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LE TATOUAGE, DE LA GRIFFE ORDINAIRE À LA MARQUE SUBJECTIVE Simone Wiener ERES | Essaim 2001/2 - no8 pages 35 à 49 ISSN 1287-258X Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-essaim-2001-2-page-35.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Wiener Simone, « Le tatouage, de la griffe ordinaire à la marque subjective », Essaim, 2001/2 no8, p. 35-49. DOI : 10.3917/ess.008.0035 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour ERES. © ERES. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 189.122.160.115 - 23/11/2013 16h12. © ERES Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 189.122.160.115 - 23/11/2013 16h12. © ERES

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LE TATOUAGE, DE LA GRIFFE ORDINAIRE À LA MARQUESUBJECTIVE Simone Wiener ERES | Essaim 2001/2 - no8pages 35 à 49

ISSN 1287-258X

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-essaim-2001-2-page-35.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Wiener Simone, « Le tatouage, de la griffe ordinaire à la marque subjective »,

Essaim, 2001/2 no8, p. 35-49. DOI : 10.3917/ess.008.0035

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Distribution électronique Cairn.info pour ERES.

© ERES. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites desconditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votreétablissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière quece soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur enFrance. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

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Le tatouage, de la griffe ordinaire à la marque subjective

Simone Wiener

Le tatouage est à la mode ; cette pratique du corps a même fait sonapparition dans la photographie contemporaine. De fait, il s’agit d’unretour en vogue car son usage est millénaire et s’est exercé dans des cul-tures très différentes.

Le tatouage, outre sa valeur rituelle a celle d’un atour érotique oud’une marque en forme de parure s’exerçant sur la surface du corps. Cescaractères en font un phénomène complexe que j’aborderai ici à travers sesaspects hétérogènes. Leur éclairage ouvre une réflexion sur une pratiquecomplexe du corps.

Si Lacan évoque le tatouage à plusieurs reprises, il n’en donne pas uneformulation théorique directe. Il ressort de ces différentes occurrences queje reprendrai dans mon développement, que le tatouage est une trace réellesur le corps qui se situe dans un entrecroisement entre les registres symbo-lique et imaginaire.

La dimension imaginaire, érotique du tatouage est liée à son aspectvisible sur la peau qui convoque le regard. J’évoquerai le tatouage au Japonà travers une nouvelle qui fait cas de la métamorphose produite par l’ex-périence érotique d’un acte de tatouage.

Un fragment issu de la clinique m’amènera à la complexité de l’articu-lation réel symbolique du tatouage, dans sa valeur d’insigne, voire de bla-son corporel. C’est cette histoire clinique qui m’a conduite à faire cetterecherche sur le tatouage. La gravure sur le corps peut-elle constituer uneincorporation, celle d’un trait qui pourrait identifier un sujet ?

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Définition et extensions du tatouage

Le terme tatouage est d’origine polynésienne ; il apparaît pour la pre-mière fois dans la littérature par les récits de voyage de James Cook, (Jour-nal d’un voyage autour du monde, 1769) : « Les Indiens de Tahiti imprimentsur leur corps des tâches qu’ils appellent tattoo 1. » Ce terme tattoo a étéconservé d’après la traduction britannique de tatau, vocable polynésiensignifiant « dessin inscrit sur la peau ». Jusque-là, c’est le mot piquer quiétait employé dans ce sens. Littré en donne la définition suivante :« Ensemble des moyens par lesquels des matières colorantes, végétales ouminérales sont introduites sous l’épiderme et à des profondeurs variables,à l’effet de produire une coloration ou des dessins apparents et presqueindélébiles. » Par extension, le tatouage désigne une atteinte de la peaulaissant des traces : les scarifications, les incisions qui déterminent uneentaille linéaire. L’effet produit est alors moins la coloration d’un motif des-siné qu’un bourrelet cicatriciel définitif. Les termes de pourpoint, stigmate,graphisme, hiéroglyphes ou empreinte sont aussi employés pour désignerun tatouage.

La multiplicité de ces termes pour désigner le tatouage renvoie en faità sa dimension plurielle. Comme hiéroglyphe, le tatouage peut se définircomme la gravure sur la peau d’un symbole imagé. Il vise à donner unattrait supplémentaire à un bout de corps qu’il érotise. Il témoigne d’unevolonté d’incarner la beauté, l’art au niveau du corps de manière durable.En tant qu’empreinte, son caractère quasi indélébile qui le différencie dudessin sur la peau, tend à lui conférer la consistance d’une archive, d’unemémoire cicatricielle. En tant que stigmate, marque initiatique ou totem, ilconstitue une tentative de symbolisation par la chair.

Cependant le fait qu’il ne soit pas effaçable puisqu’il est greffé sousl’épiderme, lui confère une temporalité particulière. Il reste identique à lui-même sur un corps qui subit les modifications du temps. Sa durée de vie,sa longévité dépend de celui qui en est le porteur. Il ne survit pas à la mortdu corps.

Dessiner une image, écrire un mot a trait au langage humain. Mais au-delà de son caractère d’expression, le tatouage, souvent à travers des phénomènes de mode, fonctionne comme un signe extérieur de reconnais-sance qui constitue une marque identitaire. L’engouement pour cette pra-

1. W. Caruchet, Le Tatouage ou le corps sans honte, Seguier, p. 8.

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tique peut aussi en faire un lieu privilégié de fiction sociale et donner ainsison enveloppe formelle au symptôme.

La question de l’auteur du tatouage, s’il est volontaire ou imposé,indique les limites de cette pratique et m’amène à évoquer une page ter-rible de l’histoire contemporaine. Les nazis tatouaient les déportés poureffacer les noms propres, les identités de leurs victimes. Ils les réduisaientà des numéros pour les inclure dans les comptes qu’ils exerçaient dans leurentreprise d’extermination. Ces marques de barbarie relèvent plus de labestialité que de l’humanité. De fait, le tatouage présentifie une activitéhumaine qui va du simple trait comme marque d’appartenance la plusrudimentaire à l’expression d’une singularité qui peut fonctionner commebord identificatoire, mais il faut rappeler qu’il a pu être utilisé dans uncontexte où tout a été fait pour réduire l’homme à ce qu’il n’est pas.

Le tatouage comme métaphore et métonymie

Lacan évoque à quatre reprises la question du tatouage de façon plusou moins directe. Il l’envisage comme une marque ou un trait pris dans letissu des relations symboliques mais aussi dans sa dimension érotique.C’est ainsi qu’en 1964, dans Les Quatre Concepts fondamentaux de la psycha-nalyse, il le cite en exemple d’incarnation réelle de la libido dans le corps.Voici comment il l’énonce : « Mais d’être irréel cela n’empêche pas unorgane de s’incarner. Je vous en donne tout de suite la matérialisation. Unedes formes les plus antiques à incarner dans le corps cet organe irréel, c’estle tatouage, la scarification. L’entaille a bel et bien la fonction d’être pourl’Autre d’y situer le sujet, marquant sa place dans le champ des relationsdu groupe, entre chacun et tous les autres. Et, en même temps, elle a defaçon évidente une fonction érotique, que tous ceux qui en ont approché laréalité ont perçue 2. »

De cette phrase, se dégage la complexité formelle du tatouage entrel’incarnation réelle sur la chair qui se saisit au plus pur dans ces cicatrices,traces d’un événement accidentel ou taches de naissance sur la peau, savaleur signifiante et celle du signe érotique. Pour une même pratique d’ins-cription corporelle, s’entrecroisent donc des dimensions borroméennes dif-férentes. Ainsi, le tatouage se présente comme du signifiant puisque,comme l’entaille, il situe un sujet dans le réseau des relations à l’Autre.

2. J. Lacan, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, séance du 27 mai 1964, Paris, LeSeuil, p. 187.

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Mais comme forme ancienne d’incarnation de la libido comme organe, il a une fonction érotique évidente dans une monstration, unvoilement/dévoilement. Le tatouage se donne à voir, il s’expose au regard.En se détachant comme figure sur la surface du corps, il met en évidenceson dévoilement, sa nudité tout en la masquant.

Il constitue aussi une source de jouissance de l’œil sur la peau. La peaucomme enveloppe corporelle reflétée dans le miroir est une source de jouis-sance particulièrement autour de ses découpes (bouche…) et de sescondensations (grains de beauté, taches, tatouages).

Déclinaison du tatouage comme pulsion

L’érotique du tatouage réside dans la phallicisation de la zone tatouéemais peut aussi s’instaurer à travers l’acte du tatouage et la relationtatoueur/tatoué. L’économie pulsionnelle de cette pratique est essentielle-ment masochique. À l’adolescence, les tatouages sont plus prisés qu’àd’autres périodes de la vie. À cette période de passage marquée par l’ini-tiation et la rencontre du sexuel, cette pratique corporelle vient traduire lelien compliqué au corps, à l’objet. Il s’agit de « se faire faire » une marque,une entaille par un tiers sur le corps. C’est ce terme « se faire » qui spécifiele troisième temps de la pulsion, de son bouclage : tatouer, être tatoué, sefaire tatouer. En tant que geste d’affranchissement vis-à-vis des ascendants,l’acte de « se faire tatouer » manifeste le désir de porter atteinte au corps dela dette, au corps inentamé donné par la mère. Dans cette perspective, ilpeut aussi constituer un substitut d’acte sexuel : se faire pénétrer par l’ai-guille du tatoueur. (L’aspect de transgression de l’intégrité corporelle peutégalement s’adresser au dieu biblique en réponse à l’affirmation :« L’homme est à l’image de Dieu 3. »)

Tanizaki et le tatouage au Japon

Au Japon, le tatouage est peu empreint de signification métaphysiqueou mystique. Il a valeur d’ornement du corps et il fait lien social. L’image,

3. Cette dimension transgressive du tatouage se retrouve dans sa proscription par les textes sacrésdes religions monothéistes. Ainsi Le Lévitique : « Vous ne vous ferez pas d’incisions dans le corpspour un mort et vous ne vous ferez pas de tatouages » 19, 28. C’est de façon consécutive à cesinterdits que le tatouage devient un geste individuel non dénué de contestation de l’ordre établiet ou l’appartenance à un groupe marginal.

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la métaphore prévalent. Ainsi, il constitue un signe de reconnaissance etd’appartenance à un groupe donné. Il reste un art mineur d’origine plé-béienne, maudit, proscrit exprimant une contestation sociale de l’ordre éta-bli 4.

Par le tatouage, un lien s’instaure entre le corps et l’art et ainsi se faitun passage du corps anatomique au corps symbolique. Investi de fan-tasme, le corps devient une figure de cette transformation. Au départementd’anatomie de la faculté de médecine de Tokyo, se trouve une centaine depeaux humaines tatouées, collectionnées et conservées par le docteurFukushi 5 et qui persistent au-delà de la mort du sujet… et de sa peau.

À la différence de la Chine et de l’Occident, le tatouage au Japoncélèbre plus la maîtrise technique des artistes artisans que l’élaborationsophistiquée du message véhiculée par les œuvres. La gravure sur le corpsse donne à voir en exemple de la virtuosité du tatoueur. La ténacité et larésistance à la douleur comptent plus que le message symbolique du dessin.

La nouvelle

En 1910, dans la revue Shinshicho, Junichiro Tanizaki (1886-1965)publie une nouvelle intitulée Le Tatouage 6, traduite en français en 1963pour la NRF. Ce texte empreint d’imaginaire fait cas de la pratique dutatouage dans son aspect d’initiation érotique et cruelle. Il illustre un aspectessentiel de la gravure sur la peau au Japon, celui d’un signe d’identifica-tion à un corps professionnel (la tarentule comme symbole de la prostitu-tion). Ce récit court, resserré, se situe sous l’ancien régime à l’époque duvieil Edo. C’est une sorte de fable aux limites du fantastique qui utilise desdonnées historiques précises sur la pratique du tatouage.

Du récit lui-même, je rappellerai les éléments qui me paraissent struc-turaux. Donc, à cette époque où la douceur de vivre était encore une valeurdominante, un jeune tatoueur du nom de Seikichi doit son succès à la sin-gularité de ses compositions et à la souplesse de son tracé sur la peau. C’estun ancien producteur d’estampes, déchu au rang de tatoueur. Mais il gardede cette pratique la conscience scrupuleuse et l’aiguë sensibilité. Il n’acceptepas de tatouer toutes les peaux, c’est lui qui choisit ses clients ainsi que le

4. Cf. le livre de Philippe Pons, Peau de Brocard, Le corps tatoué au Japon, Paris, Le Seuil, 2000, page 10.5. Ibid., page 118.6. J. Tanizaki, Œuvres, traduction M. Mécréant, tome 1, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », 1966.

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motif et le prix de leurs tatouages. La réalisation des tatouages peut durerun ou deux mois et la douleur infligée par les aiguilles peut devenir unvéritable supplice. L’accent est mis sur la cruauté du maître tatoueur quiavait une prédilection pour deux techniques particulièrement doulou-reuses, le tatouage à coloris dégradés et le tatouage au cinabre.

Pourtant Seikichi ne se trouve pas comblé par son œuvre. Il caressedepuis plusieurs années, un rêve non réalisé, celui de trouver une femmeexceptionnelle, sur laquelle il pourrait instiller toute son âme. La pointeextrême de la tension qui l’anime est de produire, à travers le tatouage, unacte sexuel qui serait parfaitement réussi.

Un soir, il rencontre cette femme : c’est son pied nu qu’il aperçoitd’abord, dépassant d’un palanquin. Seikichi cherche à apercevoir le visagede cette jeune fille mais celle-ci s’éloigne, et bien qu’il tente de la rattraper,elle se dérobe à sa vue.

L’année s’écoule et l’attirance qu’il éprouve pour elle s’est muée enpassion violente. Il retrouve la jeune fille alors qu’elle vient le voir, adres-sée par une geisha qu’il fréquente, et dont elle est l’élève. La geishas’adresse à lui pour qu’il peigne un motif sur la doublure de son surtout.

À partir de là, se précipite le nœud du récit. Il tient à la transformation,au sens plein du terme, de la jeune fille sous l’aiguille du tatoueur. Voyonsmaintenant la structure qui affecte le scénario de cette nouvelle. Dans unpremier temps, le tatoueur ouvre pour la jeune fille l’espace précis desidentifications auxquelles elle est destinée. Il entraîne la jeune fille versdeux peintures sur rouleaux. Le premier représente Baosi, la favorite deZhou, célèbre empereur chinois. La figure de cette princesse est paradig-matique de la beauté dans sa face désirable et cruelle. La jeune fille en laregardant, est troublée et se met à lui ressembler étrangement : « C’est bienton âme qui se reflète dans ce tableau » lui dit Seikichi. Le second rouleaua un titre : la fumure. On y voit une femme fatale entourée d’un monceaude cadavres d’hommes gisants à ses pieds. La jeune fille se reconnaît dansles représentations de ces tableaux tout en les refusant. Pour échapper àcette semblance, elle supplie le tatoueur de la laisser s’en aller. Seikichi l’en-traîne alors et l’endort malgré elle.

L’autre face du scénario est constitué par l’acte, celui du tatoueur quiaprès avoir endormi la jeune fille pare son épiderme des couleurs de son amour.Durant une nuit et un jour entier, il lui tatoue sur le dos une tarentule en yinstillant tout son art et toute sa substance. Au Japon l’araignée est associéeà la prostitution.

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Au réveil de la jeune fille, le maître, qui en est passionné, prend pitiéde la douleur causée par la blessure du tatouage. Seikichi, le cruel, setrouve avoir perdu dans l’affaire sa cruauté. Elle, au contraire échappe àson regard et au réconfort qu’il veut lui apporter. Elle n’accepte de se mon-trer à lui que dans sa sublime beauté de femme fatale, qu’elle est devenue,transformée par la tarentule qu’il lui a tatouée sur le dos. Il lui fait cadeaudu tatouage et des peintures sur rouleaux. Il lui demande à voir une der-nière fois son tatouage. Avant de le quitter, elle se dénude et lui montre sondos éblouissant, illuminé de soleil. De cet acte, le tatoueur sort déchu etmême déchet, puisque dans la dernière phrase du texte, il n’est plus ques-tion de lui que comme débris de regard, ébloui qu’il est par le soleil quiillumine l’araignée. Le texte s’achève sur cet écart entre la jeune femmetatouée devenue cruelle et le tatoueur qui, lui, se trouve dépris, dépossédé delui-même.

Transfiguration érotique

Le parcours de Seikichi le tatoueur passe par plusieurs étapes d’unmouvement vers l’idéal, vers la brillance phallique qui s’engage d’abordpar un désir qui va s’alimenter de l’attente et s’articuler au fantasme. Leregard va entrer en fonction avec l’apparition partielle de l’objet qui sedérobe presque aussitôt. Ensuite la voix et l’image vont se déployer à tra-vers la complexité des identifications. Ce qui fait que l’acte du tatouagequand il aura lieu sera l’aboutissement temporel de cette mise en fonctiondes différents objets.

La jeune fille au cours du récit n’est pas nommée directement. Ce n’estque lorsque le tatoueur lui montre la peinture sur rouleau, avec le portraitde Baosi favorite du roi Zhou, qu’une nomination a lieu. Cependant seull’acte du tatouage pourra lui permettre d’endosser cette figure.

Chaque partenaire sort métamorphosé de cette expérience detatouage. Le tatoueur est rendu vulnérable par la passion qui le rend sen-sible à la douleur et surtout dépassé, excédé, dépossédé par sa propre pro-duction. Seikichi perd la maîtrise de son désir devenu passion, et c’est cequi le déchoit de sa position cruelle ; il devient déchet, fumure comme lenote le texte. La jeune geisha, quant à elle, devient la face triomphante etilluminée de l’objet a, celle qui recèle l’objet du désir, la femme fatale avecà ses pieds, gisants, un monceau d’hommes. La tarentule qui est tatouéesur son dos l’inscrit au registre de la prostitution. Entre eux, il n’y a jamais

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de rencontre et tout l’acte tient à la pointe d’une aiguille qui transfigure labelle endormie.

Dans ce récit, la rencontre est toujours décalée, l’acte sexuel complète-ment exclu. L’érotisme se déploie à travers la temporalité toujours différéedes jeux de regards croisés, de pieds vus et perdus, de tableaux montrantl’inavouable, et atteint son apogée avec l’aiguille finale du tatoueur sur lapeau de la jeune fille. Le tatoueur endort la jeune fille, au moment de l’acte.La douleur ne l’atteint pas, elle est complètement livrée, offerte passive-ment au maître tatoueur et c’est lui qui jouit. Il y a une certaine proximitéentre l’endormissement et la mort. Mais quand elle se réveille, elle estdevenue une femme fatale et c’est elle qui se fait la cause du lien del’amour à la mort. Le tatouage présentifie alors quelque chose de la vio-lence de l’image, comme si celui qui le regarde ne pouvait s’y dérober.

De l’imaginaire au Symbolique

Dans la séance du 26 mars du séminaire Les formations de l’inconscient(1958), Lacan cite le tatouage cette fois comme exemple de marque, de tracequi articule le désir à la castration à l’endroit d’un nouage du symbolique

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au réel. Pour que le désir arrive à maturité, il faut que le phallus soit mar-qué de quelque chose qui fait qu’il n’est maintenu, conservé que pourautant qu’il a été traversé par la menace de castration. Lacan met letatouage sur le même plan que la circoncision. Cette dernière symbolise lacastration d’en passer par la perte d’un bout de corps, ici justement auniveau du pénis.

L’aspect sacrificiel de ces pratiques a une valeur rituelle parce qu’ilentre dans un ensemble plus large de significations religieuses : « N’ou-blions pas jusque-là les signes, les incarnations religieuses par exemple oùnous reconnaissons ce complexe de castration. La circoncision par exemplepour l’appeler par son nom ou encore telle ou telle forme d’inscription, demarque dans les rites de puberté, de tatouage, de tout ce qui produit lesmarques, imprime sur le sujet, en liaison avec une certaine phase qui d’unefaçon non ambiguë, se présente comme une phase d’accession à un certainniveau à un certain étage de désir. Tout cela se présente toujours commemarque et impression 7. »

Le tatouage dans sa valeur de signe religieux est la marque au plansymbolique, du lien structural du désir à la loi. C’est dans cette perspectivede support, de marque que réside sa valeur d’assomption de la castration.Ce lien entre marque et désir à mesure que le sujet s’y incarne, va devenirde plus en plus énigmatique et bientôt presque totalement éludé.

À la jouissance qui s’associe à l’acte, il y celle à laquelle le tatouagecomme marque rituelle permet de renoncer.

Le trait unaire comme tatouage

Lacan évoquera le tatouage à deux reprises, en connexion avec le traitunaire comme illustration de ce dernier. Lors de la première occurrence, ilen parle pour préciser la consistance de ce trait, dans Les Quatre Conceptsfondamentaux de la psychanalyse : « Le trait unaire, le sujet lui-même s’enrepère et d’abord il se marque comme tatouage, premier des signifiants.Quand ce signifiant cet un, est institué le compte c’est un un. C’est auniveau non pas de l’un, mais du un un, au niveau du compte que le sujet aà se situer comme tel 8. »

7. J. Lacan, Les Formations de l’Inconscient, séance du 26 mars 1958, Paris, Le Seuil.8. J. Lacan, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, séance du 22 avril 1964, Paris, Le

Seuil, p. 129.

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Le trait unaire se rapproche du tatouage dans la mesure où l’empreintede ce trait laisse une trace indélébile qui institue la structure d’un sujet.Comme une trace sur le corps, comparable à un trait dont l’inscription ini-tie un comptage s’effectuant sur un mode symbolique, le trait unaire intro-duit un registre qui est au delà de l’apparence sensible, au-delà del’imaginaire. Dans ce registre, celui du symbolique, la différence et l’iden-tité ne se fondent plus sur l’apparence. L’identité des traits tient à ce qu’ilssont lus comme des uns, quelles que soient les irrégularités de leur tracé.Quand à la différence, elle est introduite par la sériation des traits. Le traitunaire, repère symbolique soutient l’identification imaginaire. Le tatouageest là à titre d’exemple d’une marque à partir de laquelle peut s’instaurerune première identification ; celle d’un sujet, tatoué par le signifiant.

La deuxième remarque sur le tatouage en lien avec le trait unaire setrouve dans le séminaire D’un Autre à l’autre. La fonction unaire dutatouage est l’identification : « Comme rien ici par ces termes n’est désigné,que nous ne sommes au niveau d’aucune identification unaire, d’un unplacé par exemple sur votre paume à l’occasion en manière de tatouage, cequi vous identifie dans un certain contexte, c’est arrivé, que c’est un traitqui ne marque rien dont il s’agit dans chaque cas, nous ne sommes stricte-ment dans l’identité numérique, la pure différence en tant que rien ne laspécifie, l’Autre n’est l’Autre en rien, et c’est justement pour ça qu’il estl’Autre 9. »

Commettre un tatouage, se faire tatouer convoque de l’Autre commeregard, mais peut aussi constituer une tentative d’inscrire par le corps unedifférence. Cette empreinte ou cette écriture sur la peau qui s’imprime et semontre ainsi sur le corps dans son réel, produit une entame, une cicatricequi peut avoir la valeur d’un trait d’identification. Lacan parle de paumequi évoque l’empreinte digitale dont la fonction est d’identifier la singula-rité d’un sujet, reconnue comme unique et différent de tous les autres.

L’image du corps est donnée au sujet par l’expérience du miroir maispour qu’il puisse l’endosser, se l’approprier, il faut que le trait unaire entreen jeu. Cela nécessite que soit saisi au champ de l’Autre, un signe, unassentiment qui viendra authentifier l’image du sujet et fonctionnercomme trait d’identification. Dans cette perspective, l’accent est mis sur letatouage comme tentative d’élever un bout de corps au rang de signifiant.

9. J. Lacan, D’un Autre à l’autre, séance du 11 juin 1969, séminaire inédit.

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Mademoiselle R.

Le fragment clinique que je vais évoquer, donne au tatouage la fonc-tion de trace corporelle d’une histoire généalogique non transmise. Unbout de corps en vient à incarner des liens qui n’ont pas été symbolisés.

C’est une jeune patiente, adepte du tatouage à un moment de sa vie,qui a suscité chez moi cette réflexion autour des questions cliniques queposait son lien au tatouage. Au fil de cette cure, j’ai été amenée à m’inté-resser à cette pratique et progressivement à faire un travail d’écriture. Cedernier a dépassé la transcription comme si par un jeu subtil du transfert,j’avais été mise à l’écrit dans un mouvement qui était celui d’écrire ce quipour elle ne pouvait pas s’écrire mais qui dépassait aussi cette dimension.Ce travail s’est mis à vivre sa vie indépendamment de celle qui l’a suscitétout en lui restant proche par le tissage transférentiel.

Quand Melle R. est venue à l’analyse, le tatouage était très présent pourelle, dans la mesure où elle voulait devenir tatoueuse ; elle attendait à ceteffet, du matériel d’Amérique. Au cours de son analyse, elle s’est faittatouer à plusieurs reprises. Mais les liens discursifs entre sa parole et lestatouages ont évolués au cours du temps. Au début, elle n’en parlait quede façon allusive. Par la suite, elle en disait plus et à certains moments il luia suffi d’en parler…

À côté de cela, elle s’est mise progressivement à dessiner et à sculpter.Elle interrogeait la question de la durée de vie d’un dessin fait aux feutres.Était-ce indélébile ? Quand son activité artistique s’est étoffée, elle s’estmise peu à peu à travailler avec d’autres. Et lorsque d’autres l’ont qualifiéed’artiste, la désignation sous ce signifiant a été très importante pour elle.Elle a eu un effet de nomination ; c’est devenu le métier qu’elle exerceactuellement.

Cette jeune femme a avec son corps une relation complexe qui se posede façon particulière. Elle ne peut l’endosser comme un espace familier etcohérent mais elle le ressent comme un lieu de sensations étrangères. Il apour elle une consistance floue du fait de l’imprécision de ses limites.Ainsi, il lui est difficile de le concevoir comme une surface achevée et uni-fiée par des contours précis. Elle se plaint de se sentir vide et ne peut rem-plir ou border ce vide par des mots, des idéaux, etc. À certains moments,ses angoisses l’ont amenée à des actes d’automutilation. Elle se coupait ouse lacérait les bras dans un mouvement qui semblait indiquer que seul soncorps pouvait endosser sa souffrance.

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Tatouer le blason de famille

Le premier tatouage que Melle R. s’est fait faire, se situait sur l’intérieurdu coude. Elle dit qu’il représente une attache à sa grand-mère paternelle.

Je ne sais pas d’où je viens, je n’y ai aucun accès. Cette façon d’énoncer leschoses se rapporte en partie à l’origine disparate de sa famille paternelle, àquelque chose de dissocié entre ce qui la nomme et ce qui l’origine. Eneffet, les grands-parents paternels sont arméniens et ils parlaient entre euxune langue qu’elle n’a jamais pu véritablement identifier, hésitant entreplusieurs langues dont le turc et l’iranien. Son père, probablement parceque lui-même n’y avait pas accès, ne l’a jamais vraiment intégré dans l’his-toire de sa famille qui s’inscrit dans le destin du peuple arménien. Cethomme, malgré le fait qu’il soit lettré et que la profession qu’il exerce soiten rapport avec l’écriture, n’a pu transmettre à sa fille, la part d’héritagesymbolique se rapportant à ses origines. Du côté de sa mère française, cetteculture étrangère ne signifiait rien, ne produisait aucun écho et elle n’y fai-sait jamais référence. C’est à partir de ce contexte que se produit pour elleune véritable déchirure, lorsqu’à l’âge de 12 ans, cette grand-mère qu’elleaffectionnait, est décédée brutalement, décès suivi rapidement par celui dugrand-père.

C’est que ces disparitions ont eu un effet de coupure avec la lignée deses ascendants paternels. Tant que les grands-parents étaient vivants, celalui ouvrait la possibilité d’entendre, d’écouter leur langue qui lui étaitinconnue mais familière. L’articulation de cette langue constituait un accèsà la voix, aux sons de son origine. La voix comme perdue n’est jamais aussiproche à cet égard, de l’objet a. L’existence réelle de ses grands-parents, autravers de ce trait particulier de leur langue bizarre, étrangère qu’elle pou-vait entendre, stigmatisait quelque chose de l’histoire de sa famille etgarantissait pour elle un espace d’énigme ayant la valeur structurale d’unmanque. Or, à la mort des grands-parents, cette langue inconnue n’est plusparlée, plus articulée ; elle devient en quelque sorte une langue morte. Entout cas, elle ne lui donne plus accès à l’étrangeté de son nom et de son ori-gine comme coupure d’avec la mère. C’est ainsi que la présence, la voix deses grands-parents qui constituaient pour elle un espace d’interrogation,qui tissait sa filiation, n’est plus là pour assurer en creux, les conditionsd’un fonctionnement symbolique. Par exemple, elle ne comprenait paspourquoi elle portait un nom étranger et de quelle origine il provenait. Lamort des grands-parents a eu comme effet de rompre les derniers liensfamiliaux qui la nommaient et l’enserraient dans cette lignée.

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Continuité ou contiguïté

Juste après sa mort, elle subtilise une bague de sa grand-mère qui avaitété fabriquée par le grand-père, orfèvre de profession. Cet objet saturé deprésence familiale, à qui exactement le dérobait-elle, aux grands-parents,aux héritiers ? Il est difficile de le savoir. En tout cas, dès lors, elle ne s’ensépare plus et la porte soit cousue dans une pochette qui ne quitte pas soncorps, soit au cou, soit à la main. Ainsi, cette bague qui « a touché » sagrand-mère, elle s’y unit dans une relation d’une grande proximité commes’il s’agissait d’un bout de corps de la grand-mère ainsi qu’un vestige dugrand-père. Cet objet ne tient pas lieu uniquement de substitution signi-fiante des grands-parents, il constitue une mémoire corporelle. La conti-nuité par contiguïté, qu’elle cherche à établir entre elle et ce bijou tend àindiquer que la fonction de la métaphore ferait défaut pour elle. Ce collagepréfigure la fonction que va prendre, pour elle, le tatouage.

Mais le geste d’appropriation de la bague à l’abri du regard des autresne suffit pas à donner une sépulture à la grand-mère. C’est dans cette pers-pective que le premier tatouage qu’elle s’est fait faire sur l’avant-bras quifigure des bagues entrelacées et dont elle dit qu’il représente la grand-mère,a incarné corporellement ce qui ne pouvait pas tenir lieu de souvenir. C’està cet endroit que le tatouage va remplir la fonction de réaliser, de corporéi-ser un insigne de l’histoire paternelle. La mort de la grand-mère constitueune perte, qui ne peut se traduire en manque pour sa petite-fille. Le pas-sage par le réel du corps, par l’entaille charnelle du tatouage va pouvoirinscrire cette perte. La grand-mère pourra lui manquer lorsque cetteabsence aura donné lieu à une figuration. La gravure sur le corps, en repré-sentant de façon sous-jacente la grand-mère, devient la trace de la perte decette référence. Le tatouage par l’acte d’inscription dont il procède aurapermis qu’une marque s’instaure et opère, comme la cicatrice d’une bles-sure dont on ne connaît pas la nature.

Si l’enjeu du tatouage s’est situé dans la découpe symbolisante qu’il aopérée sur la surface du corps, la figuration qu’il promeut, par sa mons-tration, donne lieu et ouvre à ce qui s’y élide : le mot ou la chose par exemple,mais aussi l’aiguille du tatoueur.

Marque subjective

Pour Melle R. le tatouage donne lieu à l’Autre sur la surface du corps etouvre à un inédit. En se tatouant, elle nomme quelque chose de privé, de

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subjectif qu’elle s’approprie comme son histoire et qui la différencie desautres. On peut se poser la question : pourquoi doit-elle en passer par letatouage du corps ? Ce geste est-il de l’ordre de la dette qui ne peut sepayer que par une perte corporelle, livre de chair évoquée par Lacan à pro-pos de l’objet petit a ? Ce bout de corps perdu, sacrifié sur l’autel du désirnous ramène à la marque, tribut payé à la castration pour accéder au fan-tasme. Le tatouage peut constituer une coupure d’avec la jouissance cor-porelle initiale. En faisant de son corps un espace d’énonciation, enl’utilisant comme un lieu où une trace vient signifier une absence, letatouage a eu pour elle la fonction d’un signifiant unaire. Entaille qui sym-bolise la trace d’un effacement, meurtre de la chose, signifiant pour unautre signifiant. Par ce tatouage, un point de l’histoire de Melle R. a pu seréaliser par une sorte de hiéroglyphe piqué sur le corps. Cette marquen’est-elle pas de l’ordre d’un trait qui l’identifierait comme sujet ?

En conclusion

Dans le cas de la nouvelle de Tanizaki, le tatouage est le symbole d’uneprofession sexuelle ; il reste de l’ordre du signe car il indique l’apparte-nance du sujet à telle ou telle confrérie. Il scelle l’identification de cettefemme à ce groupe sous le trait de cruauté symbolisé par l’image de latarentule. Cela met en évidence la fonction habituelle du tatouage commesigne et parure produisant une identification imaginaire. Par contre, dansle cas de Melle R., le tatouage inscrit un deuil qui identifie le sujet au termed’entrelacées. Le tatouage, quand il a eu lieu, révèle pour l’Autre un traitinédit jusque-là. Dans cette situation d’identification d’un sujet, le tatouageproduit alors une identification symbolique. Cette identification prendcorps sous l’effet corporel et le bout de corps réel qui s’y prête comme sup-port paraît proche de la lettre au sens lacanien.

Or le tatouage dans cette version symbolisante dépasse le symptômehystérique avec sa monstration du corps, son refoulement et ses réminis-cences. L’oubli s’y trouve là définitif de procéder d’une symbolisation. Celapeut aussi être le cas lorsque le refoulement est réussi, mais aussi dans lacure analytique qui peut permettre d’en lâcher, c’est-à-dire de ne pasoublier d’oublier…

Ainsi une fonction paradoxale du tatouage serait de permettre l’oubli.Ce serait une situation assez proche de celle qu’évoque Platon dans un pas-sage célèbre du Phèdre. Non seulement l’écriture est impuissante contrel’oubli, mais elle en est elle-même la cause. Ainsi, à Theuth qui lui apporte

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les lettres qu’il vient juste d’inventer comme « médecine pour lamémoire », le roi Thamus répond : « Tu as dit exactement le contraire de cequ’elles font en réalité. Elles provoqueront l’oubli chez ceux qui les aurontapprises, car ils ne prendront plus soin de leur mémoire et, faisantconfiance à l’écriture, ils se souviendront des choses par des signes exté-rieurs et étrangers, et non de l’intérieur 10. »

10. Platon, Phèdre, 275 a.

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