le récit des origines dans la `` estoria de españa '' d
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Le reacutecit des origines dans la ldquo Estoria de Espantildea rdquodrsquoAlphonse X le Sage (1252-1284)
Soizic Escurignan
To cite this versionSoizic Escurignan Le reacutecit des origines dans la ldquo Estoria de Espantildea rdquo drsquoAlphonse X le Sage (1252-1284)Litteacuteratures Universiteacute Michel de Montaigne - Bordeaux III 2019 Franccedilais NNT 2019BOR30030tel-02632500
Universiteacute Bordeaux Montaigne
Eacutecole Doctorale Montaigne Humaniteacutes (ED 480)
Laboratoire de recherche AMERIBER EA 3656
EREMM Eacutequipe de Recherche sur lrsquoEspagne Meacutedieacutevale et Moderne
THEgraveSE DE DOCTORAT
Discipline Eacutetudes ibeacuteriques et ibeacutero-ameacutericaines
Speacutecialiteacute Espagnol
Le reacutecit des origines dans la Estoria de
Espantildea drsquoAlphonse X le Sage (1252-1284)
Preacutesenteacutee et soutenue publiquement le 23 octobre 2019 par
Soizic ESCURIGNAN
Sous la direction de
Madame Ghislaine FOURNEgraveS
Professeur des Universiteacutes Universiteacute Bordeaux Montaigne
JURY
Monsieur Elvezio Canonica Professeur agrave lrsquoUniversiteacute Bordeaux Montaigne
Madame Ghislaine Fournegraves Professeur agrave lrsquoUniversiteacute Bordeaux Montaigne
Monsieur Jean-Pierre Jardin Professeur agrave lrsquoUniversiteacute Paris III Sorbonne Nouvelle
Madame Corinne Menceacute-Caster Professeur agrave lrsquoUniversiteacute Paris IV Sorbonne
Madame Patricia Rochwert-Zuili Professeur agrave lrsquoUniversiteacute drsquoArtois
Agrave mon grand-pegravere Raoul Escurignan
Agrave mes aiumleux Escurignan et Brechoteau
ceux qui nrsquoont pas donneacute leur vie agrave la Grande Guerre
lrsquoont donneacutee au travail de la terre
5
Remerciements
Je remercie tout drsquoabord Madame le Professeur Ghislaine Fournegraves ma directrice de
thegravese sans qui ce travail nrsquoaurait jamais pu voir le jour Sa bienveillance sa disponibiliteacute sa
patience et ses conseils mrsquoont accompagneacutee au cours de cette longue aventure parfois
difficile mais toujours passionnante Nos nombreux eacutechanges ont fait mucircrir ma reacuteflexion et
mrsquoont permis drsquoenvisager mes recherches sous des angles diffeacuterents lorsque cela eacutetait
neacutecessaire Madame Fournegraves a souvent apporteacute un eacuteclairage de grande valeur agrave mes
questionnements Elle mrsquoa appris la rigueur et la preacutecision et sans son travail de relecture
cette thegravese aurait eacuteteacute bien diffeacuterente Elle srsquoest aussi montreacutee compreacutehensive face aux
difficulteacutes que la vie met parfois sur notre route Un grand merci
Ma gratitude va aussi agrave Madame le maicirctre de confeacuterences Marta Lacomba qui a dirigeacute
mon meacutemoire de recherche et qui la premiegravere mrsquoa fait peacuteneacutetrer dans le monde des chroniques
meacutedieacutevales
Je remercie AMERIBER et particuliegraverement lrsquoEREMM lrsquoeacutequipe de recherche sur
lrsquoEspagne meacutedieacutevale et moderne dirigeacutee par Monsieur le professeur Elvezio Canonica Jrsquoai
tout de suite eacuteteacute inteacutegreacutee au sein du groupe et les encouragements et le soutien de ses
membres mrsquoont eacuteteacute preacutecieux
Ma reconnaissance va agrave lrsquoUniversiteacute Bordeaux Montaigne et agrave lrsquoEacutecole Doctorale
Montaigne Humaniteacutes qui ont financeacute les premiegraveres anneacutees de thegravese en mrsquooffrant un contrat
doctoral puis un poste drsquoATER Jrsquoai eacuteteacute toucheacutee par lrsquoaccueil que mrsquoont fait les membres du
deacutepartement drsquoEspagnol de lrsquoUniversiteacute Merci agrave vous
Je remercie ma famille ma megravere qui mrsquoa permis de faire des eacutetudes et de choisir ma
voie et mes grands-parents qui mrsquoont donneacute le goucirct de lrsquohistoire degraves mon plus jeune acircge Je
me sens aussi obligeacutee de mentionner une seacuterie teacuteleacuteviseacutee de qualiteacute douteuse qui mrsquoa pourtant
donneacute le goucirct du Moyen Acircge Vingt ans plus tard mon attachement agrave Robin des Bois nrsquoaura
finalement pas eacuteteacute vain
Enfin je remercie Monsieur le Maicirctre de confeacuterences HDR Charles Garcia et Madame
le Professeur Heacutelegravene Thieulin-Pardo qui ont geacuteneacutereusement accepteacute drsquoecirctre les preacute-rapporteurs
de ce travail ainsi que les Professeurs Elvezio Canonica Jean-Pierre Jardin Corinne Menceacute-
Caster et Patricia Rochwert-Zuili qui mrsquoont fait lrsquohonneur de faire partie du jury de thegravese aux
cocircteacutes de Ghislaine Fournegraves Je suis certaine que leurs remarques et conseils continueront de
faire mucircrir ma reacuteflexion
ndash
7
Sommaire
Remerciements 5
Introduction 13
Premiegravere partie ndash La Estoria de Espantildea et lrsquohistoriographie meacutedieacutevale 25
Chapitre 1 ndash Aux sources drsquoAlphonse X 27
A Lrsquohistoriographie latine (peacuteninsule Ibeacuterique) Ve-XIIe siegravecles 27
B Le tournant du XIIIe siegravecle Lucas de Tuy et Jimeacutenez de Rada 32
C Le neacuteo-gothicisme dans lrsquohistoriographie astur-leacuteonaise et castillane 35
Chapitre 2 ndash La Estoria de Espantildea eacutevolution ou rupture 42
Chapitre 3 ndash Le choix du castillan 48
Chapitre 4 ndash Statut et fonctions de la Estoria de Espantildea 56
A Statut de la Estoria de Espantildea 56
B Fonctions revendiqueacutees par la Estoria de Espantildea 60
a Conservation et transmission du savoir 60
b Dire le vrai 65
C Alphonse X est-il auctor 72
D Lrsquoabri ideacuteologique 74
Deuxiegraveme partie ndash Construction mentale et physique de lrsquoEspagne espaces
et origines mythiques 79
Chapitre 1 ndash Lrsquoespace dans la Estoria de Espantildea 83
A La preacutesentation geacuteographique 83
B Des hommes et des villes 99
8
a Les fondateurs 99
Tubal 100
Rocas roi de lrsquoEacuteden 103
Hercule 106
Hispan 108
Les Troyens 112
Les Carthaginois 114
Les Romains 116
b Les scheacutemas opeacuteratoires de transmission mythique 119
Le lignage 119
Lrsquoonomastique 121
Lrsquoeacutecriture et lrsquoarchitecture 124
C Du passeacute lointain au XIIIe siegravecle 131
a Les fondations mythiques et Alphonse X 132
b Le symbolisme de Tolegravede siegravege du pouvoir civil et du pouvoir eacutepiscopal 137
Les Conciles de Tolegravede 138
La primatie 139
Chapitre 2 ndash La Estoria de Espantildea un mythe de creacuteation 149
A Les couples fondateurs 151
a Les modegraveles bibliques et antiques 151
b Pelayo et Alphonse Ier 153
B La terre promise 159
C La descendance promise 167
a Les Ceacutetubales 167
b Hercule et Hispan 168
c Seacutecheresse et recreacuteation 169
d Pelayo et Alphonse Ier 172
9
D Le motif folklorique 176
Chapitre 3 ndash Chute(s) et temps cyclique 180
A La faute 180
a La dynamique politique (IXe ndash XIIe siegravecles) 181
b Contamination litteacuteraire et modification des enjeux politiques (XIIe -
XIIIe siegravecle) 188
c La faute dans la Estoria de Espantildea 189
d Quel coupable 202
B Le providentialisme du chacirctiment divin au Salut 204
C Le temps cyclique 210
Troisiegraveme partie ndash La figure royale 219
Chapitre 1 ndash La construction de lrsquoexemplariteacute royale 223
A Le guerrier 223
a De grands guerriers 224
b Lrsquohonneur et le courage 225
c Les tacticiens 227
d La paix et lrsquoamour 228
e La guerre juste 233
B Le juste et le justicier 237
a Proteacuteger le royaume 237
b La geacuteneacuterositeacute 239
c Lrsquoordre et la paix 241
C Le champion de la Chreacutetienteacute 243
a Les empereurs romains 243
b Les rois wisigoths 245
c Le clergeacute wisigoth 250
10
D Le sage 255
a Sagesse et vertus cardinales 255
b Sagesse et fortitudo 257
c Sagesse et eacutemancipation 261
d La sagesse royale 265
Chapitre 2 ndash Contre-modegraveles une exemplariteacute agrave rebours 275
A Les vices charnels 275
B La cruauteacute 279
C La convoitise et la prodigaliteacute 282
D Le peacutecheacute drsquoorgueil 285
E Les ennemis de Dieu 288
F La folie royale 290
G Les conseacutequences de lrsquoinconduite royale 297
Quatriegraveme partie ndash Identiteacute du pouvoir et pouvoir de lrsquoidentiteacute 305
Chapitre 1 ndash Le gouvernement de lrsquoEspagne 308
A Le Roi lrsquoEspagne et les nobles 309
a Les mots pour dire la noblesse 309
Alto omne 311
Omne onrado 311
Omne bueno 312
Mayoral 313
Ric omne 314
b La noblesse ideacuteale 315
c La noblesse feacutelonne 318
d La tyrannie 324
Le tyran usurpateur 325
11
Le tyran reacutegicide 330
e La guerre civile 334
f Lrsquoimage de la noblesse 339
B Le Roi lrsquoEspagne et lrsquoEacuteglise 342
a La direction de lrsquoEacuteglise 344
Lrsquoorganisation de lrsquoEacuteglise 345
Les Conciles 346
b Exemplariteacute et contre-exemplariteacute cleacutericale 351
Theacuteodiscle 351
Les reacutebellions contre Wamba 353
La perte de lrsquoEspagne 354
c Le roi pasteur 357
Reacutecaregravede et la conversion 358
Wamba et lrsquoonction 361
Pelayo et Covadonga 364
C Le Roi et lrsquoEspagne 369
a Le roi leacutegislateur 369
b Le roi face agrave ses sujets 370
c Le concept de naturaleza 372
d Le roi et la terre 375
e Vers une deacutefinition du royaume-Espagne 377
Espanna 378
Espannoles 379
Chapitre 2 ndash Quelle meacutemoire pour lrsquoEspagne 382
A Analyse quantitative 382
a Le De Rebus Hispaniae 382
b La Estoria de Espantildea 386
12
B Analyse qualitative 390
a Isidore de Seacuteville et Rodrigue Jimeacutenez de Rada 390
b La Estoria de Espantildea 394
Les Grecs 396
Les Romains 398
Les Wisigoths 406
C Les Espagnols descendent-ils des Goths ou des Romains 407
Conclusions 417
Bibliographie 431
13
Introduction
En 711 la deacutefaite du roi wisigoth Rodrigue lors de la bataille du Guadalete marque
lrsquoeffondrement du Royaume de Tolegravede et ouvre la porte de la peacuteninsule Ibeacuterique agrave lrsquoinvasion
musulmane Dans le nord la cordillegravere Cantabrique sert de refuge agrave une poigneacutee de chreacutetiens
qui y maintiennent drsquoabord une poche de reacutesistance avant drsquoy fonder le Royaume des
Asturies Srsquoorganise alors une guerre de conquecircte des territoires domineacutes par les musulmans
territoires qui reccedilurent le nom drsquoAl-Andalus Ces conquecirctes sont sous-tendues par lrsquoideacutee que
les chreacutetiens sont les maicirctres leacutegitimes de toute la peacuteninsule et qursquoil leur incombe donc de
reprendre ce qui leur appartient afin de mener agrave bien une restauration spirituelle crsquoest-agrave-dire
chreacutetienne Crsquoest ce que nous appelons la Reconquecircte1 Bien que le verbe laquo reconquistar raquo ne
date que de 17962 le terme srsquoest aujourdrsquohui imposeacute pour deacutesigner la peacuteriode allant de la
bataille de Covadonga (721 dans la Estoria de Espantildea) jusqursquoagrave la prise de Grenade en 1492
ainsi que le processus de formation et drsquoexpansion des royaumes chreacutetiens
La reconquecircte territoriale a reacuteellement pris de lrsquoampleur au milieu du XIe siegravecle avec la
deacutefinitive disparition du Califat de Cordoue agrave la suite drsquoune guerre civile En 1085 la prise de
Tolegravede lrsquoancienne capitale des Wisigoths par Alphonse VI (roi du Leoacuten de 1065 agrave 1109 et
roi de Castille de 1072 agrave 1109) est un symbole de ce processus Degraves lors les chreacutetiens ne
cessent de progresser mecircme si leur avanceacutee est parfois freineacutee particuliegraverement par les
1 Au sujet de la Reconquecircte voir Julio VALDEOacuteN BARUQUE La Reconquista El concepto de Espantildea unidad
y diversidad Madrid Espasa-Calpe 2006 Adeline RUCQUOI Histoire meacutedieacutevale de la Peacuteninsule ibeacuterique
Paris Seuil 1993 Denis MENJOT Les Espagnes meacutedieacutevales 409-1474 Paris Hachette 2009 Manuel
GONZAacuteLEZ JIMEacuteNEZ laquo Sobre la ideologiacutea de la Reconquista realidades y toacutepicos raquo in Joseacute Ignacio de la
IGLESIA DUARTE et Joseacute Luis MARTIacuteN RODRIacuteGUEZ (eacuted) Memoria mito y realidad en la historia
medieval XIII Semana de estudios medievales Naacutejera 2002 Logrontildeo Instituto de Estudios Riojanos 2003
p 151-170 Jorge LOacutePEZ QUIROGA laquo El ldquomito-motorrdquo de la Reconquista como proceso de etnogeacutenesis socio-
poliacutetica raquo in Thomas DESWARTE et Philippe SEacuteNAC (eacuted) Guerre pouvoirs et ideacuteologies dans lEspagne
chreacutetienne aux alentours de lan mil actes du colloque international organiseacute par le Centre dEacutetudes
Supeacuterieures de Civilisation Meacutedieacutevale Poitiers-Angoulecircme (26 27 et 28 septembre 2002) Brepols 2005 p113-
122 ou encore Justo PEacuteREZ DE URBEL et Ricardo del ARCO Y GARAY laquo Espantildea cristiana Comienzo de la
reconquista (711-1038) raquo in Ramoacuten MENEacuteNDEZ PIDAL (eacuted) Historia de Espantildea 6 Madrid Espasa-Calpe
1956 2 Joseph ORTIZ Y SANZ Compendio cronoloacutegico de la Historia de Espantildea desde los tiempos maacutes remotos
hasta nuestros diacuteas 2 Madrid Imprenta Real 1796 p 192 citeacute par Gaeumll LE MORVAN Le mythe neacuteo-
wisigothique dans la culture historique de lrsquoEspagne meacutedieacutevale (XIIe-XIIIe siegravecles) thegravese de doctorat reacutealiseacutee
sous la direction de Georges Martin et soutenue en 2013 p 14 laquo se iban refugiando en las asperezas de
Asturias [hellip] La desesperacioacuten la pena de ver la patria perdida y sobre todo la Religioacuten y favores del cielo
los animoacute a pensar no solo en defenderse sino tambieacuten en reconquistar la patria de mano del enemigo raquo
14
Almoravides arriveacutes dans la peacuteninsule Ibeacuterique en 1086 et les Almohades arriveacutes en 1147
En 1212 une coalition meneacutee par les rois de Castille drsquoAragon et de Navarre remporte une
victoire deacutecisive lors de la bataille des Navas de Tolosa qui affaiblit consideacuterablement les
Almohades et relance la Reconquecircte Ferdinand III (roi de Castille de 1217 agrave 1252 et roi du
Leoacuten de 1230 agrave 1252) pegravere drsquoAlphonse X srsquoempare ainsi de la valleacutee du Guadalquivir
(Cordoue est reprise en 1236 Jaeacuten en 1246 et Seacuteville en 1248)
LorsqursquoAlphonse X (1252-1284)3 monte sur le trocircne de Castille et Leoacuten en 1252 il
heacuterite des deux royaumes deacutefinitivement reacuteunifieacutes et consideacuterablement agrandis par son pegravere
Il se retrouve ainsi agrave la tecircte du seul royaume qui dispose encore de frontiegraveres avec Al-Andalus
deacutesormais reacuteduit agrave une eacutetroite bande de terre Alphonse X est ainsi le seul protagoniste
chreacutetien de la Reconquecircte dans la seconde moitieacute du XIIIe siegravecle Ferdinand III lui laisse un
royaume en paix mais les deacutefis qui srsquooffrent agrave lui nrsquoen sont pas moins nombreux Il doit en
effet faire face agrave une situation eacuteconomique deacutesastreuse en raison drsquoune inflation galopante Il
doit aussi organiser le difficile repeuplement des importants territoires reacutecemment conquis et
reacutealiser lrsquouniteacute des royaumes et des territoires nouvellement incorporeacutes agrave la couronne de
Castille4 De plus agrave partir de 1256 et ce pendant dix-neuf ans il tente de se faire eacutelire
empereur du Saint-Empire Romain en se fondant sur son lignage maternel sa megravere Beacuteatrice
de Souabe est en effet apparenteacutee agrave Freacutedeacuteric II Hohenstaufen empereur du Saint-Empire de
1220 agrave 1250 Le fecho del Imperio marque alors profondeacutement la politique juridique et
eacuteconomique drsquoAlphonse X5
La derniegravere deacutecennie de son regravegne voit se cristalliser tous les meacutecontentements causeacutes
par sa politique eacuteconomique et juridique qui provoque lrsquoattitude hostile agrave son eacutegard de
pratiquement toute la socieacuteteacute6 ainsi que de graves deacuteconvenues7 Drsquoabord le deacutebut des anneacutees
1270 est marqueacute par une importante reacutevolte nobiliaire Les nobles ont pourtant sensiblement
renforceacute leur pouvoir personnel gracircce aux donadiacuteos ces territoires immenses qursquoils ont reccedilus
comme reacutecompense apregraves la Reconquecircte de lrsquoAndalousie ainsi qursquoau controcircle des postes les
plus importants agrave la cour Neacuteanmoins ils exigent toujours plus exacerbant ainsi les rivaliteacutes
3 Agrave propos du regravegne drsquoAlphonse X voir Manuel GONZAacuteLEZ JIMEacuteNEZ Alfonso X 1252-1284 Palencia Ed
La Olmeda 1999 Joseph F OrsquoCALLAGHAN El rey sabio el reinado de Alfonso X de Castilla Seacuteville
Universidad de Sevilla 1999 H Salvador MARTIacuteNEZ Alfonso X el Sabio una biografiacutea Madrid Polifemo
2003 Julio VALDEOacuteN BARUQUE Alfonso X el Sabio la forja de la Espantildea moderna Madrid Temas de
hoy 2003 4 M GONZAacuteLEZ JIMEacuteNEZ op cit p 36-37 et J F OrsquoCALLAGHAN op cit p 207 5 M GONZAacuteLEZ JIMEacuteNEZ op cit p 61 6 H S MARTIacuteNEZ op cit p 317 7 Ibid p 317
15
nobiliaires agrave tel point que selon Joseph F OrsquoCallaghan la moindre faveur royale destineacutee agrave
lrsquoune ou lrsquoautre des grandes familles est aussitocirct perccedilue par les autres comme une attaque
personnelle8 Ils estiment aussi que leurs droits et privilegraveges sont bafoueacutes par les nombreux
tributs leveacutes par le Roi Sage ainsi que par sa politique drsquohomogeacuteneacuteisation juridique Ils
reacuteclament donc la baisse drastique de leurs impocircts le retour au respect de la coutume et des
juges speacuteciaux pour les hidalgos Ils refusent eacutegalement de continuer agrave servir en Italie pour le
fecho del Imperio9 Pour retrouver la paix le Roi Sage accepte de faire de nombreuses
concessions qui sont un premier frein agrave ses projets politiques et juridiques Ensuite en 1275
une premiegravere peacuteneacutetration des Meacuterinides une dynastie berbegravere venue du Maghreb deacutevaste le
sud de la peacuteninsule Ibeacuterique Au cours de la campagne qui vise agrave les repousser Ferdinand de
la Cerda (1255-1275) fils et heacuteritier du souverain trouve la mort Alphonse X tombeacute
gravement malade finit par renoncer au trocircne impeacuterial10
Toutefois lrsquoabandon de la course agrave lrsquoEmpire et les diverses concessions du Roi Sage ne
reacutesolvent rien La reacutevolte nobiliaire continue de gronder et trouve un nouveau sujet de
meacutecontentement la succession au trocircne de Castille En effet la mort de Ferdinand de la
Cerda provoque une lutte de succession entre les partisans drsquoAlphonse de la Cerda (1270-
1333) fils aicircneacute du deacutefunt infant acircgeacute de seulement cinq ans agrave la mort de son pegravere et le futur
Sanche IV (1284-1295) le fregravere de Ferdinand de la Cerda acircgeacute de dix-sept ans et heacuteros de la
campagne contre les Meacuterinides11 au cours de laquelle il a pris la place de son fregravere Ferdinand
Soutenu par la noblesse le clergeacute12 et mecircme les municipios dont Alphonse X a pourtant
consideacuterablement augmenteacute le pouvoir13 Sanche deacutepose son pegravere en 1282 lors des Cortegraves de
Valladolid14 ce qui contraint le Roi Sage agrave se replier agrave Seacuteville qui lui demeure fidegravele15 jusqursquoagrave
sa mort en 1284
Au cours de son regravegne Alphonse X a deacuteveloppeacute une intense activiteacute culturelle drsquoune
ampleur ineacutedite au Moyen Acircge Il est ainsi agrave lrsquoorigine drsquoune production lyrique avec les
Cantigas de Santa Mariacutea recueil de poeacutesie mariale en galaiumlco-portugais drsquoune production de
8 J F OrsquoCALLAGHAN op cit p 111 et J VALDEOacuteN BARUQUE Alfonso X el Sabio p 89-90 9 M GONZAacuteLEZ JIMEacuteNEZ op cit p 125-127 J F OrsquoCALLAGHAN op cit p 110-111 et H S
MARTIacuteNEZ op cit p 317 10 H S MARTIacuteNEZ op cit p 317 et J F OrsquoCALLAGHAN op cit p 283 11 J F OrsquoCALLAGHAN op cit p 285 12 Carlos de AYALA MARTIacuteNEZ laquo La poliacutetica eclesiaacutestica de Alfonso X el rey y sus obispos raquo Alcanate
Revista de Estudios Alfonsiacutees 9 2014-2015 p 41-105 J F OrsquoCALLAGHAN op cit p 78-92 et H S
MARTIacuteNEZ op cit p 321 351 13 M GONZAacuteLEZ JIMEacuteNEZ op cit p 328-330 14 Ibid p 186 15 Ibid p 197
16
contes exemplaires avec le Calila et Dimna16 ouvrage agrave vocation didactique traduit de
lrsquoarabe ou encore drsquoune intense production scientifique Citons par exemple le Lapidaire17
les Tables alphonsines18 et le Livre des croix19
Le monarque met au service de son ideacuteal politique des ateliers de juristes et de
chroniqueurs qui reacutedigent sous son eacutegide une vaste production juridique et historiographique
Alphonse X entend en effet affermir son pouvoir homogeacuteneacuteiser le systegraveme juridique agrave
lrsquointeacuterieur de son royaume et ainsi mettre fin agrave la pluraliteacute normative notamment en utilisant
le droit romain et en abrogeant les fors et les systegravemes de privilegraveges Il fait ainsi reacutediger
successivement lrsquoEspeacuteculo de las leyes20 et le Fuero real21 vraisemblablement promulgueacutes en
125522 Les Siete Partidas23 sont lrsquoaboutissement de ce travail drsquouniformisation et
regraveglementent tous les aspects de la vie du royaume le droit canonique les rocircles du roi et de
la noblesse le droit civil et peacutenal le fonctionnement de la famillehellip24 Neacuteanmoins le
Roi Sage ne parvient pas agrave imposer ce code agrave lrsquoensemble du royaume en raison de la
reacutesistance de la noblesse et du clergeacute
Le projet historiographique drsquoAlphonse X nrsquoest pas moins ambitieux que son œuvre
juridique Deux chroniques sont ainsi reacutedigeacutees sous sa direction entre 1270 et 1284 lrsquoune
universelle la General Estoria25 et lrsquoautre particuliegravere la Estoria de Espantildea26 Le projet
16 ALPHONSE X (auteur) Juan Manuel CACHO BLECUA et Mariacutea Jesuacutes LACARRA (eacuted) Calila e Dimna
Madrid Castalia 1984 17 ALPHONSE X (auteur) Sagrario RODRIacuteGUEZ M MONTALVO (eacuted) Lapidario (seguacuten el manuscrito
escurialense H I 15) Madrid Gredos 1981 18 ALPHONSE X (auteur) Manuel RICO Y SINOBAS (eacuted) laquo Libro de las tablas alfonsiacutees raquo in Libros del
saber de astronomiacutea del rey don Alfonso X de Castilla 5 vol Madrid Tipografiacutea de don Eusebio Aguado
impresor de Caacutemara de S M y de su real casa 1863-1867 vol 4 1866 19 ALPHONSE X (auteur) Lloyd A KASTEN et Lawrence KIDDLE (eacuted) Libro de las cruces Madrid-
Madison CSIC (Instituto Miguel de Cervantes) 1961 20 ALPHONSE X Opuacutesculos legales del rey Don Alfonso el Sabio publicados y cotejados con varios coacutedices
antiguos 1 El Espeacuteculo o espejo de todos los derechos Madrid Real Academia de la Historia 1836 21 ALPHONSE X Opuacutesculos legales del rey Alfonso el Sabio publicados y cotejados con varios coacutedices
antiguos 2 Fuero real Madrid Real Academia de la Historia 1836 p 1-169 22 H S MARTIacuteNEZ op cit p 323-326 et J VALDEOacuteN BARUQUE Alfonso X el Sabio p 160-166 23 ALPHONSE X Las Siete partidas glosadas por Gregorio Loacutepez Madrid Compantildeiacutea general de impresores y
libreros del reino 1843 24 J VALDEOacuteN BARUQUE Alfonso X el Sabio p 163-166 25 ALPHONSE X (auteur) Antonio G SOLALINDE (eacuted) General Estoria primera parte Madrid Centro de
Estudios Histoacutericos 1930 id Segunda parte Madrid Consejo Superior de Investigaciones Cientiacuteficas
Instituto Miguel de Cervantes 1957 ALPHONSE X (auteur) Pedro SAacuteNCHEZ-PRIETO BORJA (eacuted)
General Estoria [tercera parte cuarta parte quinta y sexta partes] Madrid Fundacioacuten Joseacute Antonio de Castro
2009 26 ALPHONSE X (auteur) Ramoacuten MENEacuteNDEZ PIDAL (eacuted) Primera croacutenica general Tomo I Texto Estoria
de Espantildea que mandoacute componer Alfonso el Sabio y se continuaba bajo Sancho IV en 1289 Madrid Bailly
Bailliere 1906 Ineacutes FERNAacuteNDEZ-ORDOacuteNtildeEZ (eacuted) Versioacuten Criacutetica de la Estoria de Espantildea Estudio y
Edicioacuten desde Pelayo hasta Ordontildeo II Madrid Fundacioacuten Ramoacuten Meneacutendez-Pidal Universidad Autoacutenoma de
Madrid 1993 et Mariano de la CAMPA GUTIEacuteRREZ (eacuted) La Estoria de Espantildea de Alfonso X Estudio y
edicioacuten de la versioacuten criacutetica desde Fruela II hasta la muerte de Fernando II Maacutelaga Universidad de Maacutelaga
2009
17
initial preacutevoyait de relier lhistoire des origines du monde avec lhistoire de la Castille en
utilisant la Bible lhistoire antique et la mythologie ainsi que lrsquohistoire du royaume wisigoth
Cependant agrave la mort du roi en 1284 le projet reste inacheveacute
La Estoria de Espantildea retrace lhistoire de lEspagne et plus speacutecifiquement lrsquohistoire
du royaume de Castille de ses origines jusquau XIIIe siegravecle ou plus exactement jusqursquoau
regravegne de Ferdinand III La chronique narre lrsquohistoire des rois qui ont reacutegneacute sur la peacuteninsule
Ibeacuterique en tant que territoire appartenant agrave un ensemble plus large (Carthage Romehellip) ou en
tant que Royaume (Wisigoths) afin de ceacuteleacutebrer un territoire et un passeacute communs garants de
lrsquoidentiteacute hispanique La premiegravere reacutedaction de la Estoria de Espantildea ou Version primitive a
eacuteteacute entreprise sous lrsquoeacutegide du Roi Sage vers 127027 Quelques anneacutees plus tard Alphonse X
fait reacutediger celle que nous appelons Versioacuten enmendada despueacutes de 1274 mecircme si selon
Mariano de la Campa il serait plus juste de parler drsquoune autre famille de la Version primitive
plutocirct que drsquoune autre version28 Enfin entre 1282 et 1284 alors qursquoil est en exil forceacute agrave
Seacuteville abandonneacute de tous ou presque contemplant agrave distance le royaume que son fils et une
grande partie de ses sujets au premier rang desquels la noblesse lui ont arracheacute le Roi Sage
fait entreprendre une troisiegraveme reacutedaction de la Estoria de Espantildea la Version critique qui
constitue selon Ineacutes Fernaacutendez-Ordoacutentildeez une reacutedaction alternative agrave la Version primitive
Se caracteriza por una radicalizacioacuten ideoloacutegica respecto de la primera observable en la
afirmacioacuten continua del poder del rey y en el rechazo a cualquier pacto con los estamentos asiacute
como por la oposicioacuten a la soberaniacutea portuguesa y a los intereses de la dioacutecesis de Santiago29
Depuis la publication de la Primera Croacutenica General par Ramoacuten Meneacutendez Pidal en
190630 certains chercheurs de renom comme Diego Catalaacuten31 Georges Martin32 Ineacutes
27 Ineacutes FERNAacuteNDEZ-ORDOacuteNtildeEZ laquo Estoria de Espantildea raquo in Carlos ALVAR et Joseacute Manuel LUCIacuteA
MEGIacuteAS (eacuted) Diccionario filoloacutegico de literatura medieval espantildeola Madrid Castalia 2002 p 54-80 Agrave
propos des manuscrits de la Estoria de Espantildea que nous conservons aujourdrsquohui voir du mecircme auteur
laquo Apeacutendice La transmisioacuten textual de la Estoria de Espantildea y de las principales croacutenicas de ella derivadas raquo in
Ineacutes FERNAacuteNDEZ-ORDOacuteNtildeEZ (eacuted) Alfonso X el Sabio y las Croacutenicas de Espantildea Valladolid Universidad de
Valladolid Centro para la Edicioacuten de los Claacutesicos Espantildeoles 2000 p 219-260 28 Mariano de la CAMPA laquo Las versiones alfonsiacutees de la Estoria de Espantildea raquo in Ineacutes FERNAacuteNDEZ-
ORDOacuteNtildeEZ (eacuted) Alfonso X el Sabio y las croacutenicas de Espantildea p 83-106 p 86-88 laquo esta Versioacuten primitiva
se ha conservado en numerosos y distintos manuscritos los cuales pueden agruparse en diferentes ramas a las
que tradicionalmente se les ha venido llamando con mayor o menor fortuna ldquoversionesrdquo cuando en realidad se
trata de distintas familias de manuscritos que en poco modifican el texto de la redaccioacuten primitiva raquo 29 Ineacutes FERNAacuteNDEZ-ORDOacuteNtildeEZ laquo Variacioacuten en el modelo historiograacutefico alfonsiacute en el siglo XIII Las
versiones de la Estoria de Espantildea raquo in Georges MARTIN (eacuted) La historia alfonsiacute el modelo y sus destinos
(siglos XIII-XV) Madrid Casa de Velaacutezquez 2000 p 41-74 30 ALPHONSE X (auteur) Ramoacuten MENEacuteNDEZ PIDAL (eacuted) Primera croacutenica general Tomo I Texto Estoria
de Espantildea que mandoacute componer Alfonso el Sabio y se continuaba bajo Sancho IV en 1289 Madrid Bailly
Bailliere 1906
18
Fernaacutendez-Ordoacutentildeez33 ou encore Corinne Menceacute-Caster34 ont eacutetudieacute la genegravese textuelle les
proceacutedeacutes drsquoeacutecriture ainsi que certains aspects juridiques et politiques de la Estoria de Espantildea
Neacuteanmoins la plupart de ces excellents travaux se sont concentreacutes sur des aspects geacuteneacuteraux et
sur le reacutecit posteacuterieur au regravegne de Pelayo crsquoest-agrave-dire agrave partir de la formation du Royaume des
Asturies et du deacutebut de la Reconquecircte Des recherches ont bien sucircr porteacute sur le reacutecit des
origines mais il srsquoagit drsquoeacutetudes ponctuelles sur un fait un peuple ou un personnage donneacute
Ainsi Ramoacuten Meneacutendez Pidal35 Madeleine Pardo36 ou encore Georges Martin37 ont consacreacute
des articles ou des ouvrages au roi Rodrigue et agrave la chute du Royaume de Tolegravede La figure de
Pelayo la bataille de Covadonga et lrsquoideacuteologie neacuteo-wisigothique du relegravevement qui eacutetablit
une continuiteacute entre le Royaume de Tolegravede et le Royaume des Asturies ont aussi eacuteteacute
abondamment traiteacutees Nous aurons lrsquooccasion drsquoaborder ce thegraveme dans notre eacutetude
contentons-nous pour lrsquoinstant de citer quelques travaux reacutecents comme ceux de Patrick
31 Diego CATALAacuteN De Alfonso X al Conde de Barcelos cuatro estudios sobre el nacimiento de la
historiografiacutea romance en Castilla y Portugal Madrid Gredos 1962 La Estoria de Espantildea de Alfonso X
creacioacuten y evolucioacuten Madrid Universidad Complutense de Madrid 1992 De la silva textual al taller
historiograacutefico alfonsiacute Madrid Fundacioacuten Meneacutendez Pidal Universidad Autoacutenoma 1997 laquo El taller
historiograacutefico alfonsiacute Meacutetodos y problemas en el trabajo compilatorio raquo Romania 84 1963 p 354-375 32 Georges MARTIN Les Juges de Castille Mentaliteacutes et discours historique dans lrsquoEspagne meacutedieacutevale Paris
Klincksieck (Annexes des Cahiers de linguistique hispanique meacutedieacutevale 6) 1992 laquo Compilation (cinq
proceacutedures fondamentales) raquo in Histoires de lEspagne meacutedieacutevale Historiographie geste romancero Annexes
des Cahiers de linguistique hispanique meacutedieacutevale 11 1997 p 107-121 laquo Le pouvoir historiographique
(Lrsquohistorien le roi le royaume Le tournant alphonsin) raquo in Histoires de lEspagne meacutedieacutevalehellip p 123-136
laquo El modelo historiograacutefico alfonsiacute y sus antecedentes raquo in G MARTIN (eacuted) La historia alfonsiacute el modelo y
sus destinos (siglos XIII-XV) Madrid Casa de Velaacutezquez 2000 p 9-40 laquo Dans lrsquoatelier des faussaires Luc de
Tuacutey Rodrigue de Tolegravede Alphonse X Sanche IV trois exemples de manipulations historiques (Leoacuten-Castille
XIIIe siegravecle) raquo Cahiers de linguistique hispanique meacutedieacutevale 24 2001 p 279-309 laquo Los intelectuales en la
corte alfonsiacute La produccioacuten cientiacutefica y literaria al servicio de la monarquiacutea raquo in Manuel RODRIacuteGUEZ
LLOPIS (eacuted) Alfonso X y su eacutepoca Murcie Carroggio 2002 p 259-285 33 Ineacutes FERNAacuteNDEZ-ORDOacuteNtildeEZ Las Estorias de Alfonso el Sabio Madrid Istmo 1992 laquo El taller
historiograacutefico alfonsiacute La Estoria de Espantildea y la General Estoria en el marco de las obras promovidas por
Alfonso el Sabio raquo in Ana DOMIacuteNGUEZ RODRIacuteGUEZ et Jesuacutes MONTOYA MARTIacuteNEZ (eacuted) Scriptorium
alfonsiacute de los libros de astrologiacutea a las Cantigas de Santa Mariacutea Madrid Universidad Complutense 1999
p 105-126 laquo Evolucioacuten del pensamiento alfonsiacute y transformacioacuten de las obras juriacutedicas e histoacutericas del Rey
Sabio raquo Cahiers de linguistique hispanique meacutedieacutevale 23 2000 p 263-283 laquo El taller de las Estorias raquo in
Ineacutes FERNAacuteNDEZ-ORDOacuteNtildeEZ (eacuted) Alfonso X el Sabio y las Croacutenicas de Espantildea p 61-82 laquo Variacioacuten en
el modelo historiograacutefico alfonsiacute en el siglo XIII Las versiones de la Estoria de Espantildea raquo in Georges MARTIN
(eacuted) La historia alfonsiacute el modelo y sus destinos (siglos XIII-XV) Madrid Casa de Velaacutezquez 2000 p 41-
74 laquo Novedades y perspectivas en el estudio de la historiografiacutea alfonsiacute raquo Alcanate Revista de Estudios
Alfonsiacutees 2 2000-2001 p 283-301 laquo De la historiografiacutea fernandina a la alfonsiacute raquo Alcanate Revista de
Estudios Alfonsiacutees 3 2002-2003 p 93-133 34 Corinne MENCEacute-CASTER Un roi en quecircte drsquoauteuriteacute Alphonse X et lrsquoHistoire drsquoEspagne (Castille XIIIe
siegravecles) Caraiumlbeacuteditions-Universiteacute 2011 35 Ramoacuten MENEacuteNDEZ PIDAL Floresta de leyendas heroicas espantildeolas Rodrigo el uacuteltimo godo 3 tomes
Madrid Espasa-Calpe 1956-1958 36 Madeleine PARDO laquo Le roi Rodrigue ou Rodrigue roi raquo Annexes des Cahiers drsquoeacutetudes hispaniques
meacutedieacutevales 17 2006 p 23-60 37 Georges MARTIN laquo Un reacutecit (la chute du royaume wisigothique dEspagne dans lhistoriographie chreacutetienne
des VIIIe et IXe siegravecles) raquo in Histoires de lEspagne meacutedieacutevalehellip p 11-42
19
Henriet38 Thomas Deswarte39 ou Gaeumll Le Morvan40 Plusieurs articles ont eacuteteacute eacutegalement
consacreacutes aux fondations et aux personnages mythiques par Adeline Rucquoi41 Juan Antonio
Esteacutevez Sola42 Joseacute Antonio Caballero Loacutepez43 ou encore Helena de Carlos Villamariacuten44
Tous ces travaux qui constituent des eacutetudes remarquables et absolument indispensables
pour appreacutehender la Estoria de Espantildea ne proposent toutefois qursquoune vision partielle du reacutecit
des origines aucune eacutetude drsquoensemble et approfondie nrsquoa eacuteteacute consacreacutee agrave la narration de
lrsquohistoire de la peacuteninsule Ibeacuterique des origines jusqursquoagrave Pelayo alors qursquoil nous semble que le
reacutecit des origines occupe un rocircle fondamental dans la Estoria de Espantildea Les 565 premiers
chapitres de la chronique ne peuvent en effet ecirctre consideacutereacutes comme un simple preacuteliminaire
sans aucune connotation politique ni sans aucun lien avec les chapitres qui suivent ou avec le
projet alphonsin en geacuteneacuteral Notre travail de recherches suppose qursquoil existe tout au contraire
une coheacuterence entre le reacutecit des origines tel qursquoil a eacuteteacute eacutelaboreacute par le Roi Sage et lrsquoensemble
de son œuvre Notre eacutetude porte donc sur le reacutecit des origines de lrsquoEspagne ndash crsquoest-agrave-dire
depuis la Creacuteation jusqursquoagrave lrsquoeffondrement du Royaume de Tolegravede en passant par les
dominations grecque carthaginoise romaine barbare et wisigothique ndash tel que lrsquoeacutelabore la
Estoria de Espantildea Nous avons choisi drsquoarrecircter notre eacutetude agrave lrsquoeacutelection du roi Pelayo (719
dans le reacutecit) car avec lui srsquoouvre lrsquohistoire du Royaume des Asturies qui eacutevolue ensuite vers
le Royaume du Leoacuten puis le Royaume de Castille
La Version enmendada et la Version critique commenccedilant le reacutecit de lrsquohistoire
peacuteninsulaire avec les Wisigoths ndash la premiegravere agrave partir drsquoAlaric et la seconde degraves les origines
38 Patrick HENRIET laquo Le jour ougrave la reconquecircte commenccedila jeux drsquoeacutecritures et glissements de sens autour de
la bataille de Covadonga (VIIIe-XIIIe siegravecles) raquo in Claude CAROZZI et Huguette TAVIANI-CAROZZI (eacuted)
Faire leacuteveacutenement au Moyen Acircge Aix-en-Provence Presses universitaires de Provence 2007 p 41-58 39 Thomas DESWARTE De la destruction agrave la restauration Lrsquoideacuteologie du royaume drsquoOviedo-Leoacuten (VIIIe-
XIe siegravecles) Turnhout Brepols 2003 40 G LE MORVAN op cit 41Adeline RUCQUOI laquo Les villes drsquoEspagne De lrsquohistoire agrave la geacuteneacutealogie raquo in Hanno BRAND Pierre
MONNET et Martial STAUB (eacuted) Memoria communitas civitas Meacutemoire et conscience urbaines en Occident
agrave la fin du Moyen Acircge Ostfildern Jan Thorbecke Verlag 2003 p 145-166 laquo Le heacuteros avant le saint Hercule
en Espagne raquo in Veacuteronique LAMAZOU-DUPLAN (eacuted) Actes du Colloque international Pau 14-15-16 mai
2009 Pau Presses Universitaires de Pau 2011 p 55-75 42 Juan Antonio ESTEacuteVEZ SOLA laquo Aproximacioacuten a los oriacutegenes miacuteticos de Hispania raquo Habis 21 1990
p 139-152 laquo Algo maacutes sobre los oriacutegenes miacuteticos de Hispania raquo Habis 24 1993 p 207-218 laquo Los oriacutegenes
miacuteticos de Hispania en las Croacutenicas espantildeolas de la Edad Media raquo in Joseacute Mariacutea CANDAU MOROacuteN
Francisco GONZAacuteLEZ PONCE et Gonzalo CRUZ ANDREOTTI (eacuted) Historia y mito el pasado legendario
como fuente de autoridad (Actas del simposio internacional celebrado en Sevilla Valverde del Camino y Huelva
entre el 22 y el 25 de abril de 2003) Maacutelaga Servicio de publicaciones centro de ediciones de la diputacioacuten de
Maacutelaga 2004 p 365-388 43 Joseacute Antonio CABALLERO LOacutePEZ laquo Desde el mito a la historia raquo in Joseacute Ignacio de la IGLESIA
DUARTE et Joseacute Luis MARTIacuteN RODRIacuteGUEZ (eacuted) Memoria mito y realidad en la historia medieval XIII
Semana de Estudios Medievales Naacutejera del 29 de julio al 2 de agosto de 2002 2003 Instituto de Estudios
Riojanos p 33-60 44 Helena de CARLOS VILLAMARIacuteN laquo Mitos fundacionales en la Peniacutensula Ibeacuterica Entre la historiografiacutea
medieval y la del temprano humanismo raquo Euphrosyne 1995 23 p 247-258
20
des Goths ndash ces versions ne sont pour notre eacutetude pertinentes que en ce qui concerne
lrsquohistoire des Wisigoths histoire qui correspond agrave environ un tiers du reacutecit des origines de la
Version primitive De plus dans cette section wisigothique la Version enmendada et la
Version critique ne preacutesentent que peu de divergences par rapport agrave la Version primitive45 En
conseacutequence la Version primitive sera notre version de reacutefeacuterence ndash elle offre le reacutecit des
origines le plus complet ndash mecircme si nous aurons ponctuellement lrsquooccasion de citer la Version
enmendada et la Version critique
En 1906 Ramoacuten Meneacutendez Pidal a publieacute ce qursquoil pensait ecirctre la Version primitive sous
le titre de Primera croacutenica general de Espantildea Le brillant philologue pensait que les
manuscrits E1 (Y-I-2) et E2 (X-I-4) de la Bibliothegraveque royale de lrsquoEscurial eacutetaient issus des
ateliers alphonsins Cependant Diego Catalaacuten a montreacute que seul le manuscrit E1 ainsi que les
dix-sept premiers folios de E2 provenant en fait de E1 avaient eacuteteacute reacutedigeacutes dans le scriptorium
drsquoAlphonse X tandis que le codex E2 a eacuteteacute composeacute agrave partir de plusieurs manuscrits sous le
regravegne drsquoAlphonse XI (1312-1350) Ainsi mecircme si la Primera croacutenica general nrsquoest pas
entiegraverement fidegravele au texte alphonsin le reacutecit depuis la Creacuteation jusqursquoagrave la dix-septiegraveme anneacutee
du regravegne drsquoAlphonse II le Chaste correspond bel et bien agrave la Version primitive46 Crsquoest
pourquoi nous deacutesignerons notre corpus sous le nom de Estoria de Epantildea mecircme si lrsquoeacutedition
de Meneacutendez Pidal est bien notre eacutedition de reacutefeacuterence Nous nous concentrerons afin
drsquoanalyser et de comprendre le reacutecit des origines eacutelaboreacute par Alphonse X dans la Estoria de
Espantildea sur les chapitres 1 agrave 565 de la Creacuteation jusqursquoagrave lrsquoeacutelection de Pelayo mecircme si nous
permettrons de nous reacutefeacuterer agrave quelques chapitres posteacuterieurs notamment agrave propos de la
bataille de Covadonga ou du regravegne drsquoAlphonse Ier
Le reacutecit des origines diviseacute en chapitres est structureacute en fonction des peuples qui ont
domineacute lrsquoEspagne
Chapitres 1 agrave 13 fondateurs mythiques (bibliques et grecs)
Chapitres 14 agrave 15 Almujuces
Chapitres 16 agrave 22 Carthaginois
Chapitres 23 agrave 364 Romains
Chapitres 365 agrave 385 Vandales Silings Alains et Suegraveves
Chapitres 386 agrave 565 Wisigoths
45 I FERNAacuteNDEZ-ORDOacuteNtildeEZ laquo Apeacutendice La transmisioacuten textual de la Estoria de Espantildea raquo p 223-233 id
laquo Variacioacuten en el modelo historiograacutefico alfonsiacute raquo et M de la CAMPA art cit p 85-90 46 Ibid
21
La chronique est donc agenceacutee en fonction de lrsquoenchaicircnement des dominations exerceacutees
par diffeacuterents peuples La succession de ces peuples et de leurs rois organise les grands
mouvements du reacutecit dont la continuiteacute srsquoarticule autour de la ligne chronologique de ceux qui
deacutetiennent le sennorio crsquoest-agrave-dire qui exercent le pouvoir sur lrsquoEspagne47 Cette logique
structurelle se retrouve eacutegalement agrave lrsquointeacuterieur mecircme des chapitres En effet comme lrsquoa fait
remarquer Ineacutes Fernaacutendez-Ordoacutentildeez48 la chronologie en tecircte de chaque chapitre est eacutetablie en
fonction du peuple ou du roi au pouvoir Par exemple dans la partie romaine de la chronique
les reacutedacteurs commencent par rappeler depuis combien de temps regravegne le roi dont il est
question avant de situer la date en fonction de la fondation de Rome lorsqursquoil srsquoagit drsquoun roi
ou drsquoun empereur romain En troisiegraveme position la chronique situe les eacutevegravenements par
rapport agrave lrsquoegravere hispanique et ensuite par rapport agrave la naissance du Christ Enfin elle utilise
aussi parfois comme repegravere un eacutepisode majeur de lrsquohistoire universelle comme le regravegne drsquoun
autre grand roi ou lrsquoeacutelection drsquoun nouveau pape Lrsquoexposition des chapitres sur les Wisigoths
suit le mecircme scheacutema mecircme si la fondation de Rome omise cesse drsquoecirctre un jalon fondamental
dans ce contexte On voit que les premiers repegraveres (anneacutees de regravegne anneacutees de fondation de
Rome) sont bien fondeacutes sur celui qui exerce le pouvoir et qursquoon ne trouve les reacutefeacuterences agrave
lrsquoegravere hispanique ou agrave lrsquoegravere chreacutetienne qursquoen position secondaire Citons agrave titre drsquoexemple le
deacutebut du chapitre 158 qui porte sur la quinziegraveme anneacutee de regravegne de lrsquoempereur Tibegravere
En el quinzeno anno del regno de Tiberio en que se cumplieron sietecientos et ochenta de la
puebla de Roma e que andaua la era en sessaenta et ocho e ell anno de Nuestro Sennor en
treinta e el regno de Herodes Tetrarcha en quinze49
En organisant son reacutecit de la sorte le Roi Sage y introduit une singulariteacute puisque
jusqursquoagrave preacutesent lrsquohistoriographie astur-leacuteonaise puis lrsquohistoriographie leacuteonaise et castillane
traitaient essentiellement de la domination des Wisigoths De plus crsquoest la premiegravere fois
qursquoune chronique est reacutedigeacutee en langue vernaculaire le castillan et non en latin et crsquoest aussi
la premiegravere fois qursquoelle est reacutedigeacutee directement sous lrsquoeacutegide du roi par des reacutedacteurs
anonymes
La Estoria de Espantildea nrsquoest ni un vrai Miroir des princes ni un discours philosophique
ni un code juridique il ne srsquoagit pas non plus drsquoun traiteacute dans lequel Alphonse X explique sa
47 I FERNAacuteNDEZ-ORDOacuteNtildeEZ Las Estorias p 19-26 et laquo El taller historiografico alfonsihellipraquo p 9 Voir aussi
G MARTIN Les Juges de Castillehellip p 333 48 I FERNAacuteNDEZ-ORDOacuteNtildeEZ Las Estoriashellip p 21 49 PCG 158 p 113 51a-2b
22
politique ce qursquoest lrsquoEspagne ou encore ce qursquoil attend de ses sujets mais bien une narration
des faits passeacutes ou plutocirct drsquoune version de ces faits Il nous faudra donc examiner le reacutecit des
diffeacuterents eacutepisodes et les nombreux portraits preacutesents dans cette premiegravere partie de la
chronique et analyser les relations entre les personnages la preacutesence de mythes le rocircle de
lrsquointertextualiteacute et des correspondances intratextuelles ainsi que les proceacutedeacutes drsquoeacutecriturehellip Il
nous faudra en somme deacutetisser le texte ndash il nrsquoest pas anodin que laquo texte raquo vienne de textus
tissu en latin ndash afin drsquoextraire les viseacutees de lrsquoeacutecriture historiographique alphonsine En effet
nous savons que lrsquohistoriographie est avant tout histoire contemporaine50 crsquoest-agrave-dire qursquoelle
est produite en fonction du contexte et des preacuteoccupations du preacutesent de reacutedaction et il srsquoagira
de mettre en eacutevidence les valeurs deacutefendues par le roi Sage et de deacutecouvrir le lien ou
sucircrement plutocirct les liens entre cette chronique et lrsquoideacuteal alphonsin Analyser le reacutecit des
origines nous amegravenera donc agrave nous interroger sur les finaliteacutes ideacuteologiques de ce reacutecit
fondateur eacutecrit agrave une peacuteriode charniegravere de la Reconquecircte de la peacuteninsule par les royaumes
chreacutetiens parmi lesquels la Castille entend jouer le premier rocircle
Alphonse X par son action politique et par son œuvre entend promouvoir une image de
la royauteacute fondeacutee agrave la fois sur les principes chreacutetiens et sur le droit romain Il srsquoappuie en cela
sur les nouvelles theacuteories politiques la theacuteorie des deux glaives et surtout sur la theacuteorie
organiciste eacutenonceacutee par Jean de Salisbury qui dans le Policraticus51 et preacutesente la socieacuteteacute
comme un corps dont le roi est la tecircte Ces concepts ou probleacutematiques eacutetant eacutegalement
abordeacutes dans les Siete Partidas nous proceacutederons agrave une eacutetude non pas comparative mais bien
compleacutementaire de la chronique et de certaines lois de la somme juridique Une eacutetude
comparative sera aussi neacutecessaire entre la Estoria de Espantildea et ses sources principales le
Chronicon Mundi52 acheveacute en 1236 par Lucas de Tuy et le De Rebus Hispaniae53 acheveacute en
1246 par Jimeacutenez de Rada archevecircque de Tolegravede Cela devrait nous permettre de comprendre
dans quelle mesure le reacutecit des origines est lrsquoheacuteritier de la tradition historiographique ndash qursquoen
50 Peter LINEHAN laquo Reflexiones sobre historiografiacutea e historia en el siglo alfonsino raquo Cahiers de linguistique
hispanique meacutedieacutevale 23 2000 p 101-111 p 102 51 Jean de SALISBURY (auteur) Katharine Stephanie Benedicta KEATS-ROHAN (eacuted) Ioannis Saresberiensis
Policraticus I-IV Turnhout Brepols 1993 52 Lucas de TUY (auteur) et Emma FALQUE (eacuted) Lucae Tudensis Opera omnia Tomus I Chronicon mundi
Turnhout Brepols 2003 abreacutegeacute en Chronicon Mundi Une traduction de la chronique a eacuteteacute eacutediteacutee par Julio
PUYOL Croacutenica de Espantildea por Lucas obispo de Tuy primera edicioacuten del texto romanceado conforme a un
coacutedice de la Academia preparada y prologada por Julio Puyol Madrid Real Academia de la Historia 1926
abreacutegeacute en CM trad 53 Rodrigue JIMEacuteNEZ DE RADA (auteur) et Juan FERNAacuteNDEZ VALVERDE (eacuted) Roderici Ximenii de Rada
Historia de rebus hispanie sive historia gothica Corpus Christianorum Continuatio mediaevalis LXXII
Turnhout Brepols 1987 abreacutegeacute en De Rebus Hispaniae La chronique a eacuteteacute traduite en espagnol par Juan
FERNAacuteNDEZ VALVERDE (eacuted et trad) Historia de los hechos de Espantildea Madrid Alianza 1989 abreacutegeacute en
DRH trad
23
est-il des concepts comme le neacuteo-gothicisme et la translatio imperii54hellip ndash ou dans quelle
mesure il srsquoen deacutemarque En effet au cours des siegravecles et mecircme des deacutecennies qui ont preacuteceacutedeacute
le regravegne drsquoAlphonse X les chroniqueurs chreacutetiens ont surtout faccedilonneacute le passeacute de sorte qursquoil
puisse justifier imposer mecircme un droit et un devoir de reconquecircte Cette construction car il
srsquoagit drsquoune construction historiographique et non drsquohistoire (au sens moderne et scientifique
du terme)55 reposait sur ce que les chercheurs ont appeleacute le neacuteo-gothicisme crsquoest-agrave-dire sur
lrsquoideacutee de continuiteacute entre le Royaume de Tolegravede et le Royaume des Asturies Toutefois le
contexte de reacutedaction de la Estoria de Espantildea est sur bien des plans distinct du contexte dans
lequel les chroniques anteacuterieures ont eacuteteacute eacutelaboreacutees La dilatation des frontiegraveres du royaume
suite agrave la victoire de Las Navas de Tolosa aux grandes conquecirctes de Ferdinand III et agrave la
reacuteunification du Leoacuten et de la Castille le Fecho del Imperio les nouvelles conceptions
politiques drsquoAlphonse X les contestations incessantes de la noblesse et du clergeacute ou encore
lrsquoaccaparement de lrsquoeacutecriture par le roi lui-mecircmehellip sont autant de facteurs nouveaux
susceptibles de modifier les enjeux de lrsquoeacutecriture Lrsquoeacutevolution des enjeux et lrsquoapparition de
nouveaux deacutefis entraicircnent-t-elles de simples ajustements ou bien une modification plus
profonde de la conception du passeacute de lrsquoEspagne Tous ces changements ont-ils une
influence sur la faccedilon dont Alphonse X conccediloit lrsquohistoriographie et entend lrsquoutiliser
Pour reacutepondre agrave ces questionnements nous devrons drsquoabord replacer la Estoria de
Espantildea dans son contexte historiographique et eacutetudier les implications de lrsquoappropriation
directe de la narration par le Roi Puis dans une deuxiegraveme partie nous analyserons la
construction mentale et physique de lrsquoEspagne que le Roi Sage reacutealise dans le reacutecit des
origines notamment agrave travers les diffeacuterents mythes qursquoil associe agrave lrsquohistoire de lrsquoEspagne
Ensuite dans une troisiegraveme partie entre exemples et contre-exemples nous deacutegagerons
lrsquoideacuteal royal deacutefendu dans la chronique par Alphonse X Enfin dans une derniegravere partie il
nous appartiendra de mettre au jour lrsquoimage du pouvoir que le souverain construit tout au long
du reacutecit historiographique Nous envisagerons drsquoune part les origines et les fondements du
pouvoir en Espagne et drsquoautre part la faccedilon dont le pouvoir peut et doit srsquoexercer au sein du
royaume Tout au long de notre eacutetude nous eacutetudierons les arguments et les outils mis en
œuvre dans le reacutecit des origines afin de mettre en eacutevidence les continuiteacutes et les eacuteventuelles
54 Durant tout le Moyen Acircge les nations occidentales se sont construites agrave partir de mythes en utilisant le
concept de la translatio imperii cest-agrave-dire le transfert de pouvoir dun empire agrave un autre en loccurrence de
Troie et de lEmpire Romain aux diffeacuterents royaumes qui se sont creacuteeacutes lorsque lrsquoEmpire Romain a eacuteclateacute sous la
pression des peuples barbares Ce pheacutenomegravene de la translatio imperii est notamment preacutesent en Italie agrave travers
lEneacuteide en Germanie avec le Saint-Empire Romain Germanique preacutesenteacute comme heacuteritier de Rome ou en
Angleterre avec Geoffroy de Monmouth qui preacutesente Brutus de Bretagne comme le petit-fils dEneacutee et lancecirctre
du roi Arthur 55 Voir p 73-74
24
divergences de lrsquoeacutecriture alphonsine vis-agrave-vis de ses modegraveles et ainsi mettre au jour les
finaliteacutes poursuivies par Roi Sage agrave travers la reacutedaction du reacutecit des origines de la Estoria de
Espantildea Ce qui devrait nous permettre in fine drsquoappreacutecier la place qursquooccupe la Estoria de
Espantildea dans lrsquoœuvre alphonsine ainsi que son originaliteacute textuelle et ideacuteologique
Premiegravere partie
La Estoria de Espantildea et lrsquohistoriographie
meacutedieacutevale
27
Chapitre 1
Aux sources drsquoAlphonse X
A Lrsquohistoriographie latine (peacuteninsule Ibeacuterique) Ve-XIIe siegravecles
Jusqursquoau XIIe siegravecle les chroniques eacutetaient le fruit de clercs confineacutes dans leurs
monastegraveres et contraints agrave lrsquoanonymat Relater lrsquohistoire des rois et des empereurs constitue
une part importante de lrsquoactiviteacute des clercs56 agrave cette eacutepoque-lagrave lrsquohistoire est drsquoabord produite
par et pour les clercs57 Ce sont ceux qui savent lire et eacutecrire et qui ont donc la capaciteacute de se
constituer une bibliothegraveque (drsquoabord dans les catheacutedrales puis dans les monastegraveres agrave partir de
lrsquoan mille58) ce sont aussi ceux qui repreacutesentent une autoriteacute politique et morale dans des
temps troubleacutes59 et ce sont enfin ceux qui ont un devoir drsquoenseignement60 aupregraves du clergeacute et
aupregraves de lrsquoaristocratie laiumlque
De plus le livre drsquohistoire par excellence celui qui fait autoriteacute agrave travers lrsquoEurope
quelles que soient la langue ou les traditions est la Bible61 Agrave la diffeacuterence de lrsquoIslam ou de
lrsquoHindouisme le Christianisme est une religion drsquohistoire62 Aussi bien agrave travers lrsquoAncien que
le Nouveau Testament la Bible est avant tout un reacutecit qui reacuteunit plusieurs histoires histoire
de la Creacuteation histoire des premiers hommes histoire du peuple eacutelu geacuteneacutealogie et vie de
Jeacutesushellip De plus les Pegraveres de lrsquoEacuteglise (Eusegravebe de Ceacutesareacutee saint Jeacuterocircmehellip) ont eacutecrit leur
propre histoire et ont eu besoin de recourir agrave des arguments historiques lors des disputes avec
les philosophes paiumlens (Celse63 Porphyre64hellip) qui les accusaient notamment drsquoavoir causeacute
des catastrophes comme le sac de Rome65 Saint Augustin66 demande drsquoailleurs agrave Orose67 de
rassembler une liste de catastrophes anteacuterieures agrave lrsquoegravere chreacutetienne pour prouver que les
56 Charles-Olivier CARBONELL Lrsquohistoriographie Paris PUF Que sais-je 1981 p 38 57 Marie-Paule CAIRE-JABINET Introduction agrave lrsquohistoriographie Paris Armand Colin 2013 p 29 58 Bernard GUENEacuteE Histoire et culture historique dans lrsquoOccident meacutedieacuteval Paris Aubier-Montaigne 1980
p 45-55 59 M-P CAIRE-JABINET op cit p 29 60 Ibid p 29 61 B GUENEacuteE Histoire et culturehellip p 31 62 C-O CARBONELL op cit p 26-28 63 Philosophe romain du IIe siegravecle auteur du Discours veacuteritable ou Discours contre les Chreacutetiens 64 Philosophe grec (234-v 310) auteur drsquoun traiteacute Contre les Chreacutetiens 65 C-O CARBONELL op cit p 27 66 Saint Augustin dHippone (354-430) est un philosophe et theacuteologien de lrsquoEacuteglise chreacutetienne de Rome des IVe et
Ve siegravecles Il est lrsquoun des quatre Pegraveres de lrsquoEacuteglise dOccident avec saint Ambroise saint Jeacuterocircme et Greacutegoire 1er 67 Paul Orose (v 380-v 420) precirctre chroniqueur et theacuteologien originaire de la peacuteninsule Ibeacuterique
28
chreacutetiens ne sont pas responsables de ces malheurs68 (Histoires contre les Paiumlens)69 Drsquoun
point de vue plus pratique lrsquoEacuteglise a besoin du calendrier pour fixer la liturgie70 Citons par
exemple le calendrier chreacutetien (egravere chreacutetienne)71 fixeacute par le moine Denys le Petit au VIe siegravecle
ou le calendrier bien plus tardif fixeacute par le pape Greacutegoire XIII72 (XVIe siegravecle)
Ses aptitudes particuliegraveres ses liens eacutetroits avec le temps et son rocircle au sein de la socieacuteteacute
meacutedieacutevale expliquent donc que le clergeacute ait eacuteteacute chargeacute ou se soit chargeacute de cette tacircche Crsquoest
pour cela que Charles-Olivier Carbonell parle de laquo quasi-monopole historiographique raquo73
Pour ce qui est de lrsquoanonymat des clercs il eacutetait imposeacute par la nature-mecircme de leur
travail En effet ils ne pouvaient ecirctre consideacutereacutes comme historiographes puisqursquoils se
contentaient de recopier les eacutecrits des vrais auteurs les laquo anciens raquo Nous y reviendrons plus
loin74 mais la creacutedibiliteacute des chroniques reposait justement sur le fait que leurs auteurs
nrsquoeacutetaient pas censeacutes ecirctre des auteurs mais de simples copistes ou au mieux des continuateurs
La Chronique drsquoAlphonse III au deacutebut du Xe siegravecle en est un bon exemple on ignore qui en
sont les auteurs et le reacutedacteur affirme que lrsquohistoire qursquoil srsquoapprecircte agrave conter est celle qursquoil
tient des anciens et ce faisant il certifie qursquoil nrsquoinvente rien laquo sivut ab antiquis et a
praedecessoribus nostris audiuimus et uera esse cognouimus tibi breuiter intimabimus raquo75
Lrsquohistoriographie de cette eacutepoque est aussi marqueacutee par la difficulteacute drsquoacceacuteder aux
sources indispensables pour eacutecrire lrsquohistoire anteacuterieure drsquoune centaine drsquoanneacutees au preacutesent de
lrsquohistoriographe76 Mecircme si les reacuteseaux monastiques sont eacutetendus et denses lrsquoaccegraves aux
manuscrits est loin drsquoecirctre aiseacute pour la plupart des moines En effet les manuscrits constituent
avant tout un bien eacuteconomique ce sont des ouvrages de luxe qui ne sont pas toujours faits
pour ecirctre lus mais plutocirct pour grossir les treacutesors des eacuteglises77 Srsquoen seacuteparer est donc difficile78
68 C-O CARBONELL op cit p 27-28 69 Il srsquoagit de la premiegravere histoire universelle chreacutetienne Cet ouvrage drsquoOrose reacutedigeacute vers 416-417 a
eu un grand succegraves au Moyen Acircge OROSE (auteur) Marie-Pierre ARNAUD-LINDET (eacuted et trad)
Histoires contre les Paiumlens Paris Les Belles Lettres 1991 70 C-O CARBONELL op cit p 42-43 71 B GUENEacuteE Histoire et culturehellip p 153 72 Krzysztof POMIAN Sur lrsquohistoire Paris Gallimard 1999 p 91-92 73 C-O CARBONELL op cit p 38 74 Voir p 65-72 75 Yves BONNAZ Chroniques Asturiennes (fin IXe siegravecle) Paris CNRS 1987 version eacuterudite lettreprologue
p 31 laquo sivut ab antiquis et a praedecessoribus nostris audiuimus et uera esse cognouimus tibi breuiter
intimabimus raquo laquo comme nous lrsquoavons entendue des anciens et de nos preacutedeacutecesseurs et telle que nous lrsquoavons
tenue pour exacte raquo 76 B GUENEacuteE Histoire et culturehellip p 77-80 77 Jacques LE GOFF Les intellectuels au Moyen Acircge Paris Seuil 1957 p 13-14
29
et un simple moine nrsquoa pas toujours la possibiliteacute de se deacuteplacer dans tous les monastegraveres De
plus les classements qui sont entrepris agrave partir du XIe siegravecle restent fragiles et ineacutegaux79
dans les bibliothegraveques des laiumlcs lrsquousage est le plus souvent celui de lrsquoaccumulation sans
ordre80 sans compter les disparitions dues aux vols ou agrave un mauvais rangement
De plus tous les monastegraveres ne sont pas des centres culturels Les moines savent lire
mais lrsquoeacutecriture et la lecture eacutetant enseigneacutees seacutepareacutement ils ne sont pas tous capables drsquoeacutecrire
Tous les moines ne sont donc pas des scribes Du reste tous les monastegraveres nrsquoont pas de
scriptorium et tous les scriptoria nrsquoont pas lrsquoambition de deacutevelopper les eacutetudes historiques81
De toute faccedilon les historiographes sont et restent avant tout des moines ils ne peuvent ni ne
veulent consacrer tout leur temps agrave lrsquohistoire82 La plupart des historiens ne sont pas
qursquohistoriens comme lrsquoeacutecrit Bernard Gueneacutee laquo au Moyen Acircge on fait souvent de lrsquohistoire
mais on nrsquoest pas historien Se dire ou ecirctre dit historien marque une activiteacute non un eacutetat raquo83
Tout cela explique que la propagation des œuvres soit assez lente puisqursquoelle se fait de
monastegravere voisin en monastegravere voisin de copie de scriptorium en copie de scriptorium ou sur
initiative personnelle ou encore gracircce au hasard84 La culture des historiographes est donc
conditionneacutee par le lieu ougrave ils travaillent85 Les auteurs les plus lus sont vraisemblablement
Flavius Josegravephe Eusegravebe Orose Cassiodore Begravede Ceacutesar Sueacutetone Lucain Salluste Tite-
Live Valegravere-Maxime86hellip agrave ce propos Bernard Gueneacutee estime agrave une vingtaine de livres le
fonds commun historiographique agrave la fin du Moyen Acircge87 Et encore parfois ce sont
seulement certains chapitres qui sont recopieacutes Au XIIe siegravecle il y a ainsi peu de chance de
connaicirctre une œuvre eacutecrite moins drsquoun demi-siegravecle auparavant88 La plupart des
historiographes travaillent agrave lrsquoaveugle89 ils ignorent ce qui se passe autour drsquoeux et leurs
contemporains nrsquoont pas toujours connaissance de leur travail Tel un tonneau des Danaiumldes
78 B GUENEacuteE laquo Y a-t-il une historiographie meacutedieacutevale raquo in Politique et histoire au Moyen Acircge recueil
drsquoarticles sur lrsquohistoire politique et lrsquohistoriographie meacutedieacutevale Paris Publications de la Sorbonne 1981
p 205-219 p 215 79 M-P CAIRE-JABINET op cit p 19-20 80 Ibid p 20 81 B GUENEacuteE Histoire et culturehellip p 46-55 82 Ainsi sur les trente-cinq œuvres de Begravede le Veacuteneacuterable seules deux sont historiographiques B GUENEacuteE
Histoire et culturehellip p 46-55 83 B GUENEacuteE laquo Lrsquohistorien par les motshellip raquo p 221-237 p 225 84 B GUENEacuteE laquo Y a-t-il une historiographie meacutedieacutevale raquohellip p 214 et Id Histoire et culturehellip p 283-285 85 B GUENEacuteE Histoire et culturehellip p 301 86 Ibid 303-304 et Benoicirct LACROIX Lrsquohistorien au Moyen Acircge Montreacuteal Publications de lrsquoInstitut drsquoeacutetudes
meacutedieacutevales 1971 p 35 87 B GUENEacuteE Histoire et culturehellip p 306 88 B GUENEacuteE laquo Y a-t-il une historiographie meacutedieacutevale raquohellip p 214 89 Ibid p 215
30
laquo lrsquoeffort des geacuteneacuterations successives ne se cumule pas forceacutement Il est agrave reprendre sans
cesse raquo90
De plus quand bien mecircme la consultation est possible la maicirctrise des manuscrits nrsquoest
pas agrave la porteacutee de tous91 En effet drsquoautres problegravemes se posent aux historiographes
difficulteacutes agrave situer les eacutevegravenements dans le temps agrave authentifier ou ne serait-ce qursquoagrave
comprendre le texte source tant la maicirctrise du latin nrsquoest pas toujours suffisante92 Un autre
souci habite les historiographes du Moyen Acircge lrsquoordre de succession des eacutevegravenements qui
jalonnent lrsquohistoire et plus preacuteciseacutement la synchronisation des diffeacuterentes chronologies La
datation est tregraves importante pour eux93 et par exemple degraves le IIIe siegravecle des auteurs comme
Julius Africanus94 (v 160-v 240) Eusegravebe de Ceacutesareacutee95 (v 265-339) et Denys le Petit96
(v 470-525-555) ont chercheacute agrave recouper agrave faire correspondre lrsquohistoire paiumlenne avec
lrsquohistoire biblique afin drsquoeacutetablir une chronologie universelle de lrsquohistoire
Les historiographes se sont aussi heurteacutes agrave diffeacuterents obstacles parfois insurmontables
Tout drsquoabord se pose le problegraveme du point de reacutefeacuterence par rapport auquel nrsquoimporte quel
eacutevegravenement doit pouvoir ecirctre situeacute peu importe le lieu ou lrsquoeacutepoque Pendant longtemps crsquoest
la fondation de Rome (ab Urbe condita) qui sert de reacutefeacuterence97 puis cet usage se perd et
cocirctoie drsquoautres systegravemes comme les anneacutees de regravegnes le systegraveme de lrsquoindiction98 les
systegravemes deacutecoupant le temps en acircges99 le nombre drsquoanneacutees depuis un eacutevegravenement important
comme la Passion100 ou en ce qui concerne la peacuteninsule Ibeacuterique lrsquoegravere hispanique101 Crsquoest
lrsquoanneacutee de lrsquoIncarnation (egravere chreacutetienne) repegravere fondamental srsquoil en est qui finit par ecirctre
90 Ibid p 215 91 Ibid p 213 laquo Il faut bien dire que le tout-venant des historiens trouvait agrave les lire agrave les dater et agrave les
interpreacuteter des difficulteacutes insurmontables Outre que le meilleur historien ne pouvait espeacuterer maicirctriser que les
seules archives dont il avait la garde Si bien que aventureacute loin des temps qui lui eacutetaient proches et des horizons
qui lui eacutetaient familiers un historien meacutedieacuteval deacutependait presque exclusivement des travaux de ses devanciers raquo 92 B GUENEacuteE laquo La culture historique des nobles le succegraves des laquo Faits des Romains raquo (XIIIe-XVe siegravecles) raquo
in Politique et histoire au Moyen Acircgehellip p 299-326 p 301 93 B GUENEacuteE Histoire et culturehellip p 147-148 94 C-O CARBONNEL op cit p 27 95 Ibid p 27 et K POMIAN op cit p 91-93 96 K POMIAN op cit p 91-93 97 B GUENEacuteE Histoire et culturehellip p 154 98 Ibid p 155 peacuteriode de quinze ans correspondant agrave la reacutevision de lrsquoassiette de lrsquoimpocirct foncier depuis Auguste 99 Ibid p 149-152 par exemple les douze heures drsquoOrigegravene les six temps anteacuterieurs au Christ drsquoEusegravebe de
Ceacutesareacutee les six acircges de Saint Augustin Les difficulteacutes persistaient lorsqursquoil srsquoagissait de calculer la dureacutee de
chaque peacuteriode (Jeacuterocircme Isidore de Seacuteville Begravede) 100 Ibid p 155 101 Lrsquoegravere hispanique est utiliseacutee dans la peacuteninsule Ibeacuterique du IIIe siegravecle au XVe siegravecle Elle a un deacutecalage de 38
ans avec le calendrier Julien et commence en lrsquoan 38 av J-C ce qui correspondrait agrave lrsquoeacutetablissement de la Paix
romaine en Hispanie
31
adopteacute mecircme si paradoxalement le processus est assez long entre son calcul par Denys le
Petit (VIe siegravecle) et sa geacuteneacuteralisation (XIe siegravecle)102
En outre une fois tel ou tel scheacutema de datation choisi le problegraveme reste entier pour
lrsquohistoriographe qui manie les sources anteacuterieures qui nrsquoont pas adopteacute cette reacutefeacuterence Les
historiographes doivent alors utiliser les catalogues de roi de papes drsquoeacutevecircques de nobleshellip
Mais ces catalogues suscitent agrave leur tour des difficulteacutes103 parfois certains comportent des
dureacutees arrondies en anneacutees or au bout de plusieurs regravegnes un deacutecalage causeacute par les mois
compteacutes en trop ou en moins peut srsquoinstaller104 sans compter que les interregravegnes ne sont pas
toujours preacuteciseacutes105 Parfois les transcriptions ou les calculs agrave partir des chiffres romains sont
faux Parfois des noms disparaissent pour des raisons politiques parfois encore les
homonymes ne sont pas bien diffeacuterencieacutes et les historiographes ne savent pas de qui il est
vraiment question dans le reacutecit Sentant ces confusions certains attribuent des surnoms aux
rois mais lrsquousage nrsquoest pas systeacutematique Agrave partir du XIe siegravecle on commence agrave ajouter des
nombres pour indiquer lrsquoordre de succession mais lagrave non plus lrsquousage nrsquoest pas reacutegulier Il
faut attendre la deuxiegraveme moitieacute du XIIIe siegravecle pour qursquoAlphonse X systeacutematise cet usage
dans la Estoria de Espantildea106
On voit donc que les problegravemes rencontreacutes par les historiographes sont essentiellement
laquo techniques raquo mecircme si les deacutefaillances humaines existent Bien que la bonne volonteacute des
historiographes et leur perseacuteveacuterance (acharnement) leur permettent de trouver des solutions
Bernard Gueneacutee parle de laquo conquecircte du temps raquo107 leur travail reste difficile et ils sont
ineacutegalement armeacutes ineacutegalement cultiveacutes
En peacuteninsule Ibeacuterique les historiographes reacutedigent aussi leurs chroniques en latin et
dans lrsquoanonymat des scriptoria et ils eacuteprouvent les mecircmes difficulteacutes que les autres copistes
Srsquoajoute agrave cela un autre facteur deacuteterminant Il srsquoagit du contexte particulier de la Reconquecircte
et de lrsquoideacuteologie qui se deacuteveloppe dans les royaumes chreacutetiens pour la justifier Cette situation
conditionne lrsquoaspect mateacuteriel en rendant plus difficile encore lrsquoaccegraves aux sources et elle
102 B GUENEacuteE Histoire et culturehellip p 155-156 103 Ibid p 157 laquo parfaits ou imparfaits ces catalogues donnant des noms et des dureacutees furent pour les
historiens du Moyen Acircge lrsquoindispensable instrument de leur conquecircte du temps raquo 104 Ibid p 158-159 105 Par exemple le pape Seacuteverin (640) fut eacutelu en 638 mail il dut attendre la ratification impeacuteriale pendant vingt
mois Il en fut de mecircme pour Leacuteon II (682-683) qui fut eacutelu en 681 mais dut attendre dix-huit mois
ADMINISTRATION PONTIFICALE DE LA BASILIQUE PATRIARCALE SAINT-PAUL Les Papes vingt
siegravecles drsquohistoire Librairie Eacuteditrice vaticane 2002 p 35-37 106 B GUENEacuteE Histoire et culturehellip p 161-162 La systeacutematisation est plus ou moins simultaneacutee en France
avec Primat qui utilise ce systegraveme en 1275 dans ses Grandes Chroniques de France 107 Ibid p 147-148 et 157
32
conditionne aussi et surtout le contenu des chroniques la deacutefaite de 711 et la Reconquecircte
eacutetant des eacuteleacutements incontournables De plus lrsquohistoriographie chreacutetienne de la peacuteninsule est
encore plus qursquoailleurs heacuteritiegravere des auteurs peacuteninsulaires tels qursquoOrose (v 380-ap 417)
Isidore de Seacuteville (560570-636) ou Julien de Tolegravede (642-690) Parmi les plus importantes
chroniques des premiers temps de lrsquohistoriographie chreacutetienne peacuteninsulaire nous pouvons
citer la Chronique Mozarabe108 reacutedigeacutee au VIIIe siegravecle la Chronique drsquoAlbelda109 et la
Chronique Propheacutetique110 au IXe siegravecle la Chronique dite drsquoAlphonse III111 au deacutebut du
Xe siegravecle ou encore la Chronique de Sampiro112 au deacutebut du XIe siegravecle Nous pouvons aussi
citer la Chronologia regum gothorum113 (VIIIe siegravecle) et la Chronique Moissiacense114
(IXe siegravecle) reacutedigeacutees en Septimanie carolingienne mais dont les theacutematiques rejoignent celles
de la Peacuteninsule
B Le tournant du XIIIe siegravecle Lucas de Tuy et Jimeacutenez de Rada
Agrave partir du XIIe siegravecle lrsquoessor urbain de lrsquoOccident chreacutetien et les croisades
renouvellent le goucirct pour lrsquohistoire et ouvrent de nouveaux horizons culturels115 qui
inteacuteressent aussi les laiumlcs Les goucircts et donc les lectures de ce nouveau public diffegraverent de
celles des clercs116 Bernard Gueneacutee explique ainsi que laquo si inteacuteresseacute que puisse ecirctre un moine
par lrsquohistoire il va de soi qursquoil est drsquoabord un homme de foi pour lequel la doctrine et la
pratique religieuses restent lrsquoessentiel raquo117 Antonia Grandsen quant agrave elle qualifie
lrsquohistoriographie eacutecrite dans les monastegraveres de laquo sous-produit de la religion raquo118 et mecircme si
lrsquoexpression semble un peu excessive lrsquoempreinte religieuse nrsquoest certes pas adapteacutee agrave ce que
pouvait rechercher un public laiumlque ce qui explique que la pratique historiographique sorte du
108 Eacutediteacutee par Theodor MOMMSEN Monumenta Germaniae Historica Auctores Antiquissimi 11 Chronica
Minora 2 Berlin Apud Weidmannos 1894 p 334-368 109 Eacutediteacutee par Y BONNAZ op cit p 10-30 110 Eacutediteacutee par Y BONNAZ op cit p 2-9 111 Eacutediteacutee par Y BONNAZ op cit p 31-59 112 Eacutediteacutee par Manuel Goacutemez-Moreno Introduccioacuten a la Historia silense con versioacuten castellana de la misma y
de la croacutenica de Sampiro Madrid Est tipograacutefico sucesores de Rivadeneyra (ea) 1921 113 On en connaicirct deux manuscrits presque identiques le Codex regiovaticanus 667 (eacutediteacute par MIGNE 83
col1115-1118) et le Codex coenobii moissiacensis (eacutediteacute par Claude DE VIC et Joseph VAISSEgraveTE dans leur
Histoire Geacuteneacuterale de Languedoc Toulouse Privat 1872-1904) 114 Eacutediteacutee par Georg Heinrich PERTZ Monumenta Germaniae Historica Scriptores 1 Annales et chronica aevi
Carolini Hannover Impensis Bibliopolii avlici Hahniani 1826 p 280ndash313 115 M-P CAIRE-JABINET op cit p 29 Quatriegraveme croisade 1204-1217 cinquiegraveme croisade 1217-1221 116 Ibid p 28 117 B GUENEacuteE laquo Y a-t-il une historiographiehellip raquo p 209 118 Ibid p 210 Il cite Antonia GRANDSEN Historical Writing in England c 220 - c 1307 Londres 1974
p 14
33
monastegravere119 Elle devient alors moins marqueacutee par le religieux moins savante car moins bien
documenteacutee mais plus adapteacutee au goucirct et aux capaciteacutes du public Parfois un historiographe
entretenu par de puissants personnages se contente drsquoune seule lecture dont il reacuteeacutecrit une
version latine ou vernaculaire120 De plus le perfectionnement des techniques de
reproduction la meilleure commercialisation la creacuteation des universiteacutes le goucirct des princes
pour les livres ou encore le succegraves de la preacutedication des franciscains et des dominicains
multiplient petit agrave petit le nombre de bibliothegraveques et ameacuteliorent lrsquoaccegraves aux livres121
Neacuteanmoins parler de veacuteritable changement au XIIe siegravecle en Castille et Leacuteon semble
moins pertinent que pour le reste de lrsquoEurope En effet les deux chroniques principales du
XIIe siegravecle la Legionense122 (deacutebut du XIIe siegravecle) et la Najerense123 qui est la premiegravere
chronique royale proprement castillane124 (fin du XIIe siegravecle) semblent partager plus de
points communs avec la premiegravere phase de lrsquohistoriographie qursquoavec la seconde en particulier
la reacutedaction en latin par un ou plusieurs clercs anonymes125 Srsquoagissant de la Castille et du
Leoacuten nous deacuteplaccedilons donc plutocirct le tournant historiographique agrave la premiegravere moitieacute du siegravecle
suivant avec les œuvres de Lucas de Tuy et Rodrigue Jimeacutenez de Rada qui sont les
principales sources de la Estoria de Espantildea
Lucas de Tuy moine de Saint-Isidore de Leacuteon et futur eacutevecircque de Tuy achegraveve en 1236
le Chronicon Mundi Cette chronique reacutedigeacutee en latin est une commande de la Reine
Beacuterangegravere megravere du roi Ferdinand III de Castille et du Leoacuten Le reacutecit souvre sur lAntiquiteacute et
va jusquagrave la conquecircte de Cordoue par Ferdinand III en 1236 Larchevecircque de Tolegravede
Rodrigue Jimeacutenez de Rada termine le De Rebus Hispaniae dix ans plus tard126 Cette
chronique commandeacutee par le roi Ferdinand III est elle aussi reacutedigeacutee en latin Elle raconte aussi
lhistoire de la Peacuteninsule de ses origines jusquau preacutesent du Toleacutedan qui en est agrave la fois
lauteur et lun des protagonistes mecircme si au contraire de Lucas de Tuy don Rodrigue passe
119 Philippe POIRRIER Introduction agrave lrsquohistoriographie Paris Belin 2009 p 9 120 B GUENEacuteE laquo Y a-t-il une historiographiehellip raquo p 210 121 Ibid p 215 122 Nous conservons un manuscrit de la seconde moitieacute du XVe siegravecle agrave la Bibliothegraveque Nationale drsquoEspagne
folios 1 agrave 59 du manuscrit 1181 (MSS1181)) publieacute par Manuel GOacuteMEZ-MORENO Introduccioacuten a la
Historia silense con versioacuten castellana de la misma y de la croacutenica de Sampiro Madrid Est tipograacutefico
sucesores de Rivadeneyra (ea) 1921 123 Nous conservons deux manuscrits agrave la Real Academia de Historia 94922 antigua A-189 et 9450 antigua G-
1 eacutediteacutes par Juan Antonio ESTEacuteVEZ SOLA Chronica Naierensis Turnhout Brepols 1995 124 G LE MORVAN laquo La Chronica naiarensis dun neacuteo-gothisme astur-leacuteonais agrave un neacuteo-gothisme
castellan raquo e-Spania 7 juin 2009 125 Mis agrave part la Chronique de Sampiro qui a eacuteteacute reacutedigeacutee par lrsquoeacutevecircque drsquoAstorga Sampiro ce qui constitue une
exception 126 Jimeacutenez de Rada termine le De Rebus Hispaniae en 1243 et le parachegraveve en 1246
34
tregraves briegravevement sur lhistoire des peuples qui preacuteceacutedent les Goths en Espagne passant
directement du grec Hispan agrave lhistoire des Goths et eacutevoquant briegravevement et de faccedilon
elliptique les eacutevegravenements qui se succegravedent apregraves Hispan127
Avec ces deux historiographes et apregraves une pause de plusieurs deacutecennies128 lrsquohistoire
commanditeacutee par le pouvoir royal pratiquement moribonde129 renaicirct en mecircme temps qursquoelle
srsquoeacuteloigne de son modegravele initial Certes les deux auteurs utilisent toujours le latin et ce sont
des clercs mais la ressemblance avec leurs devanciers srsquoarrecircte lagrave Georges Martin affirme
mecircme que Lucas de Tuy laquo reacuteinventa [hellip] lrsquohistoire drsquoEspagne et lrsquoart de la rapporter raquo130
Tout drsquoabord Lucas de Tuy et Jimeacutenez de Rada se diffeacuterencient de leurs preacutedeacutecesseurs
anonymes en affichant leurs noms ainsi que par leurs fonctions (le premier chanoine a
beaucoup voyageacute et devient eacutevecircque du Leoacuten en 1239131 et le second devient archevecircque de
Tolegravede en 1209132) et par leurs liens avec le pouvoir royal en particulier pour Jimeacutenez de
Rada qui en tant que conseiller des rois de Castille et acteur de la Reconquecircte est lun des
personnages les plus importants et influents de son temps tant au plan politique que
religieux133 Pour les deux hommes il srsquoagit de deacutefendre les inteacuterecircts de leur royaume respectif
dans le contexte de reacuteunification de la Castille et du Leoacuten (1230) Lun des points
dachoppement les plus importants est sans doute le siegravege de la primatie des Espagne En
effet Tolegravede et Leoacuten se disputaient la direction de lEacuteglise Catholique de la Peacuteninsule et le
prestige et lautoriteacute que cela confeacuterait De plus les deux œuvres sont explicitement le fruit
drsquoune commande royale ce qui teacutemoigne de lrsquointeacuterecirct porteacute par la monarchie agrave
lrsquohistoriographie agrave son utiliteacute ou plutocirct agrave son pouvoir134 Paradoxalement mecircme si les deux
clercs reacutepondaient agrave une commande royale ils beacuteneacuteficiaient drsquoune plus grande indeacutependance
Lieu dune investigation et dune eacutelaboration argumentaire sur les droits de la couronne ou dun
dialogue politique entre des intellectuels eacuteclaireacutes et le roi la pratique historiographique
meacutenageait agrave lhistorien ndash mecircme sil agissait agrave linitiative de la royauteacute et pour la servir ndash une
grande autonomie une grande liberteacute de reacuteflexion Pour ecirctre veacuteritablement utile il fallait
veacuteritablement chercher il fallait veacuteritablement penser Cest pourquoi lapogeacutee
127 Voir p 382-386 et p 390-394 128 G MARTIN laquo Dans lrsquoatelier des faussaireshellip raquo p 280 Aucune chronique du mecircme genre nrsquoest reacutedigeacutee
entre la Chronique Najerense (vers 1190) et le Chronicon (1236) nous ne tenons pas compte ici du Liber Regum
(tournant du XIIIe siegravecle) puisqursquoil fut reacutedigeacute en aragonais 129 Ibid p 279 130 Ibid p 279 131 Enrique JEacuteREZ CABRERO El Chronicon Mundi de Lucas de Tuy (c 1238) teacutecnicas compositivas y
motivaciones ideoloacutegicas Thegravese doctorale dirigeacutee par Diego Catalaacuten 2006 p 180-182 132 DRH trad p 19 133 DRH trad introduction p 16-27 134 M-P CAIRE-JABINET p 31-32 et G MARTIN laquo Le pouvoir historiographiquehellip raquo p 123
35
historiographique que constitue le regravegne de Ferdinand III est aussi lapogeacutee de lautoriteacute de
lhistoriographe135
En dressant les portraits des rois et des princes Lucas et Rodrigue montrent les qualiteacutes
dont les rois doivent ecirctre pourvus et les deacutefauts ou les vices qursquoils doivent au contraire bannir
Cette meacutethode agrave porteacutee didactique srsquoapparente agrave la tradition meacutedieacutevale du Miroir des princes
destineacute agrave eacuteduquer le Prince et agrave le guider dans son gouvernement136 Dans un rapport de
pouvoir avec le roi137 les deux clercs se positionnent donc comme conseillers et enseignants
du monarque Ils peuvent se permettre drsquoexposer leur vision du pouvoir royal ou des relations
que celui-ci doit entretenir avec la noblesse mecircme si en lrsquooccurrence leurs avis divergent138
Cependant malgreacute lrsquoeacutevolution des siegravecles et des contextes drsquoeacutenonciation en particulier
la formation et le renforcement des royaumes chreacutetiens les jeux de pouvoir entre ces
royaumes la reconquecircte progressive du territoire face agrave lrsquoenvahisseur il est un eacuteleacutement
constant un aspect pratiquement preacutesent dans toutes les chroniques asturiennes puis leacuteonaises
et enfin castillanes Il srsquoagit du neacuteo-gothicisme
C Le neacuteo-gothicisme dans lrsquohistoriographie astur-leacuteonaise et castillane
Le neacuteo-gothicisme ou neacuteo-wisigothisme est une laquo repreacutesentation selon laquelle les
royaumes astur-leacuteonais puis castillano-leacuteonais doivent ecirctre consideacutereacutes comme les successeurs
leacutegitimes du royaume wisigothique raquo139 Cette construction ideacuteologique (mecircme si les
135 G MARTIN laquo Le pouvoir historiographiquehellip raquo p 126-127 136 Ghislaine FOURNEgraveS et Elvezio CANONICA (eacuted) Le miroir du prince eacutecriture transmission et reacuteception
en Espagne XIIIe-XVIe siegravecles Presses universitaires de Bordeaux Pessac 2011 Avant-propos p 11 137 G MARTIN laquo Le pouvoir historiographiquehellip raquo p 123 138 G MARTIN laquo Dans lrsquoatelier des faussaireshellip raquo p 291 Agrave propos de Jimeacutenez de Rada laquo convaincu de ce
que lrsquoharmonie politique du royaume repose sur un partage eacutequitable du pouvoir entre la noblesse et la royauteacute raquo
Et Georges MARTIN laquo Luc de Tuy Rodrigue de Tolegravede leurs traducteurs et leurs compilateurs alphonsins
Comparaison segmentaire dune lexicalisation raquo Cahiers drsquoeacutetudes hispaniques meacutedieacutevales 14-15 1989 p 173-
206 p 175-176 Agrave propos de Lucas laquo conviction qui traverse tout le Chronicon quil nest pire ennemi de la
couronne que la noblesse Plus largement cest dune extrecircme deacutefiance agrave lendroit de laristocratie laiumlque dans son
ensemble dont teacutemoigne son œuvre raquo 139 Miguel Aacutengel LADERO QUESADA laquo Neogoticismus raquo in R-H BAUTIER et alii Lexicon des
Mittelalters Muumlnchen et Zuumlrich Artemis 1993 t 6 cols 1090-1091 citeacute par Thomas DESWARTE op cit
p 11 Agrave propos du neacuteo-gothicisme voir Patrick HENRIET laquo Le jour ougrave la reconquecircte commenccedila jeux
drsquoeacutecritures et glissements de sens autour de la bataille de Covadonga (VIIIe-XIIIe siegravecles) raquo in Claude
CAROZZI et Huguette TAVIANI-CAROZZI (eacuted) Faire leacuteveacutenement au Moyen Acircge Aix-en-Provence Presses
universitaires de Provence 2007 p 41-58 Thomas DESWARTE op cit G LE MORVAN op cit id laquo La
Chronica naiarensis dun neacuteo-gothisme astur-leacuteonais agrave un neacuteo-gothisme castillan raquo e-Spania 7 2009 id laquo Un
reacutecit (la chute du royaume wisigothique dEspagne dans lhistoriographie chreacutetienne des VIIIe et IXe siegravecles) raquo
in Histoires de lEspagne meacutedieacutevale Historiographie geste romancero Annexes des Cahiers de linguistique
hispanique meacutedieacutevale 11 1997 p 11-42 Julia MONTENEGRO et Arcadio del CASTILLO laquo Don Pelayo y
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recherches reacutecentes semblent montrer une certaine continuiteacute entre lrsquoeacutepoque wisigothique et le
royaume astur-leacuteonais140 cette continuiteacute nrsquoest pas complegravete et relegraveve au moins en partie de la
construction ideacuteologique) revecirct plusieurs aspects et possegravede plusieurs implications Tout
drsquoabord il srsquoagit de mettre en scegravene les origines mythiques du royaume crsquoest-agrave-dire une
fondation nationale et identitaire qui repose sur des ancecirctres glorieux Preacutesenter les Astur-
leacuteonais comme les heacuteritiers et continuateurs des Wisigoths favorise un sentiment
drsquoappartenance une coheacutesion du groupe garantis par une mecircme origine soudeacutee par le passeacute
Cela leacutegitime aussi lrsquoexistence mecircme du royaume puisqursquoil est preacutesenteacute comme la continuiteacute
naturelle du royaume de Tolegravede Ensuite si lrsquoon deacuteroule le fil de cette logique le fait que les
Astur-leacuteonais soient (ou soient censeacutes ecirctre) les deacutepositaires leacutegitimes de lrsquoautoriteacute
wisigothique leur confegravere une autoriteacute heacutegeacutemonique sur les autres royaumes chreacutetiens141
Enfin cette filiation qursquoelle soit biologique ou symbolique ndash cela deacutepend des auteurs et des
peacuteriodes ndash a aussi vocation agrave leur attribuer une autoriteacute naturelle sur toute la peacuteninsule
Ibeacuterique dont les Wisigoths eacutetaient les premiers et les seuls agrave ecirctre parvenus agrave instaurer lrsquouniteacute
spatiale politique et religieuse142 Lrsquoensemble du territoire reviendrait donc de plein droit au
royaume astur-leacuteonais ce qui justifierait la Reconquecircte preacutesenteacutee comme la restauration
leacutegitime et naturelle drsquoun passeacute exalteacute et ideacutealiseacute Lrsquoideacuteologie neacuteo-gothiciste relegraveve donc drsquoun
veacuteritable programme politique et srsquoappuie sur une construction du passeacute pour justifier le
preacutesent et tenter de reacutealiser lrsquoavenir
los oriacutegenes de la Reconquista un nuevo punto de vista raquo Hispania 180 1992 p 5-32 Alexander Pierre
BRONISCH laquo El concepto de Espantildea en la historiografiacutea visigoda y asturiana raquo Norba Revista de historia 19
2006 p 9-42 Luis GARCIacuteA MORENO laquo Los uacuteltimos tiempos del reino visigodo raquo Boletiacuten de la Real
Academia de la Historia 189 1992 p 425-459 id laquo Patria espantildeola y etnia goda (siglos VI-VIII) raquo in
Vicente PALACIO ATARD (eacuted) De Hispania a Espantildea El nombre y el concepto a traveacutes de los siglos
Madrid Temas de Hoy 2005 p 41-53 Alain MILHOU laquo De Rodrigue le peacutecheur agrave Ferdinand le
Restaurateur raquo in Jacques FONTAINE et Christine PELLISTRANDI (eacuted) LrsquoEurope heacuteritiegravere de lrsquoEspagne
wisigothique colloque international du CNRS tenu agrave Paris 14-16 mai 1990 Madrid Casa de Velaacutezquez 1992
p 365-382 Adeline RUCQUOI laquo Les Wisigoths fondements de la nation Espagne raquo in Jacques FONTAINE
et Christine PELLISTRANDI (eacuted) LrsquoEurope heacuteritiegravere de lrsquoEspagne wisigothique colloque international du
CNRS tenu agrave Paris 14-16 mai 1990 Madrid Casa de Velaacutezquez 1992 p 341-352 Yves BONNAZ laquo Le neacuteo-
gothisme raquo in Yves BONNAZ (eacuted) Chroniques asturiennes (fin IXe siegravecle) Paris CNRS 1987
p LXXXVIII-XCIII id laquo Divers aspects de la continuiteacute wisigothique dans la monarchie asturienne raquo in
Meacutelanges de la Casa de Velaacutezquez 12 Madrid Casa de Velaacutezquez 1976 p 81-99 140 T DESWARTE op cit p 46-48 141 Les autres royaumes chreacutetiens ne se sont drsquoailleurs pas construits selon le mecircme raisonnement Michel
ROUCHE laquo Preacuteface raquo in T DESWARTE op cit p VIII et Michel ZIMMERMANN laquo Conscience gothique
et affirmation nationale dans la genegravese de la Catalogne (IXe-XIe siegravecles) raquo in Jacques FONTAINE LEurope
heacuteritiegravere de lEspagne wisigothique p 51-67 142 Reacutecaregravede (roi de 586 agrave 601) instaure lrsquouniteacute religieuse en se convertissant au Catholicisme en 589 Swinthila
(roi de 621 agrave 631) est le premier roi wisigoth qui regravegne sur toute le peacuteninsule Ibeacuterique
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Le texte fondateur du neacuteo-gothicisme est le Testamentum dune donation faite par
Alphonse II (roi des Asturies de 791 agrave 842) agrave la basilique du Saint-Sauveur dOviedo lors de
sa fondation le 16 novembre 812 Ce document eacutetablit lrsquoideacutee drsquoune continuiteacute gothique qui
enracinerait la royauteacute asturienne dans la royauteacute des Goths et placerait deacutejagrave Alphonse II au-
dessus de tous en insistant sur le passeacute et sur la Providence qui lrsquoont conduit agrave ecirctre roi De
plus crsquoest pendant son regravegne qursquoa lieu la deacutecouverte consideacutereacutee comme miraculeuse du
tombeau de lrsquoapocirctre Jacques agrave Compostelle Gracircce agrave ce tombeau la reacutegion devient lrsquoun des
plus importants centres de pegravelerinage de la Chreacutetienteacute et contribue au renforcement politique
et eacuteconomique du royaume astur-leacuteonais qui se veut sauveur et garant de la Chreacutetienteacute143
Bien que le neacuteo-gothicisme soit avant tout une ideacuteologie politique144 crsquoest un projet agrave
multiples facettes qui se manifeste eacutegalement agrave travers lrsquohistoriographie et qui srsquoinspire
notamment drsquoIsidore de Seacuteville Lrsquoeacutevecircque de Seacuteville ndash qui figure parmi les auteurs les plus lus
du Moyen Acircge et agrave lrsquoorigine de la culture occidentale145 ndash est un modegravele du neacuteo-wisigothisme
dans le sens ougrave il a poseacute les fondations du mythe wisigoth146 Contemporain de la conversion
au Catholicisme du roi Reacutecaregravede en 589 il a drsquoabord eacuteteacute teacutemoin de lrsquouniteacute religieuse et
politique des Wisigoths et des autochtones hispaniques eacutetablie par Reacutecaregravede puis de lrsquouniteacute
territoriale reacutealiseacutee par le fils de ce dernier Swinthila qui a conquis les derniegraveres terres
posseacutedeacutees par les Byzantins Dans son Historia Gothorum Vandalorum et Suevorum147
Isidore ceacutelegravebre la grandeur de lrsquoEspagne et eacutelabore et exalte lrsquoidentiteacute gothique de lrsquoEspagne
unifieacutee politiquement et religieusement sous lrsquoeacutegide des rois wisigoths148 Mentionnons aussi
143 G MARTIN laquo Un reacutecithellip raquo p 25-27 144 Au sujet des diffeacuterentes eacutetapes de lrsquoeacutevolution politique du neacuteo-gothicisme voir le livre de Thomas
DESWARTE op cit 145 B GUENEacuteE Histoire et culturehellip p 303 146 Drsquoautres auteurs latins ont aussi contribueacute agrave forger cette image des Goths comme Orose Salvien Cassiodore
Jordanegraveshellip Voir Suzanne TEILLET Des Goths agrave la nation gothique les origines de lideacutee de nation en
Occident du Ve au VIIe siegravecle Paris Les Belles Lettres 2011 p 463-501 Cependant crsquoest Isidore qui scelle le
mariage des Goths et de lrsquoEspagne et qui a eacuteteacute le plus lu et le plus suivi Consulter agrave ce propos Ibid p 403-501
et Jacques FONTAINE Isidore de Seacuteville genegravese et originaliteacute de la culture hispanique au temps des
Wisigoths Turnhout Brepols 2000 p 361-376 147 Isidore DE SEacuteVILLE (auteur) Nathalie DESGRUGILLERS-BILLARD (eacuted et trad) Histoire des Goths des
Vandales et des Suegraveves Clermont-Ferrand Eacuted Paleo 2009 Isidore de Seacuteville a reacutedigeacute deux versions de
lrsquoHistoire des Gothshellip la seconde la plus longue est entiegraverement consacreacutee agrave lrsquoeacuteloge des Goths et elle preacuteceacutedeacutee
drsquoun eacuteloge de lrsquoEspagne le Laus Spaniae dont nous reparlerons plus loin (voir p 392-393) J FONTAINE
Isidore de Seacutevillehellip p 224-225 Lrsquoarchevecircque a aussi reacutedigeacute une Chronique universelle dans laquelle il raquo se
propose de montrer [hellip] dans un reacutecit suivi lrsquoenchaicircnement continu des dynasties impeacuteriales et royales qursquoil voit
se succeacuteder lineacuteairement par geacuteneacuterations et par regravegnes raquo ibid p 221 148 Histoire des Goths des Vandales et des Suegraveves 62 p 110 laquo aera DCLIX ann imperii Heraclii X
gloriosissimus Suintila gratia divina regni suscepit sceptra Iste sub rege Sisebuto duces nactus officium
Romana castra perdomavit Ruccones superavit Postquam vero apicem fastigii regalis conscendit urbes
residuas quas in Hispaniis Romana manus agebat praelio conserto obtinuit auctamque triumphi gloriam prae
caeteris regibus felicitate mirabili reportavit Totius Hispaniae infra Oceani fretum monarchia regni primus
idem potitus quod nulli retro principum est collatum Auxit eo praelio virtutis ejus titulum duorum patritiorum
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Julien de Tolegravede archevecircque de Tolegravede de 680 agrave 690 qui compose vers 675 lrsquoHistoria
Wambae149 une bregraveve monographie de laquo triple caractegravere historique paneacutegyrique et
exemplaire raquo150 consacreacutee agrave lrsquoeacuteloge de Wamba roi de 672 agrave 680 Sans preacutetendre agrave
lrsquoexhaustiviteacute donnons un aperccedilu des diffeacuterentes eacutetapes de lrsquoeacutevolution du neacuteo-gothicisme
dans lrsquohistoriographique astur-leacuteonaise puis castillane
La Chronique Albeldense acheveacutee entre 881 et 883 sous le regravegne drsquoAlphonse III (roi de
866 agrave 910) srsquoinspire du Testamentum ainsi que probablement drsquoun Chronicon perdu datant du
regravegne drsquoAlphonse II Elle renforce la leacutegitimiteacute du royaume en preacutesentant Alphonse Ier le
gendre et successeur de Pelayo151 comme le fils du duc des Cantabres152 ce qui ferait de la
monarchie astur-leacuteonaise une royauteacute issue dun Goth et dun autochtone noble Elle preacutesente
ensuite Alphonse II comme celui qui a restaureacute lrsquoordre des Goths tout entier tant dans
lrsquoEacuteglise qursquoau Palais laquo Omnemque Gothorum ordinem sicuti Toleto fuerat tam in Ecclesia
quam in Palatio in Oueto cuncta statuit raquo153 Lrsquoaffirmation du royaume drsquoOviedo comme le
seul royaume heacuteritier de Tolegravede reacutepond aussi agrave la naissance drsquoune nouvelle dynastie en
Navarre quAlphonse III voulait garder sous sa coupe154
La Chronique Propheacutetique vraisemblablement reacutedigeacutee en avril 883 par un mozarabe
annonce que dans les sept mois agrave venir Alphonse III restaurera le regravegne des Goths Cependant
ce texte ne srsquoinscrit pas vraiment dans la tradition de continuiteacute neacuteo-gothique asturienne car il
srsquoagit de libeacuterer et de restaurer le peuple des Goths et non drsquoinstaurer un nouveau royaume
auquel se soumettre Cette chronique a connu un grand succegraves155 mais son contenu eacutetait
obtentus quorum alterum prudentia suum fecit alterum virtute praelii sibi subjecit raquo Traduit p 42-43 laquo egravere
659 Au cours de la dixiegraveme anneacutee du regravegne de lrsquoempereur Heacuteraclius la gracircce divine octroya le sceptre du
royaume goth au tregraves glorieux Swinthila Sous le regravegne de Sisebut il avait eacuteteacute nommeacute chef des armeacutees eacutetait
parvenu agrave soumettre les soldats de Rome et agrave surpasser les Ruccons Apregraves avoir eacuteteacute eacuteleveacute aux fastes de la
royauteacute il prit sous sa main le reste des villes de lrsquoEspagne romaine tenant fermement les combats Il remporta
une immense gloire de ce triomphe Il avait en son pouvoir toute lrsquoEspagne jusqursquoau deacutetroit de lrsquoOceacutean si bien
qursquoaucun roi avant lui nrsquoavait regroupeacute autant de terres Gracircce agrave la puissance de ses batailles il accrut son
honneur par la prise de deux patrices lrsquoun gracircce agrave sa prudence lrsquoautre gracircce agrave la force de la lutte raquo 149 Julien de TOLEgraveDE (auteur) Jocelyn Nigel Hillgarth Wilhelm Levison et Bernhard Bischoff (eacuted) Sancti
Juliani Toletanae sedis episcopi opera Pars 1 Turnhout Brepols 1976 150 S TEILLET op cit p 585-586 602 151 Le premier successeur de Pelayo est son fil Fafila (737-739) mais il nrsquoa pas meneacute de campagnes militaires
importantes et la tradition fait de lui un homme imprudent tueacute par un ours au cours drsquoune partie de chasse Sans
descendance masculine et sans fregravere crsquoest lrsquoeacutepoux de sa sœur Alphonse Ier qui monte sur le trocircne 152 Y BONNAZ op cit Chronique Albeldense 38 p 23 laquo Adefonsus Pelagii gener regnauit annis XVIII
Iste Petri Cantabriae ducis filius fuit raquo laquo Alphonse gendre de Pelayo reacutegna dix-huit ans Il eacutetait le fils de
Pierre duc de Cantabrie raquo 153 Ibid 44 1 p 24 laquo Il eacutetablit agrave Oviedo lrsquoordre des Goths tout entier tel qursquoil avait existeacute agrave Tolegravede tant dans
lrsquoEacuteglise qursquoau Palais raquo 154 G MARTIN laquo Un reacutecithellip raquo p 27-30 155 Ibid p 35
39
contraire aux inteacuterecircts du royaume des Asturies qui cherchait agrave srsquoimposer dans le contexte du
des deacutebuts de la Reconquecircte156
La Chronique dite drsquoAlphonse III reacutedigeacutee au deacutebut du Xe siegravecle et dont nous conservons
deux versions (Rotense et Ovetense ou eacuterudite) est un document inteacuteressant et novateur agrave plus
drsquoun titre en particulier si lrsquoon tient compte de la richesse et de la diversiteacute des sources et de
lrsquoimportant travail de refonte qui les accompagnent Il accentue la continuiteacute geacuteneacutetique et
dynastique de la royauteacute en preacutesentant Pelayo comme un wisigoth de sang royal et
Alphonse Ier comme eacutetant lui aussi un goth drsquoextraction royale157 Pour Georges Martin cette
chronique montre la conscience royale de la porteacutee du texte historiographique
Souci de la royauteacute dassembler dunifier sous son autoriteacute le mateacuteriau historique eacutepars et
dissemblable daccaparer tout lheacuteritage du discours sur le temps Mais ces composants
historiographiques mecircleacutes deacuteleacutements exogegravenes ndash motifs folkloriques thegravemes mythologiques
topiques chreacutetiens plutocirct que traditions historiques orales ndash sont deacuteconstruits puis reacuteeacutelaboreacutes
pour la premiegravere fois dans une narration veacuteritable suivie coheacuterente appliqueacutee agrave interpreacuteter en
son sein lensemble des eacutevegravenements allant jusquagrave commenter elle-mecircme Il sagit dune
eacutemergence capitale celle dune conscience dhistorien ndash ici dabord une conscience deacutecrivain ndash
parfaitement lucide quant aux fondements et aux enjeux de sa tacircche preacuteoccupeacutee par le poids du
sens quelle donne aux faits disposeacutee agrave exploiter laptitude du reacutecit historique agrave articuler un
message ideacuteologique complexe158
La Chronique Legionense (dite Silense) reacutedigeacutee dans le premier tiers du XIIe siegravecle est
une biographie inacheveacutee du roi Alphonse VI (roi de 1165 agrave 1109) Bien que preacutesentant des
caracteacuteristiques neacuteo-wisigothiques elle est avant tout centreacutee sur le roi et ses qualiteacutes Agrave la fin
du XIIe siegravecle la Chronique Najerense transfegravere le mythe gothique agrave la Castille Elle prend la
forme drsquoune histoire universelle commenccedilant par la Creacuteation et continuant par lrsquohistoire
biblique classique wisigothique puis castillano-leacuteonaise ce qui a certainement influenceacute
Lucas de Tuy et Rodrigue Jimeacutenez de Rada
Agrave la mort drsquoAlphonse VII en 1157 Ferdinand II heacuterite du Leoacuten et Sanche III de la
Castille ce qui affaiblit lrsquoideacuteologie neacuteo-wisigothique pendant plusieurs deacutecennies Ce nrsquoest
qursquoen 1230 lorsque Ferdinand III reacuteunit deacutefinitivement les deux royaumes que la couronne
renoue avec cette tradition Lucas de Tuy et le Toleacutedan constituent alors une eacutetape primordiale
de lrsquohistoriographie et participent au renouveau du neacuteo-gothicisme159 Lucas de Tuy continue
156 Ibid p 30-35 157 Uniquement dans la version eacuterudite Y BONNAZ op cit version eacuterudite 8 1 p 45 laquo filius Petri ducis
ltquigt ex semine Leuuigildi et reccaredi regum progenitus tempore Egicani et Witizani princeps militiae fuit raquo
laquo fils du duc Pierre (qui) issu de la race des rois Leacuteovigilde et Reacutecaregravede fut le chef de lrsquoarmeacutee au temps drsquoEgica
et de Witiza raquo 158 G MARTIN laquo Un reacutecithellip raquo p 35-42 159 J F OrsquoCALLAGHAN op cit p 189-192
40
par exemple de faire reacutefeacuterence aux chreacutetiens du Nord de la peacuteninsule Ibeacuterique comme agrave des
laquo Goths raquo mecircme apregraves la chute du roi Rodrigue et du royaume wisigoth160 Cependant crsquoest
surtout Jimeacutenez de Rada qui contribue agrave ce renforcement En effet dans le chapitre VII il
reacutesume plusieurs siegravecles drsquohistoire en quelques lignes
Grecorum igitur seruitute Hispania remansit oppressa usque ad tempora Romanorum medio
tempore regno diuiso plurium preda diripiencium uastationem non potuit fugere que leonum
faucibus cogebatur inferri161
Dans le chapitre suivant le Toleacutedan passe directement agrave lhistoire des Goths agrave leur
origine leurs conquecirctes leur eacutevolutionhellip Et sauf exception il ne reparle plus de lHispanie
avant larriveacutee des Goths sur le sol peacuteninsulaire La preacutesence des Pheacuteniciens des Grecs des
Carthaginois et des Romains passe donc presque inaperccedilue et nest eacutevoqueacutee que de faccedilon
indirecte et souvent agrave travers le prisme de lhistoire des Goths En effet Rada met en scegravene
lhistoire de lEspagne de telle faccedilon qursquoagrave la suite des Ibegraveres seuls les Wisigoths semblent
reacuteellement importants et deacutecisifs avant linvasion musulmane leacutemergence des royaumes
chreacutetiens et la Reconquecircte Cette mise en exergue se fait donc au deacutetriment des autres peuples
comme les Romains162 pourtant longtemps preacutesents en Espagne et qui laissegraverent un heacuteritage
important (notamment juridique ou architectural) Trente-neuf chapitres163 de la chronique
sont consacreacutes aux Wisigoths en Hispanie agrave partir du regravegne dAthaulf (410-415) jusquagrave
linvasion musulmane qui marque la fin deacutefinitive du royaume de Tolegravede et des Goths et
avant cela dix-sept chapitres164 sont consacreacutes agrave leur origine et leur eacutevolution bien avant leur
arriveacutee en Espagne En tout cela repreacutesente un quart165 des chapitres Drsquoailleurs lrsquoun des
noms du De Rebus Hispaniae est Historia Gothica ce qui tend agrave montrer que dans cette
œuvre lrsquohistoire de lrsquoEspagne et des Espagnols se confond avec lrsquohistoire des Goths Tout
comme Isidore de Seacuteville il insiste particuliegraverement sur lrsquouniteacute politique et religieuse reacutealiseacutee
par les rois wisigoths dont il fait des parangons de vertus et il met aussi en scegravene la pieacuteteacute
eacutedifiante du royaume wisigoth en deacutecrivant les Conciles de Tolegravede et en montrant le
160 E JEacuteREZ CABRERO op cit p 186 laquo entre otras llamo la atencioacuten sobre las siguientes ocasiones en que
los cristianos espantildeoles son considerados laquo godos raquo IV321-22 516 3521-22 45 365 375 67 405 455 5725
7050 7755 y 8342 raquo 161 De Rebus Hispaniae I 7 p 19 13-16 DRH trad p 71 laquo Por tanto Espantildea permanecioacute sometida a la
servidumbre de los griegos hasta los tiempos de los romanos durante un periodo intermedio el reino roto
quedoacute al arbitrio del saqueo de cuantos queriacutean y no pudo evitar su devastacioacuten como la presa que a
dentelladas se disputan los leones raquo 162 Nous nrsquoavons recenseacute que vingt-et-une reacutefeacuterences aux Romains voir p 383-384 163 De Rebus Hispaniae II 6 p 47 ndash III 21 p 106 164 De Rebus Hispaniae I 8 p 20 ndash II 5 p 46 165 Soit cinquante-six chapitres sur deux-cent-dix-sept
41
rayonnement religieux et culturel de la capitale qui domine lEacuteglise Catholique Il construit
ainsi un lien entre Dieu et les Goths qursquoil esquisse avec la prise de Rome par Alaric
deacuteveloppe ensuite avec le motif du bon gouvernement des rois et ce lien est deacutefinitivement
scelleacute par lonction que reccediloit Wamba
La deacutemonstration historiographique qui vise agrave installer et leacutegitimer le mythe neacuteo-
wisigothique est donc une tradition eacutetablie avant Alphonse X Elle repose sur une suite de
meacutecanismes que lrsquoon pourrait reacutesumer ainsi mythification des ancecirctres wisigoths explication
de la chute du Royaume eacutetablissement drsquoune permanence entre les Wisigoths drsquoavant 711
exaltation de Pelayo le sauveur providentiel et enfin justification drsquoune continuiteacute dynastique
(de parenteacute de sang ou drsquoalliance) et politique de Pelayo jusqursquoau preacutesent des
historiographes166 Ineacutes Fernaacutenez-Ordoacutentildeez affirme que la Estoria de Espantildea fonde bien la
leacutegitimation de la monarchie castillane sur le neacuteo-gothicisme
[] basaacutendose en el presupuesto defendido desde la primitiva historiografiacutea astur-leonesa de
que la monarquiacutea asturiana y sus herederos son por linna los descendientes de los reyes
godos167
Or si on peut effectivement ecirctre drsquoaccord avec la chercheuse en ce qui concerne le neacuteo-
gothicisme des chroniques qui ont preacuteceacutedeacute lrsquoœuvre drsquoAlphonse X il ne peut en ecirctre de mecircme
pour la Estoria de Espantildea En effet elle ne peut ecirctre eacutetudieacutee sans consideacuterer ce qui preacutecegravede
lrsquohistoire des Goths car le Roi Sage ne fait pas commencer son histoire avec lrsquoarriveacutee de ces
derniers Il faut donc neacutecessairement prendre en compte les 385 premiers chapitres de la
chronique afin drsquoeacutetudier et drsquoeacutevaluer les persistances et les eacuteventuelles distances
qursquoAlphonse X prend avec ce mythe
166 La leacutegitimation srsquoappuie aussi sur lrsquoexposition des raisons de la deacutefaite de 711 voir p 180-210 167 I FERNAacuteNDEZ-ORDOacuteNtildeEZ laquo El taller historiograacutefico raquo p 24-25
42
Chapitre 2
La Estoria de Espantildea eacutevolution ou rupture
La Estoria de Espantildea et la General Estoria ont eacuteteacute composeacutees sous lrsquoeacutegide
drsquoAlphonse X et en collaboration avec lui mais le monarque ne preacutesente pas le rocircle qursquoil a
joueacute de la mecircme faccedilon dans chaque prologue Dans la General Estoria il se positionne
comme lrsquoinstigateur de la chronique mais non comme son reacutedacteur laquo aqui se comienccedila la
general e grand estoria que el muy noble rey don Alfon [hellip] mando fazer raquo168 et un peu plus
loin laquo yo don Alfonsso [hellip] despues que oue fecho ayuntar muchos escritos e muchas
estorias delos fechos antiguos escogi dellos los mas uerdaderos e los meiores que y sope e
fiz ende fazer este libro raquo169 En revanche dans la Estoria de Espantildea srsquoil se donne aussi agrave
voir comme commanditaire nous lisons ainsi laquo mandamos ayuntar quantos libros pudimos
auer de istorias en que alguna cosa contassen de los fechos dEspanna raquo170 il srsquoassume aussi
et surtout comme reacutedacteur comme le montre la phrase suivante laquo aqui se comienccedila la
estoria de Espanna que fizo el muy noble rey don Alfonsso raquo171 et laquo compusiemos este
libro raquo172 Cela constitue une nouveauteacute crsquoest la premiegravere fois qursquoun roi srsquoaffirme comme
reacutedacteur drsquoune chronique Les deux anteacuteceacutedents immeacutediats de la chronique le Chronicon
Mundi et le De Rebus Hispaniae ont bien eacuteteacute commandeacutes par des souverains Beacuterangegravere de
Castille pour le premier et Ferdinand III de Castille son fils pour le second mais ces derniers
ne sont pas intervenus dans la reacutedaction
Il y a bien lrsquoexemple de la Chronique dite drsquoAlphonse III mais nous nrsquoavons aucune
certitude sur son ou ses auteurs En effet deux eacuteleacutements pourraient laisser croire que le roi
lui-mecircme serait lrsquoauteur de cette chronique La premiegravere version de la chronique (version
Rotense) affirme que la ville de Viseu a eacuteteacute repeupleacutee sur laquo iussu nostro raquo173 ce qui laissait
penser agrave Saacutenchez Albornoz174 qursquoAlphonse III en eacutetait lrsquoauteur Quant agrave la lettre qui sert de
168 General Estoria titre du prologue p 3 169 General Estoria prologue p 3 20b-30b 170 PCG prologue p 4 26a-28a 171 PCG titre du prologue p 3 172 PCG prologue p 4 44a 173 Y BONNAZ op cit version rotense 5 2 p 31 laquo notre ordre raquo 174 Ibid p 134 et Claudio SAacuteNCHEZ-ALBORNOZ Investigaciones sobre historiografiacutea hispana medieval
(siglos VIII al XII) Buenos Aires Facultad de Filosofiacutea y Letras Instituto de Historia de Espantildea 1967 p 42
laquo nadie sino el rey podiacutea escribir ldquoiussu nostrordquo pues soacutelo en nombre del monarca y por su orden se haciacutean las
pueblas El refundidor cleacuterigo erudito no se atreve a emplear las palabras del priacutencipe impropias en su pluma
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prologue agrave la seconde version (version eacuterudite) elle semble ecirctre revendiqueacutee par laquo Adefonsus
Rex raquo175 qui se propose de preacutesenter la chronique agrave un certain Seacutebastien176 ce qui semble
montrer que crsquoest le roi qui a eacutecrit si ce nrsquoest la chronique au moins le prologue Cependant
plusieurs points viennent contredire cette ideacutee Selon Georges Martin le repeuplement de
Viseu par Alphonse III nrsquoest pas attesteacute et rien ne prouve lrsquoauthenticiteacute de la lettre177 De plus
les incipit des deux versions affirment que la chronique a eacuteteacute eacutecrite pendant le regravegne des fils178
drsquoAlphonse III donc apregraves la mort de ce dernier Yves Bonnaz pense que laquo le reacutedacteur de la
chronique est tregraves probablement un clerc un familier du roi habitueacute au style officiel des actes
royaux raquo 179 mecircme srsquoil reconnaicirct que le roi en est sucircrement lrsquoinspirateur180 Au regard des
travaux de Georges Martin et Yves Bonnaz il semble que nous puissions leacutegitimement penser
qursquoAlphonse X tout en srsquoinscrivant dans une tradition de rois instigateurs est bien le premier
agrave prendre une part active dans la reacutedaction
En effet mecircme si Alphonse X se preacutesente comme (lrsquounique ) artisan et reacutedacteur de le
Estoria de Espantildea et compte tenu de la somme de travail que repreacutesentent ces deux
chroniques nous pouvons ecirctre certains qursquoil nrsquoa pas pu la reacutediger entiegraverement et seul Antonio
G Solalinde181 et Gonzalo Meneacutendez Pidal182 ont montreacute qursquoelles sont en reacutealiteacute le fruit drsquoun
travail collectif meneacute dans des ateliers drsquoeacutecriture en collaboration et sous lrsquoeacutetroite supervision
du roi Ineacutes Fernaacutendez-Ordoacutenez fait remarquer agrave ce propos certaines incoheacuterences183 preuves
y escribe ldquoa nobisrdquo [] A traveacutes de toda la croacutenica se advierte la pluma de un laico y el ldquoiussu nostrordquo a que
acabamos de referirnos parece argumento de fuerza para su atribucioacuten al rey raquo 175 Y BONNAZ op cit version eacuterudite lettreprologue p 31 176 Ibid p 31 laquo Adefonsus Rex Sebastiano nostro salutem [hellip] nos quidem ex eo tempore sivut ab antiquis et a
praedecessoribus nostris audiuimus et uera esse cognouimus tibi breuiter intimabimus raquo laquo Le roi Alphonse agrave
notre Seacutebastien salut [hellip] nous allons nous-mecircme te la preacutesenter briegravevement agrave partir de ce temps comme nous
lrsquoavons entendue des anciens et de nos preacutedeacutecesseurs et telle que nous lrsquoavons tenue pour exacte raquo 177 G MARTIN laquo Un reacutecithellip raquo note 58 p 36 laquo Rien ne prouve lrsquoauthenticiteacute de la lettre ndash lrsquoidentification de
Seacutebastien reste incertaine raquo 178 Y BONNAZ op cit incipit de la version rotense p 31 laquo [hellip] in tempore glorioso ordoni regis dive
memorie adefonsi regis filio collecta raquo et incipit de la version eacuterudite p 31 laquo [hellip] in tempore gloriosi garseani
regis adefonsi filii collecta raquo Garciacutea Ier fut roi du Leoacuten (910-914) et Ordontildeo II fut roi de Galice (910-914) puis
du Leoacuten (914-924) apregraves la mort de Garciacutea 179 Ibid p LIII et p 134 180 Ibid p 134 laquo le souverain en est sans risque drsquoerreur lrsquoinspirateur le maicirctre drsquoœuvre raquo 181 Antonio Garciacutea SOLALINDE laquo Intervencioacuten de Alfonso X en la redaccioacuten de sus obras raquo Revista de
Filologiacutea Espantildeola 2 1915 p 283-288 182 Gonzalo MENEacuteNDEZ PIDAL laquo Coacutemo trabajaron las escuelas alfonsiacutees raquo Nueva Revista de Filologiacutea
Hispaacutenica 4 1951 p 363-380 183 Citons par exemple les deux eacutetymologies donneacutees pour la ville de Carthagegravene Selon une premiegravere version la
ville doit son nom agrave celui de Carthage (PCG 7 p 10 31a-32a laquo Carthagena que ouo este nombre de Cartago
la grand raquo) mais dans une seconde version la ville doit son nom agrave un esclave de Didon Carthon La chronique
dit aussi agrave propos de lrsquoenlegravevement par Alaric de la sœur de lrsquoempereur Honorius lors du sac de Rome que cet
eacutevegravenement a deacutejagrave eacuteteacute abordeacute laquo segund que a desuso contado la estoria raquo 367 p 210 13b alors que cet eacutepisode
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que chaque section a eacuteteacute confieacutee agrave un ou plusieurs historiographes diffeacuterents qui ne
connaissaient pas toujours le travail reacutealiseacute par son ou ses collegravegues sur le mecircme sujet
Neacuteanmoins le travail reacutealiseacute par ces ateliers nrsquoest nulle part reconnu et les noms des
historiographes chargeacutes de reacutediger les Histoires nrsquoapparaissent pas seule la figure du Roi
Sage est mise en avant Cette mise en lumiegravere du roi au deacutetriment des autres reacutedacteurs a pour
conseacutequence un autre changement
En effet lorsqursquoil srsquoagit du Chronicon Mundi ou du De Rebus Hispaniae nous savons
qursquoil srsquoagit des œuvres de Lucas de Tuy et de Rodrigue Jimeacutenez de Rada Ces deux
chroniques avaient marqueacute une rupture en posant clairement lrsquoidentiteacute de leurs auteurs Ceux-
ci srsquoexprimaient agrave la premiegravere personne dans leur prologue srsquoadressaient agrave leur suzerain en
leur nom184 Lrsquoanonymat des ateliers alphonsins ainsi que leur caractegravere laiumlque constituent
donc un changement par rapport aux deux chroniques de la premiegravere moitieacute du XIIIe siegravecle
Cependant srsquoagit-il bien drsquoun changement ou ne srsquoagitait-il pas plutocirct drsquoun retour en
arriegravere En effet lrsquoanonymat des ateliers rappelle les premiegraveres chroniques qui eacutetaient le fruit
de clercs confineacutes dans leurs monastegraveres et contraints agrave lrsquoanonymat De plus Lucas et
Rodrigue beacuteneacuteficient drsquoune grande autonomie et drsquoune vraie liberteacute de reacuteflexion alors que
dans le cas des ateliers les historiographes sont exclusivement au service du projet et de la
reacuteflexion royale Crsquoest pourquoi dans ce dernier quart du XIIIe siegravecle mecircme si les ateliers
alphonsins ne sont plus constitueacutes de clercs et nrsquoeacutecrivent plus en latin il semble que le statut
qui leur est accordeacute ne diffegravere guegravere de celui des copistes du XIIe siegravecle Dans ces conditions
lrsquo raquo accaparement par le roi lui-mecircme de lautoriteacute deacutecriture raquo185 et le retour agrave lrsquoanonymat se
comprennent comme un recul de lrsquoautonomie de lrsquohistoriographe dont la liberteacute semble si ce
nrsquoest totalement disparaicirctre ecirctre difficilement praticable
Par ailleurs la prise en main de la reacutedaction par lrsquoautoriteacute royale a aussi pour
conseacutequence lrsquoeacutelargissement des sources dont les ateliers peuvent disposer Pour mener agrave bien
la tacircche qui leur est confieacutee les eacutequipes alphonsines peuvent ainsi compter sur des sources
drsquoune richesse ineacutedite
nrsquoa pas encore eacuteteacute eacutevoqueacute Agrave propos des problegravemes rencontreacutes par les ateliers de reacutedacteurs voir
I FERNAacuteNDEZ-ORDOacuteNtildeEZ Las Estoriashellip p 47-68 184 Chronicon Mundi prologue 2 p 10 148-149 laquo michi Luce indigno diachono raquo CM trad p 9 laquo mandoacute a
mi Lucas indigno diachono raquo De Rebus Hispaniae prologue p 7 88-89 laquo ego Rodericus indignus cathedre
Toletane sacerdos raquo DRH trad p 57 laquo yo Rodrigo indigno sacerdote raquo On remarquera la similitude entre les
formules de captatio benevolentiae utiliseacutees par les deux chroniqueurs 185 G MARTIN laquo Le pouvoir historiographiquehellip raquo p 128
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Des rois comme Alphonse X ou Edouard Ier drsquoAngleterre186 (roi de 1272 agrave 1307) ont
conscience des possibiliteacutes et limites face auxquelles ils se trouvent mais leur pouvoir et la
neacutecessiteacute rendent possible pour la premiegravere fois une consultation massive des bibliothegraveques
Le roi a en effet plus de possibiliteacutes qursquoun archevecircque et surtout plus qursquoun moine copiste Il
peut envoyer ses hommes agrave travers tout le royaume bien plus librement qursquoun clerc souvent
attacheacute toute sa vie agrave un diocegravese ou agrave un monastegravere187 sans compter que le royaume de
Castille nrsquoa cesseacute de srsquoaccroicirctre ce qui facilite lrsquoaccegraves aux sources qui se trouvaient jusque-lagrave
en territoire musulman ou dans un autre royaume chreacutetien Le jeu des accords matrimoniaux
et des ambassades permet aussi de tisser des alliances dynastiques diplomatiques qui
favorisent les eacutechanges aussi bien eacuteconomiques que culturels188 Il peut aussi reacuteunir les
meilleurs traducteurs pour travailler sur les sources religieuses profanes juives
musulmaneshellip qui ont eacuteteacute reacuteunies Ce faisant il peut non seulement aller plus loin que ses
preacutedeacutecesseurs mais il fait laquo valoir la puissance totalisatrice de la royauteacute raquo189 en imposant le
modegravele drsquoune autoriteacute supeacuterieure capable de reacuteunir et de concentrer tous les savoirs et en
rendant obsolegravete le travail des autres historiographes incapables de mettre en œuvre la mecircme
meacutecanique que le Roi Sage
Georges Martin a drsquoailleurs montreacute que la seconde partie du reacutecit de la Estoria de
Espantildea visait agrave servir les inteacuterecircts politiques drsquoAlphonse X190 Les formidables recherches de
sources agrave travers le royaume sont promises agrave servir des fins politiques tout comme celles
entreprises pour Edouard Ier Agrave ceci pregraves que les recherches ibeacuteriques avaient pour objectif la
reacutedaction drsquoune chronique lagrave ougrave lrsquoenquecircte anglaise tregraves urgente devait servir agrave obtenir la
soumission des preacutetendants eacutecossais191 Au Moyen Acircge il nrsquoeacutetait pas rare que lrsquohistoire serve
ainsi une autre science Il srsquoagit drsquoune discipline auxiliaire192 qui est au service de la
theacuteologie de lrsquoexeacutegegravese et de la morale en fournissant des exemples eacutedifiants193 ou encore du
186 En 1291 Edouard Ier fait ainsi entreprendre des recherches dans les bibliothegraveques des chapitres et des
monastegraveres de son royaume afin de prouver ses droits sur lrsquoEcosse M-P CAIRE-JABINET op cit p 22 et
B GUENEacuteE laquo Marsile de Padoue et lrsquohistoire raquo in Politique et histoire au Moyen Acircgehellip p 327-340 p 328 187 B LACROIX op cit p 100 188 Alphonse X descend par sa megravere Beacuteatrice de Souabe de lrsquoempereur des Romains Freacutedeacuteric Ier il descend par
son pegravere Ferdinand III drsquoAlieacutenor drsquoAquitaine et drsquoHenri II Plantagenecirct ce qui lrsquoapparente au roi Edouard Ier
drsquoAngleterre il est aussi apparenteacute au roi saint Louis qui est le cousin germain de son pegravere et il marie son fils
aicircneacute Ferdinand de la Cerda agrave Blanche de France la fille de saint Louis Enfin Alphonse X est marieacute avec
Violante drsquoAragon ce qui fait de lui le gendre de Jaime Ier drsquoAragon La Castille entretient donc des liens
dynastiques avec de nombreux royaumes chreacutetiens 189 G MARTIN laquo Le pouvoir historiographique hellip raquo p 135 190 Voir G MARTIN Les Juges de Castillehellip p 317-p 383 191 B GUENEacuteE laquo Lenquecircte historique ordonneacutee par Eacutedouard Ier roi dAngleterre en 1291 raquo in Comptes
rendus des seacuteances de lAcadeacutemie des Inscriptions et Belles-Lettres 119 1975 p 572-584 192 B GUENEacuteE laquo Y a-t-il une historiographie meacutedieacutevale raquo hellip p 209 et C-O CARBONELL op cit p 42 193 M-P CAIRE-JABINET op cit p 15-16
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droit194 ou de la grammaire Il nrsquoy a pas drsquohistoriens mais des moralistes des theacuteologiens et
des philosopheshellip195 Pour Bernard Gueneacutee lrsquohistoire laquo nrsquoeacutetait chez aucun le souci exclusif
ni mecircme lrsquooccupation essentielle Lrsquohistoire eacutetait au Moyen Acircge une activiteacute secondaire raquo196
Preuve que lrsquohistoire nrsquoest pas une discipline agrave part entiegravere elle nrsquoest pas enseigneacutee dans les
universiteacutes ougrave preacutevalent encore les sept arts libeacuteraux197 et les classements des bibliothegraveques
meacutedieacutevales ne comptent pas de section historiographique les livres drsquohistoires sont disperseacutes
au milieu des autres ouvrages198 Compte tenu de cette caracteacuteristique de lrsquohistoriographie
meacutedieacutevale il nrsquoest donc pas eacutetonnant de trouver une autre utiliteacute agrave la Estoria de Espantildea que la
seule connaissance du passeacute Cependant dans le cas drsquoAlphonse X mecircme si la viseacutee politique
de la seconde partie de la Estoria de Espantildea est agrave prendre en compte on ne peut reacuteduire
lrsquoentreprise historiographique alphonsine agrave cette seule viseacutee politique
Tout drsquoabord il faut prendre en compte lrsquoampleur de lrsquoœuvre historiographique
alphonsine la General Estoria et la Estoria de Espantildea forment un tout un ensemble
coheacuterent mecircme srsquoil est resteacute inacheveacute Ensuite il faut consideacuterer les moyens employeacutes et la
somme de travail colossale qui a eacuteteacute neacutecessaire pour mener une telle tacircche agrave bien Enfin
lrsquoinvestissement direct du roi est aussi un signe reacuteveacutelateur de lrsquointeacuterecirct qursquoil portait agrave ce projet
En effet jusque-lagrave les rois avaient passeacute commande drsquohistoires ils ne srsquoeacutetaient jamais
impliqueacutes de la sorte dans leur reacutealisation Tout ceci teacutemoigne de lrsquointeacuterecirct porteacute agrave
lrsquohistoriographie par le Roi Sage non comme auxiliaire mais comme discipline autonome qui
laquo acquiert une importance eacutegale agrave celle de la science naturelle et du droit raquo199 Cette prise en
charge royale traduit donc agrave notre sens un changement dans la conception et la vision de
lrsquohistoriographie au moins aux yeux du roi
Ainsi la Estoria de Espantildea et plus largement lrsquoœuvre historiographique entreprise par
Alphonse X marque agrave de nombreux eacutegards plus qursquoune simple eacutevolution une veacuteritable
194 B GUENEacuteE laquo Y a-t-il une historiographie meacutedieacutevale raquohellip p 208 laquo Puisque la religion chreacutetienne est
fondeacutee sur ces deux livres drsquohistoire que sont lrsquoAncien et le Nouveau Testaments le premier effort du theacuteologien
sera historique [hellip] Puisque lrsquoun des buts du trivium est de donner des regravegles de conduite des exemples agrave fuir ou
agrave imiter il sera tout naturel de chercher dans le passeacute crsquoest-agrave-dire dans des livres drsquohistoire des exemples
vrais raquo 195 C-O CARBONELL op cit p 42 196 B GUENEacuteE laquo Y a-t-il une historiographie meacutedieacutevale raquohellip p 211 197 Depuis lrsquoAntiquiteacute le programme de lrsquoenseignement classique se divise en deux branches le quadrivium qui
srsquoattache aux eacutetudes scientifiques et le trivium ou eacutetudes litteacuteraires qui srsquointeacuteresse aux arts du discours la
grammaire la rheacutetorique la dialectique Lrsquohistoire a toujours eacuteteacute un support pour lrsquoeacutetude du trivium mais elle
nrsquoen faisait pas partie en tant que matiegravere principale 198 Il faut par exemple attendre 1338 pour qursquoun catalogue drsquohistoires et de chroniques fasse son apparition agrave la
Sorbonne B GUENEacuteE laquo Y a-t-il une historiographie meacutedieacutevale raquohellip p 216 ainsi que p 208 En fait les
chercheurs considegraverent qursquoil nrsquoy a pas eu de reacuteelle autonomie de lrsquohistoire vis-agrave-vis des autres matiegraveres avant
1880 Nicolas OFFENSTADT Lrsquohistoriographie Paris PUF Que sais-je 2011 p 41 199 G MARTIN laquo Le pourvoir historiographiquehellip raquo note 4 p 124
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rupture dans la pratique historiographique Le roi nrsquoest plus seulement commanditaire il est
partie prenante dans la reacutedaction Les rocircles sont bouleverseacutes les meacutethodes de recherches et de
travail aussi La matiegravere agrave disposition des reacutedacteurs de la Estoria de Espantildea est sans
commune mesure avec celle agrave laquelle ont eu par exemple accegraves les reacutedacteurs de la
Chronique Albeldense Neacuteanmoins lrsquoeacutecart se mesure peut-ecirctre surtout dans la vision mecircme de
lrsquohistoriographie En effet cette tacircche agrave lrsquoampleur ineacutedite (ampleur des sources du travail de
la diffusion) nrsquoa eacuteteacute rendue possible que par une rupture des pratiques elle-mecircme
conseacutequence drsquoune rupture dans la conception de lrsquohistoriographie Et srsquoil est un autre indice
de la distance que prend le Roi Sage avec la tradition crsquoest la langue qursquoil choisit pour reacutediger
ses œuvres
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Chapitre 3
Le choix du castillan
Une diffeacuterence majeure entre les chroniques de Lucas de Tuy et Rodrigue Jimeacutenez de
Rada drsquoun cocircteacute et les chroniques drsquoAlphonse X de lrsquoautre est la langue dans laquelle elles ont
eacuteteacute reacutedigeacutees En effet les deux premiers auteurs ont comme leurs preacutedeacutecesseurs et leurs
contemporains eacutecrit en latin certes alteacutereacute alors que le Roi Sage choisit le castillan Ce
changement drsquoimportance ne peut ecirctre le fruit du hasard il srsquoagit donc drsquoexaminer les
diffeacuterentes implications de ce choix afin de deacutegager le ou les buts poursuivis par le monarque
Avant tout Alphonse X nrsquoest pas exactement le premier roi agrave utiliser le castillan agrave
lrsquoeacutecrit puisque son propre pegravere le roi Ferdinand III a fait traduire le Liber Iudiciorum200 en
castillan sous le nom de Fuero Juzgo et la chancellerie royale commenccedilait deacutejagrave agrave employer
le castillan201 Neacuteanmoins deux eacuteleacutements de comparaison nous permettent de diffeacuterencier
lrsquousage de la langue vernaculaire fait par Alphonse X de celui de son pegravere Drsquoune part dans le
cas de Ferdinand III il srsquoagit drsquoune traduction alors que lrsquoœuvre de son fils mecircme si elle
compte beaucoup de passages traduits comporte aussi des œuvres originales parmi lesquelles
les œuvres juridiques (le Fuero Real lrsquoEspeacuteculo de las leyes les Siete Partidas) et
historiographiques (la General Estoria et la Estoria de Espantildea) Drsquoautre part lrsquousage de la
langue vernaculaire par Ferdinand III se limitait agrave la chancellerie et agrave un code juridique un
usage certes nouveau mais que lrsquoon pourrait qualifier de pratique ou drsquoutilitaire alors que
chez Alphonse X le castillan est aussi destineacute aux sciences et agrave lrsquohistoire202
Lrsquoutilisation de la langue vernaculaire plutocirct que de la langue latine savante poursuit
probablement un objectif pratique celui de faciliter la diffusion et la compreacutehension des
textes par le plus grand nombre Toutefois le lectorat du XIIIe siegravecle mecircme en langue romane
nrsquoest pas si eacutetendu que cela Certains semblent drsquoailleurs douter de cette volonteacute de diffusion
plus large203 Pourtant mecircme si tout le monde ne lit pas le castillan tous peuvent au moins le
200 Il srsquoagit drsquoun recueil de lois promulgueacute par le roi wisigoth Reacuteceswinthe en 654 201 G MARTIN laquo Le pouvoir historiographique hellip raquo note 46 p 134 202 Ibid p 134 203 Emma FALQUE laquo Una edicioacuten criacutetica del Chronicon mundi de Lucas de Tuy raquo Cahiers de linguistique et de
civilisation hispaniques meacutedieacutevales 24 2001 p 219-233 p 230 laquo si el romance adquiere fuerza frente al latiacuten
en la exposicioacuten de la historia alfonsiacute ello se justifica menos como un intereacutes por la divulgacioacuten raquo
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comprendre dans le cadre de lectures faites agrave voix haute et la transmission au Moyen Acircge
passe souvent par lrsquooraliteacute204 Dans ce sens les gloses explicatives peuvent viser agrave simplifier
la laquo diffusion du message royal aupregraves des eacutelites peu lettreacutees raquo205 ce qursquoHenri II Plantagenecirct
(1133-1189) avait compris en favorisant la litteacuterature en langue vernaculaire pour srsquoassurer du
soutien de ses chevaliers206 De plus la litteacuterature en langue romane nrsquoest pas forceacutement
destineacutee agrave un public laiumlque Les clercs aussi peuvent appreacutecier de lire dans leur langue
courante drsquoautant que tous les clercs ne maicirctrisent pas parfaitement le latin207 Greacutegoire de
Tours lui-mecircme a eacutecrit sur son insuffisante formation grammaticale et rheacutetorique208 Le
castillan permet donc une diffusion plus large que le latin en touchant les lettreacutes laquo savants raquo
qui ne deacutedaignent pas les eacutecrits en langue vernaculaire mais aussi les lettreacutes non savants qui
eacuteprouvent des difficulteacutes avec le latin et enfin les non-lettreacutes qui peuvent tout de mecircme en
saisir la lecture orale
Neacuteanmoins puisque lrsquoutilisation du castillan prend une tout autre dimension que la
traduction commandeacutee par Ferdinand III elle ne peut ecirctre reacutesumeacutee agrave un simple souci de
diffusion Aussi bien la traduction que la laquo creacuteation raquo (souvent faite de traductions) posent
parfois un problegraveme de taille lrsquoabsence de termes preacutecis et adapteacutes en castillan puisque
jusque-lagrave ce dernier nrsquoa jamais eacuteteacute utiliseacute comme langue scientifique Il srsquoagit drsquoun vrai travail
drsquoeacutelaboration de recherche pour trouver le mot le plus juste le plus en adeacutequation avec les
critegraveres de ce que Juan Ramoacuten Lodares appelle le laquo castellano derecho raquo209 Drsquoapregraves lui le
choix des mots se fait en fonction drsquoune conception naturaliste210 de la langue ou laquo razoacuten de
nombres raquo211 qui consiste agrave rechercher une correspondance entre les mots et la reacutealiteacute
extralinguistique crsquoest-agrave-dire entre le nom des choses et les choses elles-mecircmes Citons ici ce
que Juan Ramoacuten Lodares a eacutecrit agrave propos de ce concept et de son importance dans la
production alphonsine
Esta particular nocioacuten de rectitud idiomaacutetica que considera a una lengua tanto maacutes autorizada
cuanto mejor refleje el mundo exterior domina buena parte de la maacutes granada reflexioacuten
gramatical del medioevo consecuentemente cala en muchas fuentes alfonsiacutees donde se
participa de la idea de que hay un viacutenculo evidente palpable y motivado entre la palabra y la
204 B LACROIX op cit p 218 205 G MARTIN laquo Le pouvoir historiographique hellip raquo p 134 206 B GUENEacuteE laquo La culture historique des nobleshellip raquo p 304 207 Ibid p 301 208 B GUENEacuteE Histoire et culturehellip p 215 209 Juan Ramoacuten LODARES laquo Las razones del laquocastellano derechoraquo raquo Cahiers dEacutetudes Hispaniques
Meacutedieacutevales 18-19 1993 p 313-334 210 Ibid p 321 211 Ibid p 322
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cosa que se designa con ella y que una lengua es maacutes recta cuanto maacutes frecuentemente cumpla
ese proceso212
La razoacuten de nombres es un concepto muy repetido en la obra alfonsiacute y motivado por las
circunstancias que hemos ido sentildealando como simple necesidad de aclarar teacuterminos nuevos
como consecuencia del proceso de intelectualizacioacuten como demostracioacuten de que el espantildeol era
lengua suficiente para explicar las vinculaciones entre las palabras y las cosas etc un nombre
es razonable cuando estaacute puesto de acuerdo con las caracteriacutesticas materiales del objeto o la
nocioacuten que denomina cuanto maacutes directo y evidente es el enlace entre lo designado y la
palabra que lo designa mayor razoacuten hay en la voz213
De plus selon le philologue le choix des termes devait ecirctre en adeacutequation avec la
tradition castillane (laquo costumbre raquo214) et lrsquoautoriteacute latine (laquo autoridad raquo215) Crsquoest cette
harmonie entre la tradition vernaculaire lrsquoautoriteacute latine et la laquo raison raquo qui montre la
capaciteacute du castillan agrave exprimer nrsquoimporte quelle notion ou concept parfaitement exprimeacutes par
les langues savantes ou ideacuteales que sont lrsquoheacutebreu le latin le grec ou lrsquoarabe216 Alphonse X se
sert des traductions et des deacutefinitions scientifiques pour mettre en lumiegravere cette triple
articulation
Ces conclusions peuvent srsquoappliquer agrave tous les textes alphonsins En effet reacutediger des
lois qui plus est inspireacutees des lois romaines donc latines ou composer une histoire
laquo nationale raquo et universelle depuis la Creacuteation ne peut pas ecirctre agrave la porteacutee de nrsquoimporte quelle
langue romane Agrave travers toutes ces œuvres il srsquoagit donc pour Alphonse X de hisser une
langue vernaculaire la langue vernaculaire du royaume dont il est le roi agrave la hauteur des
langues savantes Intellectualiser le castillan crsquoest montrer qursquoil est capable de veacutehiculer
nrsquoimporte quel concept et donc digne de rejoindre le cercle des auctoritates
Plusieurs manifestations de ce pheacutenomegravene sont preacutesentes dans le reacutecit des origines
Citons-en quelques exemples qui montrent la diversiteacute des langues sources et des sujets
concerneacutes Les reacutedacteurs expliquent ainsi agrave plusieurs reprises lrsquoeacutetymologie de nom de villes
drsquoobjets de la vie courante ou de concepts plus speacutecifiques comme lrsquoempire
Por que en latin dizen ingenuo por ell omne libre e a el dizien Carthon puso ella nombre a
aquella cibdat Carthagena217
En latin dizen parare por appareiar et esta palabra parare segund cuenta Hugutio componese
con in et dizen imperare Et es imperare en el nuestro lenguaje tanto cuemo mandar sobre
otros et sentildeorear218
212 Ibid p 320-321 213 Ibid p 322 214 Ibid p 323-327 215 Ibid p 323-327 216 Ibid p 317 laquo lenguas modeacutelicas como el latiacuten el griego o el aacuterabe raquo et p 322 laquo lengua sabia raquo 217 PCG 55 p 37 18a-21a
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Que pechassen cadanno a Roma quando se uiniessen escriuir cada uno por su cabeccedila un
dinero de plata o de oro que ualiesse diez de los de la moneda usada que corrie aquella sazon
por la tierra et con que mercauan las gentes sus cosas E por que auie de ualer diez por endel
pusieron nombre ldquodinerordquo que quiere tanto decir cuemo dezeno e dalli se comenccedilo ell uso de
llamar dinero a toda moneda que corre por la tierra219
Parfois ils traduisent litteacuteralement des mots ou des phrases en donnant drsquoabord le mot en
latin puis sa traduction
Deus stetit in congregacione deorum in medio autem deos discernit Que quiere dezir Dios
souo en ell allegamiento de los dioses et estando en medio dellos los uidga220
Vandalia en latin que quiere tanto dezir cuemo Andaluzia en el lenguaje castellano221
Fueron por ende dichos dalli adelante los federatos que quier tanto dezir cuemo auenidos por
amiztad et por paz222
Plus rarement la chronique traduit aussi le grec et lrsquoarabe comme le montre les
exemples suivants
Esta palabra teatro segund unas palabras que dizen en griego theoros por uuer et an por
aderredor tanto quier decir cuemo logar de uista fecho en cerco et tal era el teatro223
Ayuntaron se en un mont que oy dia lieua nombre daquel moro et dizen le en arauigo
Gebaltarif et los cristianos Gibraltar ca gebel en arauigo tanto quiere dezir como ldquomonterdquo224
En outre le simple fait que ce soit le roi lui-mecircme qui utilise le castillan agrave lrsquoeacutecrit suffit agrave
donner un certain poids agrave cette langue qui passe du statut de langue orale agrave celui de langue
eacutecrite autoriseacutee accreacutediteacutee par lrsquoautoriteacute royale Selon lrsquoexpression de Corinne Menceacute-Caster
Alphonse X se fait laquo artisan langagier raquo225 ce qui donne une nouvelle facette agrave son pouvoir et
contribue agrave le renforcer au moins symboliquement Cette capacitation fonctionne agrave double
sens drsquoun cocircteacute le roi donne du creacutedit agrave cette langue et la justifie agrave lui seul en lrsquoemployant agrave
lrsquoeacutecrit et drsquoun autre cocircteacute lrsquoutilisation du castillan montre le pouvoir et le savoir du roi qui est
le premier agrave lrsquoutiliser agrave lrsquointellectualiser agrave traduire des textes scientifiqueshellip agrave en faire une
langue savante Ces eacutecrits servent donc agrave eacutetablir la capaciteacute de la langue du Royaume de
Castille agrave exprimer des ideacutees complexes et aussi (et peut-ecirctre surtout ) la capaciteacute du roi qui
srsquoappuie sur son vaste savoir pour traduire et construire une nouvelle terminologie Comme
218 PCG 114 p 90 9b-13b 219 PCG 125 p 99 26a-36a 220 PCG 319 p 191 24a-29a 221 PCG 366 p 210 4a-7a 222 PCG 406 p 229 29b-31b 223 PCG 78 p 57 26a-29a 224 PCG 556 p 309 33a-37a 225 C MENCEacute-CASTER op cit p 8
52
lrsquoa eacutecrit Juan Ramoacuten Lodares laquo lo que se alaba y se fomenta en esa parte del proacutelogo (en
realidad en todo eacutel) son las potestades de un poder real basado en los saberes raquo226
Si les eacutecrits et traductions drsquoAlphonse X rendent gloire agrave Dieu ils rendent aussi gloire
au roi qui est agrave la fois lrsquoartisan de ces eacutecrits et le repreacutesentant de Dieu sur Terre227 Comme le
souligne le philologue laquo en los proacutelogos de los tratados astronoacutemicos alfonsiacutees suele
reiterarse una idea las obras se traducen para mayor gloria de Dios y consecuentemente
del rey que promueve la traduccioacuten raquo228 De plus pour les traducteurs du Moyen Acircge
lrsquoaptitude de lrsquoecirctre humain agrave traduire prouvait lrsquoexistence de la langue commune qui avait
existeacute avant que Dieu ne punisse les hommes qui avaient eacuterigeacute la Tour de Babel229 La
dispersion des hommes est drsquoailleurs raconteacutee dans le tout premier chapitre de la Estoria de
Espantildea230 Par son travail de traduction Alphonse X contribue donc agrave corroborer lrsquoexistence
de lrsquoeacutepisode de Babel et il contribue aussi agrave lrsquoœuvre de Dieu en mettant par eacutecrit une langue
envoyeacutee par Dieu (certes comme une punition) et en contribuant agrave la modeler En montrant
lrsquoeacutetendue de son savoir et de ses faculteacutes Alphonse X tente drsquoeacutetendre son pouvoir
Le Roi Sage pour qui pouvoir et savoir sont indissociables231 se sert de la creacuteation
lexicale et des gloses explicatives pour codifier232 formater systeacutematiser le sens et lrsquousage
des mots pour ses sujets En drsquoautres termes il pratique une sorte de seacutemantisation forceacutee du
castillan agrave destination de ses grands sujets Le texte devient alors le lieu drsquoun rapport de force
entre lrsquoautoriteacute monarchique qui se fait autoriteacute drsquoeacutenonciation et de seacutemantisation et ses
destinataires Citons agrave ce sujet une remarque eacuteclairante de Pierre Bourdieu laquo les rapports de
communication par excellence que sont les eacutechanges linguistiques sont aussi des rapports de
226 J R LODARES art cit p 334 227 Voir note 240 p 54 et p 342-368 228 J R LODARES art cit note 47 p 333 229 Mariacutea Nieve VILA RUBIO laquo Leacutexico y conciencia histoacuterica en Alfonso X raquo Cahiers de linguistique
hispanique meacutedieacutevale 23 2000 p 13-24 p 19 laquo la capacidad del ser humano para traducir probaba la
existencia de esa lengua comuacuten y abstracta raquo 230 PCG 1 p 4 40b-50b 231 C MENCEacute-CASTER op cit p 107 232 Nous ne parlons ici que de codification seacutemantique ou lexicale et non de normation grammaticale stylistique
ou orthographique Agrave ce propos nous renvoyons agrave lrsquoarticle indispensable de Lodares (J R LODARES art cit)
au sujet de lrsquoexpression laquo castellano derecho raquo tireacutee du prologue du traiteacute De las XLVIII figuras de la VIII espera
et dans laquelle les philologues ont longtemps voulu voir une reacutefeacuterence agrave une pureteacute de la langue Cependant
Lodares indique que beaucoup de termes choisis ne sont pas drsquoorigine castillane ou qursquoun mecircme mot peut
srsquoeacutecrire de faccedilon diffeacuterente il rappelle aussi que la recherche drsquoune codification grammaticale au XIIIe siegravecle est
complegravetement anachronique Il ne peut donc srsquoagir de pureteacute orthographique Le philologue deacutemontre que le vrai
but drsquoAlphonse X est de prouver la capaciteacute du castillan agrave transcrire la reacutealiteacute extralinguistique aussi bien que les
langues savantes et de montrer qursquoil existe une coheacuterence entre le terme choisi et le concept de la laquo razoacuten de
nombres raquo
53
pouvoir symbolique ougrave srsquoactualisent les rapports de force entre les locuteurs ou leurs groupes
respectifs raquo233
Quelle que soit la langue que lrsquoon parle celle-ci construit notre vision du monde la
faccedilon dont nous nous repreacutesentons les choses et elle contribue mecircme agrave la reacutealiteacute de ce qui
nous entoure En la modelant en la verrouillant234 en essayant de reacutealiser lrsquouniteacute du langage
eacutecrit235 Alphonse X tente de modifier la perception de ses sujets ou reacutecepteurs en creacuteant laquo une
nouvelle repreacutesentation de la Castille de son seigneur naturel de lrsquoimaginaire socio-
historique raquo236 La construction lexicale et seacutemantique permet ou en tout cas est censeacutee
permettre une reacuteformation mentale et ideacuteologique237 En opposant sa monoseacutemie agrave ses
(grands) sujets il cherche agrave laquo court-circuiter raquo lrsquoappropriation diffeacuterente qursquoils pourraient faire
de ses eacutecrits Comme lrsquoa eacutecrit Corinne Menceacute-Caster Alphonse X laquo se fonde sur le pouvoir
structurant des mots pour modifier le programme de perception de ses sujets et faire que ceux-
ci reacutealisent par leur consentement agrave la reacute-formation mentale qui est en jeu son programme
politique raquo238
Tout au long de son regravegne les combats politiques drsquoAlphonse X visant au double
renforcement du pourvoir de la Castille en Espagne et du roi en Castille se situent sur
plusieurs plans (fecho del imperio fecho de allende problegravemes de successionhellip) Deux
drsquoentre eux en particulier peuvent ecirctre relieacutes agrave lrsquoutilisation du castillan plutocirct que du latin les
tensions avec lrsquoEacuteglise Catholique et la rivaliteacute avec les autres royaumes chreacutetiens pour obtenir
lrsquoheacutegeacutemonie peacuteninsulaire Drsquoune part le roi entend affirmer son pouvoir politique par rapport
agrave celui de lrsquoEacuteglise Catholique239 En effet le projet ideacuteologique agrave la fois politique et
religieux drsquoAlphonse X faisait de lui un repreacutesentant direct de Dieu sur Terre sans besoin de
233 Pierre BOURDIEU Langage et pouvoir symbolique Paris Seuil 2001 p 59-60 234 C MENCEacute-CASTER op cit p 111 235 Ibid p 111 236 Ibid p 113 237 Ibid p 112 238 Ibid p 113 239 E FALQUE art cit p 230 laquo La primera gran fractura del latiacuten como lengua de cultura dando paso al
romance de la Croacutenica general y de la General Estoria no puede entenderse sino en el contexto de una
monarquiacutea castellana que decide recuperar una parte del poder que tiene la iglesia con una serie de decisiones
claramente laicas la introduccioacuten del derecho romano la creacioacuten de universidades y hasta la adopcioacuten del
romance como vehiacuteculo de la expresioacuten culta raquo
54
lrsquointermeacutediaire du clergeacute240 Pour lui les princes de lrsquoEacuteglise devaient se soumettre agrave son
autoriteacute et non lrsquoinverse Lrsquoutilisation drsquoune langue romane comme langue officielle peut
donc participer de ce programme politique visant agrave enraciner et renforcer lrsquoautoriteacute
monarchique face agrave lrsquoautoriteacute religieuse latine241 Drsquoautre part la Castille nrsquoest peut-ecirctre pas le
premier royaume chreacutetien peacuteninsulaire agrave utiliser sa langue parleacutee agrave lrsquoeacutecrit242 mais elle est la
premiegravere agrave le faire comme langue officielle tout agrave la fois politique culturelle et scientifique
Le castillan srsquoeacutelegraveve au-dessus des autres langues vernaculaires de la Peacuteninsule en mecircme
temps qursquoil se hisse agrave la hauteur du latin Selon Corinne Menceacute-Caster le castillan se
constitue en opposition aux grandes langues et civilisations et non aux dialectes
peacuteninsulaires243 Cependant les deux oppositions ne sont pas incompatibles au contraire Le
Roi Sage leacutegitime le castillan en le rapprochant du latin et il eacutetablit par lagrave-mecircme une
laquo hieacuterarchisation politique raquo244 en affirmant sa supeacuterioriteacute sur les autres langues romanes et
donc sur les autres royaumes Le recours au castillan permet donc agrave Alphonse X de renforcer
le poids de la Castille245 drsquoen faire une sorte de meneur naturel des royaumes chreacutetiens deacutejagrave agrave
lrsquoavant-garde de la Reconquecircte et maintenant agrave lrsquoavant-garde de la politique de lrsquohistoire et
des sciences De plus bien que les termes laquo castellano raquo et laquo romance raquo soient les plus
utiliseacutes246 Alphonse X va parfois plus loin en affirmant que le castillan est la langue de
lrsquoEspagne laquo el lenguaie de Espanna raquo247 releacuteguant ainsi au passage les autres langues
romanes au rang de simples dialectes et faisant du royaume de Castille et Leoacuten lrsquounique
veacuteritable repreacutesentant de lrsquoEspagne
240 C de AYALA MARTIacuteNEZ art cit p 43 laquo El vicariato que la mediacioacuten eclesial no cuenta es
directamente el rey quien representa a Dios en la tierra Por otra parte la mayoriacutea no admite excepciones no
cabe un poder que en el interior de sus dominios ensombrezca lo maacutes miacutenimo la autoridad del rey ni siquiera
por supuesto el de la Iglesia Pero es que finalmente los ministros y responsables de esta sagrada de sus
dominios ensombrezca lo maacutes miacutenimo la autoridad del rey ni siquiera por supuesto el de la Iglesia Pero es
que finalmente los ministros y responsables de esta sagrada institucioacuten en el reino deben al rey la misma
obediencia y fidelidad que cualquier otro de sus naturales El esquema de sometimiento de la Iglesia respecto
del poder del monarca apunta a formulaciones que podriacutean ser envidiadas por los futuros regalistas raquo Voir
aussi p 342-368 241 C MENCEacute-CASTER op cit p 103 242 La chronique du Liber regum (fin XIIe ndash deacutebut XIIIe) et le Vidal Mayor (1247-1252) compilation des Fors
drsquoAragon ont eacuteteacute reacutedigeacutes en aragonais 243 C MENCEacute-CASTER op cit p 113 244 G MARTIN laquo Le pouvoir historiographique hellip raquo p 134 245 Cependant comme le souligne J F OrsquoCALLAGHAN op cit p 174 lrsquousage du castillan reacuteduit son
influence dans le nord de lrsquoEurope 246 G MARTIN laquo Le pouvoir historiographique hellip raquo p 134 247 Kenneth Hale VANDERFORD (eacuted) Alfonso el Sabio Setenario Universidades de Buenos Aires Instituto
de Filologiacutea 1945 1 p 7 et p 8
55
Au-delagrave de rendre lrsquoeacutecrit et ses contenus plus accessibles lrsquoutilisation du castillan au
deacutetriment du latin est donc une manifestation du projet politique drsquoAlphonse X qui vise une
leacutegitimation exteacuterieure et inteacuterieure Leacutegitimation exteacuterieure drsquoun cocircteacute en faisant du castillan
la seule langue romane peacuteninsulaire capable de se hisser au rang du latin et de veacutehiculer les
mecircmes concepts que les langues savantes placcedilant ainsi le castillan sur un pied drsquoeacutegaliteacute avec
le latin et associant par lagrave-mecircme le Royaume de Castille agrave Rome Leacutegitimation inteacuterieure du
pouvoir monarchique de lrsquoautre en se servant du castillan comme vecteur de deacutemonstration
du savoir et du pouvoir royal et comme vecteur de codification seacutemantique agrave destination des
grands sujets
56
Chapitre 4
Statut et fonctions de la Estoria de Espantildea
A Statut de la Estoria de Espantildea
Au Moyen Acircge les mots qui deacutesignent lrsquohistoire sont nombreux et souvent synonymes
histoire annale chronique gesta rerum de rebus gestis breviarum compendium flores
historiarum images speculum memoria seaculorumhellip248 La frontiegravere est particuliegraverement
mince entre les plus reacutepandus laquo histoire raquo laquo chronique raquo et laquo annales raquo Les usages des
historiographes ont varieacute au cours des siegravecles et ensuite les eacutediteurs de la Renaissance ont
parfois eacutechangeacute les noms laquo histoires raquo et laquo chroniques raquo249 Il nrsquoest donc pas toujours eacutevident
de les distinguer clairement En suivant les deacutefinitions des auteurs de lrsquoAntiquiteacute et en
examinant les pratiques du Moyen Acircge certains historiens en particulier Bernard Gueneacutee
ont pu eacutetablir quelques diffeacuterences entre ce que recouvre chacun de ces termes
En raison de lrsquoeacutetymologie250 les premiers historiens romains distinguaient les histoires
des annales en fonction des temps qursquoelles racontaient les annales parlent du passeacute et les
histoires racontent le preacutesent en faisant la part belle aux teacutemoignages Cependant au Ier siegravecle
avant notre egravere Ciceacuteron (106-43 av J-C) ne fait deacutejagrave plus cas de cette distinction puisqursquoil
deacutefinit ainsi lrsquohistoire laquo historia est gesta res ab aetatis nostrae memoria remota raquo251 En
fait les termes de la dichotomie restent les mecircmes mais son sens se deacuteplace Aussi bien chez
Ciceacuteron que chez Aulu-Gelle (v 130-v 180) ou Sempronius Asellio (av 159- apr 91 av J-
C) les annales se limitent aux faits alors que les histoires sont teinteacutees de morale et ont une
mission explicative252
Aux IVe et Ve siegravecles les traducteurs drsquoEusegravebe de Ceacutesareacutee (v 265-339) deacutesignent par
laquo histoire raquo son œuvre longue et plus complegravete lrsquoHistoire Eccleacutesiastique et choisissent
laquo chronique raquo pour deacutesigner son œuvre abreacutegeacutee les Canons chronologiques et abreacutegeacute de
248 B LACROIX op cit p 15 et B GUENEacuteE raquo Histoires annales et chroniques Essai sur les genres
historiques au Moyen Acircge raquo in Politique et histoire au Moyen Acircge recueil drsquoarticles sur lrsquohistoire politique et
lrsquohistoriographie meacutedieacutevale 1956-1981 Paris Publications de la Sorbonne 1981 p 279-298 p 280 249 B GUENEacuteE laquo Histoires annales et chroniqueshellip raquo p 279 250 Ibid p 281 laquo Ils savaient quen grec ϊςτωρ eacutetait dabord celui qui sait pour lavoir vu le teacutemoin dougrave
pour ςτορία le sens premier de ce quon sait pour avoir eacuteteacute teacutemoin raquo 251 CICEacuteRON (auteur) et Guy ACHARD (eacuted et trad) De lrsquoInvention Paris Les Belles Lettres 1994 I 27
p 83 laquo lrsquohistoire raconte un eacutevegravenement qui a eu lieu agrave une eacutepoque eacuteloigneacutee de la nocirctre raquo 252 B GUENEacuteE laquo Histoires annales et chroniqueshellip raquo p 281-282
57
lhistoire universelle des Grecs et des Barbares La cateacutegorisation eacutevolue encore lrsquohistoire
est longue alors que la chronique est courte Bien qursquoIsidore de Seacuteville (v 560-636) reprenne
la dichotomie des Anciens entre histoire et annale le deacutebut du Moyen Acircge emploie
indiffeacuteremment les trois mots histoires annales chroniques pour deacutesigner les reacutecits du passeacute
Les annales (du latin annus anneacutee) relatent les faits anneacutee par anneacutee les chroniques (du
grec χρονικά [βιβλία] livres qui suivent lrsquoordre du temps)253 relatent les faits en suivant la
chronologique La diffeacuterence est donc ambiguumle entre annales et chroniques Le terme
laquo annales raquo perd finalement du terrain au XIIe pour pratiquement disparaicirctre au XIIIe Agrave
lrsquoeacutepoque temps drsquoAlphonse X il ne reste alors qursquo raquo histoire raquo et laquo chronique raquo qui sont
geacuteneacuteralement confondues et le terme laquo annales raquo nrsquoapparaicirct donc pas dans la Estoria de
Espantildea Bernard Gueneacutee introduit cependant des nuances entre histoire et chronique Les
histoires seraient plus deacutetailleacutees et elles pourraient srsquoaffranchir de la chronologie pour
ordonner les eacutevegravenements par regravegne ou par matiegravere Les chroniques quant agrave elles seraient plus
bregraveves et suivraient une chronologie plus stricte Au Moyen Acircge la distinction se ferait donc
sur lrsquoampleur et le deacutetail
Cependant cette forme de distinction ne nous semble pas pour autant en opposition
avec celle que les Romains eacutetablissaient agrave partir de Ciceacuteron notamment En effet si les
histoires des meacutedieacutevaux peuvent srsquoaffranchir du carcan de la chronologie pour clarifier leur
reacutecit lrsquoexpliciter en lrsquoorganisant diffeacuteremment elles se rapprochent en cela des histoires des
Romains qui donnaient agrave lrsquohistoire un rocircle explicatif et moral En parallegravele les chroniques qui
restent attacheacutees agrave la chronologie rejoignent les annales romaines ndash on a vu la proximiteacute
seacutemantique de leur eacutetymologie ndash qui donnaient un deacuterouleacute des faits anneacutee par anneacutee
Toutefois ces diffeacuterences restent des nuances et elles sont surtout theacuteoriques tant les
termes de laquo chronique raquo et laquo histoire raquo ont eacuteteacute utiliseacutes comme synonymes laquo Histoire raquo avait
drsquoailleurs un sens tregraves large voire trop large Comme aujourdrsquohui ce mot peut deacutesigner ce qui
srsquoest passeacute le reacutecit de ce qui srsquoest passeacute ou nrsquoimporte quel genre de reacutecit alors que le terme de
chronique nrsquoa que le sens de reacutecit drsquoeacutevegravenements Crsquoest sans doute pour cela qursquoau
XIVe siegravecle les reacutecits historiques sont presque exclusivement deacutesigneacutes par le mot
chronique254 Les chroniques sont devenus tregraves longues255 ce qui rend donc lrsquoargument de la
taille caduc On ne saurait donc perdre de vue que la cateacutegorisation des reacutecits agrave vocation
253 laquo Croacutenico ca raquo Diccionario de la lengua Real Academia Espantildeola httpdleraees 254 B GUENEacuteE laquo Histoires annales et chroniqueshellip raquo p 285 255 B LACROIX op cit p 38
58
historique nrsquoest geacuteneacuteralement pas opeacuterante au Moyen Acircge Leur emploi reacutepond sucircrement le
plus souvent agrave ce que Bernard Gueneacutee qualifie de laquo mode raquo
Du VIe au XVIe siegravecle la mode a pu faire passagegraverement preacutefeacuterer un mot agrave un autre Il reste que
tout au long de ce milleacutenaire beaucoup ont pris histoires annales chroniques pour de parfaits
synonymes et ont sans plus de reacuteflexion utiliseacute lun ou lautre pour deacutesigner tout ouvrage dont
lauteur avait entendu relater des faits qui seacutetaient reacuteellement passeacutes256
Qursquoen est-il pour la Estoria de Espantildea Ou pour deacutetourner le titre drsquoun essai de
Jacques Ranciegravere257 quels sont les mots de lrsquohistoire dans lrsquoœuvre drsquoAlphonse X Si nous
nous attachons drsquoabord agrave la premiegravere dichotomie eacutetablie par les Romains et reprise par Isidore
de Seacuteville258 la Estoria de Espantildea est agrave la fois annale avec le reacutecit des origines et agrave la fois
histoire avec le reacutecit du passeacute reacutecent de la Castille et du Leoacuten et de leur preacutesent Ensuite si on
se sert de la dichotomie romaine plus tardive et des nuances meacutedieacutevales analyseacutees par Bernard
Gueneacutee la Estoria de Espantildea se rapproche certes des annaleschroniques en cela que de
nombreux chapitres relatent les eacutevegravenements anneacutee par anneacutee dans ce qui ressemble parfois agrave
un simple inventaire et qursquoil ne srsquoagit eacutevidemment pas drsquoun traiteacute de morale Cependant la
Estoria de Espantildea srsquoapparente aussi aux histoires car elle nrsquoa rien drsquoun reacutecit abreacutegeacute elle sait
aussi srsquoaffranchir drsquoune chronologie stricte afin de traiter une peacuteriode un regravegne lrsquohistoire
drsquoun peuple comme un tout de faccedilon coheacuterente De plus elle introduit parfois des
explications par exemple les Wisigoths ont deacutetruit leur armement et leurs deacutefenses ce qui a
grandement faciliteacute lrsquoinvasion de 711259 Malgreacute toutes les reacuteserves exprimeacutees plus haut agrave
propos de la cateacutegorisation au Moyen Acircge la Estoria de Espantildea serait donc agrave rapprocher plus
des histoires que des chroniques Que dit Alphonse X agrave ce propos ou plutocirct que dit la
Estoria de Espantildea drsquoelle-mecircme
Le titre tout drsquoabord Estoria de Espantildea parle bien drsquohistoire laquo Aqui se comienccedila la
Estoria de Espanna que fizo el muy noble rey don Alfonsso raquo et le terme apparaicirct trois fois
dans le prologue En plus du titre le texte est une nouvelle fois explicitement associeacute agrave
Alphonse X laquo Nos don Alfonsso [hellip] mandamos ayuntar quantos libros pudimos auer de
istorias raquo Et pour deacutefinir ce qursquoest cette histoire ce qursquoil fait en lrsquoeacutecrivant Alphonse X utilise
256 B GUENEacuteE laquo Histoires annales et chroniqueshellip raquo p 286 257 Jacques RANCIEgraveRE Les Mots de lrsquohistoire essai de poeacutetique du savoir Paris Seuil 1992 258 B GUENEacuteE laquo Histoires annales et chroniqueshellip raquo p 283 et Isidore DE SEacuteVILLE (auteur) Manuel
Antonio MARCOS CASQUERO et Joseacute OROZ RETA (eacuted) Manuel DIacuteAZ Y DIacuteAZ (preacuteface) Etimologiacuteas
Madrid Ed Catoacutelica 1982 I 41 1 et I 44 4 p 358-361 259 PCG 551 p 305 8b-21b
59
le terme laquo fecho dEspanna raquo agrave trois reprises dans le prologue260 Le terme laquo histoire raquo apparaicirct
ainsi agrave 464 reprises dans le reacutecit des origines de la Estoria de Espantildea261
Le terme laquo chronique raquo est nettement moins preacutesent il nrsquoapparaicirct que quatre fois dans le
reacutecit des origines Il sert une fois seulement agrave deacutesigner lrsquoœuvre drsquoAlphonse X262 et dans les
autres cas il renvoie aux productions historiographiques des eacutepoques anteacuterieures (Lucas de
Tuy Jimeacutenez de Rada Isidore le Jeune)263 Mais dans le mecircme temps Rada ou Tuy sont
associeacutes deux fois264 au terme laquo histoire raquo
Le ratio entre laquo histoire raquo et laquo chronique raquo est donc eacutecrasant laquo Histoire raquo est employeacutee
116 fois plus que laquo chronique raquo dans le reacutecit des origines Ce chiffre est certes agrave nuancer car il
faudrait eacutetudier chaque occurrence pour eacutetablir agrave quelle acception du mot histoire elle
appartient les eacutevegravenements du passeacute le reacutecit de ces eacutevegravenements ou nrsquoimporte quel reacutecit
sachant que laquo chronique raquo nrsquoa que le sens de reacutecit des eacutevegravenements Cependant la domination
du terme laquo histoire raquo reste sans appel et lrsquoutilisation du terme laquo chronique raquo est marginale
alors que nous savons qursquoil eacutetait utiliseacute puisqursquoil sert notamment agrave deacutesigner lrsquoœuvre de Lucas
de Tuy le Chronicon Mundi Drsquoapregraves nos observations il semble donc que le terme
laquo chronique raquo qui eacutetait connu drsquoAlphonse X ne soit pas retenu par lui-mecircme et ses
collaborateurs pour deacutesigner sa propre œuvre mais plutocirct pour deacutesigner les œuvres de ses
preacutedeacutecesseurs sans que cela exclue le terme laquo histoire raquo apte agrave deacutesigner la production
alphonsine ainsi que la production anteacuterieure
Pour Alphonse X la Estoria de Espantildea est bien de lrsquohistoire il fait selon lui œuvre
historique ce qui correspond aux cateacutegorisations des reacutecits historiques de son temps Srsquoest-il
pour autant consciemment inspireacute des Romains ou drsquoIsidore Si on peut penser qursquoil srsquoagit
bien drsquoun choix au vu de la preacutedominance eacutecrasante drsquoraquo histoire raquo il est loin drsquoecirctre certain
qursquoil srsquoagisse drsquoun choix motiveacute par la lecture des Anciens Selon Bernard Gueneacutee les
meacutedieacutevaux nrsquoont pas utiliseacute Aulu-Gelle265 et les deacutefinitions drsquoIsidore en la matiegravere eacutetaient
maladroites et nrsquoont pas eacuteteacute suivies266 Toutefois les termes servant agrave deacutesigner le reacutecit agrave
260 PCG prologue p 4 11a 28a 44a 261 En comptant le prologue mais pas le titre 461 fois sous lrsquoorthographe laquo estoria raquo et 3 fois sous lrsquoorthographe
laquo historia raquo 262 PCG 565 p 320 11b Orthographieacute laquo coronica raquo 263 PCG prologue p 4 29a 511 p 283 49a 527 p 295 4a-5a Orthographieacute laquo cronica raquo Selon Juan
Fernaacutendez Valverde Isidore le Jeune eacutetait consideacutereacute comme lrsquoauteur de la Chronique Mozarabe DRH trad
p 34 264 PCG 430 p 245 12a-13a laquo cuenta ell arccedilobispo don Rodrigo et don Lucas de Thuy en sus estorias raquo et
461 p 259 39a-41a laquo nos contamos aqui la estoria segund que la cuenta el arccedilobispo don Rodrigo raquo 265 B GUENEacuteE laquo Histoires annales et chroniqueshellip raquo p 285 laquo Pour y parvenir [agrave distinguer les genres
historiques] personne apparemment jusquagrave la fin du XIVe siegravecle ne saida dAulu-Gelle raquo 266 Ibid p 283-284
60
vocation historique ne sont pas tout Ils ne peuvent faire vraiment sens qursquoagrave condition de les
eacutetudier dans un ensemble lexical plus large dont lrsquoeacutetude doit permettre drsquoeacutelucider les viseacutees de
lrsquoeacutecriture alphonsine
B Fonctions revendiqueacutees par la Estoria de Espantildea
a Conservation et transmission du savoir
Le prologue de la Estoria de Espantildea peut se diviser en deux parties qui srsquoinspirent tregraves
largement du prologue de Jimeacutenez de Rada mais de faccedilon diffeacuterente267 Drsquoabord une premiegravere
partie geacuteneacuterale qui constitue une traduction du prologue de Jimeacutenez de Rada et qui explique la
naissance de lrsquoeacutecriture On peut reacutesumer ainsi le propos de lrsquohistoriographe (ou des
historiographes) on ne peut pas faire confiance aux hommes pour se souvenir de tous les
savoirs accumuleacutes que ce soit agrave cause de la meacutemoire faillible des hommes (laquo la oluidanccedila en
que las echan depues que las saben raquo268) que ce soit agrave cause de leur indiffeacuterence (laquo el desden
de non querer los omnes saber las cosas raquo269) ou agrave cause de leur paresse (laquo por la pereza que
es enemiga del saber raquo270) Dans ces conditions la mort de ceux qui deacutetiennent le savoir
eacutequivaut agrave la disparition du dit savoir laquo los saberes se perderien muriendo aquellos que los
sabien et no dexando remembranccedila raquo271 Crsquoest la raison pour laquelle les sages inventegraverent
lrsquoeacutecriture272 pour empecirccher que les connaissances ne soient perdues laquo fuessen guardados en
escripto por que non cayessen en oluido raquo273 Le prologue donne quelques exemples
geacuteneacuteraux de ces savoirs la geacuteomeacutetrie lrsquoastronomie et surtout lrsquohistoire sainte
Onde si pararemos mientes el pro que nasce de las escripturas connoscremos que por ellas
somos sabidores del criamiento del mundo et otrosi de los patriarchas como uinieron unos en
pos otros et de la salida de Egipto et de la ley que dio Dios a Moysen et de los reys de la
santa tierra de Iherusalem et del desteramiento dellos et dell anunciamiento et del nacimiento
et de la passion et de la resurreccioacuten et de la ascension de nuestro sennor Ihesu Cristo ca de
267 Marta LACOMBA laquo Reacuteeacutecriture et traduction dans le discours drsquoAlphonse X raquo Cahiers dEacutetudes
Hispaniques Meacutedieacutevales 33 2010 p 27-42 p 29 268 PCG prologue p 3 19a-20a 269 PCG prologue p 3 18a-19a 270 PCG prologue p 3 22a-23a 271 PCG prologue p 3 10a-11a 272 PCG prologue p 3 32a-46a laquo fallaron las figuras de las letras raquo Ce topique est deacutejagrave preacutesent chez Isidore
de Seacuteville Eacutetymologieshellip I 3 2 p 278 laquo usus litterarum repertus propter memorian rerum Nam ne oblivione
fugiant litteris alligantur In tanta enim rerum varietate nec disci audiendo poterant omnia nec memoria
contineri raquo traduit p 279 laquo las letras comenzaron a usarse por el deseo de mantener el recuerdo de las cosas
se las encadena a las letras para que no caigan en el olvido Pues en tan extensa variedad de materias seriacutea
imposible aprenderlas todas ellas de oiacutedas y guardarlas en la memoria raquo 273 PCG prologue p 3 45a-46a
61
tod esto et dotras cosas muchas no sopieramos nada si muriendo aquellos que eran a la sazon
que fueron estos fechos non dexassen escripturas porque lo sopiessemos274
Lrsquoimportance de la conservation et transmission de ces savoirs constitue le cœur de
cette premiegravere partie avec lrsquoutilisation agrave vingt-cinq reprises du terme laquo saber raquo275 comme
substantif ou comme verbe (parfois conjugueacute) pour deacutesigner les connaissances des hommes et
associer ces mots agrave la mort agrave lrsquoignorance agrave lrsquooubli et agrave la neacutecessiteacute de preacuteservation Le reacutecit
historique qursquoil soit profane ou biblique comme toutes les connaissances est donc
eacutetroitement lieacute agrave la naissance de lrsquoeacutecriture qui permet sa transmission et empecircche qursquoil ne
tombe dans lrsquooubli
Ensuite apregraves cet exposeacute geacuteneacuteral la seconde partie donne les raisons de lrsquoeacutecriture de la
chronique Les arguments de Jimeacutenez de Rada relegravevent de la captatio benevolentiae il sous-
estime ses capaciteacutes et son rocircle et se place ainsi sous la protection du roi Ferdinand III276 et il
cite aussi une liste de ses sources En tant que souverain il est exclu qursquoAlphonse X srsquoadresse
agrave un autre roi pour solliciter son attention bienveillante et lrsquoautodeacutepreacuteciation de ses capaciteacutes
ou qualiteacutes ne paraicirct pas non plus tregraves adapteacutee ni agrave la personne royale ni agrave lrsquoampleur de son
projet historiographique Comme Jimeacutenez de Rada le monarque introduit une correacutelation entre
lrsquoexposeacute de la premiegravere partie et son œuvre le connecteur logique laquo e por end raquo fait le lien
entre la neacutecessiteacute de preacuteserver le savoir et sa propre entreprise historiographique Il srsquoaffirme
comme lrsquoautoriteacute agrave lrsquoorigine du projet prenant ainsi la place de son pegravere agrave qui Rada deacutediait
son travail laquo mandamos ayuntar quantos libros pudimos auer de istoras en que alguna cosa
contassen de los fechos dEspanna raquo277 Il reprend la mecircme liste drsquohistoriens eacutenonceacutee par le
Toleacutedan agrave cette diffeacuterence pregraves qursquoil inclut Jimeacutenez de Rada et Lucas de Tuy qursquoil fait figurer
au premier rang de cette liste
274 PCG prologue p 3-4 l 35b-4a 275 PCG prologue p 3 4a 10a 11a 13a 17a 19a 20a 23a 29a 37a (x3) 40a 44a 46a 2b 5b 9b 16b 39b
et p 4 1a 4a 6a (x2) 19a 276 De Rebus Hispaniae prologue p 6 53-63 laquo quia igitur placuit uestre excellencie maiestatis mee requirere
ignoranciam paruitatis ut si qua de antiquitatibus Hispanie [hellip] ego uero tanti domini tam excelsi non possum
precibus contraire et uix possibile cogor ob reuerenciam atemptare raquo et p 7 88-92 laquo ego Rodericus indignus
cathedre Toletane sacerdos stilo rudi et sapiencia tenui ad preconium nostre gentis et uestre gloriam maiestatis
sollicitus compilaui pro uenia supplicans eo quod munus tam exiguum ausus fui lecturorum diligencie exibere et
conspectui tanti principis presentare raquo DRH trad p 56-57 laquo por tanto ya que la excelencia de vuestra
majestad tuvo a bien recurrir a la ignorancia de mi pobre persona para que me afanara en relatar a peticioacuten
vuestra lo que viniese a mi memoria de las antiguumledades de Espantildea [hellip] yo ciertamente me siento incapaz de
negarme a los ruegos de tal y tan magniacutefico sentildeor y por respeto me veo obligado a intentar lo que a duras
penas me es posible raquo et laquo yo Rodrigo indigno sacerdote de la silla de Toledo con torpe pluma y escasa
sabiduriacutea [hellip] pidiendo perdoacuten por haberme atrevido a entregar a la curiosidad de los lectores y a poner al
alcance de tan gran rey un presente tan pequentildeo raquo 277 PCG prologue p 4 26a-28a
62
Tomamos de la cronica dell Arccedilobispo don Rodrigo que fizo por mandado del Rey don
Ffernando nuestro padre et de la de Maestre Luchas Obispo de Tuy et de Paulo Orosio et del
Lucano et de sant Esidro el primero et de sant Alffonsso et de sant Esidro el mancebo et de
Idacio Obispo de Gallizia et de Sulpicio Obispo de Gasconna et de los otros escriptos de los
Concilios de Toledo et de don Jordan chanceller del sancto palacio et de Claudio Tholomeo
que departio del cerco de la tierra meior que otro sabio fasta la su sazon et de Dion que
escriuio uerdadera la estoria de los godos et de Ponpeyo Trogo et dotras estorias de Roma las
que pudiemos auer que contassen algunas cosas del fecho dEspanna278
De compilateur279 le Toleacutedan est devenu source280 une auctoritas digne de foi
Alphonse X srsquoaffirme aussi comme historien en prenant cette fois la place de Rada
laquo compusiemos este libro de todos los fechos que fallar se pudieron della raquo281 Le roi occupe agrave
la fois la place de commanditaire et drsquoexeacutecutant Son rang rappeleacute par lrsquoeacutenonceacute de ses titres282
et la triple filiation dans laquelle il srsquoinscrit lui permettent drsquoasseoir sa potestas son pouvoir
sa leacutegitimiteacute Marine Poirier deacutefinit ainsi la laquo triple filiation raquo
Pour convoquer sa potestas dans son texte lrsquoasseoir et lrsquoaffirmer le monarque se situe ici dans
une triple filiation elle-mecircme classique et pouvant apparaicirctre eacutegalement comme un lieu
commun des prologues meacutedieacutevaux la filiation spirituelle ndash il est roi laquo par la gracircce de Dieu raquo ndash
la filiation royale ndash il se preacutesente comme le fils du laquo tregraves noble roi raquo son pegravere Ferdinand III ndash la
filiation de peuples ndash en citant les territoires qui lui appartiennent il renvoie aux peuples qui les
occupent et sont au centre de son historiographie283
La grammaire est aussi eacuteclairante agrave ce sujet284 En effet dans la premiegravere partie du
prologue centreacutee sur les auctoritates les verbes agrave la troisiegraveme personne du singulier et du
pluriel dominent (864 des propositions principales) et se reacutefegraverent aux sages Dans la
seconde partie centreacutee sur la potestas ce sont les verbes agrave la premiegravere personne qui
preacutedominent dans les propositions principales (100) Ils se reacutefegraverent au Roi Sage agrave travers la
premiegravere personne du singulier et le pluriel de Majesteacute laquo le roi eacutenonciateur se positionne
dans cette deuxiegraveme eacutetape comme sujet unique raquo285 et subordonne les auctoritates agrave sa
potestas Marine Poirier reacutesume ainsi sa deacutemonstration
Le mouvement produit entre les deux temps est le suivant une premiegravere eacutetape de validation du
discours par les autoriteacutes qui dans un lien direct de cause agrave effet [e por end] confluent toutes
278 PCG prologue p 4 28a-44a 279 De Rebus Hispaniae prologue p 7 72 et 90 laquo compilaui raquo DRH trad p 57 laquo recopileacute raquo et laquo he
recopilado raquo 280 M LACOMBA laquo Reacuteeacutecriture et traduction raquo p 32 281 PCG prologue p 4 44a-46a 282 PCG prologue p 4 21a-24a laquo rey de Castiella de Toledo de Leon de Gallizia de Seuilla de Cordoua de
Murcia de Jahen et dell Algarue raquo 283 Marine POIRIER laquo Autoriteacute et pouvoir dans les prologues alphonsins raquo Questes 29 2015 p 115-136
p 120 284 Pour cette question nous sommes les deacutebiteurs de Marine POIRIER art cit p 122-123 285 Ibid p 122
63
dans une deuxiegraveme eacutetape vers un unique nom et titre ndash celui du roi ndash qui produit alors une
subordination et agglutination de toutes les autoriteacutes citeacutees286
En reacutealiteacute crsquoest le prologue tout entier qui a vocation agrave leacutegitimer lrsquoeacutecriture alphonsine
en eacutetablissant un lien entre les premiers sages et la perpeacutetuation des connaissances drsquoun cocircteacute
et la reacutedaction de la Estoria de Espantildea de lrsquoautre En effet outre le connecteur logique laquo por
end raquo Alphonse X eacutetablit des parallegraveles seacutemantiques entre la premiegravere partie du prologue
qursquoil tient de Jimeacutenez de Rada et la seconde partie qui concerne la Estoria de Espantildea Il
reacuteutilise le verbe savoir ce savoir qursquoil fallait absolument proteacuteger et explique pourquoi il a
entrepris la reacutedaction de sa chronique laquo Et esto fiziemos por que fuesse sabudo el comienccedilo
de los espannoleshellip raquo287
Alphonse X se met aussi en scegravene dans la mecircme posture que les premiers sages laquo los
sabios antigos [que] fallaron los saberes raquo288 et laquo los sabios ancianos [que] escriuieron los
fechos raquo289 Tout drsquoabord il partage les savoirs avec eux Le prologue utilise lrsquoexpression
laquo fallaron los saberes raquo290 pour deacutecrire lrsquoactiviteacute des premiers sages ceux qui eacutetaient si
inquiets agrave la penseacutee de la disparition de leurs connaissances qursquoils cherchegraverent des solutions
Or ce mecircme verbe laquo fallar raquo est associeacute agrave lrsquoactiviteacute drsquoAlphonse X qui a fait chercher tous les
manuscrits qui traitent de lrsquohistoire drsquoEspagne laquo todos los fechos que fallar se pudieron
della raquo291 Alphonse X se preacutesente donc dans la mecircme posture de recherche du savoir que ces
sages Ensuite il utilise le verbe laquo ayuntar raquo pour deacutecrire son activiteacute laquo mandamos
ayuntar raquo292 ce qui fait reacutefeacuterence aux premiers sages qui inventegraverent lrsquoeacutecriture raquo fallaron las
figuras de las letras et ayuntandolas fizieron dellas sillabas et de sillabas ayuntadas
fizieron dellas partes e ayuntando otrossi las partes fizieron razon raquo293 Enfin on a vu
qursquoAlphonse X utilise lrsquoexpression laquo fecho drsquoEspanna raquo pour deacutecrire sa chronique et crsquoest ce
mecircme mot laquo fecho raquo qui est utiliseacute pour deacutecrire lrsquohistoire que les anciens sages mirent par
eacutecrit laquo escriuieron los fechos raquo294 Alphonse X comme les premiers sages eacutecrit lrsquohistoire et
contribue ainsi agrave preacuteserver les textes et agrave les transmettre En cela ce prologue peut ecirctre
rapprocheacute des prologues des ouvrages scientifiques du Roi Sage qui expriment la neacutecessiteacute de
286 Ibid p 123 287 PCG prologue p 4 47a-48a 288 PCG prologue p 3 3a-4a 289 PCG prologue p 3 22b-23b 290 PCG prologue p 3 p 4a 291 PCG prologue p 4 45a-46a 292 PCG prologue p 4 26a 293 PCG prologue p 3 32a-35a 294 PCG prologue p 3 22b-23b
64
diffuser le savoir295 Drsquoailleurs drsquoapregraves le prologue les connaissances deacuteveloppeacutees par les
sages ne leur sont pas reacuteserveacutees elles repreacutesentent un profit un beacuteneacutefice pour toute
lrsquohumaniteacute laquo fueron fallados pora pro de los omnes raquo296 Par sa deacutemarche il acquiert le
savoir il le protegravege et il le transmet pour le plus grand bien de tous Alphonse X se preacutesente
ainsi comme un maillon suppleacutementaire dans la chaicircne de lrsquoacquisition de la conservation et
de la diffusion du savoir celle initieacutee par les anciens sages mieux il laquo affirme lrsquoassimilation
et la synthegravese de toutes les autoriteacutes convoqueacutees dans le paragraphe anteacuterieur sous son nom
et titre de roi raquo297 En esquissant un reacutecit de la naissance de lrsquoeacutecriture Alphonse X eacutebauche en
quelque sorte une histoire de son propre travail ce qui lui permet de srsquoidentifier agrave ces sages et
de srsquoinscrire dans leur ligneacutee
Parmi ces sages il en est un qui les preacutecegravede tous dans le temps et par son importance Il
srsquoagit de Moiumlse Moiumlse est un personnage majeur de lrsquohistoire biblique il fait sortir les
Heacutebreux drsquoEacutegypte reccediloit les Tables de la Loi et megravene les Heacutebreux agrave travers le deacutesert298 agrave ce
titre il apparaicirct dans le prologue299 ougrave il est le seul personnage biblique citeacute avant le Christ Il
repreacutesente aussi un moment essentiel dans toutes les peacuteriodisations deacuteveloppeacutees par les
auteurs chreacutetiens300 Dans la tradition judeacuteo-chreacutetienne Moiumlse serait aussi lrsquoauteur des cinq
premiers livres de la Bible ou Pentateuque (Genegravese Exode Leacutevitique Nombres et
Deuteacuteronome) Or comme nous lrsquoavons dit plus haut pour les chreacutetiens la Bible est le livre
drsquohistoire par excellence celui qursquoon ne peut remettre en question et comme lrsquoa eacutecrit Benoicirct
Lacroix laquo la Bible demeure la maicirctresse incontesteacutee et suzeraine de toute
295 Ghislaine FOURNEgraveS laquo Le prologue comme preacute-texte chez Alphonse X (Lapidaire Calila e Dimna)
Cahiers drsquoEacutetudes Hispaniques Meacutedieacutevales 24 2001 p 399-415 Voir aussi Patricia ROCHWERT-ZUILI
laquo DrsquoAlphonse X agrave Alphonse XI lrsquoaffirmation du pouvoir dans les prologues des œuvres castillanes aux XIIIe et
XIVe siegravecles raquo Cahiers drsquoeacutetudes hispaniques meacutedieacutevales 35 2012 p 45-60 M LACOMBA laquo Reacuteeacutecriture et
traduction raquo p 33-34 id laquo Estrategias y eficacia de los proacutelogos alfonsiacutees raquo in Mariacutea Soledad
ARREDONDO Pierre CIVIL et Michel MONER (eacuted) Paratextos en la literatura espantildeola (siglos XV-XVIII)
Madrid Casa de Velaacutezquez 2009 p 253-266 Rafael CANO AGUILAR laquo Los proacutelogos alfonsiacutees raquo Cahiers
de linguistique hispanique meacutedieacutevale 14-15 1989 p 79-90 Aengus WARD laquo El proacutelogo historiograacutefico
medieval raquo Cahiers drsquoeacutetudes hispaniques meacutedieacutevales 35 2012 p 61-77 296 PCG prologue p 3 44a-45a 297 M POIRIER art cit p 124 298 La Bible de Jeacuterusalem traduite en franccedilais sous la direction de lrsquoEacutecole biblique de Jeacuterusalem Paris Eacuteditions
du Cerf 1998 Exode 299 PCG prologue p 3 37b-41b laquo somos sabidores [] de la salida de Egipto et de la ley que dio Dios a
Moysen raquo 300 B GUENEacuteE Histoire et culturehellip p 149 Crsquoest par exemple le cas dans les peacuteriodisations de saint Paul
drsquoOrigegravene et drsquoEusegravebe de Ceacutesareacutee Il nrsquoy a que saint Augustin qui nrsquoutilise pas le personnage de Moiumlse pour
marquer le commencement drsquoun nouvel acircge
65
historiographie raquo301 Dans cette optique Moiumlse est consideacutereacute comme le premier historien302 la
premiegravere autoriteacute
Le Pegravere de lrsquohistoire nrsquoest plus tellement Daregraves ou Thucydide ni mecircme Salluste ou Tite-Live
crsquoest Moiumlse dont les textes font partout autoriteacute Dieu en personne les aurait inspireacutes et mecircme
dicteacutes Tout historien continue Moiumlse et le confirme agrave sa maniegravere303
Moiumlse est donc doublement important pour un historiographe meacutedieacuteval sans compter
qursquoil preacutefigure le Christ il peut telle une ancre dans le passeacute servir agrave mesurer le temps et il
est aussi le premier historiographe Il ne peut y avoir de plus grande autoriteacute de plus grand
modegravele agrave suivre que Moiumlse Crsquoest sans doute pour cela que Jimeacutenez de Rada et Alphonse X agrave
sa suite ouvrent leur reacutecit avec Moiumlse Les deux chroniques deacutebutent ainsi par une reacutefeacuterence agrave
la Genegravese et narre la Creacuteation de la Chute du Deacuteluge de la Tour de Babel et de la confusion
des langues Et les reacutedacteurs prennent bien soin de dire que crsquoest Moiumlse qui a eacutecrit la
Genegravese304 et rappellent plus loin qursquoils srsquoappuient toujours sur la Genegravese pour faire leur
reacutecit laquo tod esto cuenta Moysen en este sobredicho libro que es en el comienccedilo de la
Biblia raquo305 Moiumlse qui a eacuteteacute le premier agrave eacutecrire lrsquohistoire sert agrave commencer le reacutecit historique
de Jimeacutenez de Rada et drsquoAlphonse X il est la premiegravere auctoritas qui justifie et authentifie
ces reacutecits
b Dire le vrai
On peut se demander pourquoi Alphonse X qui a penseacute conccedilu et sucircrement amplement
reacutefleacutechi agrave ce projet reprend le prologue drsquoun autre Il le reprend certes souvent dans une
traduction litteacuterale sans originaliteacute pourrait-on penser mais cela nrsquoa rien drsquoanodin et les
similitudes ne doivent pas occulter les modifications alphonsines car ce sont elles qui font
sens
Tout drsquoabord il transforme Jimeacutenez de Rada en source digne de confiance puisque son
nom et celui de son contemporain Lucas de Tuy se trouvent sous la plume du Roi Sage agrave
eacutegaliteacute avec des noms prestigieux comme Orose Lucain ou Isidore Or si Jimeacutenez de Rada et
Lucas de Tuy qui sont des auteurs contemporains deacuteceacutedeacutes respectivement en 1247 et 1249
peuvent devenir des sources dignes de confiance des autoriteacutes alors Alphonse X lui-mecircme
301 B LACROIX op cit p 59 302 Ibid p 35 303 Ibid p 58-59 304 PCG 1 p 4 26b-27b 305 PCG 1 p 4 50b-52b
66
qui de plus est investi de lrsquoautoriteacute royale peut agrave son tour devenir une autoriteacute Au Moyen
Acircge lrsquoautoriteacute par excellence ou auctor est un Ancien crsquoest-agrave-dire un auteur de lrsquoAntiquiteacute
ou un Pegravere de lrsquoEacuteglise Lrsquoauctor est respecteacute il est laquo autoriteacute raquo et ce qursquoil eacutecrit a de la valeur
Et par correacutelation ou reacuteciprociteacute un texte ne peut ecirctre cru que srsquoil eacutemane drsquoun auctor306 Les
historiographes nrsquoont pas toujours accegraves agrave ce qursquoeacutecrivent leurs contemporains307 mais mecircme
quand ils y ont accegraves ils ne les utilisent pas308 En matiegravere drsquohistoriographie les modernes
nrsquoont de leacutegitimiteacute que srsquoils reprennent les Anciens Georges Martin parle de laquo limpeacuteratif
mental de sadosser agrave une production anteacuterieure de la reproduire dancrer [hellip] le nouveau
dans lancien raquo309 En reprenant Jimeacutenez de Rada comme si celui-ci eacutetait un Ancien
Alphonse X leacutegitime sa propre eacutecriture il nrsquoinvente rien car il reprend une source fiable Ce
que cette source a eacutecrit lui permet de justifier son projet et de se placer dans la continuiteacute
historiographique en mecircme temps qursquoil assume lrsquoautoriteacute commanditaire et eacutenonciatrice de
lrsquoœuvre depuis une posture royale
Lrsquoune des finaliteacutes de lrsquohistoriographie meacutedieacutevale consiste en effet agrave convaincre le
lecteur ou lrsquoauditeur de la veacuteraciteacute de ce qui est raconteacute La veacuteriteacute est ce qui distingue le reacutecit
historique de tous les autres reacutecits crsquoest ce qui fait qursquoil srsquoagit drsquohistoire et non drsquoune histoire
Isidore de Seacuteville oppose ainsi lrsquohistoire agrave la fable (fabula) ce qui srsquoest produit en veacuteriteacute agrave ce
qui aurait pu se produire mais ne srsquoest pas produit310 Le lecteur doit pouvoir diffeacuterencier la
fiction de lrsquohistoire Pour que ce pacte de lecture fonctionne pour que le lecteur reccediloive les
chroniques comme des reacutecits historiques donc vrais il faut que le chroniqueur gagne la
confiance de son lecteur Comme garantie de veacuteriteacute certains reacutecits historiques utilisent des
formules topiques du type laquo nous nrsquoallons dire que la veacuteriteacute raquo Crsquoest le cas de Ciceacuteron laquo ne
quid falsi dicere audeat [hellip] ne quid ueri non audeat raquo311 de Quintilien312 de Polybe313 ou
306 C MENCEacute-CASTER op cit p 56 307 En raison de la fragiliteacute de la cherteacute et de la rareteacute des manuscrits voir p 28 308 B LACROIX op cit p 216-217 laquo Le plus eacutetonnant est que mecircme les theacuteoriciens des institutions
eccleacutesiastiques et politiques du Moyen Acircge agrave qui lrsquohistoire contemporaine aurait pu rendre de grands services
ignorent les chroniques et les annales de leur temps raquo Mecircme Eacuterasme nrsquoutilise pas les historiens contemporains
comme source primaire 309 G MARTIN laquo Luc de Tuy Rodrigue de Tolegravede leurs traducteurs et leurs compilateurs alphonsinshellip raquo
p 206 310 Eacutetymologieshellip I 40 1 p 356-357 311 CICEacuteRON (auteur) Edmond COURBAUD (eacuted et trad) De Oratore Paris Les Belles Lettres 1966 II 15
62 p 31 laquo ne rien oser dire tout de faux [hellip] dire tout ce qui est vrai raquo 312 QUINTILIEN (auteur) Jean COUSIN (eacuted et trad) Institution Oratoire Paris Les Belles Lettres 1976 II
4 2 p 36 laquo historiam in qua est gestae rei expositio raquo laquo lrsquohistoire qui contient le reacutecit drsquoune action reacuteelle raquo 313 POLYBE (auteur) Paul DEacutePECH (eacuted et trad) Histoires Paris Les Belles Lettres 1961 XII 25b p 34
laquo lrsquoobjet propre de lrsquohistoire est premiegraverement de connaicirctre les discours veacuteritables raquo et plus geacuteneacuteralement raquo
67
encore de Tite-Live314 Ces formules ont quelque chose de performatif crsquoest comme si le fait
drsquoannoncer que lrsquoon ne va pas mentir suffisait agrave faire du reacutecit un reacutecit historique agrave reacutealiser ce
vœu de dire le reacuteel Ces formules font en quelque sorte advenir la reacutealiteacute historique Cette
tradition est preacutesente dans la Chronique drsquoAlphonse III avec des phrases telles que laquo non istud
miraculum inane aut fabulosum putetis raquo315 ou laquo hoc uerum esse prorsus cognoscite nec
fabulosum dictum putetis alioquin tacere magis eligerem quam falsa promere
maluissem raquo316 Cependant il nrsquoy a aucune affirmation de ce type dans le prologue
drsquoAlphonse X317
Une autre faccedilon de gagner la confiance de son lecteur est pour lrsquohistoriographe
meacutedieacuteval drsquoaffirmer que lrsquoune de ses connaissances a eacuteteacute teacutemoin des faits raconteacutes ou mieux
encore drsquoen avoir eacuteteacute soi-mecircme teacutemoin Parfois le chroniqueur peut mecircme ecirctre acteur Crsquoest
le cas de Jimeacutenez de Rada qui utilise la premiegravere personne du singulier pour srsquoadresser agrave son
lecteur et qui parle de lui agrave la troisiegraveme personne lorsqursquoil participe directement aux
eacutevegravenements qursquoil relate318 Bien sucircr nul nrsquoest dupe le lecteur sait qursquoil srsquoagit drsquoune seule et
mecircme personne mais en dissociant ainsi les deux archevecircques lrsquoarchevecircque chroniqueur et
lrsquoarchevecircque acteur il renforce ses propos et donne des gages de sa bonne foi Orose
distingue ainsi trois sortes de sources ce qui a eacuteteacute vu ce qui a eacuteteacute entendu et ce qui a eacuteteacute
lu319 Si les deux premiegraveres sources peuvent sembler plus convaincantes pour le reacutecit des
origines qui nous occupe il est exclu qursquoAlphonse X ait vu ou entendu quoi que ce soit il ne
peut donc srsquoagir que de sources eacutecrites
Toutefois le fait qursquoAlphonse X ne puisse teacutemoigner lui-mecircme ni produire de
teacutemoignage ou qursquoil nrsquoutilise pas de formules de veacuteriteacute ne veut pas dire qursquoil ne preacutetende pas
agrave cette veacuteriteacute dans le reacutecit des origines Il utilise un seul proceacutedeacute agrave la fois dans le prologue et
dans le corps du texte le recours aux autoriteacutes comme preuve de lrsquoauthenticiteacute des faits Le
recours aux auteurs de lrsquoAntiquiteacute et aux Pegraveres de lrsquoEacuteglise est indispensable puisqursquoils sont
314 TITE-LIVE (auteur) et Gaston BAILLET (eacuted et trad) Histoire romaine Livre I La fondation de Rome
Paris Les Belles Lettres 2009 preacuteface p 2-7 315 Y BONNAZ op cit version eacuterudite 63 p 43-44 et dans la version rotense 63 p 43-44 laquo Non istud
inane aut fabulosum putetis raquo traduits par laquo ne pensez pas qursquoil srsquoagisse drsquoun miracle chimeacuterique ou fabuleux raquo
et laquo ne pense pas qursquoil srsquoagisse drsquoune chimegravere ou drsquoune fable raquo 316 Y BONNAZ op cit version eacuterudite 83 p 47 et dans la version rotense 83 p 47 laquo Hoc uerum esse
cognoscite et nec fabulosum putetis alioquin tacere magis quam falsa promere maluissem raquo traduits par
laquo sachez que crsquoest un fait absolument veacuteridique et ne pensez pas qursquoil srsquoagisse drsquoune fable sans quoi jrsquoeusse
preacutefeacutereacute me taire que de raconter des mensonges raquo et laquo sachez que crsquoest la veacuteriteacute et ne pensez pas qursquoil srsquoagisse
drsquoune fable autrement jrsquoeusse preacutefeacutereacute le silence au mensonge raquo 317 Hormis la proposition laquo Dion que escriuio uerdadera la estoria de los Godos raquo (PCG prologue p 4 40a-
41a) qui ne nous semble pas signifiante 318 DRH trad p 39 319 B GUENEacuteE Histoire et culturehellip p 77 et B LACROIX op cit p 45 et 70
68
des garants de veacuteraciteacute Les reacutedacteurs doivent ainsi fondre leur reacutecit dans le moule proposeacute
ou plutocirct imposeacute par leurs preacutedeacutecesseurs La Estoria de Espantildea se doit drsquoecirctre conforme au
laquo systegraveme de reacutefeacuterences raquo320 du public crsquoest-agrave-dire agrave ce qursquoil connaicirct des chroniques et agrave ce
qursquoil attend drsquoelles Ils se plient donc aux raquo regravegles du jeu raquo avec lesquelles les textes anteacuterieurs
ont familiariseacute les lecteurs321 Selon cette conception le lecteur sait qursquoun historien dit est vrai
et qursquoil peut lui faire confiance car il dit lrsquoavoir lu chez Orose ou saint Isidore Dans le
prologue Alphonse X donne ainsi la liste des auteurs qursquoil utilise ou en tout cas qursquoil dit
utiliser Cependant sans aller plus avant dans la lecture cette liste ne peut qursquoattirer
lrsquoattention Elle est identique agrave la liste donneacutee par Jimeacutenez de Rada exception faite de
lrsquoarchevecircque lui-mecircme et de Lucas de Tuy pour les raisons deacutejagrave eacutevoqueacutees ainsi que drsquoOrose
et Lucain
De Rebus Hispaniae Estoria de Espantildea
Itaque es que ex libris beatorum Ysidori et
Ildefonsi et Ysidori iunioris et Hidicii Gallecie
episcopi et Sulpicii Aquitanici et conciliis
Toletanis et Iordani sacri palacii cancellarii et
Claudii Ptholomei orbis terre descriptoris
egregii et Dionis qui fuit historie Gothice
scriptor uerus et Pompei Throgi qui fuit
historiarum orientalium sollicitus supputator322
Tomamos de la cronica dell Arccedilobispo don
Rodrigo que fizo por mandado del Rey don
Ffernando nuestro padre et de la de Maestre
Luchas Obispo de Tuy et de Paulo Orosio et
del Lucano et de sant Esidro el primero et de
sant Alffonsso et de sant Esidro el mancebo et
de Idacio Obispo de Gallizia et de Sulpicio
Obispo de Gasconna et de los otros escriptos de
los Concilios de Toledo et de don Jordan
chanceller del sancto palacio et de Claudio
Tholomeo que departio del cerco de la tierra
meior que otro sabio fasta la su sazoacuten et de
Dion que escriuio uerdadera la estoria de los
godos et de Pompeyo Trogo et dotras estorias
de Roma323
Certes Alphonse X suit de tregraves pregraves le prologue de Jimeacutenez de Rada mais compte tenu
de lrsquoeffort centralisateur et totalisateur de son projet on pourrait srsquoattendre agrave ce que la liste
des auteurs soit plus eacutetoffeacutee ne serait-ce que pour illustrer lrsquoexpression laquo mandamos
ayuntar raquo et ainsi montrer que ce ne sont pas des paroles vaines Il nrsquoen est rien Ses nouvelles
sources lui ont-elles sembleacute moins connues ou moins preacutesentables surtout srsquoil srsquoagissait des
sources arabes Crsquoest possible mais peu probable Si les textes arabes scientifiques eacutetaient
dignes drsquoecirctre traduits en castillan pourquoi les textes agrave vocation historique auraient-ils poseacute un
320 Hans Robert JAUSS (auteur) Claude MAILLARD (trad) Jean Starobinski (preacuteface) Pour une estheacutetique de
la reacuteception Paris Gallimard 2015 p 54 321 Ibid p 56 322 De Rebus Hispaniae prologue p 6-7 65-70 323 PCG prologue p 4 28a-42a
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quelconque problegraveme Peut-ecirctre aussi que la finaliteacute eacutetant de hisser Rada et Tuy agrave la hauteur
drsquoOrose drsquoIsidore de Jordaneacutes de Ptoleacutemeacutee lrsquoajout drsquoauteurs moins veacuteneacuterables aurait risqueacute
drsquoaffaiblir lrsquoeffet rechercheacute Peut-ecirctre aussi ne faut-il pas chercher un exposeacute programmatique
des sources et encore moins lrsquoeacutequivalent drsquoune bibliographie dans le sens ougrave nous lrsquoentendons
aujourdrsquohui Peut-ecirctre ne faut-il pas y voir autre chose qursquoune copie du prologue de Jimeacutenez
de Rada la liste eacutetant surtout lagrave pour revendiquer une continuiteacute entre les autoriteacutes et
Alphonse X qui srsquoengage en quelque sorte agrave ne rien inventer mais agrave simplement reprendre les
eacutecrits de ses illustres preacutedeacutecesseurs
Dans le corps du reacutecit les pratiques alphonsines sont un peu diffeacuterentes et srsquoeacutecartent
davantage du De Rebus Hispaniae Parfois les reacutedacteurs affirment qursquoils ont trouveacute leurs
informations chez un auteur ou des auteurs mais sans preacuteciser de qui il srsquoagit Il y a ainsi des
formules telles que laquo ffallamos en las estorias que raquo324 Cette simple allusion semble suffire
agrave garantir qursquoil nrsquoy a pas drsquoinvention et elle est de plus accompagneacutee drsquoautres formules plus
preacutecises En effet les reacutedacteurs se reacutefegraverent souvent directement agrave leurs sources gracircce agrave des
expressions telles que laquo Paulo Orosio cuenta en sos estorias raquo325 ou laquo segund dize la estoria
de Paulo Orosio raquo326 Les autoriteacutes ainsi citeacutees sont Rodrigue Jimeacutenez de Rada Lucas de
Tuy Paul Orose Lucain Isidore Pline Eusegravebe de Ceacutesareacutee et Sueacutetone Cette liste ne
correspond pas complegravetement agrave la liste citeacutee dans le prologue en particulier Pline Eusegravebe de
Ceacutesareacutee et Sueacutetone agrave qui le reacutecit fait souvent reacutefeacuterence nrsquoapparaissent pas dans la liste du
prologue327 ce qui renforce lrsquoideacutee que cette liste nrsquoa pas vocation agrave lrsquoexhaustiviteacute Drsquoautres
auteurs apparaissent aussi mais de faccedilon plus anecdotique Crsquoest le cas de Galba Huguccio
Ciceacuteron Flavius Josegravephe Heacutegeacutesippehellip Sauf dans de tregraves rares exceptions328 la Estoria de
Espantildea ne donne pas le nom des livres consulteacutes il faut se contenter du nom de leur auteur
Pour faire reacutefeacuterence agrave ces sages la chronique utilise presque exclusivement329 les verbes
laquo contar raquo et laquo dezir raquo geacuteneacuteralement conjugueacutes au preacutesent Lrsquousage des deux verbes semble
324 PCG 147 p 107 19b 325 PCG 66 p 48 45b 326 PCG 74 p 53 49b-50b 327 Pline PCG 78 p 57 8a 105 p 82 27a Eusegravebe de Ceacutesareacutee 85 p 61 45b 178 p 128 33b 190 p 141
51b 207 p 151 15b 217 p 154 28a 275 p 170 19bhellip Sueacutetone 117 p 94 36a 167 p 118 54b 179
p 129 30a 180 p 129 49b 181 p 130 14b 182 p 132 27bhellip 328 PCG 105 p 82 27b-29b laquo Plinio fabla de las naturas et de las noblezas de los omnes en el XXVII capitulo
del setenio libro de la Natural Estoria raquo 329 Notons quelques exceptions PCG 90 p 66 16a-17a laquo desto da Orosio estos exiemplos raquo 65 p 48 55a-
56a laquo segund cuentan las estorias que fablan dello raquo 67 p 50 28b-29b laquo en esto se acuerdan los mas que
fablaron en estas estorias raquo et 41b-42b laquo de que fablan las estorias raquo
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indiffeacuterent330 Ces verbes peuvent ecirctre simplement accoleacutes au nom de lrsquoauteur souvent avant
celui-ci laquo cuenta X raquo laquo dize X raquo Le couple laquo verbe drsquoaction + auteur raquo est aussi
freacutequemment combineacutee avec le substantif laquo estoria raquo (au singulier ou au pluriel) ou la
preacuteposition laquo segund raquo ou lrsquoadverbe laquo asi (cuemo) raquo laquo cuenta X en su estoria raquo laquo diz X en su
estoria raquo laquo assi cuemo cuenta X raquo laquo segund diz X raquohellip Les mecircmes termes peuvent aussi se
combiner diffeacuteremment laquo estoria raquo devenant sujet et lrsquoauteur compleacutement du nom laquo segund
dize la estoria de X raquo laquo cuenta la estoria de X raquo
Cependant ces expressions sont utiliseacutees de faccedilon irreacuteguliegravere car les diffeacuterentes
sections de lrsquoœuvre ont eacuteteacute eacutelaboreacutees par des groupes de travail diffeacuterents et ces reacutefeacuterences
ont cela de commun avec nos bibliographies que pour nous aussi il srsquoagit de montrer que nous
nous appuyons sur des autoriteacutes Neacuteanmoins nous nrsquoutilisons pas les citations pour nous
abriter derriegravere elles et deacutetourner leurs propos mais plutocirct afin de rendre compte de la
proprieacuteteacute intellectuelle et de ne pas tomber dans le plagiat Au Moyen Acircge la notion de plagiat
est complegravetement anachronique et relegraveve en fait drsquoun meacutecanisme inverse En effet le plagiaire
inscrit le discours drsquoautrui sous son nom alors que lrsquohistoriographe meacutedieacuteval inscrit son
discours sous celui drsquoautrui331 Il ne faut donc pas voir dans ces renvois un eacutequivalent de notre
systegraveme de citations acadeacutemiques mais bien un proceacutedeacute utiliseacute par Alphonse X pour
deacutemontrer la veacuteraciteacute de ces propos Ce renvoi aux sources est donc utiliseacute comme un gage
de fiabiliteacute de creacutedibiliteacute
Cette meacutethode de reacutefeacuterences intertextuelles est compleacuteteacutee par des renvois internes agrave
travers une seacuterie de connecteurs qui font reacutefeacuterence au reacutecit lui-mecircme Il srsquoagit drsquoexpressions
telles que laquo ya oyestes raquo laquo vos avemos contado raquohellip qui srsquoadressent directement au lecteur
Tout comme les renvois externes les verbes laquo contar raquo et raquo dezir raquo sont utiliseacutes mais cette
fois-ci pour faire reacutefeacuterence agrave ce qursquoAlphonse X a eacutecrit Ils placent donc le Roi Sage qui
transparaicirct dans le nous de majesteacute (avemos dixiemoshellip) dans la mecircme position que Jimeacutenez
de Rada ou Paul Orose Le lecteur doit se fier au roi comme le roi srsquoest fieacute aux autoriteacutes En
plus des verbes laquo contar raquo et laquo dexir raquo la Estoria de Espantildea utilise aussi tregraves souvent le verbe
laquo oir raquo ce qui indique que le reacutecit eacutetait destineacute agrave la lecture personnelle et agrave la lecture
330 Nous avons fait le compte avec Rodrigue Jimeacutenez de Rada et Lucas de Tuy Ils sont associeacutes dix fois au verbe
laquo diz(een) raquo (430 p 245 35a 453 p 255 37b 460 p 259 13a 461 p 259 35a et 36a 503 p 278 34a
551 p 305 21b 553 p 307 30a 557 p 310 5b 561 p 316 17a) et neuf fois au verbe laquo cuenta raquo (104
p 80 50b 388 p 217 23b 430 p 245 12a 459 p 258 50a 460 p 259 13a 494 p 274 17b 495
p 275 5b 496 p 275 28b 561 p 316 21b) 331 Olivier BIAGGINI laquo Le teacutemoin impossible Gonzalo de Berceo et la construction de lrsquoauteur raquo La Question
de lrsquoauteur Actes du XXXe congregraves de la SHF Brest Universiteacute de Bretagne Occidentale 2002 p 131ndash146
p 131
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collective ou orale Ces verbes sont en geacuteneacuteral associeacutes aux marqueurs drsquoanteacuterioriteacute laquo ya raquo
laquo como de suso raquo quand ils sont conjugueacutes au passeacute Il arrive aussi qursquoils soient conjugueacutes au
futur pour annoncer ce que les reacutedacteurs diront plus loin (oyredes contaremoshellip) De plus
la chronique srsquoadresse directement au lecteur (oyestes vos dixiemoshellip) ce qui donne
lrsquoimpression de lrsquoinclure davantage dans le reacutecit Il est directement concerneacute le roi srsquoadresse
directement agrave lui Parfois le roi ndash ou ceux qui reacutedigent pour lui ndash srsquoadresse au lecteur ou agrave
lrsquoauditeur agrave lrsquoimpeacuteratif laquo sabet raquo et plus rarement laquo oyt raquo Toutefois ce systegraveme de
reacutefeacuterences internes nrsquoest pas parfait En effet agrave plusieurs reprises la Estoria de Espantildea nous
dit qursquoelle ne reviendra pas sur tel eacutevegravenement car cela a deacutejagrave eacuteteacute dit ou qursquoelle ne parlera pas
de tel autre eacutevegravenement maintenant mais qursquoelle le fera plus tard alors qursquoen fait comme lrsquoa
noteacute Ineacutes Fernaacutendez-Ordoacutenez rien nrsquoa eacuteteacute dit et rien ne sera dit de ces eacutevegravenements332 Il srsquoagit
drsquoun autre indice confirmant que toutes les sections nrsquoont pas eacuteteacute eacutecrites par les mecircmes
reacutedacteurs333 Neacuteanmoins mecircme si parfois on nrsquoa pas eu ces informations avant et qursquoelles ne
viendront jamais on a lrsquoimpression drsquoen avoir eu connaissance Ces connecteurs tout comme
le renvoi aux sources jouent leur rocircle et donnent une fluiditeacute une continuiteacute au reacutecit qui a
toutes les apparences de la veacuteriteacute
Ces laquo marques drsquohistoriciteacute334 raquo pour reprendre lrsquoexpression de Krzysztof Pomian
garantissent au lecteur qursquoil a bien entre ses mains un reacutecit historique un reacutecit du vrai
Les marques dhistoriciteacute sont lagrave pour dire au lecteur que le reacutecit qui en est pourvu nest pas un
produit de limagination quil nest pas une œuvre de fiction une fable Ce reacutecit se donne au
contraire comme conforme agrave ce que son auteur a vu et entendu ou agrave ce quil a deacutecouvert en
eacutetudiant les sources335
En effet on lrsquoa vu il nrsquoest pas question au Moyen Acircge drsquoecirctre soi-mecircme auteur drsquoun reacutecit
historique Si lrsquoon reprend les quatre rocircles eacutenonciateurs deacutecrits par saint Bonaventure
scriptor compilator commentator et auctor336 lrsquohistorien meacutedieacuteval est censeacute nrsquoecirctre un
scriptor il a une action purement meacutecanique il recopie sans rien modifier comme une
photocopieuse le ferait aujourdrsquohui ou un compilator il choisit les diffeacuterents textes qursquoil
assemble ensuite Le rocircle drsquoauctor ne peut jamais ecirctre officiellement endosseacute par
332 I FERNAacuteNDEZ-ORDOacuteNtildeEZ Las Estorias p 205-220 333 Ibid p 205 334 K POMIAN op cit p 83 335 Ibid p 83 336 C MENCEacute-CASTER p 43
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lrsquohistorien337 Mecircme srsquoil choisit les passages et la faccedilon de les agencer le chroniqueur
meacutedieacuteval est theacuteoriquement exclu de la creacuteation et il ne peut ecirctre deacutetenteur de lrsquoauctoritas Il
en va de sa creacutedibiliteacute338
C Alphonse X est-il auctor
En continuant drsquoavoir recours aux autoriteacutes aussi bien dans le prologue qursquoau cours du
reacutecit Alphonse X joue donc le jeu de lrsquohistoriographe meacutedieacuteval censeacute nrsquoecirctre qursquoun simple
copiste ou au mieux un compilateur dont la liberteacute creacuteative se reacutesume agrave faire des choix339
Cependant en tant que souverain Alphonse X a une autoriteacute et une liberteacute jamais rencontreacutees
chez ses preacutedeacutecesseurs Il nrsquoa pas besoin de se justifier son autoriteacute naturelle lui donne la
leacutegitimiteacute pour prendre en charge lrsquoeacutenonciation Est-ce pour autant suffisant pour accorder le
statut drsquoauctoritas agrave Alphonse X Le monarque semble conscient des limites qui se posent agrave
lui il sait bien que les modernes ne peuvent theacuteoriquement pas acceacuteder agrave ce statut drsquoautoriteacute
Crsquoest pourquoi il deacuteveloppe des strateacutegies drsquoabord dans le prologue puis tout au long du reacutecit
afin de contourner les limites inheacuterentes agrave la pratique de lrsquohistoire au Moyen Acircge tout en
utilisant ces limites et ces contraintes agrave son avantage En effet drsquoun cocircteacute il revendique ses
sources anciennes aussi bien dans le prologue que dans le corps du reacutecit et de lrsquoautre il
multiplie les reacutefeacuterences qui eacutetablissent une correspondance entre ces autoriteacutes et lui-mecircme
Tout drsquoabord il fait de Jimeacutenez de Rada et de Lucas de Tuy des autoriteacutes et non des moindres
en les placcedilant en tecircte de liste de ses sources ce qui a pour effet de montrer qursquoun moderne
peut ecirctre une autoriteacute Le prologue lui permet aussi de srsquoidentifier aux anciens sages en
reprenant certains eacuteleacutements du prologue de Jimeacutenez de Rada Il se preacutesente comme un roi
sage qui en produisant une telle chronique en le savoir proteacutegeant et en le diffusant se met agrave
son service comme il le fait drsquoailleurs avec ses œuvres agrave caractegravere scientifique Enfin dans le
reacutecit lui-mecircme les verbes renvoyant agrave lrsquoactiviteacute langagiegravere et historiographique laquo contar raquo
laquo dezir raquo eacutetablissent une concordance entre son travail drsquoeacutecriture et celui drsquoauctores comme
Orose Sueacutetone ou Jimeacutenez de Rada en le placcedilant dans la mecircme position qursquoeux Dans ces
moments-lagrave il srsquoadresse drsquoailleurs directement au lecteur agrave la premiegravere personne du pluriel et
337 Georges Martin quant agrave lui a eacutetabli cinq laquo opeacuterations fondamentales raquo que lrsquoon peut recouper avec les trois
premiers rocircles eacutenonciateurs de saint Bonaventure Il srsquoagit de reproduire reacuteunir assemblerbacirctir
assembleragencer et reacuteviser G MARTIN laquo Compilation (5 proceacutedures fondamentales) raquohellip 338 C MENCEacute-CASTER op cit p 56-57 339 E FALQUE laquo Lucas de Tuy y Rodrigo Jimeacutenez de Rada el uso de las fuentes raquo Cahiers de linguistique et
de civilisation hispaniques meacutedieacutevales 26 2003 p 151-161 p 153 laquo en un compilador la autoriacutea no es un
acto de creacioacuten sino de eleccioacuten raquo
73
en utilisant reacuteguliegraverement lrsquoimpeacuteratif ce qui le place de facto dans une position drsquoautoriteacute vis-
agrave-vis du lecteur qui doit se tenir precirct agrave recevoir les connaissances offertes par son roi De plus
lrsquoutilisation du castillan les motivations et les enjeux qui sous-tendent ce choix ne peuvent
qursquoappartenir agrave une figure drsquoautoriteacute Lrsquoexpression laquo compusiemos este libro raquo peut alors
prendre un sens diffeacuterent En effet le verbe componer est quelque peu ambigu Son acception
la plus courante renvoie au processus de compilation ndash agrave partir de sources diverses
Alphonse X a seacutelectionneacute des passages et composeacute sa chronique tel un patchwork sans
adopter une position drsquoauteur ndash mais il peut aussi renvoyer agrave un processus de creacuteation340 ce
qui fait du Roi Sage un auctor et non plus un simple actor341 Par le biais de ces mises en
parallegravele Alphonse X parvient donc agrave faire converger la figure auctoriale des Anciens et la
sienne Il se preacutesente donc comme auctor sans que cela ne nous renseigne sur la reacuteception de
la Estoria de Espantildea par ses contemporains
Si Alphonse X peut ecirctre consideacutereacute comme auteur de ce reacutecit agrave vocation historique peut-
il pour autant ecirctre pris pour un historien Au sens meacutedieacuteval la Estoria de Espantildea est bien
une histoire crsquoest un reacutecit du passeacute qui donne tous les gages neacutecessaires de veacuteraciteacute Il ne
serait donc pas erroneacute de qualifier la Estoria de Espantildea drsquo laquo histoire raquo et Alphonse X
drsquoraquo historien raquo Drsquoailleurs Bernard Gueneacutee parle bien drsquo raquo historiens raquo pour deacutesigner les
auteurs meacutedieacutevaux342 Toutefois avons-nous affaire agrave de lrsquohistoire dans le sens scientifique ougrave
nous lrsquoentendons aujourdrsquohui
Lrsquohistoire est une discipline scientifique tregraves reacutecente qui recherche normalement ce que
lrsquoon appelle laquo lrsquoobjectiviteacute historique raquo Malgreacute les apparences de veacuteriteacute que se donnent les
reacutecits historiques meacutedieacutevaux leur eacutelaboration faite de seacutelections drsquoomissions et de
reacuteorganisations sans parler des inventions les empecircche de preacutetendre agrave une entiegravere veacuteriteacute
historique De toute faccedilon le recours aux sources tregraves lointaines dans le reacutecit qui nous
occupe pose aussi certains problegravemes Les historiens meacutedieacutevaux nrsquoavaient pas la possibiliteacute
mateacuterielle et parfois intellectuelle de faire une eacutetude critique de leurs sources343 et les
versions qursquoils posseacutedaient nrsquoeacutetaient pas toujours complegravetes On ne recopiait souvent qursquoun
passage drsquoune œuvre et il ne faut pas non plus neacutegliger lintervention des copistes qui peut
340 Componer du latin componere signifie former par assemblage mais aussi creacuteer faire produire notamment
une œuvre litteacuteraire 341 C MENCEacute-CASTER op cit p 57 342 B GUENEacuteE laquo Y a-t-il une historiographiehellip raquo p 205-207 et id laquo Lrsquohistorien par les mots raquo 343 Voir p 29-31
74
ecirctre volontaire ou involontaire (sauts entre deux mots identiques qui peuvent faire disparaicirctre
plusieurs mots ou phraseshellip) mais qui peut ecirctre lourde de conseacutequences
Affirmer que lrsquoon dit la veacuteriteacute ou dire que lrsquoon recopie simplement un auteur ancien
nrsquoest donc pas un gage de veacuteraciteacute ni drsquohonnecircteteacute intellectuelle crsquoest drsquoailleurs pour cela que
nous ne cherchons pas la veacuteriteacute dans la Estoria de Espantildea Toutefois mecircme si histoire
meacutedieacutevale et histoire du XXIe siegravecle nrsquoont rien agrave voir le terme laquo histoire raquo peut tout de mecircme
deacutesigner notre pratique scientifique le reacutecit historique meacutedieacuteval ainsi que les faits historiques
eux-mecircmes ou encore nrsquoimporte quel reacutecit Crsquoest pourquoi mecircme srsquoil nrsquoest pas faux de parler
de la Estoria de Espantildea comme drsquoune laquo histoire raquo dans lrsquoacception meacutedieacutevale du terme
lrsquousage de ce mot bien trop polyseacutemique serait source de confusion Pour parler de la Estoria
de Espantildea nous utiliserons donc les termes laquo chronique raquo344 ou laquo historiographie raquo dans le
sens de narration des faits passeacutes ou drsquoœuvre historique drsquoune eacutepoque donneacutee Pour deacutesigner
ceux qui sont agrave lrsquoorigine de ces chroniques nous parlerons de laquo chroniqueurs raquo et
drsquo raquo historiographes raquo Neacuteanmoins pour identifier les hommes qui travaillent dans les ateliers
alphonsins certes artisans du reacutecit et jouissant agrave nrsquoen pas douter drsquoune certaine autonomie ndash
difficile agrave eacutevaluer mais nous savons que le roi a forceacutement ducirc deacuteleacuteguer ndash nous utiliserons le
terme laquo reacutedacteurs raquo En effet ils eacutetaient les instruments au service drsquoun plan drsquoensemble
voulu et conccedilu par le Roi Sage le veacuteritable architecte de ce projet
D Lrsquoabri ideacuteologique345
Est-il envisageable que les reacutedacteurs alphonsins tout comme les chroniqueurs
meacutedieacutevaux en geacuteneacuteral se soient contenteacutes de recopier fidegravelement les auctoritates qursquoils
brandissent tels des boucliers sans rien modifier ou tout au plus en y choisissant des
extraits La conception drsquoun simple copieacute-colleacute ou deacutecoupeacute-colleacute346 du compilator deacutefendue
en son temps par Evelyn S Procter atteint vite ses limites Si le scripteur seacutelectionne certains
textes et en exclut drsquoautres srsquoil deacutecide de les agencer dans un certain ordre et pas un autre en
somme srsquoil fait des choix ces choix ne mettent-ils pas en forme une œuvre nouvelle347
Opeacuterer une seacutelection repreacutesente donc deacutejagrave une creacuteation en soi drsquoautant plus srsquoil srsquoagit de
344 B GUENEacuteE raquo Histoires annales chroniqueshellip raquo p 285 laquo Et cest peut-ecirctre pour cela que les auteurs du
XIVe siegravecle ayant agrave dire laquo ouvrage historique raquo ont presque exclusivement utiliseacute le mot chronique Par
histoires ils entendent le plus souvent les faits eux-mecircmes ou les reacutecits quon en peut lire dans les chroniques raquo 345 C MENCEacute-CASTER op cit p 55 346 Cette thegravese eacutetait deacutefendue par Evelyn S Procter laquo a work of scissor and paste raquo Evelyn S
PROCTER Alfonso X of Castile Patron of Literature and Learning Oxford Clarendon Press 1951 p 111 347 Crsquoest ce que Corinne Menceacute-Caster nomme la laquo dissidence fonction-compilateur raquo op cit p 62-63
75
plusieurs textes sources Le chroniqueur doit choisir srsquoil reprend les diffeacuterentes versions drsquoun
mecircme eacutevegravenement sans donner son avis ou alors en donnant son avis ou bien srsquoil tente de
faire coiumlncider les versions ou encore srsquoil ne choisit qursquoune seule version Plus qursquoune simple
compilation il y a donc de toute faccedilon un processus de reacuteeacutecriture qui transforme le ou les
textes sources De plus il faut ajouter la traduction aux diffeacuterentes fonctions eacutenonceacutees par
saint Bonaventure puisque les sources drsquoAlphonse X sont reacutedigeacutees en latin ou encore en
arabe il faut donc passer par lrsquoeacutetape de la traduction pour reacutediger en castillan Or une
traduction peut rarement ecirctre complegravetement automatique elle implique forceacutement des choix
des nuances des synonymes des explicitations des simplifications Le reacutesultat sera donc
neacutecessairement un peu voire tregraves diffeacuterent du texte source En somme les choix du
chroniqueur vont donner naissance agrave une œuvre censeacutee ecirctre identique mais qui ne peut lrsquoecirctre
totalement Il srsquoagit donc bel et bien drsquoun processus de creacuteation Malgreacute la meilleure volonteacute
la seacutelection des passages et les choix de traduction laissent forceacutement une trace Les
chroniques qui impliquent le recours agrave plusieurs sources agrave une seacutelection ou agrave une traduction
ce qui est le cas de la Estoria de Espantildea ne peuvent donc en aucun cas ecirctre de simples
reacutepliques
Ce nrsquoest donc pas parce qursquoils se cachent derriegravere des marques drsquohistoriciteacute que les
reacutedacteurs se contentent de reproduire les Anciens Dire la veacuteriteacute nrsquoest souvent que le but
officiel ou avoueacute Il y a souvent drsquoautres viseacutees qui deacutependent drsquoune conjoncture En effet les
histoires meacutedieacutevales sont toujours tributaires drsquoun contexte historique politique social
juridique preacutecis et reacutepondent dans la plupart des cas agrave la commande drsquoun prince ou drsquoune
institution comme cest le cas ici avec une chronique qui plus que commandeacutee a eacuteteacute reacutedigeacutee
sous lrsquoeacutegide du Roi Sage Les historiographes meacutedieacutevaux rendent donc compte dune certaine
vision du passeacute plutocirct que du passeacute lui-mecircme ou comme lrsquoa eacutecrit Peter Linehan laquo toda
historia es historia contemporaacutenea348 raquo Il ne peut sagir ni dobjectiviteacute ni de veacuteraciteacute ni de
reacutecit historique fiable et scientifique Le fait que les reacutedacteurs semblent pieds et poings lieacutes et
que leur creacutedibiliteacute deacutepende de leur entiegravere subordination ou soumission aux auctoritates
nrsquoest-ce finalement pas lagrave une chance une opportuniteacute pour ces reacutedacteurs
En effet selon Corinne Menceacute-Caster le recours aux formules topiques laquo permet de
masquer leurs eacuteventuelles positions dissidentes raquo349 Lrsquoemploi des Autoriteacutes deacutetourne la
responsabiliteacute du compilateur ce nrsquoest pas lui qui parle crsquoest un auctor Alphonse X comme
Jimeacutenez de Rada avant lui se place derriegravere lrsquo laquo abri ideacuteologique raquo offert par les eacutecrits des
348 P LINEHAN laquo Reflexiones sobre historiografiacutea raquo p 102 349 C MENCEacute-CASTER op cit p 56
76
Anciens en se servant drsquoeux en leur faisant dire ce qursquoil veut sans jamais avoir lrsquoair de le dire
lui-mecircme Tant que le pacte de lecture semble respecteacute le lecteur est en confiance et il peut
ecirctre convaincu A contrario si le lecteur se meacutefie du narrateur parce que ses sources ne
semblent pas fiables ou pire parce qursquoil se preacutesente comme le creacuteateur du texte alors il sera
plus difficile pour le narrateur de convaincre le lecteur de quoi que ce soit puisque son reacutecit
sera reccedilu comme fictionnel Les eacutevegravenements doivent ecirctre donneacutes pour vrais et surtout ecirctre
reccedilus comme tels Srsquoils donnent suffisamment de gages de cette conformiteacute de laquo marques
drsquohistoriciteacute raquo alors cela leur permet drsquoouvrir une bregraveche pour ajouter leurs propres ideacutees en
modelant le texte selon leurs inteacuterecircts leur visionhellip Lrsquoinvariance nrsquoest donc qursquoapparence
mais une apparence utile qui permet en reacutealiteacute au chroniqueur ici agrave Alphonse X et agrave ses
eacutequipes de srsquoexprimer plus librement qursquoil ne veut bien le reconnaicirctre
Les reacutedacteurs alphonsins au service de leur souverain beacuteneacuteficient donc de lrsquoespace de
liberteacute offert par la combinaison des deux autoriteacutes que nous venons drsquoidentifier celle des
Anciens et celle du Roi Sage Cependant tout le meacutecanisme de lrsquoabri ideacuteologique implique
que cette liberteacute ne srsquoexerce pas raquo agrave deacutecouvert raquo ou de faccedilon explicite Il nous appartient donc
de deacutetricoter le texte drsquoen tirer les fils afin de mettre au jour lrsquointervention dans le reacutecit
drsquoAlphonse X et de ses reacutedacteurs
Il est neacutecessaire drsquoidentifier ce que nous appellerons les eacutecarts entre les diffeacuterentes
sources et la production alphonsine car crsquoest dans ces eacutecarts que transparaicirct le travail des
reacutedacteurs Ces eacutecarts peuvent ecirctre de plusieurs types Les omissions les textes tronqueacutes en
vue de les simplifier ou qui se trouvent deacutenatureacutes peuvent nous permettre de faire eacutemerger
les eacutevegravenements ou les conceptions qui ne coiumlncident pas avec lrsquoideacuteal alphonsin Les ajouts les
emprunts agrave une ou plusieurs autres sources ndash parfois tellement remanieacutes et deacutenatureacutes qursquoils
srsquoapparentent davantage agrave des inventions ndash les seacutelections les reacuteorganisations sont autant de
distorsions dans lesquelles peuvent se profiler les viseacutees du Roi Sage Le souverain comme
Lucas de Tuy et Jimeacutenez de Rada avant lui peut faccedilonner les Autoriteacutes selon le message qursquoil
veut transmettre Nous devrons aussi ecirctre attentifs aux choix lexicaux opeacutereacutes lors des
traductions Entre seacutelection traduction orienteacutee manipulation et invention il convient donc
de deacuteceler la trace laisseacutee par Alphonse X la distance qursquoil a instaureacutee entre ses sources et son
œuvre
77
Pour comprendre dans quelle mesure ces eacutecarts font sens et quels objectifs ils servent
nous devrons tenir compte des nombreux facteurs et enjeux lieacutes agrave la conjoncture socio-
politique et aux speacutecificiteacutes de lrsquoeacutecriture alphonsine La position de lrsquoautoriteacute drsquoeacutenonciation a
changeacute la palette de choix est plus large les reacutedacteurs sont retourneacutes agrave leur anonymat au
service drsquoun seul projet qui nrsquoest pas leur Le regravegne drsquoAlphonse X nrsquoest pas celui de
Ferdinand III le Roi Sage doit repeupler un royaume immense geacuterer plusieurs reacutevoltes tout
en menant de front ses ambitions peacuteninsulaires et europeacuteennes Tous ces eacuteleacutements sont autant
de donneacutees agrave prendre en compte et agrave mettre en lien avec les conceptions meacutedieacutevales du
pouvoir de la justice de lrsquoespace de la leacutegitimiteacute de la meacutemoire de la transmissionhellip
Il nous faudra donc extraire de la chronique notamment au prix de comparaisons
minutieuses les inteacuterecircts les objectifs en somme les finaliteacutes ideacuteologiques et sociopolitiques
rechercheacutees par le Roi Sage
Deuxiegraveme partie
Construction mentale et physique de
lrsquoEspagne espaces et origines mythiques
81
Comme le titre de la chronique lrsquoindique la Estoria de Espantildea raconte lrsquohistoire de
lrsquoEspagne mais que recouvre ce terme pour Alphonse X Quand les Romains envahissent la
peacuteninsule Ibeacuterique au IIe siegravecle av J-C ils lui donnent le nom drsquoHispania350 terme
geacuteographique qui deacutesigne uniquement la peacuteninsule Ensuite lorsque les Goths srsquoemparent de
lrsquoHispanie ils lui adjoignent Narbonne qui appartenait agrave la Gaule et la Tingitanie qui
appartenait agrave lrsquoAfrique351 Selon les conceptions romaines qui perdurent agrave Tolegravede le nouveau
royaume est donc constitueacute de trois reacutegions distinctes Ainsi mecircme si Isidore de Seacuteville le
premier associe lrsquoHispanie au Royaume des Goths352 lui-mecircme oscille entre une Espagne
politique synonyme du royaume dans son entier et une Espagne geacuteographique qui ne deacutesigne
que la peacuteninsule Ibeacuterique353 Apregraves Isidore lrsquoambiguiumlteacute demeure et lrsquousage le plus courant
semble ecirctre de limiter lrsquoHispanie agrave la peacuteninsule ainsi les Conciles de Tolegravede ou encore Julien
de Tolegravede parlent souvent drsquoHispanie et de Gaule (gothique)354 pour deacutesigner le Royaume Le
terme laquo Espagne raquo comme synonyme du Royaume est une creacuteation ideacuteologique forgeacutee par
Isidore de Seacuteville pour favoriser lrsquoeacutemergence drsquoune uniteacute nationale neacuteanmoins ce concept nrsquoa
pas pu srsquoimposer durablement Drsquoune part la permanence de lrsquoideacutee geacuteographique de
lrsquoEspagne a fait de la laquo patria raquo355 un terme plus adapteacute car il permettait de deacutepasser les
diffeacuterences geacuteographiques et drsquoenglober tout le Royaume au-delagrave des diffeacuterentes reacutegions qui
le composaient Drsquoautre part les guerres civiles et les soulegravevements de la Gaule gothique
contre le pouvoir central nrsquoont de toute faccedilon pas permis agrave ce concept de srsquoimposer
350 Vicente PALACIO ATARD (eacuted) De Hispania a Espantildea el nombre y el concepto a traveacutes de los siglo
Madrid Temas de hoy 2005 p 13 351 Ineacutes FERNAacuteNDEZ-ORDOacuteNtildeEZ laquo La denotacioacuten de lsquoEspantildearsquo en la Edad Media perspectiva historiograacutefica
(siglos VII-XIV) raquo in Joseacute Mariacutea GARCIacuteA (eacuted) Actas del IX Congreso Internacional de Historia de la
Lengua Espantildeola (Caacutediz 2012) 1 Madrid amp Frankfurt am Main Iberoamericana amp Vervuert 2015 p 49-105
p 49-50 352 S TEILLET op cit p 463-501 353 Alexander Pierre BRONISCH laquo El concepto de Espantildea en la historiografiacutea visigoda y asturiana raquo Norba
Revista de Historia 19 2016 p 9-42 p 23 354 Ibid p 19-25 355 S TEILLET op cit p 529
82
durablement356 Si la deacutefaite de 711 et lrsquoeffondrement du Royaume de Tolegravede marquent la
disparition officielle de lrsquoHispanie en tant qursquoentiteacute politique cela ne signifie pas pour autant
que lrsquoideacutee drsquoEspagne ait disparu drsquoautant plus que la conception geacuteographique elle
demeure357 Luis A Garciacutea Moreno eacutevoque une possible nostalgie358 des habitants de la
peacuteninsule vis-agrave-vis du Royaume de Tolegravede synonyme de grandeur et drsquounion politique
Derriegravere une peacuteninsule Ibeacuterique politiquement linguistiquement et religieusement diviseacutee
lrsquoideacutee drsquoEspagne a non seulement surveacutecu mais elle est perccedilue comme le deacutenominateur
commun359 de tous ceux qui y sont neacutes laquo Espantildea es pues un aacutembito geograacutefico al que sus
habitantes con independencia de sus varias sujeciones sentildeoriales se adscriben como
naturales y que en consecuencia les confiere habitualmente conciencia de pertenencia raquo360
Alors quels sont les territoires qursquoAlphonse X inclut dans sa conception de lrsquoEspagne Et
srsquoagit-il drsquoune conception purement geacuteographique ou lrsquoEspagne acquiert-elle aussi une
dimension politique Nous allons donc eacutetudier les proceacutedeacutes qursquoutilisent les reacutedacteurs afin de
deacutefinir lrsquoEspagne et de convaincre les lecteurs de leurs origines communes au travers de
diffeacuterents mythes et topiques litteacuteraires et historiographiques habilement manieacutes
356 Edward Arthur THOMPSON Los godos en Espantildea Madrid Alianza Editorial 1979 p 208-212 p 219
p 227 357 Sur lrsquoemploi drsquoHispania et Hispanias voir aussi J A MARAVALL op cit p 60-65 358 Luis A GARCIacuteA MORENO laquo Patria espantildeola y etnia goda (siglos VI-VIII) raquo in V PALACIO ATARD
op cit p 41-53 p 43 359 Joseacute Mariacutea BLAacuteZQUEZ MARTIacuteNEZ laquo El nombre de Hispania aparece en la historia Los hispanos en el
Imperio Romano raquo in V PALACIO ATARD op cit p 17-39 p 14 360 I FERNAacuteNDEZ-ORDOacuteNtildeEZ laquo La denotacioacuten de lsquoEspantildearsquo raquo p 49
83
Chapitre 1
Lrsquoespace dans la Estoria de Espantildea
A La preacutesentation geacuteographique
Dans la litteacuterature latine il eacutetait drsquousage drsquoinclure une description geacuteographique361 ou
plutocirct topographique362 dans les ouvrages agrave vocation historique Lrsquoobjectif eacutetait de peindre
les reacutegions qui allaient ecirctre au cœur du reacutecit de sorte que le lecteur puisse se repreacutesenter les
eacutevegravenements plus aiseacutement Ces digressions devaient servir agrave plaire au lecteur et agrave le
distraire363 Elles devaient traiter de geacuteographie physique ndash afin de situer les reacutegions de
deacutelimiter les positionshellip ndash elles devaient aussi deacutecrire les hommes et enfin contenir un
eacuteloge364 Dans son Histoire naturelle Pline lrsquoAncien (23-79) deacutecrit le monde parle
longuement des pays et des hommes La Guerre des Gaules de Ceacutesar (100-44 av J-C) ou la
Guerre de Jugurtha de Salluste (86-v35 av J-C) contiennent aussi une longue description
Chez les Latins cette description est donc inteacutegreacutee dans le reacutecit historique365 Au Moyen Acircge
la digression topographique alors souvent qualifieacutee de cosmographique366 sans disparaicirctre
complegravetement se fait plus rare et lorsqursquoelle est preacutesente est geacuteneacuteralement tregraves reacuteduite et en
quelque sorte affadie les meacutedieacutevaux ne reprenant qursquoune partie de leur modegravele latin367 Si les
auteurs latins voulaient plaire agrave leurs lecteurs en inseacuterant ce type de description les auteurs
meacutedieacutevaux ne semblent pas goucircter les descriptions geacuteographiques autant que leurs
361 En castillan les termes geograacutefico et geoacutegrafo sont attesteacutes agrave partir de 1573 et le terme geografiacutea agrave partir de
1615 Joan COROMINAS laquo Geo- raquo Breve diccionario etimoloacutegico de la lengua castellana Corominas
Madrid Editorial Gredos 1987 p 296 En franccedilais le terme geacuteographie est attesteacute agrave partir de 1513
laquo Geacuteographie raquo Le Grand Robert en ligne consulteacute le 25 juillet 2018 B GUENEacuteE Histoire et culturehellip
p 166 laquo En 1482 une traduction italienne de Ptoleacutemeacutee eacutetait intituleacutee Geacuteographie Lrsquoeacutedition latine du mecircme
Ptoleacutemeacutee parue en 1490 adoptait-elle aussi le titre de Geographia Telles furent du moins dans le titre drsquoune
œuvre les deux premiegraveres apparitions du mot lsquogeacuteographiersquo raquo Au Moyen Acircge les langues romanes ne
connaissaient donc pas le terme geacuteographie 362 B GUENEacuteE Histoire et culturehellip p 166 laquo lrsquoAntiquiteacute entendait par topographie exactement ce que nous
entendons par geacuteographie Quelques auteurs du Moyen Acircge comme Giraud le Cambrien par exemple
lrsquoutilisegraverent raquo 363 Ibid p 166 364 Ibid p 167 365 Ibid p 168 366 Ibid p 166 la cosmographie laquo englobait alors [au Moyen Acircge] non seulement ce que nous entendons par
cosmographie mais aussi les disciplines que nous appelons geacuteographie physique geacuteographie humaine
geacuteographie descriptive raquo 367 Ibid p 167
84
preacutedeacutecesseurs Elles sont reacuteduites agrave des listes agrave des eacutenumeacuterations de villes de fleuveshellip368
Ainsi parmi les chroniques peacuteninsulaires chreacutetiennes qui ont eacuteteacute utiliseacutees par Alphonse X et
ses eacutequipes la Chronique Propheacutetique et la Chronique drsquoAlphonse III ne font aucune
description du royaume des Asturies ou de la peacuteninsule Ibeacuterique En revanche il y en a une au
tout deacutebut de la Chronique drsquoAlbelda mais elle est reacuteduite agrave des eacutenumeacuterations dont nous
donnons une liste ici
Preacutesentations preacuteliminaires au reacutecit de la Chronique drsquoAlbelda
bull laquo Exquisitio totius mundi raquo369 Il srsquoagit drsquoune eacutetude geacuteneacuterale du monde qui preacutesente
les quatre reacutegions de la Terre lrsquoOrient lrsquoOccident le Septentrion et le Midi en donnant
pour chacune le nombre de mers drsquoicircles de montagnes de provinces370 de places-fortes
et de fleuves de nations
bull laquo Item exquisitio Spaniae raquo371 Il srsquoagit drsquoune eacutetude de lrsquoEspagne qui comprend
plusieurs points
- Une preacutesentation geacuteneacuterale de lrsquoEspagne qui donne lrsquoorigine de son nom ainsi que sa
position geacuteographique Crsquoest le seul passage qui soit vraiment reacutedigeacute et qui aurait pu
srsquointeacutegrer dans le corps du reacutecit
- Une liste des six provinces espagnoles avec la liste des siegraveges eacutepiscopaux
- Une liste des siegraveges eacutepiscopaux de la Gaule
- Une liste des (quatre372) fleuves drsquoEspagne et leur longueur
bull laquo De septeni miracula quae sunt mundi raquo373 Aucune de ces sept merveilles du
monde ne se trouve en Espagne
bull laquo Item de proprietatibus gentium raquo374 Il srsquoagit drsquoune liste de douze nations
associeacutee chacune agrave un trait de caractegravere Les Goths sont preacutesents dans cette liste
bull laquo Item causas celebres ex Spaniae raquo375 qui comprend une liste de treize choses
ceacutelegravebres de lrsquoEspagne associeacutees chacune agrave une ville ou une reacutegion En reacutealiteacute ces
choses sont toutes agrave mettre en rapport avec lrsquoactiviteacute humaine que ce soit lrsquoeacutelevage
lrsquoagriculture la guerre ou les activiteacutes intellectuelles376 Cette liste srsquoapparente agrave lrsquoeacuteloge
que les latins faisaient dans leurs digressions geacuteographiques
bull Une preacutesentation de lrsquoalphabet latin377
bull laquo Incipit ordo annorum mundi breviter collectim raquo378 Il srsquoagit drsquoun deacutecoupage de
lrsquohistoire du monde depuis Adam
368 Ibid p 169 369 Albelda p 10 370 Le nombre de provinces est placeacute en dernier pour le Septentrion 371 Albelda p 10-11 372 Le Guadalquivir le Tage le Mintildeo et lrsquoEgravebre Le Guadiana et le Duro ne sont pas mentionneacutes 373 Albelda p 11 374 Albelda p 11 375 Albelda 11-12 376 Albelda p 11-12 laquo Polla [hellip] Vini [hellip] Ficos [hellip] Tritricum [hellip] Mulum [hellip] Kabellum [hellip] Ostrea [hellip]
Lanceas [hellip] Mel [hellip] Disciplina atque scientia raquo crsquoest-agrave-dire la poule les vins les figues le bleacute le mulet le
cheval les huicirctres les lances le miel lrsquoenseignement et la science 377 Albelda p 12 378 Albelda p 12
85
bull laquo Item de sexta aetate scli raquo379 Il srsquoagit aussi drsquoun deacutecoupage de lrsquohistoire du
monde depuis Adam mais en fonction des six acircges et qui ne coiumlncide pas tout agrave fait
avec le deacutecoupage preacuteceacutedent
bull laquo Item exquisitio miliarios civitatum raquo380 Cette rubrique preacutesente les distances en
milles entre vingt citeacutes romaines
Les cinq premiegraveres rubriques sont organiseacutees dans un mouvement du geacuteneacuteral vers le
particulier en lrsquooccurrence du monde vers lrsquoEspagne drsquoabord pour une description
topographique (montagnes fleuves villeshellip) puis pour une description humaine qui
concernent agrave la fois les productions des hommes et leur caractegravere Nous pouvons reacutesumer
ainsi la progression de ces rubriques
- Monde + topographie gt Espagne + topographie
- Monde + merveilles gt Nations + caractegravere gt Espagne + activiteacutes humaines
Mecircme si lrsquoon peut srsquointerroger sur la pertinence de citer les Sept merveilles du monde
dans la Chronique drsquoAlbelda puisqursquoaucune ne se trouve en Espagne ou de deacutecrire le
caractegravere des Grecs ou des Bretons quand aucun nrsquoapparaicirct dans le reacutecit qui srsquoensuit ce
scheacutema drsquoexposition peut tout de mecircme apparaicirctre opportun comme incipit de la chronique
En revanche la sixiegraveme rubrique semble complegravetement incongrue avec une preacutesentation des
lettres de lrsquoalphabet classeacutees en voyelles semi-voyelles et muettes On pense retrouver un
peu de coheacuterence et de pertinence avec les septiegraveme et huitiegraveme rubriques qui deacutecoupent
lrsquohistoire du monde Cependant crsquoest sans compter sur les contradictions entre les deux
versions qui ne coiumlncident pas entre elles381 Plus grave encore les calculs du premier
deacutecoupage ne tombent pas justes382 Nous avons vu plus haut la volonteacute meacutedieacutevale de faire
coiumlncider les diffeacuterentes chronologies ces erreurs sont donc agrave prendre en compte Le
chroniqueur aurait ducirc voir que les diffeacuterentes peacuteriodes ne concordaient pas en plusieurs
points Srsquoil ne pouvait ou ne souhaitait pas corriger les discordances il aurait tout de mecircme pu
les signaler Soit le chroniqueur a mal calculeacute soit il a mal copieacute soit lrsquoerreur se trouvait chez
sa (ses) source(s) Dans tous les cas cela montre un manque de rigueur et sucircrement un
deacutesinteacuterecirct pour ce passage Enfin la derniegravere rubrique parle des distances entre diffeacuterentes
citeacutes en partant des citeacutes espagnoles (Cadix Cordouehellip) pour rejoindre lrsquoEurope et terminer
par Constantinople On srsquointerroge alors sur le mouvement descriptif de lrsquoEspagne vers le
379 Albelda p 13 380 Albelda p 13 381 Par exemple dans la septiegraveme rubrique il srsquoeacutecoule 938 anneacutees depuis Abraham jusqursquoau deacutebut du regravegne de
David alors que dans la huitiegraveme il srsquoen eacutecoule 911 382 2242 + 912 + 502 + 40 + 356 + 40 + 13 + 443 + 70 + 510 font 5128 alors que la chronique indique que cela
fait 5169 Puis 5169 + 883 font en reacutealiteacute 6052 alors que la chronique indique 6082
86
geacuteneacuteral qui est en contradiction avec le scheacutema des premiegraveres rubriques ainsi que sur le
rapport entre la distance drsquoHeacuteracleacutee agrave Constantinople et lrsquohistoire de lrsquoEspagne Sans oublier
que les calculs sont encore erroneacutes383
En outre hormis le court passage de preacutesentation geacuteneacuterale de lrsquoEspagne tous ces
eacuteleacutements sont donneacutes sous forme de listes et drsquoeacutenumeacuterations Ainsi les diffeacuterentes rubriques
qui servent drsquointroduction agrave la Chronique drsquoAlbelda sont indigestes sur le fond et la forme En
effet bien que lrsquoon comprenne lrsquointeacuterecirct et la logique drsquoune eacutetude du geacuteneacuteral vers le particulier
et surtout drsquoune preacutesentation de lrsquoEspagne certaines de ces listes manquent de pertinence vis-
agrave-vis du reste de la chronique Elles semblent tellement eacutetrangegraveres agrave la narration qursquoelles en
deviennent artificielles comme srsquoil avait absolument fallu copier un modegravele latin mais sans
bien savoir quoi faire de ces eacuteleacutements et que le problegraveme avait eacuteteacute eacutevacueacute en les agglutinant
lagrave en deacutebut de chronique De plus le manque de coheacuterence de certains chiffres indique soit
une seacutevegravere incompeacutetence soit une neacutegligence certaine qui montre le deacutesinteacuterecirct que suscite ce
genre drsquoexplication geacuteographique au Moyen Acircge
Le De Rebus Hispaniae contient aussi une description geacuteographique au deacutebut de la
chronique mais la diffeacuterence est de taille avec celle de la Chronique drsquoAlbelda Le Toleacutedan
nrsquoadopte pas le style catalogue384 de cette derniegravere mais inclut au contraire ses descriptions de
la peacuteninsule au sein des sept premiers chapitres du livre I La geacuteographie srsquointegravegre dans la
narration des premiers temps du monde et de lrsquoEspagne comme un eacuteleacutement agrave part entiegravere du
reacutecit Sur la forme Jimeacutenez de Rada srsquoeacuteloigne donc de la Chronique drsquoAlbelda Il nrsquoy a guegravere
que la progression en entonnoir somme toute courante qui puisse srsquoapparenter agrave cette
premiegravere chronique La fin du chapitre 1 preacutesente briegravevement les continents qursquooccupegraverent les
descendants des trois fils de Noeacute Sem Cam Japhet Le Toleacutedan termine ce chapitre en
eacutecrivant ceci laquo puesto que es mi intencioacuten continuar en este libro con la descendencia de
Jafet dejo de lado en este punto a los otros hermanos raquo Le chroniqueur montre qursquoil est
conscient que ce qursquoil vient de deacutecrire est geacuteneacuteral et un peu eacuteloigneacute de son sujet et preacutevient le
lecteur qursquoil va resserrer son propos sur le thegraveme de la chronique Le chapitre 2 intituleacute
laquo sobre Europa y la descendencia de Jafet raquo commence par une description topographique
des limites de lrsquoEurope et des icircles de la Meacutediterraneacutee et offre une eacutenumeacuteration des
descendants de Japhet et des peuples auxquels ils ont donneacute leur nom Le Toleacutedan qui ne
383 200 + 220 + 300 + 60 + 80 + 50 + 130 + 40 + 20 + 40 + 15 + 80 + 25 + 102 + 250 + 170 + 316 + 842 + 316 +
130 font 3386 alors que la chronique affirme que cela fait 3281 384 Dans le De Rebus Hispaniae point de catalogue hormis un passage dans lequel le Toleacutedan fait figurer un
deacutecoupage du temps de la dispersion des langues jusqursquoagrave Ceacutesar (I 3 p 14 39-50)
87
parle pas ici de lrsquoEspagne est toujours conscient qursquoil nrsquoa pas encore atteint le cœur de son
sujet et srsquoadresse agrave nouveau au lecteur de cette faccedilon laquo hec ideo dixi quia cogit hystoria
quam assumpsi de incolis Europe aliqua declarare raquo385 Lrsquoordre drsquoexposition de ces eacuteleacutements
fait donc lrsquoobjet drsquoun choix celui drsquoecirctre le plus complet le plus preacutecis possible ce qui
participe des proceacutedeacutes mis en œuvre afin de convaincre le lecteur ou lrsquoauditeur drsquoaccorder sa
confiance au chroniqueur En effet ce dernier deacutemontre lrsquoeacutetendue de sa culture de ses
connaissances sur le passeacute du monde ce qui donne une bonne image de ses compeacutetences et
doit inciter le lecteur agrave se fier agrave lui pour le reste du reacutecit qui concerne lrsquoEspagne Il avertit le
lecteur que srsquoil ne pousse pas plus avant dans cette direction ce nrsquoest pas par incompeacutetence
mais par souci de coheacuterence De plus les adresses au lecteur et le scheacutema en entonnoir drsquoune
vision eacutelargie pour resserrer ensuite son sujet tel un effet de zoom sur la peacuteninsule Ibeacuterique
permettent de creacuteer un effet drsquoattente Le Toleacutedan a montreacute qursquoil avait beaucoup de
connaissances son lecteur attend alors avec impatience qursquoil entre dans le vif du sujet ce
qursquoil fait dans le chapitre 3 ndash malgreacute une digression sur lrsquoEurope386 au milieu de chapitre ndash
intituleacute laquo de primis incolis et primo nomine Hyspanie raquo387 Comme lrsquoindique le titre du
chapitre le Toleacutedan preacutesente ici les premiers peuples de lrsquoEspagne et apporte aussi une
explication eacutetymologique qui ne se trouvait pas dans la Chronique drsquoAlbelda Selon le
Toleacutedan les premiers habitants de la peacuteninsule Ibeacuterique eacutetaient les Ibegraveres ou Hispaniques388
appeleacutes Ceacutetubales de laquo cetus Tubal raquo les compagnies de Tubal389 fils de Japhet lui-mecircme
fils de Noeacute Par la suite les Ceacutetubales descendirent des Pyreacuteneacutees vers les plaines de lrsquoEgravebre et
leur nom se transforma agrave nouveau par contamination ils devinrent alors les Celtibegraveres390 Les
Ceacutetubales donnent son premier nom agrave lrsquoEspagne Hesperia en reacutefeacuterence agrave lrsquoeacutetoile Hesperum
(la planegravete Veacutenus) qui eacutetait parfois visible lors du coucher du soleil391 Plus loin le Toleacutedan
compegravete son explication eacutetymologique avec le changement drsquoHesperia pour Hispania
385 De Rebus Hispaniae I 2 p 12 59-60 DRH trad p 64 laquo he contado estas cosas porque la narracioacuten que
he emprendido me obliga a decir algo sobre los habitantes de Europa raquo 386 De Rebus Hispaniae I 3 p 13 10-25 Cette digression est eacutetrange le deacutebut a du sens car apregraves avoir
expliqueacute drsquoougrave venait le premier nom de lrsquoEspagne Hesperia il explique drsquoougrave vient le nom de lrsquoEurope
cependant le Toleacutedan poursuit avec une digression sur les diffeacuterentes langues parleacutees en Europe Peut-ecirctre a-t-il
trouveacute ces informations apregraves ou a-t-il oublieacute de les retranscrire plus haut Si elles lui semblaient importantes il
aurait pu les placer lagrave plutocirct que de tout recommencer Ensuite le chroniqueur enchaicircne comme srsquoil nrsquoy avait pas
eu de digression laquo Cetubales itaque in populous dilatati raquo DRH trad p 65 laquo Y extendidos de esta forma los
cetuacutebales en distintos pueblos raquo 387 De Rebus Hispaniae I 3 p 13 DRH trad p 64 laquo sobre los primeros habitantes y el primer nombre de
Espantildea raquo 388 De Rebus Hispaniae I 3 p 13 2-3 laquo Yberes raquo et laquo Hyspani raquo 389 De Rebus Hispaniae I 3 p 13 7 et DRH trad note 22 p 64 390 De Rebus Hispaniae I 3 p 14 28-29 Egravebre se dit Hiberus en latin 391 De Rebus Hispaniae I 3 p 13 7-10
88
Hercule donne le nom drsquoun noble dont il srsquoest occupeacute depuis lrsquoadolescence392 Hispan et
lrsquoHesperia devient lrsquoHispanie
Le Toleacutedan dessine aussi la carte de ce qursquoil appelle la Celtibeacuterie et la Carpeacutetanie
respectivement au nord et au sud de lrsquoEgravebre393 qui correspondent en reacutealiteacute agrave la reacutegion romaine
Tarraconaise Cette reacutegion se compose selon le reacutecit de quatre enclaves Oca Calahorra
Tarazona et Auripa (devenue Ceacutesar Augusta puis Saragosse) situeacutees sur lrsquoEgravebre Dans ce
chapitre le Toleacutedan se limite agrave cette reacutegion mecircme srsquoil indique qursquoensuite les Celtibegraveres se
deacuteplacent vers drsquoautres parties de la peacuteninsule laquo deinde ad alias partes Hesperie
procedentes in terris suis cognationes et nomina uocauerunt et in diuersis prouinciis
diuersos principes habuerunt raquo394 Peut-ecirctre cette premiegravere approche qui semble limiteacutee est-
elle destineacutee agrave montrer que toute lrsquoEspagne et tous les Espagnols proviennent de la reacutegion de
lrsquoEgravebre et descendent donc de Tubal lrsquoancecirctre biblique Il faut attendre les chapitres suivants et
lrsquoapparition drsquoHercule dans le reacutecit pour que le Toleacutedan fasse laquo visiter raquo au lecteur le reste de
la peacuteninsule En effet la chronique poursuit avec le reacutecit des aventures drsquoHercule contre
Geacuterion qui eacutetait le prince de trois royaumes dont srsquoempare Hercule la Galice la Lusitanie et
la Beacutetique avant de traverser la Carthaginoise La chronique cite aussi plusieurs villes
fondeacutees par Hercule ou son entourage Gades de Heacutercules (Cadix) Hispalis (Seacuteville)
Tarazona Urgel Vigo Barcelone et Seacutegovie
Ainsi en preacutesentant les premiers habitants de la peacuteninsule (chapitre 3) et les aventures
drsquoHercule (chapitres 4 et 5) le Toleacutedan permet au lecteur de situer geacuteographiquement les cinq
reacutegions395 qui forment selon lui lrsquoEspagne la Tarraconaise la Carthaginoise la Beacutetique la
Lusitanie et la Galice Ces reacutegions de lrsquoadministration civile et religieuse romaine ont eacuteteacute
conserveacutees ensuite par les Wisigoths396 mais nrsquoeacutetaient plus drsquoactualiteacute au XIIIe siegravecle puisque
de nouveaux royaumes chreacutetiens eacutetaient neacutes et srsquoeacutetaient deacuteveloppeacutes Cependant le Toleacutedan
fait comme si ce deacutecoupage eacutetait toujours en vigueur397
392 De Rebus Hispaniae I 5 p 17 50-53 393 DRH trad note 27 p 65 394 De Rebus Hispaniae I 3 p 14 35-38 DRH trad p 65 laquo avanzando luego hacia otras partes de Hesperia
legaron a las tierras sus nombres y costumbres y en las distintas provincias tuvieron distintos jefes raquo 395 De Rebus Hispaniae 4 p 15 34 laquo Gallecia Va prouincia Hyspanie raquo DRH trad p 67 laquo Galicia la
quinta provincia de Espantildea raquo 396 Le Royaume de Tolegravede comptait une sixiegraveme reacutegion la Narbonnaise situeacutee au nord des Pyreacuteneacutees que
Jimeacutenez de Rada ne reprend pas ici 397 De Rebus Hispaniae I 4 p 15 21-22 laquo tria regna que nunc dicuntur Gallecia Lusitania Bethica raquo DRH
trad p 66 laquo los tres reinos que ahora se llaman Galicia Lusitania y Beacutetica raquo
89
La carte de lrsquoEspagne selon Jimeacutenez de Rada
Agrave la fin du chapitre 3 le Toleacutedan insegravere une digression chronologique qui part du
moment de la dispersion des langues et va jusqursquoagrave Jules Ceacutesar Jimeacutenez de Rada preacutecise que
Tolegravede a eacuteteacute fondeacutee 108 ans avant le regravegne de Jules Ceacutesar Cela nrsquoa rien agrave voir avec Hercule
mais il srsquoagit probablement drsquoune faccedilon drsquointeacutegrer la ville de Tolegravede agrave la description
geacuteographique de lrsquoEspagne compte tenu du rocircle preacutepondeacuterant de cette ville comme capitale
administrative et religieuse du royaume des Wisigoths Tolegravede revecirctait une double valeur
symbolique ancreacutee dans le passeacute et dans le preacutesent Dans lrsquoimaginaire collectif chreacutetien et
castillan lrsquoancienne capitale wisigothique repreacutesentait lrsquoEspagne unie sous le pouvoir drsquoun
seul roi et drsquoune seule religion Au XIIIe siegravecle elle eacutetait aussi le siegravege de lrsquoarchevecirccheacute de
Jimeacutenez de Rada qui reacuteclamait la primatie sur lrsquoEacuteglise drsquoEspagne398 Dans cette perspective il
paraicirct logique que le chroniqueur ait voulu inteacutegrer cette ville si importante dans la
preacutesentation de lrsquoEspagne De plus le chroniqueur ne parlant pas de lrsquoeacutepoque ou lrsquoHispanie
eacutetait romaine courait le risque de ne jamais parler de la fondation de Tolegravede Drsquoun point de
398 P LINEHAN laquo Reflexiones sobre historiografiacutea raquo
90
vue chronologique cette ville fondeacutee 1051 ans apregraves la mort drsquoHercule nrsquoavait donc aucune
raison drsquoapparaicirctre agrave cet endroit preacutecis du reacutecit si ce nrsquoest pour des raisons ideacuteologiques
De la seule chronique peacuteninsulaire qui contenait un passage cosmographique Jimeacutenez
de Rada nrsquoa donc pas gardeacute beaucoup drsquoeacuteleacutements Sur la forme il a eacutelimineacute lrsquoeffet catalogue et
sur le fond il nrsquoa conserveacute que les aspects geacuteographiques en ajoutant lrsquoeacutetymologie sur laquelle
nous reviendrons Rien nrsquoapparaicirct sur les caractegraveres la grammaire ou les distances entre les
villes399
Les reacutedacteurs de la Estoria de Espantildea qui ont eu accegraves agrave la Chronique drsquoAlbelda et au
De Rebus Hispaniae ont choisi le modegravele du Toleacutedan Le scheacutema drsquoexposition geacuteographique
drsquoAlphonse X semble en effet ecirctre un copieacute-colleacute ou plus exactement un laquo traduit-colleacute raquo des
premiers chapitres de Jimeacutenez de Rada puisque nous retrouvons la division du monde en trois
continents la progression en entonnoir vers lrsquoEspagne les Ceacutetubales devenus Celtibegraveres ou
encore Hercule parcourant la peacuteninsule Cependant il existe des diffeacuterences de plusieurs
ordres
La Estoria de Espantildea suit bien le mecircme modegravele en entonnoir que le De Rebus
Hispaniae La chronique commence par preacutesenter la division du monde en trois parties entre
les trois fils de Noeacute Sem Cam et Japhet dans le chapitre 2 Le chapitre 3 commence ensuite
par une description de lrsquoEurope et se poursuit par une description de lrsquoEspagne Une
preacutesentation chronologique depuis la dispersion des langues jusqursquoagrave Jules Ceacutesar ainsi que la
fondation de Tolegravede marquent le deacutebut du chapitre 4 Lrsquoordre suivi est le mecircme on remarque
simplement une petite diffeacuterence de structure qui nous semble sans conseacutequence400 Les deux
premiers points le monde et lrsquoEurope sont sensiblement les mecircmes malgreacute quelques
modifications de lrsquoordre du commentaire de la simplification de lrsquoexplication ou du
recoupement des sources
On se souvient du commentaire du Toleacutedan agrave propos de son chapitre sur lrsquohistoire du
monde Alphonse X quant agrave lui insegravere un commentaire avant et apregraves avoir parleacute du partage
du monde comme pour encadrer son reacutecit montrer qursquoil srsquoagit drsquoune parenthegravese et annoncer
399 Jimeacutenez de Rada ne reprend pas non plus la liste des choses ceacutelegravebres en Espagne mais il insegravere un eacuteloge bien
plus deacuteveloppeacute fondeacute sur lrsquoeacuteloge eacutecrit par Isidore de Seacuteville au moment ougrave le reacutecit traite de la chute des
Wisigoths 400 Chez le Toleacutedan la description du monde est dans le chapitre 1 alors qursquoAlphonse X en fait un chapitre 2 agrave
part entiegravere Le Toleacutedan deacutecrit lrsquoEurope dans le chapitre 2 et la peacuteninsule dans le chapitre 3 alors qursquoAlphonse X
deacutecrit lrsquoEurope et la peacuteninsule agrave la suite dans le chapitre 3 Le Toleacutedan place le deacutecoupage chronologique agrave la
fin du chapitre 3 Alphonse X le place au deacutebut du chapitre 4 Ce changement nrsquoa donc aucune incidence sur le
sens
91
en mecircme temps qursquoil va ecirctre obligeacute de parler de lrsquoEurope Le sens est le mecircme que chez Rada
on peut y voir une volonteacute drsquoecirctre toujours plus explicite Chez le Toleacutedan il y a un autre
commentaire apregraves avoir parleacute du reste de lrsquoEurope qui disparaicirct chez Alphonse X ce dernier
enchaicircnant directement histoire europeacuteenne et histoire peacuteninsulaire Les deux commentaires
du chapitre sur le monde ne constituent pas une traduction mot agrave mot mais une adaptation
dans laquelle on retrouve les mecircmes eacuteleacutements lrsquoabandon de lrsquohistoire des fregraveres de Japhet
rendue neacutecessaire par la volonteacute de parler uniquement de la descendance de Japhet ainsi que
la neacutecessiteacute de parler de lrsquoEurope pour que le propos sur lrsquoEspagne soit complet
De Rebus Hispaniae Estoria de Espantildea
Fin du chapitre 1 apregraves la division du
monde
Set quia de generatione Iaphet cura est
prosequi in hoc libro de aliis fratribus
hic omito401
Fin du chapitre 2 apregraves avoir parleacute de
lrsquoEurope
Hec ideo dixi quia cogit hystoria quam
assumpsi de incolis Europe aliquia
declarare402
Deacutebut du chapitre 2
De Asia e de Affrica oydo auedes ya en otros libros
quamannas son e quales mas aqui queremos fablar de
Europa por que tanne a la estoria de Espanna de que
uos queremos contar403
Fin du chapitre 2
Nos non queremos fablar de los otros linages fueras
solamientre de los fijos de Japhet por que ellos fueron
comenccedilamiento de poblar Espanna e por saber mas
ciertamientre quantas tierras ouieron conuiene que
uso digamos primero quamanna es Europa e quantas
otras tierras se encierran en ella 404
La structure est donc leacutegegraverement modifieacutee mais le sens et la progression restent les
mecircmes En revanche certaines modifications structurales atteignent le sens et la coheacutesion du
texte Ainsi nous nous eacutetonnions de la digression405 europeacuteenne de Jimeacutenez de Rada au
milieu de son chapitre sur les premiers habitants de lrsquoEspagne Les reacutedacteurs de la Estoria de
Espantildea font le choix drsquoescamoter ce passage probablement afin que rien ne vienne troubler la
fluiditeacute de la preacutesentation de la peacuteninsule Seul un eacuteleacutement de cette digression est repris il
srsquoagit de lrsquoorigine du mot laquo Europe raquo Europe serait la fille du roi Ageacutenor enleveacutee par le roi
Jupiter Celui-ci aurait donneacute son nom au troisiegraveme continent par amour pour elle Cette
information apparaicirct agrave deux reprises dans la Estoria de Espantildea un peu plus loin dans le reacutecit
401 De Rebus Hispaniae I 1 p 10 40-41 DRH trad p 62 laquo puesto que es mi intencioacuten continuar en este libro
con la descendencia de Jafet dejo de lado en este punto a los otros hermanos raquo 402 De Rebus Hispaniae I 2 p 12 59-60 DRH trad p 64 laquo he contado estas cosas porque la narracioacuten que
he emprendido me obliga a decir algo sobre los habitantes de Europa raquo 403 PCG 2 p 5 9a-13a 404 PCG 2 p 5 40a-46a 405 Voir note 386
92
dans les deux cas pour preacutesenter le roi Ageacutenor et ses fils et non comme une digression406 En
revanche les eacuteleacutements sur les diffeacuterentes langues europeacuteennes ne sont pas repris par
Alphonse X
Cette suppression permet drsquoenchaicircner directement lrsquoexplication sur lrsquoorigine du nom
Esperia et la transformation du nom Ceacutetubale en Celtibegravere ce qui permet agrave la preacutesentation de
gagner en coheacuterence et en efficience rien ne vient perturber le fil du reacutecit et distraire
inopportuneacutement le lecteur
Sans modifier la structure du reacutecit de Jimeacutenez de Rada la Estoria de Espantildea apporte
des preacutecisions des explications le plus souvent par petites touches Ainsi la description de la
Celtibeacuterie faite par Rada est-elle leacutegegraverement amplifieacutee
De Rebus Hispaniae Estoria de Espantildea
Que Occeano et Tirreno et Hibero et
Pireneis montibus terminatur 407
Esta tierra tiene en luengo del mar grand que es aparte
de cierccedilo fastal mar Mediterraneo e dancho fasta los
montes Pireneos allende dEbro contra dentro faza la
tierra llana408
Les termes ajouteacutes ont un rocircle descriptif ils explicitent la premiegravere description faite
par le Toleacutedan et permettent de mieux se repreacutesenter les limites de cette reacutegion Cette
description a probablement inspireacute les reacutedacteurs de la Estoria de Espantildea qui ont ajouteacute une
nouvelle description celle des Pyreacuteneacutees absente chez Rada Nous pouvons lire laquo departen
Espanna la mayor de la otra y estos montes comienccedilan se a la grand mar mayor cabo la
uilla que es llamada Bayona que yaze en essa mar misma contra cierccedilo e atrauiessa toda la
406
De Rebus Hispaniae Estoria de Espantildea
laquo dicitur autem Europa a quadam
filia regis Agenoris sic uocata quam
Iupiter rapiens tercie parti mundi ex
eius nomine nomen dedit raquo
De Rebus Hispaniae I 3 p 13 10-
12
laquo se cuenta que Europa se llama asiacute
por una hija del rey Agenor a la que
Juacutepiter raptoacute y por cuyo nombre
llamoacute asiacute a la tercera parte del
mundo raquo
DRH trad p 65
laquo esta cibdat poblo Fenis
fijo dAgenor que fue rey
[] e fue padre de Europa
la que leuo robada el rey
Jupiter raquo
PCG 4 p 7 16b-20b
laquo Cadmo et Fenis fijos del rey Agenor
e fueron por mandado de so padre
buscar a su hermana Europa que
leuara pou fuerccedila el rey Jupiter por
cuyo amor puso nombre a la tercera
parte de la tierra Europa raquo
PCG 49 p 31 29a-33a
407 De Rebus Hispaniae I 3 p 14 30-31 DRH trad p 65 laquo que limita con el oceacuteano el Mediterraacuteneo el
Ebro y los montes Pirineos raquo 408 PCG 3 p 6 13b-17b
93
tierra fastal mar Mediterraneo e acabasse alliacute cab una villa que dizen Colibre raquo409 Quant agrave
lrsquoeacutenumeacuteration des quatre villes fondeacutees par les Celtibegraveres la version alphonsine bien que
nrsquoajoutant aucun eacuteleacutement fondamental est nettement plus eacutetoffeacutee plus deacutetailleacutee drsquoun point de
vue geacuteographique
De Rebus Hispaniae Estoria de Espantildea
Hanc Carpentaniam que in se IIIIor
habet oppida scilicet Aucam
Calagurram Tirasonan et Auripam
que post Cesaraugusta ab Augusto
Cesare fuit dicta uis Romanorum
principum occupauit410
Poblaron y quatro uillas la una a nombre Oca que es
suso en la montanna que llaman Monte dOca la otra
poblaron cabo Ebro contra parte doriente e llamaron le
Calahorra otra poblaron mas adelante otrossi cabo
Ebro a que pusieron nombre Taraccedilona e desi poblaron
la quarta cabo esse rio mismo mas adelant e llamaron la
Auripa mas despueacutes ell emperador Cezar Augusto
quand la gano por fuerccedila camiol el nombre e llamol
Cezar Augusta a la que agora dizen Ccedilaragoccedila411
Lrsquoarchevecircque se contentait de dire que ces quatre villes se trouvent en Celtibeacuterie lagrave ougrave
Alphonse X les situe de faccedilon plus preacutecise
Lrsquoautre diffeacuterence notable entre les versions toleacutedane et alphonsine est lrsquoactualisation
des toponymes En effet Jimeacutenez de Rada utilise un vocabulaire latin ce qui nrsquoa rien
drsquoeacutetonnant puisqursquoil reacutedige sa chronique en latin Cependant cela entraicircne une impression de
deacutecalage entre le texte et la reacutealiteacute du XIIIe siegravecle car il utilise les termes Bethis
Tarraconense Cartaginense Hispalis Cesaraugusta Gades de Heacutercules sans jamais
preacuteciser leur nom meacutedieacuteval Le fait qursquoAlphonse X reacutedige en castillan lui donne une liberteacute
plus grande de ce point de vue-lagrave Ainsi srsquoil reprend le nom latin crsquoest pour mieux montrer
qursquoil est obsolegravete et que le castillan du XIIIe siegravecle est capable de nommer les choses ou en
lrsquooccurrence les lieux sans lrsquoaide du latin Prenons lrsquoexemple des villes reacutegions et fleuves
citeacutes plus haut
- Saragosse laquo llamol Cezar Augusta a la que agora dizen Ccedilaragoccedila raquo412
- Guadalquivir laquo un rio que solien llamar Bethis al que agora dizen Guadalquiuir raquo413 et
laquo rio Bethis que agora llaman Guadalquiuir raquo414
409 PCG 3 p 6 42a-48a 410 De Rebus Hispaniae I 3 p 14 31-35 DRH trad p 65 laquo comprende cuatro enclaves a saber Oca
Calahorra Tarazona y Auripa que despueacutes fue llamada Cesaraugusta por Augusto Ceacutesar ndash fue ocupada por el
poderiacuteo de los priacutencipes romanos raquo 411 PCG 3 p 6 18b-29b 412 PCG 3 p 6 28b-29b 413 PCG 3 p 7 3a-5a 414 PCG 5 p 8 18b-19b
94
- Cadix laquo ysla Gades Hercules aquella que oy en dia llaman Caliz raquo415
- Seacuteville nrsquoest appeleacutee (H)Yspalis qursquoagrave deux reprises416 et est appeleacutee Seuilla dans tout le
reste de la chronique laquo Yspalis es Seuilla raquo417
Les noms Tarraconaise et Carthaginoise nrsquoapparaissent pas du tout Cette volonteacute
drsquoactualisation qui concerne aussi certains toponymes europeacuteens418 sert surtout agrave simplifier la
compreacutehension du reacutecit Un lecteur du XIIIe siegravecle eacutetait sucircrement plus familier des toponymes
meacutedieacutevaux que des toponymes latins Bien plus loin dans le reacutecit lorsque la chronique donne
des listes drsquoeacutevecirccheacutes419 elle ne manque pas de preacuteciser le nom moderne si elle donne le nom
latin et elle consacre mecircme un chapitre agrave cette actualisation intituleacute laquo de las cibdades que an
los nombres camiados raquo420
Apregraves la preacutesentation de la Celtibeacuterie et des Celtibegraveres mais avant le deacutecoupage
chronologique la Estoria de Espantildea srsquoeacutecarte provisoirement de son modegravele en inseacuterant une
autre nouveauteacute Alors qursquoen dehors de la reacutegion de lrsquoEgravebre le lecteur de Jimeacutenez de Rada
faisait deacutecouvrir la peacuteninsule agrave travers les aventures drsquoHercule Alphonse X choisit
drsquoeacutenumeacuterer certaines reacutegions et leurs fondateurs (ou ceux qui leur ont donneacute leur nom) ainsi
que les fleuves de la peacuteninsule directement apregraves la preacutesentation de la Celtibeacuterie Pour les
reacutegions il ne reprend que partiellement lrsquoonomastique romaine (Galice Lusitanie et Beacutetique
uniquement) ce qui est compreacutehensible si lrsquoon considegravere que les termes laquo Tarraconaise raquo et
laquo Carthaginoise raquo nrsquoeacutetaient plus en vigueur au XIIIe siegravecle En revanche il ajoute Aacutelava le
Portugal lrsquoAndalousie et lrsquoicircle de Cadix peut-ecirctre pour montrer les limites nord est et sud de
la peacuteninsule De plus les quatre villes dont la fondation est attribueacutee aux Ceacutetubales preacutesentent
lrsquoavantage de renvoyer sans les citer aux royaumes chreacutetiens contemporains drsquoAlphonse X
Oca et Calahorra en Castille Tarazona en Navarre et Saragosse en Aragon Les principaux
fleuves peacuteninsulaires apparaissent dans ce passage hormis lrsquoEgravebre abondamment citeacute
auparavant Dans lrsquoordre du reacutecit on trouve le Sil (affluent du Mintildeo) le Duro le Mintildeo le
415 PCG 5 p 8 15b-16b 416 PCG 6 p 9 26a-27a et 7 p 10 27a 417 PCG 537 p 299 28a 418 PCG 3 p 6 4a-5a laquo pusol nombre Germania a la que llaman agora Theuthonia raquo et 3 p 6 11a-18a laquo all
una dicen Lotharingia que es Loharenna [] la otra Frisia a la que agora dizen Frisa [] la otra Sasonia
que llaman agora Sansonna all otra Sueuia e dizenle agora Suaua [] la otra Austria que dizen agora
Astarrica raquo 419 PCG chapitre 359 et chapitres 528 agrave 535 420 PCG 537 p 299 Citons par exemple la ville de Grenade 329 p 196 35b-36b laquo Libiria que es Granada raquo
531 p 297 26a laquo Elberri esta es Granada raquo et 537 p 299 29a laquo Alberri Granada raquo
95
Guadiana le Jucar le Tage et le Guadalquivir La totaliteacute de la peacuteninsule est ainsi
complegravetement englobeacutee dans cette description
La carte de lrsquoEspagne selon Alphonse X
Alphonse X en srsquoinspirant des auteurs latins et de Jimeacutenez de Rada procegravede ainsi agrave une
preacutesentation geacuteographique topographique de ce qursquoil appelle lrsquoEspagne De prime abord la
description du Toleacutedan et la description alphonsine semblent identiques ou du moins tregraves
semblables Dans un sens elles le sont Cependant si lrsquoon se reporte aux cartes proposeacutees la
description du souverain est beaucoup plus complegravete et certains eacutecarts se font jour Nous
avons releveacute trois types de diffeacuterences entre le texte de lrsquoarchevecircque et celui du Roi Sage Il
srsquoagit de suppressions drsquoajouts et de changements structurels
Le premier proceacutedeacute touche essentiellement les parties consacreacutees au monde et agrave
lrsquoEurope et ne change pas le sens du texte Les passages supprimeacutes le sont tregraves certainement
afin de fluidifier le reacutecit et concernent des explications sans doute jugeacutees peu pertinentes peu
claires obsolegravetes (tels les noms de villes ou de reacutegions comme Hispalis la Tarraconaise ou la
Carthaginoise) ou douteuses Le second proceacutedeacute consiste agrave ajouter des explications
geacuteographiques ou agrave actualiser certains toponymes dans un souci de preacutecision et
96
drsquoaccessibiliteacute au lecteur ou auditeur Quant aux changements structurels ils permettent drsquoune
part de confirmer et de rationaliser la structure en entonnoir et drsquoautre part de seacuteparer la
description geacuteographique preacuteliminaire du reacutecit historique Alphonse X reacuteutilise pratiquement
les mecircmes eacuteleacutements que Jimeacutenez de Rada mais il les reacuteorganise les redistribue afin de
structurer son reacutecit Ainsi alors que le Toleacutedan deacutecrivait la reacutegion de lrsquoEgravebre dans un chapitre
puis le reste de lrsquoEspagne agrave travers le reacutecit des aventures drsquoHercule la Estoria de Espantildea fait
le choix de regrouper toutes les descriptions geacuteographiques ensemble avant de passer agrave
lrsquohistoire des hommes En effet jusque-lagrave il srsquoagissait de personnages bibliques et du premier
peuple de la peacuteninsule de tous les hommes mais drsquoaucun en particulier Suite agrave cette
preacutesentation la chronique va srsquoattacher agrave lrsquohistoire des hommes dans leur individualiteacute
comme cela est annonceacute en fin de chapitre 3 laquo tornaremos a fablar de Hercules que fue ell
omne que mas fechos sennalados fizo en Espanna en aquella sazon raquo421
Apregraves avoir situeacute le deacutecor biblique et geacuteographique lrsquohistoire de lrsquoEspagne peut
commencer Bien que reacutedigeacutee (on est loin ici de lrsquoeacutenumeacuteration meacutecanique de la Chronique
drsquoAlbelda) ces trois premiers chapitres font fonction drsquointroduction alors que Jimeacutenez de
Rada lrsquoavait inseacutereacute dans son reacutecit Ces changements vis-agrave-vis de la source toleacutedane ne peuvent
ecirctre anodins car srsquoil y a des modifications structurelles et des ajouts apregraves avoir suivi le texte
source pratiquement mot agrave mot ils sont neacutecessairement significatifs Cela teacutemoigne drsquoun
veacuteritable sens de lrsquoespace422 drsquoune conscience que lrsquoespace srsquoil est bien utiliseacute a un rocircle agrave
jouer et qursquoil peut ecirctre porteur drsquoun message En ce deacutebut de chronique la description
topographique re-agenceacutee et amplifieacutee de mecircme que lrsquoactualisation des toponymes doivent
permettre au lecteur de se repreacutesenter la scegravene de lrsquohistoire qui va suivre Elle fonctionne
comme une carte qui doit faire vivre la geacuteographie sous les yeux du lecteur ce qui correspond
agrave une mappa mundi crsquoest-agrave-dire la description eacutecrite423 des noms de reacutegions de villes de
fleuveshellip Plusieurs auteurs meacutedieacutevaux considegraverent ainsi qursquoil est tregraves difficile de se
repreacutesenter les choses sans cette laquo mappa mundi raquo424 Ce deacutesir de rendre le reacutecit plus clair vise
agrave srsquoassurer de lrsquoattention du lecteur car un lecteur qui ne comprend pas ou qui ne situe pas
bien lrsquoaction risque drsquoecirctre moins attentif Or un lecteur distrait est moins facile agrave toucher agrave
captiver Il devient alors plus difficile de lrsquoamener agrave comprendre le message que lrsquoauteur veut
421 PCG 3 p 7 13a-16a 422 Nous empruntons lrsquoexpression agrave Bernard GUENEacuteE Histoire et culturehellip p 169 423 Ibid p 169 424 Ibid p 169 laquo Sans une mappa mundi affirme Paulin de Venise qui est ainsi en parfait accord avec Primat
je dirais qursquoil est difficile je dirais mecircme qursquoil est tout agrave fait impossible de se repreacutesenter les choses raquo
97
lui transmettre donc in fine de le convaincre Le Roi Sage renoue avec la tradition latine en
trouvant une vraie place agrave lrsquoexplication topographique mais il ne srsquoagit pas seulement de
plaire au lecteur ou de le distraire il srsquoagit de lrsquoinstruire application avant lrsquoheure de
lrsquoexpression laquo deleitar aprovechando raquo En effet si le rocircle le plus eacutevident de cette
introduction est bien de deacutepeindre une carte de lrsquoEspagne il ne srsquoagit pas de construire la
carte de nrsquoimporte quelle Espagne
Alphonse X tout comme Jimeacutenez de Rada accorde une attention particuliegravere agrave la valleacutee
de lrsquoEgravebre comme srsquoil srsquoagissait drsquoune sorte de croissant fertile mais lrsquoEspagne ne se limite
pas agrave cette reacutegion Le Toleacutedan nous dit qursquoagrave partir de la valleacutee de lrsquoEgravebre les Celtibegraveres ont
avanceacute vers les autres reacutegions drsquoHesperia425 Alphonse X se montre plus explicite encore en
eacutecrivant laquo fueron se tendiendo por las tierras e poblaron toda Espanna raquo426 Et cette
Espagne est aussitocirct dessineacutee par la liste des reacutegions et des fleuves que nous avons vue il
srsquoagit bien de toute la peacuteninsule Ibeacuterique Elle srsquoeacutetend mecircme au-delagrave de la peacuteninsule puisque
la description geacuteographique des Pyreacuteneacutees qui constitue bien un ajout alphonsin commence
par preacuteciser que la chaicircne montagneuse seacutepare deux Espagne laquo departen Espanna la mayor
de la otra raquo427 Lrsquoexpression laquo Espanna la mayor raquo deacutesigne la peacuteninsule Ibeacuterique au sud et
laquo la otra raquo ne peut que signifier que lrsquoEspagne srsquoeacutetend aussi au nord des Pyreacuteneacutees ce qui fait
reacutefeacuterence aux territoires que le royaume wisigothique posseacutedait dans le sud de la Gaule
Cependant lrsquoexpression laquo la otra raquo a lrsquoavantage de rester suffisamment vague elle nrsquoengage agrave
rien et ne ferme aucune porte pour permettre de deacutefinir lrsquoEspagne ulteacuterieurement peut-ecirctre en
fonction des projets alphonsins La chronique preacutecise aussi lrsquoeacutetendue de ces territoires lors du
reacutecit du regravegne de lrsquoempereur Constantin qui divise lrsquoEspagne en six archevecirccheacutes dont celui de
Narbonne428 ainsi que dans la partie consacreacutee agrave lrsquohistoire des Goths laquo es en esta Espanna la
Gallia Gothica que es la prouincia de Narbona dessouno con las cibdades Rodes Albia et
Beders que en el tiempo de los godos pertenescien a esta misma prouincia raquo429 Le lecteur est
preacutevenu lrsquohistoire de lrsquoEspagne ce sera lrsquohistoire de tous ces territoires qursquoils soient sous
domination castillane ou non chreacutetienne ou non Il est eacutetonnant en revanche que la
description geacuteographique en deacutebut de chronique ne fasse aucune allusion aux possessions
wisigothiques en Afrique puisqursquoelles apparaissent beaucoup plus loin et qursquoelles servent de
425 De Rebus Hispaniae I 3 p 13 25-26 laquo cetubales itaque in populos dilatati ad plana Hesperie
descenderunt et iuxta fluuium raquo DRH trad p 65 laquo extendidos de esta forma los cetuacutebales en distintos pueblos
bajaron a las llanuras de Hesperia raquo 426 PCG 3 p 6 29b-31b 427 PCG 3 p 6 42a-48a 428 PCG 329 p 196 5b-11b 429 PCG 558 p 311 41a-46a
98
base ideacuteologique au fecho de allende430 drsquoAlphonse X laquo otrossi en Affrica auie una
prouincia sennora de diez cibdades que fue llamada Tingintana que era so el sennorio de los
godos assi como todas estas otras raquo431
La chronique deacutefinit aussi lrsquoEspagne par ce qursquoelle ne dit pas En dehors du Portugal432
aucun des nouveaux royaumes chreacutetiens nrsquoest citeacute mecircme pas la Castille ou le Leoacuten
lrsquoEspagne nrsquoest pas un agreacutegat de plusieurs entiteacutes politiques elle les preacutecegravede et les englobe
toutes Degraves le deacutebut de sa chronique Alphonse X pose donc implicitement les bases de sa
politique exteacuterieure en montrant la leacutegitimiteacute de ses preacutetentions non seulement sur les
territoires musulmans mais aussi sur les autres royaumes chreacutetiens lrsquoAragon la Navarre
lrsquoAlgarve dont il revendique la souveraineteacute dans le prologue433 et eacuteventuellement le sud de la
France434 Lrsquohistorien Manuel Gonzaacutelez Jimeacutenez affirme qursquoAlphonse X souhaitait creacuteer une
sorte drsquoempire espagnol435 LrsquoEspagne du Roi Sage crsquoest la peacuteninsule Ibeacuterique dans sa
totaliteacute ainsi que certains territoires au nord des Pyreacuteneacutees Le rocircle de la description
topographique de lrsquoEspagne nrsquoest donc pas seulement drsquoaider agrave se repreacutesenter lrsquoEspagne qui
ne constitue drsquoailleurs rien de tangible au XIIIe siegravecle mais agrave se repreacutesenter lrsquoEspagne telle
qursquoelle est conccedilue et projeteacutee par Alphonse X Il srsquoagit par conseacutequent de conditionner le
lecteur de faccedilon agrave orienter sa lecture et sa compreacutehension de lrsquohistoire de le mettre en
condition de recevoir le message alphonsin et de le convaincre de sa pertinence Le rocircle le
plus eacutevident de lrsquoespace est drsquoaider drsquoaccompagner le lecteur mais derriegravere sa mise en scegravene
transparaicirct le rocircle ideacuteologique que le Roi Sage entend faire jouer agrave cette repreacutesentation
spatiale Il est conscient de lrsquoimpact que peut avoir lrsquoespace et lrsquoutilise afin de persuader son
lecteur de ce que devrait ecirctre les limites geacuteographiques de lrsquoEspagne au regard de ses origines
430 Ferdinand III projetait deacutejagrave de srsquoemparer du nord du Maroc actuel pour deux raisons lrsquoune strateacutegique ndash
controcircler le deacutetroit de Gibraltar et empecirccher de nouvelles invasions ndash et ideacuteologique ndash agrave lrsquoeacutepoque romaine puis
wisigothique le nord de lrsquoAfrique occidentale eacutetait rattacheacute agrave lrsquoHispanie J F OrsquoCALLAGHAN op cit p 211
Malgreacute des preacuteparatifs importants la grande invasion planifieacutee se limite agrave quelques expeacuteditions et en 1264 la
reacutevolte mudeacutejar met un terme au fecho de allende ibid p 214 431 PCG 558 p 311 46a-49a 432 Peut-ecirctre parce qursquoAlphonse X a deacutefinitivement renonceacute agrave ses viseacutees sur lrsquoAlgarve en 1264 et 1267 J F
OrsquoCALLAGHAN op cit p 199-206 et H S MARTIacuteNEZ op cit 2003 p 332-334 433 PCG Prologue p 4 21ordf-24ordf laquo Nos don Alfonsso por la gracia de Dios rey de Castiella de Tledo de Leon
de Gallizia de Seuilla de Cordoua de Murcia de Jahen et dell Algarue raquo 434 Les reacutedacteurs probablement influenceacutes par leurs sources oscillent parfois entre une Espagne synonyme du
Royaume des Goths ou synonyme de peacuteninsule PCG 458 p 258 24b-25b laquo el rio que dizen Ruedano que es
entre la Gallia Gothica et Espanna raquo 461 p 259 2b-4b laquo ell estaua en el regno de Gallia Gotica que es
allend los puertos dAspa e Leouegildo su hermano en el otro dEspanna la de contra occident raquo 554 p 308 4ordf-
5ordf laquo destroymiento de Espanna et de la Gallia Gothica raquo Neacuteanmoins consideacuterant le soin qui est apporteacute agrave la
description geacuteographique au deacutebut du reacutecit il nous semble plus logique de retenir cette description qui inclut le
sud de lrsquoancienne Gaule dans lrsquoEspagne 435 M GONZAacuteLEZ JIMEacuteNEZ op cit p 61 laquo va a desplegar una actividad poliacutetica sin precedentes
orientada a dejar establecido en el marco de la Peniacutensula el papel hegemoacutenico de la Corona castellano-leonesa
tratando de crear una suerte de lsquoimperio hispaacutenicorsquo raquo
99
Nous allons voir que cette construction de la carte de lrsquoEspagne est eacutetroitement associeacutee au
reacutecit de la fondation des villes
B Des hommes et des villes
a Les fondateurs
La construction drsquoune image de lrsquoEspagne agrave travers les villes et reacutegions qui la
constituent ne permet pas seulement de forger une carte physique de lrsquoEspagne dans
lrsquoimaginaire du lecteur elle permet aussi de former une carte geacuteneacutealogique En effet chaque
ville et chaque reacutegion citeacutees sont autant drsquooccasions drsquoexpliquer leurs origines les
circonstances de leur fondation et la valeur de leur(s) fondateur(s)
Selon le droit romain qui continue drsquoirriguer le Moyen Acircge une ville doit avoir eacuteteacute
fondeacutee pour pouvoir laquo jouir drsquoune existence leacutegale raquo436 Une ville ne peut exister si elle nrsquoa
pas eacuteteacute fondeacutee il lui faut donc un fondateur un conditor437 Condere du latin laquo fonder raquo
laquo eacutetablir raquo ainsi que laquo creacuteer raquo montre que celui qui fonde une ville crsquoest celui qui la creacutee qui
la fait naicirctre Comme lrsquoexplique Jacques Le Goff au Moyen Acircge laquo nexiste vraiment que ce
qui rappelle quelque chose ou quelquun que ce qui a deacutejagrave existeacute raquo438 Il faut alors identifier
un fondateur qui puisse donner vie agrave une ville et qui puisse de preacutefeacuterence lui apporter gloire
et grandeur Et pour prouver la noblesse des villes et du royaume qursquoelles composent il faut
les rattacher agrave un fondateur agrave la fois prestigieux et ancien439 Il doit srsquoagir drsquoun homme
illustre car il se produit ce que Jacques Le Goff appelle un laquo transfert de puissance raquo440 entre
le personnage qui a existeacute ici le fondateur et ce qursquoil a creacuteeacute ici une ville Tite-Live avait
montreacute la voie dans son Histoire romaine441 au deacutebut de laquelle il retrace la fondation de
Rome Lrsquohistoire drsquoEacuteneacutee quittant Troie avant de fonder Lavinium puis celle de son fils
Ascagne-Iule qui fonde Albe-la-Longue et enfin celle de Romulus qui fonde Rome servent
de modegravele tout au long du Moyen Acircge
Au Moyen Acircge la noblesse de la ville se mesure donc agrave lrsquoaune de son fondateur ou
pour reprendre les mots drsquoAdeline Rucquoi laquo la seule renommeacutee du fondateur suffit agrave asseoir
436 A RUCQUOI laquo Les villes drsquoEspagnehellip raquo p 4 437 A RUCQUOI laquo Le heacuteros avant le sainthellip raquo p 55 438 Jacques LE GOFF La Civilisation de lrsquoOccident meacutedieacuteval Arthaud Paris 1964 p196-197 439 Colette BEAUNE Naissance de la nation Espagne Paris Gallimard 1993 p 34 et A RUCQUOI laquo Le
heacuteros avant le sainthellip raquo p 55 440 J LE GOFF La Civilisationhellip p 196-197 441 TITE-LIVE op cit I-VIII p 8-33
100
celle de ses fondations raquo442 En outre plus le personnage prestigieux est ancreacute dans un passeacute
lointain plus la ville est exalteacutee Lrsquoaura du personnage heacuteroiumlque eacutetant en quelque sorte
deacutecupleacutee par la distance temporelle Crsquoest ce qui explique que bien que les Wisigoths soient
particuliegraverement ceacuteleacutebreacutes par Jimeacutenez de Rada il ne leur attribue pas un grand nombre de
creacuteations de villes ils eacutetaient trop reacutecents agrave lrsquoeacutechelle de lrsquohistoire
Dans la chronique alphonsine les reacutedacteurs utilisent le verbe poblar pour deacutesigner
lrsquoaction des fondateurs de ville En espagnol ce verbe possegravede un double sens et correspond
aussi bien agrave la fondation-creacuteation qursquoau peuplement Poblar crsquoest aussi bien creacuteer une ville
que lrsquohabiter la construire que lui donner des habitants Les fondateurs qui apparaissent dans
la chronique sont aussi bien ceux qui creacuteent les villes qui laquo posent la premiegravere pierre raquo que
ceux qui y installent des habitants Les deux sens sont importants cela explique que la
chronique puisse attribuer plusieurs fondateurs agrave une mecircme ville sans que la coheacuterence soit
remise en cause En effet certains personnages trouvent lrsquoemplacement drsquoune future ville et y
eacutedifient une tour ou quelque chose qui srsquoy apparente tout en sachant que ce nrsquoest pas eux qui
vont laquo poblar raquo cette ville crsquoest-agrave-dire qursquoils ne vont pas la peupler or ils sont tout de mecircme
consideacutereacutes comme des fondateurs Ils sont agrave lrsquoorigine de ce que nous appelons des laquo proto-
fondations raquo Un autre viendra plus tard et transformera le lieu en une vraie ville Celui-lagrave est
aussi un fondateur La Estoria de Espantildea attribue ainsi le rocircle de fondateur agrave plusieurs
hommes et groupes qui correspondent aux diffeacuterents pouvoirs qui se sont succeacutedeacute dans la
peacuteninsule Tubal et les Ceacutetubales Rocas Hercule Hispan les Troyens les Carthaginois et
les Romains
Tubal
Les premiers fondateurs qui apparaissent dans le reacutecit sont comme dans le De Rebus
Hiapaniae les descendants de Tubal443 le cinquiegraveme fil de Japhet les Ceacutetubales Ces derniers
fondent plusieurs villes en particulier Oca Calahorra Tarazona et Saragosse mais leur rocircle
dans le reacutecit va bien au-delagrave En effet ils ne sont pas de simples fondateurs ils sont aussi les
premiers habitants drsquoune peacuteninsule Ibeacuterique encore deacuteserte ndash rien drsquoeacutetonnant puisque cela se
passe apregraves le Deacuteluge La chronique est claire ce sont eux qui peuplent toute lrsquoEspagne
442 A RUCQUOI laquo Le heacuteros avant le sainthellip raquo p 71 443 Flavius Josegravephe est le premier agrave affirme que la famille de Tubal srsquoest installeacutee en Hispanie FLAVIUS
JOSEgravePHE (auteur) Etienne NODET (eacuted et trad) Les Antiquiteacutes juives Paris Cerf 1990 I 6 1 (124) p 20
(latin) et p 31 (traduction) Ses affirmations sont ensuite reprises par saint Jeacuterocircme et Isidore de Seacuteville Joseacute
AacuteLVAREZ JUNCO et Gregorio DE LA FUENTE MONGE laquo Oriacutegenes mitoloacutegicos de Espantildea raquo document de
travail du seacuteminaire drsquohistoire de lrsquoUniversiteacute Complutense de Madrid session du 4 novembre 2010 Consulteacute en
ligne le 22072018 httpswwwucmesdatacontdocs297-2013-07-29-7-10pdf p 3
J A CABALLERO LOacutePEZ laquo Desde el mito raquo p 39
101
laquo estas compannas fueron se tendiendo por las tierras e poblaron toda Espanna raquo444 Ce sont
eux qui la font exister en venant srsquoy installer et en la parcourant tout entiegravere Ils lui donnent
vie tels les fleuves qui irriguent et innervent tout le territoire LrsquoEspagne nrsquoexistait pas avant
leur arriveacutee Si lrsquoon en croit Claude-Gilbert Dubois beaucoup de mythes fondateurs de
nations prennent une forme tripartite le pegravere la megravere et le fils La megravere laquo principe mateacuteriel
lieacute agrave la terre raquo en lrsquooccurrence lrsquoEspagne le pegravere qui a la laquo forme drsquoun dieu raquo ou drsquoun
personnage hors du commun et laquo reccediloit par eacutelection divine pour mission drsquoeacutemigrer de sa
terre natale pour se rendre vers une terre promise agrave sa posteacuteriteacute raquo et le fils ou ladite
laquo posteacuteriteacute raquo (parfois des descendants plus lointains) qui laquo reacutealise en histoire les vœux
parentaux raquo445
Ce scheacutema srsquoapplique parfaitement agrave cet eacutepisode fondateur du reacutecit En effet comment
ne pas voir dans la peacuteninsule Ibeacuterique la megravere deacutefinie par Dubois Dans le chapitre 558
intituleacute laquo del loor de Espanna como es cumplida de todos bienes raquo largement inspireacute drsquoIsidore
de Seacuteville lrsquoEspagne est deacutecrite comme la terre nourriciegravere remplissant donc le rocircle de la
megravere notamment gracircce agrave lrsquoeau qui y est abondante laquo riega se con cinco riacuteos cabdales raquo446
ou encore laquo la mayor parte della se riega de arroyos et de fuentes raquo447 Toute cette eau qui
irrigue la terre et la rend feacuteconde permet aux hommes de ne manquer de rien et la chronique
est tregraves prolixe agrave ce sujet citons plusieurs exemples laquo por la bondad de la tierra et ell humor
de los rios liuan muchos fructos et son abondados raquo448 laquo Espanna a una estremanccedila de
abondamiento et de bondad mas que otra tierra ninguna raquo449 ou encore
Espanna es abondada de mieses deleytosa de fructas viciosa de pescados sabrosa de leche et
de todas las cosas que se della fazen lena de uenados et de caccedila cubierta de ganados loccedilana
de cauallos prouechosa de mulos segura et bastida de castiellos alegre por buenos uinos
ffolgada de abondamiento de pan450
Dans le chapitre suivant la chronique fait de lrsquoEspagne explicitement et agrave trois reprises
la megravere de son peuple et qui plus est une megravere qui pleure la mort de ses fils lors de lrsquoinvasion
444 PCG 3 p 6 29b-31b 445 Claude-Gilbert DUBOIS Reacutecits et mythes de fondation dans lrsquoimaginaire culturel occidental Bouloc PUB
2009 p 12-13 446 PCG 558 p 311 51a-52a 447 PCG 558 p 311 6b-7b 448 PCG 558 p 311 4b-6b 449 PCG 558 p 311 36a-38a 450 PCG 558 p 311 9b-16b
102
de 711 Ainsi nous pouvons lire laquo dessolada de sus fijos raquo451 laquo Espanna llora los sus
fijos raquo452 laquo los sus fijos et los sus criados todos moriron raquo453
Quant agrave Tubal srsquoil nrsquoest pas un dieu il est un patriarche biblique De plus il est le petit-
fils de Noeacute exemple si lrsquoen est de lrsquohomme choisi par Dieu et lrsquoarriveacutee des compagnies de
Tubal reacutepond agrave une double volonteacute divine Drsquoun cocircteacute les fils de Noeacute ont reccedilu pour mission de
peupler la Terre de leur descendance454 et drsquoun autre cocircteacute il srsquoagit aussi drsquoune punition lieacutee agrave
la dispersion des hommes et donc des langues apregraves la construction de la Tour de Babel Agrave
leur arriveacutee en srsquoinstallant dans la valleacutee de lrsquoEgravebre image de fertiliteacute srsquoil en est et en se
reacutepandant agrave travers la peacuteninsule455 ils feacutecondent la terre drsquoEspagne Les Espagnols sont le
fruit de cette alliance entre les premiers habitants leurs pegraveres et lrsquoEspagne leur megravere La
Estoria de Espantildea nrsquoest autre que lrsquohistoire de leur descendance celle qui est appeleacutee agrave
laquo reacutealise[r] en histoire les vœux parentaux raquo Drsquoailleurs les fils que lrsquoEspagne pleure en 711
ce sont les Wisigoths Les Ceacutetubales ne sont donc pas seulement les fondateurs des premiegraveres
villes ce sont aussi les fondateurs du reacutecit et de lrsquohistoire mecircme de lrsquoEspagne Et nous verrons
que plus le reacutecit avance plus ce scheacutema se reacutepegravete
Les ancecirctres bibliques fondent ainsi une premiegravere parenteacute456 une premiegravere leacutegitimiteacute et
on comprend alors aiseacutement pourquoi Jimeacutenez de Rada et Alphonse X agrave sa suite se sont
eacutecarteacutes drsquoIsidore qui affirmait que la premiegravere ville de la peacuteninsule Ibeacuterique eacutetait Cadix
fondeacutee par les Pheacuteniciens et que Saragosse avait eacuteteacute fondeacutee par les Romains457 Gracircce aux
Ceacutetubales lrsquoancienneteacute des Espagnols est incontestable ndash nul ne remettrait en question
lrsquoexistence de personnages bibliques ndash et indeacutepassables ndash tous ceux qui ont existeacute avant le
Deacuteluge ont peacuteri en dehors de la famille de Noeacute il est degraves lors impossible de se trouver (ou de
srsquoinventer) des ancecirctres plus anciens et prestigieux Les Espagnols et par conseacutequent leurs
rois parmi lesquels figure Alphonse X descendent des Ceacutetubales de telle sorte que Tubal
apparaicirct comme le laquo progenitor uacuteltimo de la monarquiacutea hispana raquo458 Les reacutefeacuterences bibliques
451 PCG 559 p 312 28a-29a 452 PCG 559 p 312 24b 453 PCG 559 p 312 28b-29b 454 La Biblehellip Genegravese 91 laquo Dieu beacutenit Noeacute et ses fils et leur dit laquo Soyez feacuteconds multipliez emplissez la
terre raquo et 97 laquo Pour vous soyez feacuteconds multipliez pullulez sur la terre et la dominez raquo 455 PCG 3 p 6 29b-30b laquo estas compannas fueron se tendiendo por las tierras raquo 456 Tout comme J A ESTEacuteVEZ SOLA laquo Aproximacioacuten a los oriacutegenes miacuteticos de Hispania raquohellip p 147 et 151
nous rejetons les conclusions de Robert Brian TATE laquo Mythology in spanish historiography of the Middle Ages
and the Renaissance raquo Hispanic Review XXII 1954 p 1-18 p 3 selon lesquelles Hercule apparaicirct comme
progeacuteniteur (originator) de la monarchie espagnole 457 A RUCQUOI laquo Les villes drsquoEspagnehellip raquo p 4 laquo Isidore avait donc affirmeacute que la premiegravere ville de la
Peacuteninsule ibeacuterique eacutetait Cadix fondeacutee disait-il par les Pheacuteniciens avant mecircme leur arriveacutee agrave Carthage raquo 458 J A ESTEacuteVEZ SOLA laquo Aproximacioacuten a los oriacutegenes miacuteticos de Hispania raquohellip p 151 des Ceacutetubales deacuterive
la ligneacutee des rois espagnols de telle sorte que Tubal est le laquo progenitor uacuteltimo de la monarquiacutea hispana raquo
103
ne se limitent pas aux patriarches Alphonse X qui srsquoeacutecarte de toutes les sources chreacutetiennes
que nous lui connaissons459 introduit le personnage du roi Rocas
Rocas roi de lrsquoEacuteden
Rocas est preacutesenteacute comme un roi venant drsquoOrient plus preacuteciseacutement de lrsquoEacuteden Pour
qursquoil nrsquoy ait pas de doute la chronique preacutecise qursquoil srsquoagit bien du lieu ougrave se situerait le
paradis laquo era de tierra doriente a la parte que llaman Eden alli o dizen las estorias que es el
paraiacuteso o fue fecho Adam raquo460 Comme lrsquoindique Alphonse X461 ce roi se caracteacuterise par sa
soif drsquoapprendre agrave tel point qursquoil abandonne tout ce qursquoil possegravede afin de se consacrer agrave la
recherche de nouvelles connaissances agrave cette fin il se met agrave arpenter la Terre Au cours de
son voyage il trouve soixante-dix piliers
Assi que fallo en una tierra entre orient e cierccedilo setaenta pilares los treinta eran da laton e los
quaraenta de maacutermol y yazien en tierra e auie escriptas letras en derredor en que yazien
escriptos todos los saberes e las naturas de las cosas e cuemo sauien dobrar e Rocas quando
los uio catolos e trasladolos todos e fizo ende un libro que traye consigo por o adeuinaba
muchas cosas de las que auien de seer462
Ces piliers mysteacuterieux dont trente sont en laiton et quarante en marbre sont donc
recouverts de toutes les connaissances du monde Afin de pouvoir emporter ces savoirs avec
lui crsquoest-agrave-dire de les conserver il les retranscrit et en fait un livre Ce passage fait eacutecho au
prologue de la Estoria de Espantildea et agrave celui du Lapidaire463 qui parlent des anciens sages
soucieux de la conservation du savoir et de lrsquoimportance de lrsquoeacutecriture dans ce processus De
plus comment ne pas y voir un lien avec Alphonse X lui-mecircme Le Roi Sage est un roi avide
de savoirs qui entreprend une deacutemarche active de recherche des connaissances et qui les
retranscrit afin de les conserver tout comme ce roi Rocas que nous deacutepeint le reacutecit alphonsin
On ne peut qursquoeacutetablir un parallegravele entre lrsquoexpeacutedition de Rocas en quecircte de savoirs et les
459 Il faut tregraves probablement voir lagrave une souce arabe I Fernaacutendez-Ordoacutentildeez Las Estoriashellip note 235 p 196-197
W L JONXIS-HENKEMANS Bijdrage tot de bronnenstudie der Primera Cronica General Rotterdam 1947
p 44 58-59 62 suggegravere tout de mecircme une identification de Rocas avec le roi Procas mentionneacute par Orose citeacute
par I Fernaacutendez-Ordoacutentildeez Las Estoriashellip note 235 p 196-197 Jeneze RIQUER laquo Iberia legendaria (24) La
leyenda del rey Rocas raquo 2017
https cvccervantesesel_rinconeteanterioresseptiembre_1708092017_01htm consulteacute le 06082018
Jeneze Riquer fait remarquer que ce reacutecit contient laquo motivos de consabida raigambre miacutetica el abandono de un
estado primordial por las ansias de conocimiento la sabiduriacutea hiperboacuterea la iniciativa constructiva el viaje a
un centro del mundo la montantildea sagrada el descenso a la caverna infernal el sometimiento del monstruo el
hombre salvaje la recuperacioacuten de la centralidad humana etc raquo 460 PCG 11 p 12 34b-37b 461 PCG 11 p 12 37b-41b laquo tan grand sabor ouo este rey daprender los saberes que dexo todo so regno e
quanto auie e comenccedilo dir duna tierra en otra parando mientes a aquellas cosas por que podrie mas saber raquo 462 PCG 11 p 12 41b-50b 463 G FOURNEgraveS laquo Le prologue comme preacute-textehellip raquo
104
recherches commandeacutees par Alphonse X afin de trouver le plus de mateacuteriau possible afin de
mener agrave bien son projet historiographique En outre nous avons vu le lien que le prologue
eacutetablissait entre la deacutemarche des anciens sages et celle Alphonse X Rocas qui srsquoapparente agrave
ces sages est une illustration de ce lien drsquoautant plus qursquoil vient drsquoOrient comme certaines
des œuvres scientifiques qursquoAlphonse X a fait traduire de lrsquoarabe ou de lrsquoheacutebreu Rocas est un
roi mais pas nrsquoimporte quel roi crsquoest un Roi Sage une preacutefigure drsquoAlphonse X
Ensuite Rocas poursuit son voyage et arrive agrave Troie avant qursquoelle ne tombe la premiegravere
fois464 ougrave il passe pour un fou lorsqursquoil leur annonce que la citeacute sera bientocirct deacutetruite465 Il
srsquoenfuit alors vers lrsquoItalie ougrave il srsquoarrecircte agrave lrsquoendroit ougrave Rome sera construite Et voici ce que
nous dit la chronique agrave propos du passage de Rocas par lrsquoItalie
E uino por aquel logar o fue depues poblada Roma y escriuio en un maacutermol quatro letras de la
una parte que dizien Roma y estas fallo y depues Romulo quando la poblo e plogol mucho por
que acordauan con el so nombre e pusol nombre Roma466
Rocas ne fonde donc pas Rome mais trouve son futur emplacement et eacutecrit laquo Roma raquo
sur un marbre Pourquoi ces lettres-lagrave La chronique ne le dit pas Lrsquoa-t-il anticipeacute gracircce agrave ce
grand savoir acquis qui lui permet de deviner ce qui doit arriver comme la destruction de
Troie Ougrave est-ce une paronymie entre son nom et celui de Rome (Roca(s)-Roma) qui pousse
Rocas agrave eacutecrire ces lettres Ici lrsquoeacutecriture joue un rocircle fondamental dans la transmission du
nom Agrave plusieurs centaines drsquoanneacutees de distance (442 ans entre la seconde467 chute de Troie et
la fondation de Rome par Romulus selon le chapitre 4) crsquoest lrsquoeacutecriture graveacutee agrave nouveau
dans le marbre comme quarante des piliers de la connaissance trouveacutes par Rocas qui permet
de transmettre le nom de celle qui deviendra la grande Rome Cet eacutepisode met en eacutevidence agrave
quel point lrsquoeacutecriture est gardienne et vectrice de savoir agrave travers le temps Dans le reacutecit
Alphonse X attribue agrave Rocas une part symbolique de lrsquoorigine de lrsquoEmpire romain
Rocas arrive ensuite en Espagne qursquoil parcourt entiegraverement comme les compagnies de
Tubal avant lui laquo endudola toda enderredor assi cuemo las montannas e los mares la
cercan raquo468 Il arrive au centre de lrsquoEspagne et comme pour Rome il trouve le futur
emplacement de Tolegravede Voici ce que dit la chronique laquo uio que aquel logar era mas en
464 PCG 11 p 13 2a-3a 465 PCG 11 p 13 4a-19a 466 PCG 11 p 13 19a-25a 467 La Estoria de Espanna rapporte deux chutes de Troie PCG 5 p 8 20a-21a laquo destruyo Troya la primera
uegada raquo ou 11 p 13 2a-3a laquo llego a Troya antes que fuess destroyda la primera uez raquo et 4 p 7 33a laquo la
segunda prision de Troya raquo ou encore 7 p 9 9b-10b laquo e fue depues poblada que Troya fue destroida la
segunda uez raquo 468 PCG 12 p 12 33a-34a
105
medio dEspanna que otro ninguno e auie y muy grand montanna y entendio por so saber
que alli auie a auer una grand cibdat mas que no la poblarie el raquo469 Il srsquoinstalle dans une
grotte avec un dragon devenu son ami puis eacutepouse la fille de Tarcus un homme honorable470
et finit par construire une tour au-dessus de la grotte471 lagrave ougrave se trouve lrsquoAlcaacutezar de Tolegravede472
Apregraves sa mort ses fils Rocas et Silvio se disputent et lrsquoun drsquoeux conserve cette tour tandis que
lrsquoautre en construit une autre toujours selon la chronique agrave lrsquoemplacement de lrsquoeacuteglise San
Romaacuten473 de Tolegravede La chronique attribue donc la proto-fondation de Tolegravede agrave Rocas
Ce personnage nrsquoest pas un personnage biblique mais il insuffle tout de mecircme agrave Tolegravede
un caractegravere biblique par son origine474 ce qui permet drsquoeacutetablir un lien entre lrsquoEacuteden et Tolegravede
et ainsi de renforcer la relation entre lrsquoEspagne et Dieu De ce fait Alphonse X dote son
royaume drsquoun second fondateur tregraves ancien et plus que prestigieux En outre Rocas instaure
un lien entre lrsquoEspagne Troie et Rome En effet Rocas passe par Troie et crsquoest le seul
personnage de la chronique preacutesent agrave Troie et qui plus est qui converse avec le roi Laomeacutedon
Le fait qursquoil fuit avant la premiegravere destruction de la citeacute qursquoil se reacutefugie agrave Rome puis en
Espagne plus preacuteciseacutement agrave Tolegravede future capitale du Royaume wisigoth et ville de Castille
nrsquoa rien drsquoaleacuteatoire Ce parcours physique srsquoapparente agrave un parcours chronologique Le roi
Rocas apparaicirct comme un fil conducteur entre Troie Rome et finalement Tolegravede agrave la fois
capitale du Royaume des Wisigoths et siegravege de la primatie drsquoEspagne opportuneacutement situeacutee
en Castille Rocas personnifie ainsi la translatio imperii De plus bien que la future Tolegravede ait
eacuteteacute deacutecouverte apregraves la future Rome la construction des tours par Rocas et ses fils permet de
donner un avantage agrave lrsquoancienneteacute de Tolegravede puisque Rocas nrsquoa rien construit agrave Rome ougrave il
nrsquoa laisseacute qursquoun marbre graveacute
Agrave la suite de Rocas le reacutecit introduit un eacutepisode qui marque une seacuteparation entre drsquoun
cocircteacute les fondations celtibegraveres et les proto-fondations de Rocas rattacheacutees aux temps bibliques
et de lrsquoautre les fondations heacuteroiumlques En effet une seacutecheresse de vingt-six ans vient srsquoabattre
sur lrsquoEspagne au temps des fils de Rocas Toute la population quitte la peacuteninsule avant de
revenir agrave la fin de la seacutecheresse et de fonder la ville de Niebla475
469 PCG 12 p 13 35a-39a 470 PCG 12 p 13 46a laquo omne onrrado raquo et 1b laquo cauallero raquo 471 PCG 13 p 13 48b-49b laquo fizo una torre sobraquella cueua e moro alli yaquanto raquo 472 PCG 11 p 12 32b 473 PCG 11 p 12 32b-33b et 13 p 13 52b-53b 474 Il est aussi rattacheacute au temps historique puisqursquoil srsquointegravegre dans la chronologie il est passeacute par Troie sous le
roi Laomeacutedon de Troie avant la premiegravere destruction PCG 11 p 13 9a 475 PCG 13 p 14 1a-35a
106
Hercule
La chronique attribue les proto-fondations de Cadix476 et de Seacuteville477 les fondations de
La Corogne478 (unique fondation qui nrsquoeacutetait pas mentionneacutee chez Jimeacutenez de Rada)
Tarazona479 Urgel480 Barcelone481 ainsi que de la Galice482 et de la Lusitanie483 agrave Hercule
Jimeacutenez de Rada preacutesentait Hercule comme le fils de Liber et le petit-fils de Jupiter et Peacutelops
(preacutesenteacute comme le creacuteateur des Jeux Olympiques)484 Alphonse X quant agrave lui srsquoefforce de
preacuteciser les origines du heacuteros grec et de les rendre utiles Pour ce faire il srsquoinspire
probablement du philosophe Eacutevheacutemegravere de Messine (330-250 av J-C) qui faisait une
interpreacutetation rationnelle des mythologies de lrsquoAntiquiteacute Ce dernier consideacuterait que les dieux
nrsquoeacutetaient que des heacuteros des sages ou des savants aux qualiteacutes exceptionnelles diviniseacutes par
lrsquoadmiration populaire485 Suivant cette ideacutee le Roi Sage preacutesente Hercule comme le fils du
roi Jupiter de Gregravece et de la reine Almena (Alcmegravene) eacutepouse du roi Amphitryon486 Cette
version rationaliseacutee de la mythologie greacuteco-romaine creacutedibilise la figure drsquoHercule en mecircme
temps qursquoelle lrsquoexalte En effet dans un contexte chreacutetien faire de lui le fils drsquoun dieu agrave ce
moment preacutecis du reacutecit487 aurait eacuteteacute eacutetrange voire blaspheacutematoire et le reacutecit aurait alors
releveacute de la fiction aneacuteantissant les efforts drsquoAlphonse X pour faire de la Estoria de Espantildea
un reacutecit historique Un demi-dieu aurait discreacutediteacute le reacutecit alors que cette origine royale488 fait
drsquoHercule un heacuteros humain bien plus creacutedible et honorable La chronique ne preacutecise-t-elle pas
qursquoHercule laquo fue de muy grand linage raquo489 De plus lrsquoeacutetymologie proposeacutee par la chronique
fait de lui un grand guerrier honoreacute pour sa force laquo de her e de cleos que quier dezir
batallador onrado o alabado en fuerccedila y en lit raquo490 Jimeacutenez de Rada avait utiliseacute ses
connaissances bibliques et classiques en les adaptant en fonction de son inteacuterecirct491 afin de
fournir un glorieux ancecirctre agrave lrsquoEspagne Il reprend par exemple un passage drsquoOrose en
476 PCG 5 p 8 3b-16b 477 PCG 5 p 8 25b-35b et 6 p 8 40b-48b 478 PCG 7 p 9 45b-p10 5a 479 PCG 8 p 10 27b-33b 480 PCG 8 p 10 36b-39b 481 PCG 8 p 10 40b-48b 482 PCG 7 p 10 5a-8a 483 PCG 7 p 10 10a-22a 484 De Rebus Hispaniae I 5 p 16 5-8 DRH trad p 67 485 J A CABALLERO LOacutePEZ laquo Desde el mito raquo p 36-37 486 PCG 4 p 7 43b-44b 487 Jupiter apparaicirct plus loin dans le reacutecit comme un dieu romain mais pas en tant que personnage par exemple
PCG 92 p 67 14b et 21b 488 Comme lrsquoa fait remarquer Adeline RUCQUOI laquo Le heacuteros avant le sainthellip raquo p 60 les chroniqueurs
meacutedieacutevaux laquo brodegraverent une histoire drsquoHercule raquo agrave partir de leurs laquo connaissances antiques raquo 489 PCG 4 p 7 42b 490 PCG 4 p 7 39b-41b 491 J A ESTEacuteVEZ SOLA laquo Aproximacioacuten a los oriacutegenes miacuteticos de Hispania raquohellip p 152
107
remplaccedilant le nom drsquoAlexandre le Grand par celui drsquoHercule492 Le Toleacutedan inclut aussi
Hercule dans le temps historique en le situant par rapport au moment de la dispersion des
langues au temps des juges drsquoIsraeumll et de la chute de Troie Lrsquohistoire de lrsquoEspagne passe
ainsi de la dispersion des langues aux Ceacutetubales puis agrave Hercule et Hispan Le philologue Joseacute
Antonio Caballero Loacutepez parle agrave ce sujet de syncreacutetisme biblico-classique493 Cependant
crsquoest bien Alphonse X qui porte agrave son paroxysme la vision de Jimeacutenez de Rada en humanisant
Hercule Rada rejetait lrsquohistoire des envahisseurs (carthaginois romainshellip) pour passer
directement agrave lrsquohistoire des Goths ce qui provoquait une rupture dans la fluiditeacute de son reacutecit
En revanche Alphonse X fait le lien entre Hercule et les Grecs puis avec les Carthaginois et
les Romains tout en reacuteutilisant la mecircme chronologie494 et en syntheacutetisant histoire biblique et
histoire classique afin drsquoinscrire le heacuteros grec dans le temps historique495 Ainsi la Estoria de
Espantildea nous dit qursquoHercule a veacutecu au temps du juge drsquoIsraeumll Geacutedeacuteon et est mort treize ans
avant la seconde chute de Troie soit 455 ans avant que Romulus ne fonde Rome Agrave travers le
reacutecit alphonsin Hercule devient un personnage humain drsquoascendance royale un personnage
historique doteacute de qualiteacutes chegraveres agrave Alphonse X496 et adoreacute comme un saint497 Hercule est
lrsquoun des heacuteros les plus caracteacuteristiques du monde classique498 (notamment gracircce aux douze
travaux) Tout dans la preacutesentation drsquoHercule fait de lui un heacuteros prestigieux digne de figurer
parmi les fondateurs de lrsquoEspagne agrave laquelle il apporte son prestige499
Hercule occupe donc une place agrave part dans le reacutecit des fondations il est le premier
fondateur au sens propre agrave ecirctre identifieacute agrave posseacuteder une individualiteacute Les Celtibegraveres ne sont
pas diffeacuterencieacutes ils forment un peuple mais aucun drsquoeux ne se deacutemarque Quant agrave Rocas il
est clairement identifieacute mais il nrsquoa pas agrave proprement parler fondeacute Tolegravede La chronique va
drsquoailleurs dans ce sens lorsqursquoelle dit ceci
492 Ibid p 144-145 De Rebus Hispaniae I 4 p 14-15 2-5 laquo cum itaque Hercules fere tota Asia ocupata
peruenisset ad saxum mire et excelse magnitudinis ut saxum et populos qui se inibi receperant expugnaret et
incolas in deditionem cogeret terre motu repulsus in Libiam nauigauit raquo OROSE op cit III 19 2
laquo Peregrata perdomitaque Alexander India cum ad saxum mirae asperitatis et altitudinis in quod multi populi
confugerant peruenisset cognoscit Herculem ab expugnatione eiusdem saxi terrae motu prohibitum
Aemulatione permotus ut Herculis acta superaret raquo 493 J A CABALLERO LOacutePEZ laquo Desde el mito raquo p 41 Le Toleacutedan nrsquoest pas le premier agrave faire cela Isidore
de Seacuteville avait utiliseacute des heacuteros mythologiques qursquoil avait situeacutes au mecircme niveau que les personnages bibliques
Ibid p 37 494 PCG 4 p 7 22a-47a La Estoria de Espantildea diffegravere sur trois points 1243 ans au lieu de 1273 entre la
dispersion des langues et Geacutedeacuteon 443 ans au lieu de 463 entre les consuls et Jules Ceacutesar et fondation de Tolegravede
107 ans avant lrsquoarriveacutee au pouvoir de Ceacutesar au lieu de 108 495 A RUCQUOI laquo Le heacuteros avant le sainthellip raquo p 56 496 Voir notre troisiegraveme partie sur la figure royale 497 PCG 16 p 15 29b-30b laquo ca los gentiles aorauan a Hercules assi cuemo a santo raquo 498 J A CABALLERO LOacutePEZ laquo Desde el mito raquo p 41 499 Ibid p 37
108
Tod estas tierras sobredichas fueron pobladas assi cuemo uos contamos e ouo y muchos
cabdiellos que fueron sennores dellas e que ouieron grandes guerras entre si mas porque los
sos fechos no fueron muy sennalados pora contar en est estoria tornaremos a fablar de
Hercules que fue ell omne que mas fechos sennalados fizo en Espanna en aquella sazon500
La chronique suggegravere ainsi qursquoHercule est le premier homme honorable et digne
drsquointeacuterecirct agrave endosser le rocircle de fondateur (apregraves les Celtibegraveres bien sucircr) Surtout la chronologie
preacutesente lrsquoavantage drsquoeacutetablir que toutes les fondations attribueacutees agrave Hercule remontent agrave
plusieurs siegravecles avant la fondation de Rome et mecircme agrave quelques anneacutees avant la chute de
Troie Ces villes sont donc supeacuterieures en ancienneteacute agrave toutes les fondations drsquoEurope
geacuteneacuteralement attribueacutees agrave des survivants troyens501 Leur histoire est laquo par lagrave-mecircme
supeacuterieure en noblesse raquo502 agrave tous les royaumes chreacutetiens voisins et agrave Rome elle-mecircme
Hispan
Apregraves qursquoHercule est reparti agrave lrsquoaventure crsquoest son neveu Hispan qui prend la tecircte de
lrsquoEspagne agrave qui il donne son nom et dont il devient le premier roi Hispan fonde Seacutegovie qursquoil
dote de son aqueduc et fait eacuteriger un phare en Galice et crsquoest aussi lui qui fait de Cadix une
ville
Revenons drsquoabord sur lrsquoorigine du personnage drsquoHispan qui nrsquoappartient pas agrave la
mythologie greacuteco-romaine Il nrsquoapparaicirct agrave aucun moment comme le neveu le fils ou lrsquoami
drsquoHeacuteraclegraves (dans la mythologie grecque) ou drsquoHercule (dans la mythologie romaine)
Alphonse X ne lrsquoa cependant pas inventeacute puisqursquoil a repris le passage le concernant chez
Jimeacutenez de Rada Drsquoapregraves le philologue Juan Antonio Esteacutevez Sola503 la premiegravere apparition
drsquoHispan comme personnage eacuteponyme se fait dans Les Histoires Philippiques de Trogue
Pompeacutee (Ier siegravecle av J-C) que nous ne connaissons qursquoagrave travers la version abreacutegeacutee de Justin
(IIe-IIIe siegravecle) Ce dernier mentionne un roi Hispalo qui aurait donneacute son nom agrave lrsquoHispanie
Cependant selon Helena de Carlos Villamariacuten504 Jimeacutenez de Rada ne connaissait pas ce
texte Ensuite Hispanus reacuteapparaicirct chez Isidore de Seacuteville505 Selon Adeline Rucquoi crsquoest
500 PCG 3 p 7 8a-16a 501 Voir p 99 et p 109 502 A RUCQUOI laquo Le heacuteros avant le sainthellip raquo p 60 503 J A ESTEacuteVEZ SOLA laquo Aproximacioacuten a los oriacutegenes miacuteticos de Hispania raquohellip p 149 504 H de CARLOS VILLAMARIacuteN laquo Mitos fundacionales raquo p 254 505Histoire des Goths des Vandales et des Suegraveves deacutedicace p 79 laquo primus rex Hispanorum extitit nomine
Hispanus raquo traduction p 8 laquo le premier roi drsquoEspagne se nommait Hispanus raquo Hispalo apparaicirct aussi dans les
Etymologies IX 2 109 p 760-761 et XIV 4 28 p 186-187 mais comme le fait remarquer Adeline
RUCQUOI laquo Le heacuteros avant le sainthellip raquo p 60 laquo on trouve dans les Eacutetymologies drsquoIsidore de Seacuteville qui suit
en cela lrsquoEpitome de Justin le nom drsquoHispalus qui aurait donneacute son nom aux anciens Iberi devenus Hispani
mais sans que soit preacuteciseacute si Hispalus deacutesignait un fleuve comme lrsquoEgravebre une montagne ou un homme raquo
109
aux chroniqueurs de lrsquoEspagne musulmane que lrsquoon doit lrsquoexistence drsquoHispan506 mais
Esteacutevez Sola eacutecarte que Jimeacutenez de Rada se soit inspireacute directement de sources arabes507
Quoi qursquoil en soit ougrave qursquoil ait pu trouver son inspiration le Toleacutedan est le premier508 agrave
veacuteritablement relier les personnages drsquoHercule et drsquoHispan Adeline Rucquoi propose une
explication de lrsquousage que fait Alphonse X du personnage drsquoHispan
Lrsquoincorporation drsquoIshban-Hispan dans lrsquohistoire chreacutetienne de lrsquoEspagne relegraveve donc du deacutesir
drsquoAlphonse X le Sage de ne neacutegliger aucune source afin drsquoeacutetablir les concordances neacutecessaires
pour que son œuvre fucirct exhaustive Ishban-
Hispan personnage fondateur dans lrsquohistoriographie hispano-musulmane trouve ainsi sa place
dans lrsquohistoire officielle agrave la suite drsquoHercule dont il devient le successeur et mecircme le neveu509
Toutefois il est peu vraisemblable qursquoAlphonse X incorpore Hispan agrave partir des sources
arabes dans un souci drsquoexhaustiviteacute puisqursquoil reprend les passages de Jimeacutenez de Rada Ces
sources ont tout au plus pu le conforter en lui montrant qursquoHispan apparaissait ailleurs que
chez le Toleacutedan Ce nrsquoest pas non plus Alphonse X qui fait drsquoHispan le successeur drsquoHercule
crsquoest Jimeacutenez de Rada tout au plus le Roi Sage se borne-t-il agrave preacuteciser leur lien et nous
verrons pourquoi Adeline Rucquoi semble suggeacuterer qursquoHispan est un personnage secondaire
arriveacute lagrave presque par hasard dans un simple souci drsquoexhaustiviteacute Selon notre analyse Hispan
est tout sauf un personnage insignifiant puisque crsquoest son nom qursquoHercule donne agrave la
peacuteninsule laquo camio el nombre a la tierra qua ante dizien Esperia e pusol nombre
Espanna raquo510 Il est le heacuteros eacuteponyme qui manquait agrave lrsquoEspagne En effet Rome avait Eacuteneacutee et
Romulus les Francs avaient Francion511 et les Anglais avaient Brutus tous des heacuteros
drsquoorigine troyenne ndash sauf Romulus mais son pegravere eacutetait le roi drsquoAlbe-la-Longue fondeacutee par
Ascagne le fils drsquoEacuteneacutee Gracircce agrave Hispan Jimeacutenez de Rada puis Alphonse X utilisent les
mecircmes armes que les autres royaumes chreacutetiens qui srsquoeacutetaient deacutejagrave trouveacutes un fondateur
eacuteponyme tout en martelant lrsquoancienneteacute de lrsquoEspagne sur ses voisins
De plus Hispan est le premier roi drsquoEspagne Les Celtibegraveres et Hercule avaient peut-
ecirctre conquis toute lrsquoEspagne mais la chronique ne faisait pas pour autant drsquoeux des rois et le
roi Geacuteryon contre qui srsquoest battu Hercule nrsquoeacutetait pas le roi de toute la peacuteninsule Hispan est le
premier que Jimeacutenez de Rada et Alphonse X deacutesignent comme roi512 ou seigneur de
506 Voir lrsquoexplication drsquoAdeline Rucquoi agrave ce sujet Ibid p 60-63 507 J A ESTEacuteVEZ SOLA laquo Aproximacioacuten a los oriacutegenes miacuteticos de Hispania raquohellip p 149-151 508 Ibid p 151 509 A RUCQUOI laquo Le heacuteros avant le sainthellip raquo p 63 510 PCG 8 p 11 6a-7a 511 C BEAUNE op cit p 21-36 Voir p 99 et p 108 512 PCG titre du chapitre 9 p 10 10 p 11 51a et p 12 36a 38a 44a et 47a
110
lrsquoEspagne513 Et il est le premier agrave se comporter comme tel en se choisissant une capitale514
Cadix La Estoria de Espantildea qui se deacutemarque de Jimeacutenez de Rada en cela deacutesigne la ville agrave
deux reprises comme laquo tecircte raquo (cabeccedila) de lrsquoEspagne515 Mecircme si au XIIIe siegravecle les rois de
Castille et Leoacuten nrsquoavaient pas de capitale fixe puisqursquoil fallait bouger pour ecirctre efficace516 le
concept de capitale eacutetait loin drsquoecirctre inconnu puisque Rome avait eacuteteacute capitale de lrsquoEmpire
Romain et Tolegravede capitale du Royaume wisigoth De plus Alphonse X restait parfois deux ou
trois ans dans la mecircme ville517 Hispan devient ainsi lrsquoancecirctre symbolique de tous les rois
drsquoEspagne passeacutes et futurs ce qui englobe Alphonse X lui-mecircme qui aspire agrave dominer toute la
peacuteninsule
En outre le fait qursquoAlphonse X fasse drsquoHispan le neveu drsquoHercule nrsquoest pas anodin
Chez Jimeacutenez de Rada Hispan est un jeune homme noble qursquoHercule a eacuteleveacute depuis son
enfance518 alors que pour la Estoria de Espantildea si Hispan a bien eacuteteacute eacuteleveacute par Hercule ndash
laquo criara de pequenno raquo519 ndash il est surtout son neveu520 Ce deacutetail nrsquoen est pas tout agrave fait un
Mecircme si Jimeacutenez de Rada preacutecisait qursquoHispan eacutetait noble cet ajout alphonsin en fait un
membre de la famille royale puisqursquoHercule descend du roi Jupiter et de la reine Alcmegravene
Qursquoil soit son neveu du cocircteacute paternel ou maternel ce que la chronique ne preacutecise pas Hispan
a le mecircme sang royal que le grand Hercule Le lignage drsquoHispan est donc garanti par ce lien
de parenteacute proche Lrsquoanoblissement drsquoHispan se fait ici dans la ligneacutee de lrsquoanoblissement
drsquoHercule De plus ce lien montre que degraves cette eacutepoque-lagrave la transmission du pouvoir se
faisait par le sang ce qui renvoie agrave la vision politique drsquoAlphonse X qui consideacuterait que
lrsquoEmpire devait se transmettre par le sang521 Les premiers fondateurs espagnols sont des rois
comme Rocas ou qui descendent de rois comme Hercule et Hispan roi agrave son tour Cet
anoblissement ndash entiegraverement ducirc agrave Alphonse X qui introduit Rocas fait drsquoHercule le fils drsquoun
roi et drsquoHispan son neveu ndash permet drsquoanoblir lrsquoEspagne agrave son tour agrave la fois par lrsquoancienneteacute et
par le sang royal
513 PCG 8 p 11 2a et 9 p 11 13a 514 PCG 9 p 11 39a-40a laquo desque toda la ouo poblada e assessegada escoio pora su morada Caliz raquo 515 PCG 10 p 12 5a-7a laquo era el logar que su padre mas amaua e alliacute querie fazer cabeccedila de tod el regno raquo et
10 p 12 43a-45a laquo tanto la amaua el rey Espan que 110lliacute puso su siella e se corono e fizo la cabeccedila de toda
su tierra raquo 516 J F OrsquoCALLAGHAN op cit p 62 517 Ibid p 62 518 De Rebus Hispaniae I 7 p 19 2-3 laquo de heroum maioribus raquo DRH trad p 70-71 laquo estirpe de heacuteroes raquo et
I 5 p 17 50-51 laquo Hispan quodam nobili qui secum ab adolescencia fuerat conuersatus raquo DRH trad p 69
laquo un noble al que habiacutea criado desde la adolescencia raquo 519 PCG 8 p 11 3a 520 PCG 8 p 11 2a-3a laquo un so sobrino raquo 521 J A CABALLERO LOacutePEZ laquo Desde el mito raquo p 45
111
La Estoria de Espantildea srsquoeacuteloigne aussi du reacutecit de Jimeacutenez de Rada sur un autre point le
peuplement de Cadix (Jimeacutenez de Rada ne parlait que de la construction drsquoune tour) agrave la suite
de lrsquoeacuterection drsquoune tour par Hercule522 Ce dernier parvient agrave rendre lrsquoicircle habitable gracircce aux
conseils de sa fille Liberia et au travail des preacutetendants et du futur eacutepoux de celle-ci Pyrrhus
lui-mecircme fils drsquoun roi grec523 Hispan est le successeur de son oncle par le sang et les actions
Encore une fois le scheacutema de fondation mythique ressurgit Hercule est le pegravere (oncle) qui
nrsquoest certes plus un demi-dieu chez Alphonse X mais qui reste un personnage hors du
commun qui laisse le royaume agrave son fils (neveu) qui est donc appeleacute agrave laquo reacutealiser en histoire
les vœux parentaux raquo Claude-Gilbert Dubois preacutecise que dans ce scheacutema le fils laquo implante
les eacuteleacutements formateurs de lrsquoordre social qui seront deacuteveloppeacutes et preacuteciseacutes par la socieacuteteacute
future raquo524 et crsquoest exactement ce que fait Hispan en se choisissant une capitale En devenant
le premier roi drsquoEspagne il enracine les bases du futur ordre social la monarchie et il devient
agrave son tour le pegravere dans un nouveau scheacutema En effet ni Liberia ni Pyrrhus nrsquoapparaissaient
chez Jimeacutenez de Rada Agrave la mort drsquoHispan crsquoest Pyrrhus son gendre qui devient roi fonde agrave
son tour plusieurs villes dont Osuna et Grenade (Libiria) agrave laquelle il donne le nom de son
eacutepouse et qui peuple Tolegravede Contrairement agrave la tradition la chronique affirme aussi que
crsquoest lui qui donne son nom aux Pyreacuteneacutees525 Le nouveau couple pegravere-fils Hispan et Pyrrhus
nrsquoest pas non plus sans rappeler le plus ceacutelegravebre couple pegravere-fils de lrsquohistoire de lrsquoEspagne
Pelayo et son gendre Alphonse Ier qui donnent naissance agrave un nouveau royaume chreacutetien
appeleacute agrave reacuteincarner lrsquoEspagne
La Estoria de Espantildea eacutetablit aussi un lien entre Pyrrhus et le roi Rocas crsquoest en
trouvant les deux tours construites par Rocas et ses fils que Pyrrhus deacutecide de construire deux
chacircteaux-forts qui demeurent debout jusqursquoagrave lrsquoarriveacutee des Romains526 De plus le roi Wamba
522 PCG 9 p 11 43a-44a laquo en el logar no auie poblanccedila ninguna sino la torre que Hercules fiziera raquo 523 PCG 9 p 11 35b-36b laquo fiios de reyes muy ricos e con grand algo ell uno era de Grecia raquo et 10 p 12
25a-26a laquo el de Grecia que auie nombre Pirus raquo 524 C-G DUBOIS op cit p 12-13 525 Geacuteneacuteralement on attribue lrsquoorigine des Pyreacuteneacutees agrave la jeune Pyregravene amoureuse drsquoHercule qursquoil enterra apregraves sa
mort Il entassa des pierres sur sa tombe formant ainsi les Pyreacuteneacutees Voir SILIUS ITALICUS La Guerre
punique livre III consulteacute le 06082018 en ligne sur
httpagoraclassfltruclacbeconcordancesSilius_puniquesIIItextehtm DIODORE DE SICILE explique en
revanche le nom Pyreacuteneacutees agrave partir du grec ancien πῦρ (pŷr feu) agrave cause dun immense incendie quauraient
provoqueacute des bergers Histoire universelle livre V 24 consulteacute le 06082018 en ligne sur
httpremacleorgbloodwolfhistoriensdiodorelivre5htm Crsquoest peut-ecirctre de cet eacutepisode du feu (du grec
πυρο pyro) qursquoAlphonse X srsquoinspire pour nommer le personnage Pyrrhus ou bien drsquoIsidore de Seacuteville qui
mentionne un Pyrrhus dans son Histoire des Goths des Vandales et des Suegraveves mais il le preacutesente comme un
ennemi des Goths sans aucun rapport avec lrsquoEspagne 2 p 83 laquo isti enim sunt quos etiam Alexander vitandos
pronuntiavit Pyrrhus pertimuit Caesae exhorruit raquo Traduction p 14 laquo ils sont ceux qursquoAlexandre appelait
indestructibles ceux que Pyrrhus redoutait ceux que Ceacutesar craignait par-dessus tout raquo 526 PCG 13 p 14 42a-45a laquo quando uido aquellas torres fizo y fazer dos castiellos muy fuertes e metio y
gentes que los poblasen e estudieron assi fasta que los romanos ganaron Espanna raquo
112
fait reconstruire les fortifications de Tolegravede et inscrire un message sur ses murs laquo el noble
rey Bamba alccedilo e meioro la cibdad de Toledo con ayuda de Dios pora acrescentar la onrra et
la nombradia de su yente raquo527 et un autre message sur les tours qui encadrent les portes de la
ville laquo vos sanctos de Nuestro Sennor que sodes onrrados en este logar saluad et guardad
este pueblo et esta cibdad por el poder que auedes raquo528 Ces nouvelles constructions et
inscriptions agrave lrsquoemplacement de la future Tolegravede permettent drsquoeacutetablir un lien entre Rocas
Pyrrhus et Wamba entre le roi venu de lrsquoEacuteden les Grecs et les Wisigoths
Pour que la liste des fondations grecques soit complegravete il faut ajouter agrave cela drsquoautres
fondations moins deacuteveloppeacutees et qui se trouvaient deacutejagrave chez Jimeacutenez de Rada Les soldats de
Galatie de Tyr et drsquoAusone qui accompagnent Hercule donnent leur nom agrave la Galice pour les
premiers et agrave Tarazona pour les autres (Tirausonia) Il faut aussi citer le petit-fils drsquoUlysse qui
porte le mecircme nom que son illustre aiumleul et qui fonde Lisbonne ainsi que sa fille Buena qui
donne leur nom agrave la ville (Ulysse-Buena gt Lisbona)529 La chronique attribue donc un rocircle de
fondateurs aux Grecs et particuliegraverement agrave Hercule Hispan et agrave Pyrrhus
La Estoria de Espantildea deacuteveloppe ajoute des eacuteleacutements au reacutecit de Jimeacutenez de Rada afin
drsquoeacutetayer la soliditeacute lrsquoancienneteacute et la noblesse de ces villes Lrsquoinclusion du heacuteros
mythologique Hercule et la creacuteation drsquoHispan par Jimeacutenez de Rada puis les ajouts
drsquoAlphonse X eacutelargissent le fonds drsquohistoire antique agrave disposition530 des reacutedacteurs En effet
sans Hercule et les autres Grecs lrsquohistoire du peuplement de lrsquoEspagne serait bien plus reacuteduite
puisqursquoils jouent un rocircle dans la fondation ou lrsquoattribution du nom de la moitieacute531 des villes ou
reacutegions citeacutees par la chronique
Les Troyens
Au contraire des Romains dans lrsquoAntiquiteacute et des Franccedilais et des Anglais au Moyen
Acircge les chroniqueurs castillans nrsquoont semble-t-il pas chercheacute agrave se rapprocher des Troyens
pour expliquer et anoblir leurs origines ou celles de leurs villes Toutefois ils nrsquoignoraient pas
la grandeur de Troie532 qui nrsquoeacutetait plus agrave preacutesenter ni le recours qursquoen faisaient certains
527 PCG 526 p 294 13b-16b 528 PCG 526 p 294 27b-30b 529 PCG 7 p 9 9b-17b 530 J A CABALLERO LOacutePEZ laquo Desde el mito raquo p 37 531 PCG 5 p 8 Cadix 6 p 8-9 Seacuteville 7 p 9-10 Lisbonne La Corogne la Galice la Lusitanie 8 p 10-11
Tarazona Urgel Barcelone lrsquoEspagne 9 p 11 Seacutegovie 10 p 11-12 Cadix 11 p 12-13 Osuna Grenade
(Libira) 13 p 13-14 Tolegravede Les Pyreacuteneacutees Les autres villes ou reacutegions sont Oca Calahorra Saragosse Leoacuten
Carthagegravene Pedraza Niebla Alava Siguumlenza Pampelune Cordoue le Sil Porto le Portugal lrsquoAndalousie 532 PCG 58 p 39 38a-39a laquo tan noble cibdat raquo et laquo tantos omnes buenos raquo
113
royaumes chreacutetiens La chronique cite les Troyens Eacuteneacutee et ses fils Ascagne et Iule533 ainsi que
Brutus534 et Priam535 respectivement agrave lrsquoorigine de Rome de la Bretagne de la Germanie et
de la France Eacuteneacutee Ascagne Priam et son fregravere Anteacutenor sont preacutesenteacutes comme des rescapeacutes
de la destruction de Troie536 De plus la seconde chute de Troie repreacutesente un jalon dans la
chronologie donneacutee en tecircte du chapitre 4 et les deux chutes servent de reacutefeacuterence pour situer
Rocas ou la mort drsquoHercule et Hispan En outre le roi Rocas est mis en scegravene agrave Troie en
preacutesence du roi Leomedon Il ne peut donc srsquoagir de meacuteconnaissance Alors pourquoi les
Castillans et en particulier Alphonse X qui nous lrsquoavons vu nrsquoheacutesitent pas agrave faire de petits
ajouts tregraves opportuns nrsquoont-ils pas fait appel aux Troyens pour prouver leurs hautes origines
La Estoria de Espantildea ne fait qursquoune seule allusion agrave une fondation troyenne dans la
peacuteninsule Ibeacuterique Il srsquoagit de Pedraza en Extreacutemadure ville drsquoorigine de lrsquoempereur Trajan
qui doit son nom aux Troyens (Troya - Traiano)537 selon le reacutecit
Sans doute les reacutedacteurs ne voulaient-ils pas se reacuteclamer des mecircmes origines que leurs
voisins europeacuteens ce qui revenait agrave souligner la singulariteacute de lrsquoEspagne Et surtout les
Ceacutetubales le roi Rocas Hercule et Hispan anteacuterieurs agrave la chute de Troie suffisent agrave prouver
une ancienneteacute supeacuterieure agrave celle des voisins europeacuteens En effet les heacuteros fondateurs ont
reacutechappeacute de la destruction de Troie (hormis Brutus pour lequel la chronique ne preacutecise pas de
chronologie) et ils se sont ensuite eacutetablis en Europe ougrave ils ont eacuteteacute agrave lrsquoorigine de Rome et de
la Germanie Or ces fondations posteacuterieures agrave la seconde chute de Troie538 prouvent de facto
que lrsquoEspagne et la monarchie espagnole sont plus anciennes que ses puissants voisins
franccedilais et germaniques puisque nombre de villes et de reacutegions sont anteacuterieures agrave cette
seconde destruction Le rappel des nobles origines franccedilaises est peut-ecirctre moins le signe de
lrsquoexhaustiviteacute de la Estoria de Espantildea qursquoune preuve permettant une comparaison bien utile
Sans compter qursquoHispan devenu le progeacuteniteur eacuteponyme539 de tous les rois drsquoEspagne
apporte une eacuteponymie plus ancienne qursquoEacuteneacutee Brutus ou Francion Alphonse X reacutealise le
doublet prestige-ancienneteacute en se dotant de glorieux ancecirctres symboliques et en situant les
533 PCG 59 p 41 33a-38a laquo deuies lo fazer por Julio to fijo que es tan pequentildeo que lieuas contigo e tengo
que assaz auie de matar a mi sola e porque quieres matar a el Ni otrossi iquestque merecio Ascanio ell otro to fijo
que lieuas contigo por que muera en el mar raquo En reacutealiteacute Ascagne-Iule nrsquoest qursquoun seul personnage 534 PCG 3 p 6 22a-24a laquo Bretanna poblo Brutho que fue del linaje de los de Troya e por essol puso assi
nombre raquo 535 PCG 3 p 5 48b-p 6 22a 536 PCG 57 p 38 56a-1b laquo Eneas que escapara del destroymiento de Troya raquo et 3 p 5 48b-50b laquo depues
que Troya fue destroyda salieron ende dos hermanos all uno dizien Priamo e all otro Anthenor raquo 537 PCG 192 p 142 41a-47a laquo Este Traiano fue espantildeol cuemo dessuso es dicho et natural duna uilla de
Estremadura que a nombre Pedraza e dixieronle Traiano porque era del linage de Troya que uinieron poblar a
aquella tierra ca el Vlpio Crinito auie nombre et por sobre nombre Traiano raquo 538 Voir note 467 539 Selon lrsquoexpression de J A CABALLERO LOacutePEZ laquo Desde el mito raquo p 37
114
origines de la monarchie espagnole (castillane) avant celle des autres royaumes europeacuteens que
les historiographes attribuent agrave des survivants de la chute de Troie survenue treize ans apregraves
la mort drsquoHercule donc apregraves lrsquoarriveacutee drsquoHispan agrave qui Hercule avait laisseacute le pouvoir avant sa
mort LrsquoEspagne prend donc le premier rang parmi les nations europeacuteennes540 en mecircme temps
que le Roi Sage lui assure lrsquoindeacutependance particuliegraverement vis-agrave-vis de la papauteacute et du Saint
Empire Germanique qui revendiquent lrsquoheacuteritage de Rome541 Il srsquoagit drsquoailleurs drsquoun lieu
commun au XIIIe siegravecle reacutesumeacute par la formule latine laquo rex non recongnoscat superiorem in
temporalibus raquo les rois cherchant agrave se proteacuteger drsquoeacuteventuelles ingeacuterences du pape ou de
lrsquoempereur542
Cela dit le reacutecit ne se prive pas complegravetement drsquoeacutetablir une relation entre Troie et
lrsquoEspagne agrave travers Rocas et Trajan qui font en quelque sorte office de passeurs de liens En
effet comme nous lrsquoavons deacutejagrave eacutevoqueacute Rocas passe par Troie puis par Rome avant de
rejoindre lrsquoEspagne Il en va presque de mecircme pour Trajan qui apparaicirct dans le reacutecit comme
un empereur romain neacute en Espagne avec des origines et un nom troyens En reacutesumeacute mecircme si
Troie est loin drsquoecirctre autant exploiteacutee par les chroniqueurs castillans que par les Franccedilais ou les
Anglais au mecircme moment ils nrsquoignorent pas sa renommeacutee et son importance et utilisent
drsquoautres proceacutedeacutes que la fondation afin de la relier agrave lrsquoEspagne
Les Carthaginois
Carthage est eacutegalement mentionneacutee dans la Estoria de Espantildea qui lui attribue la
fondation de Carthagegravene543 La chronique donne deux eacutetymologies diffeacuterentes pour cette ville
La premiegravere la plus eacutevidente Carthagegravene doit son nom agrave Carthage544 et son surnom de
Spartaria au sparte cultiveacute dans la reacutegion (il srsquoagit du nom que la ville a reccedilu sous
lrsquooccupation byzantine de 550 agrave 622) Quarante-huit chapitres plus loin la chronique donne
une eacutetymologie totalement diffeacuterente ce qui laisse penser que ce ne sont pas les mecircmes
reacutedacteurs qui ont travailleacute sur les deux chapitres Dans cette version Carthagegravene devrait son
nom agrave un esclave de Didon Carthon
540 C BEAUNE op cit p 53 541 Ibid p 56-57 542 J F OrsquoCALLAGHAN op cit p 45 543 PCG 7 p 10 31a-39a laquo Carthagena que ouo este nombre de Cartago la grand que es en Affrica que
poblo la reyna Dido e algunos dizen que por despecho quel fizieron los daquella tierra que passo aquend mar
en Espanna e poblo otra uilla que dizen Carthagena e solien le llamar antiguamientre Carthagena Espartera
por que toda la tierra o es ell esparto que llaman agora Montaragon obedecie a ella raquo 544 PCG 7 p 10 31a-32a laquo Carthagena que ouo este nombre de Cartago la grand raquo
115
La description que le reacutecit fait de Carthage permet drsquoeacutetablir que sa fondation et sa
grandeur sont largement anteacuterieures agrave celles de Rome545 puisque comme nous le rappelle
habilement la chronique Eacuteneacutee est passeacute par Carthage ougrave il a eacutepouseacute Didon avant de rejoindre
lrsquoItalie De plus la chronique exalte la grandeur de lrsquoempire carthaginois qui fait partie des
quatre empires qui ont gouverneacute le monde avec les Babyloniens les Maceacutedoniens et les
Romains546 La chronique souligne les qualiteacutes de la ville laquo fue tan noble uilla e tan fuert e
tan rica raquo547 et son pouvoir Nous pouvons lire laquo este [empereur] Pago crecio tanto ell
imperio el puso en tamanna onra que fue contado por uno de los mayores sennorios del
mundo raquo548 ou encore laquo todas las otras tierras que eran en Affrica tremien antel so nombre e
aun las dAsia e de Europa que eran sobrel mar Mediterraneo raquo549 La chronique exalte aussi
Carthage faisant de la ville lrsquoeacutegale de Rome Carthage est deacutecrite comme laquo espeio e
resplandor de Roma raquo550 Plusieurs passages dans lesquels lrsquoon trouve le terme laquo igual raquo ou
des mots de la mecircme racine sont particuliegraverement significatifs Ainsi la chronique rapporte
que Romains et Carthaginois eacutetaient des rivaux laquo se querien eguar con ellos en cibdat y en
poder y en fechos raquo551 Chaque citeacute ne peut supporter drsquoavoir une eacutegale crsquoest ce que nous dit
la chronique laquo punnaron ellos e los que depues uinieron de fazer aquella cibdat de Roma
atal que no fallassen otra que fuesse egual della e porque Carthago era como contrasto de
Roma mas que otro logar raquo552 ou encore laquo esta guerra mas la ouieron por enuidia que por
otra cosa ninguna por ueer qual era la meior daquellas dos cibdades Roma o
Carthago raquo553 Selon la Estoria de Espantildea crsquoest cette rivaliteacute qui a fini par pousser Rome agrave
deacutetruire Carthage car deux empires ne pouvaient cohabiter de la sorte
Mayor pesar auien por el nombre que ganauan los de Carthago e que se fazien eguales con
ellos assi que quand algunos alabassen a Roma otrossi podrien alabar a Carthago e por esta
egualeza les pesaua a ellos tanto que no podrie mas por que egual sobre egual no a
sennorio554
545 PCG 67 p 50 21b-31b laquo Algunos dixieron que la puebla de Carthago fue fecha en tiempo del rey
Salomon e otros que en tiempo del rey Dauid so padre otrossi dixieron algunos que fue poblada en tiempo de
Jair que fue iuez de Israel yaquantos annos antes que Paris fijo del rey de Troya leuasse de Grecia Elena
muger del rey Menalao Y en esto se acuerdan los mas que fablaron en estas estorias e semeia cosa mas con
guisa por el casamiento de la reyna Dido e de Eneas que fue fecho despues que Troya fue destroyda raquo et 69
p 51 19a-36a laquo la cibdat de Carthago fue poblada ante que Roma raquo 546 PCG 16 p 15 9b-17b laquo quatro emperios que sennorearon el mundo raquo 547 PCG 66 p 50 44a-45a 548 PCG 61 p 44 1b-3b 549 PCG 55 p 36 3b-6b 550 PCG 69 p 51 24b-25b 551 PCG 61 p 45 20a-21a 552 PCG 69 p 51 23a-28a 553 PCG 61 p 44 16b-19b 554 PCG 66 p 49 2a-8a
116
En soulignant ainsi la puissance et la richesse de Carthage compareacutee agrave Rome la
chronique montre que cet empire combine ancienneteacute et noblesse et que toutes les conditions
sont donc reacuteunies pour y voir un fondateur hautement prestigieux qui contribue agrave la grandeur
de lrsquoEspagne De plus la chronique prend soin de relier les Carthaginois aux Espagnols en
soulignant leurs origines communes En effet certains des compagnons drsquoHercule venaient de
Tyr tout comme la reine Didon et ses partisans qui ont fondeacute Carthage ce qui eacutetablit un
nouveau parallegravele entre Carthage et lrsquoEspagne toutes les deux peupleacutees ou fondeacutees par un
personnage prestigieux et ses compagnons En outre les reacutedacteurs affirment que Didon
souhaitait deacuteplacer sa citeacute de Carthage agrave Carthagegravene555 Mecircme si elle ne le fait pas car les
habitants de Carthage la convainquent de rester cette anecdote montre que lrsquoEspagne avait
deacutejagrave vocation agrave devenir la tecircte drsquoun empire lrsquoun des quatre plus grands au monde
Les Romains
La chronique rattache aussi lrsquohistoire de ses villes agrave lrsquoEmpire romain en attribuant la
fondation de Tolegravede agrave deux consuls romains Tholemon et Bruto qui lui donnent leur nom556
(Tholemon et Bruto gt Toledo) Jules Ceacutesar fonde Seacuteville apregraves avoir trouveacute les piliers
drsquoHercule557 et il donne son nom agrave Saragosse (Cesar Augusta) Lrsquoempereur Trajan fonde
Leoacuten558 Dans les deux derniers cas la chronique eacutetablit une origine troyenne en preacutecisant que
Ceacutesar et Trajan descendent de Troyens559 De plus Saragosse ayant eacuteteacute fondeacutee dans un
premier temps par les Ceacutetubales (Auripa) et Tolegravede par le roi Rocas la chronique instaure
aussi une continuiteacute entre les personnages agrave caractegravere biblique et les Romains La Estoria de
Espantildea construit donc un double lien entre Romains et temps bibliques et Romains et
Troyens
Suivant la tradition la chronique attribue la division meacutetropolitaine agrave Constantin Ce
dernier nrsquoa pas fondeacute de nouvelles villes au sens propre mais il a symboliquement refondeacute
toute lrsquoEspagne en la divisant en six archevecirccheacutes et soixante-et-onze eacutevecirccheacutes560 Cette
refondation spirituelle permet ainsi de renouer avec lrsquohistoire biblique des fondations Dieu a
envoyeacute les Ceacutetubales peupler lrsquoEspagne il envoie ensuite Constantin pour lui donner une
organisation chreacutetienne Cette figure de lrsquoEmpereur organisant lrsquoadministration eccleacutesiastique
montre que degraves les premiers siegravecles de lrsquoEacuteglise ce chef temporel exerccedilait son pouvoir sur les
555 PCG 55 p 36 11b-p 37 37a 556 PCG 4 p 7 52a-2b 557 PCG 6 p 8-9 558 PCG 192 p 144 32a-37a 559 PCG 119 p 96 25a-26a laquo descendie del linnage de Julo el fijo de Eneas raquo 560 PCG 329 p 196 5b-40b
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affaires spirituelles de son empire Cet exemple particuliegraverement fort sert les projets politiques
drsquoAlphonse X qui entend bien srsquoimmiscer dans lrsquoorganisation de lrsquoEacuteglise castillane ce qui lui
refusent les Papes successifs et les eacutevecircques561 Lrsquoexemple de Constantin est drsquoautant plus
inteacuteressant pour Alphonse X que lrsquoempereur a institueacute cette organisation territoriale Dans
cette logique il est normal que le pouvoir temporel Alphonse X en lrsquooccurrence puisse
continuer drsquointervenir dans les affaires de lrsquoEacuteglise
Apregraves les Romains ce sont les Wisigoths qui se sont empareacutes de lrsquoEspagne mais la
chronique ne leur attribue qursquoune seule fondation celle de Recopolis par le roi Leacuteovigilde en
lrsquohonneur de son fils Reacutecaregravede562
Au cours du reacutecit la chronique eacutetablit aussi des correspondances eacutetymologiques entre
Alava et les Alains le fleuve Cil et les Sillings lrsquoAndalousie et les Vandales mais agrave notre
sens ces rapprochements ne font que marquer les invasions successives et non une volonteacute
drsquoanoblissement agrave travers ces peuples comme crsquoest le cas avec les Grecs ou les Romains
Crsquoest aussi le cas pour les fondations attribueacutees aux Almujuces563 deacutecrits comme des paiumlens
adorateurs du feu Les deux chapitres (14 et 15) que leur consacre la chronique ne participent
pas drsquoune glorification de lrsquohistoire peacuteninsulaire
La chronique attribue ainsi les fondations agrave des personnages bibliques ou de hauts rangs
appartenant aux civilisations les plus nobles Troyens Grecs Carthaginois et Romains De
561 Mecircme si officiellement Alphonse X considegravere que le temporel et le spirituel doivent ecirctre seacutepareacutes certaines de
ses deacutecisions montrent qursquoil entend bien exercer son pouvoir sur toutes les composantes de son royaume Sa
politique de seacuteparation servait surtout agrave empecirccher le pouvoir spirituel de se mecircler de ses propres affaires Il a
notamment gardeacute en meacutemoire lrsquointervention du pape Innocent IV qui avait deacuteposeacute le roi du Portugal Sanche II
Alphonse X eacutetait alors encore infant et avait aideacute le roi portugais contrevenant ainsi aux ordres de Ferdinand III
M GONZAacuteLEZ JIMEacuteNEZ op cit p 28-29 562 PCG 470 p 263 6a-8a 563 Certains chercheurs (R Meneacutendez Pidal I Fernaacutendez-Ordoacutentildeez) affirment que ces deux chapitres se fondent
sur une source aujourdrsquohui disparue probablement arabe notamment en raison drsquoeacuteleacutements fantastiques ou
magiques Cependant cette source demeure introuvable Francisco Javier Gonzaacutelez Garciacutea propose une autre
explication les reacutedacteurs se seraient appuyeacutes sur diffeacuterents reacutecits historiographiques qursquoils auraient mal
compris ndash agrave propos drsquoune incursion viking ndash ou leacutegendaires ndash en particulier arabes et irlandais ndash afin de servir la
structure de la chronique laquo son un pueblo inventado por los autories alfonsiacutees [hellip] con la finalidad de llenar el
periacuteodo intermedio entre las etapas de control peninsular de griegos y cartagineses que posibilita la
articulacioacuten en seis sennoriacuteos del relato raquo Francisco Javier GONZAacuteLEZ GARCIacuteA laquo Las fuentes del relato de
la invasioacuten de los almujuces en la Estoria de Espanna de Alfonso X el Sabio raquo Meacutelanges de la Casa de
Velaacutezquez 42-1 2012 p 185-203 et id laquo La invasioacuten de los ldquoalmujucesrdquo un posible tema miacutetico de origen
celta en la Primera Croacutenica General de Alfonso X el Sabio raquo Gallaecia 20 2001 p 333-372
118
plus nombre de villes ont eacuteteacute fondeacutees ou peupleacutees avant la chute de Rome car une
conseacutequence logique du principe drsquoancienneteacute est qursquoil permet laquo drsquoeacutetablir une indiscutable
hieacuterarchie entre les fondations raquo De ce fait les royaumes europeacuteens qui se sont forgeacutes sur les
cendres de lrsquoEmpire Romain se lancent dans une laquo course raquo agrave lrsquoancienneteacute afin de surpasser
leurs voisins La noblesse se construit donc aussi au regard de celle des autres Alphonse X564
srsquoest servi de ses sources bibliques et classiques et de son imagination afin de se tailler des
origines sur mesure pour lui-mecircme et son royaume Les reacutedacteurs racontent laquo le peuplement
de la Peacuteninsule comme un reacutecit de fondation de villes raquo565 et opegraverent une identification566
entre ces villes et le royaume Plus que lrsquoorigine de ces villes dans leur individualiteacute crsquoest
lrsquoorigine du royaume qui est mise en scegravene et exalteacutee Ces villes appartiennent non pas agrave la
meacutemoire de leur royaume respectif mais agrave la meacutemoire drsquoun ensemble plus large lrsquoEspagne567
Elles fonctionnent comme une meacutetonymie de lrsquoEspagne raconter leur histoire crsquoest raconter
lrsquohistoire de lrsquoEspagne Cette identification peut srsquoexpliquer par lrsquoheacuteritage classique car dans
lrsquoAntiquiteacute il y avait laquo confusion entre la ville et lrsquoempire entre la citeacute et le royaume raquo568
Dans les anneacutees 1340 le franciscain Juan Garciacutea de Castrojeriz dans le commentaire en
castillan qursquoil fait du De regimine principum de Gilles de Rome569 explique par exemple
qursquoun royaume nrsquoest rien drsquoautre que le rassemblement de beaucoup de villes sous un roi570
Ainsi selon Adeline Rucquoi laquo la memoria des citeacutes constitua toujours en Espagne celle du
royaume raquo571 En eacutetablissant la noblesse des origines de lrsquoEspagne et en faisant remonter la
monarchie espagnole crsquoest-agrave-dire la monarchie qursquoil revendique aux heacuteros de lrsquoAntiquiteacute572
Alphonse X faccedilonne non seulement la noblesse de lrsquoEspagne mais il construit aussi celle de
ses rois qui descendent tous symboliquement drsquoHispan
564 Comme Jimeacutenez de Rada avant lui 565 A RUCQUOI laquo Les villes drsquoEspagnehellip raquo p 5 566 Ibid p 11 567 Ibid p 10 568 Ibid p 11 569 Gilles de Rome (v 1243-1316) est un archevecircque theacuteologien et philosophe 570 Gilles de ROME (auteur) et Juan BENEYTO PEacuteREZ (eacuted) Glosa castellana al Regimiento de priacutencipes de
Egidio Romano Madrid Centro de estudios poliacuteticos y constitucionales 2005 Malheureusement cette eacutedition
est une traduction du XIVe siegravecle III I 5 p 690 laquo reyno no es otra cosa sino ayuntamiento de muchas
cibdades so un rey raquo 571 A RUCQUOI laquo Les villes drsquoEspagnehellip raquo p 23 572 J A ESTEacuteVEZ SOLA laquo Aproximacioacuten a los oriacutegenes miacuteticos de Hispania raquohellip p 152
119
b Les scheacutemas opeacuteratoires de transmission mythique
En examinant les diffeacuterentes fondations mises en scegravene dans la chronique il apparaicirct
que certains scheacutemas se reacutepegravetent et se chevauchent afin de relier les fondateurs agrave leur(s)
fondation(s) et de relier les fondateurs entre eux
Le lignage
Lrsquoun de ces scheacutemas opeacuteratoires est la transmission par le sang lrsquoheacuteritage agrave travers la
ligneacutee qui se mecircle au motif de fondation mythique Plus qursquoagrave un homme ou agrave une femme
certaines villes doivent leur fondation agrave une famille agrave une ligneacutee Ulysse Rocas et surtout
Hercule srsquoeacutetablissent en Espagne et laissent leur heacuteritage en lrsquooccurrence des villes des
reacutegions un pays agrave leurs descendants directs Buena succegravede agrave son pegravere Ulysse (le petit-fils du
heacuteros de lrsquoOdysseacutee) agrave la tecircte de Lisbonne les fils de Rocas heacuteritent de sa tour agrave Tolegravede et en
construisent une seconde on ne connaicirct pas la famille de Rocas mais la chronique nous parle
de son beau-pegravere Tarcus un chevalier honorable573 La famille la plus remarqquable par le
nombre de fondations reste celle drsquoHercule dont la ligneacutee se perpeacutetue agrave travers son neveu
Hispan puis la fille et le gendre de celui-ci Liberia et Pyrrhus Dans ces trois cas la
chronique eacutetablit une geacuteneacutealogie drsquoau moins trois geacuteneacuterations (Ulysse gt gt Ulysse gt Buena
Tarcus gt Rocas gt Rocas et Silvio Hercule gt Hispan gt Liberia ndash Pyrrhus) et deacutepasse le
couple pegravere-fils des fondations mythiques Elle eacutetablit de veacuteritables ligneacutees deux ligneacutees
grecques et une ligneacutee mixte originaire drsquoOrient et drsquoEspagne Les reacutedacteurs eacutetablissent aussi
un lien de parenteacute entre les Carthaginois et les Gaditans puisque les deux villes ont eacuteteacute
peupleacutees par des hommes originaires de Tyr Ils affirment alors que ces deux peuples ne font
qursquoun gracircce agrave leurs ancecirctres communs laquo los de Caliz teniendo que los daquel logar
[Carthagegravene] y ellos eran una cosa por razon de parentesco raquo574 Agrave partir du Xe siegravecle de
profonds changements affectent les structures de parenteacute le lignage (structure verticale) se
substitue au cousinage (structure horizontale)575 Drsquoabord les rois puis les nobles tentent de
deacutemontrer et drsquoaffirmer leur lignage crsquoest-agrave-dire leur descendance en droite ligne drsquoun
ancecirctre commun connu et prestigieux ici Rocas Hercule Ulysse ou les hommes venus de
Tyr Ce laquo resserrement vertical de la parenteacute sur le pegravere et le fils aicircneacute raquo provoque lrsquoeacutemergence
573 PCG 12 p 13 46a laquo omne onrrado raquo et 1b laquo cauallero raquo 574 PCG 16 p 15 50b-52b 575 Didier LETT Famille et parenteacute dans lrsquoOccident meacutedieacuteval Ve-XVe siegravecle Paris Hachette 2000 p 9 et 23
120
de la geacuteneacutealogie576 qui reacutepond agrave plusieurs besoins parmi lesquels celui de prouver la force du
lignage de justifier une possession et par lagrave-mecircme de leacutegitimer un pouvoir gracircce agrave
lrsquoancienneteacute et au prestige577 Dans une certaine mesure on peut se demander si Alphonse X
nrsquoa pas mis son pouvoir et son savoir au service de la reacutedaction de son arbre geacuteneacutealogique
Comme en France ougrave les nobles ont chercheacute agrave leacutegitimer leur pouvoir apregraves lrsquoeffondrement
carolingien au IXe siegravecle578 les nobles et les rois peacuteninsulaires ont chercheacute agrave deacutemontrer leur
pouvoir apregraves lrsquoeffondrement wisigoth Comme nous lrsquoavons vu plus haut Alphonse II et
Alphonse III en sont les premiers exemples De plus comme le souligne lrsquohistorien Didier
Lett laquo la naissance du lignage est exactement contemporaine de la territorialisation de la
noblesse qui deacutesormais fait souche autour drsquoun chacircteau raquo579 Le pouvoir srsquoappuie notamment
sur la possession de la terre il est donc absolument neacutecessaire de prouver que la terre
appartient bien agrave la ligneacutee ce que fait Alphonse X agrave lrsquoeacutechelle de lrsquoEspagne par petites
touches tel un peintre impressionniste qui constelle la carte de la peacuteninsule des possessions
de ses ancecirctres symboliques Ainsi selon Colette Beaune la construction des origines
nationales laquo reflegravete les mecircmes soucis que les geacuteneacutealogistes nobiliaires contemporaines raquo580
De plus lrsquoattachement agrave la terre et la fondation drsquoabbayes581 permettent drsquoenterrer tous les
ancecirctres au mecircme endroit garantissant ainsi une raquo coheacutesion du groupe familial raquo582 entre les
vivants et les morts Cet ancrage territorial facilite aussi la conservation de la meacutemoire
meacutemoire qui garantit lrsquoancienneteacute et la grandeur du lignage Les motivations que precirctent les
reacutedacteurs agrave Hercule lorsqursquoil choisit ceux qui lui succegravedent agrave la tecircte des reacutegions conquises
sont agrave ce sujet tregraves eacuteclairantes
Non quiso que fincasse la tierra sin omnes de so linage en manera que por los que el y dexasse
fuese sabudo que el la ganara e pos esso la poblo daquellas yentes que troxiera consigo que
eran de Grecia e puso en cada logar omnes de so linaje E sobre todos fizo sentildeor un so
sobrino que criara de pequentildeo que auie nombre Espan583
La chronique insiste agrave deux reprises sur le fait qursquoHercule nomme des hommes de son
lignage Et il le fait pour une raison essentielle garantir la meacutemoire En transmettant ainsi ses
576 D LETT op cit p 23 La premiegravere geacuteneacutealogie connue date du milieu du Xe siegravecle et a eacuteteacute reacutedigeacutee par
Witiger moine de Saint-Bertin agrave Saint-Omer agrave propos du comte Arnulf de Flandre descendant des
Carolingiens 577 Ibid p 24 La geacuteneacutealogie est aussi rendue neacutecessaire par la politique greacutegorienne matrimoniale qui est tregraves
pointilleuse sur le degreacute de consanguiniteacute La geacuteneacutealogie servait donc aussi agrave leacutegitimer ou invalider les mariages 578 Ibid p 24 579 Ibid p 23 580 C BEAUNE op cit p 53 581 D LETT op cit p 26 582 Ibid p 26 583 PCG 8 p 10 52b-p 11 4a
121
possessions il unit sa famille et sa terre son lignage et ses fiefs Les descendants drsquoHercule
sont donc les seigneurs leacutegitimes de ses terres Le rattachement drsquoune famille agrave un lieu agrave la
fois source et caution de son pouvoir marque le laquo triomphe de la seigneurie raquo584 On ne peut
drsquoailleurs srsquoempecirccher de remarquer qursquoAlphonse X a organiseacute le reacutecit des origines de
lrsquoEspagne en une succession de seigneuries conjonction drsquoune terre et du pouvoir et de
lrsquoautoriteacute585 exerceacutes sur celle-ci Le choix alphonsin certes original au regard des œuvres
anteacuterieures traduit lrsquoeacutevolution de la noblesse et de la royauteacute
Lrsquoonomastique
Le lien par le sang est renforceacute par le pouvoir de lrsquoonomastique qui permet agrave la fois de
confirmer la ligneacutee et agrave la fois de creacuteer une parenteacute symbolique en fournissant une explication
eacutetymologique Tolegravede doit son nom agrave deux consuls romains Tholemon et Brutus (Bruto)586
ce qui rattache la ville agrave lrsquoempire romain Carthagegravene doit son nom agrave Carthage587 la Galice
aux Galates588 qui accompagnaient Hercule Tarazona aux compagnons drsquoHercule originaires
de Tyr et drsquoAusona589 La chronique eacutetablit aussi un lien paronymique entre Rocas et
Rome590 La mecircme paronymie seacuteduit ensuite Romulus lorsqursquoil deacutecide drsquoutiliser les quatre
lettres graveacutees par Rocas pour nommer sa citeacute591 Drsquoailleurs la premiegravere explication
eacutetymologique concernant les villes de la peacuteninsule bien que drsquoordre geacuteneacuteral est une
explication onomastique laquo poblaron toda Espanna e las tierras que poblauan ponienles
nombres dessi mismos raquo592 Cette remarque montre que le nom des hommes et celui de leurs
terres sont inextricablement lieacutes ce qui entre de plain-pied dans la vision meacutedieacutevale de la
justification des noms ou laquo razoacuten de nombres raquo que nous avons abordeacutee plus haut Cette
paronymie entre heacuteros et ville preacutesente donc deux avantages qui sont en fait les deux faces
drsquoune mecircme meacutedaille Drsquoune part elle satisfait la conception de lrsquoeacutepoque et drsquoautre part elle
apporte une preuve de lrsquoorigine des villes Si Tarazona prend son nom de Tyr et Ausone si
lrsquoEspagne prend son nom drsquoHispan si Carthagegravene prend son nom de Carthagehellip alors cela
prouve que ces villes ont bien eacuteteacute fondeacutees par ces glorieux personnages
584 D LETT op cit p 34-35 585 J F OrsquoCALLAGHAN op cit p 50 lrsquohistorien deacutefinit ainsi la seigneurie laquo la suma del poder y de la
autoridad que el rey teniacutea en el reino raquo 586 PCG 4 p 7 53a-2b 587 PCG 7 p 10 31a-32a 588 PCG 7 p 10 5a-8a 589 PCG 8 p 10 27b-33b 590 PCG 11 p 13 20a-22a 591 PCG 11 p 13 22a-25a 592 PCG 3 p 6 30b-32b
122
Lrsquoonomastique preacutesente aussi lrsquoavantage drsquoecirctre le lien le plus eacutevident qui soit puisqursquoil
saute aux yeux ou plutocirct aux oreilles Nul besoin de savoir lire ou drsquoecirctre cultiveacute pour entendre
(dans tous les sens du terme) le lien entre Hispan et Hispania Sans compter qursquoau Moyen
Acircge lrsquoouiumle occupe le premier rang dans la hieacuterarchie des cinq sens devant le toucher et la
vue593 Cela srsquoexplique par la preacutedominance de lrsquooral dans la transmission et par la meacutefiance
susciteacutee par la vue parfois trompeuse et surtout laquo procuratrice du toucher raquo et donc associeacutee
au deacutesir de chair594 malgreacute la victoire des iconodoules sur les iconoclastes595 Il faut attendre
le XVIe siegravecle avec la Contre-Reacuteforme et Ignace de Loyola (1491-1556) et ses Exercices
Spirituels pour que la vue soit reacutehabiliteacutee et supplante lrsquoouiumle et que lrsquoœil devienne laquo lrsquoorgane
majeur de la perception raquo596
En outre donner son nom crsquoest creacuteer donner la vie comme lorsque lrsquoon baptise un
enfant agrave sa naissance crsquoest son nom qui le fait exister aux yeux et au sein de la communauteacute
Dans beaucoup de cultures le nom est porteur de sens Chez les anciens Eacutegyptiens la deacuteesse
Isis parvient agrave srsquoemparer du pouvoir du dieu Racirc apregraves avoir deacutecouvert son nom secret par la
ruse597 et deacutetruire le nom drsquoune personne ou drsquoun dieu revient agrave deacutetruire cette personne et agrave
annihiler son existence surtout apregraves sa mort Agrave Rome les esclaves nrsquoont pas de nom car ils
ne laquo peuvent valoir pour des personnaliteacutes autonomes raquo598 Le nom fait de lrsquohomme un
individu599 et lrsquointegravegre dans la socieacuteteacute et dans sa famille en particulier au Moyen Acircge ou le
fils aicircneacute prend souvent le nom de son pegravere ou de son grand-pegravere Il nrsquoest drsquoailleurs pas rare
que le mecircme preacutenom se reacutepegravete dans une fratrie600 ou que le fils puicircneacute prenne le preacutenom de son
aicircneacute deacuteceacutedeacute601 que celui-ci meure avant la venue au monde de son fregravere ou bien apregraves
lrsquoEacuteglise autorisant le changement de nom jusqursquoagrave la confirmation602 La reacutepeacutetition drsquoun mecircme
preacutenom dans une ligneacutee fait fonction drsquointeacutegration plus que drsquoindividualisation603 et la
reacutepeacutetition dans une fratrie offre de meilleures chances de transmettre le nom patrimonial604
593 Roland BARTHES Sade Fourier Loyola Paris Seuil 1971 p 70 594 Ibid p 70 595 Marie-France AUZEacutePY Lrsquoiconoclasme Paris PUF 2006 Voir aussi p 287 596 R BARTHES op cit p 70 597 Ernst CASSIRER Langage et mythe agrave propos des noms de dieux Paris Les Eacuteditions de Minuit 1973
p 65-67 598 Ibid p 67-68 599 Ibid p 68 600 D LETT op cit p 62 601 Ibid p 18 602 Ibid p 37 603 Ibid p 62 604 Ibid p 18 le nom eacutetant devenu patrimoine de la famille
123
compte tenu du taux de mortaliteacute605 Crsquoest le cas du lignage drsquoAlphonse X dans lequel les fils
aicircneacutes heacuteritent du preacutenom de leur grand-pegravere ainsi que du trocircne du Leoacuten
- Alphonse VII de Leoacuten (1126-1157)
- Ferdinand II de Leoacuten (1157-1188)
- Alphonse IX du Leoacuten (1188-1230)
- Ferdinand III (1230-1252 roi de Castille depuis 1217)
- Alphonse X
Et si Ferdinand de la Cerda nrsquoeacutetait pas deacuteceacutedeacute avant son pegravere on peut supposer
qursquoAlphonse X aurait eacuteteacute suivi par un Ferdinand IV puis un Alphonse XI (Alphonse de la
Cerda le fils aicircneacute de Ferdinand) Crsquoest cependant Sanche IV (1284-1295) qui lui succegravede
puis le fils de celui-ci Ferdinand IV (1295-1312) et son petit-fils Alphonse XI (1312-1350)
dont le fils aicircneacute deacuteceacutedeacute tregraves tocirct srsquoappelait Ferdinand
En prenant le nom du pegravere ou du grand-pegravere le fils heacuteritier prend la responsabiliteacute de
perpeacutetuer la ligneacutee606 ainsi que de proteacuteger et faire fructifier le patrimoine familial
Lrsquoindivision devient en effet de plus en plus courante agrave partir du XIe siegravecle afin drsquoeacuteviter le
morcegravelement des richesses et des terres607 Tout cela montre la puissance associeacutee au nom
chargeacute plus que drsquoune symbolique drsquoun veacuteritable pouvoir celui de garantir la leacutegitimiteacute de la
succession la transmission agrave lrsquointeacuterieur de la ligneacutee X est le fils de son pegravere parce qursquoil est neacute
de son eacutepouse mais il est reconnu comme tel et apparaicirct comme successeur car il porte le
nom de son pegravere ou de son grand-pegravere
La transmission du nom agrave la ville ou agrave la reacutegion marque ainsi lrsquoappartenance du
territoire agrave un homme (Pyrrhus donne son nom aux Pyreacuteneacutees) mais surtout agrave une famille
Buena meacutelange son nom et celui de son pegravere pour nommer la ville qursquoils ont fondeacute Lisbonne
Hercule donne le nom drsquoHispan agrave lrsquoEspagne laquo por amor del raquo608 et Leacuteovigilde fonde une ville
qursquoil appelle Recopolis en lrsquohonneur de son fils Reacutecaregravede609 Dans le premier cas la fille
meacutelange les deux noms et dans les deux derniers cas la ville ou le pays doit son nom au fils
mais le nom est donneacute par le pegravere ce qui montre qursquoau-delagrave du heacuteros eacuteponyme crsquoest son
605 Ibid p 18 606 Ibid p 18 et p 35 laquo le patronyme se creacutee lorsqursquoun individu cesse de srsquoinscrire exclusivement dans un
rapport de filiation pour songer agrave srsquoinseacuterer dans une ligneacutee lrsquoeacutemergence du patronyme souligne et accentue la
patrilineacuteariteacute raquo 607 Ibid p 29 608 PCG 8 p 11 5a-7a 609 PCG 470 p 263 6a-8a
124
lignage qui est impliqueacute Dans ces exemples lrsquoonomastique est associeacutee au sang et renforce
donc le pouvoir du lignage
Lrsquoeacutecriture et lrsquoarchitecture
Un aspect original des fondations selon la chronique est le recours aux proto-fondations
qui permettent drsquoassocier dans une mecircme action plusieurs heacuteros Ces fondateurs ne sont pas
seulement reacuteunis par leurs actes fondateurs ils le sont aussi par deux proceacutedeacutes geacuteneacuteralement
combineacutes lrsquoarchitecture et lrsquoeacutecriture qui sont un autre moyen de renforcer les lignages et drsquoen
creacuteer de symboliques Au total cinq villes sont concerneacutees Rome Seacuteville Tolegravede Cadix et
La Corogne agrave travers la construction de cinq tours (une agrave Seacuteville deux agrave Tolegravede une agrave Cadix
et une agrave La Corogne) et de six colonnes (agrave Seacuteville) ainsi qursquoagrave travers la reacutedaction de cinq
textes (deux agrave Seacuteville un Cadix un agrave La Corogne et un agrave Rome)
Lrsquoeacutecriture est plusieurs fois utiliseacutee allieacutee au motif reacutecurrent de la tour Crsquoest le cas pour
les villes de Seacuteville et Cadix et La Corogne Agrave Seacuteville Hercule fait construire six colonnes
surmonteacutees drsquoune statue en pierre ougrave il fait graver deux messages laquo aqui sera poblada la gran
cibdat raquo et laquo fasta aqui llego Hercules raquo610 ainsi que drsquoautres tours et des murs611 sur
lesquels nous nrsquoavons aucun deacutetail Il fait aussi construire une tour surmonteacutee drsquoune statue en
cuivre agrave Cadix ougrave il fait graver laquo estos son los moiones de Hercules raquo612 Agrave La Corogne il fait
construire un phare sans statue et sans message mais il fait tout de mecircme inscrire le nom des
premiers habitants613 agrave la maniegravere drsquoune premiegravere geacuteneacutealogie ou drsquoun acte de fondation et
donne le nom de lrsquoune drsquoentre elle Crunna agrave la ville614 La verticaliteacute de ces constructions
leur lien avec Hercule et le fait qursquoelles soient toutes qualifieacutees de laquo muy grand(es) raquo615
permet drsquoeacutetablir un lien entre ces monuments et drsquoy voir un motif discursif Deux autres tours
apparaissent dans le reacutecit et sont eacuterigeacutees agrave Tolegravede par Rocas et lrsquoun de ses fils616
Les eacutecrits laisseacutes par Hercule sont agrave chaque fois associeacutes agrave la meacutemoire Inscrire le nom
des premiers habitants de La Corogne srsquoapparente agrave une geacuteneacutealogie qui conserverait la
meacutemoire des familles fondatrices comme les archives meacutedieacutevales en particulier monastiques
610 PCG 6 p 8 40b-48b 611 PCG 7 10 27a-28a 612 PCG 5 p 8 7b-13b 613 Cependant la chronique ne preacutecise pas srsquoil les fait inscrire sur la tour 614 PCG 7 p 9 53b-p 10 5a 615 PCG 5 p 8 7b 6 p 8 40b-41b et 7 p 9 54b 616 PCG 13 p 13 48b-52b Cependant un peu avant la chronique affirme que les tours ont eacuteteacute construites par
les deux fils de Rocas 11 p 12 33b-34b
125
conservent la trace des actes de vente de donationhellip617 Les deux messages graveacutes dans les
mains des statues drsquoHercule agrave Seacuteville et Cadix sont eux lieacutes au voyage du heacuteros grec et ont
une fonction structurante de la repreacutesentation de lrsquoespace laquo fasta aqui llego Hercules raquo et
laquo estos son los moiones de Hercules raquo Lrsquohistoriographie greacuteco-latine a fait drsquoHercule le
voyageur qui est alleacute aux confins du monde puisqursquoau-delagrave de la peacuteninsule srsquoeacutetend la mer
infinie LrsquoEspagne marque alors les limites de lrsquoEurope et du monde connu et ces statues
mateacuterialisent drsquoune part cet aspect topographique et drsquoautre part la meacutemoire du grand
Hercule La chronique est drsquoailleurs explicite agrave ce sujet lorsqursquoelle utilise lrsquoexpression laquo farie
remembranccedila raquo pour expliquer la deacutecision drsquoHercule drsquoeacuteriger les six piliers de Seacuteville Le fait
que la meacutemoire soit associeacutee au verbe drsquoaction laquo hacer raquo montre que la meacutemoire est une
deacutemarche active entreprise non pas en aval par les hommes qui souhaitent se souvenir de
leurs devanciers ndash comme crsquoest le cas de la geacuteneacutealogie ndash mais bien en amont par celui qui est
concerneacute par cette meacutemoire et qui de son vivant prend lrsquoinitiative de mettre en scegravene de
construire au sens figureacute comme au sens propre sa meacutemoire De plus la meacutemoire acquiert ici
une valeur plus forte encore en fonctionnant comme un pont vers lrsquoavenir Hercule veut faire
acte de meacutemoire pour influencer le futur en marquant lrsquoendroit ougrave Ceacutesar devra eacuteriger Seacuteville
laquo farie remembranccedila por que quando uiniesse aquel que sopiesse el logar o auie de ser la
cibdat raquo618 Comme pour les deux statues les six colonnes sont accompagneacutees drsquoun message
qui explique leur preacutesence laquo aqui sera poblada la gran cibdat raquo
La meacutemoire nrsquoest pas seulement garantie par lrsquoeacutecrit le motif architectural nrsquoest en effet
pas moins important Loin drsquoecirctre anodin cet eacuteleacutement original a toute son importance dans la
deacutemonstration alphonsine des origines de lrsquoEspagne Les colonnes sont lrsquoun des supports
historiques de lrsquoeacutecriture en particulier sur les vestiges greacuteco-romains Elles sont geacuteneacuteralement
les derniers eacuteleacutements agrave srsquoeffondrer et peuvent demeurer plusieurs siegravecles apregraves la disparition
des toits ou des murs plus fragiles elles eacutetaient peut-ecirctre aussi lrsquoimage la plus eacutevidente
qursquoavaient les hommes du Moyen Acircge des constructions de lrsquoAntiquiteacute De plus on
expliquait le nom drsquoHispalis par sa construction palafittique puisqursquoelle aurait eacuteteacute construite
sur des pieux en raison du sol boueux Crsquoest ce qursquoeacutecrit Isidore de Seacuteville dans ses
Eacutetymologies laquo Hispalis autem a situ cognominata est eo quod in solo palustri suffixis in
617 M-P CAIRE-JABINET op cit p 19 laquo Ces archives ndash recueils de chartes textes registres documents
fiscaux etc ndash sont conserveacutees dans les monastegraveres les chacircteaux les chancelleries eacutepiscopales ou royales Elles
ont eacuteteacute conserveacutees non par souci laquo historique raquo mais pour justifier des titres de proprieacuteteacute ou pour prouver
lrsquoancienneteacute des droits drsquoun monastegravere ou encore les origines illustres drsquoune famille raquo 618 PCG 5 p 8 32b-35b
126
profundo palis locata sit ne lubrico atque instabili fundamente cederet raquo619 Crsquoest aussi la
version de Jimeacutenez de Rada620 et drsquoAlphonse X621 Peut-ecirctre Alphonse X srsquoest-il inspireacute de
ces piliers qui supportaient les maisons comme les colonnes ou les tours supportent
physiquement les statues drsquoHercule et symboliquement la meacutemoire qui y est rattacheacutee Par
ailleurs Rocas trouve les connaissances du monde inscrites sur soixante-dix colonnes Le roi
srsquoempresse alors de les retranscrire dans un livre qursquoil emporte avec lui622 Alphonse X
associe donc ouvertement ce type de constructions agrave la sagesse agrave la meacutemoire et agrave leur
conservation dont la preacuteoccupation est un eacuteleacutement essentiel du prologue de la Estoria de
Espantildea
Le rocircle meacutemoriel de lrsquoarchitecture et nous pensons que crsquoest lagrave que reacuteside lrsquooriginaliteacute
et lrsquoefficaciteacute drsquoAlphonse X prend vie sous les yeux du lecteur dans sa propre reacutealiteacute du
XIIIe siegravecle Tout drsquoabord la reacutefeacuterence agrave ces tours permet drsquoancrer le passeacute narreacute par
Alphonse X dans le preacutesent En effet certaines des constructions deacutecrites sont toujours
visibles au XIIIe siegravecle ou lrsquoeacutetaient encore quelques deacutecennies auparavant Crsquoest
particuliegraverement le cas du phare de La Corogne appeleacute aujourdrsquohui laquo Tour drsquoHercule raquo ainsi
que de lrsquoaqueduc de Seacutegovie attribueacute agrave Hispan Agrave Cadix un phare surmonteacute drsquoune statue
drsquoHercule est attesteacute dans plusieurs chroniques musulmanes623 en particulier celle du
geacuteographe al-Zuhri qui a visiteacute lrsquoeacutedifice plusieurs fois Eacutedifieacute sur lrsquoIcircle de Leoacuten par les
Romains probablement au IIe siegravecle de notre egravere le phare agrave vocation commeacutemorative eacutetait
surmonteacute drsquoune statue anthropomorphique possiblement celle drsquoun empereur romain selon
lrsquoarcheacuteologue Antonio Garciacutea y Bellido Ali b Isa b Maymun deacutetruisit le phare en 540 de
lrsquoegravere heacutegirienne (soit entre juin 1145 et juin 1146 de notre egravere) car il pensait que la statue eacutetait
en or et souhaitait financer sa reacutevolte (il avait trahi les Almoravides au profit des
Almohades624) Quant aux six colonnes de Seacuteville il peut srsquoagir de celle du temple de la rue
Marmoles agrave Seacuteville625 et en ce qui concerne les deux tours de Tolegravede la chronique prend soin
619 Eacutetymologieshellip XV 1 71 p 224-225 620 De Rebus Hispaniae I 5 p 16 10-11 laquo ciuitatem Hispalim populauit nomen adaptan seo quod prima
habitacula palis suppositis tegimen susceperunt raquo DRH trad p 67 laquo daacutendole este nombre porque los
primeros habitaacuteculos sosteniacutean su techo mediante el apoyo de palos raquo 621 PCG 6 p 9 28a laquo fue poblada sobre estacas de palos raquo et 7 p 10 26a-27a laquo alli o mandara fazer la
villa sobre los palos e pusol nombre Hyspalis raquo 622 Faut-il y voir une eacutevolution dans la transmission du savoir des piliers des monuments aux livres 623 Fernando OLMEDO Anselmo VALDEacuteS Antonio TORREMACHA Daniele GRAMMATICO Ruta de los
almoraacutevides y almohades de Algeciras a Granada por Caacutediz Jerez Ronda y Veacutelez-Maacutelaga Gran itinerario
cultural del Consejo de Europa Fundacioacuten El legado andalusiacute 2006 Antonio Torremacha cite Al-Bakri al-
Zuhri al-Idrisi lrsquoauteur du Dikr al-Garnati al-Himyari al Masrsquoudi Ibn al-Wardi Yuquthellip p 84-85 624 Amira K BENNISON Almoravid and Almohad Empires Edinburgh University Press 2016 p 75 625 Actuellement trois colonnes sont toujours sur place deux ont eacuteteacute deacuteplaceacutees vers la Alameda de Heacutercules au
XVIe siegravecle et la derniegravere aurait eacuteteacute deacutetruite lors de son transport Voir P B laquo Las columnas de la calle
127
de preacuteciser que lrsquoune drsquoelles se situait agrave la place de lrsquoeacuteglise San Romaacuten626 et lrsquoautre agrave la place
de lrsquoAlcazar627 auquel Alphonse X a rajouteacute quatre tours drsquoangle
Alphonse X sucircrement inspireacute par la symbolique des piliers utilise toute la matiegravere qursquoil
a agrave disposition ndash les deacutetails deacutejagrave preacutesents chez Jimeacutenez de Rada mais dont le Toleacutedan ne tire
pas profit628 les sources de Al-Andalus et lrsquoarchitecture existante ndash afin de forger de
nouveaux eacutepisodes de lrsquohistoire de la peacuteninsule qursquoil met au service de sa deacutemonstration En
effet lrsquoutilisation de ces tours toujours preacutesentes physiquement symboliquement ou dans les
meacutemoires permet de faire vivre le passeacute sous les yeux du lecteur Le reacutecit fait ainsi irruption
dans le preacutesent des lecteurs qui deviennent alors teacutemoins de ce passeacute Ces tours deviennent
une preuve incontestable selon un deacuteroulement logique La chronique ndash srsquoappuyant par
ailleurs sur des Autoriteacutes ndash affirme que ces heacuteros ont construit ces tours Or ces tours sont
visibles et sont la preuve de ce passeacute glorieux Donc les heacuteros deacutecrits par la chronique ont bel
et bien existeacute construit ces tours et fondeacute ces villes Bien que la vue ne soit pas le sens le plus
valoriseacute au Moyen Acircge on ne peut douter de lrsquoexistence drsquoune tour que lrsquoon a sous les yeux
Par ailleurs le XIIIe siegravecle marque le deacutebut de la regraveglementation du statut de teacutemoin en
particulier sous les regravegnes drsquoAlphonse X et drsquoAlphonse XI629 Lrsquohistorien speacutecialiste du droit
Intildeaki Bazaacuten deacutefinit ainsi le teacutemoin
En droit le mot teacutemoin a deux acceptions dune certaine maniegravere lieacutees entre elles il deacutesigne
drsquoune part la personne neacutecessaire agrave la ceacuteleacutebration et agrave la leacutegitimation de certains actes juridiques
tel lrsquoeacutetablissement drsquoun testament et drsquoautre part la personne qui deacutepose sur un fait dont elle a
une connaissance veacuteridique Dans le premier cas le teacutemoin constitue une solenniteacute et dans le
second un moyen probatoire 630
Dans les passages de la Estoria de Espantildea qui deacutecrivent les constructions le lecteur
est placeacute dans la position de teacutemoin puisqursquoil peut avoir laquo connaissance veacuteridique raquo des tours
ou colonnes Il constitue donc un laquo moyen probatoire raquo Les reacutedacteurs utilisent drsquoailleurs cet
Maacutermoles hermanas de las de la Alameda raquo SevillaCiudad por ABCdeSevilla 2015
httpsevillaciudadsevillaabcesreportajescasco-antiguocultura-casco-antiguolas-columnas-de-la-calle-
marmoles-hermanas-de-las-de-la-alameda consulteacute le 06082018 Voir aussi Antonio MARROCO laquo Sevilla
ayer y hoy la Alameda de Heacutercules raquo ABCdeSevilla 2016 httpssevillaabcessevillasevi-sevilla-ayer-y-
alameda-hercules-201611091422_noticiahtml consulteacute le 06082018 626 PCG 11 p 12 32b-33b et 13 p 13 52b-53b 627 PCG 11 p 12 32b 628 De toutes ces tours ou colonnes seules quatre apparaissent chez Jimeacutenez de Rada les deux premiegraveres eacuterigeacutees
par Hercule agrave Cadix (De Rebus Hispaniae I 4 p 15 17-18) les deux autres eacuterigeacutees par Hispan agrave Cadix et en
Galice (De Rebus Hispaniae I 7 p 19 5-6) Aucun des messages eacutecrits nrsquoest citeacute 629 Intildeaki BAZAacuteN laquo La condition du teacutemoin dans le droit castillan et navarrais meacutedieacuteval raquo in Benoicirct GARNOT
(eacuted) Les teacutemoins devant la justice une histoire des statuts et des comportements Rennes Presses
Universitaires de Rennes 2003 p 43-53 2 630 Ibid 1
128
argument en preacutecisant agrave propos de lrsquoaqueduc de Seacutegovie laquo assi cuemo oy dia parece raquo631
mecircme si Jimeacutenez de Rada srsquoeacutetait montreacute plus explicite encore632 Les reacutedacteurs se montrent
habiles en insinuant que le lecteur peut se faire teacutemoin de cette histoire le lecteur passe alors
du statut de spectateur agrave celui drsquoautoriteacute On fait confiance aux Autoriteacutes qui teacutemoignent de ce
qursquoelles ont vu ou de ce qursquoelles tiennent de source sucircre le lecteur se retrouve placeacute dans la
mecircme position il peut voir lui-mecircme ces constructions ndash ou en avoir entendu parler ndash et de ce
fait il leacutegitime le reacutecit de la Estoria de Espantildea
En outre en plus de servir de pont entre le passeacute et le preacutesent lrsquoarchitecture et lrsquoeacutecriture
jouent aussi le rocircle de fil conducteur ou de relais entre les proto-fondateurs ndash Hercule et
Rocas ndash et leurs successeurs ndash Ceacutesar Pyrrhus Romulus En effet Ceacutesar fonde Seacuteville agrave son
emplacement car il trouveacute les piliers et le message drsquoHercule633 et il relegraveve aussi le phare de
La Corogne construit par Hercule634 Pyrrhus construit deux chacircteaux agrave Tolegravede car il a trouveacute
les deux tours construites par Rocas et ses fils635 Romulus nomme Rome ainsi car il a trouveacute
les quatre lettres graveacutees par Rocas636 Dans ces trois cas la chronique eacutetablit une parenteacute
symbolique gracircce agrave lrsquoarchitecture agrave lrsquoeacutecriture ou bien gracircce aux deux proceacutedeacutes combineacutes Le
reacutecit associe les proto-fondateurs aux fondateurs fournissant une double origine ndash greacuteco-
romaine pour Seacuteville et greacuteco-eacutedeacutenienne pour Tolegravede ndash gracircce agrave lrsquoeacutecriture et agrave lrsquoarchitecture
Par le mecircme proceacutedeacute le reacutecit creacutee opportuneacutement un lien entre le roi sage Rocas et
Alphonse X qui a fait construire les quatre tours drsquoangle de lrsquoAlcazar de Tolegravede crsquoest-agrave-dire agrave
lrsquoemplacement supposeacute de la tour construite par Rocas
Lrsquoarchitecture permet aussi de conforter la parenteacute reacuteelle car agrave la diffeacuterence de Jimeacutenez
de Rada qui attribue le phare de La Corogne agrave Hispan637 Alphonse X affirme que crsquoest
Hercule qui a commenceacute agrave construire le phare et qursquoHispan lrsquoa termineacute638 Loin de deacutevaloriser
le rocircle drsquoHispan agrave qui il attribue par ailleurs un ingeacutenieux systegraveme de miroir639 ce
631 PCG 9 p 11 26a-27a 632 De Rebus Hispaniae agrave propos de lrsquoaqueduc I 7 p 19 9-10 laquo qui miro opere ciuitati aquarum
iniectionibus famulatur raquo DRH trad p 71 laquo continuacutea sirviendo a la ciudad en el suministro de agua raquo agrave
propos des tours de Galice et Cadix attribueacutees agrave Hispan I 7 p 19 6 laquo quas etiam moderna tempora
admirantur raquo p 71 laquo que todaviacutea admiran los tiempos presentes raquo et reacuteflexion geacuteneacuterale I 7 p 19 10-12
laquo in multis etiam aliis locis inueniuntur opera ab operibus nostri temporis aliena que tanto amplius admiramur
quanto ab antiquiori tempore adhuc extant raquo p 71 laquo tambieacuten en otros muchos lugares se pueden hallar obras
ajenas a nuestro tiempo que admiramos mucho maacutes en cuanto que auacuten siguen en pie desde las maacutes antiguas
eacutepocas raquo 633 PCG 6 p 9 19a-26a 634 PCG 116 p 92 20a-22a 635 PCG 11 p 12 31b 636 PCG 11 p 13 22a-25a 637 De Rebus Hispaniae I 7 p 19 5-6 638 PCG 9 p 11 27a-28a 639 PCG 9 p 11 29a-32a
129
changement permet surtout drsquoeacutetablir une continuiteacute dans lrsquoeacutedification Crsquoest aussi le cas agrave
Cadix ougrave Hispan aideacute de sa fille et de son gendre assainit lrsquoicircle et la rend habitable640 Lrsquoun
des fils de Rocas construit une deuxiegraveme tour641 et la fille drsquoUlysse continue de bacirctir
Lisbonne apregraves la mort de son pegravere La construction permet donc aussi de concreacutetiser la
continuiteacute En reprenant et en ameacuteliorant les œuvres de leurs preacutedeacutecesseurs les fondateurs
prolongent leurs actions et par lagrave-mecircme srsquoinscrivent dans une chaicircne lignagegravere ou
symbolique tout comme le fils reprend les proprieacuteteacutes ou la fortune de son pegravere et les fait
fructifier
Agrave travers le reacutecit de fondation de ces quelques villes il apparaicirct donc que construire
tout autant qursquoeacutecrire crsquoest faire œuvre de meacutemoire et de transmission Crsquoest mateacuterialiser la
continuiteacute de la ligneacutee reacuteelle ou symbolique Les constructions fonctionnent comme un pont
vers le futur pour celui qui bacirctit et comme un pont vers le passeacute pour celui qui contemple le
reacutesultat plusieurs deacutecennies ou siegravecles plus tard Elles fonctionnent comme une preuve qui
srsquoimpose ou plutocirct qursquoAlphonse X impose au lecteur
En observant les scheacutemas opeacuteratoires deacuteveloppeacutes par Alphonse X le sang
lrsquoonomastique lrsquoeacutecriture et lrsquoarchitecture deux meacutecanismes essentiels se font jour la
reacutepeacutetition et le recours aux concepts meacutedieacutevaux En effet le reacutecit des fondations dans la
chronique fait appel aux cateacutegories de penseacutee du XIIIe siegravecle et plus particuliegraverement agrave celles
de la noblesse La transmission par le sang et le nom est un outil utiliseacute par les nobles afin de
leacutegitimer leur ancienneteacute et leur pouvoir Lrsquoeacutecriture au-delagrave de lrsquoimportance laquo scientifique raquo
que lui confegravere le prologue est un eacuteleacutement essentiel pour prouver les droits sur une terre Les
actes souvent conserveacutes par les monastegraveres font lrsquoobjet drsquoune attention particuliegravere ils sont
gardeacutes jalousement et parfois maquilleacutes642
Ce qui rend lrsquoeacutecriture alphonsine efficiente crsquoest lrsquoancrage du passeacute dans le preacutesent Les
modegraveles de fondations srsquoarticulent autour de proceacutedeacutes connus et employeacutes par les lecteurs du
XIIIe siegravecle Crsquoest parce qursquoils font eacutecho au monde reacuteel dans lequel ils sont synonymes de
puissance qursquoils peuvent ecirctre reconnus et devenir efficaces sur le plan litteacuteraire En drsquoautres
termes la construction du passeacute fonctionne car elle repose sur des modegraveles du preacutesent La
deacutemonstration alphonsine repose bien sur un jeu de deacutependances le preacutesent tire son pouvoir
640 PCG 10 p 12 1a-42a 641 Cette construction intervient agrave la suite drsquoune meacutesentente entre les deux fregraveres Nous reviendrons plus loin sur
cet eacutepisode 642 M-P CAIRE-JABINET p 19 laquo Les archives ne sont pas toujours sucircres car elles contiennent un certain
nombre de faux forgeacutes pour mieux assurer les droits de leurs proprieacutetaires appuyer une origine leacutegendaire ou
renforcer le prestige drsquoun sanctuaire raquo
130
du passeacute et on construit le passeacute en fonction des cateacutegories du preacutesent Gracircce agrave son pouvoir ndash
centraliser les connaissances et disposer drsquoeacutequipes de traducteurs et de reacutedacteurs ndash
Alphonse X reproduit en quelque sorte le travail leacutegitimateur de la noblesse agrave lrsquoeacutechelle de
lrsquoEspagne sur une peacuteriode plus longue et un territoire plus eacutetendu que ne peuvent le faire les
familles de la noblesse De plus la reacutepeacutetition de ces scheacutemas au cours du reacutecit permet de creacuteer
des renvois agrave lrsquointeacuterieur de la chronique Crsquoest notamment le cas du couple de fondateur
pegraverefils Tout le Moyen Acircge croit agrave la fondation mythique de Rome qui constitue donc un
anteacuteceacutedent extratextuel en mecircme temps qursquointratextuel puisqursquoEneacutee Ascagne et Romulus
sont eacutevoqueacutes dans la chronique La Estoria de Espantildea nrsquoa eu qursquoagrave exploiter ce modegravele et agrave le
reacutepeacuteter pour expliquer la fondation de lrsquoEspagne et de ses villes Si le scheacutema de la fondation
de Rome est opeacuterant crsquoest-agrave-dire srsquoil est perccedilu comme vrai il doit en ecirctre de mecircme pour les
autres fondations calqueacutees sur ce modegravele Si une version est accepteacutee il nrsquoy a pas de raison
pour que les autres ne le soient pas Lrsquoanteacuteceacutedent et la reacutepeacutetition combineacutes par la logique
fournissent la preuve Les modegraveles utiliseacutes par Alphonse X fonctionnent donc gracircce agrave des
renvois intratextuels et extratextuels Le roi se sert des ideacutees et des connaissances de son
temps des chroniques agrave disposition qursquoelles soient chreacutetiennes ou musulmanes afin drsquoeacutetoffer
et de reacuteeacutelaborer le reacutecit heacuteriteacute de Jimeacutenez de Rada
Plus que des fondateurs la chronique met en scegravene un reacuteseau de fondateurs qui tel un
entrelacs forment le tissu du passeacute et des origines de lrsquoEspagne Chacun des heacuteros fondateurs
fait sens seacutepareacutement par son prestige et son ancienneteacute mais la force de la reacutepeacutetition des
scheacutemas opeacuteratoires permet qursquoils fassent aussi sens ensemble Le reacutecit des fondations permet
de construire la carte de lrsquoEspagne et les fondateurs eacutetant bien anteacuterieurs agrave lrsquoeacutemergence des
royaumes chreacutetiens Alphonse X veut supplanter la leacutegitimiteacute de tous les autres royaumes
peacuteninsulaires Ceux-ci sont deacutepourvus de passeacute et de preacutesent puisque leurs villes
appartiennent agrave lrsquoEspagne et qursquoaucune sous-partie ne leur est consacreacutee Leur existence nrsquoa
ainsi aucune leacutegitimiteacute passeacutee preacutesente et donc future Le traitement qui leur est accordeacute est
finalement le mecircme que celui accordeacute aux Maures Rien dans le traitement topographique ne
doit faire apparaicirctre de dissensions dans lrsquouniteacute de lrsquoEspagne Il nrsquoest plus temps de se
disputer la primatie comme Jimeacutenez de Rada et Lucas de Tuy lrsquoavaient fait par chroniques
interposeacutees Et contrairement agrave Jimeacutenez de Rada Alphonse X ne cite pas les Basques ni les
131
Navarrais643 La topographie agrave la fois science physique et science sociale se fait ideacuteologique
Chez Jimeacutenez de Rada ce sont les Ibegraveres644 qui descendent de Tubal alors que chez
Alphonse X ce sont les Espagnols645 Un peu plus loin il parle bien des Ceacutetubales et des
Celtibegraveres mais ils lui permettent de rattacher les Espagnols agrave Tubal et agrave lrsquoEgravebre origine
biblique et ancrage territorial berceau de lrsquoEspagne Les habitants de la Peacuteninsule ont
toujours eacuteteacute des Espagnols aucune autre expression ne peut venir parasiter cette veacuteriteacute
proclameacutee par le Roi Sage Une telle affirmation de lrsquouniteacute passeacutee laisse penser
qursquoAlphonse X srsquoadresse agrave toute la peacuteninsule mais il srsquoadresse aussi agrave ses sujets Drsquoun cocircteacute il
se tourne vers lrsquoexteacuterieur en fondant lrsquoancienneteacute et la leacutegitimiteacute de lrsquoEspagne et drsquoun autre
cocircteacute il se tourne vers lrsquointeacuterieur en tentant de fomenter ce que lrsquoon pourrait appeler une
laquo conscience nationale raquo en regroupant ses sujets autour drsquoancecirctres feacutedeacuterateurs Les
Espagnols sont Espagnols parce qursquoils descendent de ces personnages glorieux par parenteacute
reacuteelle ou symbolique parce qursquoils vivent en Espagne et parce qursquoils entretiennent une relation
privileacutegieacutee avec Dieu qui a envoyeacute les descendants de Tubal peupler la Peacuteninsule Le
monarque construit la meacutemoire drsquoune communauteacute soudeacutee par son origine et ancreacutee au sens
propre dans un territoire qui est le sien depuis le Deacuteluge La conscience que le Roi Sage
espegravere eacuteveiller est agrave la fois ethnique et territoriale elle reacutesulte de la concomitance drsquoun peuple
et drsquoun territoire Alphonse X tente de conditionner ses lecteurs en construisant trois identiteacutes
cleacutes qursquoest-ce que lrsquoEspagne qui sont les Espagnols et de qui descendent les rois castillans
La mise en scegravene de la meacutemoire doit eacuteveiller et entretenir une coheacutesion du royaume En effet
derriegravere la construction drsquoun passeacute et drsquoun royaume ideacutealiseacutes existent des enjeux politiques
le monarque entend convaincre ses sujets qursquoils sont Espagnols et que partant ils doivent
soutenir tous les efforts entrepris par leur roi espagnol afin de reconstruire cette uniteacute perdue
C Du passeacute lointain au XIIIe siegravecle
Les ligneacutees reacuteelles et symboliques deacuteveloppeacutees et eacutetayeacutees par le Roi Sage dans la
Estoria de Espantildea ne prennent-elles pas tout leur sens lorsqursquoelles sont mises en parallegravele
avec le preacutesent de la reacutedaction Crsquoest-agrave-dire lorsqursquoelles sont eacutetudieacutees au regard des reacutealiteacutes
643 De Rebus Hispaniae I 3 p 13 24-25 laquo Vascones et Nauarri raquo 644 De Rebus Hispaniae I 3 p 13 2-3 laquo quintus autem filius Iaphet fuit Tubal a quo Yberes qui et Hyspani raquo
DRH trad p 64 laquo el quinto hijo de Jafet fue Tubal de quien descienden los iberos que tambieacuten se llaman
hispanos raquo 645 PCG 3 p 6 36a-38a
132
politiques sociales religieuses et culturelles du XIIIe siegravecle et plus preacuteciseacutement du regravegne
drsquoAlphonse X
a Les fondations mythiques et Alphonse X
Hormis leurs origines prestigieuses et anciennes les fondateurs mis en scegravene par la
Estoria de Espantildea ont drsquoautres points communs En effet eacutetudieacutes dans leur ensemble un
profil se fait jour particuliegraverement pour les fondateurs les plus importants Rocas Hercule et
Hispan
Ainsi beaucoup de fondateurs sont des souverains Rocas (Eacuteden) Hispan Pyrrhus
(Espagne) Didon (Carthage) Ceacutesar (Rome) Leacuteovigilde (Wisigoths) ou des fils de roi
comme Hercule (fils du roi Jupiter) Il apparaicirct donc que crsquoest au roi que revient le pouvoir de
fonder des villes Pour la plupart ces rois sont associeacutes par la chronique agrave la sagesse Rocas
est un roi sage srsquoil en est il arrive de lrsquoOrient qui symbolise la sagesse il trouve les colonnes
couvertes de toutes les connaissances qursquoil transcrit dans un livre et gracircce agrave cela il peut
mecircme anticiper lrsquoavenir646 Hercule est deacutecrit comme un speacutecialiste des astres laquo fue tan buen
maestro dell arte de las estrellas que dixieron los sabios que sostiene el cielo en los
ombros raquo647 et il est surtout accompagneacute du sage Atlas speacutecialiste drsquoastronomie lorsqursquoil
srsquoembarque pour la Peacuteninsule648 Hispan est quant agrave lui deacutepeint comme le plus sage de tous
car il a suivi les enseignements drsquoHercule et drsquoAtlas La chronique dit ainsi laquo era el mas
sabidor que auie en Espanna a essa sazon raquo649 Liberia la fille drsquoHispan est aussi deacutecrite
comme savante dans ce domaine tregraves cher agrave Alphonse X qursquoest lrsquoastronomie Les reacutedacteurs
la deacutecrivent comme laquo much entenduda e sabidor destronomia raquo650 et laquo sesuda raquo651 Elle doit
ses connaissances agrave son pegravere Hispan qui lui a tout appris Lrsquoastuce avec laquelle elle parvient
agrave se choisir un eacutepoux digne drsquoelle et agrave faire assainir et construire Cadix est un exemple de
cette intelligence652 Elle choisit trois princes et leur promet drsquoeacutepouser celui qui terminera le
premier lrsquoune des trois tacircches suivantes construire des tours des murs et des maisons
construire un pont pour les hommes et pour lrsquoeau potable et construire des routes pour
pouvoir se deacuteplacer malgreacute la boue Pyrrhus le grec termine le premier mais elle lui
646 PCG 11 p 12 49b-50b laquo adeuinaua muchas cosas de las que auien de seer raquo et il sait que Troie va ecirctre
deacutetruite 11 p 13 6a-12a 647 PCG 4 p 8 41a-43a 648 PCG 5 p 8 50a-52a laquo troxo consigo un muy gran sabio del arte destronomia que ouo nombre Alla raquo 649 PCG 10 p 11 1b-3b 650 PCG 10 p 11 52a-53a 651 PCG 10 p 11 19b 652 PCG 10 p 11 34b-p 12 41a
133
demande de ne rien dire tant que les autres nrsquoont pas fini Elle gagne ainsi un mari et une
ville Lrsquointelligence de la reine Didon est aussi mise en valeur dans lrsquoeacutepisode ceacutelegravebre que
reprend la chronique et au cours duquel elle eacutechappe elle et sa fortune agrave son fregravere
Pygmalion653 en faisant croire que les sacs contenant ses richesses sont tombeacutes agrave lrsquoeau alors
qursquoil ne srsquoagissait que de sacs de sable Cette caracteacuteristique de sagesse royale est un eacutecho agrave
Alphonse X lui-mecircme qui est un sage entoureacute de sages notamment chargeacutes de traduire des
textes drsquoastronomie et impliqueacute dans la transmission des savoirs comme le furent Rocas
Hercule et Hispan le premier agrave travers son livre et les derniers en enseignant agrave leur
descendant
laquo Poblar raquo une ville crsquoest la fonder crsquoest-agrave-dire la faire naicirctre lui donner la vie et un
nom et crsquoest aussi la peupler la doter drsquohabitants comme Hercule qui installe ses
compagnons venus de Tyr ou drsquoailleurs dans certaines reacutegions de la Peacuteninsule Les deux
actions sont donc inextricablement lieacutees Au XIIIe siegravecle il nrsquoest plus tellement temps
drsquoinsister sur la fondation de nouvelles villes qui pourraient difficilement beacuteneacuteficier du
prestige et de lrsquoancienneteacute des fondations attribueacutees agrave des heacuteros grecs En revanche une
activiteacute essentielle de la Reconquecircte est le repeuplement des villes et reacutegions conquises
La reconquecircte militaire ne suffit pas et ne signifie drsquoailleurs pas grand-chose si elle
nrsquoest pas accompagneacutee drsquoune restructuration afin de transformer la ville musulmane en une
ville chreacutetienne car une ville ne devient pas chreacutetienne uniquement parce que les chreacutetiens
ont emporteacute la victoire Le repeuplement est un processus essentiel mais lent et difficile en
particulier en Andalousie puisqursquoil srsquoagit drsquooccuper des territoires tregraves peupleacutes et proches des
zones de conflit Un certain nombre de mesures est neacutecessaire afin de mener agrave bien la
transformation profonde reacuteelle et effective de la ville reconquise Le repeuplement srsquoarticule
autour de plusieurs axes lrsquoimplantation drsquoune population chreacutetienne bien sucircr (Castillans
Basques Asturiens Cantabreshellip) la reacutepartition des terres et surtout la
restructuration religieuse et juridique de la ville ou de la reacutegion Certaines mosqueacutees sont ainsi
transformeacutees en eacuteglises comme la grande mosqueacutee aujourdrsquohui deacutetruite ndash il reste le minaret
la Giralda ndash ou lrsquoeacuteglise du Divin Sauveur de Seacuteville consacreacutees en 1248 lorsque Ferdinand III
reconquiert la ville Alphonse X restaure pour sa part le diocegravese de Carthagegravene en 1252
Ceux qui ont pris part agrave la Reconquecircte se voient remercieacutes par un systegraveme de
reacutecompenses le laquo repartimiento raquo qui preacutevoit le partage des terres et des biens immeubles
653 PCG 51 et 52 p 33-34
134
essentiellement entre la noblesse et les ordres militaires Une restructuration leacutegale est aussi
neacutecessaire pour pallier le vide juridique causeacute par la chute des autoriteacutes musulmanes Les rois
octroient alors des fors et des chartes de peuplement afin de codifier la vie locale Ces chartes
sont souvent accompagneacutees de privilegraveges fiscaux afin de favoriser le deacuteplacement de
population vers le sud Lrsquoentreprise juridique drsquoAlphonse X ndash le Fuero Real le Setenario
lrsquoEspeacuteculo de las leyes les Siete Partidas reacutedigeacutees sous lrsquoeacutegide du monarque entre 1254 et
1265 ndash neacutee de la volonteacute drsquoharmoniser la vie juridique du royaume et de ses habitants est
drsquoailleurs une conseacutequence de cela Les circonstances de la naissance et de lrsquoexpansion du
royaume de Castille et Leoacuten ont conduit agrave un agglomeacuterat de systegravemes juridiques divers ducirc agrave
lrsquoexistence de fors de droit coutumier de droit applicable uniquement agrave la noblesse ou bien agrave
lrsquoEacuteglisehellip Aux yeux du Roi Sage il est neacutecessaire de donner une base juridique uniforme agrave
tous les territoires qui integravegrent le royaume mecircme si ses sujets en particulier les nobles se
montrent reacutetifs agrave accepter cette harmonisation Le conqueacuterant apportant la justice est drsquoailleurs
mis en scegravene dans la chronique puisque lrsquoempereur Auguste est explicitement preacutesenteacute dans
ces quelques lignes comme celui qui apporte le droit romain agrave lrsquoEspagne afin de lrsquointeacutegrer
dans son empire
Auino assi que Octauiano Cesar con grand sabor que auie de uenir a las Espannas por las
assessegar en el sennorio de Roma mas de lo que eran assessegadas e por les dar sus fueros et
sus leyes et les fazer ueuir a todos a una manera segund las leyes romanas654
Tout comme Auguste Alphonse X souhaite que tout son royaume en particulier les
nouveaux territoires (re)conquis se placent sous les mecircmes lois Et plus qursquoun repeuplement
reacuteel (ces zones nrsquoeacutetant pas agrave proprement parleacute deacutepeupleacutees puisque les populations
musulmanes ne sont pas toutes parties ou expulseacutees) le repeuplement est une reacuteorganisation
du territoire afin drsquoincorporer les territoires conquis dans le royaume de Castille et Leoacuten et de
consolider leur inteacutegration Le terme repeuplement appliqueacute au XIIIe siegravecle est donc agrave
comprendre dans un sens bien plus large que le simple transfert de population tout comme le
verbe laquo poblar raquo appliqueacute aux fondations des origines Une phrase de la Estoria de Espantildea
concernant Ferdinand III est agrave ce sujet tregraves reacuteveacutelatrice
Desque el Rey don Fernando ouo ganada Seuilla et la ouo poblada et aforada et asesegada
bien et ouo ordenadas todas sus cosas a onrra et a nobleza del et de la ccedilipdat et de su regno655
654 PCG 131 p 101 40a-46a 655 PCG 1130 p 770
135
Agrave travers les termes laquo ganada raquo et laquo poblada raquo les deux actions de conqueacuterir et
repeupler sont associeacutees mais le travail de reconquecircte ne srsquoarrecircte pas lagrave puisque les mots
laquo aforada raquo et laquo ordenadas todas sus cosas raquo montrent bien que peupler une ville crsquoest aussi
et surtout la reacuteorganiser notamment juridiquement Cette phrase situeacutee dans la deuxiegraveme
partie de la chronique fait eacutecho agrave plusieurs personnages de la premiegravere partie Auguste et
Hercule En effet dans lrsquoextrait concernant le premier lrsquoaction de lrsquoempereur romain est elle
aussi associeacutee aux termes laquo assessegar raquo et laquo fuero raquo crsquoest-agrave-dire agrave la pacification et agrave la
leacutegislation Un autre parallegravele srsquoeacutetablit avec la phrase suivante concernant Hercule le heacuteros
grec laquo fue ell omne que mas fechos sennalados fizo en Espanna en aquella sazon lo uno en
conquerir las tierras lo al en poblando las raquo656 Lrsquoaction du heacuteros fondateur est bien une
double deacutemarche conqueacuterir la terre et la peupler La structure de la phrase laquo lo unohellip lo
alhellip raquo suggegravere que les deux termes sont associeacutes et doivent fonctionner ensemble en tous cas
si lrsquoon veut que ses actions soient remarquables Le parallegravele avec le preacutesent des reacutedacteurs et
des lecteurs devient alors eacutevident agrave travers les actes de Ferdinand III deacutecrits dans la chronique
(et agrave coup sucircr encore preacutesents dans les meacutemoires) et ceux drsquoAlphonse X concomitants agrave la
reacutedaction Les rois Castillans du XIIIe siegravecle sont des continuateurs des heacuteros fondateurs issus
des civilisations grecques et romaines Tout comme eux ils conquiegraverent et (re)peuplent et
(reacute)organisent la vie juridique
Un autre point commun entre de nombreux fondateurs est leur conquecircte totale de
lrsquoEspagne Crsquoest le cas des Ceacutetubales657 de Rocas658 ndash qui parcourt toute lrsquoEspagne sans
toutefois la conqueacuterir ndash drsquoHercule659 drsquoHispan660 de Ceacutesar661 et des Goths662 La fondation
locale est donc aussi associeacutee agrave lrsquooccupation totale notamment en tant que point de deacutepart663
En effet les Ceacutetubales commencent par srsquoinstaller dans la plaine de lrsquoEgravebre avant de se
reacutepandre agrave travers la peacuteninsule et Hercule commence par fonder Seacuteville avant de conqueacuterir
toute lrsquoEspagne Si Alphonse X est bien lrsquoheacuteritier de ces fondateurs srsquoil marche sur les traces
656 PCG 3 p 7 8a-17a 657 PCG 3 p 6 29b-31b laquo fueron se tendiendo por las tierras e poblaron toda Espanna raquo 658 PCG 12 p 13 33a laquo andudola toda enderredor raquo et 35a-36a laquo uio que aquel logar era mas en medio
dEspanna que otro ninguno raquo 659 PCG 8 p 10 49b laquo ouo conquista toda Espanna raquo 660 PCG 9 p 11 39a-40a laquo desque toda la ouo poblada e assessegada raquo 661 PCG 6 p 9 15a laquo conquirio toda Espanna raquo 662 PCG 492 p 273 21a-22a Swinthila laquo fue sentildeor de Espanna enteramientre raquo 663 Hormis pour Rocas qui parcourt lrsquoEspagne avant de srsquoinstaller agrave Tolegravede mais il nrsquoest pas reacuteellement question
de conquecircte contrairement aux autres
136
de ses preacutedeacutecesseurs ces refondations de villes ne peuvent ecirctre ne doivent ecirctre qursquoun point
de deacutepart pour la reconquecircte totale de la Peacuteninsule
Alphonse X suit agrave la fois les traces de ses ancecirctres symboliques et lointains et celle de
ses ancecirctres reacuteels et immeacutediats dont lrsquohistoire est narreacutee dans la chronique son arriegravere-grand-
pegravere Alphonse VIII de Castille qui a remporteacute la victoire de Las Navas de Tolosa en 1212 et
son pegravere Ferdinand III Ce dernier reacutealise lrsquounion deacutefinitive de la Castille et du Leoacuten en 1230
reconquiert la capitale omeyyade Cordoue en 1236 ainsi que le royaume de Murcie en 1243 ndash
Alphonse X alors infant y participe activement ndash gagnant ainsi le premier accegraves agrave la
Meacutediterraneacutee de la Castille et stoppant lrsquoavanceacutee de lrsquoAragon Le Roi Sage poursuit agrave son tour
cette progression notamment avec les conquecirctes de Cadix (1261) et de Niebla (1262) Ces
victoires sont des eacutetapes importantes dans la progression de la (re)conquecircte de la Peacuteninsule
Un double eacutecho se fait jour entre les fondations lointaines et le XIIIe siegravecle le profil des
fondateurs alliant royauteacute sagesse et deacutesir de conquecircte totale ainsi que les villes concerneacutees
En effet plusieurs des villes dont les fondations sont deacutecrites en deacutebut de chronique sont des
villes repeupleacutees (au sens large du terme) par Alphonse X Crsquoest le cas de Carthagegravene
reconquise en 1245 par Alphonse X encore infant et dont il restaure le diocegravese en 1252
comme Constantin qui avait partageacute lrsquoEspagne en six archevecirccheacutes dont celui de Tolegravede dont
deacutependait Carthagegravene664 Il participe aussi agrave la reconquecircte de Seacuteville en 1248 alors que son
pegravere est malade et la repeuple ensuite avec difficulteacute665 Crsquoest aussi le cas de Cadix ou Niebla
qursquoil reconquiert une fois devenu roi en 1261 et 1262 Rappelons aussi que le Roi Sage fait
ajouter quatre tours agrave lrsquoAlcazar de Tolegravede
Son attachement agrave Seacuteville nrsquoest pas sans rappeler lrsquoattachement drsquoHispan agrave Cadix sur
lequel insiste la chronique Crsquoest drsquoailleurs lagrave qursquoAlphonse X creacutee en 1254 une eacutecole de latin
et drsquoarabe les Estudios e Escuelas Generales de latiacuten e de araacutebigo666 et comme son pegravere il
est enterreacute dans la catheacutedrale de Seacuteville Drsquoailleurs Seacuteville lui reste fidegravele pendant la reacutevolte
nobiliaire et sa devise teacutemoigne encore aujourdrsquohui de la fideacuteliteacute de la ville agrave son eacutegard laquo NO
8 DO raquo laquo no me ha dejado raquo Par ailleurs Seacuteville est aussi la ville de saint Isidore eacutevecircque de
664 PCG 329 p 196 22b-24b 665 J F OrsquoCALLAGHAN op cit p 208-209 Alphonse X rencontre des difficulteacutes agrave repeupler Seacuteville
notamment en raison des dangers lieacutes agrave la guerre de la reacutevolte mudeacutejar et des Meacuterinides Certains de ceux agrave qui
il a donneacute des terres ou des maisons les ont revendues et sont repartis ou ne sont mecircme jamais venus 666 M GONZAacuteLEZ JIMEacuteNEZ op cit p 345 et J F OrsquoCALLAGHAN op cit p 172
137
Seacuteville revendiqueacute comme une source une autoriteacute dans le prologue667 de la Estoria de
Espantildea
Les parallegraveles qursquoun lecteur du XIIIe siegravecle ne pouvait manquer drsquoeacutetablir entre le reacutecit
des origines et son preacutesent permettent drsquoeacutetoffer les ligneacutees symboliques mises en place par la
chronique et drsquoy inseacuterer le nom drsquoAlphonse laquo repoblador raquo reconstructeur et
laquo recivilisateur raquo Ainsi Seacuteville doit son existence passeacutee et actuelle agrave Hercule Ceacutesar Leacuteandre
et Isidore Ferdinand III et Alphonse X Cadix agrave Hercule Hispan et Alphonse X Carthagegravene
agrave Didon et Alphonse X et Tolegravede agrave Rocas Pyrrhus Rome et Alphonse X Degraves le reacutecit des
plus lointaines origines le Roi Sage met donc en scegravene son propre rocircle agrave travers celui de ces
preacutefigures
b Le symbolisme de Tolegravede siegravege du pouvoir civil et du pouvoir eacutepiscopal
Il est aussi un autre lien tregraves preacutesent entre le passeacute et le preacutesent celui de Tolegravede En
effet comme dans le De Rebus Hispaniae Tolegravede beacuteneacuteficie drsquoun traitement agrave part dans le
reacutecit historiographique alphonsin Cela srsquoexplique pour deux raisons une objective ou
historique et une autre subjective guideacutee par les neacutecessiteacutes du XIIIe siegravecle Tolegravede eacutetait la
capitale royale et religieuse du royaume wisigoth et depuis la conversion de Reacutecaregravede en 589
les Conciles qui srsquoy sont tenus sont des assembleacutees agrave la fois politiques et religieuses puisqursquoil
srsquoagissait aussi bien drsquoappuyer les politiques royales que de trancher les questions religieuses
Tolegravede incarnait la culture et la sagesse dans une Europe domineacutee par les laquo temps
obscurs raquo668 Dapregraves Denis Menjot laquo leacuteglise wisigothique atteint un niveau culturel doctrinal
et religieux exceptionnel tregraves supeacuterieur agrave celui de toutes les autres Eacuteglises
contemporaines raquo669 et cet essor culturel est qualifieacute de laquo renaissance isidorienne raquo Plusieurs
siegravecles plus tard cet ancien rocircle de la ville a causeacute une querelle entre les eacutevecircques de la
Peacuteninsule agrave propos de lrsquoattribution de la primatie
667 PCG prologue p 4 33a 668 D MENJOT op cit p 36 669 Ibid p 34-36
138
Les Conciles de Tolegravede670
Initialement les termes laquo Concile raquo (du latin concilium assembleacutee) et laquo synode raquo (du
grec sunodos reacuteunion) pouvaient deacutesigner indistinctement les reacuteunions deacutevecircques ou les
reacuteunions dun eacutevecircque avec son eacutevecirccheacute En 1215 le Concile de Latran IV introduit une
diffeacuterence Le Concile est lassembleacutee des eacutevecircques et des theacuteologiens sur des questions de
dogme de liturgie et de discipline eccleacutesiastique alors que le synode est lassembleacutee de
leacutevecircque avec son diocegravese
Il y eut en tout dix-huit Conciles de Tolegravede entre 397 et 702 Tous eurent lieu pendant la
domination wisigothique sauf le premier La Estoria de Espantildea tout comme le De Rebus
Hispaniae ne traite que des dix-sept derniers Conciles Le premier Concile est survenu sous
le regravegne des coempereurs Honorius (Occident) et Arcade (Orient) et srsquoil est logique qursquoil
nrsquoapparaisse pas dans le De Rebus Hispaniae puisque Jimeacutenez de Rada ne traite pas de la
domination romaine on peut se demander pourquoi il nrsquoest pas reacuteintroduit dans la Estoria de
Espantildea qui fait pourtant le reacutecit du regravegne de ces empereurs671 mais sans faire la moindre
reacutefeacuterence agrave ce Concile Peut-ecirctre les reacutedacteurs de cette section nrsquoeacutetaient-ils pas les mecircmes
que ceux de la section wisigothique et nrsquoont pas eu accegraves aux actes des Conciles ou peut-ecirctre
nrsquoont-ils pas fait le rapprochement avec la peacuteriode qursquoils traitaient et la tenue de ce Concile
Le IIe Concile bien que mentionneacute est tregraves peu exploiteacute par Jimeacutenez de Rada et Alphonse X
probablement parce que les Wisigoths nrsquoeacutetaient pas encore convertis au Catholicisme et qursquoil
ne srsquoagissait donc pas drsquoun Concile geacuteneacuteral Tout comme le Toleacutedan les reacutedacteurs
alphonsins placent erroneacutement ce Concile sous le regravegne de Theudis au lieu drsquoAmalaric672
Alphonse X agrave la suite de Jimeacutenez de Rada commence la vraie description de ces
Conciles parfois minutieuse agrave partir du troisiegraveme (celui de 589) qui marque la conversion des
Wisigoths leur roi Reacutecaregravede renie larianisme au nom de son royaume Dans le reacutecit la
conversion se passe en deux temps drsquoabord le chapitre 474 intituleacute laquo de como el rey Recaredo
enuio por los arccedilobispos que su padre echara en desterramiento raquo annonce le revirement du
roi qui a reccedilu lrsquoenseignement de Leacuteandre lrsquoarchevecircque de Seacuteville673 Le chapitre 476 intituleacute
laquo del concilio que fizo el rey Recaredo en Toledo sobre fecho de la creencia de los
cristianos raquo marque ensuite la conversion officielle et fonctionne comme un acte fondateur
670 Agrave propos du rocircle des Conciles dans la Estoria de Espantildea voir p 245-250 et p 346-351 Les Conciles de
Tolegravede sont eacutediteacutes par Juan TEJADA Y RAMIRO Coleccioacuten de Caacutenones La iglesia espantildeola 2 Madrid 1850
httpsbooksgoogleesbooksid=0Mj41Zl8U58Camppg=PA325amphl=frv=onepageampqampf=true 671 PCG 356 p 204 672 Le Toleacutedan le place sous le regravegne de Theudis dans le chapitre 12 du livre II mais correctement dans le
chapitre 15 du Livre II dans lequel il preacutecise que le IIe Concile a eu lieu 62 ans avant le IIIe ce qui le fait
remonter agrave 527 crsquoest-agrave-dire sous le regravegne drsquoAmalaric DRH trad op cit note 33 p 109 673 PCG 474 p 263 30b-32b
139
qui tire un trait sur le passeacute heacutereacutetique et ouvre une nouvelle egravere Il srsquoagit drsquoun acte autant
religieux que politique puisque le Catholicisme devient religion deacutetat Les Conciles
deviennent geacuteneacuteraux et la population hispano-romaine catholique est pleinement inteacutegreacutee
dans une socieacuteteacute qui eacutetait jusque-lagrave arienne Tolegravede deacutejagrave capitale administrative simpose
comme capitale religieuse Bien que ne revecirctant pas le mecircme symbolisme la description des
quinze Conciles suivants occupe une place importante dans la chronique De Recaregravede agrave
Witiza crsquoest-agrave-dire du IIIe au XVIIIe Concile il y a en tout 73 chapitres674 dont 16
contiennent le mot laquo concilio raquo soit presque vingt pourcents drsquoentre eux Tous ces Conciles
apparaissent dans le titre du chapitre qui leur est consacreacute sauf deux le VIIe675 et le XVIIIe et
dernier Concile Leur tenue nrsquoest pas reacuteguliegravere mais reacutepond agrave une neacutecessiteacute concregravete Ils
reacuteunissent normalement tous les eacutevecircques du royaume ndash comme les reacutedacteurs le preacutecisent676
sauf en cas de maladie ou de dispense leur preacutesence eacutetait obligatoire Les preacutelats repreacutesentent
lautoriteacute maximale dans lEacuteglise wisigothique et tous sont obligeacutes de se conformer aux
deacutecisions qui y sont prises677 sous peine dexcommunication Crsquoest le roi qui convoque
lassembleacutee lit le discours dintroduction (tomus regius) et confirme les deacutecisions prises par
les eacutevecircques Cependant le Concile est preacutesideacute par un archevecircque drsquoabord ceux de Seacuteville
(Leacuteandre et Isidore) puis par celui de Tolegravede Les reacutedacteurs alphonsins sont un peu moins
systeacutematiques que Jimeacutenez de Rada en ne reprenant pas toujours le nombre et le nom des
eacutevecircques et archevecircques qui participaient aux Conciles ils se contentent souvent du nom du
roi et de lrsquoarchevecircque de Tolegravede
Les deux rocircles de Tolegravede agrave la fois capitale politique et capitale religieuse sont donc
inextricablement lieacutes et crsquoest ce qui va poser un problegraveme aux royaumes chreacutetiens du
XIIIe siegravecle En effet si Tolegravede ne peut plus ecirctre capitale politique de la peacuteninsule elle entend
tout de mecircme redevenir la capitale religieuse de la peacuteninsule Ibeacuterique
La primatie
Au moment ougrave Lucas de Tuy et Jimeacutenez de Rada reacutedigent leur chronique respective le
Leoacuten et la Castille viennent drsquoecirctre reacuteunis par le roi Ferdinand III qui donne la supreacutematie
674 PCG du chapitre 476 au chapitre 548 675 Le contenu du VIIe Concile apparaicirct cependant dans le titre 505 p 279 laquo De como el rey Cindasuindo enuio
pedir al papa el libro que dicen Moralia Job raquo 676 Par exemple certains eacutevecircques nrsquoont pas pu assister au XVIIIe Concile agrave cause drsquoune maladie laquo cayo una
emfermedad que dizen mal de las ingres en la prouincia de Narbona e po resta occasion fueron los obispos
daquella prouincia escusados de non uenir al concilio raquo PCG 543 p 302 14a-18a 677 PCG 543 p 302 14a-18a laquo que todas las posturas daquel concilio que fuessen leydas et recebidas en todas
las eglesias obispales et ell obispo que esto non quisiesse otorgar que fuese descomulgado et pechasse la quinta
parte de todas sus rendas raquo
140
politique agrave la Castille678 Srsquoensuit alors une tension une rivaliteacute entre les deux anciens
royaumes rivaux notamment pour la primatie679 Lrsquoarchevecircque de Tolegravede revendique ce statut
afin drsquoexercer son autoriteacute sur tout le clergeacute seacuteculier des royaumes chreacutetiens et lrsquoeacutevecircque de
Tuy refuse de se soumettre agrave Tolegravede et tente de deacutemontrer notamment au moyen drsquoune source
fictive le pseudo Ildefonse680 que la primatie doit revenir agrave Seacuteville Quant au reacutecit de
Jimeacutenez de Rada Tolegravede y acquiert une grande importance en raison des inteacuterecircts personnels
de lrsquoauteur en tant qursquoarchevecircque et en tant que castillan681
Examinons les divers arguments des plaidoiries respectives de Lucas de Tuy et de
Jimeacutenez de Rada ainsi que ce qursquoen ont retenu les reacutedacteurs alphonsins
678 P LINEHAN laquo Reflexiones sobre historiografiacutea raquo p 102 laquo desde 1230 Castilla habiacutea tenido la primaciacutea
secular sobre Leoacuten raquo et laquo Toledo y Castilla gozaban de la enorme ventaja de una supremaciacutea poliacutetica raquo 679 Le pouvoir primatial avait disparu avec linvasion de 711 avant de renaicirctre apregraves la formation des royaumes
chreacutetiens En effet agrave leacutepoque du chroniqueur il ny a plus un primat mais quatre agrave Braga pour le Portugal agrave
Santiago de Compostelle pour le Leoacuten agrave Tarragone pour lAragon et agrave Tolegravede pour la Castille Les archevecircques
de Tolegravede en geacuteneacuteral et Jimeacutenez de Rada en particulier veulent donc faire reconnaicirctre la primatie de Tolegravede sur
tous les autres archevecirccheacutes Face agrave lui les autres primats reacutegionaux rejettent cette ideacutee et sopposent au
chroniqueur agrave plusieurs reprises Dans le but drsquoobtenir cette primatie sur toute la Peacuteninsule lrsquoarchevecircque voyage
plusieurs fois agrave Rome fin 1209 ou deacutebut 1210 puis en novembre 1215 Juste avant Latran IV (1215) le pape
veut profiter de la preacutesence des eacutevecircques hispaniques agrave Rome pour reacutegler le problegraveme de la primatie et la
plaidoirie de don Rodrigue fait semble-t-il sensation mais la question nrsquoest pas pour autant reacutegleacutee Cependant
chacune des bulles que larchevecircque demande lui est accordeacutee mecircme si elles sont immeacutediatement contesteacutees par
les autres archevecircques DRH trad introduccioacuten p13-29 680 P LINEHAN laquo Reflexiones sobre historiografiacutea raquo p 103 681 Lrsquointeacuterecirct particulier de Rada pour Tolegravede apparaicirct aussi agrave travers la description de larchitecture religieuse et
militaire de la ville notamment agrave travers le reacutecit de la construction de leacuteglise Sainte-Leacuteocadie par Sisebut (De
Rebus Hispaniae II 17 p 65 27) ou la reconstruction de la capitale par Wamba qui donne mecircme lieu agrave un
Concile (IV 12 p 91 13-15) Cette volonteacute de bacirctir fait sans doute eacutecho agrave la propre action du Toleacutedan qui pose
en 1226 en compagnie du roi Ferdinand III la premiegravere pierre de la Catheacutedrale de Tolegravede Cependant il ne la
verra jamais finie puisque mecircme si la partie la plus importante des travaux est acheveacutee en 1300 la catheacutedrale
nrsquoest termineacutee qursquoau XVe siegravecle
141
Chronicon Mundi De Rebus Hispaniae Estoria de Espantildea
Iste a Romano Papa obtinuit
priuilegium ut secundum
beneplacitum pontificum
Yspanorum primacie dignitas
esset Yspalis uel Toleti et per
multa synoda firmata cum
episcopis erudiuit ecclesiam682
Iste a Romano Papa optinuit
priuilegium ut secundum
beneplacitum pontificum
Hispanorum primacie dignitas
esset Toleti sicut fuerat ab
antiquo683
Enuio pedir all apostoligo un
priuilegio tal a plazer de los
obispos de Espanna que la
dignidad del primado que
fuesse en Toledo o en Seuilla o
el uiesse que era meior et el
papa otorgogelo E pues que
este priuilegio fue confirmado
por muchos concilio de los
obispos mantouo el la eglesia
mucho en paz684
Sur cet eacutepisode on voit que les trois auteurs partent du mecircme point de deacutepart
lrsquoautorisation du Pape de choisir le siegravege de la primatie Le reacutesultat en revanche diverge
complegravetement Selon Lucas de Tuy le roi Chindaswinthe a simplement demandeacute de pouvoir
choisir entre Seacuteville et Tolegravede alors que Jimeacutenez de Rada se saisit de lrsquoopportuniteacute pour
affirmer que le roi avait deacutejagrave trancheacute en faveur de Tolegravede et preacutecise une premiegravere fois
lrsquoancienneteacute de Tolegravede dans cette position gracircce agrave lrsquoexpression laquo ab antiquo raquo685 Alphonse X
adopte ensuite la version de Lucas de Tuy
682 Chronicon Mundi III 9 p 170 4-7 CM trad p 208 laquo alcanccediloacute preuillejo del papa romano que seguacuten
quisiesen los obispos de Espantildea fuese la primaccedilia o en Toledo o en Seuilla y por muchos si(g)nodos que tractoacute
con los obispos ensentildeoreoacute la iglesia raquo 683 De Rebus Hispaniae II 21 p 71 4-6 DRH trad p 116 laquo consiguioacute del Papa Romano el privilegio de que
con el visto bueno de los obispos espantildeoles la dignidad de la primaciacutea radicase en Toledo como habiacutea sido
desde antiguo raquo 684 PCG 504 p 278-279 685 Lrsquoaccord des eacutevecircques du VIIe siegravecle (laquo el visto bueno raquo) qui soutiennent le primat contraste singuliegraverement
avec lrsquoopinion des preacutelats du XIIIe siegravecle qui refusent ce statut agrave Rada
142
Chronicon Mundi De Rebus Hispaniae Estoria de Espantildea
Hic perfidum Theodistum
Yspalensem episcopum sinodali
sentencia exulauit et
dignitatem primacie transtulit
ad ecclesiam Toletanam686
Hic perfidum Theodistum
Hispalensem episcopum
synodali sentencia exulauit et
dignitatem primacie quam ab
antiquo habuerat tocius
aprobatione concilii Toletane
ecclesie confirmauit687
Fizo echar dell arccedilobispado de
Seuilla por sentencia del
concilio all arccedilobispo
Theodisto [] fue echado de la
dignidad del arccedilobispado []
fue echado dell arccedilobispado
[] E por esta razon torno el
rey la dignidad del primado
que auie la eglesia de Seuilla a
la siella de Toledo assi como
la ouiera de antiguo688
Un peu plus loin dans le mecircme chapitre Lucas de Tuy affirme en inventant au passage
un archevecircque de Seacuteville qui se serait appeleacute Theacuteodiscle689 que la primatie a eacuteteacute transfeacutereacutee agrave
Tolegravede agrave cause de la conduite de cet eacutevecircque apostat et non pour une quelconque question de
leacutegitimiteacute ou drsquoancienneteacute Quelques anneacutees plus tard Jimeacutenez de Rada est obligeacute de
reprendre les mecircmes eacutevegravenements que son homologue et preacutedeacutecesseur leacuteonais ou pour
reprendre la formule de Peter Linehan laquo Lucas ya habiacutea impuesto la agenda y el Toledano no
tuvo maacutes remedio que seguir sus pasos y discutir el tema raquo690 Le Toleacutedan reacuteutilise alors le
mecircme eacutevecircque apostat qui lui est tout de mecircme utile puisqursquoil lui permet de jeter le discreacutedit
sur Seacuteville691 De plus comme le chroniqueur avait deacutejagrave annonceacute la deacutecision du roi avant le
comportement de Theacuteodiscle ne change rien agrave lrsquoaffaire Le chroniqueur utilise donc le verbe
laquo confirmauit raquo qui montre bien lrsquoanteacuterioriteacute de la deacutecision contrairement au verbe
laquo transtulit raquo qui est utiliseacute par Lucas de Tuy ce dernier verbe nrsquoindiquant que le changement
Le Toleacutedan rappelle aussi lrsquoancienneteacute en reacutepeacutetant lrsquoexpression laquo ab antiquo raquo Dans ce
passage le Roi Sage semble plutocirct privileacutegier la version de lrsquoarchevecircque En effet nrsquoayant
pas indiqueacute la deacutecision preacutealable du roi Chindaswinthe il ne peut utiliser le verbe
laquo confirmar raquo mais le verbe laquo tornar raquo indique tout de mecircme un retour aux origines renforceacute
par lrsquoexpression laquo assi como la ouiera de antigo raquo qui reprend clairement les mots de Jimeacutenez
de Rada Dans le mecircme chapitre Alphonse X favorise donc tantocirct une source tantocirct lrsquoautre
686 Chronicon Mundi III 9 p 170 10-12 CM trad p 208 laquo desterroacute al porfiado Theodisclo obispo de
Seuilla por sentencia sinodal e traspasoacute la dignidad de la primacia a la yglesia de Toldedo raquo 687 De Rebus Hispaniae II 21 p 71 11-14 DRH trad p 116 laquo mediante una decisioacuten del Concilio condenoacute a
Teodisto malvado obispo de Sevilla y con el beneplaacutecito de todo el concilio confirmoacute a la iglesia de Toledo la
dignidad de la primaciacutea que habiacutea poseiacutedo desde antiguo raquo 688 PCG 504 p 278-279 689 P LINEHAN laquo Reflexiones sobre historiografiacutea raquo p 102-103 690 Ibid p 104 691 Ibid p 105
143
Dans les passages qui suivent les ateliers alphonsins reprennent aussi des passages qui
nrsquoexistent que chez Lucas de Tuy ou que chez Jimeacutenez de Rada Lrsquoeacutevecircque de Tuy insiste sur
deux points lrsquoindeacutependance de lrsquoEacuteglise du Leoacuten ainsi que la primatie historique de Seacuteville
Chronicon Mundi De Rebus Hispaniae Estoria de Espantildea
Agrave propos du Leoacuten
Per Romanum Papam gaudet
perpetua libertate et a nostris
predecessoribus extat sedes
regia atque alicui metropoli
nunquam fuit subdita692
Por franqueza dell apostoligo
es libre pora siempre de toda
subiection et que siempre fue
siella real daquellos que ante
de nos uinieron et numqua
obedescio a arccedilobispado
ninguno tenga por sus
terminos aquellos que siempre
ouo et uso693
Le roi Wamba dit agrave propos du
Leoacuten
Nulli umquam subdantur
archiepiscopo uel primati694
Ces deux passages montrent la preacuteoccupation de Lucas de Tuy de deacutemontrer
lrsquoindeacutependance de son diocegravese vis-agrave-vis des autres diocegraveses peacuteninsulaires crsquoest-agrave-dire son
indeacutependance vis-agrave-vis de Tolegravede Afin de donner du poids agrave ses propos il attribue ce qursquoil
preacutesente comme un eacutetat de fait agrave deux figures inattaquables le Pape et le roi Wamba Cette
liberteacute intrinsegraveque vise agrave proteacuteger le Leoacuten de sa rivale Tolegravede mais preacutesente aussi lrsquoavantage
opportun de garantir la liberteacute du Leoacuten mecircme apregraves la future reconquecircte de Seacuteville Ainsi si
cette ville voulait faire valoir ses droits face agrave Tolegravede par exemple en utilisant le travail de
Lucas de Tuy le Leoacuten resterait indeacutependant puisque sa liberteacute lui a eacuteteacute garantie quelque soit
les circonstances par un Pape et par le plus grand roi wisigoth Jimeacutenez de Rada omet
opportuneacutement ces deux passages embarrassants puisque son combat est justement drsquoimposer
son autoriteacute et de se faire reconnaicirctre primat par toute lrsquoEacuteglise y compris celle du Leoacuten
Alphonse X reprend la version selon laquelle le Pape aurait confirmeacute la liberteacute du diocegravese du
Leoacuten et reacuteutilise la mecircme opposition entre toujours et jamais (laquo (pora) siempre numqua raquo)
Cependant nulle trace de la deacutecision de Wamba ce qui peut laisser penser que les reacutedacteurs
nrsquoont pas jugeacute utile drsquoinsister sur ce point
692 Chronicon Mundi 12 p 173 11-13 CM trad p 212 laquo por el papa romano goza de perpetua libertad e fue
para silla real de nuestros antecessores y nunca fue sojuzgada a ninguna metropoli raquo 693 PCG 528 p 295 694 Chronicon Mundi 16 p 179 4-5 CM trad p 218 laquo nunca sean subietas a alguacuten arccedilobispo o primado raquo
144
Passons maintenant aux passages qui deacutesignent Seacuteville comme siegravege historique de la
primatie
Chronicon Mundi De Rebus Hispaniae Estoria de Espantildea
Yspalensi metropoli que
actenus prima fuit sedes
Yspaniarum695
All arccedilobispado de Seuilla que
fue la primera siella de las
Espannas696
Wamba
Sic dicens Toletum
metropolis regia sedes inter
ceteros Yspanie (quandiu huic
sancto cetui placuerit)
metropolitanos teneat
primaciam697
Tenga el primado entre todos
los otros arccedilobispados de
Espanna e obedezcan le estos
obispados698
Le premier extrait repris par Alphonse X affirme que Seacuteville avait eacuteteacute le siegravege de la
primatie avant Tolegravede ce qui irait dans le sens des droits de Seacuteville puisque comme nous
lrsquoavons vu plus haut lrsquoancienneteacute confegravere la leacutegitimiteacute Le second passage preacutecise que la
deacutecision de Wamba drsquoattribuer la primatie agrave Tolegravede nrsquoest que passagegravere Or la version
alphonsine reprend certes la deacutecision de Wamba contrairement agrave Jimeacutenez de Rada mais sans
mentionner la restriction temporelle Cependant le passage entre parenthegravese qui mentionne la
restriction temporelle ne figure que dans un seul des manuscrits conserveacutes
aujourdrsquohui699 Nous ne savons donc pas si les reacutedacteurs ont choisi de ne pas traduire ce
passage parce que cela ne les inteacuteressait pas de faire pencher la balance en faveur de Seacuteville
ou srsquoils nrsquoont tout simplement pas eu accegraves agrave une version preacutesentant cet ajout
Au vu de ces quelques extraits lrsquoon pourrait penser que le Roi Sage reprend Lucas de
Tuy au deacutetriment de la cause de Rada mais Rada ne reprenant pas ou ne corrigeant pas ses
passages il nrsquooffre pas de version diffeacuterente et laisse en quelque sorte le champ libre aux
arguments du Leacuteonais que rien ne vient contredire Les ateliers alphonsins ont peut-ecirctre moins
choisi drsquoadheacuterer agrave la vision de Lucas de Tuy que voulu ecirctre exhaustifs en utilisant toutes les
sources qursquoils avaient agrave disposition Rada nrsquooffrant aucune contestation sur ces points la
695 Chronicon Mundi III 14 p 177 1-2 CM trad p 217 laquo metroacutepoli de Seuilla que fasta aqui auia seydo
prima sede de las Espantildeas raquo 696 PCG 531 p 297 697 Chronicon Mundi III 13 p 176 CM trad p 216 laquo diziendo en esta manera Toledo real ccedilibdad y
metropolitana tenga la primaccedilia entre estas sillas metropilitanas de Espantildea [tant que cela convient agrave cette
sainte assembleacutee] raquo 698 PCG 530 p 296 699 Il srsquoagit du manuscrit S Voir E JEacuteREZ CABRERO op cit p 347
145
version est reprise telle quelle Si lrsquoon considegravere que les reacutedacteurs alphonsins nrsquoont pas
complegravetement tout repris de Lucas de Tuy crsquoest cette derniegravere explication qui est la plus
convaincante Drsquoautant plus que lorsque Jimeacutenez de Rada ajoute un eacuteleacutement que Lucas de
Tuy ne mentionne pas comme crsquoest le cas dans les exemples suivants Alphonse X suit la
version du Toleacutedan
Chronicon Mundi De Rebus Hispaniae Estoria de Espantildea
IIIe Concile Leacuteandre est
deacutesigneacute comme laquo primas raquo700
Fuit sub Helladio et
interfuerunt Mausona
Emeritensis Eufemius
Terrachonensis Leander
Hispalensis Migecius
Narbonensis Partardus
Bracarensis701
Mausona arccedilobispo de Merida
Euphimio arccedilobispo de
Tarragona sant Leandro
arccedilobispo de Seuilla Migestro
arccedilobispo de Narbona e
Partardo arccedilobispo de
Bragana702
IVe et Ve Conciles
Sisenand laquo iste sinoda
episcoporum egit raquo703
IVe Concile
Concilium celebrauit sub Iusto
urbis regie primate704
Era entonces arccedilobispo de
Toledo don Yusto705
Ve Concile
Sub Eugenio regie urbis
primate706
Era don Eugenio estonces
arccedilobispo de Toledo707
Wamba laquo hic Toleto ea hora
qua unctus est in regem raquo708
In primate ecclesia beate
Virginis a Quirico eiusdem
pontifice in regem omnibus
annuentibus consecratur709
Consagrol ell arccedilobispo
Quirigo [] en la mayor
iglesia de Sancta Maria qne es
en la seeia arccedilobisbal710
XIe Concile
Illud Concilium constitutum
ldquocum longe latequerdquo 711
Fizieron el degredo que se
comienccedila cum longe
lateque712
700 Chronicon Mundi II 72 p 156 10 CM trad p 191 laquo primado raquo 701 De Rebus Hispaniae II 15 p 63 47-49 DRH trad p 109 laquo fue presidido por Eladio y asistieron Maacutesona
de Meacuterida Eufemio de Tarragona Leandro de Sevilla Migecio de Narbona Partardo de Braga raquo 702 PCG 476 p 264 50a-2b 703 Chronicon Mundi III 2 p 163 2-3 CM trad p 198 laquo fizo sinodos de obispos raquo 704 De Rebus Hispaniae II 19 p 68 10-11 DRH trad p 113 laquo bajo la presidencia de Justo primado de la
ciudad regia raquo 705 PCG 497 p 276 15a-16a 706 De Rebus Hispaniae II 19 p 68 17-18 DRH trad p 113 laquo bajo la presidencia de Eugenio primado de la
ciudad regia raquo 707 PCG 499 p 276 18b-19b 708 Chronicon Mundi III 11 p 171 2 CM trad p 210 laquo fue ungido rey en Toledo raquo 709 De Rebus Hispaniae III 1 p 75 10-12 DRH trad p 120 laquo fue consagrado rey en la iglesia primada de la
Santa Virgen por Quirico raquo 710 PCG 513 p 284 13a-15a 711 De Rebus Hispaniae III 12 p 91 20-21 DRH trad p 135 laquo fue aprobado el cum longe lateque raquo 712 PCG 536 p 299
146
Lucas de Tuy deacutesigne Leacuteandre comme primat lors du IIIe Concile (589) ce qui sous-
entend qursquoil a preacutesideacute le Concile ce qui est vrai Jimeacutenez de Rada suivant son plan attribue
la preacutesidence agrave Eladius qui ne devient eacutevecircque de Tolegravede qursquoen 615 Alphonse X ne tranche
pas vraiment et donne une liste de cinq archevecircques parmi lesquels Leacuteandre mais Eladius
nrsquoest pas mentionneacute En revanche le traitement des IVe et Ve Conciles est plus parlant Ils ont
eacuteteacute preacutesideacutes par Isidore de Seacuteville mais Jimeacutenez de Rada affirme que crsquoest le primat de
Tolegravede qui a tenu ce rocircle713 Lucas de Tuy restant muet agrave ce sujet Alphonse X retient la
version du Toleacutedan pourtant erroneacutee
Le cas de lrsquoonction de Wamba est aussi significatif Julien de Tolegravede affirme que
lrsquoonction agrave laquelle il a assisteacute a eu lieu en lrsquoeacuteglise preacutetorienne de Tolegravede714 Lucas de Tuy ne
preacutecise pas le nom de lrsquoeacuteglise mais Jimeacutenez de Rada choisit de situer lrsquoeacutevegravenement en lrsquoeacuteglise
(catheacutedrale) Sainte-Marie de Tolegravede siegravege de la primatie Entre lrsquoabsence de deacutetail du Leacuteonais
et la preacutecision du Toleacutedan Alphonse X choisit la preacutecision et situe la ceacutereacutemonie agrave lrsquoeacuteglise
Sainte-Marie siegravege de lrsquoarchevecirccheacute crsquoest-agrave-dire de la primatie
En 681 le XIIe Concile de Tolegravede enteacuterine le deacutecret du Cum longe lateque qui fait de
Tolegravede le siegravege de la primatie drsquoEspagne Lucas de Tuy ne parle pas de ce deacutecret alors que
Jimeacutenez de Rada srsquoen empare et le fait mecircme remonter au XIe Concile715 convoqueacute en 675
probablement car le XIIe Concile a eacuteteacute preacutesideacute par le roi Ervige accuseacute drsquoavoir empoisonneacute le
grand roi Wamba et que le XIe Concile a eacuteteacute preacutesideacute par Wamba lui-mecircme ce qui ne peut
donner que plus de poids au deacutecret Alphonse X reprend la mecircme version que le Toleacutedan y
compris en ce qui concerne la datation erroneacutee alors qursquoil avait probablement accegraves aux
archives des Conciles Alors Alphonse tranche-t-il en faveur de Rada ou comme dit
preacuteceacutedemment se contente-t-il de reprendre fidegravelement les informations dont il dispose Si
lrsquoon analyse tous les tableaux on a lrsquoimpression que les reacutedacteurs ont voulu tout utiliser Si
un passage nrsquoest preacutesent que chez un seul des devanciers alors il est reproduit si le passage
est preacutesent chez les deux mais preacutesente des versions diffeacuterentes il leur faut faire un choix
Notre analyse nous conduit donc agrave ecirctre moins cateacutegorique que Peter Linehan qui affirme
qursquoAlphonse X a privileacutegieacute la version de lrsquoeacutevecircque de Tuy716 En reprennent la version de
Lucas de Tuy et celle de Jimeacutenez de Rada les reacutedacteurs font donc agrave la fois de Seacuteville et de
Tolegravede les siegraveges de la primatie drsquoEspagne
713 Crsquoest ce qui explique que Juste et Eugegravene soit qualifieacutes de primats en 633 (IVe Concile) et 636 (Ve Concile)
alors que Tolegravede ne devient un archevecirccheacute qursquoen 646 au cours du VIIe Concile mecircme si Eugegravene devient bien le
premier archevecircque de Tolegravede agrave ce moment-lagrave 714 P LINEHAN laquo Reflexiones sobre historiografiacutea raquo p 105 715 Ibid p 105 716 Ibid p 108
147
Un tel manque de coheacuterence peut surprendre drsquoautant plus Seacuteville a eacuteteacute reconquise
entre temps et que connaissant lrsquoaffection du Roi Sage pour Seacuteville on srsquoattendrait agrave ce qursquoil
preacutefegravere lui attribuer la primatie sans compter que la primatie aurait contribueacute agrave dynamiser
cette reacutegion difficile agrave repeupler717 Plusieurs explications peuvent ecirctre avanceacutees lrsquoune
drsquoordre litteacuteraire et les autres plus satisfaisantes drsquoordre politique
Il est possible que des reacutedacteurs diffeacuterents aient travailleacute sur les passages analyseacutes ce
qui expliquerait un deacutecalage qui se produit parfois dans drsquoautres parties de la chronique
Cependant les contradictions se produisant dans des chapitres qui se succegravedent voire au sein
drsquoun mecircme chapitre et non entre deux blocs distincts cela semble une explication peu
plausible En revanche lrsquoon peut supposer qursquoAlphonse X ne voulait pas affronter ses
eacutevecircques avec lesquels il rencontrait deacutejagrave des difficulteacutes agrave propos drsquoun sujet dont lrsquoenjeu eacutetait
bien moindre qursquoagrave lrsquoeacutepoque de Lucas de Tuy et du Toleacutedan En effet bien que nous ne soyons
qursquoune trentaine drsquoanneacutees apregraves les chroniques de Jimeacutenez de Rada et du Leacuteonais le contexte
a changeacute Alphonse X a heacuteriteacute des deux couronnes en mecircme temps contrairement agrave son pegravere
qui avait drsquoabord eacuteteacute roi de Castille pendant treize ans718 avant de devenir aussi roi du Leoacuten
non sans avoir drsquoabord reacutesolu le conflit causeacute par son pegravere Alphonse IX qui avait souhaiteacute
lrsquoeacutecarter du trocircne Alphonse X a donc la mecircme leacutegitimiteacute sur les deux royaumes et il nrsquoest pas
question de les seacuteparer agrave sa mort Le Roi Sage est le souverain de tout son royaume et nrsquoa
aucun inteacuterecirct particulier agrave soutenir le Leoacuten ou Tolegravede contrairement agrave Lucas de Tuy et
Jimeacutenez de Rada qui et crsquoest le cas de le dire precircchaient pour leur paroisse La question ne
se pose donc plus le siegravege de la primatie se trouve dans le royaume dont Alphonse X est le
roi peu importe la ville sans compter qursquoil entend que son pouvoir lrsquoemporte sur le pouvoir
de lrsquoEacuteglise puisqursquoil se preacutesente comme le vicaire de Dieu sur Terre Lrsquoobjectif du monarque
est de reacutecupeacuterer lrsquoEspagne non de favoriser ou drsquoalimenter des dissensions internes
Drsquoailleurs lrsquoharmonisation du droit agrave tous les territoires et agrave tous ses sujets montre qursquoil ne
souhaite pas qursquoune ville ou qursquoune institution puisse exercer un pouvoir sur les autres Sa
volonteacute de (re)conqueacuterir la Peacuteninsule et drsquoacceacuteder au titre drsquoEmpereur traduisent sa volonteacute de
se tourner vers lrsquoexteacuterieur Ses royaumes et ses sujets doivent donc preacutesenter un front
commun mecircme si ces plans ne marchent finalement pas comme il le souhaite notamment en
raison du deacutecegraves de son fils aicircneacute drsquoune noblesse reacutetive et du renoncement agrave lrsquoempire
717 Peter Linehan compare drsquoailleurs le dynamisme apporteacute par la primatie agrave celui apporteacute par la Coupe du
Monde de football ibid p 102 laquo el asunto de la primaciacutea eclesiaacutestica era importante en el siglo XIII por las
mismas razones por las que importa hoy obtener la sede del Mundial de fuacutetbol o de los Juegos Oliacutempicos por el
prestigio y los beneficios econoacutemicos raquo 718 Il devient roi de Castille en 1217 et roi du Leoacuten en 1230
148
De plus diminuer le pouvoir de Tolegravede crsquoest aussi prendre le risque de reacuteduire son aura
en tant que capitale politique et culturelle des Wisigoths et symbole de leur grandeur On ne
peut pas reacuteduire lrsquoimportance accordeacutee agrave Tolegravede agrave une querelle entre deux royaumes autrefois
seacutepareacutes Tolegravede ne perd ainsi rien de sa superbe dans la version alphonsine Au contraire la
chronique reprend lrsquoeacutetymologie de Jimeacutenez de Rada qui fait deacuteriver le nom de la ville de deux
consuls romains et mentionne la reconstruction par Wamba ce qui srsquoinsegravere parfaitement dans
sa narration et construction des origines anciennes et glorieuses de lrsquoEspagne Le fait que le
Roi Sage relie les rois Rocas et Pyrrhus agrave la fondation de Tolegravede est la preuve de lrsquoimportance
que conserve la ville dans la chronique En effet Alphonse X met en scegravene une continuiteacute
intellectuelle dans lrsquohistoire de Tolegravede La ville symbolise la culture degraves ses origines avec
Rocas ce roi sage par excellence qui vient drsquoOrient et qui a parcouru le monde Son eacutetape
wisigothique est lrsquooccasion de mettre en scegravene ndash en suivant les traces de Jimeacutenez de Rada ndash le
rayonnement intellectuel politique et spirituel de la capitale toleacutedane qui font agrave nouveau eacutecho
au preacutesent des reacutedacteurs et des lecteurs La primatie de Tolegravede et les traducteurs qui srsquoy
trouvent719 particuliegraverement ceux qui travaillent pour ou avec Alphonse X eacutetablissent ainsi
une continuiteacute entre lrsquoeacutepoque wisigothique et le XIIIe siegravecle
Agrave travers lrsquoeacutevocation des origines de lrsquoEspagne et des jeux de correspondance eacutetablis
gracircce agrave lrsquoonomastique aux liens du sang ou encore agrave lrsquoarchitecture et agrave lrsquoeacutecriture les
reacutedacteurs alphonsins parviennent agrave creacuteer un reacuteseau de proto-fondations et de fondations qui
procurent agrave lrsquoEspagne une uniciteacute ainsi qursquoune ancienneteacute et une grandeur supeacuterieure agrave ses
voisins europeacuteens La chronique deacutemontre la relation entre les fondateurs des origines ainsi
qursquoentre eux et le Roi Sage Ce faisant ils dessinent une continuiteacute et une transmission depuis
les origines jusqursquoagrave Alphonse X
719 Nous suivons ici les travaux de Julio-Ceacutesar Santoyo qui a montreacute que ce que lrsquoon a longtemps appeleacute
laquo lrsquoeacutecole des traducteurs de Tolegravede raquo nrsquoa en reacutealiteacute jamais existeacute en tant que telle Julio-Ceacutesar SANTOYO
laquo Sobre la historia de la traduccioacuten en Espantildea algunos errores recientes raquo Hermeneus Revista de la Facultad de
Traduccioacuten e Interpretacioacuten de Soria 6 p 169-182 p 3 laquo Ni hubo tal escuela en esos siglos ni la hubo
tampoco en Toledo Pero ese queacute y ese doacutende han demostrado ser uno de mitos recientes maacutes perdurables de la
historia de Espantildea raquo et p 5 laquo Hubo traductores que bien individualmente bien en pequentildeos grupos
desarrollaron su trabajo bajo el patronazgo y directrices de un mecenas traductores a veces itinerantes
permanentes otras en un uacutenico lugar raquo Et du mecircme auteur La traduccioacuten medieval en la Peniacutensula Ibeacuterica
siglos III-XV Leoacuten Universidad de Leoacuten 2009
149
Chapitre 2
La Estoria de Espantildea un mythe de creacuteation
Le terme mythe a eacuteteacute introduit dans notre culture au XVIIIe siegravecle par le philologue
Christian Gottlob Heyne (1729-1812)720 Il est ensuite attesteacute en France au deacutebut du
XIXe siegravecle721 et en Espagne en 1884722 Le mot laquo mythe raquo issu du grec remplace le mot
laquo fable raquo issu du latin723 et prend le sens que le langage courant lui donne encore aujourdrsquohui
Parler de mythe revient en fait agrave dire glorifieacute imaginaire ou symbolique Le terme
laquo mythomane raquo se construit drsquoailleurs agrave partir de la mecircme racine et traduit bien lrsquoideacutee que
celui qui raconte un mythe est un menteur (pathologique) En somme le mythe est ce qui ne
peut exister reacuteellement ce qui srsquooppose agrave la reacutealiteacute724 Les Lumiegraveres associent le mythe agrave la
laquo creacuteduliteacute des socieacuteteacutes primitives raquo725 Or cette vision provient des propres philosophes grecs
qui degraves le VIe siegravecle avant notre egravere avaient analyseacute leurs croyances et avaient remis en cause
leur caractegravere historique les mythes se trouvant alors laquo deacutemythifieacutes raquo et crsquoest paradoxalement
ndash paradoxalement seulement en apparence ndash agrave ce moment-lagrave que le mythe est deacutesigneacute comme
tel Crsquoest parce qursquoils ont cesseacute de croire en la mythologie et qursquoils ont analyseacutes ces reacutecits
mettant en scegravene leurs dieux drsquoun regard exteacuterieur qursquoils ont pu y deacuteceler une part
drsquoimagination de glorification de meacutetaphorehellip Ou pour reprendre les mots du philosophe
Luc Brisson laquo le mythe fut nommeacute lorsque son statut se trouva contesteacute et sa fonction remise
en question raquo 726 Mecircme si le terme est inventeacute et attribueacute a posteriori agrave un eacutetat de croyance
reacutevolu ndash en tous cas pour les philosophes grecs ndash il nrsquoen deacutesigne pas moins un type de
croyance Le veacuteritable sens du mythe nrsquoest donc pas celui que le langage courant lui attribue
aujourdrsquohui et ce nrsquoest pas dans ce sens deacutevalorisant que nous emploierons ici le terme
mythe
720 Pierre ELLINGER laquo Mythe raquo in Claude GAUVARD et Jean-Franccedilois SIRINELLI (eacuted) Dictionnaire de
lrsquohistorien Paris PUF 2015 p 480-483 Christian Gottlob Heyne est le fondateur de la science de la
mythologie et de lrsquoAltertumwissenschaft 721 En 1803 selon Le Grand Robert mais en 1818 selon Marie-Catherine HUET-BRICHARD Litteacuterature et
Mythe Paris Hachette 2001 p 131 722 J COROMINAS laquo Mito raquo op cit p 398 723 P ELLINGER art cit 724 Mircea ELIADE Mythes recircves et mystegraveres Paris Gallimard 1957 p 21 et Aspects du mythe Paris
Gallimard 1988 p 12 725 Christophe CARLIER et Nathalie GRITON-ROTTERDAM Des mythes aux mythologies Poitiers Ellipses
1994 p 13 726 Luc BRISSON Introduction agrave la philosophie du mythe 1 Sauver les mythes Paris J Vrin 1996 p 45
150
Lrsquohistorien des religions Mircea Eliade deacutefinissait ainsi le mythe laquo un mythe est une
histoire vraie qui srsquoest passeacutee au commencement du Temps et qui sert de modegravele aux
comportements des humains raquo727 Srsquoil peut partager des points communs avec le conte et la
leacutegende sur le plan narratif728 il se distingue de ces genres litteacuteraires729 sur deux points il
implique qursquoil soit perccedilu comme vrai730 et il explique la creacuteation du monde ndash cosmogonie731
ndash ou drsquoune partie de celui-ci tel lrsquoeacutetablissement drsquoun pouvoir la creacuteation drsquoun territoire la
naissance drsquoune communauteacutehellip laquo il fournit des modegraveles pour la conduite humaine raquo732 en
expliquant et codifiant les institutions les traditions le rocircle de chacun dans la socieacuteteacute les
rapports sociauxhellip733
Une histoire nrsquoest donc un mythe que si la communauteacute y croit crsquoest-agrave-dire si elle
laquo suscite un pheacutenomegravene drsquoadheacutesion collective raquo734 Quand on deacuteconstruit le mythe comme en
France quand il est apparu que les Gaulois nrsquoavaient finalement pas grand-chose agrave voir avec
les Troyens735 celui-ci cesse drsquoecirctre un mythe pour devenir une fiction qui existe sur le plan
litteacuteraire736 ou leacutegendaire737 Quand le mythe est encore vivant il est consideacutereacute comme une
histoire vraie738 et implique une croyance739 Muthos et le verbe mutheomai deacutesignent en effet
laquo une parole drsquoautoriteacute fortement exprimeacutee qui peut nrsquoecirctre pas seulement un reacutecit deacuteveloppeacute
de ce qui srsquoest passeacute mais aussi un conseil pour lrsquoaction un ordre raquo740 Les mythes donnent agrave
voir aux hommes leurs origines et les origines des regravegles qui reacutegissent leur socieacuteteacute et les
raisons pour lesquelles ils doivent les respecter Agrave travers sa racine mecircme le mythe relegraveve
donc drsquoun double mouvement on se tourne vers le passeacute afin de justifier le preacutesent Au-delagrave
drsquoune explication du passeacute on peut y voir au mieux un conseil voire un ordre pour le preacutesent
et partant pour lrsquoavenir
Alphonse X narre lrsquohistoire de lrsquoEspagne agrave travers les regravegnes les actions de ses roishellip
et le but afficheacute de cette chronique est comme nous lrsquoavons vu plus haut de dire la veacuteriteacute les
727 M ELIADE Mythes recircveshellip p 22 728 C CARLIER et N GRITON-ROTTERDAM op cit p 7 729 Pour M-C HUET-BRICHARD op cit p 18 Il nrsquoy a cependant pas de frontiegravere eacutetanche entre mythe
leacutegende et conte Georges Dumeacutezil disait ne pas faire la diffeacuterence entre mythe et conte 730 C CARLIER et N GRITON-ROTTERDAM op cit p 7-8 731 Ibid p 13 Ces auteurs parlent de laquo reacutecit sacreacute rendant compte du mystegravere des origines raquo tel la Bible 732 M ELIADE Aspects du mythehellip p 12 733 C CARLIER et N GRITON-ROTTERDAM op cit p 8 et p 91 M-C HUET-BRICHARD op cit p 5
et M Eliade Aspects du mythehellip p 16-17 734 C CARLIER et N GRITON-ROTTERDAM op cit p 8 735 C BEAUNE op cit p 26 736 M-C HUET-BRICHARD op cit p 19 737 M ELIADE Mythes recircveshellip p 14 738 M ELIADE Aspects du mythehellip p 20-22 et M-C HUET-BRICHARD op cit p 5 739 C CARLIER et N GRITON-ROTTERDAM op cit p 7-8 740 P ELLINGER art cit
151
reacutedacteurs multipliant les proceacutedeacutes afin drsquoen persuader le lecteur et de susciter ainsi son
adheacutesion Le reacutecit alphonsin partage ainsi des points communs eacutevidents avec la deacutefinition
donneacutee par Mircea Eliade puisqursquoil srsquoagit drsquoun reacutecit des origines et qursquoil donneacute pour vrai741
Srsquoil va de soi qursquoAlphonse X nrsquoa pas conscience drsquoavoir recours agrave ce que nous
deacutesignons par lrsquoexpression laquo mythe de creacuteation raquo cela ne signifie pas pour autant qursquoil ne le
laquo pratique raquo pas Au cours des chapitres suivants nous nous proposons drsquoeacutetudier la preacutegnance
des thegravemes et structures mythiques dans la Estoria de Espantildea Il srsquoagit de deacutecouvrir dans
quelle mesure ils peuvent irriguer le reacutecit et partant drsquoexaminer le rocircle du mythe dans la
chronique
A Les couples fondateurs
a Les modegraveles bibliques et antiques
Nous avons mis en exergue les couples de fondateurs de la chronique qui gracircce au
travail des reacutedacteurs alphonsins correspondent au scheacutema mis en eacutevidence par Dubois Or ce
scheacutema du mythe de creacuteation est preacutesent dans deux types de reacutecits connus de tous au Moyen
Acircge les mythes greacuteco-romains et la Bible (construction drsquoIsraeumll)742 qui ont agrave leur tour inspireacute
les mythes de creacuteation des royaumes europeacuteens743
Selon la deacutefinition donneacutee par Claude-Gilbert Dubois ces mythes prennent une forme
tripartite le pegravere la megravere et le fils Rappelons que744 dans cette configuration le pegravere a la
laquo forme drsquoun dieu raquo ou drsquoun personnage hors du commun et qursquoil laquo reccediloit par eacutelection divine
pour mission drsquoeacutemigrer de sa terre natale pour se rendre vers une terre promise agrave sa
posteacuteriteacute raquo Deux points sont particuliegraverement importants lrsquoideacutee de migration vers la terre
promise ndash de preacutefeacuterence motiveacutee par la volonteacute divine mecircme si ce nrsquoest pas toujours le cas ndash
et la promesse drsquoune descendance Quant au fils ou en tous cas au descendant biologique ou
symbolique il laquo reacutealise en histoire les vœux parentaux raquo et laquo implante les eacuteleacutements formateurs
de lrsquoordre social qui seront deacuteveloppeacutes et preacuteciseacutes par la socieacuteteacute future raquo745
Crsquoest preacuteciseacutement ce qui se produit dans lrsquoun des eacutepisodes les plus importants de la
Bible Abraham le premier heacutebreu est appeleacute par Dieu agrave quitter Harran pour rejoindre la terre
741 Nous laissons pour lrsquoinstant de cocircteacute la question de la croyance et de lrsquoefficience quant agrave servir de laquo modegravele
aux comportements humains raquo 742 C-G DUBOIS op cit p 23 26 743 Voir p 99-100 p 108-109 et p 112-113 744 Voir p 101 745 C-G DUBOIS op cit p 12-13
152
de Canaan la future Israeumll746 Il devient ensuite le pegravere drsquoIsaac pegravere agrave son tour de Jacob qui
engendre douze fils Ces douze fils donnent naissance aux douze tribus drsquoIsraeumll Le reacutecit de
lrsquoExode donne aussi lieu agrave la mise en place drsquoun scheacutema tripartite Moiumlse reccediloit lrsquoordre divin
de libeacuterer son peuple Il quitte donc lrsquoEacutegypte vers la mecircme terre promise qursquoAbraham Ici il
nrsquoest pas question de fils biologique mais bien symbolique Crsquoest Josueacute deacutesigneacute par un Moiumlse
moribond qui termine la mission divine Il conquiert le pays de Canaan et y installe les
Heacutebreux avant de partager le territoire entre les douze tribus drsquoIsraeumll747 Nous retrouvons ici
les eacuteleacutements mis en exergue par Dubois la migration commandeacutee par Dieu la terre perccedilue
comme laquo terre promise raquo ndash par extrapolation la Bible nrsquoy faisant jamais reacutefeacuterence en ces
termes-lagrave ndash ainsi que la posteacuteriteacute promise qui eacutetablit un nouvel ordre social
Le fondement mecircme du Christianisme est une variante de ce scheacutema Dieu envoyant
son fils Jeacutesus en pays de Canaan Le rocircle du pegravere est attribueacute agrave Dieu drsquoailleurs appeleacute laquo le
Pegravere raquo par les chreacutetiens avec une leacutegegravere modification puisque crsquoest ici le fils qui reccediloit agrave
travers sa naissance la mission divine de migrer vers la Terre promise Il nrsquoimplante alors pas
seulement les eacuteleacutements formateurs de lrsquoordre social mais il donne naissance agrave une nouvelle
religion deacuteveloppeacutee et preacuteciseacutee par ses successeurs symboliques ses apocirctres et les Pegraveres de
lrsquoEacuteglise ndash agrave commencer par saint Pierre le premier pape ndash qui institutionnalisent peu agrave peu le
Christianisme
Drsquoun point de vue religieux ce scheacutema est tout agrave fait opeacuterant crsquoest mecircme le scheacutema de
creacuteation par excellence Il fonde lrsquoAncien et du Nouveau Testament Au XIIIe siegravecle nul ne
remet en question les Saintes Eacutecritures Selon la deacutefinition de Mircea Eliade le Christianisme
est bien un mythe dans le sens ougrave il srsquoagit notamment drsquoune explication des origines de la vie
et du monde et qursquoil suscite lrsquoadheacutesion des chreacutetiens
Cependant le reacutecit mythique nrsquoest pas reacuteserveacute au domaine religieux Les mythes de
lrsquoAntiquiteacute sont aussi fondeacutes sur le mecircme modegravele en particulier celui de la fondation du plus
grand empire qui continue drsquoinspirer les hommes plusieurs siegravecles apregraves sa chute Rome Au
Moyen Acircge les Occidentaux nrsquoy vouent eacutevidemment aucun culte mais ils nrsquoy croient pas
moins pour autant ils le perccediloivent comme un fait historique ils y croient comme ils croient
agrave lrsquohistoire du monde narreacutee par la Bible Ainsi Eacutegeacutee srsquoempare de la ville drsquoAthegravenes et en
devient le roi Son fils Theacuteseacutee apparaicirct ensuite comme un laquo second fondateur guerrier et
746 La Biblehellip Genegravese 121 laquo Yahveacute dit agrave Abram Quitte ton pays ta parenteacute et la maison de ton pegravere pour le
pays que je trsquoindiquerai raquo 747 La Biblehellip Exode Leacutevitique Nombres Deuteacuteronome et Josueacute
153
conqueacuterant leacutegislateur et organisateur drsquoAthegravenes raquo748 Eacuteneacutee fuyant Troie srsquoeacutetablit dans le
Latium ougrave il eacutepouse Lavinia la fille du roi Latinium et crsquoest son fils Ascagne qui fonde Albe
la Longue puis Romulus qui fonde veacuteritablement Rome Au XIIIe siegravecle ce type de fondation
antique nrsquoest pas moins fort que la Bible et il sert de modegravele aux Francs ou encore aux
Bretons qui font appel agrave des heacuteros troyens pour justifier leur fondation
b Pelayo et Alphonse Ier
Dans le reacutecit speacutecifique des peuplements nous avons mis en eacutevidence plusieurs couples
pegraverefils qui srsquoajustent sur le modegravele observeacute par Dubois et nous avons fait allusion agrave un autre
couple beau-pegraveregendre Pelayo et Alphonse Ier Pelayo est preacutesenteacute comme le fils drsquoun duc
wisigoth Fafile Le statut du pegravere de Pelayo est primordial il lui confegravere la leacutegitimiteacute de
diriger la reacutesistance face agrave lrsquoenvahisseur puisque le rang de duc est agrave lrsquoorigine une charge
politique et militaire dans une reacutegion frontaliegravere de lrsquoEmpire romain Sa position sociale fait
de lui le chef naturel des Wisigoths en deacuteroute Son fils unique meurt rapidement apregraves ecirctre
monteacute sur le trocircne et crsquoest son gendre Alphonse Ier lui aussi fils drsquoun duc qui lui succegravede Au
cours des siegravecles les historiographes ont gardeacute la trame unissant ces deux rois mais plusieurs
deacutetails ont varieacute avec le temps
Sous le regravegne drsquoAlphonse III la chronique drsquoAlbelda et la version eacuterudite de la
chronique drsquoAlphonse III font de Pelayo le fils du duc Fafile749 la version eacuterudite preacutecisant
qursquoil est de sang royal La version Rotense de cette mecircme chronique offre une vision un peu
divergente en faisant de Pelayo un laquo spathaire raquo750 des rois Witiza et Rodrigue sans
mentionner son pegravere ou la fonction de celui-ci751 Lucas de Tuy752 et Jimeacutenez de Rada753
meacutelangent les deux versions et font de Pelayo un spathaire fils du duc Fafile Neacuteanmoins
dans la Estoria de Espantildea Pelayo nrsquoest preacutesenteacute que comme le fils du duc Fafile sans
allusion agrave la foncion de spathaire754
748 C-G DUBOIS op cit p 26 749 Albeldense 34 p 23 laquo Fafilanem ducem Pelagii patrem raquo traduit par laquo le duc Fafila pegravere de Peacutelage raquo
Eacuterudite 61 p 38 laquo Pelagium filium quondam Fafilani ducis ex semaine regio raquo traduit par laquo Peacutelage fils de
Fafila qui avait eacuteteacute jadis duc de sang royal raquo 750 Un spathaire eacutetait un membre de la garde royale DRH trad note 45 p 146 751 Rotense 6 1 p 38-39 laquo Pelagius quidam spatarius Vitizani et Ruderici regum raquo traduit par laquo un
certain Peacutelage spathaire des rois Witiza et Rodrigue raquo 752 Chronicon Mundi IV 1 p 223 10-11 laquo Pelagius filius suprafati ducis Fafile spatarius regis Roderici raquo 753 De Rebus Hispaniae III 15 p 95 6 laquo Faffilam ducem patrem Pelagii raquo et IV 1 p 114 7 laquo spatarius raquo 754 PCG 546 p 303 6b-7b laquo al duc Ffafila padre dell inffante don Pelayo raquo
154
Quant agrave Alphonse Ier la Chronique Albeldense le preacutesentait comme le fils de Pierre duc
des Cantabres755 sans autre preacutecision sur ses origines ce qui ferait de la monarchie astur-
leacuteonaise une royauteacute issue dun goth (Pelayo) et dun autochtone noble (Alphonse Ier)756 La
Chronique drsquoAlphonse III diffegravere un peu de ce modegravele La version Rotense ajoute agrave cela le fait
que le duc Pierre descend drsquoune ligneacutee royale757 renforccedilant ainsi le prestige du duc tout en
conservant lrsquoancrage local La version eacuterudite renforce lrsquoorigine royale en preacutecisant qursquoil
descend des roi Leacuteovigilde et Reacutecaregravede758 Jusque-lagrave ces ajouts montrent la logique
drsquoaccumulation des chroniques chacune reprenant la version preacuteceacutedente en y ajoutant un
deacutetail afin de preacuteciser deacutevelopper accentuer un point qui semble important Alphonse Ier
passe ainsi de fils de duc agrave fils de duc issu drsquoune ligneacutee royale et enfin agrave fils de duc issu de
grands rois wisigoths Sur ce point les chroniques suivent la mecircme logique et servent les vues
neacuteo-wisigothiques des rois Alphonse II et Alphonse III qui se preacutesentent comme les
successeurs leacutegitimes de la monarchie de Tolegravede De plus une sorte de saut dans le temps
eacutetablit un lien entre Reacutecaregravede et Pierre et Alphonse Ier Ces-derniers descendent de Reacutecaregravede
sans aucun intermeacutediaire connu ce qui permet de se deacutebarrasser habilement des autres
descendants de Reacutecaregravede dans la chronique Ervige Eacutegica et Witiza eacutetant comme nous le
verrons plus loin jugeacutes responsables du deacuteclin du Royaume
Crsquoest drsquoailleurs probablement cette vision neacuteo-wisigothique qui explique le changement
de logique qui intervient sur un autre point Dans lrsquoAlbeldense et la version Rotense Pierre
eacutetait duc de Cantabrie759 ce qui offrait une leacutegitimiteacute locale agrave son fils Alphonse Ier alors que
dans la version eacuterudite il est le chef de lrsquoarmeacutee des rois Eacutegica et Witiza760 Cette fonction
nrsquoenlegraveve rien au prestige drsquoAlphonse Ier elle renforce mecircme sa leacutegitimiteacute militaire mais
lrsquoancrage local disparaicirct les chroniqueurs jugeant sucircrement que le lignage wisigoth devait
primer Cependant cette derniegravere version nrsquoest pas agrave notre connaissance reprise par la suite
soit que version laquo duc de Cantabrie raquo ait eacuteteacute trop ancreacutee dans lrsquoimaginaire soit que la neacutecessiteacute
drsquoun rattachement total aux Wisigoths ait eacuteteacute moins impeacuterieuse avec le temps sans compter
755 Albeldense 38 p 23 laquo Adefonsus Pelagii gener regnauit annis XVIII Iste Petri Cantabriae ducis filius
fuit raquo traduit par laquo Alphonse gendre de Pelayo reacutegna dix-huit ans Il eacutetait le fils de Pierre duc de Cantabrie raquo 756 G MARTIN laquo Un reacutecithellip raquo p 27-30 757 Rotense 6 4 p 44 laquo Adefonsus filius Petri Cantabrorum ducis ex regia prosapia raquo traduit par
laquo Alphonse fils de Pierre duc des Cantabres de ligneacutee royale raquo 758 Eacuterudite 8 1 p 45 laquo filius Petri ducis ltquigt ex semine Leuuigildi et reccaredi regum progenitus tempore
Egicani et Witizani princeps militiae fuit raquo traduit par laquo fils du duc Pierre (qui) issu de la race des rois
Leacuteovigilde et Reacutecaregravede fut le chef de lrsquoarmeacutee au temps drsquoEgica et de Witiza raquo 759 Albeldense 38 p 23 laquo Petri Cantabriae ducis raquo traduit par laquo Pierre duc de Cantabrie raquo Rotense 6 4
p 44 laquo Petri Cantabrorum ducis raquo traduit par laquo Pierre duc des Cantabres raquo 760 Eacuterudite 8 1 p 45 laquo tempore Egicani et Witizani princeps militiae fuit raquo traduit par laquo fut le chef de
lrsquoarmeacutee au temps drsquoEgica et de Witiza raquo
155
que cette fonction est utiliseacutee par Lucas de Tuy avec une autre finaliteacute Quoi qursquoil en soit les
chroniques suivantes preacutesentent Alphonse Ier comme le fils du duc Pierre duc des Cantabres
et descendant du roi Reacutecaregravede761 symbole de la conversion au Catholicisme le premier
eacuteleacutement eacutetant repris de lrsquoAlbeldense et de la version Rotense et le second de la version
eacuterudite preuve que cette version nrsquoest pas rejeteacutee en bloc mais que les chroniqueurs opegraverent
bel et bien des choix Alphonse Ier a donc les qualiteacutes lignagegraveres neacutecessaires il est noble et il
descend drsquoun roi wisigoth embleacutematique La leacutegitimiteacute et la continuiteacute wisigothique sont ainsi
eacutetablies
Donnons quelques extraits de chroniques reacutedigeacutees sous le regravegne drsquoAlphonse III
Chronique
Albeldense
Chronique drsquoAlphonse III
version Rotense Chronique drsquoAlphonse III version eacuterudite
Petri Cantabriae
ducis filius fuit762
Filius Petri Cantabrorum
ducis ex regia prosapia763
Filius Petri ducis ltquigt ex semine Leuuigildi
et Reccaredi regum progenitus tempore
Egicani et Witizani princeps militiae fuit764
Et de chroniques reacutedigeacutees au XIIIe siegravecle
Chronicon Mundi De Rebus Hispaniae Estoria de Espantildea
Adefonsus catholicus Petri
Cantabriensis ducis filius765
Fuerat namque Petrus ex
Recaredi serenissimi Gotorum
principis progenie ortus766
Fuit filius Petri ducis
Cantabrie767
Fuit autem Petrus dux ex
progenie gloriosissimo
principis Recharedi768
Fijo que fue del duc don Pedro
de Cantabria769
Don Alffonsso fue fijo del duc
don Pedro de Cantabria770
Uinie el duc don Pedro del
linnage del mui noble rey
Recaredo771
761 Leacuteovigilde disparaicirct sans doute parce que dans les chroniques il perseacutecute les catholiques comme par
exemple dans la Chronique Albeldense 19 p 21 762 Albeldense 38 p 23 laquo il eacutetait le fils de Pierre duc de Cantabrie raquo 763 Rotense 6 4 p 44 laquo fils de Pierre duc des Cantabres de ligneacutee royale raquo 764 Eacuterudite 8 1 p 45 laquo fils du duc Pierre (qui) issu de la race des rois Leacuteovigilde et Reacutecaregravede fut le chef de
lrsquoarmeacutee au temps drsquoEgica et de Witiza raquo 765 Chronicon Mundi IV 6 p 228 1-2 CM trad p 278 laquo Alfonso Catholico fijo de Pedro duque de
Cantabria raquo 766 Chronicon Mundi IV 8 p 228 2-3 CM trad p 279 laquo fue Pedro nasccedilido de generacioacuten de Recaredo muy
claro priacutencipe de los godos raquo 767 De Rebus Hispanie IV 5 p 121 12-13 DRH trad p 165 laquo fue hijo del duque Pedro de Cantabria raquo 768 De Rebus Hispanie IV 5 p 121 13-14 DRH trad p 166 laquo el duque Pedro era descendiente del
gloriosiacutesimo priacutencipe Recaredo raquo 769 PCG 575 p 328 29a-33a 770 PCG 580 p 330 26b-27b 771 PCG 580 p 330 28-30
156
En outre Lucas de Tuy que suit le Roi Sage introduit une nouveauteacute au sujet de Pelayo
en preacutesentant son pegravere comme eacutetant lui aussi duc des Cantabres Selon notre analyse cette
origine ne prend son sens qursquoau regard de celle drsquoAlphonse Ier Cette fonction paternelle
rapproche et reacuteunit Pelayo et son gendre Leurs pegraveres respectifs ont occupeacute la mecircme fonction
sous le royaume de Tolegravede et apregraves lrsquoeffondrement de celui-ci les fils occupent agrave leur tour la
mecircme fonction En outre les deux hommes sont associeacutes dans leur lutte commune contre
lrsquoenvahisseur Alphonse Ier eacutetant preacutesenteacute comme un allieacute de Pelayo laquo entro en Asturias don
Alffonsso [hellip] pora ayudar en las batallas de Nuestro Sennor Dios al rey don Pelayo raquo772
Dans la chronologie du reacutecit Alphonse Ier est drsquoabord preacutesenteacute comme le fils du duc des
Cantabres puis comme lrsquoallieacute de Pelayo qui lui fait ensuite eacutepouser sa fille Alphonse Ier est
donc leacutegitimeacute dans un triple mouvement par le sang la symbolique et lrsquoalliance qui
nrsquointervient qursquoen dernier lieu Son mariage avec la fille de Pelayo et son origine royale mise
en scegravene par la tradition historiographique en faisaient deacutejagrave un heacuteritier leacutegitime Cependant la
fonction paternelle vient opportuneacutement conforter le statut drsquoAlphonse Ier et de sa famille
surtout compte-tenu du fait que ce sont finalement les descendants du fregravere drsquoAlphonse Ier
Fruela qui regravegnent deacutefinitivement sur les Asturies agrave partir de Ramire Ier roi des Asturies de
842 agrave 850 Le mariage avec Ermesinde moins efficient puisqursquoil ne relie qursquoindirectement
Pelayo agrave Fruela est renforceacute par le lien eacutetabli par la fonction des ducs Fafile et Pierre
772 PCG 575 p 328 29a-33a
157
Geacuteneacutealogie des rois des Asturies de Pelayo jusqursquoagrave Urraca773
Bien que noble et wisigoth Pelayo nrsquoest explicitement relieacute agrave aucun monarque wisigoth
si ce nrsquoest lorsque les reacutedacteurs eacutetablissent une opposition entre ce heacuteros providentiel et deux
mauvais En effet Pelayo et son pegravere sont harceleacutes par les rois Eacutegica et Witiza Eacutegica envoie
ainsi le duc Fafile en exil laquo este rey Egica echara de tierra et en desterramiento al duc
Ffafila padre dell inffante don Pelayo raquo774 et son fils Witiza fait de mecircme avec Pelayo apregraves
avoir tueacute son pegravere Fafile laquo echo de la cibdad de Toledo en desterramiento all inffante don
Pelayo fijo del duc Ffafila de Cantabria raquo775 Lrsquoeacuteloignement aussi bien symbolique que
geacuteographique ne saurait ecirctre plus grand entre la famille de Witiza et celle de Pelayo Eacutegica et
Witiza apparaissent drsquoailleurs comme les parallegraveles neacutegatifs du couple pegravere-fils du modegravele de
creacuteation Srsquoil existe une promesse de descendance pour les uns les autres segravement le malheur
la mort de Fafile et la destruction de lrsquoEspagne La reacutepeacutetition des termes laquo echar hellip en
desterramento raquo permet drsquounir le pegravere et le fils agrave travers leurs actions neacutefastes pendant que
773 Javier RODRIacuteGUEZ MUNtildeOZ laquo De Pelayo a Felipe VI raquo La Nueva Espantildea 3 juin 2014
httpswwwlneesespana20140603pelayo-felipe-vi1594875html 774 PCG 546 p 303 5b-7b 775 PCG 549 p 304 43a-45a
158
face agrave eux lrsquoautre pegravere et lrsquoautre fils sont aussi associeacutes mais dans la perseacutecution subie agrave
travers la construction croiseacutee laquo X padre de Y raquo et laquo Y fijo de X raquo
Puisque les deux principaux clans dont sont issus les rois goths ndash celui de Witiza
descendant de Reacutecaregravede et celui de Rodrigue descendant de Chindaswinthe ndash sont souilleacutes le
sauveur de lrsquoEspagne ne peut leur ecirctre rattacheacute Alphonse Ier descend en ligne directe de
Reacutecaregravede sans intermeacutediaire suspect comme si son pegravere et lui descendaient directement de ce
roi heacuteros de la conversion de lrsquoEspagne Il y a eu neacutecessairement des eacutechelons intermeacutediaires
dans leur ligneacutee ndash Reacutecaregravede est deacuteceacutedeacute en 601 et Alphonse Ier est devenu roi en 739 ndash mais
les sources nrsquoindiquent rien et le rattachement agrave la ligneacutee de Witiza apparaicirct comme
impensable Apparenter ainsi directement Alphonse Ier agrave Reacutecaregravede permet donc drsquoeacutecarter les
mauvais rois afin que leurs fautes ne viennent pas entacher lrsquoarbre geacuteneacutealogique des rois
asturiens et de leurs successeurs
Drsquoailleurs Pelayo nrsquoa pas neacutecessairement besoin drsquoune ascendance royale En effet si
la figure de Pelayo comme meneur de la reacutebellion est primordiale dans les deux sens du
terme ndash et cette leacutegitimiteacute-lagrave lui est garantie par la charge de duc de son pegravere ndash ce ne sont pas
ses descendants qui sont appeleacutes agrave reacutegner sur lrsquoEspagne mais ceux de Fruela le fregravere
drsquoAlphonse Ier Crsquoest donc cette ligneacutee-lagrave qui a le plus besoin de leacutegitimiteacute La leacutegitimiteacute du
lignage deacutebarrasseacute des impureteacutes est apporteacutee par Reacutecaregravede et les eacuteleacutements vus plus haut
non moins importants permettent de relier cette ligneacutee au heacuteros salvateur de lrsquoEspagne
Pelayo Ensuite les diffeacuterents historiographes nrsquoont eu qursquoagrave deacuterouler la ligneacutee de Fruela afin
de leacutegitimer lrsquoaccession au trocircne des rois des Asturies du Leoacuten de Castille et finalement
drsquoEspagne Un article paru en 2014 dans La Nueva Espantildea au moment de la proclamation de
Felipe VI srsquoattache drsquoailleurs agrave montrer la continuiteacute de la monarchie espagnole depuis
Pelayo776
Alphonse X reprend donc le scheacutema de creacuteation qui repose sur le couple beau-
pegraveregendre deacutejagrave deacuteveloppeacute par lrsquohistoriographie sans y introduire de grands changements
Cependant il lui donne plus de pouvoir notamment en utilisant lrsquoeacuteleacutement introduit par
Jimeacutenez de Rada sur la fonction du pegravere de Pelayo qui fait eacutecho aux modegraveles mythiques
deacuteveloppeacutes au deacutebut de la chronique Ces couples pegraveresfils ou beau-pegraveregendre tirent leur
force des modegraveles extratextuels et srsquoautoalimentent entre eux agrave lrsquointeacuterieur du reacutecit Pyrrhus est
issu de la noblesse grecque comme son beau-pegravere Hispan et comme lui il a migreacute de la
776 J RODRIacuteGUEZ MUNtildeOZ art cit
159
Gregravece vers lrsquoEspagne Alphonse Ier est le fils du duc des Cantabres comme son beau-pegravere et
comme lui il a migreacute vers les Asturies Ce scheacutema tregraves performant et qui permet une certaine
souplesse narrative est vraiment opeacuterant agrave la fois dans le passeacute et dans le preacutesent puisque
comme lrsquoont noteacute les speacutecialistes du mythe la fonction du mythe est drsquoexpliquer le preacutesent
Tout comme Abraham et Moiumlse justifient la naissance drsquoIsraeumll et Eneacutee celle de Rome les
Ceacutetubales donnent naissance aux Espagnols Hispan apporte la monarchie en Espagne et
Pelayo et Alphonse Ier sont agrave lrsquoorigine des royaumes chreacutetiens en peacuteninsule Ibeacuterique Mecircme si
la construction de ces trois moments cleacutes des origines de lrsquoEspagne repose notamment sur un
couple fondateur cela ne suffit pas pour autant agrave en faire un mythe de creacuteation Nous avions
en effet souligneacute deux points indispensables au scheacutema tripartite de creacuteation lrsquoideacutee de
migration vers la terre promise ndash de preacutefeacuterence motiveacutee par la volonteacute divine mecircme si ce nrsquoest
pas toujours le cas ndash et la promesse drsquoune descendance Il nous faut agrave preacutesent reacuteexaminer les
trois eacutetapes cleacutes afin de comprendre dans quelle mesure ces deux eacuteleacutements migration vers
une terre promise et descendance nourrissent le reacutecit des origines de lrsquoEspagne
B La terre promise
Lrsquoexpression laquo terre promise raquo utiliseacutee agrave propos de la terre de Canaan (situeacutee entre la
Meacutediterraneacutee et le Jourdain) par les juifs et les chreacutetiens nrsquoest pas preacutesente dans la Bible elle
a eacuteteacute forgeacutee a posteriori pour deacutesigner le territoire vers lequel Dieu a envoyeacute Abraham puis
Moiumlse
Dieu a fait alliance avec Abraham et reacuteitegravere cette alliance avec ses descendants leur
promettant de leur donner une terre Un grand nombre de passages de la Bible font reacutefeacuterence agrave
cette promesse ou alliance Citons par exemple laquo agrave ta posteacuteriteacute je donne ce pays raquo777
laquo demeure au pays que je te dirai Seacutejourne dans ce pays-ci je serai avec toi et te beacutenirai Car
crsquoest agrave toi et agrave ta race que je donnerai tous ces pays-ci et je tiendrai le serment que jrsquoai fait agrave
ton pegravere Abraham raquo778 laquo le pays que jai donneacute agrave Abraham et agrave Isaac je te le donne et agrave ta
posteacuteriteacute apregraves toi je donnera ce pays raquo779 laquo crsquoest toi qui conduiras les Israeacutelites au pays que
je leur ai promis par serment raquo780 ou encore laquo [va] vers la terre dont jrsquoai dit par serment agrave
777 La Biblehellip Genegravese 1518 778 La Biblehellip Genegravese 262-3 779 La Biblehellip Genegravese 3512 780 La Biblehellip Deuteacuteronome 3123
160
Abraham Isaac et Jacob que je la donnerais agrave leur descendance raquo781 Les notions de don et de
promesse sont explicites Cependant le concept de laquo terre promise raquo ne fait pas seulement
reacutefeacuterence au don et agrave la promesse elle implique aussi la migration Dieu dit en effet agrave
Abraham laquo Quitte ton pays ta parenteacute et la maison de ton pegravere pour le pays que je
trsquoindiquerai raquo782 et agrave Moiumlse laquo va monte drsquoici toi et le peuple que tu as fait monter du pays
drsquoEacutegypte raquo783 Le voyage srsquoaccompagne ensuite drsquoeacutepreuves notamment symboliseacutees par
lrsquoExode drsquoIsraeumll hors drsquoEacutegypte (deacutecrit dans les livres de lrsquoExode du Leacutevitique des Nombres
et du Deuteacuteronome)
Lrsquoaccomplissement de la promesse de Dieu se deacuteroule donc en plusieurs temps
lrsquoannonce de lrsquoalliance le voyage et la prise de possession de la terre Mecircme si le Seigneur a
octroyeacute la terre agrave son peuple ce dernier ne peut en prendre immeacutediatement possession En
effet une fois arriveacutes en terre de Canaan les Heacutebreux ne sont pas encore les maicirctres des lieux
Ainsi lorsque Sara meurt agrave Heacutebron Abraham souhaite lrsquoy enterrer et dit ceci aux
Hittites laquo je suis chez vous un eacutetranger et un reacutesident Accordez-moi chez vous une
possession funeacuteraire pour que jrsquoenlegraveve mon mort et lrsquoenterre raquo784 Le patriarche se preacutesente
comme un eacutetranger sur la terre qui lui a pourtant eacuteteacute promise par Dieu La Bible parle
explicitement de conquecircte quand le Seigneur srsquoadresse aux Heacutebreux en ces termes laquo vous
posseacutederez ce pays et vous y demeurerez raquo785 Puis lorsque les Heacutebreux arrivent agrave Canaan
mecircme si Dieu leur apporte son aide il leur faut conqueacuterir la ville de Jeacutericho786 pour srsquoemparer
de la terre promise
Par ailleurs le pays de Canaan nrsquoest pas deacutecrit longuement dans la Bible mais plusieurs
passages montrent qursquoil srsquoagit drsquoun heureux pays787 drsquoune terre fertile et abondante Lrsquoimage
qui revient le plus est celle drsquoune terre ougrave ruissellent le lait et le miel788 et lrsquohuile le vin les
farines les fruits et les meacutetaux sont aussi citeacutes
781 La Biblehellip Exode 331 782 La Biblehellip Genegravese 121 783 La Biblehellip Exode 331 784 La Biblehellip Genegravese 234 785 La Biblehellip Nombres 3353 786 La Biblehellip Josueacute 62-5 laquo Yahveacute dit alors agrave Josueacute Vois Je livre entre tes mains Jeacutericho et son roi gens
drsquoeacutelite Vous tous les combattants vous contournerez la ville (pour en faire une fois le tour et pendant six jours
tu feras de mecircme Sept precirctres porteront en avant de larche sept trompes en corne de beacutelier Le septiegraveme jour
vous ferez sept fois le tour de la ville et les precirctres sonneront de la trompe) Lorsque la corne de beacutelier retentira
(quand vous entendrez le son de la trompe) tout le peuple poussera un grand cri de guerre et le rempart de la
ville seacutecroulera sur place alors le peuple montera chacun droit devant soi raquo 787 La Biblehellip Exode 38 et Deuteacuteronome 87 788 La Biblehellip Exode 38 317 135 333 Nombres 1327 Deuteacuteronome 63 269 Job 2017 Jeacutereacutemie 3222hellip
161
Pays de froment et dorge de vignes de figuiers et de grenadiers pays doliviers drsquohuile et de
miel pays ougrave le pain ne te sera pas mesureacute et ougrave tu ne manqueras de rien pays ougrave il y a des
pierres de fer et drsquoougrave tu extrairas dans la montagne le bronze789
Il lui fait chevaucher les hauteurs de la terre il le nourrit des produits des montagnes il lui fait
goucircter le miel du rocher et lrsquohuile de la pierre dure le lait cailleacute des vaches et le lait des brebis
avec la graisse des pacircturages les beacuteliers race du Bashacircn et les boucs avec la graisse des grains
du froment et pour la boisson le sang de la grappe qui fermente790
La Bible fait aussi reacutefeacuterence aux nombreux cours drsquoeau qui irriguent le pays et
garantissent ainsi sa fertiliteacute laquo mais Yahveacute ton Dieu te conduit vers un heureux pays pays de
cours deau de sources qui sourdent de lrsquoabicircme dans les valleacutees comme dans les
montagnes raquo791 La terre promise de la Bible srsquoappuie sur plusieurs eacuteleacutements une terre riche
et abondante la neacutecessaire migration et la conquecircte qui sont des eacuteleacutements qursquoAlphonse X
reprend agrave son compte pour eacutecrire son histoire de lrsquoEspagne
La position geacuteographique de la peacuteninsule Ibeacuterique en Europe fait de lrsquoEspagne un pays
litteacuteralement au bout du monde Dans lrsquoAntiquiteacute et au Moyen Acircge voyager vers lrsquoEspagne
crsquoest voyager vers les limites occidentales du monde connu Nous avons vu que
lorsqursquoHercule arrive il fait eacuteriger plusieurs statues une agrave Cadix et lrsquoautre agrave Seacuteville La
premiegravere indique laquo estos son los moiones de Hercules raquo792 Cette statue sert donc de borne
elle deacutelimite lrsquoEurope les reacutedacteurs eacutecrivent ainsi agrave propos de Cadix laquo aquel logar []
estaua en el comienccedilo doccident raquo793 De plus la statue tient une cleacute dans sa main droite et la
chronique rapproche explicitement cette statue drsquoune porte en disant laquo cuemo que querie abrir
puerta raquo794 La tour surmonteacutee de cette statue est symboliquement la porte drsquoentreacutee vers le
continent La seconde statue indique laquo fasta aqui llego Hercule raquo795 La preacuteposition laquo fasta raquo
indique le mouvement et lrsquoideacutee drsquoatteindre une certaine limite et implique qursquoHercule
nrsquoenvisage pas drsquoaller plus loin La peacuteninsule apparaicirct donc comme le terme drsquoun voyage
dans lequel Hercule est accompagneacute drsquoHispan Lorsque Hercule repart vers lrsquoEst il confie la
peacuteninsule agrave ses compagnons ndash la chronique preacutecise laquo yentes que troxiera consigo raquo796 ndash parmi
lesquels se trouve son neveu
789 La Biblehellip Deuteacuteronome 88-9 790 La Biblehellip Deuteacuteronome 3213-14 791 La Biblehellip Deuteacuteronome 87 792 PCG 5 p 8 13b 793 PCG 5 p 8 5b-6b 794 PCG 5 p 8 9b-11 795 PCG 6 p 8 46b 796 PCG 8 p 10 56b
162
Le voyage des Ceacutetubales et celui drsquoHercule ne sont pas deacutecrits dans la chronique
alphonsine avec preacutecision mais le texte preacutecise que ces deacuteplacements nrsquoont pas eacuteteacute aiseacutes En
effet les premiers ont essuyeacute la colegravere divine agrave Babel ce qui a provoqueacute la seacuteparation des
hommes et leur errance ou peacuteriple vers une terre qui les accueillerait laquo andudieron por
muchas tierras buscando logar pora poblar de que se pagassen fasta que llegaron a parte
doccident raquo797
En ce qui concerne Hercule la chronique cite ses aventures avant de venir en
Espagne798 notamment ses combats contre les Amazones contre le lion de Neacutemeacutee lrsquohydre de
Lerne ou le taureau creacutetois ndash ces trois derniegraveres tacircches faisant partie des douze travaux
drsquoHercule Apregraves ces aventures il gagne la Peacuteninsule799 ougrave il se met en quecircte drsquoun lieu pour
installer la ville qui sera Seacuteville laquo fue yendo por el [Guadalquivir] fasta que llego al logar o
es agora Seuilla poblada e siempre yuan catando por la ribera o fallarien buen logar o
poblasen una grand cibdat e no fallaron otro ninguno tan bueno cuemo aquel raquo800
Dans les deux cas les protagonistes sont agrave la recherche du meilleur lieu pour
srsquoinstaller ndash cela est indiqueacute par les verbes buscar et catar ndash et trouvent ce qursquoils cherchent en
Espagne terme de leur voyage (Hercule repart mais sa posteacuteriteacute Hispan reste) comme le
montrent les expressions laquo fasta que llegaron raquo pour les Ceacutetubales et laquo fasta que llego raquo pour
Hercule
Quant agrave Pelayo bien qursquoil soit originaire drsquoEspagne il doit entreprendre un voyage pour
fuir la cruauteacute du roi Witiza qui a tueacute son pegravere et qui veut maintenant srsquoen prendre agrave lui Il est
contraint agrave lrsquoexil drsquoabord vers la Cantabrie puis vers les Asturies apregraves lrsquoinvasion musulmane
Les Ceacutetubales ont doublement reccedilu pour mission divine de migrer une premiegravere fois
apregraves le Deacuteluge et une seconde fois comme punition apregraves la construction de la Tour de
Babel801 Quant agrave Pelayo il ne reccediloit pas explicitement lrsquoordre de monter vers la Cantabrie
mais crsquoest gracircce agrave Dieu qursquoil survit agrave lrsquoattaque de Witiza ce qui provoque sa fuite Les
reacutedacteurs utilisent lrsquoexpression laquo Dios querie raquo802 la volonteacute de Dieu est explicite et au
moment ougrave les Astures se reacuteunissent autour de lui Pelayo est qualifieacute de laquo mandadero de
Dios raquo803 Seuls Hercule et Hispan ne reccediloivent pas lrsquoinjonction divine de quitter leur terre
797 PCG 3 p 6 38a-41a 798 PCG 4 p 8 4a-43a 799 PCG 5 p 8 48a-50a 800 PCG 5 p 8 19b-25b 801 Voir p 102 802 PCG 552 p 306 14b-17b 803 PCG 565 p 320 11a
163
natale mais la preacutesentation de leur voyage est tout de mecircme semblable agrave celui des Ceacutetubales
et de Pelayo
Le topique du voyage voire de lrsquoerrance caracteacuterise drsquoailleurs lrsquoarriveacutee drsquoautres
personnages ou peuples en Espagne Les reacutedacteurs racontent que le roi Rocas a quitteacute lrsquoEacuteden
agrave la recherche du savoir et qursquoil est passeacute par Troie et la future Rome avant drsquoarriver en
Espagne ce qui implique un long voyage Surtout son voyage est deacutecrit en ces termes
laquo comenccedilo dir duna tierra en otra raquo804 Cette expression renforceacutee par lrsquoideacutee de quecircte
provoque la mecircme impression drsquoerrance
Crsquoest aussi le cas des Wisigoths conformeacutement au reacutecit qursquoen fait Jimeacutenez de Rada
De Rebus Hispaniae Estoria de Espantildea
Hanc ut diximus peragratis fere omnibus et
optentis Asie et Europe prouinciis et experti
bella et certamina et mansiones uarias quibus
insederant atendentes locorum comoda ipsam
omnibus pretulerunt eo quod inter omnes mundi
prouincias specialibus ubertatis titulis
redundabat805
Ca desde que los godos andidieron por las
tierras de la una part et de la otra prouandolas
por guerras et por batallas et conquiriendo
muchos logares en las prouincias de Asia et de
Europa assi como dixiemos prouando muchas
moradas en cada logar et catando bien et
escogiendo entre todas las tierras el mas
prouechoso logar fallaron que Espanna era el
meior de todos et muchol preciaron mas que a
ninguno de los otros806
Cependant ce passage de la Estoria de Espantildea nrsquoest pas une simple traduction de ce
que Jimeacutenez de Rada a eacutecrit Alphonse X retravaille ce passage et insiste davantage sur deux
aspects du voyage des Wisigoths lrsquoerrance et le choix Lrsquoexpression laquo andidieron por las
tierras de la una part et de la otra raquo est plus visuelle et rend mieux lrsquoideacutee de mouvement
drsquoalleacutees et venues agrave travers lrsquoAsie et lrsquoEurope Quant aux verbes laquo prouando raquo laquo catando
bien raquo laquo escogiendo raquo puis laquo fallaron raquo ils soulignent lrsquoideacutee de recherche Les expressions
laquo muchas raquo laquo cada logar raquo et laquo entre todas las tierras raquo accentuent encore lrsquoimpression de
longue recherche de prospection en montrant que les Wisigoths ont vraiment parcouru le
monde connu pour trouver le meilleur endroit possible pour srsquoeacutetablir et cet endroit nrsquoest autre
ndash eacutevidemment ndash que lrsquoEspagne
804 PCG 11 p 12 39b-40b 805 De Rebus Hispaniae III 21 p 105 24-29 DRH trad p 149 laquo a eacutesta ndash despueacutes de recorrer seguacuten he
dicho y conquistar casi todas las provincias de Asia y Europa y tras sufrir guerras y contiendas ndash teniendo en
cuenta la comodidad de los lugares y las diversas sedes en las que se habiacutean establecido la prefirieron a todas
porque excediacutea por meacuteritos propios de fertilidad a todas las tierras del mundo raquo 806 PCG 558 p 311 25a-35a
164
Le chemin pour rejoindre la peacuteninsule Ibeacuterique est semblable agrave celui que les Heacutebreux
ont emprunteacute pour rejoindre la terre promise il peut srsquoapparenter agrave une errance et il est semeacute
drsquoembucircches drsquoeacutepreuves ndash au sens propre du terme si lrsquoon pense aux travaux drsquoHercule Tous
ceux qui ont conquis lrsquoEspagne ont donc suivi un dur voyage qui les a meneacutes jusque-lagrave
Cependant comme le pays de Canaan la Peacuteninsule ne srsquoobtient pas si facilement et la fin du
voyage ne signifie pas lrsquoappropriation de la terre
Hormis les Ceacutetubales qui ne rencontrent pas de reacutesistance puisque par deacutefinition ils
eacutetaient les seuls hommes dans cette reacutegion ndash mecircme si leur installation est tout de mecircme
deacutecrite en plusieurs temps drsquoabord la valleacutee de lrsquoEgravebre puis le reste de la Peacuteninsule ndash les
nouveaux arrivants doivent se battre au terme de leur migration pour srsquoapproprier la terre
Hercule affronte notamment le geacuteant Geacuteryon qursquoil tue agrave La Corogne807 Quant agrave Pelayo il doit
drsquoabord empecirccher la conquecircte des Asturies par les envahisseurs puis se lancer dans la
(re)conquecircte du reste de lrsquoEspagne tacircche qui occupera les descendants drsquoAlphonse X pour
encore deux siegravecles Les deux miracles de la bataille de Covadonga (722)808 ne sont drsquoailleurs
pas sans rappeler deux eacutepisodes de lrsquoExode hors drsquoEacutegypte le passage de la Mer Rouge et la
bataille de Jeacutericho En effet les Astures trouvent refuge dans une grotte ougrave Dieu les protegravege
apregraves qursquoils en ont appeleacute agrave lrsquointercession du Christ et de la Vierge809 Dans un inversement de
situation Dieu nrsquoabat pas les murs de la citeacute mais renforce ceux de la grotte laquo e es mui
seguro logar bien como si Dios se le fiziesse pora esto raquo810 Tous les projectiles lanceacutes par les
ennemis leur reviennent et les tuent811 Ensuite les musulmans survivants pris en eacutetau sont
ensevelis par le glissement de terrain provoqueacute par Dieu et qui les preacutecipite au fond de la
riviegravere Deva Ici ce nrsquoest pas la mer qui se referme sur eux mais la montagne avec une mecircme
issue la noyade De fait la chronique compare explicitement lrsquoaide apporteacutee par Dieu agrave
Pelayo agrave celle apporteacutee aux Heacutebreux lors du passage de la Mer Rouge laquo e este nueuo
miraglo daquell affogamiento fizo Dios a pro de los cristianos de Espanna [hellip] assi como
fizo a los fijos de Israel quando les saco del catiuerio de Pharaon rey de Egipto et affogo a ell
et a todos los suyos en la mar raquo812 Le Seigneur protegravege ainsi agrave la fois son peuple et sa terre
807 PCG 7 p 9 17b-55b 808 P HENRIET laquo Le jour ougrave la reconquecircte commenccedilahellip raquo 2 laquo sa date est le plus souvent fixeacutee agrave 722 mais
on donne parfois 737 raquo 809 PCG 568 p 323 26a-36a et 44a-47a 810 PCG 567 p 322 5b-7b 811 PCG 568 p 323 9b-15b 812 PCG 568 p 323 33b-40b La mecircme ideacutee se trouve deacutejagrave dans la Chronique drsquoAlphonse III Eacuterudite 63
p 43-44 laquo sed recordamini quia qui in Rubro Mari Aegyptios Israelem persequentes demersit ipse hos Arabes
Ecclesiam Domini persequentes immensa montis mole oppressit raquo laquo mais rappelez-vous que celui qui engloutit
dans la Mer Rouge les Eacutegyptiens qui poursuivaient Israeumll fut celui-lagrave mecircme qui eacutecrasa par lrsquoeacutenorme masse de la
165
Un parallegravele srsquoeacutetablit entre la notion de Terre Promise et lrsquoEspagne et entre le peuple eacutelu et
les chreacutetiens de la peacuteninsule sauveacutes par Dieu dans des conditions similaires Les combats de
Pelayo sont appeleacutes les laquo batallas de Nuestro Sennor Dios raquo813 ce qui montre que Pelayo
nrsquoest autre que le bras de Dieu en Espagne et que deacutefendre lrsquoEspagne revient agrave deacutefendre Dieu
Les termes laquo miraglo raquo814 et laquo mandadero de Dios raquo et la reacutefeacuterence explicite agrave la sortie
drsquoEacutegypte permettent drsquoassocier Pelayo et Moiumlse815 la bataille Covadonga le passage de la
Mer Rouge et la bataille de Jeacutericho
De plus lrsquoEspagne est semblable au pays de Canaan si lrsquoon en croit lrsquoeacuteloge fait par la
chronique et connu sous le nom de laquo loor de Espanna raquo traduction du De Rebus Hispaniae
dont la version est largement inspireacutee drsquoIsidore de Seacuteville Lrsquoeacuteloge contient des eacuteleacutements
diffeacuterents de celui du pays de Canaan notamment des reacutefeacuterences agrave la force militaire agrave travers
des expressions telles que laquo segura et bastida de castiellos raquo816 ou laquo nin se eguale ninguna
[tierra] a ella en fortalezas raquo817 Cependant le cœur de la glorification srsquoappuie sur les
mecircmes ressorts et est essentiellement une ode agrave la fertiliteacute de lrsquoEspagne La description insiste
sur lrsquoirrigation des terres gracircce aux nombreux cours drsquoeau
Ca riega se con cinco rios cabdales que son Ebro Duero Taio Guadalquiuil Guadiana [] et
por la bondad de la tierra et ell humor de los rios lieuan muchos fructos et son abondados
Espanna la mayor parte della se riega de arroyos et de fuentes et nunqual minguan poccedilos cada
logar o los a mester818
La reacutepeacutetition du verbe laquo riegase raquo et lrsquoeacutenumeacuteration des fleuves lrsquoallusion aux puits
soulignent lrsquoimportance de lrsquoeau dans les reacutecoltes ce qui est directement lieacute agrave la richesse drsquoun
royaume dans lrsquoAntiquiteacute et au Moyen Acircge ainsi qursquoagrave la survie de ses sujets tributaire drsquoune
eacuteventuelle seacutecheresse apportant famine et deacutesolation La description fait donc aussi la part
belle agrave lrsquoabondance des reacutecoltes et de ce que lrsquoon qualifierait aujourdrsquohui de produits
agricoles ainsi qursquoau beacutetail
montagne ces Arabes qui perseacutecutaient lrsquoEacuteglise du Seigneur La version Rotense est quasiment identique au mot
pregraves 813 PCG 575 p 328 32a-33a 814 PCG p 321 14 568 p 323 13b et 34b 815 Preuve que Pelayo eacutetait bien associeacute agrave Moiumlse est que dans la Chronique Sarrasine reacutedigeacutee en 1443 par Pedro
de Corral la megravere de Pelayo lrsquoabandonne sur le fleuve Il srsquoagit drsquoun thegraveme tregraves reacutepandu dans les reacutecits
mythiques mecircme anteacuterieurs agrave la Bible mais il semble eacutevident que cet abandon fait reacutefeacuterence agrave Moiumlse compte
tenu de la comparaison avec la Sortie drsquoEacutegypte Ineacutes de la FLOR CRAMER Los grupos poliacuteticos y sociales en
la Croacutenica sarracina New-York Peter Lang Publishing 2005 p 89-91 816 PCG 558 p 311 14b 817 PCG 558 p 311 31b-32b 818 PCG 558 p 311 51a-8b
166
Espanna es abondada de mieses deleytosa de fructas viciosa de pescados sabrosa de leche et
de todas las cosas que se della fazen lena de uenados et de caccedila cubierta de ganados loccedilana
de cauallos prouechosa de mulos [] alegre por buenos uinos ffolgada de abondamiento de
pan819
Briosa de sirgo et de quanto se faze del dulce de miel et de accedilucar alumbrada de cera
complida de olio alegre de accedilafran820
Certains eacuteleacutements font eacutecho agrave la description du pays de Canaan particuliegraverement le lait
le miel ou lrsquohuile Les reacutedacteurs agrave la suite de Jimeacutenez de Rada et dans une moindre mesure
drsquoIsidore de Seacuteville mettent aussi lrsquoaccent sur les minerais synonymes de richesse comme
les meacutetaux preacutecieux et le sel ou indispensables pour la fabrication de lrsquoarmement
Rica de metales de plomo de estanno de argent uiuo de fierro de arambre de plata de oro
de piedras preciosas de toda manera de piedra marmol de sales de mar et de salinas de tierra
et de sal en penas et dotros mineros muchos azil almagra greda alumbre et otros muchos de
quantos se fallan en otras tierras821
Agrave plusieurs reprises le texte insiste sur lrsquoabondance et le fait que lrsquoEspagne nrsquoait pas son
pareil en la matiegravere laquo ca entre todas las tierras del mundo Espanna a una estremanccedila de
abondamiento et de bondad mas que otra tierra ninguna raquo822 et un peu plus loin laquo complida
de todo bien non a tierra en el mundo que la semeie en abondanccedila raquo823 Cet eacuteloge de la
peacuteninsule Ibeacuterique fait eacutecho au voyage des Ceacutetubales drsquoHercule et des Goths qui ont traverseacute
tout ou partie du monde connu avant de choisir de srsquoeacutetablir en Espagne
La chronique souligne aussi le lien existant entre Dieu et lrsquoEspagne En effet
Alphonse X comme Jimeacutenez de Rada affirme que lrsquoEspagne nrsquoest pas nrsquoimporte quel
territoire elle occupe au contraire une place agrave part au sein de la Creacuteation Lorsqursquoil eacutecrit
laquo entre todas las tierras que ell onrro mas Espanna la de occidente fue raquo824 il creacutee une
hieacuterarchie des nations ou plutocirct des patries puisqursquoil est ici question de terre et il impose
lrsquoEspagne agrave la premiegravere place Insistant sur la preacutefeacuterence de Dieu pour lrsquoEspagne la
chronique preacutecise que Dieu lrsquoa pourvue de tout ce que lrsquohomme peut deacutesirer laquo ca a esta
abasto el de todas aquellas cosas que omne suel cobdiciar raquo825 Plus que nrsquoimporte quelle
819 PCG 558 p 311 9b-16b 820 PCG 558 p 311 23b-26b 821 PCG 558 p 311 16b-23b 822 PCG 558 p 311 35a-37a 823 PCG 558 p 311 30b-31b 824 PCG 558 p 311 22a-23a 825 PCG 558 p 311 23a-25a
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autre terre Dieu en a fait un paradis pour lrsquohomme et crsquoest ce qursquoassurent les reacutedacteurs
laquo esta Espanna que dezimos tal es como el parayso de Dios raquo826
Dans le reacutecit alphonsin lrsquoEspagne partage donc certaines caracteacuteristiques avec la terre
promise de la Bible Lrsquoabondance la fertiliteacute regravegnent et les richesses de lrsquoEspagne sont sans
eacutegales ce qui en fait une terre favoriseacutee par Dieu entre toutes et de fait semblable au Paradis
Le Seigneur montre en effet agrave plusieurs reprises sa preacutefeacuterence pour la Peacuteninsule que ce soit
lors de la Creacuteation ou en 711 lorsqursquoil protegravege les Asturies de lrsquoenvahisseur en y envoyant
Pelayo qui partage agrave son tour plusieurs points communs avec les patriarches bibliques Bien
qursquoil ne guide pas explicitement les hommes vers ce Paradis ndash agrave aucun moment la chronique
nrsquoaffirme que Dieu ou ses anges srsquoadressent aux Espagnols ndash le topique de lrsquoerrance la
neacutecessiteacute de la conquecircte malgreacute la proprieacuteteacute perccedilue comme leacutegitime les points communs des
eacuteloges sont autant drsquoeacuteleacutements qui esquissent une certaine image de la peacuteninsule Ibeacuterique et
qui la rapproche du pays de Canaan et de lrsquoEacuteden
C La descendance promise
Lrsquoautre aspect important du scheacutema tripartite du mythe de creacuteation est la descendance
promise au pegravere et engendreacutee reacuteellement ou symboliquement par le fils Dans cette
perspective les descendants ont alors pour rocircle drsquoaccompagner et de perpeacutetuer lrsquoordre social
politique ou religieux instaureacute par le fils Le mythe de creacuteation ne peut exister qursquoagrave condition
qursquoil corresponde drsquoune faccedilon ou drsquoune autre agrave un aspect de la socieacuteteacute qui est ndash ou que lrsquoon
voudrait ndash toujours en vigueur crsquoest-agrave-dire si les hommes qui se reconnaissent comme les
descendants maintiennent lrsquoordre censeacute avoir eacuteteacute fondeacute par leur ancecirctre
a Les Ceacutetubales
Les Ceacutetubales envoyeacutes par Dieu pour parcourir le monde sont doublement agrave lrsquoorigine
de la vie en Espagne Drsquoune part ce sont les premiers ecirctres humains qui peacutenegravetrent dans la
peacuteninsule Ibeacuterique apregraves le Deacuteluge et drsquoautre part ils ont donneacute naissance aux Espagnols
lorsqursquoils se sont installeacutes dans la valleacutee de lrsquoEgravebre berceau de la vie en Espagne Ils sont donc
la source le commencement de toute vie dans cette reacutegion Le fait que les reacutedacteurs ne
826 PCG 558 p 311 50a-51a
168
parlent pas des Ibegraveres comme Jimeacutenez de Rada mais directement et uniquement des
Espagnols teacutemoigne de leur volonteacute de lier lrsquohistoire de lrsquoEspagne agrave celle des Espagnols827
Les descendants de Tubal ont eacuteteacute envoyeacutes en Espagne ougrave ils sont devenus les Espagnols
Selon le reacutecit tous les ecirctres humains ayant veacutecu en peacuteninsule Ibeacuterique depuis le Deacuteluge sont
des Espagnols Ils seront modeleacutes faccedilonneacutees civiliseacutes par les dominations successives mais
ils sont deacutejagrave Espagnols La descendance des Ceacutetubales est primordiale dans les deux sens du
terme elle est la plus ancienne et la plus essentielle
b Hercule et Hispan
Hercule et Hispan ont introduit la royauteacute en Espagne Hispan est le premier personnage
que les reacutedacteurs deacutesignent comme roi il fixe sa capitale agrave Cadix Ce premier roi nrsquoa pas eacuteteacute
eacutelu comme pouvaient lrsquoecirctre les Wisigoths il est devenu roi parce qursquoil eacutetait le neveu
drsquoHercule Hercule nrsquoeacutetant pas mort il nrsquoa pas heacuteriteacute de lrsquoEspagne au sens strict du terme
mais il nrsquoa pas eacuteteacute eacutelu par les nobles ou choisi parmi eux La Estoria de Espantildea preacutecise
qursquoHercule a confieacute les villes agrave ses compagnons mais que la peacuteninsule revint agrave son neveu
laquo puso en cada logar omnes de so linage E sobre todos fizo sennor un so sobrino raquo828
Contrairement agrave Jimeacutenez de Rada qui faisait drsquoHispan un noble eacuteleveacute par Hercule le lien de
parenteacute introduit par Alphonse X permet de montrer que degraves les origines de la monarchie en
Espagne il srsquoagissait drsquoune monarchie heacutereacuteditaire et non eacutelective version bien plus en accord
avec la conception alphonsine de la royauteacute Hercule et Hispan ont ainsi donneacute la monarchie
heacutereacuteditaire agrave lrsquoEspagne ainsi que son nom choisi par Hercule agrave partir du nom drsquoHispan Ils
ont aussi ameneacute une part de civilisation en Espagne Hercule eacutetait accompagneacute drsquoAtlas
lorsqursquoil est arriveacute et il a affronteacute et vaincu le geacuteant Geacuteryon829 tyran et voleur ce qui fait de
lui le heacuteros civiliseacute830 qui libegravere la terre du monstre Quant agrave Hispan les reacutedacteurs lui
attribuent la construction de lrsquoaqueduc de Seacuteville et du systegraveme tregraves ingeacutenieux du phare de La
Corogne831
Agrave ce propos Adeline Rucquoi affirme que laquo crsquoest avec Hercule que commence
reacuteellement la fondation des villes crsquoest-agrave-dire que lrsquoon passe de lrsquoeacutetat de nature agrave celui de la
827 Voir p 131 828 PCG 8 p 11 1a-3a 829 PCG 7 p 9 13b-56b 830 Franccedilois DELPECH laquo Adoradores del Fuego en Al-Andalus Reflexiones sobre la prehistoria miacutetica de
Espantildea raquo in J A GONZAacuteLEZ ALCANTUD et M J BUXOacute REY (eacuted) El Fuego Mitos ritos y realidades
Barcelone eacuted Anthropos 1997 p 41-74 p 43 831 Voir p 108
169
civilisation cette derniegravere eacutetant grecque par excellence raquo832 En effet selon lrsquohistorienne les
villes espaces civiliseacutes (civitas) srsquoopposaient aux laquo deacuteserts raquo barbares833 Degraves lors celui qui
fonde des villes implante la civilisation Si nous adheacuterons pleinement agrave lrsquoanalyse proposeacutee par
Adeline Rucquoi il nous semble cependant qursquoelle emprunte un raccourci trop commode Il
est en effet tregraves tentant de confier agrave un heacuteros grec lrsquoeacutemergence de la civilisation mais Hercule
nrsquoest pas le premier fondateur les Ceacutetubales ont fondeacute Oca Calahorra Tarazona et Saragosse
ainsi que drsquoautres reacutegions non speacutecifieacutees Certes les Ceacutetubales sont un peuple lointain en
dehors de la chronologie et sans personnage identifieacute cependant nous ne sommes pas certain
que cela fasse une diffeacuterence pour un chreacutetien du XIIIe siegravecle sucircrement persuadeacute du caractegravere
historique de tous les personnages preacutesenteacutes dans la Bible De plus le premier personnage
personnifiant la sagesse et parvenant agrave dompter la nature est le roi Rocas eacutepigone
drsquoAlphonse X anteacuterieur agrave Hercule dans le reacutecit En revanche nous rejoignons drsquoune certaine
faccedilon lrsquohistorienne Hercule eacutetant plutocirct responsable du retour de la civilisation disparue suite
agrave un cataclysme
c Seacutecheresse et recreacuteation
Un eacutepisode eacutetrange et agrave notre connaissance ineacutedit dans lrsquohistoriographie castillane
introduit une seacuterie de catastrophes climatiques en Espagne Tout drsquoabord une seacutecheresse
assegraveche la terre les fleuves et les veacutegeacutetaux puis un vent semblable au feu deacuteracine tous les
veacutegeacutetaux et finalement survient un deacuteluge reacuteparateur de trois ans
- Uino la grand seca que duro XXVI annos que no llouio en Espanna [] e toda la tierra fue
perduda e yerma que non finco ninguna cosa en ella834
- El postremer anno de la seca fizo un uiento tan grande que todos los arboles derribo por
que los fallo secos e tan grand fue el poluo que fizo con aquel uiento que semeiaua fumo e
cuydauan que ardie toda la tierra835
- E depues uinieron tres annos que numqua fizo al sino llouer de guisa que toda la tierra
era cubierta dagua que semeiaua mar e fue combrando todo lo que era perdudo836
832 A RUCQUOI laquo Le heacuteros avant le sainthellip raquo p 56 833 A RUCQUOI laquo Les villes drsquoEspagnehellip raquo p 3 laquo Degraves lrsquoorigine en Espagne la memoria de la civitas paraicirct
effectivement srsquoecirctre confondue avec celui de la communitas du royaume dont lrsquoespace fut diviseacute entre un monde
ldquociviliseacuterdquo constitueacute par un ensemble de villes et son opposeacute la barbarie les ldquodeacutesertsrdquo ougrave vivaient les rustici et
les barbari qui ne constituaient pas une societas La citeacute (civitas) disait Isidore de Seacuteville dans ses Eacutetymologies
au deacutebut du VIIe siegravecle est ldquoune multitude drsquohommes unie par le lien de la socieacuteteacute appeleacutee ainsi en raison des
citoyens crsquoest-agrave-dire des habitants mecircmes de la ville (urbs) raquo Eacutetymologies XV 2 1-6 p 226-227 834 PCG 13 p 14 1a-8a 835 PCG 13 p 14 13a-18a 836 PCG 13 p 14 18a-22a
170
Cette seacutecheresse fait suite agrave la discorde survenue entre les deux fils de Rocas apregraves sa
mort Lrsquoun conserve la tour construite par leur pegravere tandis que lrsquoautre en construit une autre
pour lui-mecircme837 La rivaliteacute entre les deux fregraveres renvoie au thegraveme mythique des fregraveres
ennemis Lrsquoanthropologue Clyde Kluckhohn citeacute par Reneacute Girard affirme qursquoil srsquoagit du
type de conflit le plus freacutequent dans les mythes838 On le retrouve notamment ndash avec une issue
diffeacuterente ndash en Eacutegypte avec Seth et Osiris agrave Rome avec Remus et Romulus dans la Bible
avec Caiumln et Abel ou encore Jacob et Eacutesauuml Ce type de conflit est drsquoautant plus freacutequent dans
les mythes qursquoils nrsquoappartiennent pas seulement au reacutecit mythique mais aussi agrave la reacutealiteacute
extralitteacuteraire
Ce nrsquoest pas dans les mythes seulement que les fregraveres sont agrave la fois rapprocheacutes et seacutepareacutes par
une mecircme fascination celle de lrsquoobjet qursquoils deacutesirent ardemment tous les deux et qursquoils ne
veulent ou ne peuvent partager un trocircne une femme ou de faccedilon plus geacuteneacuterale lrsquoheacuteritage
paternel Les fregraveres ennemis agrave la diffeacuterence des jumeaux sont agrave cheval sur la deacutesymbolisation
purement symbolique et la deacutesymbolisation reacuteelle la vraie crise sacrificielle839
Crsquoest alors que la seacutecheresse frappe lrsquoEspagne fait peacuterir les fregraveres ennemis840 et pousse
les habitants agrave fuir pour se reacutefugier au-delagrave des Pyreacuteneacutees841 ce qui implique que seule
lrsquoEspagne est viseacutee par le courroux divin De plus le deacutecegraves des fregraveres sans eacutevocation drsquoune
quelconque descendance laisse penser que leur ligneacutee srsquoest eacuteteinte comme celle de Caiumln dans
la Bible En effet dans la Bible le meurtre commis par Caiumln est puni de la maleacutediction de
Dieu842 et agrave terme sa descendance disparaicirct De fait lrsquohumaniteacute est issue drsquoAbel et non de
Caiumln car Noeacute et sa famille seuls survivants humains du Deacuteluge descendent drsquoAbel Si lrsquoon
suit la logique de la punition biblique la civilisation ne peut ecirctre issue du fregravere coupable843 ou
en lrsquooccurrence des fregraveres coupables puisque la chronique parle de laquo desabenencia
entrellos raquo844 sans nommer de responsable preacutecis La rivaliteacute autour de la tour rappelle
drsquoailleurs la construction de la tour de Babel elle aussi source drsquoun chacirctiment divin Si la
premiegravere tour renvoyait agrave Rocas et agrave sa sagesse la seconde nrsquoest que le symbole de la
discorde fraternelle Le conflit entre fregraveres et la nature deacutechaicircneacutee qui prive la terre de toute
forme de vie ndash que ce soit la veacutegeacutetation asseacutecheacutee qui finit par ecirctre arracheacutee par le vent ou la
population qui a fui ndash sont autant drsquoeacuteleacutements qui renvoient au meurtre drsquoAbel et au Deacuteluge
837 PCG 13 p 13 49b-43b 838 Reneacute GIRARD La violence et le sacreacute Paris Bernard Grasset 1972 p 93 839 Ibid p96 840 PCG 13 p 14 4a 841 PCG 13 p 14 9a 842 La Biblehellip Genegravese 411 843 Contrairement agrave Rome fondeacutee par Romulus bien qursquoil soit responsable de la mort de son fregravere 844 PCG 13 p 13 51b
171
soit deux eacutepisodes bibliques en lien avec la punition reacuteunis ici en un seul eacutepisode La formule
laquo dizien que Dios la auie ayrada raquo845 ne laisse guegravere de doute quant agrave lrsquoorigine de la
seacutecheresse Lrsquoexpression laquo llantos dEspanna raquo846 qui preacutecegravede lrsquoallusion agrave la colegravere divine
attire drsquoailleurs lrsquoattention en raison de sa ressemblance avec le chapitre intituleacute laquo del duello
de los godos de Espanna raquo847 et de lrsquoexpression laquo doloroso es el llanto raquo848 agrave propos de la
chute de 711 attribueacutee agrave la colegravere divine La similitude entre les formulations et leur cause
interroge Ne peut-on y voir un preacutesage ou une allusion agrave la lutte fratricide qui opposera les
Goths entre eux et qui causera leur perte
Cette seacutecheresse nrsquoapparaicirct dans aucune des sources chreacutetiennes drsquoAlphonse X alors
pourquoi le Roi Sage choisit-il ce cataclysme-lagrave pour mettre en scegravene la punition divine
Selon lrsquohistorien Franccedilois Delpech les historiographes Ibn al-Athicircr (XIIIe siegravecle) Ibn Idhari
(XIIIe et XIVe siegravecles) et Al-Himyari (XVe siegravecle) affirment que les tout premiers habitants de
la Peacuteninsule eacutetaient des laquo magos raquo dont lrsquoidolacirctrie irrita Dieu Ce-dernier provoque une
seacutecheresse qui dura cent ans849 De plus certains eacuteleacutements de la version alphonsine
apparaissent aussi dans le conte intituleacute Le Roi des rats qui figure dans certaines versions
arabes du Calila et Dimna En effet lrsquoorgueil et la deacutesinvolture du roi sont punis par sa mort
puis par une terrible seacutecheresse une eacutepideacutemie et le vent qui provoque un incendie et deacutetruit
tout sur son passage850 Le thegraveme de la seacutecheresse circulait donc dans lrsquohistoriographie la
litteacuterature et le folklore arabe et il est probable qursquoil soit parvenu sous une forme ou une
autre jusqursquoaux ateliers alphonsins
Quoi qursquoil en soit agrave la suite de la seacutecheresse les reacutefugieacutes peuvent retourner en Espagne
La terre a eacuteteacute purifieacutee au sens propre comme au sens figureacute La seacutecheresse le vent associeacute au
feu puis lrsquoeau agrave la fois purificatrice comme dans le Deacuteluge et reacuteparatrice ont litteacuteralement
deacutebarrasseacute lrsquoEspagne de tout ce qui pouvait y pousser mais aussi et surtout de ses peacutecheurs
La laquo destruction de lrsquohumaniteacute par des cataclysmes cosmiques raquo est presque universellement
845 PCG 13 p 14 12a-13a 846 PCG 13 p 14 12a 847 PCG 559 p 312 848 PCG 559 p 312 23b 849 F DELPECH art cit p 48 850 Antoine Isaac Silvestre de SACY (eacuted) Calila et Dimna ou Fables de Bidpai en arabe Paris Imprimerie
royale 1916 p 61-63 Consultable en ligne
httpsbooksgooglefrbooksid=UPIVAAAAYAAJamppg=PP409amplpg=PP409ampdq=calila+et+dimna+sC3A9
cheresseampsource=blampots=DcBy3f1ZDJampsig=zhjqH4xYIB2UTm9BTkhBgLd31TQamphl=frampsa=Xampved=2ahUK
EwjywqaN3qTeAhUMUhoKHYw5BXMQ6AEwA3oECAYQAQv=onepageampq=calila20et20dimna20s
C3A9cheresseampf=false
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connue851 Que la catastrophe intervienne ou non agrave la suite drsquoun peacutecheacute il srsquoagit geacuteneacuteralement
de reacutegeacuteneacuterer le monde ou lrsquohumaniteacute Le cataclysme qursquoil srsquoagisse drsquoun deacuteluge drsquoun
tremblement de terre drsquoune seacutecheresse drsquoun incendie drsquoune eacutepideacutemiehellip implique la
renaissance La fin drsquoune humaniteacute est suivie de lrsquoapparition drsquoune nouvelle humaniteacute852 en
lrsquooccurrence pas complegravetement nouvelle puisque les Espagnols reviennent mais sans les
coupables Crsquoest aussi une laquo recreacuteation du monde raquo agrave travers le verbe laquo combrar raquo qui montre
la reacutegeacuteneacuteration de la terre Plus qursquoun mythe de creacuteation il srsquoagit finalement drsquoun mythe de
recreacuteation
Table rase a eacuteteacute faite les Espagnols reprennent le cours de leur vie et Hercule et Hispan
sont les premiers fondateurs de ce renouveau Ils ramegravenent alors la civilisation en Espagne agrave
travers les fondations de villes et leur savoir Le roi Pyrrhus trouve ensuite les deux tours et y
construit deux chacircteaux853 Lrsquoune drsquoelles repreacutesentait la discorde mais gracircce agrave la purification
et au rocircle exemplaire de Pyrrhus les deux tours peuvent revecirctir une symbolique positive La
seacutecheresse a mis fin agrave la ligneacutee reacuteelle de Rocas sans pour autant atteindre sa ligneacutee
symbolique dont le flambeau est repris par Hercule Hispan et Pyrrhus
d Pelayo et Alphonse Ier
Dans le reacutecit Pelayo suscite le ralliement des habitants des Asturies qui le rejoignent
pour lutter contre lrsquoenvahisseur comme le marque la reacutepeacutetition des verbes de convergence
laquo allegaronse a el et fueron con el raquo854 laquo de todas las partes de Asturias uinien corriendo
pora el raquo855 et laquo uinieron se todos pora ell raquo856 Ils reconnaissent leur roi et savent ougrave est leur
place crsquoest-agrave-dire agrave ses cocircteacutes Ses sujets le soutiennent et le suivent dans ses batailles Les
Astures se regroupent autour de Pelayo car ils ont appris que Dieu lui venait en aide
[Quando] oyron dezir el bien et la merccediled que Dios fiziera al rey don Pelayo uinieron se todos
pora ell a furto et a paladinas cada unos lo meior que podien E auiendo todos a coraccedilon de
seruir a Dios et de morir por la su sancta ley assi como fizieran en otro tiempo los Macabeos
fizieron su caualgada e prisieron dessa uez la cibdad de Leon857
851 Mircea ELIADE laquo Mythes du Deacuteluge raquo Encyclopaeligdia Universalis [en ligne] p 1 852 Ibid p 1 et 3 853 PCG 13 p 14 40a-43a 854 PCG 565 p 320 2a-3a 855 PCG 565 p 320 9a-10a 856 PCG 570 p 325 14a-15a 857 PCG 570 p 325 10a-20a
173
Les Astures deacutesireux de servir Dieu se mettent au service du roi Les reacutedacteurs
affirment ainsi que pour servir Dieu il faut servir son souverain Il est difficile de ne pas voir
dans ce genre de logique une correacutelation avec la politique drsquoAlphonse X qui affirmait et
souhaitait ecirctre reconnu comme le vicaire de Dieu sur Terre Au XIIIe siegravecle tout autant qursquoau
VIIIe servir Dieu crsquoest servir le roi et inversement servir le roi crsquoest servir Dieu Les sujets
quelle que soit leur eacutepoque ou leur position se doivent donc de suivre leur roi et de le soutenir
quelles que puissent ecirctre les circonstances et les combats de leur souverain car ce faisant crsquoest
Dieu qursquoils soutiennent
Drsquoailleurs comme lrsquoa tregraves justement fait remarquer Patrick Henriet degraves la version
donneacutee par la Chronique drsquoAlphonse III la restauration impulseacutee par la victoire de
Covadonga bien qursquoeacuteminemment chreacutetienne ne doit rien au clergeacute Pelayo prie Dieu
demande lrsquointercession de la Vierge et du Christ mais nulle trace de precirctre ou drsquoeacutevecircque
hormis dans le camp adverse858 Dieu eacutecoute accompagne et protegravege le roi et non le clergeacute
qui lui a tourneacute le dos preacutefeacuterant srsquoadonner agrave la luxure et se soumettre agrave lrsquoenvahisseur laquo Le
salut de lrsquoEspagne est opeacutereacute par des laiumlques et lrsquoHistoire si elle est chreacutetienne nrsquoest pas
cleacutericale raquo859 Si la chute est bien le fait des rois et du clergeacute la restauration ndash ou son
impulsion en tout cas ndash est le fait exclusif du roi La monarchie alphonsine prend ainsi racine
au VIIIe siegravecle lorsque les Espagnols renouent avec Dieu et sa loi agrave travers leur roi et non agrave
travers lrsquoEacuteglise Patrick Henriet parle agrave ce propos drsquoune laquo sorte drsquoeccleacutesiologie royale raquo De
plus Lucas de Tuy ne reprend pas la comparaison entre Covadonga et la Mer Rouge qui
renforce le parallegravele entre Pelayo et Moiumlse sans doute avait-il compris que le rocircle quasiment
biblique du roi ne coiumlncidait pas avec les inteacuterecircts de lrsquoEacuteglise Si la figure drsquoHispan permet
drsquointroduire et drsquoinstaurer la monarchie en Espagne celle de Pelayo permet drsquointroduire une
forme particuliegravere de monarchie correspondant davantage agrave la reacutealiteacute du XIIIe siegravecle860 et aux
revendications drsquoAlphonse X
La Chronique drsquoAlphonse III affirmait que la restauration de la patrie et de la
chreacutetienteacute srsquoeacutetait produite sous le regravegne de Pelayo agrave la suite de ses victoires eacuteclatantes laquo tunc
858 Oppa preacutesenteacute comme fregravere de Witiza est au service de lrsquoenvahisseur il tente de convaincre Pelayo de les
rejoindre PCG 568 p 322-324 859 P HENRIET laquo Le jour ougrave la reconquecircte commenccedilahellip raquo 9 860 Ibid 11
174
populatur patria restaurantur ecclesiae et omnes in commune gratias referunt Deo raquo861
Lucas de Tuy reprend la mecircme ideacutee tout en insistant et deacuteveloppant ce qursquoimplique pour lui
cette restauration
Ceterum Gotorum gens uelut a somno surgens cepit patrum ordinem paulatim requirere et
consuetudines antiquorum iurium obseruare in bello sequi signa in regno legitimum seruare
imperium in pace fundatr ecclesias et studio deuotissimo exornare Primo et principaliter
Deum qui eis paucissimis de multitudine hostium dederat triumphare collaudabant toto mentis
affectu862
Dans une vision clairement neacuteo-wisigothique plus qursquoune libeacuteration de la terre la
victoire des Astures implique surtout la restauration des Wisigoths ou en tout cas de lrsquoordre
wisigoth Pour Alphonse X la victoire de Pelayo nrsquoa pas immeacutediatement les mecircmes
conseacutequences Il nrsquoest pas fait mention drsquoune quelconque restauration wisigothique et il
amorce la restauration de la loi de Dieu mais pas encore celle de son Eacuteglise
E auiendo todos a coraccedilon de seruir a Dios et de morir por la su sancta ley assi como fizieran
en otro tiempo los Macabeos fizieron su caualgada e prisieron dessa uez la cibdad de Leon
[] E dalli adelant fueron cobrando et alccedilando la sancta fe de Nuestro Sennor que yazie
crebantada863
Pelayo repreacutesente en revanche lrsquoespoir laquo cobraron coraccedilon et lealtad et allegaronse a
el et fueron con el [] despertolos et sacolos de la couardia en que estauan asi commo si los
leuantase de un grieue suenno raquo864 Agrave deacutefaut de restaurer le royaume il restaure lrsquoespeacuterance
aupregraves de ses sujets notamment lorsque les reacutedacteurs mettent en scegravene un discours du roi
laquo amigos pero que Dios fiere et quebranta los sus fijos por sus pecados non quiere por eso
oluidarlos pora siempre de se non doler dellos raquo865
Pelayo ramegravene la monarchie en Espagne en tant que premier roi de cette nouvelle egravere et
montre par lrsquoexemple quel doit ecirctre le rocircle drsquoun roi Cependant agrave terme ce ne sont pas ses
descendants qui regravegneront mais bien la ligneacutee drsquoAlphonse Ier La Estoria de Espantildea opegravere un
861 Rotense 64 p 44 laquo alors la patrie est repeupleacutee les eacuteglises sont restaureacutees et tous les fidegraveles rendent
ensemble gracircce agrave Dieu raquo 862 Chronicon Mundi IV 5 p 228 10-16 CM trad p 278 laquo mas la gente de los godos asi como quien se
leuanta de su suentildeo escomenccediloacute a buscar poco a poco por el orden de los padres (de buscar) las costumbres de
los antiguos derechos y guardarlos en la batalla [seguir] (en) las sentildeales y [en] el reyno [guardar] el
mandamiento legiacutetimo y en la paz de fundar las yglesias y de orar con estudio muy deuoto y primeramente y
principal alaba[ban] a Dios con toda afficcedilion de voluntad qui dio a ellos muy pocos venccediler la muchedumbre de
los enemigos raquo 863 PCG 570 p 325 16a-24a 864 PCG 565 p 320 2a-8a 865 PCG 565 p 319 48b-51b
175
glissement vis-agrave-vis de la Chronique drsquoAlphonse III et du Chronicon Mundi attribuant agrave
Alphonse Ier la restauration de lrsquoEacuteglise Drsquoailleurs cela nrsquoest en rien gecircnant du point de vue
du modegravele mythique de creacuteation au contraire si lrsquoon se reacutefegravere au scheacutema tripartite de Gilbert
Dubois Pelayo nrsquoest que le pegravere celui qui reccediloit lrsquoordre de migrer mais crsquoest bel et bien le
fils qui doit (r)eacutetablir lrsquoordre Pelayo suscite lrsquoespoir et reacuteunit ses sujets mais crsquoest
Alphonse Ier devenu roi par succession et non par eacutelection866 qui reacutetablit veacuteritablement
lrsquoordre notamment chreacutetien
Ell auiendo muy grand sabor de seruir a Dios et de onrrarle punno de meter toda su femencia
en poner obispos en aquellas cibdades que el ganara de moros por que predigassen et
assessegassen por sus palabras et sus ensennamientos los cristianos en la fe de Cristo Despues
refizo todas las eglesias que eran derribadas et onrrolas muy bien de las cosas que les
conuinien et les era mester867
Le meacuterite drsquoAlphonse Ier par ailleurs surnommeacute laquo el Catholico raquo868 reacuteside donc dans la
reconstruction des eacuteglises et lrsquoinstallation drsquoeacutevecircques dans les reacutegions reconquises Drsquoailleurs
si le clergeacute apparaicirct enfin dans le reacutecit jouant son rocircle de preacutedicateur et de magister il reste
subordonneacute au roi La chronique utilise lrsquoexpression laquo poner obispos raquo eacutetablissant un
parallegravele inteacuteressant avec Alphonse X qui tente drsquoimposer la nomination de plusieurs
eacutevecircques869 Encore une fois crsquoest le roi qui prend la main sur lrsquoEacuteglise et non lrsquoinverse
Apregraves les Ceacutetubales qui ont meneacute les Espagnols en Espagne le couple HerculeHispan
qui y a introduit la monarchie et la civilisation le couple PelayoAlphonse Ier se reacutevegravele donc
bien ecirctre une troisiegraveme eacutetape cleacute du scheacutema de creacuteation mythique Le regravegne de Pelayo marque
drsquoabord la prise de possession symbolique de la terre promise agrave travers la victoire de
Covadonga et lrsquoinstauration drsquoune certaine forme de monarchie Puis le regravegne drsquoAlphonse Ier
fixe la monarchie heacutereacuteditaire et consolide le reacutetablissement de la Chreacutetienteacute Leur œuvre
commune est ensuite poursuivie par leurs successeurs parmi lesquels les reacutedacteurs incluent
Alphonse X
866 Le Chronicon Mundi mentionnait lrsquoeacutelection drsquoAlphonse Ier (IV 8 p 228 2 laquo elegitur raquo) ce qui nrsquoapparaicirct ni
dans le De Rebus Hispaniae ni dans la Estoria de Espantildea 867 PCG 585 p 333 52a-9b 868 PCG 580 p 330 20b 869 J F OrsquoCALLAGHAN op cit p 78-79 et p 93 Voir p 117 et p 351
176
D Le motif folklorique
Selon Hayden White870 la victoire de la civilisation sur la barbarie srsquoexprime dans la
litteacuterature meacutedieacutevale agrave travers une seacuterie drsquoarcheacutetypes folkloriques parmi lesquels celui de
tueur de dragons un homme qui remporte une eacutepreuve geacuteneacuteralement belliqueuse et qui se
marie avec la princesse heacuteritiegravere avant de succeacuteder au vieux roi871 Ces contes qui peuvent ecirctre
interpreacuteteacutes comme un conflit entre la civilisation et la barbarie872 constituent souvent le noyau
des romans de chevalerie le heacuteros devant vaincre un ennemi barbare ou sauvage afin
drsquoobtenir le pouvoir873 Comme lrsquoaffirme Cristina Gonzaacutelez laquo El matador de dragones es el
heacuteroe maacutes civilizado de todos porque es el que vence a la otredad raquo874 Cette chercheuse
rapproche agrave juste titre deux eacutepisodes de la Estoria de Espantildea du personnage archeacutetypal de
tueur du dragon lrsquoassainissement de Cadix et la construction de la tour de Tolegravede par Rocas
Dans le premier cas Hispan est le vieux roi et Pyrrhus le chasseur de dragon Il rend Cadix
habitable eacutepouse Liberia lrsquoheacuteritiegravere et devient roi agrave son tour Dans le second cas le vieux roi
est Tarcus et crsquoest Rocas qui doit domestiquer un dragon puis un ours Il eacutepouse ensuite la
fille de Tarcus et heacuterite des biens de son beau-pegravere875 Dans un cas il srsquoagit de dominer la
nature inhospitaliegravere dans lrsquoautre de domestiquer des animaux sauvages Dans les deux
eacutepisodes les deux heacuteros parviennent agrave dominer la nature sauvage agrave la civiliser crsquoest-agrave-dire agrave
construire des villes ou civitates
Se trata de una prueba fundacional Pirus y Rocas fundan las ciudades de Caacuteliz y Toledo
respectivamente mediante estas pruebas [] Estos personajes mediante la sabiduriacutea a la que
tienen acceso directo en el caso del sabio Rocas e indirecto en el de Pirus que sigue los
consejos de Liberia preparan el terreno y echan los cimientos de la civilizacioacuten876
Ce type de contes apparaicirct agrave plusieurs reprises877 dans lrsquoHistoire des rois de Bretagne
que Geoffroy de Monmouth eacutecrivit entre 1135 et 1139 et qui contribua agrave lrsquoeacutemergence des
romans de chevalerie Cristina Gonzaacutelez a retrouveacute les eacuteleacutements de lrsquohistoire de Rocas dans la
leacutegende arthurienne Ainsi le roi Vortigern souhaitant se retirer fait eacutedifier une tour qui
srsquoeffondre agrave plusieurs reprises Merlin conseille alors au roi de creuser les fondations ougrave ils
870 Cristina GONZAacuteLEZ laquo Salvajismo y barbarie en la Estoria de Espantildea raquo Nueva Revista de Filologiacutea
Hispaacutenica 40 (1) 1992 p 63-71 p 64 elle cite Hayden WHITE Topics of Discourse Essays in Cultural
Criticism Baltimore Johns Hopkins University Press 1978 p 150-182 871 C GONZAacuteLEZ art cit p 65 872 Ibid p 65 873 Ibid p 65 874 Ibid p 65 875 Ibid p 68 PCG 13 p 13 42b-46b laquo fuesse Rocas con Tharco e casol con su fija [] Desi murio
Tharcus e finco quanto el auie a Rocas raquo 876 C GONZAacuteLEZ art cit p 68 877 Ibid p 68
177
trouvent deux dragons878 Plus tard dans le reacutecit Arthur recircve drsquoun combat entre un dragon et
un ours879 les deux animaux que Rocas parvient agrave dompter gracircce agrave sa sagesse Lrsquoordre est
diffeacuterent mais les eacuteleacutements sont lagrave Rocas domestique le dragon dans la grotte et apregraves la mort
de son beau-pegravere il fait construire la tour sur la grotte car la compagnie du dragon lui
manque La diffeacuterence est que celle-ci ne srsquoeffondre pas car comme le fait remarquer Cristina
Gonzaacutelez Rocas regravegle le problegraveme du dragon avant de faire construire la tour880 Cet eacutepisode
rappelle par ailleurs la construction du phare de La Corogne par Hercule qui fait enfouir la
tecircte de Geacuteryon dans les fondations de la tour881 Cet eacuteleacutement nrsquoapparaicirct pas dans le De Rebus
Hispaniae mais il est possible que la matiegravere de Bretagne ait inspireacute le traitement du roi
Rocas et celui drsquoHercule les deux hommes construisant une tour sur ce qui symbolise leur
domestication de la sauvagerie lrsquoun le dragon et lrsquoours lrsquoautre le geacuteant tyrannique Par
ailleurs comment ne pas faire le rapprochement entre ces grottes symboles de civilisation et
la grotte de Pelayo celle drsquoougrave part lrsquoeacutelan de reacutesistance et de restauration de la Chreacutetienteacute face
agrave lrsquoenvahisseur impie Ici elle nrsquoest pas construite apregraves la victoire sur la barbarie crsquoest Dieu
qui la protegravege en vue de garantir la victoire
La passation de pouvoir entre Pelayo et Alphonse Ier est aussi semblable agrave ce motif
folklorique LorsqursquoAlphonse Ier eacutepouse Ermesinde la fille du vieux roi Pelayo celle-ci nrsquoest
pas encore lrsquoheacuteritiegravere crsquoest en effet son fregravere Fafile qui monte sur le trocircne Cependant Fafile
se bat en duel avec un ours et ne survit pas au combat
Ffafila fue omne liuiano de seso et amaua mucho la caccedila mas que non deuie et el corriendo un
dia mont fallosse con un osso et deffendio a todos los suyos que ge le dexassen e ell
atreuiendosse en su fuerccedila fue lidiar con ell un por otro et fue assi por su mala uentura quel
mato el osso882
Lrsquoeacutepreuve est deacuteplaceacutee ce nrsquoest pas au futur gendre de remporter lrsquoeacutepreuve mais au fils
leacutegitime Or celui-ci eacutetant incapable de remporter lrsquoeacutepreuve crsquoest le gendre qui devient roi
Finalement la mecircme eacutepreuve hisse agrave nouveau le gendre sur le trocircne Il est peu probable que la
preacutesence de lrsquoours dans les deux eacutepreuves soit une coiumlncidence Lagrave ougrave Rocas domestique
lrsquoours gracircce agrave sa sagesse et emporte lrsquoheacuteritage Fafile visiblement indigne de reacutegner ne
parvient qursquoagrave se faire tuer Le parallegravele entre les deux situations permet de mettre en valeur la
878 Ibid p 70 879 Ibid p 70 880 Ibid p 70 881 PCG 7 p 9 53b-56b 882 PCG 579 p 330 9a-15a
178
sagesse de Rocas le roi civilisateur face agrave la faiblesse intellectuelle de Fafile le roi
sauvage883
En outre comme la fille de Tarcus la princesse Ermesinde nrsquoa aucun rocircle en dehors de
faire le lien entre le vieux roi et le chasseur de dragon par procuration la seule princesse
heacuteritiegravere dont le personnage est un peu deacuteveloppeacute est celui de Liberia qui a lrsquoideacutee de
soumettre agrave un concours ses trois preacutetendants afin de rendre Cadix habitable Cependant elle
disparaicirct une fois enceinte apregraves avoir fait le neacutecessaire pour trouver un nouveau roi et avoir
conccedilu un heacuteritier Si elle souhaite obtenir de son pegravere le droit de choisir ce nrsquoest pas pour
pouvoir faire un mariage drsquoamour mais bien pour trouver celui qui sera le plus capable de
devenir roi884 son seul rocircle eacutetant de soumettre le laquo chasseur de dragon raquo agrave lrsquoeacutepreuve
Neacuteanmoins contrairement agrave Pyrrhus ou Rocas le mariage ne marque pas la fin de
lrsquoeacutepreuve civilisatrice pour Alphonse Ier Celui-ci heacuterite du deacutefi civilisateur initieacute par son
beau-pegravere et son vrai combat commence avec le mariage Il lui revient en effet de prendre la
tecircte de la Reconquecircte et drsquoaffronter les ennemis de la Chreacutetienteacute ces mecircmes envahisseurs
qursquoAlphonse X continue drsquoaffronter cinq siegravecles plus tard
Le regravegne de Pelayo et la bataille de Covadonga repreacutesentent bien une charniegravere entre le
reacutecit des origines et lrsquohistoire du royaume des Asturies la Estoria de Espantildea pouvant ecirctre
perccedilue comme un diptyque de la chute et de la reacutedemption885 Cependant au-delagrave de ce
scheacutema le couple PelayoAlphonse Ier fait aussi sens replaceacute dans le contexte du reacutecit des
origines et ce gracircce agrave la reacutetroalimentation Ce concept utiliseacute par Marta Lacomba renvoie en
eacutelectriciteacute agrave lrsquoalimentation drsquoun systegraveme ou drsquoun circuit par reacuteinjection drsquoune partie de ce qui
en est sorti886 La reacuteintroduction dans le systegraveme ici dans le reacutecit contribue agrave mettre en
eacutevidence les structures parallegraveles Cette reacutetroalimentation permet drsquoinscrire ces regravegnes dans un
scheacutema plus vaste drsquoeacutetablir des connexions et drsquoacceacuteder agrave une lecture eacutelargie qui permet
drsquoappreacutehender le reacutecit des origines comme un ensemble qui fait sens et non comme la simple
suite de la narration des diffeacuterentes dominations Ces couples font sens seacutepareacutement et
883 C GONZAacuteLEZ art cit p 63 laquo los salvajes se distinguen de los civilizados en que son hombres
degradados animalizados que no tienen concepto de pecado y dan rienda suelta a sus instintos raquo 884 Ibid p 67-68 885 Ibid p 66-67 laquo la croacutenica que es un diacuteptico de la caiacuteda y la redencioacuten raquo 886 Marta LACOMBA laquo El heacuteroe y la verdad en las Mocedades de Rodrigo La analogiacutea narrativa con valor
demostrativo en las Mocedades de Rodrigo raquo agrave paraicirctre e-Spania octobre 2019
179
ensemble gracircce agrave la reacutetroalimentation et aux reacutefeacuterences extratextuelles En plus drsquoeacutelaborer les
origines de la monarchie le reacutecit donne ainsi des Espagnols lrsquoimage drsquoun nouveau peuple eacutelu
beacuteneacuteficiant drsquoune Alliance avec Dieu et acceacutedant agrave la terre promise Dans cette logique les
Ceacutetubales sont les premiers teacutemoins de lrsquoAlliance et Pelayo est le reacutedempteur et le messager
de Dieu capable de susciter le soutien et le rassemblement autour de lui des Espagnols deacutechus
et de reacutetablir lrsquoAlliance lors drsquoune bataille miraculeuse
180
Chapitre 3
Chute(s) et temps cyclique
Lrsquohistoriographie meacutedieacutevale a chercheacute une cause agrave la deacutefaite du Guadalete en 711 et agrave
la chute du Royaume de Tolegravede qui srsquoensuivit En effet comment admettre qursquoun royaume en
apparence887 aussi puissant puisse srsquoeffondrer aussi soudainement apregraves une seule bataille
Comment justifier la deacuteroute des Wisigoths le deacutesordre la confusion qui reacutegnegraverent apregraves la
deacuteroute de Guadalete et comment expliquer que cette deacutefaite ait ouvert les portes du royaume
agrave des envahisseurs infidegraveles Plus qursquoune deacutefaite la fin des Goths est perccedilue comme une
deacutebacirccle Il fallait donc trouver plus qursquoune cause une victime expiatoire une victime
eacutemissaire888 qui portacirct la responsabiliteacute drsquoune deacutefaite inexplicable et inacceptable Chreacutetiens
Mozarabes et Arabes ont ainsi attribueacute la chute des Goths agrave une faute royale en lien avec le
Providentialisme avec des variantes et des ajouts au cours des siegravecles Nous nous proposons
ici drsquoexaminer la version retenue et exposeacutee par Alphonse X ses anteacuteceacutedents ainsi que sa
construction
A La faute
Les historiographes sont tous drsquoaccord sur lrsquoexemplariteacute positive de Wamba889 roi de
672 agrave 680 Les divergences surgissent en revanche quant au portrait des rois suivants et sur
quel(s) roi(s) la faute conduisant agrave la deacutefaite doit ecirctre rejeteacutee Les choix des diffeacuterents partis
en preacutesence reacutesultent essentiellement des enjeux politiques890 des premiers siegravecles drsquoAl-
Andalus et de la Reconquecircte bien que des facteurs dramatiques ou litteacuteraires soient aussi
entreacutes en ligne de compte
887 En reacutealiteacute le Royaume de Tolegravede souffrait de dissensions internes graves qui expliquent en grande partie son
affaiblissement Voir E A THOMPSON op cit p 208-212 p 219 p 227 p 261 888 R GIRARD op cit voir laquo Œdipe et la victime eacutemissaire raquo p 102-129 889 Voir notre troisiegraveme partie sur la figure royale 890 Nous suivons ici le travail indispensable de Ramoacuten MENEacuteNDEZ PIDAL Floresta de Leyendashellip
181
a La dynamique politique (IXe ndash XIIe siegravecles)
Bien avant 711 le royaume wisigoth de Tolegravede eacutetait gangreneacute par des dissensions
internes entre deux clans de lrsquoaristocratie qui srsquoaffrontaient pour le pouvoir le clan de Witiza
issu de Reacutecaregravede et celui de Rodrigue issu de Chindaswinthe Chez les Barbares le pouvoir
nrsquoest pas heacutereacuteditaire Le roi est eacutelu ou coopteacute parmi les principales familles aristocratiques et
le systegraveme fonctionne agrave condition qursquoil y ait alternance du pouvoir Or la plupart des familles
voulaient conserver le pouvoir pour elles notamment en assassinant le roi issu drsquoun clan rival
ce qui a pousseacute le ou les auteurs de la Chronique de Freacutedeacutegaire (VIIIe siegravecle) agrave qualifier agrave
deux reprises la freacutequence du reacutegicide et de la conjuration de laquo morbum Gothorum raquo891 Agrave
partir des anneacutees 670680 les conflits se sont exacerbeacutes et ont donneacute lieu agrave un contexte de
guerre civile reacuteelle ou larveacutee conseacutequence du systegraveme de cooptation et de ses deacuterives892
Rodrigue monte sur le trocircne vraisemblablement un an avant la deacutefaite Il prend le
pouvoir agrave la mort de Witiza sans que cela nrsquoimplique ndash semble-t-il ndash lrsquoassassinat de ce dernier
Si Witiza est neacute dans les anneacutees 680 comme on le suppose ses fils eacutetaient trop jeunes pour
heacuteriter du pouvoir qui nrsquoavait de toute faccedilon pas vocation agrave ecirctre heacutereacuteditaire Le clan de
Rodrigue a donc reacuteussi agrave lrsquoimposer drsquoune faccedilon ou drsquoune autre ce qui sans nul doute deacuteplut
au clan de Witiza La coheacutesion de la noblesse wisigothique est deacutefinitivement eacutebranleacutee et
certaines reacutegions se sont peut-ecirctre mecircme souleveacutees contre lrsquoautoriteacute de Rodrigue893 Agrave la suite
de la deacutefaite et de la mort de Rodrigue le clan Witiza reste en territoire conquis Al-Andalus
ougrave ils jouissent drsquoune position eacuteleveacutee alors que les fidegraveles de Rodrigue se reacutefugient dans le
nord de la Peacuteninsule en zone laquo libre raquo
La Chronique Mozarabe reacutedigeacutee en 754 reacutecit le plus proche des eacutevegravenements qui nous
soit parvenu insiste sur les qualiteacutes de Witiza et sur le coup de force de Rodrigue Agrave partir de
lagrave chaque camp va eacutelaborer au fil du temps une version de la deacutefaite favorable agrave ses propres
inteacuterecircts dans le but de rejeter la faute sur le clan adverse Les reacutecits qui se succegravedent au cours
des siegravecles donnent des versions diffeacuterentes qui srsquoeacuteloignent de plus en plus de la version
primitive Cependant les clans choisissent le mecircme modegravele concentrer une faute multiple et
diffuse sur un seul bouc-eacutemissaire que lrsquoon accuse du peacutecheacute de luxure
891 FREacuteDEacuteGAIRE (auteur) Olivier DEVILLERS et Jean MEYERS (eacuted et trad) Chronique des temps
meacuterovingiens Turnhout Brepols 2001 IV 82 p 184-185 et p 186-187 892 D MENJOT op cit p 27-29 893 E A THOMPSON op cit p 286
182
Dans les royaumes chreacutetiens crsquoest la version rejetant la faute sur Witiza qui preacutevaut894
Dans la premiegravere moitieacute du IXe siegravecle la Chronique de Moissac modifie et altegravere
complegravetement lrsquoimage du roi Witiza en en dressant un portrait tregraves deacutefavorable
His temporibus in Spania super Gothos regnabat Witicha qui regnavit annis 7 et
meses 3 Iste deditus in feminis exemplo suo sacerdotes ac populum luxuriose vivere docuit
irritans furorem Domini Sarraceni tunc in Spania ingrediuntur Gothi super se Rudericum
regem constituunt Rudericus rex cum magno exercitu Gothorum Sarracenis obviam it in
proelio sed inito proelio Gothi debellati sunt a Sarracenis sicque regnum Gothorum in Spania
finitur et infra duos annos Sarracenis pene totam Spaniam subiciunt895
Selon cette version Witiza srsquoadonne non seulement agrave la luxure mais il entraicircne aussi le
clergeacute ainsi que le peuple agrave suivre son exemple Ce peacutecheacute capital provoque la colegravere divine et
pour les punir Dieu envoie les musulmans envahir lrsquoEspagne Ce nrsquoest qursquoau moment de
lrsquoinvasion que les Wisigoths choisissent Rodrigue mais il est trop tard Ce reacutecit qui est une
veacuteritable construction ideacuteologique nous donne donc trois eacuteleacutements essentiels 1) une
explication de la deacutefaite 2) un rejet de la faute sur Witiza qui jusque-lagrave eacutetait preacutesenteacute comme
un bon roi et 3) la leacutegitimation de lrsquoaccegraves au pouvoir de Rodrigue qui arrive simplement trop
tard et agrave qui on ne peut rien reprocher Georges Martin suggegravere que lrsquoeacuteleacutement sexuel a eacuteteacute
introduit comme une sorte drsquoeacutecho au comportement de Charlemagne dont lhistoriographe
souligne lappeacutetit sexuel896 Cette chronique a en effet eacuteteacute reacutedigeacutee sous le regravegne de Louis le
Pieux897 qui œuvrait afin de favoriser la moralisation de la socieacuteteacute laiumlque Cet eacuteleacutement qui
allait deacuteterminer en grande partie lrsquoexplication de la chute du Royaume wisigoth dans les
chroniques posteacuterieures serait finalement ducirc au moins pour partie agrave une neacutecessiteacute politique du
royaume franc
Quoi qursquoil en soit un siegravecle plus tard au tout deacutebut du Xe siegravecle la Chronique
drsquoAlphonse III reprend agrave son tour la version proposeacutee par la Chronique de Moissac La
chronique deacutenonce la conduite luxurieuse de Witiza et deacuteveloppe le thegraveme de la deacutecadence de
lrsquoEacuteglise En effet par peur que le clergeacute ne se dresse contre lui Witiza fait dissoudre les
Conciles et abroger leurs canons et ordonne au clergeacute de suivre son exemple et de srsquoadonner agrave
la luxure898 Quant au roi Rodrigue la Chronique drsquoAlphonse III suit aussi la version
894 R MENEacuteNDEZ PIDAL Floresta de Leyendas p XXIV-XXXVI 895 Georg Heinrich PERTZ (eacuted) Monumenta Germaniae Historica Scriptores 1 Annales et chronica aevi
Carolini Hannover Impensis Bibliopolii avlici Hahniani 1826 p 280ndash313 p 290 31-37 896 G MARTIN laquo Un reacutecithellip raquo p 22 897 Roi drsquoAquitaine agrave partir de 781 et Empereur drsquoOccident de 814 agrave 840 Il eacutetait le fils de Charlemagne 898 Rotense et Eacuterudite 4 p 35-36
183
moissagaise en affirmant que son arriveacutee au pouvoir est leacutegitime899 et que Witiza est mort de
mort naturelle ou laquo morte propria raquo900 comme lrsquoeacutecrivent alors les chroniqueurs Une petite
divergence se fait cependant jour vis-agrave-vis de la Chronique de Moissac Rodrigue se reacutevegravele en
effet ne pas ecirctre un bon roi sans que la chronique nrsquoen dise plus la version Eacuterudite eacutetant
cependant un peu plus preacutecise que la version Rotense
Version Rotense Version Eacuterudite
Rudericus in regno est perunctus cuius tempore
adhuc in peiori nequitia creuit Spania901
Iste nempe in peccatis Witiziani ambulauit et
non solum zelo iustitiae armatus huic sceleri
finem imposuit sed magis ampliauit902
Cependant malgreacute cet accroc dans le portrait de Rodrigue la chronique est explicite la
chute du royaume est due agrave Witiza que ce soit dans la version Rotense laquo istud namque
Spaniae causa pereundi fuit raquo903 ou dans la version Eacuterudite laquo istud quidem scelus Hispaniae
causa pereundi fuit raquo904 La Chronique drsquoAlphonse III accentue encore cette ideacutee en faisant
jouer un rocircle aux fils de Witiza dans la deacutefaite impliquant aussi ce faisant la famille de Witiza
et non plus seulement lui-mecircme Il nrsquoest pas surprenant que la Chronique drsquoAlphonse III
deacuteveloppe et amplifie le reacutecit moissagais puisque la Chronique de Moissac nrsquoa pas pour sujet
principal la peacuteninsule Ibeacuterique
899 Rotense 52 p 37 laquo PostquamVitiza fuit defunctus Rudericus in regno est perunctus raquo laquo Apregraves la mort de
Witiza Rodrigue reccedilut lrsquoonction royale raquo et Eacuterudite 5 p 37 laquo Witiziane defuncto Rudericus a Gothis eligitur
in regno raquo laquo Witiza deacutefunt Rodrigue est eacutelu par les Goths agrave la royauteacute raquo 900 Rotense et Eacuterudite 4 p 36 901 Rotense 5 2 p 37 Traduit par laquo Rodrigue reccedilut lrsquoonction royale et sous son regravegne la meacutechanceteacute de
lrsquoEspagne empira encore raquo 902 Eacuterudite 5 p 37 Traduit par laquo celui-ci marcha dans la voie peacutecheresse de Witiza Et non seulement il (ne)
mit (pas) fin agrave ce crime en srsquoarmant du zegravele de la justice mais il lrsquoaggrava encore raquo 903 Rotense 4 p 35 Traduit par laquo et cette conduite en veacuteriteacute causa la perte de lrsquoEspagne raquo 904 Eacuterudite 4 p 36 Traduit par laquo ce crime en veacuteriteacute fut la cause de la perte de lrsquoEspagne raquo
184
Version Rotense Version Eacuterudite
Ob causam fraudis filiorum Vitizani Sarraceni
ingressi sunt Spaniam [hellip]
Sed sourum peccatorum clade oppressi et
filiorum Vitizani fraude detecti905
Filii uero Witizani inuidia ducti eo quod
Rudericus regnum patris eorum acceperat
callide cogitantes missos ad Africam mittunt
Sarracenos in auxilium petunt eosque nauibus
aduectos Hispaniam intromittunt [hellip]
Sed dicente Scriptura laquo In uanum currit quem
iniquitas praecedit raquo Sacerdotum uero uel
suorum peccatorum mole oppressi uel filiorum
Witiziani fraude detecti omne agmen Gothorum
in fugam sunt uersi et gladio deleti906
La chronique affirme ainsi que les fils de Witiza ont par vengeance trahi leur royaume
au profit des Sarrasins qursquoils ont fait entrer en Espagne La version Eacuterudite est plus deacutetailleacutee
elle parle de navires et surtout elle deacuteveloppe la responsabiliteacute du clergeacute En effet la
Chronique de Moissac tout comme les deux versions de la Chronique drsquoAlphonse III affirme
que Witiza a pousseacute le clergeacute agrave suivre son exemple Cependant la version Eacuterudite eacutetoffe cet
eacutepisode en parlant aussi des peacutecheacutes du clergeacute qui passe ainsi du statut de victime agrave celui de
coupable Les clercs nrsquoont pas eacuteteacute entraicircneacutes malgreacute eux dans le peacutecheacute ils en sont agrave lrsquoorigine
Selon Yves Bonnaz la construction du reacutecit de la deacutefaite imputant la faute agrave Witiza ne
reflegravete pas une querelle politique907 Pour affirmer cela il fonde ses arguments sur la
description de Rodrigue qui aurait ducirc ecirctre plus positive srsquoil srsquoagissait de le deacutefendre En effet
la mention de ses peacutecheacutes peut poser un problegraveme mais elle ne nous semble pas reacutedhibitoire
pour autant La leacutegitimiteacute de Rodrigue sur le trocircne reste intacte alors que la Chronique
Mozarabe parlait drsquoun coup de force il aurait donc eacuteteacute facile drsquoen faire un roi usurpateur De
plus malgreacute lrsquoeacutevocation des peacutecheacutes la faute ne lui est jamais directement imputeacutee sans
compter que la citation laquo in uanum currit quem iniquitas praecedit raquo semble au contraire
indiquer la fataliteacute de la deacutefaite il eacutetait deacutejagrave trop tard pour sauver les Goths Peut-ecirctre la
faillibiliteacute de Rodrigue est-elle eacutevoqueacutee afin drsquoexpliquer pourquoi Dieu a tout de mecircme puni
905 Rotense 5 2 p 37 Traduit par laquo agrave cause de la fourberie des fils de Witiza les Sarrasins envahirent
lrsquoEspagne [hellip] Mais accableacutes par le fleacuteau de leurs peacutecheacutes et se trouvant priveacutes de protection par la trahison des
fils de Witiza raquo 906 Eacuterudite 5 p 37-38 Traduit par laquo quant aux fils de Witiza pousseacutes par la jalousie parce que Rodrigue avait
recueilli la royauteacute de leur pegravere ils meacuteditent un dessein perfide ils envoient des messages vers lrsquoAfrique
appellent les Sarrasins agrave lrsquoaide et les introduisent en Espagne agrave bord des navires [hellip] Mais comme disent les
Eacutecritures il court en vain celui que lrsquoiniquiteacute preacutecegravede Accableacutees par le poids des peacutecheacutes ceux des precirctres en
veacuteriteacute et les leurs et se trouvant priveacutes de protection par la trahison des fils de Witiza toutes les troupes des
Goths furent mises en fuite et deacutetruites par lrsquoeacutepeacutee raquo 907 Y BONNAZ op cit p 129
185
lrsquoEspagne car srsquoil avait eacuteteacute en tout point exemplaire la punition divine aurait pu sembler
injuste
Pour Yves Bonnaz la chronique reflegravete au contraire laquo lrsquoanimositeacute drsquoune partie du clergeacute
toleacutedan contre Witiza raquo908 ce qui nrsquoest pas incompatible Cette thegravese renforce mecircme les
conclusions de Ramoacuten Meneacutendez Pidal La deacutefaite de 711 a en effet causeacute des dissensions
voire des ruptures au sein de lrsquoEacuteglise de Tolegravede certains comme lrsquoeacutevecircque Oppa srsquoeacutetant
rallieacutes agrave lrsquoenvahisseur lrsquoarchevecircque Sindered ayant fui agrave Rome et drsquoautres encore srsquoeacutetant
reacutefugieacutes dans les Asturies909 La population chreacutetienne drsquoAl-Andalus qui se sent soumise
humilieacutee910 par un pouvoir eacutetranger srsquoestime trahie par le clan de Witiza qui a preacutefeacutereacute livrer
lrsquoEspagne plutocirct que de perdre le pouvoir Crsquoest donc la version deacutefavorable agrave Witiza qui
preacutevaut911 Drsquoailleurs cette version perdure bien plus longtemps en Al-Andalus que dans les
royaumes chreacutetiens912
Parallegravelement agrave cela les descendants du clan de Witiza qui ont favoriseacute lrsquoinvasion et se
sont allieacutes aux Arabes ne peuvent accepter une telle version de lrsquohistoire Ils eacutelaborent donc
une autre histoire en miroir de la version des Asturies La faute est deacuteplaceacutee de Witiza agrave
Rodrigue913 et leur trahison ainsi justifieacutee nrsquoen est plus une
Au Xe siegravecle Ibn Al-Qutiya lrsquoarriegravere-arriegravere-petit-fils de Witiza eacutecrit Taʾrīkh iftitāḥ al-
Andalus ou Histoire de la Conquecircte drsquoal-Andalus dans laquelle il introduit deux nouveaux
eacutepisodes afin drsquoincriminer Rodrigue Le premier eacuteleacutement est une anecdote qui lui permet de
mettre en scegravene la luxure de faccedilon plus preacutecise et sucircrement plus inteacuteressante pour le lecteur
Rodrigue viole la fille drsquoun certain Julien un marchand qui commerccedilait avec lrsquoAfrique Julien
ne voulant pas laisser sa fille seule pendant son absence Rodrigue lui propose de srsquoen occuper
et en profite pour la violer En apprenant ce qui srsquoest passeacute Julien se fait lrsquointermeacutediaire entre
le clan de Witiza et les Arabes pour preacuteparer lrsquoinvasion Ibn Al-Qutiya rajoute aussi un autre
eacuteleacutement Selon lui il existait un palais qui abritait un coffre contenant les quatre Eacutevangiles sur
lesquels les rois wisigoths prononccedilaient leur serment Ce palais nrsquoeacutetait ouvert que lorsqursquoun
roi mourait pour y inscrire son nom et pour que son successeur puisse precircter serment Or bien
908 Ibid p 129 909 Ibid p 129 910 R MENEacuteNDEZ PIDAL Floresta de leyendashellip p XXV 911 En revanche les Mozarabes ne srsquoattachent pas agrave la figure de Pelayo car ils nrsquoont que faire de la restauration
drsquoun sauveur qui ne les a pas sauveacutes En reacutealiteacute les Astures ont eu assez peu drsquoinfluence parmi les chreacutetiens
drsquoAl-Andalus R MENEacuteNDEZ PIDAL Floresta de leyendashellip p XXV 912 Ibid p XXVI-XXVII p XXXI-XXXII 913 Ibid p XXXVI-XXXVII Chez les auteurs arabes la faute incombe toujours agrave Rodrigue
186
qursquoil ne puisse y peacuteneacutetrer car il avait voleacute la couronne Rodrigue y entre quand mecircme Dans le
coffre il trouve alors une repreacutesentation des Arabes sous forme de peinture accompagneacutee de
ce message laquo cuando este palacio sea abierto y se saquen estas figuras un pueblo semejante
a ellas entraraacute en Andaluciacutea y la dominaraacute raquo914 Crsquoest alors que lrsquoinvasion se produit
Rodrigue par sa luxure son orgueil sa cupiditeacute est donc preacutesenteacute comme doublement
responsable de lrsquoinvasion
Drsquoougrave proviennent les deux eacuteleacutements introduits par lrsquohistoriographie musulmane
Ramoacuten Meneacutendez Pidal fait eacutetat de plusieurs theacuteories proposeacutees par certains chercheurs Sans
entrer dans les deacutetails il semble que lrsquoeacutepisode du viol puisse provenir ou au moins se
deacutevelopper en parallegravele de reacutecits romains et germaniques Procope de Ceacutesareacutee (v 500-v 565)
rapporte que Valentinien III empereur de 424 agrave 455 utilise un stratagegraveme afin de pouvoir
violer lrsquoeacutepouse du seacutenateur Peacutetrone Maxime qui se venge ensuite en favorisant la victoire
drsquoAttila915 La Chronique de Freacutedeacutegaire rapporte eacutegalement qursquoAvitus empereur de 455 agrave
456 parvient agrave violer la femme du seacutenateur Lucius en se faisant passer pour malade et en
ordonnant que les femmes de seacutenateurs viennent le visiter Le mari aide alors les Francs agrave
srsquoemparer de Tregraveves916 Dans les leacutegendes norveacutegiennes du XIIIe siegravecle le roi Sigurd Sleva
viole Olava dont le mari est absent agrave cause drsquoune mission qursquoil lui a confieacutee Hermanaric roi
des Goths au IVe siegravecle viole Odila dans les mecircmes conditions917
Lrsquoeacutepisode du palais proviendrait quant agrave lui de la litteacuterature arabe et plus preacuteciseacutement du
genre narrant les conquecirctes Xerxegraves Ier et Darius auraient ainsi violeacute plusieurs tombes avant
leur deacutefaite918 Avec le temps la leacutegende reste sensiblement la mecircme mais des deacutetails
pittoresques et divertissants sont ajouteacutes pour renforcer lrsquoargument Deux chroniques arabes
Kitab-al-Ictifaacute et Fatho-al-Aldaluccedili reacutedigeacutees dans la seconde moitieacute du XIIe siegravecle919 font de
Julien un comte gouverneur de Tanger et non plus seulement un marchand De plus si sa
fille est resteacutee au palais crsquoest parce qursquoil eacutetait de tradition pour les filles drsquoecirctre eacuteduqueacutees agrave la
cour ougrave le roi leur choisissait un mari et leur donnait une dot Rodrigue viole la fille du comte
Julien et la fait surveiller pour qursquoelle ne preacutevienne pas son pegravere elle y parvient toutefois en
lui envoyant des cadeaux parmi lesquels elle cache un œuf pourri En voyant lrsquoœuf Julien
914 R MENEacuteNDEZ PIDAL Floresta de leyendashellip p XXXVII-XXXVIII 915 Ibid p XXIX XXX LX 916 Ibid p LXI 917 Ibid p XXXIII 918 Ibid p XLIV-XLV Voir aussi Alexander HAGGERTY KRAPPE laquo Une version persane de la Maison
fermeacutee de Tolegravede raquo Bulletin hispanique 30 (2) p 182-184 et id laquo La leacutegende de la Maison fermeacutee de
Tolegravede raquo Bulletin hispanique 26 (4) 1924 p 305-311 919 R MENEacuteNDEZ PIDAL Floresta de leyendas p XL
187
comprend ce qui srsquoest passeacute et rejoint les Arabes Lrsquointrigue de cette version est plus forte
plus divertissante et plus saisissante et surtout elle deacutegrade encore plus lrsquoimage de Rodrigue
Il nrsquoa pas seulement violeacute la fille drsquoun marchand il a violeacute la fille drsquoun noble Si les nobles
ont des devoirs envers leur roi crsquoest aussi le cas du roi envers ses nobles et envers leurs filles
puisqursquoil est responsable de leur eacuteducation et de leur mariage Crsquoest donc une trahison
impardonnable de la part de Rodrigue Lrsquoeacutepisode du palais est aussi quelque peu modifieacute Il
nrsquoest plus question drsquoEacutevangiles mais simplement drsquoun palais vide sur lequel chaque nouveau
roi pose un cadenas Rodrigue brise les cadenas peacutenegravetre dans le palais et trouve un parchemin
repreacutesentant des Arabes et deacutelivrant lrsquoavertissement suivant laquo estos hombres son los aacuterabes
ellos conquistaraacuten este paiacutes cuando los candados de este palacio sean violados y el violador
se arrepentiraacute raquo920 La version change mais lrsquoimpression demeure le roi Rodrigue a
provoqueacute et meacuteriteacute sa deacutefaite Julien et le clan de Witiza nrsquoont fait que se deacutefendre
En Al-Andalus la leacutegende laquo anti-Rodrigue raquo se deacuteveloppe chez les historiographes
musulmans tandis que la leacutegende laquo anti-Witiza raquo est durablement implanteacutee dans le milieu
populaire mozarabe921 Ramoacuten Meneacutendez Pidal cite ainsi la Chronica gotorum Pseudo
Isidoriana datant selon lui de la premiegravere moitieacute du XIe siegravecle et reacutedigeacutee par un mozarabe
toleacutedan922 Cette chronique continue de raconter que Witiza (Geticcedilo) fait preuve de luxure Le
roi entend parler de la beauteacute de la fille du comte Julien de Tangitanie Il fait venir Julien le
fait saouler lors de banquets et seacuteduit sa fille Lorsque Julien srsquoen rend compte il srsquoenfuit agrave
Ceuta avec sa femme en laissant sa fille Il rassemble ses richesses et propose au roi Tarec de
lrsquoaider agrave envahir lrsquoEspagne Cependant le temps que les musulmans arrivent Witiza est mort
et crsquoest Rodrigue qui les affronte et qui est trahi par les fils de Witiza923 Lrsquoaventure est la
mecircme mais Witiza reste le coupable pour les Mozarabes Et cette version reste encore
longtemps la norme en Al-Andalus puisque parallegravelement agrave la reacutedaction de la Estoria de
Espantildea lrsquoeacutevecircque Pierre Pascal (1227-1300) reacutedige le Libro contra la Seta de Mahomat dans
lequel il continue drsquoaccuser Witiza du viol de la fille du comte Julien (Yllaacuten) pendant
lrsquoabsence de ce dernier924
920 Ibid p XL-XLIII 921 Ibid p XVIII 922 Ibid p XXVII 923 Ibid p XXVII-XXIX 924 Ibid p XXXI-XXXII
188
Agrave partir du IXe siegravecle le scheacutema qui explique lrsquoinvasion de 711 est fixeacute selon deux
versions Les chreacutetiens rejettent la faute sur le clan de Witiza et les musulmans et les
descendants de Witiza la rejettent sur Rodrigue Dans les deux cas il srsquoagit drsquoune construction
ideacuteologique opeacutereacutee afin de servir des inteacuterecircts politiques il srsquoagit avant tout drsquoexpliquer la
deacutefaite et de deacutegager son camp de toute responsabiliteacute Agrave partir du XIIe siegravecle si la version
laquo anti-Rodrigue raquo nrsquoest pas adopteacutee par les Mozarabes elle gagne en revanche le Leoacuten et la
Castille
b Contamination litteacuteraire et modification des enjeux politiques (XIIe -
XIIIe siegravecle)
La leacutegende deacuteveloppeacutee par les auteurs musulmans est plus divertissante plus
laquo piquante raquo Au nord on disait certes de Witiza qursquoil srsquoadonnait agrave la luxure et qursquoil aurait
convaincu le clergeacute drsquoen faire de mecircme mais il nrsquoy avait aucun deacutetail et cette version nrsquoeacutetait
peut-ecirctre pas suffisamment distrayante pour que la leacutegende perdure vraiment en touchant les
lecteurs Crsquoest sucircrement pour cela que la version des historiographes musulmans a pu ecirctre
appreacutecieacutee De plus les Astures puis les Leacuteonais et les Castillans ne se revendiquaient pas
comme des descendants de tel ou tel clan wisigoth Leur leacutegitimiteacute neacuteo-wisigothique
provenant de Pelayo et drsquoAlphonse Ier la querelle entre les deux clans ne constitue donc plus
un enjeu La valeur dramatique lrsquoeacutevolution des inteacuterecircts politiques au cours des siegravecles et la
possible connaissance des eacutepisodes du viol preacutesents dans les leacutegendes germaniques et
romaines expliquent sans doute que la version laquo anti-Rodrigue raquo conccedilue au sud finisse par
gagner le nord agrave partir du XIIe siegravecle soit 400 ans apregraves lrsquoinvasion Lrsquohistoriographe de
lrsquoHistoire Legionense opegravere ainsi vers 1115 une sorte de fusion des deux versions Witiza
reste un roi plein de vices mais Rodrigue lrsquoest eacutegalement Pour la premiegravere fois lrsquohistoire du
viol est reprise dans les royaumes chreacutetiens avec encore une leacutegegravere variation dommageable agrave
Rodrigue il devait se marier avec la fille de Julien mais il la prend comme maicirctresse au lieu
de lrsquoeacutepouser Agrave partir de lagrave dans la Chronique Najerense et dans le Chronicon Mundi la perte
de lrsquoEspagne sera attribueacutee conjointement aux deux rois
Lucas de Tuy introduit deux eacuteleacutements mateacuteriels qui expliquent la deacutefaite des Goths
pourtant reacuteputeacutes pour leur valeur et la force de leur armeacutee Witiza fait deacutetruire les murailles
189
afin que les habitants ne puissent reacutesister agrave son influence925 puis Rodrigue fait envoyer les
armes et les chevaux de guerre en Gaule et en Afrique sur les conseils de Julien926 Depuis
lrsquoHistoire Legionense la faute morale est partageacutee par les deux rois et agrave partir du Chronicon
Mundi ils partagent aussi une faute mateacuterielle927 De plus nous avons vu que la version
Eacuterudite de la Chronique drsquoAlphonse III insistait sur la deacutepravation de lrsquoEacuteglise En revanche
Lucas de Tuy deacutefend lrsquoEacuteglise ndash nous avons vu qursquoil limite la comparaison entre Pelayo et
Moiumlse ndash et srsquoattache au contraire agrave montrer que Witiza harcegravele brutalise le clergeacute avant de
finir par le corrompre pour se proteacuteger lui-mecircme
Sed et episcopi et ecclesie ministri aspernabantur ecclesiastica officia pro nichilo habebantur
synodalia clausis foribus ecclesiarum despiciebantur ecclesiastica sacramenta despiciuntur
sancti patris Ysidori instituta deiciuntur concilia sacri canones dissoluuntur928
Dans le Chronicon Mundi le clergeacute apparaicirct avant tout comme une victime mecircme si la
plupart finissent par ecirctre complices de Witiza bien malgreacute eux
c La faute dans la Estoria de Espantildea
Quelques anneacutees apregraves la reacutedaction du Chronicon Mundi Jimeacutenez de Rada insegravere de
nouvelles variations et crsquoest cette version qursquoAlphonse X choisit quelques deacutecennies plus tard
de suivre sans la modifier Tout en reprenant la double attribution morale de la destruction de
lrsquoEspagne agrave Witiza et Rodrigue Jimeacutenez de Rada introduit en effet une nouvelle dynamique
dans la perte de lrsquoEspagne selon lui le Royaume wisigoth se trouvait deacutejagrave sur une pente
fatale bien des anneacutees avant lrsquoeacutepoque de Witiza et de Rodrigue En effet selon le Toleacutedan ces
deux rois sont en quelque sort lrsquoaboutissement du mauvais comportement de leurs
preacutedeacutecesseurs Ervige et Eacutegica ce qui a pour effet de renforcer la culpabiliteacute collective des
Goths Drsquoabord Ervige roi de 680 agrave 687 srsquoempare du pouvoir en empoisonnant le roi Wamba
qui se retire dans un monastegravere Rada nrsquoinvente rien mais les chroniques preacuteceacutedentes
attribuaient des qualiteacutes929 agrave Ervige en plus de rappeler les nombreux Conciles qursquoil a
925 Chronicon Mundi III 61 p 218 25-29 sauf les murailles de Tolegravede Leoacuten et Astorga 926 Chronicon Mundi III 62 p 220 15-25 927 R MENEacuteNDEZ PIDAL laquo Floresta de leyendashellip raquo p LI-LIII 928 Chronicon Mundi III 61 p 217 8-12 CM trad p 264 laquo los obispos e los ministros de las yglesias eran
maltratados y los officcedilios ecclesiasticos e sinodales eran auidos por nada y los ecclesiasticos sacramentos eran
menospreciados ccedilerradas las puertas de las yglesias fueron desechados y despreccediliados los estatutos del padre
sancto Ysidoro fueron desatados los conccedililios de la sagrada regla raquo 929 Rotense et Eacuterudite 2 p 34 laquo ut fertur pius et modestus erga subditos fuit raquo laquo ut fertur erga subditos
modestus fuit raquo Chronicon Mundi III 59 p 216 9-10 laquo pius et modestus erga suacutebditos fuit raquo CM trad
p 263 laquo fue piadoso y mesurado cerca de sus subditos raquo
190
organiseacutes Jimeacutenez de Rada reprend bien lrsquoeacutenumeacuteration des Conciles mais on ne trouve dans
son reacutecit nulle mention des qualiteacutes releveacutees par les historiographes anteacuterieurs Cela ajouteacute au
reacutecit de sa prise de pouvoir malhonnecircte assombrit lrsquoimage drsquoErvige
Son gendre Eacutegica roi de 687 agrave 702 reccediloit dans les chroniques le mecircme genre de
traitement que son beau-pegravere il organise plusieurs Conciles et possegravede certaines qualiteacutes930
Jimeacutenez de Rada et Alphonse X reproduisent le mecircme proceacutedeacute qursquoavec Ervige Le Roi Sage
pas plus que le Toleacutedan ne mentionne pas au sujet drsquoEacutegica de qualiteacutes personnelles et va un
peu plus loin en affirmant degraves le deacutebut de la partie qui lui est consacreacutee qursquoil a eacuteteacute un mauvais
roi Jimeacutenez de Rada eacutecrit laquo hic Gothos morte fuit et odio persecutus raquo931 et Alphonse X
traduit laquo este Egica quiso grand mal a los godos et mato muchos delos raquo932 Cependant nos
deux auteurs ne deacutecrivent pas les mauvaises actions drsquoEacutegica Seul lrsquoexil forceacute de Fafile le
pegravere de Pelayo est eacutevoqueacute933 le grand mal qursquoil veut aux Goths se traduisant par le mal qursquoil
veut agrave la famille de Pelayo Ici Fafile et par voie de conseacutequence Pelayo repreacutesentent
lrsquoensemble des Goths Eacutegica a maltraiteacute les Goths parce qursquoil a maltraiteacute cette famille
Le Toleacutedan et le Roi Sage dans son sillon modifient aussi lrsquoimage de Witiza gracircce agrave un
proceacutedeacute qursquoAlphonse X utilise notamment pour les portraits des empereurs romains934 Agrave la
diffeacuterence des rois Ervige et Eacutegica dont ils suppriment les qualiteacutes ils en accordent agrave Witiza
au deacutebut de son regravegne Ainsi le chapitre 548 srsquointitule laquo de los bienes que Vitiza comenccedilo a
fazer luego en comienccedilo de su regnado raquo Bien que la chronique indique tout de suite la
luxure de Witiza dans un premier temps cela ne semble pas ecirctre irreacutemeacutediable laquo Vitiza era
omne muy luxurioso pero con tod esto de grand piedad raquo935 La chronique explicite alors la
bonteacute du jeune roi
Ca a los que so padre echara et desterrara de tierra tornolos el y et cogiolos en su gracia e la
premia et el mal fuero que su padre pusiera en la tierra tollio lo ell ende e los que su padre
deseredara tornolo ell a buen estado et dioles lo suyo e quantas cartas et estrumentos fiziera su
padre engannosamientre quemo las ell ante todos en fuego et dio los omnes por libres de todos
los lazos malos et encartamientos et entrego las heredades que su padre metiera en su cellero
et en su rengalengo e torno en los oficios del palacio los omnes que su padres ende echara936
930 Rotense et Eacuterudite 3 p 35 laquo iste quidem sapiens et patiens fuit raquo laquo multumque sapiens et patiens fuit raquo
Chronicon Mundi III 60 p 216 1-2 laquo sapiens quidem et paciens fuit raquo CM trad p 263 laquo fue sabio y
paciente raquo 931 De Rebus Hispaniae III 14 p 93 6-7 DRH trad p 137 laquo maltratoacute a los godos con santildea y sangre raquo 932 PCG 543 p 302 12a-13a 933 PCG 546 p 303 5b-9b et 552 p 306 10-11 934 Voir p 273-274 935 PCG 548 p 304 3a-4a 936 PCG 548 p 304 4a-17a
191
Les reacutedacteurs reacutepegravetent ici le mecircme scheacutema laquo a los que su padre + injustice raquo suivi
drsquoun verbe indiquant le retour agrave la justice gracircce agrave Witiza laquo tornolos el cogiolos en su
gracia tollio lo el tornolo ell dioles dio entrego torno raquo Cette reacutepeacutetition permet de
mettre en valeur lrsquoesprit de justice dont fait preuve Witiza tout en lrsquoopposant agrave lrsquoinjustice
perpeacutetreacutee par son pegravere Eacutegica Si les deacutefauts de ce dernier nrsquoavaient pas eacuteteacute deacutecrits avant ils
apparaissent ici en contraste des bonnes actions de son fils et heacuteritier il passe alors pour un
roi cupide et injuste envers ses sujets qursquoil exile et spolie
Cependant si au deacutebut la chronique nrsquoinsiste pas sur la luxure de Witiza mais plutocirct sur
sa grande pieacuteteacute laissant ainsi preacutesager un bon regravegne crsquoest pour mieux deacutevelopper ce thegraveme
plus loin et le porter agrave son paroxysme En effet la chronique reacutepegravete agrave deux reprises lrsquoeacutevolution
neacutegative du Witiza gracircce au verbe laquo comenccedilar raquo utiliseacute dans des constructions semblables
laquo Vitiza que luego en comienccedilo de su regnado comenccedilara de seer bueno et de darse a bien
comenccedilo luego de darse a mal et a uoleza e echo de la cibdad de Toledo en desterramiento
all inffante don Pelayo raquo937 Cette premiegravere construction sert agrave introduire le thegraveme de lrsquoexil de
Pelayo Tout comme son pegravere avait exileacute Fafile Witiza exile Pelayo La seconde construction
sert agrave introduire le motif de la luxure du roi laquo Vitiza que fasta estonces fiziera su mal et su
luxuria a ascuso comenccedilo dalli adelant a fazer lo en descubierto ante todos raquo938 Cela
implique une double gradation gradation de la graviteacute des faits ndash apregraves lrsquoexil de la noblesse
crsquoest la luxure peacutecheacute capital agrave laquelle Witiza srsquoadonne ndash ainsi que gradation du
comportement avec lrsquoopposition entre les expressions laquo a ascuso raquo et laquo en descubierto ante
todos raquo Les quatre chapitres suivants brossent ainsi de Witiza un portrait tregraves neacutegatif
La chronique met en scegravene la luxure de Witiza drsquoabord agrave travers sa polygamie laquo tenie
dessouno muchas mugieres ueladas et muchas barraganas raquo939 Au XIIIe siegravecle la luxure a
une signification preacutecise et sa mention laisse peu de doutes quant agrave lrsquoissue du regravegne du
coupable Depuis le pape Greacutegoire le Grand au VIe siegravecle le terme laquo luxure raquo sest substitueacute
au terme laquo fornication raquo940 qui eacutetait utiliseacute jusque-lagrave La fornication deacutesigne lunion charnelle
hors du mariage mais par meacutetonymie et cest aussi le sens que prend le terme de luxure il
peut deacutesigner tous les peacutecheacutes lieacutes agrave la sexualiteacute Pour lEacuteglise la luxure est lun des sept
peacutecheacutes capitaux cest-agrave-dire lun des peacutecheacutes qui conduisent agrave dautres peacutecheacutes tout comme la
tecircte (caput) dirige le reste du corps Ainsi selon Greacutegoire le Grand qui est agrave lorigine de la
937 PCG 549 p 304 40a-43a 938 PCG 549 p 304 51a-2b 939 PCG 549 p 304 12b-13b 940 Carla CASAGRANDE et Silvana VECCHIO Histoire des peacutecheacutes capitaux au Moyen Acircge Paris Aubier
(Collection historique) 2002 p 234
192
diffusion de ce concept941 la luxure entraicircne laquo ceacuteciteacute mentale amour de soi haine de Dieu
attachement au monde horreur ou deacutesespoir agrave lrsquoeacutegard du destin futur raquo942 Durant le Moyen
Acircge la luxure est encore plus terrible que les autres peacutecheacutes car depuis saint Augustin lrsquoEacuteglise
associe la chair au peacutecheacute originel943 mecircme si en reacutealiteacute la concupiscence sexuelle est une
conseacutequence parmi dautres du peacutecheacute originel et certainement pas sa cause Si Adam et Egraveve
mangent le fruit deacutefendu cest bien par orgueil par soif de connaissance et non pour assouvir
un quelconque deacutesir sexuel944 Bien que saint Augustin ne dise pas que le premier peacutecheacute eacutetait
charnel945 sa vision est radicaliseacutee par les theacuteologiens du Moyen Acircge946 dans un laquo contexte
ougrave les invasions barbares avaient deacutetruit la civilisation et conduit lrsquoEacuteglise agrave une vision tregraves
pessimiste de lrsquohistoire raquo947
Agrave ce stade du reacutecit les chroniqueurs introduisent donc un concept qui neacutetait pas apparu
jusque-lagrave pour deacutesigner la conduite royale948 le peacutecheacute La luxure de Witiza nest plus cacheacutee
cest-agrave-dire laquo a ascuso raquo mais bien laquo en descubierto ante todos raquo Sa pieacuteteacute pourtant mise en
exergue dans le premier chapitre le concernant ne peut donc plus suffire agrave la compenser Les
reacutedacteurs emploient le terme laquo mal raquo et ses variantes agrave dix-neuf reprises949 Les mots
laquo auoleza raquo et laquo nemiga raquo sont employeacutes respectivement cinq et six fois Quant au terme
laquo peccado raquo il est employeacute sept fois Tous ces termes renvoient agrave un seul et mecircme peacutecheacute la
luxure En effet ces chapitres nrsquoimputent aucun autre vice agrave Witiza Seul le meurtre du pegravere
de Pelayo futur roi des Asturies est rapporteacute mais Witiza la commis par jalousie car il
convoitait lrsquoeacutepouse du duc950 ce crime est donc agrave relier agrave la luxure En accord avec les
mentaliteacutes de lrsquoeacutepoque le deacutesir sexuel est donc perccedilu de faccedilon neacutegative agrave travers lemploi
dun vocabulaire renvoyant au mal et au peacutecheacute et jetant lopprobre sur ceux qui sy adonnent
Selon le droit canon951 tout comme selon les Siete Partidas952 il srsquoagit drsquoun plaisir veacutecu en
941 En reacutealiteacute il reprend et modifie les huit vices drsquoEvagre le Pontique (moine du deacutesert eacutegyptien au IVe siegravecle)
qui placcedilait la fornication en deuxiegraveme position C CASAGRANDE et S VECCHIO op cit p 9-10 942 Greacutegoire LE GRAND Morales sur Job citeacute par C CASAGRANDE et S VECCHIO op cit p 8-9 La
luxure est le dernier des 7 peacutecheacutes capitaux apregraves la vaine-gloire lrsquoenvie la colegravere la tristesse lrsquoavarice et la
gourmandise Saint Thomas drsquoAquin lui place la luxure en 4e position apregraves lrsquoaceacutedie (ou la paresse spirituelle)
lrsquoorgueil la gourmandise et avant lrsquoavarice la colegravere et lrsquoenvie 943 Jean VERDON Le plaisir au Moyen acircge Paris Perrin (Collection Tempus) 2010 p 10 944 C CASAGRANDE et S VECCHIO op cit p 21 945 Contrairement aux Cathares par exemple Voir Jean-Michel MALDAMEacute Le peacutecheacute originel foi chreacutetienne
mythe et meacutetaphysique Paris Eacuted du Cerf 2008 p 66-67 et p 90-91 946 C CASAGRANDE et S VECCHIO op cit p 232 947 J-M MALDAMEacute op cit p 94-95 948 Hormis une fois agrave propos de lrsquoempereur Neacuteron PCG 172 p 123 51a-1b 949 Nous incluons ici les adjectifs deacuteriveacutes laquo maldad raquo laquo malo raquo et laquo mala raquo 950 PCG 546 p 303 9b-12b 951 LEacuteglise a entrepris surtout depuis le IVe Concile de Latran de 1215 un controcircle des unions et donc du
mariage devenu un sacrement
193
dehors des liens du mariage donc dans lrsquoilleacutegaliteacute953 que ce soit avec des concubines
appeleacutees de maniegravere peacutejorative laquo barraganas raquo ou agrave travers le viol
Witiza conscient de ses peacutecheacutes craint alors lrsquoEacuteglise et ses sujets qui pourraient se
retourner contre lui et le deacutetrocircner Le verbe laquo temer raquo est utiliseacute agrave trois reprises agrave son sujet et
toujours en lien avec ses mauvaises actions
Se temie de la clerizia et se recelaua por las auolezas que el fazie954
Temiendosse que uernien contra ell et contra sus maldades et que farien al pueblo quel non
obedesciesse955
Temiendose quel toldrien el regno por las auolezas que fazie956
Afin de se proteacuteger Witiza met en danger la stabiliteacute du royaume en creacuteant des
dissensions en son sein Greacutegoire le Grand insistait dailleurs sur la dimension sociale957 du
peacutecheacute car en empoisonnant les rapports entre les hommes il rend la loyauteacute impossible et
met en danger la stabiliteacute de la socieacuteteacute Lune des conseacutequences de la luxure de Witiza est
donc lapparition en chaicircne dautres peacutecheacutes la peur la meacutefiance lenvie et leurs corollaires
crsquoest lagrave le principe du peacutecheacute capital Car selon lEacutevangile selon Jean le peacutecheacute engendre le
peacutecheacute958
Le seul peacutecheacute de luxure fait donc entrer le Royaume de Tolegravede dans un cercle vicieux
dont il ne sortira pas Pousseacute par la peur Witiza fait deacutetruire les deacutefenses de son royaume
srsquoattaque agrave sa noblesse et contamine volontairement lrsquoEacuteglise et tous les Goths En effet
Witiza a peur decirctre deacutetrocircneacute et pour palier agrave une eacuteventuelle reacutevolte il fait deacutetruire les murailles
ainsi que les armes du royaume pour quaucune ville ne se soulegraveve contre lui et qursquoaucune
armeacutee ne puisse se constituer
952 Les Siete Partidas condamnent la luxure du clergeacute (Partida I 6 17- 44) et consacre un titre (Partida VII 17)
agrave lrsquoadultegravere qualifieacute de laquo uno de los mayores errores que los omes pueden fazer raquo La Loi 16 du mecircme titre
condamne par exemple les bigames agrave un exil de 5 ans ainsi quagrave la perte de leurs biens 953 La chronique utilise les termes laquo mugiere raquo notamment pour deacutesigner leacutepouse officielle et le terme
laquo barraganas raquo pour les maicirctresses La laquo barraganiacutea raquo est une union sous forme dun contrat priveacute cest agrave dire
non reconnu par lEacuteglise (Adeline RUCQUOI Aimer dans lEspagne meacutedieacutevale plaisirs licites et illicites
Paris Les Belles Lettres (Reacutealia) 2008 p 51-52) Une autre forme dunion priveacutee est llaquo amancebamiento raquo ou
union libre qui faisait de la femme une maicirctresse officielle (Ibid p 43-49) Ce terme nrsquoest pas employeacute dans la
Estoria de Espantildea peut-ecirctre parce que le roi Alphonse X lui-mecircme avait eu une laquo manceba raquo dontildea Mayor de
Guilleacuten et que le roi ne souhaitait pas se voir assimileacute agrave un roi qui causa la perte de lEspagne 954 PCG 550 p 304 42b-44b 955 PCG 550 p 304 47b-50b 956 PCG 551 p 305 8b-10b 957 C CASAGRANDE et S VECCHIO op cit p 79 958 La Biblehellip Jean 319-20 laquo les hommes ont mieux aimeacute les teacutenegravebres que la lumiegravere car leurs œuvres eacutetaient
mauvaises Quiconque en effet commet le mal hait la lumiegravere et ne vient pas agrave la lumiegravere de peur que ses
œuvres ne soient deacutemontreacutees coupables raquo
194
Temiendose quel toldrien el regno por las auolezas que fazie mando derribar los muros de
todas las uillas et de todas las cibdades saluo ende dunas pocas que non oso derribar e mando
fazer de las armas del fierro reias et accediladas [] por que aquellos que se despagauan dell et de
los sus malos fechos que se le non pudiessen alccedilar nin manparar959
Alphonse X preacutecise ici que selon Lucas de Tuy la destruction des armes est imputable agrave
Rodrigue et non agrave Witiza960 Le Leacuteonais reacutepartissait la double faute mateacuterielle entre les deux
derniers rois mais Jimeacutenez de Rada et Alphonse X lrsquoimputent exclusivement agrave Witiza qui
porte alors lrsquoentiegravere responsabiliteacute des fautes mateacuterielles Cela montre lincapaciteacute de ce roi agrave
exercer sa charge et agrave faire preuve des vertus chegraveres agrave Alphonse X et indispensables pour
maintenir linteacutegriteacute de son royaume telle que la prudence Pour se proteacuteger Witiza finit par
mettre toute lEspagne en danger car si ses soldats et ses villes ne peuvent plus lattaquer ils
ne peuvent plus se deacutefendre non plus dattaques exteacuterieures
En plus drsquoaffaiblir son armeacutee le roi srsquoattaque aussi agrave la noblesse Nous avons vu
qursquoavant de monter sur le trocircne il avait tueacute le duc Fafile car il convoitait son eacutepouse Une fois
roi il tente de faire arracher les yeux de Pelayo afin de le priver de toute chance de reacutegner961
Il srsquoen prend aussi agrave Theacuteodefregravede le pegravere de Rodrigue Preacutesenteacute comme le fils du roi
Reacuteceswinthe Theacuteodefregravede est tregraves appreacutecieacute de la noblesse ce qui inquiegravete Witiza qui voit en
lui un rival potentiel Il le fait alors eacutenucleacuteer
Enfin Witiza entend controcircler le peuple en utilisant lrsquoEacuteglise En effet la chronique
affirme agrave deux reprises le pouvoir ou tout du moins lrsquoinfluence que le clergeacute exerce sur le
peuple laquo farien al pueblo quel non obedesciesse raquo962 et laquo ca bien cuedaua el que por tales
clerigos como aquellos que ternie los pueblos a su mandamiento raquo963 Controcircler le clergeacute
revient donc agrave controcircler le peuple En effet le roi craignant pour son trocircne souhaite modeler
lrsquoensemble de ses sujets agrave son image les pervertir eacutetant agrave ses yeux le meilleur moyen qursquoils ne
retournent pas contre lui Citons deux passages qui mettent en scegravene un mouvement qui part
du roi pour srsquoeacutetendre sur lrsquoensemble de ses sujets agrave travers la noblesse et le clergeacute Tout
drsquoabord laquo mandasse Dios que el solo peresciesse en sus nemigas et non ensuziasse nin
manccedilellasse la nobleza de los godos assi de la clerizia como dell otro pueblo raquo964 On note
ici les synonymes laquo ensuziasse raquo et laquo manccedilellasse raquo qui marquent la souillure dont Witiza
contamine son royaume Et ensuite la chronique parle de lrsquoexemple donneacute par le roi laquo daua
959 PCG 551 p 305 8b-21b 960 PCG 551 p 305 21b-23b laquo pero diz aqui don Lucas de Thuy que el rey Rodrigo mando desfazer las armas
et que en su tiempo fue raquo 961 DRH trad note 38 p 142 962 PCG 550 p 304 49b-50b 963 PCG 550 p 305 3b-5b 964 PCG 549 p 304 4b-8b
195
por esta manera exiemplo a sus ricos omnes et a los mayorales de los godos que fiziessen
otro tal como el fazie e otrosi los menores del pueblo por aquella misma manera et por su
mandado del firuien en aquel mal et en aquel peccado raquo965 Quand donner lrsquoexemple ne suffit
pas le roi ordonne que lrsquoon suive son mauvais exemple On retrouve ainsi le verbe
laquo mandar raquo ou les mots laquo mandado raquo laquo mandamiento raquo agrave sept reprises dans ce contexte Pour
controcircler lrsquoEacuteglise il vient agrave Witiza deux ideacutees permettre et ordonner aux clercs qursquoils
srsquoadonnent eux aussi agrave la luxure et leur interdire drsquoobeacuteir au Pape crsquoest-agrave-dire agrave un pouvoir
exteacuterieur susceptible drsquoecirctre plus puissant que le sien
Temiendosse que uernien contra ell et contra sus maldades et que farien al pueblo quel non
obedesciesse dio por ende con su maldad licencia et mandamiento a todos los clerigos que
cada uno touiesse muchas mugieres et barrraganas descubiertamientre siquier una siquier
muchas como se quisiessen o como se trouiessen cuedando tornar los assi por esta razoacuten e de
mas mando que non obedesciessen a los establecimientos nin a los posturas de Roma que
deffendien tal cosa como aquella que les el mandaua fazer966
La chronique insiste sur les laquo mugieres raquo et laquo barraganas raquo que prennent les precirctres
toleacutedans pas tant pour la graviteacute que cela pouvait repreacutesenter au VIIIe siegravecle mais bien parce
quau XIIIe siegravecle Rome a durci ses regravegles en matiegravere de ceacutelibat des precirctres Witiza est donc
deacutecrit comme lrsquoennemi de Dieu et de son Eacuteglise laquo enemigo de Dios et de los degredos de
Sancta Eglesia raquo967 Il va jusqursquoagrave favoriser les juifs au deacutetriment des chreacutetiens968 Dans un
premier temps lrsquoEacuteglise semble avoir reacutesisteacute agrave lrsquoexemple et agrave lrsquoinfluence du roi peacutecheur
particuliegraverement gracircce agrave lrsquoarchevecircque de Tolegravede Gondeacuteric deacutecrit en ces termes laquo omne casto
et de grand santidad et por quien Dios fizo muchas uertudes et muchos miraglos raquo969 Ces
quelques mots apparaissent agrave la fin du chapitre 549 et indiquent qursquoil reste en Espagne un
obstacle agrave la luxure du roi Cependant degraves le deacutebut du chapitre suivant la mort de
lrsquoarchevecircque rebat les cartes En effet mecircme si son successeur Sindered passe au deacutebut pour
ecirctre un bon choix laquo fue omne bueno et iusto raquo970 son attitude change rapidement Pousseacute par
le roi gagneacute par le peacutecheacute drsquoenvie il prend aussi pour cible le clergeacute laquo este Sinderedo
comenccedilo de uuscar mal et agrauiamientos por celo de sanctidad a los omnes ancianos et
onrrados que auie en la eglesia de Toledo e esto non lo fazie el por su seso mas por conseio
965 PCG 549 p 304 13b-19b 966 PCG 550 p 304 47b-p 305 3b 967 PCG 552 p 30618b-19b 968 PCG 552 p 306 25b-30b laquo poniendo un mal sobre otro crebanto todos los priuilegios de las eglesias et
torno los iudios en tierra et dioles priuilegios et franquezas et mas onrrados et mas cotados eran los iudios que
non las eglesias raquo 969 PCG 549 p 304 20b-22b 970 PCG 550 p 304 34b-35b
196
et mandado del rey Vitiza raquo971 Finalement le roi deacutecide de remplacer lrsquoarchevecircque de Tolegravede
par son fregravere Oppa deacutejagrave archevecircque de Seacuteville et les reacutedacteurs reprenant lrsquoexpression de
Jimeacutenez de Rada font reacutefeacuterence agrave lrsquoadultegravere charnel et agrave lrsquoadultegravere spirituel des deux fregraveres
laquo seyendo Sinderedo aun uiuo e assi como se ell ensuziaua por adulterio carnal assi
ensuzio a su hermano por adulterio espirital raquo972
Ici Jimeacutenez de Rada et Alphonse X ne suivent pas le Chronicon Mundi dans lequel
Lucas de Tuy insiste sur le harcegravelement du roi agrave lrsquoeacutegard de lrsquoEacuteglise et preacutesente le clergeacute avant
tout comme une victime Pour le Roi Sage le clergeacute bien que corrompu par Witiza apparaicirct
moins passif que chez le chroniqueur leacuteonais LrsquoEacuteglise guideacutee par les archevecircques Sindered
et Oppa est aussi corrompue que le roi et participe autant que lui agrave la destruction de la
moraliteacute du royaume en servant de mauvais exemple au peuple
La Estoria de Espantildea deacutepeint donc un Royaume totalement contamineacute et une hieacuterarchie
de la socieacuteteacute complegravetement alteacutereacutee Lorsqursquoil y a peacutecheacute charnel le corps prend le dessus sur
lrsquoacircme la hieacuterarchie entre lacircme et le corps sinverse alors973 deacutereacuteglant lhomme ou en
loccurrence le Royaume La couronne et le clergeacute ne sont plus capables de remplir leur rocircle agrave
la tecircte de lEspagne Finalement les reacutedacteurs reacutesument ainsi la corruption de tout le
royaume laquo ca todos los omnes de la tierra auien corrompuda su carrera et ensuccediliada su
uida raquo974 et laquo los peccados del Rey Vitiza et de todas sus yentes raquo975 Nul ne semble eacutepargneacute
par le peacutecheacute Toutes les composantes du royaume sont souilleacutees contamineacutees Les relations
avec la noblesse sont gangreacuteneacutees par la peur le peuple et le clergeacute sont corrompus par la
luxure et lrsquoarmeacutee est affaiblie agrave cause des deacutecisions du roi Dans une conception
organiciste976 Witiza apparaicirct comme la tecircte et lrsquoacircme du royaume celui qui impulse la vie
dans le royaume et qui contamine toutes les sphegraveres de la socieacuteteacute par son exemple et son
influence La chronique affirme drsquoailleurs que crsquoest bien le roi qui donne le ton laquo todos los
971 PCG 550 p 304 37b-42b 972 PCG 552 p 306 22b-25b 973 C CASAGRANDE et S VECCHIO op cit p 231 974 PCG 551 p 305 29b-31b 975 PCG 552 p 306 38a-39a 976 Joseacute Manuel NIETO SORIA Fundamentos ideoloacutegicos del poder real en Castilla (siglos XIII-XV)
Madrid Eudema 1988 p 90-98 et Joseacute Aacutengel GARCIacuteA DE CORTAacuteZAR Y RUIZ DE AGUIRRE
laquo Alfonso X y los poderes del reino raquo Alcanate Revista de estudios Alfonsiacutees 9 2014-2015 p 11-40 p 18
laquo Si a tenor de sus ideas organicistas el rey Alfonso X era la cabeza el corazoacuten y el alma del reino los
habitantes de eacuteste constituiacutean el cuerpo del mismo en cuanto miembros dotados de un sentimiento de
pertenencia a aqueacutel que precisamente el monarca procuroacute fortalecer raquo Voir aussi notre quatriegraveme partie
197
omnes del mundo se forman et se assemeian a manera de su rey raquo977 ou encore laquo por ende
los otros omnes que fueron otrossi en sus tiempos dellos formaron se con ellos et semeiaron
les en los peccados raquo978
Arriveacutes au reacutecit de tant de deacutepravations les reacutedacteurs interviennent directement pour
clamer leur indignation
E porque uos alongaremos la razon mas tanta fue la muchadumbre de los peccados et de las
nemigas en tiempo deste Vitiza que la bondad et la nobleza de los godos que solien mandar
reys et regnos et yentes alli fue crebantada et metida en fondon del lixo et en las auolezas que
non conuienen a dezir et en todo mal979
Dans ce contexte du XIIIe siegravecle souiller lEacuteglise nest pas anodin La souillure nest plus
seulement charnelle elle est aussi spirituelle Pour les chroniqueurs par le biais de la luxure
cest bien le Diable qui est entreacute en Espagne comme lrsquoaffirme la chronique agrave plusieurs
reprises Citons par exemple laquo del embotamiento que el diablo metio en los de Espanna raquo980
laquo el diablo que es enemigo dell humanal linnage [hellip] sembro la su mala simient et negra en
el regno de Espanna raquo981 et laquo por ende metiosse Satanas en la paz que querie Vitiza mostrar
por enfinta raquo982
Agrave force de peacutecher Witiza finit par provoquer ce qursquoil redoutait tant la noblesse se
soulegraveve et se choisit de son vivant un nouveau roi Rodrigue Sur ce point Jimeacutenez de Rada
et Alphonse X srsquoeacutecartent de la version habituelle Selon la Chronique drsquoAlphonse III
lrsquoHistoire Legionense et le Chronicon Mundi Rodrigue montait sur le trocircne apregraves la mort de
Witiza Ce changement dans lequel on peut voir un retour agrave la Chronique Mozarabe introduit
plusieurs points inteacuteressants Tout drsquoabord il srsquoagit drsquoune deacutemonstration logique et
imparable le peacutecheacute amegravene le peacutecheacute Il srsquoagit bien drsquoune sorte de cercle vicieux puisque les
peacutecheacutes de Witiza lrsquoont meneacute agrave la peur peur qui lrsquoa inciteacute agrave se conduire encore plus
injustement ce qui a ensuite pousseacute lrsquoaristocratie agrave se rebeller
Ensuite cela montre que les actions motiveacutees par le peacutecheacute sont vaines Witiza srsquoest
attaqueacute agrave Theacuteodefregravede pour proteacuteger son pouvoir ce qui cause finalement sa perte lorsque
977 PCG 559 p 314 7a-8a 978 PCG 559 p 314 18a-20a 979 PCG 550 p 305 5a-12a 980 PCG 551 p 305 titre 981 PCG 551 p 305 29a-33a 982 PCG 552 p 306 40a-42a
198
Rodrigue venge son pegravere De plus dans cette version Witiza est puni Dans les chroniques ougrave
il meurt de mort naturelle il ne reccediloit en fait aucune punition pour ses peacutecheacutes
Enfin dans le reacutecit du deacuteclin wisigoth deacuteveloppeacute par Jimeacutenez de Rada cette prise de
pouvoir par la force renvoie agrave la tradition factieuse du royaume de Tolegravede renforce lrsquoimage
neacutegative de Rodrigue et pose la question essentielle dans le contexte agiteacute du regravegne
drsquoAlphonse X des droits de la noblesse quant agrave lrsquoeacuteviction de son roi
Quoi qursquoil en soit Rodrigue malgreacute ses qualiteacutes983 se comporte comme Witiza laquo mas
de mannas semeiauasa bien con Vitiza raquo984 Il se montre injuste envers les nobles il se rend
coupable du peacutecheacute de luxure et du peacutecheacute drsquoenvie Tout drsquoabord il deacuteshonore et exile deux fils
de Witiza Siseberto et Eba ces derniers se reacutefugient aupregraves drsquoun ami de leur pegravere le comte
Riccila de Tanger985 Ensuite Jimeacutenez de Rada relate lrsquoeacutepisode du palais de Tolegravede qui
nrsquoaurait pas ducirc ecirctre ouvert Rodrigue fait ouvrir ce palais fermeacute depuis tregraves longtemps et
qursquoil pense rempli de richesses Lrsquoeacutedifice est vide il nrsquoy a qursquoun coffre qui contient un
message sous forme de propheacutetie laquo que quando aquellas cerraduras fuessen crebantadas et
ell arca et el palacio fuessen abiertos et lo que y yazie fuese uisto que yentes de tal manera
como en aquel panno estauan pintadas que entrarien en Espanna et la conqueririen et serien
ende sennores raquo986 Les peintures repreacutesentent des cavaliers arabes987 Le roi effrayeacute fait
refermer le coffre et le palais comme srsquoil ne srsquoeacutetait rien passeacute Enfin Rodrigue viole la fille
du comte Julien La chronique ndash suivant le Kitab-al-Ictifaacute et le Fatho-al-Aldaluccedili du
XIIe siegravecle ndash explique qursquoil eacutetait de coutume que les jeunes hommes et jeunes filles de la
noblesse laquo los donzelles et las donzellas fijos de los altos omnes raquo soient eacuteduqueacutes au palais988
Le Toleacutedan ajoute qursquoil eacutetait deacutejagrave convenu que Rodrigue eacutepouse la fille du comte Julien989
mais que malgreacute cela le roi envoie le comte en Afrique et viole sa fille en son absence990 Ici
Alphonse X agrave la suite de Jimeacutenez de Rada preacutecise qursquoil srsquoagissait peut-ecirctre de lrsquoeacutepouse991 du
comte peut-ecirctre afin de suivre les leacutegendes germaniques et latines eacutevoqueacutees plus haut et dans
lesquelles il srsquoagit toujours du viol de lrsquoeacutepouse Agrave son retour la fille de Julien lui parle du
983 PCG 553 p 307 41a-42a laquo era muy fuert omne en batallas et muy desembargado en las fazienda raquo 984 PCG 553 p 307 42a-43a 985 PCG 553 p 307 44a-49a 986 PCG 553 p 307 6b-12b 987 PCG 553 p 307 15b-22b laquo en aquel palacio estauan pintados omnes de caras et de parecer et de manera
et de uestido assi como agora andan los alaraues e tenien sus cabeccedilas cubiertas de tocas et seyen en cauallos
et los uestidos dellos eran de muchos colores e tenien en las manos espadas et ballestas et sennas alccediladas raquo 988 PCG 554 p 307 30b-32b 989 Ce qui nrsquoeacutetait qursquoinsinueacute dans la Chronique Legionense lrsquoHistoire de Najera et le Chronicon Mundi 990 PCG 554 p 307 30b-p 308 1a 991 PCG 554 p 308 1a-3a laquo algunos dicen que fue la mujer et que ge la forccedilo raquo
199
viol il feint de ne rien savoir pour pouvoir se venger Il emmegravene ses biens et son eacutepouse agrave
Ceuta puis revient chercher sa fille sous le preacutetexte que sa megravere est malade992 Selon la
chronique le viol est agrave lrsquoorigine de la perte du Royaume laquo desto se leuanto destroymiento de
Espanna et de la Gallia Gothica raquo993 En effet Julien pour se venger va proposer aux Maures
et agrave leur chef Musa de les aider agrave srsquoemparer de lrsquoEspagne La chronique parle alors de la
trahison du comte laquo con este Muccedila ouo el cuende Julian su aleuosia fablada et prometiol
quel darie toda Espanna sil quisiesse creer raquo994 Il srsquoagit drsquoautant plus drsquoune trahison que les
reacutedacteurs preacutecisent que Julien srsquoest deacutejagrave battu contre Musa laquo ca auie ya prouada la
fortaleza del cuende en las contiendas et en las faziendas que sus yentes ouieran con el raquo995
Julien offre donc de trahir sa patrie au profit drsquoun ennemi reconnu Sa loyauteacute ne va plus aux
Goths mais aux Maures on lit laquo e el cuende Julian fue dalli adelante tenido entre los moros
por bueno et leal por aquello que auie fecho ca tenien quel auien ya prouado raquo996 et laquo Muccedila
fiandosse ya en el cuende raquo997 Drsquoailleurs Julien nrsquoest pas le seul Goth deacutenaturaliseacute drsquoautres
trahissent aussi lrsquoEspagne laquo el cuende Julian et los godos que andauan con el raquo998
Dans les trois chapitres qui deacutecrivent les trois invasions successives de lrsquoEspagne par les
Maures le comte Julien se tient toujours aux cocircteacutes des envahisseurs Ces chapitres reprennent
le mecircme scheacutema le chef maure ndash Musa momentaneacutement remplaceacute par Tariq (appeleacute Tarif
dans la chronique) ndash donne les ordres puis Julien parfois aideacute de Tariq megravene lrsquoassaut et
ravage la Beacutetique et la Lusitanie
992 PCG 554 p 308 5a-22a 993 PCG 554 p 308 4a-5a 994 PCG 555 p 308 3b-5b
995 PCG 555 p 308 9b-11b
996 PCG 556 p 309 7b-10b
997 PCG 557 p 309 16b
998 PCG 557 p 309 43b-44b
200
Ordres donneacutes Invasions et ravages
Premiegravere
invasion
Muccedila enuio estonces con ell cuende
uno que auie nombre Tarif999
El cuende Julian fizo estonces grand danna et
grand mortandad en la prouincia Bethica que
es tierra de Guadalqueuil et en la prouincia
de Luzenna1000
Deuxiegraveme
invasion
Este Tarif dio al cuende Julian doze
mill omnes pora todo fecho e el
cuende passo los aquend mar
ascondudamientre en naues de
mercaderos pocos a pocos 1001
El cuende Julian guio los por la prouincia
Bethica que es tierra de Seuilla et por la
prouincia de Luzenna1002
Troisiegraveme
invasion
Muccedila [] dio a Tharif et a ell
[cuende] una hueste muy mayor que
la primera et enuiolos de cabo a
Espanna1003
Tarif et el cuende Julian arribaron en Espanna
et comenccedilaron de destroyr la prouincia
Bethica esta es Guadalquiuil et la de
Luzenna1004
Si lrsquoon regarde la premiegravere colonne il apparaicirct que Julien prend une part plus qursquoactive
aux actions meneacutees Pour la premiegravere invasion Musa envoie Tarif avec lui ce qui place Tarif
dans la position de second et fait de facto de Julien le chef de lrsquoexpeacutedition Pour la seconde
invasion Tarif remplace Musa pendant son absence ndash ce dernier a eacuteteacute rappeleacute par le Calife ndash
et Julien dirige seul les opeacuterations Pour la derniegravere invasion Tarif et Julien semblent partager
le commandement Quant agrave la seconde colonne les groupes verbaux surligneacutes montrent le
double rocircle joueacute par Julien sur le terrain il sert de guide aux envahisseurs et il megravene les
assauts destructeurs En somme crsquoest lui noble goth le chef militaire de lrsquoinvasion maure
Lrsquoanalyse quantitative confirme ce constat Dans ces trois chapitres le nom du comte Julien
apparaicirct agrave quatorze reprises crsquoest-agrave-dire plus que celui de Rodrigue (douze fois) de Musa
(douze fois) et de Tarif (huit fois) Seul le terme laquo moros raquo apparaicirct plus souvent (quinze)
Julien est bel et bien lrsquoinstigateur et le protagoniste de lrsquoinvasion
Les fils de Wtiza jusque-lagrave principaux traicirctres et responsables de lrsquoinvasion dans
lrsquohistoriographie anteacuterieure nrsquoapparaissent aux cocircteacutes de Julien qursquoau cours de la troisiegraveme et
derniegravere invasion Apregraves avoir jureacute fideacuteliteacute agrave Julien ils se tiennent aux cocircteacutes de Rodrigue
qursquoils abandonnent pendant la bataille laquo los dos fijos de Vitiza que se yuraran con el cuende
Julian estidieron estonces con el rey Rodrigo en aquella batalla ell uno de la parte diestra et
999 PCG 555 p 308 18b-19b
1000 PCG 555 p 308 42b-45b
1001 PCG 556 p 309 28a-31a
1002 PCG 556 p 309 44a-46a
1003 PCG 557 p 309 16b-18b
1004 PCG 557 p 309 23b-26b
201
ell otro de la siniestra et acabdellauan las azes [hellip] E por ende desque la batalla fue
mezclada dieron se ellos a foyr raquo1005 Leur conduite est le fruit de la vengeance de leur
cupiditeacute et aussi de leur becirctise Ils veulent en effet reprendre le royaume agrave Rodrigue pour
succeacuteder agrave leur pegravere car ils pensent que les Maures ne resteront pas en Espagne apregraves leur
victoire
Ca ellos asmauan que pues que el rey fuesse muerto que podrien ellos cobrar el regno de su
padre que auien perdudo ca non cuedauan que los moros pudiessen retener la tierra aunque
quisiesen [] ca assi lo pusieran con Tarif et prometiera les el que les farie cobrar quanto
fuera de su padre1006
LrsquoEspagne est donc perdue agrave cause des peacutecheacutes commis par les rois wisigoths
particuliegraverement Witiza et Rodrigue Tous les deux srsquoadonnent au peacutecheacute de luxure et le peacutecheacute
entraicircnant le peacutecheacute il se rendent responsables du deacutelitement du royaume Par peur le premier
prend injustement pour cible la noblesse pervertit lrsquoEacuteglise et affaiblit lrsquoarmeacutee qui sont trois
piliers sur lesquels reposent le royaume La chronique ne parle pas des relations de Rodrigue
avec le clergeacute mais ses relations avec la noblesse sont deacutesastreuses puisqursquoil la trahit agrave deux
reprises Une premiegravere fois en exilant les fils de Witiza et une seconde fois en violant la fille
drsquoun comte placeacutee sous sa garde et promise agrave lui Comme pour mieux souligner la vilenie du
roi le reacutecit insiste sur la haute ligneacutee du comte laquo era grand fidalgo et uinie de grand
linnage de parte de los godos et era omne muy preciado raquo1007 De plus degraves la premiegravere
invasion lrsquoarchevecircque corrompu de Tolegravede Sindered prend peur et il srsquoenfuit agrave Rome
manquant agrave ses responsabiliteacutes et abandonnant ses ouailles1008 Tous trahissent donc leur
devoir que ce soit envers le peuple envers la noblesse envers le roi ou envers Dieu En outre
que ce soit dans les chapitres consacreacutes agrave Witiza ou agrave Rodrigue les reacutedacteurs distillent
plusieurs rappels de la grandeur du Royaume de Tolegravede en parallegravele au reacutecit du deacuteclin de
celui-ci Le contraste renforce lrsquoideacutee de deacutecadence drsquoabord royale puis geacuteneacuterale1009 La chute
morale et spirituelle des Goths finit par conduire agrave la chute physique de leurs dirigeants ndash
Witiza et Rodrigue perdent la vie ndash et du royaume tout entier Les reacutedacteurs utilisent les
1005 PCG 557 p 309 51b-p 310 16a 1006 PCG 557 p 310 11a-19a 1007 PCG 554 p 307 35b-37b 1008 PCG 555 p 308 47b ndash p 309 2a laquo en esta sazon seyendo Sinderedo del que dixiemos ya arccedilobispo de
Toledo et primado de las Espannas quando uio la entrada de los moros en Espanna temiosse et con el miedo
que ouo et con el mal quel fiziera Vitiza fuesse pora tierra de Roma et desamparo las oueias que auie de
guardar como allegadizo et malo ca non como buen pastor raquo 1009 PCG 551 p 305 44a-8b 557 p 310 26a-33a et 35a-40a
202
verbes1010 laquo destoyr raquo et laquo crebantar raquo associeacutes agrave lrsquoEspagne ou aux Goths agrave quatorze et dix-
huit reprises LrsquoEspagne est litteacuteralement ndash ou litteacuterairement ndash deacutetruite
d Quel coupable
Avec les changements intervenus dans la structure de lrsquoexplication de la deacutebacirccle de 711
on peut se demander qui la Estoria de Espantildea deacutesigne vraiment comme coupable de la
conquecircte musulmane Il est vrai que les eacutepisodes du viol et de lrsquoouverture du palais sont plus
efficaces drsquoun point de vue narratif Les deacutetails sont plus convaincants et suscitent davantage
lrsquointeacuterecirct du lecteur et lrsquoenchaicircnement semble plus probant le deacuteclin de la fonction royale
atteint son paroxysme avec Rodrigue le dernier roi1011 En effet la structure initiale faisant de
lrsquoavant-dernier roi le coupable pouvait sembler bancale en faisant partager la faute aux deux
derniers rois la structure gagnait ainsi en logique Cependant le fait que Jimeacutenez de Rada et
Alphonse X transposent la faute mateacuterielle de la destruction des armes de Rodrigue agrave Witiza
accusant ainsi ce roi de la double faute mateacuterielle indique que malgreacute les apparences Witiza
et Rodrigue ne sont pas eacutegaux quant agrave leur responsabiliteacute ou culpabiliteacute Lrsquoannonce de la
chute et de Dieu armant le bras du Calife est faite degraves le regravegne de Witiza et fait suite au reacutecit
de ses crimes et du deacuteclin wisigoth anteacuterieur1012 deacuteveloppeacute par Jimeacutenez de Rada LrsquoEspagne
eacutetait donc deacutejagrave condamneacutee degraves lrsquoeacutepoque de Witiza Crsquoest pendant son regravegne que les Goths
srsquoattirent lrsquoire du Seigneur Les reacutedacteurs se montrent en effet explicites lorsqursquoils eacutecrivent
laquo mouio los oios de Nuestro Sennor Dios a sanna raquo1013 ou encore laquo por los peccados del rey
Vitiza et de todas sus yentes que quiso Dios crebantar la gloria et el poder de los godos raquo1014
Selon lrsquoEstoria de Espantildea Witiza et ses preacutedeacutecesseurs sont les causes profondes et
anciennes de la perte de la peacuteninsule Ibeacuterique tandis que Rodrigue nrsquoest que la cause
immeacutediate en quelque sorte lrsquoinstrument de la Providence Le message qursquoil deacutecouvre dans le
palais montre que la fin du Royaume eacutetait de toute faccedilon programmeacutee Il a peut-ecirctre preacutecipiteacute
1010 Ainsi que leurs deacuteriveacutes laquo destruccion raquo laquo crebantamiento raquohellip 1011 En reacutealiteacute au moins un roi succeacuteda agrave Rodrigue Agila II Roger COLLINS Visigothic Spain 409-711
Blackwell Publishing 2004 p 132 et p 139-140 et E A THOMPSON op cit p 286 Un certain Agila II a
eacuteteacute roi apregraves Rodrigue ou mecircme sucircrement en mecircme que lui sur une partie du Royaume On a notamment
retrouveacute deux types de monnaie qui attestent de sa preacutesence dans le nord-est de la Peacuteninsule ainsi qursquoagrave
Narbonne Il serait mort quelques anneacutees apregraves lrsquoinvasion de 711 Aucune chronique chreacutetienne ne mentionnant
ce roi nous ferons de mecircme et considegravererons Rodrigue comme le dernier roi des Goths 1012 Voir les chapitres concernant Ervige et Egica PCG 538-547 et 559 p 314 5a- 12a laquo e digamos agora
onde le uino esta cueta et este mal et por qual razoacuten [] del rey Vitiza et del rey Rodrigo que fue el postrimero
rey de los godos et de los otros reys que fueron ante dellos raquo et 27a-29a laquo fue ya yrado por las nemigas de
Vitiza et por las auolezas de los otros reys raquo 1013 PCG 551 p 305 28b-29b 1014 PCG 552 p 306 37a-40a
203
les eacutevegravenements mais il nrsquoen est point la cause Drsquoailleurs lrsquoeacutepisode du palais est placeacute juste
avant celui du viol1015 ce qui laisse entendre que le viol nrsquoest que la voie par laquelle
srsquoaccomplit la Providence1016 De plus ses crimes ne provoquent pas explicitement la colegravere
divine dans le reacutecit contrairement agrave ceux de Witiza et il nrsquoest pas fait mention de Pelayo
pendant son regravegne alors que le nom de ce dernier apparaicirct agrave plusieurs reprises dans les
chapitres consacreacutes agrave Witiza
La deacutebacirccle est bien due agrave la destruction des institutions repreacutesentatives de la grandeur
des Goths lrsquoEacuteglise et les deacutefenses militaires ainsi qursquoau deacutelitement des relations entre la
noblesse et le roi dont la responsabiliteacute eacutechoit aux derniers monarques ainsi qursquoagrave la noblesse
feacutelonne Cependant dans le reacutecit alphonsin la vengeance de Rodrigue agrave lrsquoeacutegard des fils de
Witiza est motiveacutee ndash et donc en quelque sorte leacutegitimeacutee ndash par la violence de Witiza envers
Theacuteodefregravede Et lrsquoon peut se demander dans quelle mesure puisque Witiza avait contamineacute
tout son peuple la luxure de Rodrigue nrsquoest pas imputable en partie au moins agrave son
preacutedeacutecesseur Lrsquoimpression neacutegative laisseacutee par Rodrigue est certes tregraves forte notamment agrave
cause des eacutepisodes du viol et du palais mais ces crimes ne sont que la derniegravere expression ndash il
srsquoagirait alors drsquoun enchaicircnement fatal ndash du peacutecheacute induit par les rois preacuteceacutedents
Alphonse X suivant Jimeacutenez de Rada choisit donc une version qui condamne
davantage Witiza et ses preacutedeacutecesseurs sans pour autant exempter Rodrigue de toute
culpabiliteacute Le dernier roi apparaicirct comme la conseacutequence logique du deacuteclin wisigoth et non
comme son instigateur Bien que le roi Rodrigue soit devenu le coupable ideacuteal gracircce agrave
lrsquohistoriographie drsquoAl-Andalus il ne srsquoagit dans la Estoria de Espantildea que drsquoun vernis
dramatique qui contribue agrave la coheacuterence du reacutecit et parachegraveve la trajectoire peacutecheresse des
Wisigoths En profondeur le fautif reste Witiza celui-lagrave mecircme que lrsquohistoriographie deacutesignait
deacutejagrave comme coupable au IXe siegravecle et dont le Toleacutedan a fait lrsquoincarnation du deacuteclin wisigoth
amorceacute degraves le roi Ervige Les diffeacuterents historiographes qui ont manipuleacute le reacutecit en fonction
de leurs inteacuterecircts lrsquoont fait eacutevoluer et lrsquoont eacutetoffeacute au cours des siegravecles neacuteanmoins quatre
siegravecles apregraves la reacutedaction de la Chronique de Moissac lrsquoexplication donneacutee agrave la chute du
Royaume de Tolegravede a finalement peu changeacute dans la Estoria de Espantildea1017
1015 PCG ouverture du palais 553 p 307 et viol 554 p 307-308 1016 M PARDO laquo Le roi Rodrigue raquo p 48 1017 Pour la disparition mysteacuterieuse de Rodrigue et la deacutecouverte de son tombeau supposeacute voir R MENEacuteNDEZ
PIDAL Floresta de leyendas p XLVIII et M PARDO laquo Le roi Rodrigue raquo p 39-41
204
B Le providentialisme du chacirctiment divin au Salut
Dans la tradition historiographique le deacuteclin wisigoth attribueacute tantocirct agrave Witiza tantocirct agrave
Rodrigue puis aux deux rois et enfin aux quatre derniers rois wisigoths a provoqueacute la colegravere
divine et donc la chute de lrsquoEspagne
La Estoria de Espantildea est tregraves explicite sur les nombreuses raisons qui ont pousseacute Dieu agrave
punir ce qursquoelle qualifie de laquo mezquindad et ell aterramiento de los godos raquo1018 La cause la
plus souvent eacutevoqueacutee est celle de la luxure laquo mas los moros fallando tierra de Espanna []
sin el Dios uerdadero Nuestro Sennor Ihesu Cristo el que dexaran los godos por la luxuria et
el grand fornicio et el sacrilegio que y fazien raquo1019 Le reacutegicide le fratricide voire lrsquoinfanticide
sont aussi reprocheacutes aux Goths qui selon la chronique ne reculent devant rien pour srsquoemparer
du pouvoir laquo algunos fueron alccedilados reys por aleue algunos por traycion de muerte de sus
hermanos o de sus parientes non guardando la uerdad nin el derecho que deuieran y
guardar por quexa de ganar el sennorio mal et torticieramientre como non deuien raquo1020 Les
reacutedacteurs donnent une liste de ces reacutegicides qui part du roi Athaulf et qui va jusqursquoau roi
Fruela en passant par Witiza et Rodrigue1021 La Estoria de Espantildea revient aussi sur
lrsquoarianisme des Goths et preacutecise que si Dieu leur a pardonneacute cet eacutegarement sa patience a
atteint ses limites Selon le texte le Seigneur nrsquoentend plus souffrir cette violence ni la
preacutesence des Goths en Espagne
E por esta razon auiuose la yra de Dios sobrellos et desamparoles la tierra que les mantouiera
et guardara fasta alli et tollio dellos la su gracia E pero que Dios les sofrira en la heregia
arriana desdel tiempo dell emperador Valent fastal tiempo del rey Recaredo como dixiemos ya
ante desto en la estoria essora fue ya yrado por las nemigas de Vitiza et por las auolezas de los
otros reys et non les quiso mas sofrir nin los quiso mantener1022
Les raisons invoqueacutees sont nombreuses les fautes plurielles mais toutes imputables
au(x) roi(s) Le jugement de Dieu sa vengeance srsquoabat alors sur lrsquoEspagne laquo mas por que el
iuyzio de Dios uiene a aquellos que fazen las nemigas por que sufran la pena de la uenganccedila
por ende aquellos que se non quisieron emendar nin castigar de sus peccados leuaron doble
pena de mano de Nuestro Sennor raquo1023 Cette derniegravere phrase sous-entend que si les Goths
srsquoeacutetaient au moins repentis de leurs peacutecheacutes Dieu aurait pu se montrer cleacutement mais il nrsquoen fut
rien Au contraire comble du blasphegraveme Oppa le fregravere que Witiza a nommeacute illeacutegalement
1018 PCG 559 p 313 24a-25a 1019 PCG 561 p 316 25b-31b 1020 PCG 559 p 314 12a-17a 1021 PCG 559 p 314 30a-7b 1022 PCG 559 p 314 20a-30a 1023 PCG 552 p 306 30b-35b
205
archevecircque de Tolegravede se sert de Dieu pour tromper les Espagnols et les convaincre de se
soumettre agrave lrsquoenvahisseur1024
Afin de punir le Royaume de Tolegravede pour sa deacutepravation Dieu se sert des musulmans et
de leur Calife chef politique et religieux agrave qui il permet de conqueacuterir une grande partie du
monde connu notamment lrsquoInde Jeacuterusalem et Rome1025 Les reacutedacteurs reconnaissent certes
des qualiteacutes au Calife crsquoest un homme sage et un fin strategravege1026 mais le meacuterite de ses
conquecirctes ne lui revient pas Crsquoest Dieu qui a armeacute son bras afin que ses hommes finissent par
deacutetruire les Goths en Espagne laquo e desi por lo que auie de seer que con la uara de Dios esto
es la su senna aurie el de ferir todos los pueblos de Espanna ayudaual Dios en todos sus
fechos de guisa que metio so el su sennorio todas las yentes uezinas raquo1027 Dans la bataille
Dieu est du cocircteacute des Maures et abandonne les Goths laquo e la gracia de Dios auie se arredrada
et alongada dellos et auie tollido el su poder et el su deffendimiento de los omnes de
Espanna raquo1028 Ils perdent la gracircce divine qui les accompagnait jusque-lagrave Cependant mecircme
sans intervention divine les Goths eacutetaient perdus lrsquoarmeacutee eacutetait diminueacutee en raison drsquoune trop
longue paix1029 et drsquoune famine1030 Witiza a affaibli les deacutefenses du royaume1031 perverti les
relations avec la noblesse et Rodrigue a provoqueacute la trahison de Julien et des fils de Witiza
Tout le reacutecit est donc construit afin de deacutemontrer la culpabiliteacute des Goths vis-agrave-vis de la chute
de lrsquoEspagne
Le parallegravele entre les Heacutebreux et les Espagnols ne srsquoarrecircte pas aux notions de peuple eacutelu
ou de terre promise Tout comme le peuple drsquoIsraeumll les Goths sont condamneacutes agrave subir la
colegravere et le chacirctiment divins Le thegraveme de la punition divine est un thegraveme reacutecurrent dans
lrsquoAncien Testament Adam et Egraveve commettent le peacutecheacute drsquoorgueil et sont chasseacutes du
Paradis1032 les hommes deviennent meacutechants et Dieu les punit par le Deacuteluge1033 les hommes
1024 PCG 559 p 313 13b-15b laquo andaua predigando a los cristianos que se tornassen con los moros et
uisquiessen so ellos et les diessen tributo raquo 1025 PCG 551 p 305 50b p 306 6a 1026 PCG 551 p 305 42b-45b laquo este Vlid era omne de grand sentido et sabie muy bien guisar sus huestes
quando las auie de sacar et ordenar sus azes raquo 1027 PCG 551 p 305 45b-50b 1028 PCG 557 p 310 23a-26a 1029 PCG 556 p 309 48a-3b et 557 p 309 46b-50b
1030 PCG 557 p 310 21a-23a et 35a-40a laquo mas las manos de los godos que solien seer fuertes et poderosas
eran encoruadas alli et encogidas e los godos que solien uerter la sangre de los otros perdieron ellos alli la
suya en poder de sus enemigos raquo 1031 PCG 561 p 316 25b-27b laquo los moros fallando tierra de Espanna desamparada sin muros et sin
fortaleza raquo 1032 La Biblehellip Genegravese 3
206
veulent construire une tour pour toucher le ciel et se faire un nom1034 et Dieu les punit en
creacuteant plusieurs langues qui les dispersent sur la Terre les Heacutebreux sortis drsquoEacutegypte adorent
un veau drsquoor alors que Moiumlse est monteacute sur le Sinaiuml pour chercher les Tables de la Loi et Dieu
fait tuer les idolacirctres1035 les Heacutebreux continuent drsquoavoir des idoles et malgreacute les reacuteformes du
roi Josias Dieu les punit avec la destruction du Temple et lrsquoexil agrave Babylone1036 Dans la
Bible lrsquohistoire du peuple eacutelu est donc associeacutee agrave un scheacutema menant agrave la colegravere divine
Si vous craignez Yahveacute et le servez si vous eacutecoutez sa voix et ne vous reacutevoltez pas contre les
ordres de Yahveacute vous ainsi que le roi qui regravegne sur vous vous suivrez Yahveacute votre Dieu crsquoest
bien Mais si vous nrsquoeacutecoutez pas la voix de Yahveacute et si vous vous reacutevoltez contre les ordres de
Yahveacute la main de Yahveacute sera sur vous et sur vos pegraveres1037
Selon le theacuteologien Jean-Michel Maldameacute laquo le reacutecit biblique trace une histoire don et
interdit oubli du don deacutefiance transgression et perte de la vie raquo1038 Le scheacutema est toujours le
mecircme Dieu donne ndash le paradis une terre une langue commune un royaume ndash les hommes
se deacutetournent de lui en goucirctant le fruit deacutefendu en construisant une tour en se tournant vers
les idoleshellip et Dieu les punit agrave travers lrsquoexpulsion du Paradis le Deacuteluge la dispersion des
langues le deacutemantegravelement du royaume dIsraeumllhellip Ce scheacutema est transposeacute agrave la peacuteninsule
Ibeacuterique avec lrsquoEspagne et les Espagnols en lieu et place drsquoIsraeumll et des Heacutebreux Ce ne sont
pas les Babyloniens qui envahissent Israeumll mais les Maures qui conquiegraverent lrsquoEspagne
Le reacutecit de la chute des Goths est particuliegraverement frappant au regard de la fin du regravegne
de Salomon Ce roi srsquoadonne en effet agrave la luxure avec ses 700 eacutepouses et 300 concubines des
femmes avec lesquelles Dieu lui avait deacutefendu drsquoavoir des rapports1039 et il laisse se
deacutevelopper lrsquoidolacirctrie reniant ainsi les lois divines Dieu lui annonce alors qursquoil va le punir
1033 La Biblehellip Genegravese 65 laquo Yahveacute vit que la meacutechanceteacute de lrsquohomme eacutetait grande sur la terre et que son cœur
ne formait que de mauvais desseins agrave longueur de journeacutee raquo 1034 La Biblehellip Genegravese 114 laquo Ils dirent Allons Bacirctissons-nous une ville et une tour dont le sommet peacutenegravetre
les cieux Faisons-nous un nom et ne soyons pas disperseacutes sur la toute la terre raquo 1035 La Biblehellip Exode 327-10 laquo Yahveacute dit alors agrave Moiumlse Allons descends car ton peuple que tu as fait
monter du pays dEacutegypte sest perverti Ils nrsquoont pas tardeacute agrave srsquoeacutecarter de la voie que je leur avais prescrite Ils se
sont fabriqueacute un veau en meacutetal fondu et se sont prosterneacutes devant lui Ils lui ont offert des sacrifices et ils ont
dit voici ton Dieu Israeumll qui ta fait monter du pays dEacutegypte [hellip] Maintenant laisse-moi ma colegravere va
senflammer contre eux et je les exterminerai mais de toi je ferai une grande nation raquo et 3226-28 laquo Moiumlse se
tint agrave la porte du camp et dit Qui est pour Yahveacute agrave moi Tous les fils de Leacutevi se groupegraverent aupregraves de lui Il
leur dit Ainsi parle Yahveacute le Dieu dIsraeumll ceignez chacun votre eacutepeacutee sur votre hanche allez et venez dans le
camp de porte en porte et tuez qui son fregravere qui son ami qui son proche Les fils de Leacutevi firent ce que Moiumlse
avait dit et du peuple il tomba ce jour-lagrave environ trois mille hommes raquo 1036 La Biblehellip Jeacutereacutemie 1037 La Biblehellip I Samuel 1214-15 1038 J-M MALDAMEacute op cit p 123-124 1039 La Biblehellip 1 Rois 111-2
207
Parce que tu trsquoes comporteacute ainsi et que tu nas pas observeacute mon alliance et les prescriptions que
je tavais faites je vais sucircrement trsquoarracher le royaume et le donner agrave lrsquoun de tes serviteurs
Seulement je ne ferai pas cela durant ta vie en consideacuteration de ton pegravere David cest de la main
de ton fils que je larracherai1040
Agrave la mort de Salomon le peuple se rebelle contre les impocircts et les corveacutees que son
fils et successeur Roboam refuse drsquoalleacuteger Une partition se produit alors entre le
Royaume drsquoIsraeumll gouverneacute par Roboam et le royaume de Juda aux mains de
Jeacuteroboam1041 Comment ne pas voir un parallegravele entre Salomon Witiza et Rodrigue ainsi
qursquoentre leurs fautes et la punition qursquoils reccediloivent crsquoest-agrave-dire le deacutechirement puis la
destruction du royaume apregraves leur mort Le parallegravele est drsquoautant plus probant que les
Espagnols sont preacutesenteacutes comme le nouveau peuple eacutelu Lrsquoissue finale est la mecircme que
pour les Heacutebreux la mort dans la bataille ou lrsquoexil vers les montagnes
De plus la Estoria de Espantildea censeacutee narrer lrsquohistoire de lrsquoEspagne commence par
reacutesumer une partie de la Genegravese Le choix des eacutepisodes rappeleacutes est inteacuteressant la Creacuteation
(sans Creacuteation du monde pas de creacuteation de lrsquoEspagne) mais cette Creacuteation est relateacutee de
faccedilon tregraves succincte en seulement seize mots Lrsquohistoriographe enchaicircne aussitocirct sur trois
moments cleacutes dont on comprend lrsquoimportance au cours de la chronique la Chute drsquoAdam et
Egraveve dont les noms sont remplaceacutes par le geacuteneacuterique laquo omne raquo proceacutedeacute dans lequel on peut
voir la volonteacute de deacutepersonnaliser la Chute pour montrer son caractegravere geacuteneacuteral Chute
associeacutee au terme laquo peacutecheacute raquo La chronique passe ensuite directement au Deacuteluge provoqueacute par
les fautes et les grandes erreurs des hommes Aussitocirct apregraves dans le reacutecit les hommes se
montrent orgueilleux et arrogants et meacuteprisent Dieu en construisant la Tour de Babel Ils sont
alors deacutetruits agrave leur tour1042 Il est ainsi rappeleacute que les hommes qui nrsquoobeacuteissent pas agrave Dieu
qui fautent ou qui pegravechent sont exclus du paradis ou tueacutes
En revanche sur les deacutebuts du monde et des hommes et sur les personnages fondateurs
rien nrsquoest dit Abraham Sarah Isaac Jacob ou Eacutesauuml ne sont mecircme pas citeacutes et Moiumlse ndash qui
nrsquoapparaicirct certes pas dans la Genegravese ndash est agrave peine eacutevoqueacute Lrsquoeacutevocation de lrsquohistoire biblique
crsquoest-agrave-dire universelle dans les mentaliteacutes meacutedieacutevales est centreacutee sur les fautes des hommes
qui entraicircnent leur perte et celle de leur royaume Lrsquohistoriographie est affaire de choix et agrave
travers cette seacutelection qui met en exergue les diverses punitions qui eacutemaillent la Genegravese le
texte deacuteveloppe le motif du providentialisme Alphonse X fait le choix de confronter le
1040 La Biblehellip 1 Rois 1111-13 1041 La Biblehellip 1 Rois 121-24 1042 PCG 1 p 4 26b-50b
208
lecteur au pouvoir de Dieu sur sa Creacuteation Il srsquoagit donc lagrave drsquoune forme de conditionnement
Degraves le deacutebut de la chronique le lecteur est ainsi placeacute dans lrsquooptique veacuteteacuterotestamentaire du
chacirctiment divin Consciemment ou inconsciemment sa lecture est deacutetermineacutee ou agrave tout le
moins influenceacutee par une telle entreacutee en matiegravere Crsquoest lagrave la force de cet incipit lrsquohistoire des
hommes est reacutesumeacutee reacuteduite mecircme agrave leurs fautes et aux chacirctiments qursquoils reccediloivent le
lecteur attentif a alors en tecircte que toute faute meacuterite punition La seacutecheresse conseacutecutive au
conflit entre les fils de Rocas est ainsi un rappel de ce scheacutema divin qui montre que le
providentialisme a deacutejagrave eacuteteacute agrave lrsquoœuvre en Espagne La seacutecheresse permet de faire le lien entre
histoire universelle et histoire nationale Dans le reacutecit alphonsin lrsquoEspagne remplit certains
preacuterequis elle est la terre promise drsquoun peuple eacutelu Or Dieu punit les hommes qursquoil aime car
ecirctre son peuple implique des responsabiliteacutes et une exemplariteacute comme le preacutecise la Bible
laquo je vous ai choisis vous seuls parmi toutes les familles de la terre Cest pourquoi je vous
chacirctierai pour toutes vos iniquiteacutes raquo1043 Pelayo motivant ses troupes avant la bataille de
Covadonga ne dit pas autre chose laquo Dios fiere et quebranta los sus fijos por sus pecados
non quiere por eso oluidarlos pora siempre de se non doler dellos raquo1044
Cependant le scheacutema ne srsquoarrecircte pas lagrave Il est suivi drsquoun espoir de Salut offert par le
Seigneur Noeacute preacuteserve lrsquoespegravece humaine gracircce agrave son arche la dispersion des langues
nrsquoimplique pas la mort malgreacute la construction du veau drsquoor Dieu continue de mener les
Heacutebreux vers Israeumllhellip Crsquoest agrave Babylone que les Heacutebreux en exil eacutelaborent la Torah ndash telle que
nous la connaissons aujourdrsquohui ndash de faccedilon agrave expliquer la destruction de Jeacuterusalem tout en
fournissant un espoir de retour si les hommes se conforment agrave la loi divine notamment en
bannissant deacutefinitivement les idoles ndash toujours preacutesentes jusque-lagrave y compris chez les
Israeacutelites censeacutes ecirctre monotheacuteistes Le Dieu vengeur ajoute une sorte de dimension didactique
agrave la punition car laquo les prophegravetes preacutesentent les malheurs advenus dans lrsquohistoire du peuple eacutelu
comme un processus peacutedagogique raquo1045 Le thegraveme de la chute rappelle la notion fondamentale
de lrsquoAlliance entre Dieu et sa creacuteation le peacutecheacute eacutetant la rupture de cette Alliance1046 mais
Dieu nabandonne pas son peuple pour autant Tout comme le Seigneur a ordonneacute la
construction drsquoune arche tout comme les Grecs sont venus reconstruire lrsquoEspagne apregraves la
1043 La Bible Amos 32 ou encore 1 Pierre 417 laquo car le moment est venu de commencer le jugement par la
maison de Dieu raquo et Genegravese 1819 laquo car je lai distingueacute pour quil prescrive agrave ses fils et agrave sa maison apregraves lui
de garder la voie de Yahveacute en accomplissant la justice et le droit de la sorte Yahveacute reacutealisera pour Abraham ce
qursquoil lui a promis raquo 1044 PCG 565 p 319 48b-51b 1045 J-M MALDAMEacute op cit p 125 1046 Ibid p 119
209
seacutecheresse le Seigneur met un homme agrave lrsquoabri du danger incarneacute par les rois wisigoths
deacutecadents Cet homme assimileacute agrave Moiumlse lors de la bataille de Covadonga est aussi un
nouveau Noeacute dont lrsquoarche se trouve dans les Asturies laquo fuesse [hellip] pora las Asturias que
siquier entre las estrechuras de mas montannas pudiesse guardar alguna lumbrera pora la
cristiandad raquo1047 Selon la chronique Pelayo est le seul refuge la seule protection dont
dispose encore la chreacutetienteacute en Espagne laquo por que otro sennor non fincaua en la tierra pora
amparamiento de los cristianos si este don Pelayo raquo1048 La deacutepravation des derniers rois
wisigoths est accompagneacutee dans le reacutecit de reacutefeacuterences agrave Pelayo qui permettent au lecteur de
replacer la faute dans une perspective providentialiste chaque peacutecheacute chaque entorse agrave
lrsquoAlliance sont contrebalanceacutes par la protection que Dieu accorde agrave Pelayo
Agrave mesure que la contre exemplariteacute des mauvais rois wisigoths se fait plus eacutevidente
lrsquoaura de Pelayo grandit Le mouvement descendant affectant les Goths se termine par
lrsquoinvasion tandis que le mouvement ascendant correspondant agrave Pelayo culmine avec la
bataille de Covadonga Le parallegravele inverseacute des deux trajectoires permet de narrer la chute
tout en annonccedilant la restauration future de la monarchie et la chreacutetienteacute Ainsi Pelayo
apparaicirct deux fois au cours du reacutecit du regravegne de Witiza La premiegravere reacutefeacuterence fait
immeacutediatement suite agrave lrsquoannonce du changement neacutegatif du roi laquo comenccedilo luego de darse a
mal et a uoleza e echo de la cibdad de Toledo en desterramiento all inffante don
Pelayo raquo1049 Cet exil est aussitocirct suivi de lrsquoassurance du rocircle qursquoest appeleacute agrave jouer Pelayo
laquo este fue aquel don Pelayo el que despues se alccedilo con los asturianos contra los moros en
Asturias raquo1050 La seconde occurrence intervient apregraves lrsquoeacutenucleacuteation de Theacuteodefregravede lorsque
Witiza tente de faire de mecircme avec Pelayo alors que le roi srsquoattaque agrave nouveau injustement agrave
lrsquoaristocratie laquo mas ell inffante Pelayo fuxol et amparosse le en Cantabria ca Dios querie
guardar en Espanna donde se leuantasse acorro et libramiento a la tierra raquo1051 La chronique
explique ainsi que lorsque le Seigneur a vu les crimes des Goths il a deacutecideacute de les punir
certes mais aussi de leur offrir lrsquoassurance du redressement et du Salut agrave travers Pelayo et de
son refuge Crsquoest ce qui selon la chronique se produit plus tard lorsque lrsquoEspagne est perdue
et que Dieu lui envoie une lueur drsquoespoir
Dios poderoso de todas las cosas pero que era yrado contra [Espanna] non quiso oblidar la su
misericordia et membrose de la su merced e quiso por ende guardar all inffante don Pelayo
1047 PCG 564 p 319 9a-12a 1048 PCG 560 p 314 19b-21b 1049 PCG 549 p 304 42a-44a 1050 PCG 549 p 304 45a-47a 1051 PCG 552 p 306 14b-17b
210
pora ante la su faz assi como una pequenna centella de que se leuantasse despues lumbre en la
tierra 1052
Pelayo devenu le chef de la reacutesistance est compareacute agrave une eacutetincelle qui se transformera
en lumiegravere avec le temps Il incarne lrsquoespoir de lrsquoEspagne et de la chreacutetienteacute laquo a estos quiso
los Dios guardar porque la lumbre de la cristiandad et de los sus sieruos non se amatasse de
tod en Espanna raquo1053 Les reacutedacteurs eacutecrivent encore laquo e quando se ell alccedilo a las Asturias et
finco por sennor de los cristianos raquo1054
Lrsquohistoire biblique condenseacutee en quelques lignes au deacutebut de la chronique tel un fil
drsquoariane qui guide le lecteur dans le reacutecit se reacutevegravele ecirctre une cleacute de lecture de lrsquohistoire
proposeacutee par Alphonse X En effet lrsquoun des axes directeurs de la Estoria de Espantildea est bien
celui de la punition divine Les diffeacuterentes eacutetapes de lrsquohistoire de lrsquoEspagne narreacutee par le Roi
Sage nrsquoont de cesse de reprendre cette notion de faute le reacutecit deacutebouchant sur lrsquoexplication de
la chute de 711 et du relegravevement providentiel promis par lrsquoavegravenement de Pelayo
C Le temps cyclique
Les trois couples de fondateurs inspireacutes du scheacutema de creacuteation mythique renvoient au
mythe de recreacuteation1055 agrave la suite drsquoun comportement contrevenant agrave la Loi Les Ceacutetubales
ramegravenent lrsquohumaniteacute en Espagne apregraves le Deacuteluge Hispan et Hercule ramegravenent la civilisation
apregraves la seacutecheresse Pelayo et Alphonse Ier ramegravenent lrsquoespoir le Christianisme et la monarchie
apregraves la faute des rois wisigoths La reacuteiteacuteration drsquoun mecircme scheacutema en forme de chute suivie
du relegravevement fait eacutemerger une reacutepeacutetition cyclique
Flavius Josegravephe (v 37 - v 100) est le premier agrave faire descendre les Ibegraveres de Tubal dans
ses Antiquiteacutes judaiumlques1056 Quant aux peacutecheacutes de Witiza ils sont aussi pleinement exploiteacutes
depuis plusieurs siegravecles par lrsquohistoriographie Cependant un peuplement biblique et un
chacirctiment divin ne constituent ni un scheacutema ni un cycle Lrsquoajout par Alphonse X de la
seacutecheresse faisant suite au conflit entre deux fregraveres ainsi que le recours aux couples de
recreacuteation mythique permet en revanche drsquoeacutetablir un tel scheacutema cyclique Crsquoest donc au
Roi Sage que lrsquoon doit lrsquointroduction de la reacutepeacutetition cyclique
1052 PCG 564 p 318 38b-p 319 2a 1053 PCG 564 p 319 21a-23a 1054 PCG 560 p 314 25b-26b 1055 Voir p 169-172 1056 Voir p 100
211
Lrsquoarriveacutee des Ceacutetubales en Espagne correspond au relegravevement qui fait suite au double
chacirctiment conseacutecutif au Deacuteluge et agrave la construction de la Tour de Babel crsquoest-agrave-dire au
dernier relegravevement de lrsquoAncien Testament qui concerne la peacuteninsule Ibeacuterique En mecircme
temps drsquoun point de vue historiographique il srsquoagit du premier relegravevement de lrsquoEspagne Les
Ceacutetubales constituent par lagrave-mecircme une charniegravere entre histoire biblique et histoire hispanique
La structure fait le lien entre les deux histoires qui nrsquoen deviennent qursquoune seule Dans ce
cadre eacutelaboreacute par Alphonse X qui prend soin de rappeler les diffeacuterentes chutes de lrsquoHomme
depuis la Creacuteation1057 lrsquohistoire de lrsquoEspagne devient une succession de chacirctiments divins et
de recreacuteation la chute du Paradis le Deacuteluge la dispersion des langues la seacutecheresse ndash
rappelant opportuneacutement les conditions du Deacuteluge et la rivaliteacute entre Caiumln et Abel ndash et enfin
la deacutefaite de 711 point drsquoorgue de lrsquohistoire des origines de lrsquoEspagne Nouveau peuple eacutelu et
installeacute dans la nouvelle terre promise les Espagnols reacutepegravetent agrave leur tour lrsquohistoire des
Heacutebreux qui srsquoeacuteloignaient peacuteriodiquement de la Loi1058 et Pelayo et Alphonse Ier reacutetablissent
lrsquoAlliance briseacutee par les Wisigoths
La reacutepeacutetition des cycles et leur application a posteriori aux nouvelles catastrophes
permet drsquoexpliquer et de supporter les eacutevegravenements historiques1059 Comme lrsquoexplique
lrsquohistorien des religions Mircea Eliade laquo si de telles souffrances ont pu ecirctre supporteacutees crsquoest
preacuteciseacutement parce qursquoelles ne semblaient ni gratuites ni arbitraires raquo1060 Les cycles de
punitions divines revecirctent aussi un aspect politique lrsquoexplication voire lrsquoexploitation du
passeacute permettant de controcircler le preacutesent et de penser le futur Par exemple les eacutelites
heacutebraiumlques souhaitaient convaincre leurs coreligionnaires que srsquoils ne renonccedilaient pas aux
idoles et suivaient les commandements de Dieu celui-ci leur garantirait la paix et la
prospeacuteriteacute1061
Les cycles ne sont pas pour autant propres agrave la tradition veacuteteacuterotestamentaire Les
theacuteories cycliques et astrales qui justifiaient les souffrances dues aux catastrophes aux
guerres aux maladieshellip eacutetaient nombreuses dans les socieacuteteacutes et religions preacutechreacutetiennes1062
Par exemple Beacuterose a vulgariseacute au IIIe siegravecle avant notre egravere dans tout le monde helleacutenique la
doctrine chaldeacuteenne de la laquo Grande Anneacutee raquo LrsquoUnivers est consideacutereacute comme eacuteternel mais il
1057 Voir p 207-208 1058 Mircea ELIADE Le mythe de lrsquoeacuteternel retour Paris Gallimard 1989 p 120 1059 Ibid p 159 1060 Ibid p 113 1061 Ibid p 120 et Israeumll FINKELSTEIN et Neil Asher SILBERMAN La Bible deacutevoileacutee Paris Gallimard
2004 p 13-15 1062 M ELIADE Le mythe de lrsquoeacuteternel retourhellip p 160
212
est aneacuteanti et reconstitueacute peacuteriodiquement chaque laquo Grande Anneacutee raquo dont le nombre de
milleacutenaires varie drsquoune eacutecole agrave lrsquoautre Ce concept srsquoest ensuite transmis agrave Rome et agrave Byzance
qui y ont eacuteteacute tregraves reacuteceptives1063 Mircea Eliade explique que deux mythes annonccedilant la fin de
lrsquoEmpire ont preacuteoccupeacute Rome lors de chaque crise Le premier considegravere que la vie de la Citeacute
a une dureacutee limiteacutee lieacutee au nombre mystique reacuteveacuteleacute par les douze aigles vus par Romulus et le
second considegravere que la Grande Anneacutee mettra fin agrave lrsquohistoire donc agrave celle de Rome1064
Lrsquohistorien souligne que les Romains eacutetaient obseacutedeacutes par ces mythes creacutepusculaires car
laquo chaque fois que les eacutevegravenements historiques accentuaient leur cadence catastrophique [ils]
croyaient que la Grande Anneacutee eacutetait sur le point de se terminer et que Rome eacutetait agrave la veille de
lrsquoeacutecroulement raquo1065 Ainsi lorsque Alaric srsquoempare de Rome il ne fait qursquoaccomplir la
destineacutee de la citeacute1066
Cependant lrsquoavegravenement du Christianisme propose de facto une autre vision de
lrsquohistoire En effet il y a une dichotomie agrave premiegravere vue insurmontable entre les reacutepeacutetitions
cycliques eacuteternelles et lrsquohistoire chreacutetienne finie Avec Jeacutesus Christ lrsquohistoire est lineacuteaire elle
a un sens1067 elle va drsquoun deacutebut la Creacuteation vers sa fin la Reacutedemption Lrsquoessence mecircme du
Christianisme reacuteside dans cette notion de Reacutedemption qui va de pair avec la fin de lrsquohistoire
Jeacutesus est neacute a veacutecu et est mort une seule fois pour une seule Reacutedemption finale
Une ligne droite trace la marche de lrsquohumaniteacute depuis la Chute initiale jusqursquoagrave la Reacutedemption
finale Et le sens de cette histoire est unique [hellip] Le deacuteroulement de lrsquohistoire est ainsi
commandeacute et orienteacute par un fait unique radicalement singulier Et par suite le destin de
lrsquohumaniteacute tout entiegravere de mecircme que la destineacutee particuliegravere agrave chacun drsquoentre nous se jouent
eux aussi en une seule fois une seule fois pour toutes dans un temps concret et irremplaccedilable
qui est celui de lrsquohistoire et de la vie1068
Neacuteanmoins on voit bien que la Estoria de Espantildea reprend agrave son compte et exploite la
reacutepeacutetition cyclique Crsquoest que lrsquohistoire lineacuteaire malgreacute lrsquoopposition des premiers auteurs
chreacutetiens1069 nrsquoempecircche pas les laquo ondulations cycliques raquo le temps lineacuteaire peut ecirctre
renouveleacute comme lrsquoexplique Mircea Eliade
1063 Ibid p 105 1064 Ibid p 154 1065 Ibid p 154 1066Ibid p 157 Nous notons cependant que les Romains sentant venir leur fin srsquoinquieacutetaient a priori des
eacutevegravenements jugeacutes catastrophiques alors que les reacutedacteurs de lrsquoAncien Testament expliquaient la catastrophe de
lrsquoexil a posteriori 1067 Ibid p 121 et p 160 1068 Ibid p 160-161 1069 Ibid p 160 laquo bien que les premiers auteurs chreacutetiens srsquoy soient opposeacutes drsquoabord avec acharnement elle a
fini pourtant par peacuteneacutetrer dans la philosophie chreacutetienne raquo
213
Mecircme dans le cadre des trois grandes religions ndash iranienne judaiumlque et chreacutetienne ndash qui ont
limiteacute la dureacutee du Cosmos agrave un nombre quelconque de milleacutenaires et affirment que lrsquohistoire
cessera deacutefinitivement in illo tempore il subsiste cependant des traces de lrsquoantique doctrine de
la reacutegeacuteneacuteration peacuteriodique de lrsquohistoire En drsquoautres termes lrsquohistoire peut ecirctre abolie et par
conseacutequent renouveleacutee un nombre consideacuterable de fois avant la reacutealisation de lrsquoeschaton
final1070
Drsquoailleurs le Moyen Acircge est laquo domineacute par la conception eschatologique (dans ses deux
moments essentiels la creacuteation et la fin du monde) compleacuteteacutee par la theacuteorie de lrsquoondulation
cyclique qui explique le retour peacuteriodique des eacuteveacutenements raquo1071 Crsquoest drsquoautant plus vrai que
la chronique reproduit un autre type de cycle la succession des empires qui est aussi une
conception bien connue au Moyen Acircge Les reacutedacteurs donnent le nom des quatre grands
empires qui ont reacutegneacute sur le monde les Babyloniens les Carthaginois les Maceacutedoniens et les
Romains1072 Babylone et la Maceacutedoine nrsquoont pas exerceacute leur pouvoir sur lrsquoEspagne et ne sont
pas deacutecrits avec preacutecision dans le reacutecit En revanche les reacutedacteurs consacrent de nombreux
chapitres agrave Carthage et agrave Rome Ils mettent lrsquoaccent sur les origines de Carthage et sa
destruction par Rome tout en reacutepeacutetant une formule presque une maxime afin drsquoinsister sur la
uentura ou la fortuna voltaria crsquoest-agrave-dire le fait que rien nrsquoest jamais acquis que la roue
tourne La chronique dit cela agrave plusieurs reprises particuliegraverement agrave propos de Carthage
Uentura que numqua dexa las cosas ser en un estado aguiso assi1073
Uentura que non dexa las cosas ficar en un estado aguiso assi1074
Uentura que pocas uezes dexa a omne ficar en un estado1075
On remarque la similitude de la construction de ces maximes qui insistent sur les
changements Agrave lrsquoorigine Fortuna est une deacuteesse italique laquo individuelle raquo mais agrave Rome agrave
partir du VIe siegravecle av J-C elle devient une deacuteesse laquo nationale raquo ougrave elle symbolise la chance
et le hasard Avec le temps elle est utiliseacutee par le pouvoir impeacuterial pour fonder sa leacutegitimiteacute
religieuse et elle finit par perdre son caractegravere exclusivement religieux pour devenir une
1070 Ibid p 150 laquo Lrsquoanneacutee liturgique chreacutetienne est drsquoailleurs fondeacutee sur une reacutepeacutetition peacuteriodique et reacuteelle de la
Nativiteacute de la Passion de la mort et de la reacutesurrection de Jeacutesus avant tout ce que ce drame mystique implique
pour un chreacutetien crsquoest-agrave-dire la reacutegeacuteneacuteration personnelle et cosmique par la reacuteactualisation in concreto de la
naissance de la mort et de la reacutesurrection du Sauveur raquo 1071 Ibid p 162 Mircea Eliade reprend ici une formule de Sorokin (Social and Culture Dynamics vol II New
York 1937) laquo Ce double dogme commande la speacuteculation jusqursquoau XVIIe siegravecle bien que parallegravelement
commence agrave se faire jour une theacuteorie du progregraves lineacuteaire de lrsquohistoire raquo 1072 PCG 16 p 15 9b-17b laquo quatro emperios que sennorearon el mundo raquo 1073 PCG 40 p 27 25a-28a 1074 PCG 50 p 32 4a-15a 1075 PCG 58 p 39 12a-15a
214
deacuteesse plus politique1076 Parallegravelement agrave cela une autre Fortuna surgit vers la fin de la
Reacutepublique mais cette derniegravere personnifie laquo la preacutecariteacute de lrsquoexistence humaine avec ses
alternatives de phases heureuses et malheureuses raquo La Fortuna adversa aveugle inconstante
et capricieuse devient un topique litteacuteraire dans la poeacutesie classique1077 Crsquoest cette deacutefinition
qui apparaicirct dans les Eacutetymologies drsquoIsidore de Seacuteville
Fortunam a fortuitis nomen habere dicunt quasi deam quandam res humanas variis casibus et
fortuitis inludentem unde et caecam appellant eo quod passim in quoslibet incurrens sine ullo
examine meritorum et ad bonos et ad malos venit Fatum autem a fortuna separant et fortuna
quasi sit in his quae fortuiti veniunt nulla palam causa fatum vero adpositum singulis et
statutum auint1078
Fortuna renvoie donc aux laquo vicissitudes de lrsquoexistence humaine telle qursquoelle est veacutecue
subjectivement par lrsquoindividu raquo1079 et en cela elle srsquooppose normalement aux conceptions des
chreacutetiens pour qui le monde est reacutegi par la Providence divine1080 Neacuteanmoins dans le cas
preacutecis du reacutecit des origines Fortuna et Providence ne sont pas incompatibles au contraire
elles se complegravetent car elles permettent drsquoexpliquer et drsquoinsister sur la chute ineacuteluctable des
empires et des royaumes Crsquoest particuliegraverement vrai dans le domaine militaire en geacuteneacuteral1081
Lrsquoarmeacutee victorieuse finit toujours par ecirctre vaincue le plus grand des empires finit toujours par
ecirctre domineacutehellip Lrsquoideacutee de renversement de toute situation se double dans la chronique drsquoune
mise en garde contre lrsquoarrogance qui tourne agrave la deacutesinvolture laquo ca la muy grand seguranccedila
aduze a los omnes muchas uezes a muerte o a muy grand danno porque no meten en si
mientes ni se guardan cuemo deuen raquo1082 Crsquoest ce qui a perdu les Carthaginois qui se
pensaient plus forts que les Romains en raison de leurs nombreuses victoires et crsquoest ce qui a
perdu les Goths qui ont surestimeacute leurs forces1083 Suivant Jimeacutenez de Rada la Estoria de
1076 Nicole HECQUET-NOTI laquo Fortuna dans le monde latin chance ou hasard raquo in Yasmina
FOEHRJANSSENS et Emmanuelle METRY (eacuted) La Fortune Thegravemes repreacutesentations discours Genegraveve eacuted
Librairie Droz 2003 p 13-29 p 15-17 1077 Ibid p 18-21 1078 Eacutetymologieshellip VIII 11 94 p 734 Traduction p 735 laquo El nombre de la fortuna dicen que deriva de lo
ldquofortuitordquo como si fuera una diosa que con sus acciones variadas y fortuitas se burlara de las cosas humanas Por
eso aseguran que es ciega porque acaacute y allaacute llega a unos y a otros sin tener en cuenta alguna sus meacuteritos y lo
mismo alcanza a los buenos que a los malos Suelen diferenciar el ldquohadordquo de la ldquofortunardquo en el sentido de que la
fortuna llega sobre la gente de manera fortuita en cambio el hado ndash seguacuten dicen ndash estaacute fijado y es inamovible
para cada uno de nosotros raquo 1079 N HECQUET-NOTI art cit p 15 1080 Ibid p 27-29 1081 PCG 62 p 46 29b-38b laquo e si por auentura fuessen uenccediludos que ellos e su cibdat que se perdiessen en
uno ca esto era cosa que contecie muchas uezes en guerra uencer los unos e depues cobrar los otros e seer
aquellos uenccediludos e aquellos que una sazon fueran sennores e onrados uenir depues en seruidumbre y en
desonra e seer los otros sennores dellos y esto era cosa natural que fuera siempre en el mundo e serie raquo 1082 PCG 65 p 48 33b-39b 1083 PCG 558 p 311 4a-8a
215
Espantildea reprend ce constat au moment de la chute du Royaume de Tolegravede laquo todos deuen por
esto aprender que non se deua ninguno preciar nin el rico en riqueza nin el poderoso en su
poderiacuteo nin el fuert en su fortaleza nin el sabio en su saber nin ell alto en su alteza nin en
su bien mas quien se quisiere preciar preciese en seruir a Dios raquo1084 Plus loin la chronique
reacutecapitule les grands empires qursquoelle compare et unit agrave travers leur fin tragique
Quanto mal sufrio aquella grand Babilonna que fue la primera et la mayoral en todos los
regnos del mundo quando fue destroyda del rey Ciro et del rey Dario []
e quanto mal sufrio Roma que era sennora de todas las tierras quando la priso et la destruxo
Alarigo et despues Adaulpho reys de los godos []
e quanto mal sufrio Iherusalem que segund la prophecia de Nuestro Sennor Ihesu Cristo fue
derribada et quemada que non finco en ella piedra sobre piedra
e quanto mal sufrio aquella noble Cartago quando la priso et la quemo Scipio consul de Roma
dos tanto mal et mas que aqueste sufrio la mezquina de Espanna1085
La derniegravere proposition de ce passage compare explicitement la fin de ces grandes
puissances agrave la chute des Goths ce qui permet de hisser le Royaume de Tolegravede au mecircme rang
que ces empires Les reacutedacteurs reprennent ici Jimeacutenez de Rada agrave cette diffeacuterence pregraves que
Jimeacutenez de Rada nrsquoinclut aucun des empires dans sa chronique Un lecteur qui ne connaicirctrait
lrsquohistoire de la peacuteninsule qursquoagrave travers le Toleacutedan ne saurait pas que les Carthaginois srsquoy sont
un jour installeacutes et pourrait agrave peine deacuteduire la preacutesence des Romains agrave travers lrsquohistoire des
Goths En revanche la Estoria de Espantildea integravegre Carthage Rome ou la destruction de
Jeacuterusalem Lorsque le rappel de la succession et surtout de la destruction des empires
intervient dans le chapitre intituleacute laquo del duello de los godos en Espanna et de la razon porque
ella fue destroyda raquo1086 lrsquohistoire de ces empires et les commentaires moralisateurs des
reacutedacteurs acquiegraverent un autre sens Le cycle de la grandeur et de la destruction successives se
fait alors eacutevident
Les deux conceptions du temps se combinent donc dans la Estoria de Espantildea qui va
drsquoun deacutebut la Creacuteation ou plus concregravetement lrsquoarriveacutee des Ceacutetubales vers le preacutesent de
reacutedaction qursquoest le regravegne drsquoAlphonse X De plus le cycle des empires et le cycle des
chacirctiments divins convergent dans la chute des Goths La deacutefaite de 711 agrave la fois punition et
fin drsquoun empire permet en effet de faire coiumlncider les deux ondulations cycliques Le
Roi Sage ne se contente pas lagrave de replacer des eacutepisodes et des conceptions antiques reacuteduits au
rang de topiques deacutenueacutes de sens La reacutepeacutetition des mecircmes scheacutemas du deacuteclin qursquoils soient dus
agrave une faute ou agrave la fortuna voltaria sert directement la deacutemonstration alphonsine
1084 PCG 558 p 311 8a-14a 1085 PCG 559 p 313 32b-p 314 2a 1086 PCG 559 p 312
216
Les scheacutemas de creacuteation et de recreacuteation mythique qui srsquoinsegraverent dans la continuiteacute
biblique permettent de construire un reacutecit coheacuterent et argumentatif La reacutepeacutetition de mecircmes
arcs narratifs et de mecircmes scheacutemas est sucircrement moins le signe de lrsquoadheacutesion drsquoAlphonse X agrave
une vision cyclique de lrsquohistoire que lrsquoexpression de sa maicirctrise de la narration et de la
deacutemonstration En entrelaccedilant les fils issus de sources aussi heacuteteacuterogegravenes que la Bible
lrsquohistoriographie latine chreacutetienne et musulmane ou encore le folklore meacutedieacuteval le Roi Sage
parvient agrave tisser le reacutecit des origines de lrsquoEspagne ougrave beaucoup drsquoeacuteleacutements de prime abord
eacutetrangers les uns aux autres entrent en reacutesonnance et font sens en trouvant leur place dans le
systegraveme plus vaste du reacutecit Il utilise des canevas connus et reconnus qui participent de la
vraisemblance du reacutecit gracircce aux seacuteries drsquoanalogies qursquoils permettent drsquoeacutetablir Les proto-
fondations les scheacutemas de fondation les scheacutemas de punition et de relegravevement le temps
cyclique sont autant de proceacutedeacutes qui permettent aux reacutedacteurs de relier les fondateurs entre
eux et de les relier eacutegalement agrave Alphonse X Ils permettent notamment drsquoexpliquer et de
leacutegitimer plusieurs concepts du XIIIe siegravecle tels que la royauteacute ou la Reconquecircte Veacuteritable
mythe de creacuteation ce reacutecit des origines deacutefinit lrsquoEspagne et les Espagnols LrsquoEspagne est
preacutesenteacutee comme un ensemble geacuteographique qui recouvre toute la peacuteninsule Ibeacuterique et dont
le Roi Sage nrsquoexclut pas une extension au-delagrave des Pyreacuteneacutees et du deacutetroit de Gibraltar Dans
ces conditions les autres royaumes chreacutetiens nrsquoont pas plus leur place que les royaumes
musulmans Mecircme si lrsquoEspagne est fractionneacutee depuis 711 lrsquouniteacute des origines justifie agrave elle
seule que lrsquoon se batte pour la retrouver Cette uniteacute perdue ne demande qursquoagrave ecirctre restaureacutee
de preacutefeacuterence sous lrsquoeacutegide drsquoAlphonse X Lrsquouniteacute geacuteographique contribue donc aussi agrave
construire une uniteacute politique En effet Hispan ou encore les Wisigoths nrsquoeacutetaient pas les rois
drsquoune entiteacute geacuteographique mais bien drsquoun royaume crsquoest-agrave-dire drsquoune entiteacute politique
Lrsquouniteacute geacuteographique sous la banniegravere drsquoun seul roi creacutee du mecircme coup une uniteacute politique
Alphonse X fait donc coiumlncider entiteacute geacuteographique (mecircme si les frontiegraveres en sont variables)
et entiteacute politique de lrsquoEspagne
LrsquoEspagne est eacutegalement un ensemble humain qui se deacutefinit par sa religion et sa
grandeur ineacutegalable Les Espagnols doivent leur existence agrave des ancecirctres et des fondateurs
glorieux qui leur apportent une leacutegitimiteacute supeacuterieure agrave tous les royaumes europeacuteens gracircce agrave
leur ancienneteacute et leur prestige et qui hissent lrsquoEspagne au rang des grands empires de
lrsquoAntiquiteacute De plus les Espagnols sont catholiques depuis la conversion de Reacutecaregravede et la
reacutesistance providentielle de Pelayo et ils sont surtout depuis toujours un peuple unique aux
217
yeux de Dieu ce qui leur apporte la leacutegitimiteacute suprecircme Malgreacute la reacutealiteacute politique du
XIIIe siegravecle il reacutesulte donc de ces 585 chapitres lrsquoideacutee drsquoune uniciteacute originelle du territoire et
de ses habitants uniciteacute qui participe de lrsquoideacuteal alphonsin
Troisiegraveme partie
La figure royale
221
La Estoria de Espantildea narre lrsquohistoire des diffeacuterents rois qui ont gouverneacute la peacuteninsule
Ibeacuterique sans pour autant brosser un portrait moral de chacun drsquoentre eux Il ne faut donc pas
y chercher des listes de vertus agrave imiter ou de deacutefauts agrave proscrire Par sa nature
historiographique la Estoria de Espantildea semble en effet peu propice agrave une theacuteorisation
politique explicite contrairement aux textes juridiques La Segunda Partida offre par exemple
une systeacutematisation des rocircles et des devoirs du roi Les Bocados de oro traduits1087 en
castillan sur lrsquoordre drsquoAlphonse X proposent aussi des exemples agrave suivre en matiegravere de
sagesse mais cette fois en alternant narrations biographiques et parties didactiques destineacutees agrave
instruire le lecteur1088 Il ne srsquoagit pas pour autant drsquoun catalogue Selon Ghislaine Fournegraves
laquo le savoir ou plus exactement la sagesse ndash concept englobant la veacuteriteacute la justice la pieacuteteacute le
conseilhellip ndash est deacutelivreacute par petites touches souvent reacutepeacutetitives agrave travers les Fechos et
Dichos raquo1089 Aussi bien les Siete Partidas que les Bocados de Oro sont agrave rapprocher de la
litteacuterature sapientiale et du Miroir des Princes ou speculum principium qui servaient
geacuteneacuteralement au Moyen Acircge agrave instruire un jeune roi ou un futur roi Drsquoune maniegravere geacuteneacuterale
la finaliteacute didactique ou normative deacutetermine presque entiegraverement au Moyen Acircge lrsquoeacutecriture et
la traduction1090 Lrsquoobjectif drsquoun Miroir des Princes est de construire lrsquoimage de ce que doit
ecirctre la figure royale En ce sens la Estoria de Espantildea qui deacutecrit le regravegne de dizaines de rois et
drsquoempereurs de la mythologie grecque jusqursquoau XIIIe siegravecle srsquoapparente agrave ce genre litteacuteraire
puisque en faisant le reacutecit des regravegnes elle donne neacutecessairement une certaine coloration
1087 Agrave partir du Mukhtaacuter al-hilam wa-mahaacutesin al-kali drsquoAbu-e-Wafa al-Mubashshir b Faacutetik (1019-1097)
Bocados de oro Kritische Ausgabe des altspanischen Textes von Mechthild Crombach Bonn Romanisches
Seminar der Universitaumlt Bonn (Romanistische Versuche und Vorarbeiten 37) 1971 Deacutesormais Bocados Deux
manuscrits sont parvenus jusqursquoagrave nous le mss E-III-10 de la Bibliothegraveque du monastegravere de lrsquoEscorial et le
mss H III 6 de la Bibliothegraveque Nationale de Madrid Une version latine des Bocados le Liber philosophorum
moralium antiquorum a eacuteteacute reacutealiseacutee par Giovanni de Procida agrave la fin du XIIIe siegravecle assurant ainsi sa diffusion
dans lrsquoOccident meacutedieacuteval Enfin une version remanieacutee et amplifieacutee des Bocados de oro fut publieacutee sous le titre
de Bonium agrave Seacuteville (Meinardus Ungut et Stanislaus Polonus 16 mai 1495) puis agrave Valladolid en 1527 et enfin agrave
Tolegravede en 1560 1088 Ghislaine FOURNEgraveS laquo La construction du paradigme royal des Bocados de oro agrave la Segunda Partida
drsquoAlphonse X le Sage raquo Las Siete Partidas une codification normative pour un nouveau monde colloque
international organiseacute par Steacutephane BOISSELIER Jeacuterocircme DEVARD et Charles GARCIA du 2 au 4 novembre
2017 agrave paraicirctre 1089 Ibid 1090 Ibid
222
positive ou neacutegative de chaque roi La Estoria de Espantildea serait alors une troisiegraveme voie ni
theacuteorique ni mixte mais uniquement narrative le travail de theacuteorisation nrsquoincombant alors pas
aux reacutedacteurs mais bien au lecteur Charge lui revient de deacuteceler dans le reacutecit ce qui relegraveve
drsquoune part de la bonne gouvernance et drsquoautre part de lrsquoexercice erroneacute du pouvoir Le
prologue nrsquoindique-t-il pas que la vie et les actes des princes sont mis par eacutecrit pour servir
drsquoexemples et de contre-exemples aux hommes
Escriuieron otrossi las gestas de los principes tan bien de los que fizieron mal cuemo de los
que fizieron bien por que los que despues uiniessen por los fechos de los buenos punnassen en
fazer bien et por los de los malos que se castigassen de fazer mal1091
Alphonse X laisse cependant suffisamment drsquoindices pour que la tacircche soit aiseacutee
Certains thegravemes comme la justice la guerre la foi ou les peacutecheacutes drsquoorgueil et de chair sont
reacutecurrents et fonctionnent comme des topiques qui permettent au lecteur de se repeacuterer parmi
une galerie de rois si fournie Les conseacutequences des deacutecisions et des comportements royaux
qui entraicircnent tantocirct prospeacuteriteacute et bonne fortune tantocirct calamiteacutes et eacutechecs sont autant
drsquoindicateurs et de cleacutes qui permettent drsquoavoir accegraves agrave lrsquoimaginaire politique alphonsin
La figure du monarque est en effet primordiale pour la direction de ses sujets et donc
pour lrsquoavenir des territoires reacuteunis sous sa couronne Sa conduite nrsquoengage pas que lui elle
engage tout le royaume Il doit prendre les bonnes deacutecisions afin de ne pas causer leur perte et
de ne pas meacutecontenter Dieu Sa conduite implique aussi des conseacutequences plus morales la
chronique nrsquoaffirme-t-elle pas que le peuple imite et ressemble agrave son souverain1092
Conformeacutement agrave la theacuteorie deacutefendue par Jean de Salisbury dans son Policraticus vers 1156 et
reprise par Alphonse X le royaume constitue un corps dont le roi est la tecircte Ainsi il est celui
qui doit montrer la conduite idoine agrave ses sujets et leur garantir le salut Agrave lrsquoinverse un roi vil
engage tout son royaume dans une voie funeste par son mauvais exemple et par ses deacutecisions
erroneacutees Quels sont donc les critegraveres qui permettent au Roi Sage de construire le paradigme
royal agrave travers lrsquoexemplariteacute des uns et la deacuteviance des autres
1091 PCG prologue p 3 28b-33b 1092 PCG 559 p 314 7a-8a laquo todos los omnes del mundo se forman et se assemeian a manera de su rey raquo
223
Chapitre 1
La construction de lrsquoexemplariteacute royale
A Le guerrier
Chez les Grecs le roi a trois fonctions principales la guerre la justice et servir les
dieux1093 Chez les Romains aussi son rocircle est de proteacuteger les frontiegraveres de lrsquoEmpire1094 Au
Moyen Acircge bien que la socieacuteteacute feacuteodale1095 limite les pouvoirs du roi1096 lrsquohistorienne Janet
Nelson parle du laquo leadership [du] guerrier royal raquo1097 Alphonse X lui-mecircme alors infant
menait deacutejagrave les troupes de son pegravere pour conqueacuterir le Royaume de Murcia1098 Les reacutedacteurs
de la Estoria de Espantildea nourris par les conceptions classiques les sources historiographiques
et leur propre reacutealiteacute ne proposent pas une autre vision du roi Le souverain est en premier
lieu un chef de guerre agrave la fois protecteur et conqueacuterant celui qui protegravege son royaume et son
peuple des attaques exteacuterieures et celui qui conquiert de nouveaux territoires afin drsquoaccroicirctre
le prestige de son royaume et de consolider la foi chreacutetienne Les vertus guerriegraveres sont donc
intrinsegravequement lieacutees agrave la figure royale et sont indispensables agrave la conservation et agrave
lrsquoeacuteventuelle expansion du royaume Crsquoest particuliegraverement vrai en peacuteninsule Ibeacuterique les rois
chreacutetiens srsquoefforccedilant drsquoagrandir leur royaume aux deacutepens des royaumes voisins chreacutetiens ou
musulmans
1093 John PROCOPEacute laquo Theacuteories politiques grecques et romaines raquo in James Henderson BURNS Histoire de la
penseacutee meacutedieacutevale Paris Puf 1993 p 21-36 p 26 1094 Ibid p 33 1095 D E LUSCOMBE laquo La formation de la penseacutee politique en Occident raquo in J H BURNS op cit p 151-
166 p 153-154 laquo Le gouvernement feacuteodal est lrsquoexercice du pouvoir par des rois ou des seigneurs avec lrsquoappui
drsquoune classe militaire (comitatus) de chevaliers lieacutes agrave leurs seigneurs comme ceux-ci pouvaient lrsquoecirctre au roi par
des serments de fideacuteliteacute en vue drsquoun vasselage permanent raquo Bien que le terme feacuteodaliteacute soit une laquo eacutetiquette
commode agrave caractegravere geacuteneacuteral et abstrait raquo il nrsquoen deacutesigne pas moins un grand nombre de rapports entre les
puissants 1096 Ibid p 157 laquo La royauteacute reposait sur le consentement des sujets drsquoun roi Il ne pouvait y avoir aucune
succession dans la fonction royale [hellip] sans une certaine reconnaissance de la capaciteacute de gouverner du roi ni
sans lrsquoeacutelection par certains segments de la communauteacute ni sans la promesse de sauvegarder la loi et la coutume
Drsquoune maniegravere geacuteneacuterale toute action gouvernementale importante supposait une consultation Le roi eacutetait soumis
agrave lrsquoautoriteacute de la loi et de la coutume et la deacutependance de la coutume par rapport agrave la communauteacute qui y adheacuterait
signifiait que le gouvernement avait un caractegravere contractuel ou collectif au moins de faccedilon implicite de mecircme
que repreacutesentatif car la consultation et le consentement furent freacutequemment requis bien avant que ne soient
formuleacutees les theacuteories de la repreacutesentation [hellip] Les rapports horizontaux et les proceacutedures deacutelibeacuteratives ont donc
une importance qui devrait nuancer lrsquoimportance concomitante du rapport vertical de la royauteacute de la seigneurie
et de la sujeacutetion raquo 1097 Janet NELSON laquo La royauteacute et lrsquoempire raquo in J H BURNS op cit 202-240 p 226 1098 M GONZAacuteLEZ JIMEacuteNEZ op cit p 24
224
a De grands guerriers
Les chefs de guerre rois et empereurs qui ont successivement exerceacute leur pouvoir sur la
peacuteninsule Ibeacuterique y sont parvenus gracircce agrave leur armeacutee et surtout gracircce agrave leur capaciteacute agrave guider
celle-ci La grandeur drsquoun chef militaire se mesure notamment agrave lrsquoaune des victoires
remporteacutees des territoires conquis des ennemis vaincus Et plus lrsquoennemi est puissant plus la
victoire est eacuteclatante et impressionnante
Les diffeacuterents conqueacuterants qui se sont succeacutedeacute en Espagne sont deacutecrits comme de
grands guerriers crsquoest particuliegraverement le cas des Carthaginois des Romains et des
Wisigoths Carthage deacutemontre sa valeur en reacutesistant aux Romains lors des Guerres
Puniques1099 Rome domine le monde connu Son empire srsquoeacutetend sur tout le pourtour
meacutediterraneacuteen et lrsquoEurope de lrsquoOuest de la Bretagne agrave lrsquoEacutegypte Les geacuteneacuteraux1100 romains
Scipion lrsquoAfricain Pompeacutee et Jules Ceacutesar ainsi que lrsquoempereur Auguste sont deacutepeints comme
de grands chefs de guerre et des heacuteros des conquecirctes romaines Drsquoailleurs aucun drsquoeux ne
perd la vie au cours drsquoun combat1101 La chronique deacutecrit ainsi Ceacutesar et Pompeacutee laquo eran de
grandes coraccedilones et muy esforccedilados en armas et de grandes fechos et bien andantes en
guerras et en lides et uenturados de uencer las mas uezes raquo1102
Quant aux Wisigoths ils conquiegraverent une partie de lrsquoAsie et de lrsquoEurope avant
drsquoatteindre la peacuteninsule Ibeacuterique Le roi Swinthila qui achegraveve la conquecircte totale de la
peacuteninsule1103 est deacutecrit comme un homme laquo sabidor de guerra raquo1104 le roi Wamba est deacutecrit
comme laquo buen cauallero darmas raquo1105 Jusqursquoagrave la fin du Royaume de Tolegravede Rodrigue le
dernier roi wisigoth malgreacute ses peacutecheacutes reste un grand seigneur de guerre puisque les
reacutedacteurs le deacutecrivent ainsi laquo era muy fuert omne en batallas raquo1106 La deacutefaite reccediloit
plusieurs explications mateacuterielles et providentielles1107 mais elle nrsquoest pas le fait du roi qui ne
deacutemeacuterite pas sur le champ de bataille Dans la chronique Rodrigue partant pour la bataille
perpeacutetue lrsquoimage des grands rois wisigoths laquo andaua con su corona doro en la cabeccedila et
1099 PCG 16-38 p 15-26 et 61-70 p 44-52 1100 Avant que les Romains soient gouverneacutes par un empereur ce sont les geacuteneacuteraux qui apparaissent dans la
chronique comme les repreacutesentants de Rome Bien qursquoils ne soient pas rois ils personnifient le pouvoir et le
royaume 1101 Scipion et Auguste meurent de mort naturelle Pompeacutee est trahi par le pharaon Ptoleacutemeacutee XIII dont il avait eacuteteacute
le tuteur et Ceacutesar est assassineacute par des seacutenateurs romains 1102 PCG 79 p 57 44b-48b 1103 PCG 492 p 273 21a-23a laquo fue sennor de Espanna enteramientre lo que non pudo auer ninguno de los
otros reys que ante del fueron raquo 1104 PCG 492 p 273 17a-18a 1105 PCG 513 p 283 39b 1106 PCG 553 p 307 41a 1107 Voir p 180-217 En dehors des fautes de Witiza et Rodrigue les Goths doivent leur deacutefaite agrave une trop longue
paix agrave la famine agrave lrsquoaffaiblissement de leurs deacutefenses ainsi qursquoagrave la trahison le jour de la bataille des fils de
Witiza
225
uestido de pannos de peso et en un lecho de marfil que leuauan dos mulos ca assi era
entonces costumbre de andar los reys de los godos raquo1108 Drsquoailleurs lagrave ougrave lrsquoarmeacutee des Goths
faiblit ndash la bataille dure huit jours1109 ndash le roi reste un chef de guerre exemplaire laquo el rey
Rodrigo estaua muy fuert et sufrie bien la batalla mas las manos de los godos [] eran
encoruadas alliacute et encogidas raquo 1110
Les victoires sont drsquoautant plus grandes lorsque les vaincus sont de grands guerriers
Crsquoest par exemple le cas drsquoHercule Lrsquoeacutetymologie que la chronique precircte agrave son nom montre la
preacutedisposition du Grec au combat laquo de her e de cleos que quier dezir batallador onrado o
alabado en fuerccedila y en lit raquo1111 Il vainc le roi Geryon deacutecrit comme un geacuteant cruel qui
tyrannise ses sujets1112 Le combat dure trois jours avant qursquoHercule ne parvienne agrave lui couper
la tecircte1113 La chronique eacutenumegravere plus drsquoune dizaine de ses exploits dont certains sont issus
des Douze travaux drsquoHercule Selon la chronique Hercule triomphe de serpents de lions de
centaures de rois des Amazoneshellip Il est mecircme responsable de la premiegravere chute de Troie Ce
mecircme principe srsquoapplique aussi agrave la victoire romaine contre Carthage agrave lrsquoissue des Guerres
Puniques ou lorsque le roi Alaric srsquoempare de Rome en 4101114 symbole de puissance srsquoil en
est La force de lrsquoennemi accentue le prestige de la victoire La vertu guerriegravere nrsquoest cependant
pas unidimensionnelle Elle revecirct au contraire plusieurs aspects dans la chronique car il existe
plusieurs faccedilons drsquoecirctre un bon chef de guerre
b Lrsquohonneur et le courage
La grandeur drsquoune armeacutee se mesure par exemple agrave lrsquoaune de lrsquohonneur et du courage de
son chef Ainsi le geacuteneacuteral Scipion lrsquoAfricain (dagger 183 av J-C) est deacutecrit comme un homme
tregraves courageux En 216 av J-C apregraves la deacutefaite de Cannes qui ouvre la route de Rome agrave
Hannibal Barca il est le seul agrave vouloir se battre et deacutefendre la citeacute quand les autres sont precircts
agrave fuir et agrave reconstruire une citeacute ailleurs1115 Un peu plus loin il est agrave nouveau le seul qui veut
bien se deacutevouer pour aller en Espagne1116 alors que tous ont peur de srsquoy rendre Degraves le premier
1108 PCG 557 p 309 35b-39b 1109 PCG 557 p 309 40b 1110 PCG 557 p 310 34a-37a 1111 PCG 4 p 7 39b-41b 1112 PCG 7 p 9 20b-35b 1113 PCG 7 p 9 50b-53b Cet eacutepisode correspond agrave lrsquoun des Dix travaux drsquoHercule 1114 PCG 408 p 231-232 1115 PCG 28 p 20 42a-14b 1116 PCG 28 p 20 43b-49b
226
chapitre qui lui est consacreacute Scipion lrsquoAfricain apparaicirct donc comme une figure
exceptionnelle au milieu des Romains celle drsquoun homme digne de devenir chef de guerre
Plus loin les Carthaginois acculeacutes preacutefegraverent mourir plutocirct que drsquoaccepter les conditions
de reddition proposeacutees par les Romains et jugeacutees indignes La chronique insiste agrave plusieurs
reprises sur cet aspect
Mas valie buena muert que uida deshonrada1117
Mas ualie que los matassen en defendendosse que no fincassen a tan mala mesura cuemo era la
de los romanos1118
No auien por que temer la muerte pues meior era que la uida desonrada1119
La mort est opposeacutee au deacuteshonneur elle offre au soldat vaincu qui preacutefegravere continuer de
se battre malgreacute une deacutefaite assureacutee lrsquoopportuniteacute de conserver son honneur Elle est aussi
preacutefeacuterable agrave la fuite signe de lacirccheteacute Crsquoest ce qui arrive aux fregraveres Scipion Numeacuteriquement
infeacuterieurs ils refusent pourtant de fuir une mort certaine afin de preacuteserver leur honneur laquo non
touieron por bien de les foyr la batalla por que les non fuesse tenudo por couardia raquo1120 Ces
geacuteneacuteraux vont plus loin encore en conseillant agrave leurs soldats de ne pas se laisser capturer le
combat ne doit avoir que deux issues possibles la mort ou la victoire1121 en lrsquooccurrence la
mort puisqursquoen 211 av J-C les deux fregraveres peacuterissent lors de la bataille du Beacutetis
Les traicirctres comptent drsquoailleurs sur cet aspect caracteacuteristique des grands chefs de
guerre pour preacutecipiter la fin du roi Rodrigue Le raisonnement des fils de Witiza est le
suivant laquo Rodrigo [hellip] era omne coraioso que se dexarie antes matar que foyr raquo1122 Ainsi
ils pensent que le roi peacuterira pendant la bataille et qursquoils prendront aiseacutement sa place sur le
trocircne
Selon la chronique ceux qui srsquoenfuient et finissent tout de mecircme par se faire tuer
reccediloivent laquo uil muerte raquo Cette mort est aussi deacuteshonorante pour le lacircche que pour celui qui lui
donne la mort car il ne peut en retirer aucune gloire Ceacutesar reacutesume ainsi ce principe agrave ses
troupes laquo que non puedan morir fuyendo assi como medrosos ca es uil muert quier pora qui
la toma quier poral qui la da porque el que la suffre cae en ella uilmientre et el quil mata
no lieua ende complido prez raquo1123
1117 PCG 62 p 46 9b-10b 1118 PCG 62 p 46 16b-18b 1119 PCG 62 p 46 38b-40b 1120 PCG 27 p 20 2a-6a 1121 PCG 27 p 20 10a-13a laquo que [hellip] ningun romano non se dexasse prender mas que en todas guisas
uenciessen o muriesse raquo 1122 PCG 557 p 310 9a-11a 1123 PCG 97 p 72 1b-6b
227
Lrsquohonneur du chef de guerre se reconnaicirct aussi au respect qursquoil sait teacutemoigner agrave son
ennemi Lorsque Pompeacutee est trahi et assassineacute par le pharaon Ptoleacutemeacutee XIII dont il avait eacuteteacute
le tuteur1124 le lexique de la douleur rend la reacuteaction de Ceacutesar poignante
Mas Julio Cesar quando lo uio pesol muy de coraccedilon ca non quisiera el tanto mal pora
Ponpeyo ni que tan grand uaron cuemo aquel que assi fuesse muerto Et penso estonces en ell
estado deste mundo et en el de los omnes mesquinos cuemo uiuen en el et pasan et lloro tanto
quel cayeron las lagrimas por los pechos et por el regaccedilo et fueron muchas ademas1125
Le geacuteneacuteral romain donne ainsi une leccedilon drsquohonneur et de justice car bien que Pompeacutee
ait eacuteteacute son ennemi Ceacutesar reconnaicirct sa valeur et sa grandeur Mourir sur le champ de bataille
est une chose ecirctre trahi par un allieacute assassineacute humilieacute puis le corps supplicieacute en est une
autre Ceacutesar venge alors son deacutefunt ennemi1126
c Les tacticiens
Un bon roi doit aussi ecirctre un bon tacticien La chronique preacutesente par exemple le
geacuteneacuteral Scipion lrsquoAfricain comme un grand strategravege artisan des victoires romaines Il
reacuteorganise en effet agrave lui seul lrsquoarmeacutee romaine drsquoabord en la divisant en cinq branches eacutegales
car Rome se bat alors sur cinq fronts1127 ensuite en reacutesolvant les trois manques dont souffrait
lrsquoarmeacutee le manque drsquohommes le manque drsquoarmes et le manque drsquoargent Pour ce faire il
recrute les esclaves gracie les voleurs et il reacutequisitionne les armes et les biens des temples et
des hommes Ces conseils suivis par la Reacutepublique lui valent drsquoecirctre rapidement nommeacute
proconsul1128 Il fait preuve de la mecircme intelligence au combat puisque face agrave la flotte
drsquoHannibal qursquoil ne peut combattre frontalement il eacutechafaude un plan consistant agrave creuser des
tunnels jusqursquoaux bateaux de lrsquoennemi Les soldats romains peuvent alors srsquoen emparer
directement avant que drsquoautres navires carthaginois ne viennent agrave leur secours1129
1124 PCG 104 p 80-82 La chronique attribue cet assassinat agrave Ptoleacutemeacutee XII Dionysos bien qursquoil srsquoagisse de son
fils et successeur Ptoleacutemeacutee XIII Philopator 1125 PCG 106 p 83 1a-9a 1126 PCG 106 p 82-84 1127 PCG 28 p 20 20b-40b 1128 PCG 28 p 21 32a 1129 PCG 29 p 21 1b-6b laquo entendio que non podrie tomar aquellos nauios sino por algun arte e fizo fazer
cauas so tierra que saliessen acerca del nauio de guisa que assoora firiessen en ellos et los desbaratassen antes
que a la flota se uuiassen a coier E assi cuemo lo mando fue fecho raquo
228
Drsquoailleurs la conquecircte ne se fait pas toujours par les armes La reine Didon qualifieacutee de
laquo muy sesuda raquo1130 dupe les soldats de son fregravere Pygmalion afin de sauver son treacutesor et sa vie
avant de srsquoenfuir1131 Elle parvient ensuite agrave srsquoimposer en Afrique du Nord ougrave elle se fait
appreacutecier des autochtones qui lui offrent sans le comprendre un immense terrain ougrave elle eacutetablit
sa ville
Dido com era muy sesuda no les quiso pedir cosa de que ellos mucho se agrauiassen ca touo
que era meior pedirles poco e yr todauia creciendo que non pedilles mucho e auer depues a
menguar E por ende dixoles que no les pidie mas de placcedila en aquel puerto de quanto touiesse
un cuero de buey y ellos otorgaron gelo luego teniendo que era muy poco Estonce mando
Dido buscar un cuero de buey el mayor que numqua fallaron e fizol estender e fazer correas
muy delgadas e cosellas unas con otras de guisa que semeiasse todo una correa Depues fizo
la fazer cuemo cerco e quando fue fecho touo una grand placcedila e a plazer de todos los
daquella tierra salio ella con toda su companna de las naues e uino posar con ellos dentro en
aquel cerco que auie fecho daquel cuero del buey1132
Fine strategravege Didon fait montre drsquoun esprit aiguiseacute capable de venir agrave bout de tous les
deacutefis afin de se construire une nouvelle vie pour elle et ses hommes
d La paix et lrsquoamour
Neacuteanmoins ecirctre un grand guerrier ne signifie pas forceacutement ecirctre belliqueux au
contraire la chronique valorise les rois qui savent aussi faire la paix En effet la chronique
oppose le roi Reacutecaregravede partisan de la paix agrave son pegravere le roi Leacuteovigilde un roi belliqueux
Quanto el padre fue muy cruel a los de la fe de Cristo et muy guerrero tanto fue este Recaredo
piadoso et de paz contra todos en amar los et querer los bien El padre acrescento mucho el
regno por armas et este exalccedilol mucho en la fe derecha de Cristo1133
Cependant cela nrsquoempecircche pas Reacutecaregravede de savoir faire la guerre puisqursquoil affronte les
Byzantins les Gascons et les Francs afin de conserver ses territoires et de poursuivre la
conquecircte de la Peacuteninsule1134 La chronique insiste drsquoailleurs sur le fait que Reacutecaregravede remporte
toujours la victoire laquo uencio los siempre raquo1135 Les reacutedacteurs eacutetablissent ainsi une diffeacuterence
entre le fait drsquoaimer la guerre assimileacute agrave lrsquoadjectif laquo guerrero raquo et agrave la cruauteacute et le fait de
simplement faire la guerre notamment pour se deacutefendre et pour le bien du royaume
1130 PCG 53 p 35 26a 1131 PCG 52 p 33-34 1132 PCG 53 p 35 25a-43b 1133 PCG 474 p 263 33b-39b 1134 PCG 474 p 263 48b-50b et 476 p 264 24b-39b 1135 PCG 476 p 264 39b
229
En bon roi apregraves avoir fait la guerre Reacutecaregravede fait la paix avec ses ennemis sur lesquels
il a eu le dessus1136 Tout autant que la guerre la paix est donc neacutecessaire au roi qui veut
conserver son royaume intact laquo las prouincias que so padre ganara por armas mantouo las
este en paz et en derecho raquo1137 Les reacutedacteurs preacutecisent ainsi tout en accentuant lrsquoopposition
entre le pegravere violent et le fils pacifique que Reacutecaregravede preacuteserve son royaume gracircce agrave la paix
Plus que conserver lrsquointeacutegriteacute de son royaume la paix se reacutevegravele ecirctre aussi une autre
faccedilon de lrsquoaccroicirctre Crsquoest ainsi que Jules Ceacutesar parvient agrave conqueacuterir certaines reacutegions de
lrsquoEspagne
Puso en so coraccedilon que de quanto y pudiesse ganar por amor o por abenencia que lo no
leuasse por guerras nin lides nin muertes ni por esparzer sangre E assi cuemo fue entrando
por la tierra trabaiosse de auer las uillas e los castiellos e la otra yent lo mas en paz que el
pudo dando a los unos sos dones granados et prometiendo a los otros [] E yendo por
Espanna a dentro tornaua a si las yentes por esta sabiduria que no fallaua y ninguna grand
contienda1138
Les reacutedacteurs associent cette tactique fondeacutee sur lrsquoamour de la sagesse1139 Le premier
roi de la chronique agrave faire montre de ce type de sagesse est Hispan Celui-ci srsquoempare en effet
de la Peacuteninsule gracircce agrave lrsquoaffect contrairement agrave son oncle Hercule auquel la chronique
lrsquooppose Si le ceacutelegravebre heacuteros grec utilise la force son neveu utilise lrsquoamour laquo mas la gano el
por premia que por amor raquo1140 et laquo assi cuemo Hercules se apoderaua de la tierra por
fuerccedila assi este se apoderaua della por amor raquo1141 Les termes premia et fuerccedila sont opposeacutes
agrave lrsquoamour politique notion cleacute des relations vassaliques1142 Si la fin est la mecircme le moyen
diffegravere Lrsquoamour et la sagesse srsquoopposent donc au sang et agrave la force
Les reacutedacteurs sont particuliegraverement prolixes agrave propos de Scipion lrsquoAfricain et dans une
moindre mesure agrave propos de son pegravere et de son oncle les proconsuls Publius et Cnaeus La
chronique utilise le verbe laquo falagar raquo1143 terme qui signifie apaiser pacifier montrer de
lrsquoaffection faire preuve si ce nrsquoest de soumission au moins drsquohumiliteacute se rendre agreacuteable
plaire ecirctre source de satisfaction ce que lrsquoon pourrait reacutesumer par srsquoattirer les faveurs
1136 PCG 476 p 264 45b-17b laquo puso el rey Recaredo sus pleytos et sus pazes muy grandes con los reys de
Francia raquo 1137 PCG 476 p 264 40b-41b 1138 PCG 96 p 69 38b-p 70 5a 1139 Voir p 255-274 1140 PCG 8 p 10 38b-39b 1141 PCG 9 p 11 37a-39a 1142 Carlos HEUSCH laquo Polyseacutemie de lrsquoamour dans le Moyen Acircge ibeacuterique raquo Cahiers drsquoeacutetudes hispaniques
meacutedieacutevales 18 20151 p 11-27 et Georges MARTIN laquo Amour (Une notion politique) raquo Annexes des Cahiers
de linguistique hispanique meacutedieacutevale 11 1997 p 169-206 Voir aussi p 370-375 1143 PCG 24 p 19 35a
230
drsquoautrui en incluant une notion de respect et drsquoaffection de la part de celui qui cherche agrave
seacuteduire Ce rapprochement passe par la promesse ndash on lit laquo prometelles raquo1144 ndash de leur rendre
des services ou de leur apporter ce qursquoils demandent laquo fazelles bien raquo1145 laquo faziendoles
mucho de bien raquo1146 et surtout de conserver fideacuteliteacute agrave ceux dont ils ont conquis le cœur laquo los
que pudieron auer por amor no les quisieron fazer mal raquo1147 La chronique utilise alors le
terme raquo amor raquo agrave deux reprises pour deacutecrire leurs rapports avec les guerriers locaux Plus que
gagner le cœur des hommes (laquo ganar los raquo1148 et reacutepeacutetition de laquo tornaron raquo1149) cette meacutethode
permet de laquo ganar la tierra raquo1150 crsquoest-agrave-dire de reconqueacuterir les territoires perdus et drsquoen
conqueacuterir de nouveaux1151 Apregraves leur mort Scipion lrsquoAfricain fait preuve de la mecircme
capaciteacute agrave srsquoattirer la fideacuteliteacute des Espagnols Ceux-ci nrsquoont pas oublieacute Publius et Cnaeus et
Scipion nrsquoa pas oublieacute non plus comment son pegravere les avait respecteacutes et aimeacutes et il les traite agrave
son tour de la mecircme faccedilon lorsqursquoils viennent agrave lui laquo uinieron a el los caualleros de
Celthiberia aquellos que ouieran dantes amor con sos tios y el recibiolos muy bien e pusoles
a todos grandes soldadas e fizoles mucho dalgo raquo1152 Ce rapprochement mutuel deacutecrit par la
chronique met en scegravene la fideacuteliteacute au lignage fideacuteliteacute du suzerain aux vassaux du pegravere et de
lrsquooncle et fideacuteliteacute des vassaux au descendant du suzerain Scipion montre son respect et sa
bienveillance envers les Espagnols en libeacuterant les captifs au contraire des prisonniers
africains ndash carthaginois ndash qui reacutesistent jusqursquoau bout et qui sont envoyeacutes agrave Rome ou vendus
laquo por mostrar mayor amor a los espannoles tomo todos los presos que dellos tenie e diolos a
sos parientes en don e los otros que tenie dAffrica que no enuiara a Roma mandolos todos
uender raquo1153
La Estoria de Espantildea raconte aussi lrsquohistoire drsquoune jeune fille prisonniegravere qui nrsquoest pas
sans rappeler lrsquoeacutepisode du viol de la fille du comte Julien par le roi Rodrigue mais avec une
attitude et des conseacutequences diameacutetralement opposeacutees En effet lagrave ougrave Rodrigue viole la jeune
noble qursquoil avait en garde Scipion libegravere la jeune fille la rend agrave sa famille et srsquoassure qursquoelle
eacutepouse bien celui agrave qui elle avait eacuteteacute promise Gracircce agrave sa magnanimiteacute et son comportement
1144 PCG 24 p 19 35a-36a 1145 PCG 24 p 19 36a 1146 PCG 24 p 19 36a 1147 PCG 24 p 19 38a-39a 1148 PCG 24 p 19 36a 1149 PCG 24 p 19 37a et 26 p 19 34b 1150 PCG 23 p 18 23b 26 p19 32b 32 p23 25a-30a 1151 PCG 26 p 19 31b-43b 1152 PCG 30 p 22 23a-27a 1153 PCG 30 p 22 27a-31a
231
exemplaire il gagne encore une fois le respect la reconnaissance et lrsquoamour des parents des
jeunes marieacutes qui srsquoempressent de reacutepandre la nouvelle
De guisa que por este fecho que fizo todos los parientes del nouio e de la nouia guisaron que
todos los mas e los meiores omnes dEspanna se uinieron pora el e partieronse de Asdrubal e
fezieron ques le tornaron muchas uillas e castiellos e todo lo demas de la tierra1154
Contrairement agrave Rodrigue que lrsquohistoriographie rend responsable de la perte de
lrsquoEspagne Scipion lui la conquiert Pour la chronique crsquoest gracircce agrave cette attitude que Scipion
reacuteussit ce qursquoaucun homme nrsquoavait fait jusque-lagrave et que les Romains apregraves lui auront
beaucoup de mal agrave peacuterenniser la conquecircte totale de la peacuteninsule Ibeacuterique1155 Cela semble
paradoxal car les reacutedacteurs alphonsins disent aussi agrave propos du roi wisigoth Swinthila qursquoil
est le premier agrave conqueacuterir la totaliteacute de la Peacuteninsule Il faut sans doute y voir lrsquoinfluence de
Jimeacutenez de Rada En effet toute la partie consacreacutee aux Wisigoths est une traduction fidegravele du
De Rebus Hispaniae Or la domination romaine nrsquoest pas traiteacutee par le Toleacutedan1156 et Scipion
nrsquoapparaicirct agrave aucun moment dans le reacutecit Le fait que le Toleacutedan fasse de Swinthila le premier
homme agrave reacutegner sur toute la peacuteninsule nrsquoa donc rien de contradictoire Ensuite Alphonse X
inclut les Romains dans son reacutecit mais de toute eacutevidence les reacutedacteurs chargeacutes de la partie
sur les Wisigoths nrsquoont pas pris note de cet ajout et nrsquoont pas modifieacute leur texte source en
conseacutequence Lrsquoeacutelargissement des sources et un probable deacutefaut de communication expliquent
ainsi cette contradiction
Une phrase reacutesume lrsquoattitude de Scipion envers les Espagnols laquo e puso otrossi
amiztades con aquellos que touo por que podrie meior acabar so fecho raquo1157 Lrsquoamour qui lie
le geacuteneacuteral aux autochtones est un amour politique et militaire Scipion sait utiliser les bons
leviers afin de convaincre les familles puissantes et influentes et de srsquoen faire des allieacutees en
vue de conqueacuterir des terres et drsquoy maintenir la paix Il sait meacuteriter la confiance et lrsquoaffection
des Espagnols Cela ne fonctionne que parce qursquoil tient parole et fait montre de la mecircme
confiance agrave leur eacutegard Lrsquoamour doit ecirctre reacuteciproque Scipion est ainsi preacutesenteacute doteacute de la
mecircme sagesse que Hispan ou Ceacutesar Apregraves tout Scipion nrsquoest-il pas lui aussi laquo sabidor de
guerra raquo1158 Les conquecirctes sont donc aussi affaires de savoir1159
1154 PCG 30 p 22 47a-53a 1155 PCG 34 p 24 40a-41a laquo toda la tierra sessegada raquo 1156 Voir p 382-386 1157 PCG 34 p 24 12a-13a 1158 PCG 32 p 22 37b et 47 p 30 33a 1159 PCG 31 p 22 36b-39b laquo Cipion que era muy sabidor de guerra e dauer las gentes de so part sopolo
fazer de guisa que amauan a el y desamauan a Asdrubal raquo ou encore 34 p 24 30a-33a laquo e tod esto fazie por
232
Tous les Scipion nrsquoen apparaissent pas moins comme de redoutables guerriers ils sont
fidegraveles agrave ceux dont ils ont conquis le cœur mais utilisent la force pour contraindre ceux qui
leur reacutesistent Les termes laquo amor raquo ou laquo amistad raquo sont opposeacutes agrave cinq reprises agrave la brutaliteacute
dans des structures de phrases semblables
Espanna no la ganaron de comienccedilo por fuerccedila darmas mas por amiztad que pusieron con
algunos dellos1160
Los que pudieron auer por amor no les quisieron fazer mal et a los otros matauan los et
astragauan los quanto mas podien1161
Los romanos comenccedilaron a ganar la tierra lo uno por amor lo al por fuerccedila1162
Fezieron ques le tornaron muchas uillas e castiellos e todo lo demas de la tierra e algunas
dellas por lit pero la mayor partida por amor1163
Cipion uencie siempre e ganaua la tierra lo uno por amor e lo al por fuerccedila1164
On voit que laquo amor raquo et laquo fuerza raquo semblent srsquoopposer mais pas complegravetement en
reacutealiteacute En effet ces notions sont plutocirct compleacutementaires Un bon conqueacuterant ou un bon
seigneur doit faire appel agrave la seconde lorsque la premiegravere nrsquoa pas fonctionneacute En revanche la
force apparaicirct bien comme eacuteleacutement destructeur et contraire agrave lrsquoamour si elle est utiliseacutee seule
Crsquoest le cas du geacuteneacuteral carthaginois Hasdrubal qui conquiert des territoires laquo mas por premia
que por amor raquo1165 en y semant la destruction laquo comenccedilaron a tenderse por espanna e a
destroyr toda la tierra assi cuemo la lagosta destruye todos los frutos de guisa que metieron
toda la tierra en so sennorio mas por premia que por amor raquo1166 La chronique compare ici
les Carthaginois agrave des sauterelles ce qui rappelle lrsquoeacutepisode biblique de la huitiegraveme plaie
drsquoEacutegypte1167 et renforce lrsquoideacutee de violence et de deacutevastation Cette bregraveve mais frappante
description qui prend le contrepied du reacutecit des conquecirctes meneacutees par les Scipion permet de
souligner la valeur de ces derniers drsquoautant que contrairement agrave Scipion Hasdrubal finit par
perdre tous ses allieacutes en Espagne
sabor dauelle de la su part mas enteramient ca entendio que era omne con que podrie la tierra apoderar e
auella mas asso mandado raquo 1160 PCG 23 p 18 l22b-25b 1161 PCG 24 p 19 38a-41a 1162 PCG 26 p 19 l31b-43b 1163 PCG 30 p 22 23a-54a 1164 PCG 32 p 23 25a-30a 1165 PCG 27 p 20 l30a-35a 1166 PCG 27 p 20 l30a-35a 1167 La Biblehellip Exode 101-20
233
e La guerre juste
Il ne srsquoagit donc pas de condamner la guerre ndash pour un roi impliqueacute dans la conquecircte de
la peacuteninsule Ibeacuterique cela nrsquoaurait aucun sens ndash mais bien drsquoen donner des exemples eacutedifiants
qui servent de modegraveles et de contre-modegraveles La guerre est parfois ineacuteluctable mais dans ces
cas-lagrave elle doit tout de mecircme obeacuteir agrave un certain nombre de regravegles afin drsquoecirctre consideacutereacutee
comme juste Bien que saint Augustin nrsquoait pas directement theacuteoriseacute la question de la moraliteacute
de la guerre1168 crsquoest essentiellement agrave lui que lrsquoon doit le concept de la guerre juste Quatre
cas de figures peuvent rentrer dans la conception que lrsquoon se faisait drsquoune telle guerre au
Moyen Acircge
Tout drsquoabord la guerre juste doit essentiellement ecirctre deacutefensive1169 et reacutepondre agrave une
attaque qui met lrsquointeacutegriteacute du royaume en danger Crsquoest par exemple le cas lorsque Reacutecaregravede
deacutefend ses frontiegraveres contre les Francs1170 ou lorsque Wamba prend les armes pour lutter
contre les chevaliers et les eacutevecircques feacutelons qui se sont empareacutes du nord du royaume1171 Cela
nrsquoempecircche pas ces deux rois drsquoecirctre associeacutes agrave la paix1172 drsquoautant que lorsque la guerre est
termineacutee Wamba organise la reconstruction de Nicircmes1173 Crsquoest la deacutefintion que les Partidas
donnent agrave la guerre juste laquo llaman en latin justa que quiere tanto dezir en romance como
derechurera E esta es quando ome la faze por cobrar lo suyo de los enemigos o por
amparar a si mismos e a sus cosas dellos raquo1174 Il peut aussi srsquoagir de laquo remeacutedier agrave une
injustice grave causeacutee par lrsquoennemi raquo1175 Une guerre peut eacutegalement ecirctre deacuteclareacutee juste si elle
est laquo meneacutee sous le commandement drsquoune autoriteacute publique leacutegitimement eacutetablie non comme
une vengeance priveacutee raquo1176 Enfin la deacutefense et la diffusion de la foi peuvent et doivent aussi
ecirctre des moteurs puissants de la guerre juste1177 Lrsquoon parle alors de defensio et de dilatatio
Le Christianisme eacutetant une religion universaliste lrsquoun des devoirs des croyants est drsquoaccroicirctre
le nombre de fidegraveles1178 Bien sucircr la violence gratuite la cruauteacute et autres exactions sont agrave
1168 R A MARKUS laquo Les Pegraveres latins raquo in J H BURNS op cit p 88-117 p 110 1169 Ibid p 110 1170 PCG 476 p 264 26b-28b 1171 PCG 513-525 p 284-294 1172 PCG 513 p 283 39b Wamba laquo era buen cauallero darmas et manso et de paz raquo 1173 PCG 523 p 292 51a-4b et 524 p 293 50a-51a 1174 Partida II 23 1 1175 R A MARKUS laquo Les Pegraveres latins raquohellip p 110 1176 Ibid p 110 1177 I S ROBINSON laquo LrsquoEacuteglise et la papauteacute raquo in J H BURNS op cit p 241-290 cite Greacutegoire Ier et saint
Augustin p 279 Greacutegoire 1er Registrum I 73 laquo Dilatandae causa rei publicae in qua Deum coli
conspicimus raquo crsquoest-agrave-dire mener la guerre laquo dans le but drsquoagrandir la res publica agrave lrsquointeacuterieur de laquelle Dieu
est honoreacute raquo et saint Augustin De civitate Dei V 24 laquo Ad Dei cultum maxime dilatandum raquo 1178 La Biblehellip Matthieu 2819-20 laquo Allez donc de toutes les nations faites des disciples les baptisant au nom
du Pegravere du Fils et du Saint Esprit et leur apprenant agrave observer tout ce que je vous ai prescrit raquo
234
bannir1179 Par exemple la chronique nrsquoapprouve pas que Sisebut (roi de 612 agrave 621)
convertisse les juifs de force1180
Dans le reacutecit on peut distinguer plusieurs phases dans lrsquohistoire belliqueuse des Goths
Drsquoabord les grandes conquecirctes qui megravenent les Goths de leur Scandinavie natale jusqursquoen
Europe de lrsquoouest au terme drsquoun long peacuteriple1181 Lrsquoun des points drsquoorgue de cette peacuteriode
eacutetant le sac de Rome par Alaric en 4101182 Ensuite les Wisigoths installeacutes en Gaule
drsquoennemis deviennent des allieacutes de Rome et peacutenegravetrent en Espagne en tant que bras armeacute des
Romains Enfin les Goths installent leur propre royaume en Espagne agrave la place du pouvoir
romain Crsquoest la fin des grandes conquecirctes europeacuteennes ils se concentrent alors sur la
Peacuteninsule complegravetement conquise agrave partir de Swinthila Si la premiegravere peacuteriode eacutechappe au
principe de la guerre juste il nrsquoen va pas de mecircme pour la deuxiegraveme et la troisiegraveme peacuteriode
En effet la chronique dans la ligneacutee de Jimeacutenez de Rada justifie lrsquoinvasion de lrsquoEspagne
La chronique explique en effet ce qui a ameneacute les Goths agrave entrer en Espagne Ils lrsquoont
fait non par appacirct du gain mais mus par la pitieacute la compassion Les reacutedacteurs mettent en
scegravene les exactions auxquelles se livrent les Vandales les Sillings et les Alains laquo oyo
Athaulpho las desmesuras et las crueldades de los barbaros en Espanna et comenccedilo a
dolerse de las mezquindades et de los quebrantos de los espantildeoles et pensoacute de yr a uedar
gelo raquo1183 Le lexique des violences desmesuras crueldades mezquindades quebrantos se
cristallise dans le verbe laquo dolerse raquo qui permet de montrer que les Goths prennent le contre-
pied des autres Barbares et qursquoils sont les deacutefenseurs de la Peacuteninsule Cette eacutevocation rapide
des dommages causeacutes agrave lrsquoEspagne fait eacutecho agrave une description des maux qursquoendurent les
habitants de la peacuteninsule bien plus longue preacutesenteacutee plus tocirct dans le reacutecit
Cuemo eran los barbaros gentes muy cruas et much esquiuas comenccedilaron a destroyr toda la
tierra et a matar todos los omnes et las mugieres que y fallauan et a quemar las uillas et los
castiellos et todas las aldeas et a partir entre si muy cruamientre los aueres que podien auer
daquellos que matauan e a tan grand cueyta de fambre aduxieron a los moradores de la tierra
que prouauan ya de se comer unos a otros E no abondaua aquesto a la crueza de los barbaros
et tomauan los canes et las otras bestias brauas que son duechas de comer los cuerpos muertos
et echauan las a los uiuos et fazien ge los matar e desta guisa era tormentada la mesquina de
Espanna et destroida de quatro maneras la una a llagas de bestias fieras la otra a fambre la
1179 R A MARKUS laquo Les Pegraveres latins raquohellip p 111 1180 PCG 485 p 268 32b-33b 1181 PCG 386-408 p 215-232 1182 PCG 408 p 231-232 1183 PCG 409 p 232 21b-25b
235
tercera a pestilencia que murien los uiuos de la fedor de los muertos la quarta a fierro que los
matauan los barbaros1184
Lrsquoentreacutee drsquoAthaulf (roi goth de 410 agrave 415) en Espagne est donc leacutegitimeacutee puisqursquoil
srsquoagit de mettre fin agrave la cruauteacute des Barbares qui y ont semeacute la destruction et la mort1185
Sigeacuteric (roi en 415) commence ensuite agrave srsquoentendre avec les Romains Les reacutedacteurs
preacutecisent ndash Jimeacutenez de Rada ne le disait pas ndash qursquoil est le dernier roi qui les affronte1186 On
observe ensuite une gradation avec son successeur Wallia (roi de 415 agrave 418) En effet Sigeacuteric
laquo comenccedilo de poner sus pazes con los romanos raquo1187 et Wallia laquo firmo sus pazes raquo1188
Mieux crsquoest lrsquoamour qui lrsquounit agrave lrsquoempereur Honorius laquo pusso so amor con ell
emperador raquo1189 La chronique met ainsi en scegravene le rapprochement progressif vers Rome qui
se conclut par une paix officielle Crsquoest dans le cadre de cet accord de paix que les Wisigoths
entrent agrave nouveau en Espagne1190 laquo enuio rogar Costancio patricio a Vualia quel fuesse
ayudar a las Espannas por razon del amor que auie con los romanos raquo1191 Se fondant sur
lrsquoamour politique crsquoest-agrave-dire sur la fideacuteliteacute qui doreacutenavant les unit Rome demande agrave Wallia
drsquoaller aider lrsquoEspagne Agrave nouveau la guerre est justifieacutee et mecircme doublement justifieacutee Il
srsquoagit drsquoune part de remeacutedier aux injustices commises par les Barbares et drsquoautre part
lrsquoinvasion est entreprise sous lrsquoautoriteacute de Rome soit lrsquo laquo autoriteacute publique leacutegitimement
eacutetablie raquo par excellence
Plus tard dans le reacutecit un glissement srsquoopegravere Il est drsquoabord dit que Theacuteodoric II (roi de
453 agrave 466) exerce le pouvoir en Espagne laquo este Theuderico fue el primer godo que ouo el
sennorio dEspanna raquo1192 puis qursquoil est le seigneur de lrsquoEspagne laquo sennor dEspanna raquo1193
Enfin Alaric II (roi de 484 agrave 507) est qualifieacute agrave plusieurs reprise de laquo rey de Espanna raquo ou
laquo rey de las Espannas raquo1194 La prise de pouvoir des Goths en Espagne est donc construite de
faccedilon agrave apparaicirctre comme juste et leacutegitime Il srsquoagit de porter secours et qui plus est sous
couvert de lrsquoautoriteacute de Rome Apregraves que Scipion lrsquoAfricain srsquoest empareacute de lrsquoEspagne gracircce
agrave lrsquoamour qursquoil a su construire avec les Espagnols lrsquoamour joue agrave nouveau un rocircle dans
1184 PCG 366 p 209 16b-35b 1185 Athaulf est cependant rapidement assassineacute agrave Barcelone PCG 409 p 232 26b-30b 1186 PCG 410 p 233 13a-15a laquo en este se acabo la contienda de los godos contra los romanos en aquella
cibdat [Roma] et en todas aquellas tierras raquo 1187 PCG 410 p 233 26a-27a 1188 PCG 411 p 233 2b 1189 PCG 411 p 233 1b et 367 p 210 10b laquo auie puesto su amor con los emperadores raquo 1190 Dans la partie du reacutecit consacreacutee aux Romains il nrsquoest pas fait mention drsquoAthaulf et il est dit que crsquoest avec
le roi Wallia que les Goths entrent en Espagne pour la premiegravere fois PCG 367 p 210 19b-20b 1191 PCG 411 p 233 9b-12b ainsi que 367 p 210 1192 PCG 416 p 238 9a-10a 1193 PCG 417 p 239 17a 1194 PCG 430 p 245 25a-26a 435 p 247 7a 436 p 247 35a-36a 438 p 248 41a
236
lrsquoarriveacutee des nouveaux maicirctres de lrsquoEspagne en justifiant lrsquoinvasion des Wisigoths Comme
lrsquoexpliquent les reacutedacteurs dans cette courte phrase laquo entraron los godos en Espanna et
ganaron el sennorio della raquo1195 les Goths ne volent pas ne deacutetruisent pas lrsquoEspagne ils la
protegravegent et gagnent leacutegitimement non pas simplement des territoires comme de quelconques
envahisseurs mais bien le laquo sennorio raquo crsquoest-agrave-dire la confluence de la possession de la terre
et du pouvoir qui srsquoexerce sur elle et ses habitants
Ensuite lorsque les Wisigoths fondent le Royaume de Tolegravede suite agrave la deacutefaite de
Vouilleacute en 507 face agrave Clovis ils guerroient pendant un siegravecle afin drsquoobtenir le controcircle total
de la Peacuteninsule Lrsquoon ne peut invoquer la dilatatio contre les Francs et les Byzantins puisque
ceux-ci eacutetaient deacutejagrave chreacutetiens et la neacutecessaire agression exteacuterieure nrsquoest pas non plus toujours
eacutevoqueacutee Neacuteanmoins la conquecircte nrsquoen est pas moins juste En effet Alphonse X a montreacute degraves
le deacutebut de la chronique que lrsquoEspagne correspondait agrave la totaliteacute de la peacuteninsule et il est
aussi dit que les Romains qui ont encourageacute lrsquoarriveacutee des Goths posseacutedaient toute lrsquoEspagne
La Peacuteninsule tout entiegravere revient donc leacutegitimement aux Wisigoths Il est alors naturel et juste
que leurs rois veuillent eacutetendre leur royaume sur lrsquoensemble des territoires qui leur
appartiennent Cette justification de la conquecircte agrave la fois geacuteographique et theacuteorique est certes
utile pour deacutemontrer que les Goths nrsquoeacutetaient pas des barbares sanguinaires mais elle est
surtout utile dans le contexte du XIIIe siegravecle car deacutemontrer la leacutegitime possession
wisigothique revient agrave deacutemontrer la leacutegitime possession de leurs successeurs autoproclameacutes
les rois de Castille et du Leoacuten
Depuis lrsquoAntiquiteacute savoir faire la guerre est bien une qualiteacute inheacuterente au prince
Cependant au Moyen Acircge il ne srsquoagit pas seulement de savoir se battre ou drsquoecirctre courageux
drsquoautres facteurs que la simple force brute ou strenuitas entrent en ligne de compte La paix
est ainsi aussi importante que la guerre qui doit ecirctre perccedilue comme juste car de cela deacutepend la
leacutegitimiteacute de la conquecircte et lrsquoimage du roi La fortitudo qui dans son acception romaine
deacutenote vigueur et deacutetermination morale1196 convient mieux agrave la force militaire du bon prince
Drsquoailleurs Isidore de Seacuteville affirme qursquoen latin laquo goth raquo signifie laquo fortitudo raquo Selon
1195 PCG 385 p 215 37b-39b 1196 Manuel Alejandro RODRIacuteGUEZ DE LA PENtildeA Los reyes sabios Cultura y poder en la Antiguumledad Tardiacutea
y la Alta Edad Media Madrid Actas 2008 note 5 p 19
237
lrsquohistorien Kenneth Baxter lrsquoarchevecircque cherchait ainsi agrave transformer la feacuterociteacute barbare en
un courage militaire digne1197 bien plus valorisant et acceptable car le roi doit faire preuve de
prudence crsquoest-agrave-dire trouver un eacutequilibre entre excegraves et faiblesse entre teacutemeacuteriteacute et
lacirccheteacute1198
B Le juste et le justicier
Une autre fonction topique du roi est de rendre la justice1199 un bon roi eacutetant un roi
juste et qui srsquoassure que la justice regravegne1200 La premiegravere des Siete Partidas nrsquoaffirme-t-elle
pas que le rocircle du roi est drsquoecirctre le garant de la justice laquo guardar debe el rey las leyes como a
su honra e a su hechura porque recibe poder e razoacuten para hacer justicia raquo1201
a Proteacuteger le royaume
Les reacutedacteurs de la Estoria de Espantildea utilisent ainsi les expressions laquo (muy)
derechurero raquo1202 laquo derechero en sus juyzios raquo1203 laquo sabidor de juyzio raquo1204 laquo justiciero raquo1205
pour deacutecrire empereurs romains et rois wisigoths particuliegraverement Sisebut Swinthila Tulga
et Wamba Notons que lrsquoadjectif derechureroderechero fait eacutecho agrave Isidore de Seacuteville pour
qui le mot rex signifie que le roi œuvre avec rectitude laquo non autem regit qui non corregit
1197 Manuel Alejandro RODRIacuteGUEZ DE LA PENtildeA laquo El paradigma de los Reyes Sabios en el De rebus
Hispaniae de Rodrigo Jimeacutenez de Rada raquo in Manuel GONZAacuteLEZ JIMEacuteNEZ (eacuted) Sevilla 1248 Congreso
internacional conmemorativo del 750 aniversario de la conquista de la ciudad de Sevilla por Fernando III rey de
Castilla y Leoacuten Madrid Centro de estudios Ramoacuten Areces 2000 p 757-765 p 760 laquo San Isidoro en una de
sus curiosas interpretaciones etimoloacutegicas llegaba a establecer el significado del nomen gentilicio godo in
lengua nostra significatur Fortitudo raquo Kenneth BAXTER Conquerors and chroniclers of Early Medieval
Spain Liverpool University Press 1999 p 16 laquo beyond the search for ennobling origins Isidore sought to
translate the ldquobarbaric ferocityrdquo of the Goths into laudable military prowess raquo 1198 Manuel Alejandro RODRIacuteGUEZ DE LA PENtildeA laquo Imago sapientiae los oriacutegenes del ideal sapiencial
medieval raquo Medievalismo 7 1997 p 11-39 p 20 1199 J PROCOPEacute laquo Theacuteories politiques grecques et romaines raquohellip p 34 Agrave Rome lrsquoempereur doit preacuteserver la
justice 1200 Pour le rocircle du roi leacutegislateur voir p 369-370 1201 Partidas I 1 15 1202 PCG 254 p 161 48a-49a 281 p 172 45a-46a 286 p 173 45a 517 p 286 27b-34b 1203 PCG 502 p 278 5a-6a 1204 PCG 490 p 272 19b-22b 1205 PCG 495 p 275 53a
238
Recte igitur faciendo regis nomen tenetur peccando amittitur Vnde et apud veteres tale erat
proverbium Rex eris si recte facias si non facias non eris raquo1206
Tout comme la guerre doit permettre au roi de proteacuteger son royaume et son peuple la
justice vise agrave garantir la protection des sujets Les reacutedacteurs syntheacutetisent ainsi ces deux rocircles
agrave propos de Sisebut laquo muy sabidor de juyzio [hellip] et deffendie bien sus yentes et su regno et
uencio muchas lides raquo1207 Quant agrave Wamba il exerce conjointement lrsquoart de la guerre et de la
justice Il protegravege en effet la population des convoitises de ses soldats
Comenccedilaron a fazer por la tierra robos et adulterios con las mugieres casadas et quemar las
casas El rey como era sennor derechurero fizo en aquellos tal uenganccedila como si cayssen en
culpa de querer matar sennor E esto fazie el por dar a todos exeimplo que non osassen cometer
tal cosa1208
Le roi doit donc exercer la justice afin de proteacuteger son royaume et ses habitants et le
cas eacutecheacuteant reacuteparer les torts subis Plusieurs rois sont ainsi mis en scegravene dans le rocircle du
justicier lorsque les rois wisigoths peacutenegravetrent en Espagne afin de la deacutelivrer des exactions des
Barbares ou encore lorsque plusieurs rois reacuteparent les injustices commises par leur pegravere apregraves
leur deacutecegraves Hispan deacutecrit comme laquo omne que amaua iusticia e derecho e fazie bien a los
omnes1209 raquo reconstruit lrsquoEspagne apregraves les guerres de son oncle Hercule qui a utiliseacute la force
plutocirct que lrsquoamour afin de conqueacuterir lrsquoEspagne1210 Nerva (empereur de 96 agrave 98) deacutesireux de
reacuteparer les torts causeacutes par Domitien (empereur de 81 agrave 96) fait revenir ceux que son
preacutedeacutecesseur avait exileacutes et spolieacutes1211 et plus largement il reacutepare les erreurs des empereurs
qui lrsquoont preacuteceacutedeacute1212 Il en va de mecircme pour Reacutecaregravede qui fait revenir les archevecircques que son
pegravere Leacuteovigilde hostile aux catholiques1213 avait expulseacutes1214 et il rend les biens confisqueacutes agrave
1206 Eacutetymologies IX 3 4 p 764 Traduit p 765 laquo no rige el que no corrige El nombre de rey se posee cuando
se obra rectamente y se pierde cuando se obra mal De aquiacute aquel proverbio que corriacutea entre los antiguos
seraacutes rey si obras con rectitud si no obras asiacute no lo seraacutes raquo 1207 PCG 490 p 272 19b-22b 1208 PCG 517 p 286 27b-34b 1209 PCG 9 p 11 34a-36a 1210 PCG 9 p 11 13a-16a laquo andudo por la tierra e fizo la poblar y endereccedilar ca era muy maltrecha y
destroyda por la grand guerra que fiziera Hercules raquo 1211 PCG 190 p 141 18b-21b laquo torno por sentencia que enuio escripta por tod el mundo todos quantos
Domiciano desterrara a sus tierras et a sus logares et fizo les cobrar todo lo suyo raquo 1212 PCG 191 p 142 10a-13a laquo endereccedilo en el fecho de Roma et en ell estado dell imperio todo quanto auien
mal parado los otros emperadores que fueran ante del raquo 1213 Les expressions approprieacutees sont en reacutealiteacute laquo Christianisme niceacuteen raquo ou laquo trinitaire raquo Neacuteanmoins dans la
conception du XIIIe siegravecle lrsquoopposeacute de lrsquoarianisme est le Catholicisme nous faisons donc le choix deacutelibeacutereacute
drsquoutiliser les termes laquo catholiques raquo et laquo Catholicisme raquo pour nous conformer au lexique utiliseacute et connu par
Alphonse X ses reacutedacteurs et leurs lecteurs 1214 PCG 474 p 263 39b-42b laquo luego que comenccedilo a regnar enuio por sant Leandro e sant Ffulgencio e por
Mausona los arccedilobispos et por todos los que fueran desterrados raquo
239
lrsquoEacuteglise1215 Rappelons aussi qursquoau deacutebut de son regravegne Witiza reacutetablit les droits et les
possessions de ceux que son pegravere avait injustement exileacutes et deacutepouilleacutes1216
Le reacutetablissement de la justice permet donc de construire lrsquoexemplariteacute royale les rois
iniques envoient leurs sujets en exil afin drsquoassouvir leur convoitise tandis que les rois
justiciers rappellent ces hommes et leur rendent leurs biens La geacuteneacuterositeacute est ainsi la
compagne de la justice Agrave Rome aucun contre-pouvoir ne pouvait srsquoopposer agrave lrsquoempereur
Alors plutocirct que drsquoexiger de lui la justice laquo il pouvait ecirctre preacutefeacuterable de faire appel agrave ses
vertus royales ndash sa clementia sa benignitas son humanitas et sa beneficentia raquo1217 eacuteleveacutees en
dernier rempart contre la tyrannie comme si la construction drsquoun devoir moral pouvait
remplacer une contrainte leacutegale Dans la tradition politique romaine ou plutocirct dans la
tradition philosophique qui srsquoy rapporte les vertus morales doivent compleacuteter en quelque
sorte guider les vertus politiques et partant deviennent elles-mecircmes des vertus politiques La
geacuteneacuterositeacute est donc une vertu agrave la fois politique et morale1218
b La geacuteneacuterositeacute
Conformeacutement agrave la vision romaine et agrave la vision meacutedieacutevale on retrouve la vertu de
geacuteneacuterositeacute mise en valeur par la chronique alphonsine qursquoil srsquoagisse des empereurs ou des
rois wisigoths Ainsi Antonin le Pieux (empereur de 138 agrave 161) et son fils adoptif Lucius
Aurelius Verus (appeleacute Comodo dans la chronique) se montrent-ils geacuteneacutereux envers les
Romains Ils annulent mecircme des dettes qursquoils brucirclent en public1219 Les co-empereurs Marc
Auregravele (empereur de 161 agrave 180) et Lucius Aurelius Verus (empereur de 161 agrave 169)
renouvellent lrsquoopeacuteration en deacutetruisant publiquement et par le feu les livres de comptes1220
Quant aux rois wisigoths Reacutecaregravede Swinthila et Tulga ils font lrsquoaumocircne aux pauvres1221
Swinthila est mecircme qualifieacute de laquo padre de los pobres raquo ce qui renvoie opportuneacutement agrave
1215 PCG 477 p 265 23a-33a laquo torno a los obispos et a la clerizia todos los thesoros et las cosas que el pudo
saber que su padre tomara de las eglesias [] pora emendar los tuertos et las brauuras que su padre y fiziera raquo 1216 PCG 548 p 304 3a-17a Voir p 190-191 1217 J PROCOPEacute raquo Theacuteories politiques grecques et romaines raquohellip p 31 1218 J NELSON laquo La royauteacute et lrsquoempire raquohellip p 213 1219 PCG 209 p 152 18a-22a laquo dauan a muchos grandes dones e los debdos que deuien las prouincias all
emperador soltauan gelos todos et quemauan ende las cartas en medio del mercado de Roma raquo 1220 PCG 211 p 153 8a-12a laquo fizieron quemar en medio de la cibdat en la placcedila los libros en que seyen
escriptos los debdos que les deuien a ellos raquo 1221 PCG 477 p 265 28a-29a Reacutecaregravede laquo fazie muchas elmosnas a pobres et a lazrados raquo 495 p 275 53a-
2b Swinthila laquo piadoso et mucho elmosnado de guisa que non era tan solamientre llamado rey mas padre de
los pobres raquo et 502 p 278 6a Tulga laquo ranado en dar de su auer raquo
240
lrsquoempereur Antonin le Pieux qualifieacute de laquo padre de la tierra raquo Dans le premier cas le
Wisigoth est associeacute agrave la pietas crsquoest-agrave-dire agrave la miseacutericorde chreacutetienne1222 laquo piadoso et
mucho elmosnado de guisa que non era tan solamientre llamado rey mas padre de los
pobres raquo1223 Dans le second cas le Romain est associeacute agrave la bonteacute laquo llamado [] por la su
grand bondat Padre de la tierra raquo1224
Les chroniqueurs prennent cependant soin de preacuteciser que la libeacuteraliteacute royale nrsquoentraicircne
pas pour autant la prodigaliteacute ce qui montre que les rois demeurent mesureacutes dans leurs
actions En effet si la libeacuteraliteacute est une vertu ndash saint Thomas drsquoAquin note que la libeacuteraliteacute
laquo provoque chez lrsquohomme une attitude drsquoindiffeacuterence agrave lrsquoeacutegard de ses propres possessions raquo et
que laquo la quantiteacute donneacutee a peu drsquoimportance en comparaison de lrsquoattitude de celui qui
donne raquo1225 ndash la prodigaliteacute est un vice Ainsi lorsque Antonin le Pieux partagent ses
richesses il nrsquoen affaiblit pas lrsquoempire pour autant laquo antes que fuese emperador era muy ric
omne et tenie grandes tesoros et partio los todos entre sus caualleros et sus amigos et pero
con todo aquesto quando a su muerte dexo el tesoro dell imperio muy complido raquo1226
La geacuteneacuterositeacute aspect essentiel de la justice royale est compleacuteteacutee par un certain nombre
de vertus particuliegraverement la bonteacute et la pitieacute Il apparaicirct en effet que dans la chronique ces
deux vertus sont associeacutees agrave la capaciteacute du roi agrave se montrer juste Ainsi les reacutedacteurs parlent
de laquo la grand piedat et la grand iusticia raquo1227 drsquoAntonin le Pieux et preacutecisent que lorsque
Witiza fait revenir les nobles injustement eacutecarteacutes il fait preuve de laquo gran piedad raquo Seacutevegravere
Alexandre (Aurelio Alexandre dans la chronique) a drsquoailleurs eacuteteacute choisi comme empereur en
raison de ces deux qualiteacutes laquo alccedilaron lo por emperador fallando que lo merecie muy bien
ca dizien todos que era dantes omne muy derechurero et muy piadoso e que assi lo seria
estando en el sennorio raquo1228 Il nrsquoest pas eacutetonnant que ces vertus soient associeacutees car selon
Isidore de Seacuteville les vertus cardinales du roi sont la iustitia et la pietas1229 En effet au sens
meacutedieacuteval du terme iustitia renvoie surtout au chacirctiment et agrave la vengeance1230 Afin de
correspondre au modegravele du Christ laquo dispensateur des pardons et des punitions raquo ou en
1222 P D KING laquo Les royaumes barbares raquo in J H BURNS op cit p 118-147 p 130 1223 PCG 495 p 275 53a-2b 1224 PCG 202 p 150 1a-2a 1225 Janet COLEMAN laquo Proprieacuteteacute et pauvreteacute raquo in J H BURNS op cit p 574-614 p 591 1226 PCG 210 p 152 3b-8b 1227 PCG 201 p 149 40b-41b 1228 PCG 254 p 161 46a-50a 1229 Eacutetymologies IX 3 5 p 764-765 1230 Philippe BUC laquo Pouvoir royal et commentaire de la Bible (1150-1350) Annales 1989 44-3 p 691-713
p 696
241
drsquoautres termes pour ecirctre un bon roi chreacutetien le pouvoir royal doit ecirctre associeacute agrave la
miseacutericorde1231 sans quoi il ne peut ecirctre reacuteellement juste Ces vertus sont aussi associeacutees agrave la
bonteacute qualiteacute tregraves souvent citeacutee par la chronique1232 sans compter qursquoen ancien castillan les
bondades sont les vertus Probus (empereur de 276 agrave 282) est qualifieacute de laquo bueno et
derechurero raquo1233 et nous avons vu que Sisebut eacutetait laquo muy sabidor de juyzio e con tod esto
era muy piadoso et bueno raquo1234 Reacutecaregravede est quant agrave lui deacutecrit comme laquo muy manso et muy
bueno raquo1235 et laquo tan bueno [hellip] e tan piadoso raquo1236 Rendre la justice dans la chronique crsquoest
faire preuve de geacuteneacuterositeacute de bonteacute et de pitieacute ou de miseacutericorde
c Lrsquoordre et la paix
Ces vertus qui faccedilonnent les bons rois leur permet de se montrer justes et ainsi de
proteacuteger leur royaume La justice est en effet ce qui garantit les liens de la socieacuteteacute1237 et son
bon fonctionnement Preacuteserver la justice revient donc agrave preacuteserver la paix Crsquoest pour cela que
les reacutedacteurs eacutecrivent agrave propos de Sisebut laquo teniendo su regno en paz et en iusticia raquo1238 On
note que paix et justice sont ici eacutetroitement associeacutees Alphonse X ne dit pas autre chose dans
le prologue des Siete Partidas laquo que quando el Rey estuuiesse en su cadira de justicia que
ante el su acatamiento se desatan todos los males ca pues que lo entendiere guardara a si e
a los otros de dantildeo raquo1239 Les lois garanties par le roi le protegravegent lui et son peuple des maux
causeacutes par lrsquoinjustice En revanche lorsque le roi ne remplit pas son rocircle les conseacutequences
peuvent ecirctre deacutesastreuses laquo se tornaria aacute dantildeo comunal del pueblo raquo 1240 Selon Gilles de
Rome la justice se divise en deux cateacutegories la justice geacuteneacuterale ou leacutegale et la justice
spirituelle Ces deux composantes sont indispensables pour proteacuteger un royaume et garantir sa
survie
Sin la justicia general no pueden mucho durar los reynos []
1231 Ibid p 696 1232 Citons Auguste PCG 122 p 97 16b et 22b laquo muy bueno raquo laquo su bondat raquo Titus 186 p 138 9a-10a
laquo fue marauilloso en toda manera de bondades raquo Antonin le Pieux 210 p 152 42a-44a laquo acrecie ell
emperador Antonino todauia mas en su bondat raquo Swinthila 495 p 275 52a et 14b laquo bueno raquo Tulga 502
p 278 5a-6a laquo buen sennor raquo et Wamba 517 p 286 42a laquo buen rey raquo 1233 PCG 281 p 172 45a-46a 1234 PCG 490 p 272 19b-22b 1235 PCG 477 p 265 18a 1236 PCG 477 p 265 25a-26a 1237 R A MARKUS laquo Les Pegraveres latins raquohellip p 93 1238 PCG 491 p 272 36b-37b 1239 Partidas Prologue Ce passage renvoie agrave La Biblehellip Proverbes 208 laquo Un roi sieacutegeant au tribunal dissipe
tout mal par son regard raquo 1240 Partidas I 1 16
242
Sin la justicia espiritual [] no puede mucho durar []
Salvan el reyno e lo mantienen1241
En effet lorsque dans la chronique les lois humaines et spirituelles sont bafoueacutees
lrsquoordre social et le royaume tout entier sont bouleverseacutes Au moment ougrave Witiza fait deacutetruire
les armes et les deacutefenses du royaume pour se proteacuteger il ne se comporte pas comme un roi
derechero Quand il srsquoadonne agrave la luxure et encourage les precirctres agrave se marier il enfreint les
lois de Dieu et altegravere la socieacuteteacute ou en tout cas la socieacuteteacute du XIIIe siegravecle qui nrsquoaccepte le
mariage des precirctres Lorsqursquoil fait revenir les juifs et qursquoil leur donne une place au sein de la
socieacuteteacute plus importante que celle des chreacutetiens crsquoest lrsquoeacutequilibre du royaume qursquoil met en
danger puisque depuis Reacutecaregravede le Royaume de Tolegravede est un royaume catholique Quand
Rodrigue viole la fille du comte Julien il enfreint la loi des hommes et celle de Dieu et il
manque agrave tous ses devoirs de roi envers la noblesse La sentence de Gilles de Rome se reacutevegravele
alors tout agrave fait adapteacutee aux conseacutequences induites par la conduite de ces deux rois laquo do
mengua la justica de la ley conviene que se destruya el pueblo por fuerza derecha raquo1242 De
la justice relegraveve donc la survie ou la disparition du royaume Sans aller jusqursquoagrave la perte du
royaume les souverains iniques qui finissent par ecirctre assassineacutes sont nombreux dans la
chronique et tout particuliegraverement les empereurs romains1243
Les rois justes Reacutecaregravede Swinthila Sisebut Tulga Wambahellip exercent donc la justice
et leur geacuteneacuterositeacute en srsquoappuyant sur la bonteacute et la miseacutericorde ou pitieacute On voit que les vertus
ne sont pas indeacutependantes les unes des autres elles forment au contraire un tout comme lrsquoa
eacutecrit Gilles de Rome laquo las virtudes han entre si tamanna hermandad e tan grande
ayuntamiento que la una no se puede partir de la otra ni puede ser la una sin la otra raquo1244
Autrement dit ces qualiteacutes forment un cercle vertueux ougrave chacune drsquoelles srsquoappuie sur les
autres en mecircme temps qursquoelle les renforce
1241 Gilles de ROME op cit I II 11 p 112-113 1242 Ibid I II 11 p 112-113 1243 Voir p 299-300 et p 330-334 1244 Ibid I II 31 p 22
243
C Le champion de la Chreacutetienteacute
Au Moyen Acircge il ne suffit pas drsquoecirctre un parangon de vertus pour ecirctre un grand roi il
faut aussi que le roi soit un bon chreacutetien Chez un grand roi les vertus sont agrave la fois un
preacuterequis agrave lrsquoexemplariteacute chreacutetienne et une manifestation de cette derniegravere Il srsquoagit donc ici
drsquoexaminer les rapports entretenus par les rois avec la religion et Dieu Deux cateacutegories de
rois srsquoouvrent alors les non catholiques essentiellement les empereurs paiumlens ndash appeleacutes
gentiles dans la chronique ndash et les catholiques essentiellement les rois wisigoths
a Les empereurs romains
Les reacutedacteurs peuvent difficilement mettre en valeur la foi des empereurs romains
paiumlens jusqursquoagrave la fin de la proscription par Constantin (empereur de 306 agrave 337) proclameacutee par
lrsquoEacutedit de Milan en 313 et la conversion officielle de Theacuteodose Ier (empereur de 379 agrave 395) en
380 qui fait du Christianisme la religion officielle de lrsquoEmpire romain Neacuteanmoins la Estoria
de Espantildea met en exergue certaines qualiteacutes compatibles avec les valeurs chreacutetiennes Crsquoest le
cas des vertus que nous venons drsquoexaminer et crsquoest aussi le cas du rapport qursquoentretiennent
certains empereurs avec le Christianisme
Les theacuteologiens chreacutetiens ont tregraves tocirct mis le Christianisme en relation avec lrsquoEmpire
romain Ainsi Meacuteliton eacutevecircque de Sardes vers 170 voit un signe de la Providence dans le fait
que Jeacutesus Christ soit neacute alors que le regravegne drsquoAuguste eacutetait en paix1245 La Estoria de Espantildea
ne manque pas de rappeler cette vision des choses unissant degraves sa naissance le Christianisme
au pouvoir politique laquo Daua a entender que lo fazie el Nuestro Sennor Dios por que auie a
nascer en el so tiempo et quando el nasciesse que fallasse el mundo todo so un sentildeor et
guisado pora recibir la su fe et la su ley raquo1246 Agrave lrsquooccasion des mille ans de la fondation de
Rome1247 la chronique voit un autre signe dans la conversion de Philippe lrsquoArabe (empereur
de 244 agrave 249) et de son fils Philippe II co-empereur1248 laquo esto todo fue ordenamiento de
nuestro Sennor Ihesu Cristo que quiso que tamanna fiesta cuemo aquella en que se
cumplien mil antildeos que fuera poblada Roma en que auie de ser la cabeccedila de la cristiandat
que la fiziesse emperador cristiano raquo1249 Les co-empereurs qui en reacutealiteacute ne se sont pas
1245 Henry CHADWICK laquo La doctrine chreacutetienne raquo in James Henderson BURNS op cit p 12-20 p 17 1246 PCG 135 p 103 15a-24a et 122 p 97 72b-p 8 8a 1247 PCG 262 p 163 42b-43b et p 165 22a 1248 PCG 262 p 163 47b-51b 1249 PCG 262 p 165 29a-34a
244
convertis sont qualifieacutes de laquo tan buen cristianos raquo1250 ce qui explique selon les reacutedacteurs
qursquoil nrsquoy ait pas eu de martyrs pendant leur regravegne1251 Pareillement lrsquoempereur Hadrien
devient instrument de Dieu quand il expulse les juifs de Jeacuterusalem accomplissant ainsi la
volonteacute divine laquo se cumplio lo que el Nuestro Sennor Ihesu Cristo dixiera que serien
desterrados et leuados catiuos a todas las partes del mundo raquo1252
Drsquoautres empereurs respectent voire protegravegent les chreacutetiens Crsquoest le cas de Trajan qui
tente drsquoempecirccher sans succegraves les perseacutecutions contre les chreacutetiens1253 drsquoailleurs le pape
Greacutegoire Ier (pape de 590 agrave 604) prie Dieu de faire sortir son acircme de lrsquoEnfer afin qursquoelle
puisse gagner le Paradis1254 Hadrien prend la deacutefense des chreacutetiens apregraves avoir reccedilu des livres
de saint Quadrat (eacutevecircque drsquoAthegravenes vers 126) et de saint Aristide (apologiste atheacutenien mort
vers 134)1255 Antonin le Pieux et ses successeurs Lucius Aurelius Verus et Marc Auregravele
reccediloivent plusieurs livres de Justin de Naplouse (philosophe fait martyr agrave Rome vers 165) ce
qui poussa Antonin agrave respecter les chreacutetiens1256 Aureacutelien (empereur de 270 agrave 275) aide mecircme
les chreacutetiens agrave lutter contre Paul de Samosate consideacutereacute comme heacutereacutetique par le Concile
drsquoAntioche en 2691257 Constance Ier (empereur de 305 agrave 306) le pegravere de Constantin ne fait
jamais de mal aux chreacutetiens par ailleurs tregraves nombreux agrave son service1258 Agrave deacutefaut drsquoecirctre eux-
mecircmes chreacutetiens ces empereurs se montrent cleacutements voire protecteurs envers eux Ce
parallegravele a posteriori initieacute par les auteurs chreacutetiens des premiers siegravecles nrsquoest pas un cas
unique en France vers 1500 les historiographes nrsquoheacutesitent pas agrave faire des Gaulois un peuple
pratiquant une religion pure et doteacute de mœurs tregraves eacuteleveacutees qui preacutefigurent le
Christianisme1259
1250 PCG 262 p 165 35a 1251 PCG 263 p 165 27b-29b 1252 PCG 199 p 149 16a-21a 1253 PCG 193 p 144 15b-20b laquo quexo el senado de Roma mucho a Traiano ell emperador que diesse a los
gentiles poder de fazer ml a los cristianos et ell ouo gelo a otorgar a grand pesar dessi raquo 1254 PCG 195 p 145 34a-47a 1255 PCG 198 p 148 19a-25b Saint Quadrat preacutesente effectivement une Apologie des Chreacutetiens agrave Hadrien lors
de son seacutejour agrave Athegravenes vers 125-126 1256 PCG 204 p 150 16a-23b 1257 PCG 277 p 171 7a-29a 1258 PCG 307 p 180 7a-12a 1259 C BEAUNE op cit p 39
245
b Les rois wisigoths
En 410 le roi arien Alaric srsquoempare de Rome et deacutetruit la Citeacute mais lui et ses soldats
respectent les chreacutetiens ainsi que leurs lieux et objets saints1260 Neacuteanmoins ce sont les rois
catholiques qui font pleinement preuve des qualiteacutes que lrsquoon attend drsquoun roi chreacutetien En la
matiegravere le regravegne de Reacutecaregravede marque un tournant du paradigme royal dans le reacutecit Jusque-lagrave
certains rois pouvaient se montrer cleacutements envers les chreacutetiens mais ils ne pouvaient ecirctre de
grands rois Lorsqursquoil se convertit en 589 au cours du IIIe Concile de Tolegravede Reacutecaregravede
expurge lrsquoheacutereacutesie et permet aux Wisigoths de (re)devenir ce qursquoils auraient toujours ducirc ecirctre
Torno todos los pueblos a la fe de Ihesu Cristo et tiro los dell yerro en que estauan1261
Fizo este rey Recaredo concilio [] pora destroyr et dessaygar la heregia arriana1262
Maldixo ell a aquella secta de Arrio1263
Como dantes eran los uerdaderos cristianos maltrechos et segudados et muertos et desterrados
assi fueron despueacutes en tiempo deste rey onrrados et exalccedilados1264
En effet selon le reacutecit les Goths sont drsquoabord convertis au Christianisme par lrsquoeacutevecircque
Ulfilas (Gundila dans le reacutecit mort en 383) mais dans un second temps lrsquoempereur Valens
(empereur de 364 agrave 378) les trompe et fait drsquoeux des ariens1265 En reacutealiteacute lrsquoeacutevecircque Ulfilas
eacutetait arien ce qui implique que les Goths nrsquoont jamais eacuteteacute majoritairement catholiques
auparavant et qursquoils nrsquoont pas eacuteteacute trompeacutes Sur ce point Alphonse X suit Jimeacutenez de Rada1266
En effet si Lucas de Tuy cite bien Valens et Ulfilas lrsquoordre du reacutecit est inverseacute1267 En effet il
place drsquoabord la conversion agrave lrsquoarianisme due agrave lrsquoempereur puis la preacutesence de lrsquoeacutevecircque dont
rien ne laisse penser qursquoil ait eacuteteacute catholique En modifiant lrsquoordre Jimeacutenez de Rada propose
un sceacutenario davantage favorable aux Goths Dans les deux cas les Wisigoths ont eacuteteacute convertis
par traicirctrise mais avec le Toleacutedan la conversion anteacuterieure leur donne davantage de creacutedit et
une plus grande ancienneteacute dans la religion catholique
Avec la conversion de Reacutecaregravede le Catholicisme devient religion officielle et les rois
wisigoths regravegnent sur un royaume catholique Agrave partir de lagrave cette nouvelle qualiteacute srsquoajoute
aux qualiteacutes du bon roi juste et habile au combat Les vertus des rois prennent une autre
ampleur ils sont bons miseacutericordieuxhellip dans le sens chreacutetien du terme Ainsi Swinthila
1260 PCG 408 p 231 39a-40b 1261 PCG 474 p 263 42b-44b 1262 PCG 476 p 264 46a-50a 1263 PCG 476 p 264 15b-16b 1264 PCG 476 p 264 19b-23b 1265 PCG 403 p 227 10b-p 228 3a 1266 De Rebus Hispaniae II 1 p 39-40 17-49 DRH trad p 87 1267 Chronicon Mundi II 26-27 p 137-138 CM trad p 167-168
246
eacutetait-il laquo buen cristiano raquo1268 et Tulga laquo manso et buen cristiano en todos sus fechos raquo1269
Reacuteceswinthe montre de lrsquointeacuterecirct pour lrsquoeacutetude de la Bible laquo amaua de coraccedilon la sancta fe et
auie por costumbre de demandar la Sancta Escriptura mucho a menudo a los que ueye que la
sabien et los articulos de la fe raquo1270 Quant agrave Wamba le dernier bon roi wisigoth il srsquoengage
envers Dieu agrave rester chreacutetien laquo yuro et prometio antell altar de Dios que el ternie la fe
catoacutelica raquo1271 comme srsquoil renouvelait lrsquoengagement de Reacutecaregravede
Wamba est drsquoailleurs le seul roi qui reccediloit lrsquoonction1272 ce qui marque le symbole de
lapogeacutee des rois de Tolegravede Un miracle se produit alors une abeille sort de la bouche du
nouveau roi
Cuenta la estoria que aquella ora quel ouo ell arccedilobispo unciado quel salio de la boca una
abeia et que uolo suso en alto contral cielo et esto que lo uiron todos mas aquellos que lo
uiron et pensaron en ello que podrie ser entendieron que por aquel Rey serie exalccedilado et
onrrado et auenturado el regno de los godos et que se manternien en bien et en paz1273
Lrsquoonction est un signe de lrsquoeacutelection divine en effet laquo messie raquo de lrsquoheacutebreu maschiakh
signifie laquo oint du seigneur raquo Le roi qui reccediloit lrsquoonction devient de fait un roi messie comme
ceux de lrsquoAncien Testament David ou Salomon par exemple Si Wamba a eacuteteacute choisi par les
hommes sa leacutegitimiteacute est indiscutable puisqursquoil est consacreacute par lrsquoarchevecircque Quiricius qui
remplace les prophegravetes veacuteteacuterotestamentaires dans le rocircle drsquointermeacutediaire entre Dieu et son
repreacutesentant sur Terre Quant agrave lrsquoabeille qui sort de la bouche du nouveau roi elle est un signe
eacutenonciateur de paix et de prospeacuteriteacute1274
Pour manifester lrsquoattachement des rois au Seigneur les reacutedacteurs les montrent
participant agrave la construction ou agrave la dotation drsquoeacuteglises suivant lrsquoexemple de Reacutecaregravede qui bacirctit
litteacuteralement lrsquoEacuteglise Catholique drsquoEspagne Reacuteceswinthe embellit les eacuteglises et leurs
autels1275 et Sisebut fait construire la basilique Sainte-Leacuteocadie1276 Mais crsquoest surtout Wamba
1268 PCG 495 p 275 51a 1269 PCG 502 p 278 1a-2a 1270 PCG 509 p 281 13b-17b 1271 PCG 513 p 284 23a-24a 1272 Voir Patrick HENRIET laquo Rite ideacuteologie fonction remarques sur lrsquoonction des rois wisigoths et
hispaniques du haut Moyen Acircge (VIIe-XIe siegravecle) raquo in Giles CONSTABLE et Michel ROUCHE (eacuted)
Auctoritas Meacutelanges offerts agrave Olivier Guillot Paris PUPS 2006 p 179-192 1273 PCG 513 p 284 26a-34a 1274 PCG 513 p 284 31a-34a laquo entendieron que por aquel rey serie exalccedilado et onrrado et auenturado el
regno de los godos et que se manternien en bien et en paz raquo 1275 PCG 509 p 281 18b-20b laquo onrauua et affeytaua los altares de las eglesias con ricos pannos et ricos
adobios raquo 1276 PCG 490 p 272 16b-17b
247
qui beacuteneacuteficie de ce topique religieux Toucheacute par le sort de Nicircmes il fait reacuteparer les outrages
commis par Paul contre les lieux sacreacutes
Pues que el Rey uio la cibdad de Nems depoblada et astragada ouo duolo della [] E mando
uuscar a grand priessa quanto auer et quantos tesoros fueran de los sanctuarios et fizo los
guardar muy bien e esto non lo fazie el por cobdicia que ouiesse de tomarlos nin de auerlos
mas por fazer dellos reuerencia et onrra a los sanctos et a los logares onde fueran ca Paulo el
traydor con grand maldad de si auiendo miedo quel fallesciesse ell auer quel diera el rey
metiera mano en mano en robar las eglesias de uasos de cruzes de calzes de ciriales et de
todos los otros adobos que fallara que de oro et plata fuessen e faziendo sacrilegio metiolo
todo en su thesoro Demas la corona dell oro que el buen rey Recaredo ofresciera en Gironda
all altar de sant Felizes atrouosse Paulo por su locura a tomarla et poner la en su cabeccedila et
leuarla ende Pues Bamba el muy noble rey quanto desto pudo fallar todo lo mando tornar et
leuar a sus logares1277
De retour agrave Tolegravede Wamba fait aussi reacutenover les fortifications de sa capitale sur
lesquelles il fait graver deux inscriptions en hommage agrave Dieu et agrave sa protection laquo el noble
rey Bamba alccedilo et meioro la cibdad de Toledo con ayuda de Dios pora acrescentar la onrra
et la nombradia de su yente raquo1278 ainsi que laquo vos sanctos de Nuestro Sennor que sodes
onrrados en este logar saluad et guardad este pueblo et esta cibdad por el poder que
auedes raquo1279 Le lien entre les rois et la religion mateacuterialiseacute au sens propre par la construction
ou lrsquoonction est aussi et surtout symboliseacute par un aspect ineacutedit dans le reste de lrsquoOccident
meacutedieacuteval1280 la tenue des Conciles de Tolegravede organes religieux et politiques
1277 PCG 523 p 292 51a-24b 1278 PCG 526 p 294 13b-16b 1279 PCG 526 p 294 27b-30b 1280 E A THOMPSON op cit p 317-318 laquo fueron instrumentos de gobierno tiacutepicamente espantildeoles raquo
248
Rois Deacutecisions principales des Conciles de Tolegravede
III
(589) Reacutecaregravede Conversion1281
IV
(633) Sisenand
Este concilio fue fecho por muchas cosas que eran a pro de la tierra et
pusieron en el muchos establescimientos buenos1282
V
(636) Chinthila
En este concilio pusieron muchas buenas cosas de que uino despues
grand lumbre et grand bien a la cristiandad tanbien en las cosas
temporales como en las espiritales1283
VI
(638) Chinthila
En que fue puesto como se deue guardar la fe catholica et otras cosas
spiritales1284
VII
(646) Chinthila
Pusieron en el leys contra los malos clerigos et los malos legos et desi
otras cosas espiritales1285
Recherche drsquoun manuscrit des Morales sur Job1286
VIII
(653) Reacuteceswinthe
En este concilio fueron puestas et confirmadas unas leys que fizo este
rey Recesuindo que eran buenas et prouechosas assi pora las
temporales como pora las espiritales e pusieron y et demostraron
otrossi de como se deue tener la fe et creer en la sancta Trinidad1287
IX
(655) Reacuteceswinthe
Fueron puestas en este concilio muchas buenas cosas que eran a grand
pro de la tierra1288
X
(656) Reacuteceswinthe
Pusieron en el muchas buenas cosas que fueron pora salud del cuerpo et
dell alma1289
XI
(675) Wamba
Deacutesignation de Tolegravede comme siegravege de la primatie (deacutecret cum longe
lateque)
Regravegle drsquoIsidore de Seacuteville1290
Reacutepartition des eacutevecirccheacutes1291
XII
(681) Ervige
Fueron puestas en aquel concilio muchas buenas cosas pora pro del
alma et del cuerpo1292
XIII
(683) Ervige
Fueron puestas en aquel concilio muchas buenas cosas pora pro de los
cuerpos et de las almas et aun del regno1293
XIV
(684) Ervige
Fueron puestas en el muchas buenas cosas que fueron a pro de la
tierra1294
XV
(688) Eacutegica
Eacutegica libeacutereacute de son serment envers Ervige1295
Livre de saint Julien1296
1281 PCG 476 p 264 46a-41b 1282 PCG 497 p 276 13a-15a 1283 PCG 499 p 276 19b-22b 1284 PCG 501 p 277 18b-20b 1285 PCG 505 p 279 25a-27a 1286 PCG 505 p 279 32a-p 280 6a 1287 PCG 507 p 280 37b-43b 1288 PCG 508 p 281 32a-34a 1289 PCG 509 p 281 11b-13b 1290 PCG 536 p 299 2a-21a 1291 PCG 527-535 p 294-p 298 1292 PCG 539 p 300 39b-41b 1293 PCG 540 p 301 18a-20a 1294 PCG 541 p 301 45a-47a 1295 PCG 543 p 302 8a-12a et 32a-35a 1296 PCG 543 p 302 35a-8b
249
XVI
(693) Eacutegica ndash1297
XVII
(694) Eacutegica ndash1298
XVIII
(v 702) Witiza Sobre ordenamiento et gouernamiento de la tierra1299
Agrave partir de la conversion de Reacutecaregravede lrsquoEacuteglise toleacutedane est devenue une Eacuteglise
politique En effet le roi se convertit en mecircme temps qursquoil convertit son royaume tout entier
lors du IIIe Concile de Tolegravede Ce jour-lagrave le politique fait irruption dans le religieux et
inversement Le religieux intervient dans le politique notamment agrave travers lrsquoinfluence de
Leacuteandre sur la conversion de Reacutecaregravede Agrave partir de lagrave la Couronne et lrsquoEacuteglise continuent de
se rencontrer lors de ces Conciles jusqursquoagrave lrsquoimplosion du Royaume de Tolegravede
Les reacutedacteurs sont peu loquaces quant au contenu des Conciles de Tolegravede et aux
deacutecrets qui ont eacuteteacute voteacutes La plupart des deacutecisions prises par les Conciles ne sont pas
deacutetailleacutees crsquoest le mecircme type de formule qui revient construit sur le modegravele suivant
Si lrsquoon observe le tableau syntheacutetique des Conciles on srsquoaperccediloit que ces derniers ont
bien entendu une vocation religieuse mais dans le reacutecit seulement trois Conciles contiennent
des deacutebats ou deacutecisions uniquement spirituels (Conciles VI VII et XI) ce qui ne repreacutesente
mecircme pas un quart des quatorze Conciles dont les deacutecisions sont exposeacutees mecircme de faccedilon
tregraves geacuteneacuterale
En revanche le XVIIIe Concile semble traiter exclusivement drsquoaffaires temporelles et
neuf Conciles traitent agrave la fois de temporaliteacute et de spiritualiteacute et deux expressions fondeacutees
sur la dualiteacute attirent ici lrsquoattention laquo temporales espirituales raquo (Conciles V et VIII) et
laquo alma cuerpo raquo (Conciles X XII XIII XIV) Dans les deux cas la Estoria de Espantildea est
explicite Les deacutecrets voteacutes par les Conciles organes religieux srsquoil en est1300 concernent aussi
bien la doctrine ndash le spirituel et lrsquoacircme ndash que le siegravecle ndash le temporel et le corps Lrsquoexpression
1297 PCG 544 p 302 Rien nrsquoest preacuteciseacute sur le contenu du Concile 1298 PCG 545 p 303 18a-23a 1299 PCG 548 p 304 21a-22a Les canons conciliaires sont malheureusement perdus 548 p 304 17a-23a
laquo este concilio non yaz en el libro de los degredos raquo 1300 Les Conciles geacuteneacuteraux sont la plus haute instance religieuse du royaume
laquo a (grand) pro de la tierra raquo
Poner + laquo muchas buenas cosas raquo + laquo pora salud del cuerpo et dell alma raquo
laquo pora pro del alma et del cuerpo raquo
250
laquo a (gran) pro de la tierra raquo (Conciles IV et IX) renvoie aussi agrave cette dualiteacute en la deacutepassant
tout comme les mots laquo et aun del regno raquo (Concile XIII) Quant au IIIe Concile celui de la
conversion de Reacutecaregravede il va au-delagrave du simple deacutebat religieux puisqursquoil implique la
conversion de tout un royaume et lrsquoabolition des barriegraveres sociales lieacutees agrave la religion qui
interdisaient notamment les mariages mixtes1301 Dix Conciles de Tolegravede crsquoest-agrave-dire les trois
quarts des Conciles deacutecrits par la chronique concernent donc tout agrave la fois la spiritualiteacute et les
affaires temporelles du Royaume
Le fait que tous ces Conciles soient systeacutematiquement introduits par le verbe laquo fizo raquo
implique que le roi est agrave lrsquoorigine de ces Conciles et qursquoil a une participation directe
supeacuterieure mecircme dans la chronique au rocircle reacuteellement joueacute par les rois lors de ces Conciles
Cette insistance sur lrsquoimplication royale nous renseigne sur deux points Drsquoune part sur le
rocircle religieux du roi qui agrave partir de 589 prend la main sur lrsquoEacuteglise puisque crsquoest agrave lui que
revient lrsquoinitiative drsquoorganiser des Conciles Drsquoautre part cela permet au roi drsquoendosser le rocircle
de protecteur du royaume dans un autre contexte que celui de la guerre ou de la justice En
effet lrsquoexpression laquo a (grand) pro pora pro raquo montre que le roi organise les Conciles pour le
bien de ses sujets et de son royaume Dans la chronique les nombreux Conciles de Tolegravede
sont donc tout agrave la fois un acte de foi une marque de la preacuteeacuteminence du politique sur le
religieux et une preuve du deacutesir des rois drsquoœuvrer pour le plus grand nombre
Si lrsquoon excepte Ervige et surtout Eacutegica et Witiza les rois convocateurs de Conciles sont
les rois glorifieacutes par lrsquohistoriographie Reacutecaregravede Sisenand Chinthila Chindaswinthe
Reacuteceswinthe et Wamba sont bien de grands et justes guerriers et de bons chreacutetiens doteacutes des
principales vertus
c Le clergeacute wisigoth
Dans la chronique plusieurs hommes drsquoEacuteglise sont particuliegraverement mis en avant pour
leur sagesse et leur sainteteacute Crsquoest le cas de saint Leacuteandre (archevecircque de Seacuteville de 579 agrave
env 599) et de ses deux fregraveres Fulgence (eacutevecircque de Carthagegravene) et saint Isidore Ces deux
preacutelats font leacuteducation catholique de Reacutecaregravede et contribuent largement agrave sa conversion bien
que la contribution de Fulgence ne soit pas mentionneacutee dans la Estoria de Espantildea1302 La
1301 E A THOMPSON op cit p 354-355 Cependant il semble que lrsquointerdiction nrsquoait pas toujours eacuteteacute
respecteacutee 1302 PCG 474 p 263 30b-32b Reacutecaregravede laquo era ensennado de sant Leandro arccedilobispo de Seuilla quel ensennara
a creer en la fe de Nostro Sennor Dios raquo Jimeacutenez de Rada cite Leacuteandre et Fulgence De Rebus Hispaniae II 15
251
chronique met surtout en exergue le rocircle de saint Isidore (archevecircque de Seacuteville drsquoenviron 599
jusqursquoagrave 636) qualifieacute de laquo sancto padre raquo1303 Il lutte contre les heacutereacutesies1304 et reacutedige de
nombreux ouvrages laquo auie y fechos muchos buenos libros et muchas escripturas raquo1305 Les
reacutedacteurs lui consacrent le chapitre 500 De las buenas obras de sant Esidro et de la su
muert dans lequel ils deacuteveloppent agrave son propos une importante liste de qualiteacutes
Sant Esidro fue muy noble de spirito pora dezir las cosas que auien de uenir et muy granado
en dar elmosnas acucioso pora reccedilebir hueacutespedes alegre de coraccedilon verdadero en la
sentencia que daua derechero en el iuyzio auiuado en predigar en su castigo de buen
donario e en ganar almas a Dios muy agudo en esponer la Sancta Escriptura atemprado en
el conseio que daua muy prouechoso en su uestir omildoso en comer sufrido en la oracion
deuoto siempre appareiado pora morir por deffendimiento de la uerdad esto es Dios en todos
sus fechos muy onesto Sin esto era padre de los clerigos maestro et mantenedor de los omnes
dorden et de las mugieres consolador de los cuytados et de los que llorauan amparador de los
pobres et de las bibdas alliuiamiento de los muy cargados deffendedor de los suyos
crebrantador de los soberuios perseguidor et maltraedor de las heregias et de los hereges El
mantouo su arccedilobispado quarenta annos faziendo Dios por el muchos fremosos miraglos et
muchas sentildeales teniendo el mucho onrradamientre el primado en Espanna et las uezes del
papa a los reys a los sacerdotes et a los pueblos andaua les que obedesciessen mucho
omildosamientre all apostoligo de Roma e a los que lo non quisiessen fazer daua les el su
maldicioacuten et partie los de su companna de los fieles de Dios E fizo muchas de las escripturas
de Nuestro Sennor Dios1306
Ce long passage permet de souligner davantage encore son rocircle de preacutedicateur Isidore
reacutepand la foi catholique tout en repoussant les heacutereacutesies Et plus qursquoun simple sermonnaire il
marque durablement lrsquoEacuteglise drsquoEspagne en lui laissant une regravegle qui continue de reacutegir la vie
du clergeacute quarante ans apregraves sa mort1307
Agrave la suite de Jimeacutenez de Rada les reacutedacteurs alphonsins mettent particuliegraverement
lrsquoaccent sur certains archevecircques de Tolegravede Eugegravene est le premier archevecircque de Tolegravede
(646-657) et agrave ce titre il preacuteside dans la chronique les Conciles de Tolegravede du Ve au Xe1308
soit un tiers drsquoentre eux Cependant il nrsquoest nommeacute archevecircque que lors du VIIe Concile et ne
preacuteside reacuteellement les Conciles qursquoagrave partir du VIIIe Concile
p 62 7-9 laquo sui exordiis per Leandrum et Fulgencio in fide catholica institutus raquo DRH trad p 108
laquo instruido en la fe catoacutelica por Leandro y Fulgencio raquo 1303 PCG 536 p 299 13a 1304 PCG 490 p 272 42a-49a 1305 PCG 497 p 276 10a-12a 1306 PCG 500 p 277 27a-6b 1307 PCG 536 p 299 11a-15a laquo pusieron en aquel [XI] concilio que todos los clerigos que uisquiessen segund
la regla de sant Esidro el sancto padre assi como manda el libro que el fizo de la honestad de los clerigos raquo
Isidore de Seacuteville est mort en 636 et le XIe Concile a eu lieu en 675 1308 PCG Ve Concile 499 p 276 19b-19b VIe Concile 501 p 277 17b-20b VIIe Concile 505 p 279
18a-24a VIIIe Concile 507 p 280 21b-30b IXe Concile 508 p 281 21a-32a et Xe Concile 509 p 281
52a-3b
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Comme pour les rois ou les papes les reacutedacteurs preacutecisent la date de la mort de
lrsquoarchevecircque de Tolegravede et le nom de son remplaccedilant Ildefonse1309 par exemple est archevecircque
de 657 agrave 667 Ce dernier ne preacuteside aucun Concile mais apparaicirct dans le titre de deux
chapitres De como sancta Maria dio la uestidura a sant Alffonso1310 et De como murio sant
Alffonsso1311 La chronique souligne son engagement et les services qursquoil a rendus agrave lrsquoEacuteglise
laquo sant Alffonsso fue omne de buen linnage et disciplo de sant Esidro e fue monge et omne
bueno et sancto raquo1312 ou encore laquo sant Alffonso arccedilobispo de Toledo fiziera mucho bien et
mucho seruicio a Dios et a sancta Maria en este mundo raquo1313 Comme preuve de sa sainteteacute
la Vierge Marie lui apparaicirct dans une vision et elle lui remet une tunique provenant du treacutesor
du Christ afin de le remercier de deacutefendre la foi contre les heacutereacutetiques1314 et drsquoeacutecrire de
nombreux livres1315 afin de la ceacuteleacutebrer
Saint Julien archevecircque de Tolegravede de 680 agrave 690 a notamment eacutecrit Historia Rebellionis
Pauli adversus Wambam qui nous renseigne sur le regravegne de Wamba et figure parmi les
sources drsquoAlphonse X Ce preacutelat preacuteside les Conciles de Tolegravede du XIIe au XVe1316 Tout
comme pour ses preacutedeacutecesseurs la chronique met ses qualiteacutes en exergue laquo fue tan bueno et
tan piadoso que mas non lo podrie seer omne [] e fue muy noble et mucho onrrado en
todas las tierras por su saber et su ensentildeamiento [] et fue criado en Toledo et ensennado
en todos los saberes raquo1317 Et tout comme pour Isidore et Ildefonse les reacutedacteurs insistent sur
son savoir et sur lrsquoenseignement qursquoil transmet agrave son tour Selon la chronique saint Julien
aurait mecircme eacutecrit un livre sur la Triniteacute drsquoabord mal compris par le Pape puis reconnu agrave sa
juste valeur apregraves que lrsquoarchevecircque a insisteacute1318
Feacutelix (archevecircque de Tolegravede de 693 agrave 700) quant agrave lui preacuteside
les Conciles XVI et XVII1319 Lrsquoarchevecircque est loueacute pour sa sagesse laquo omne mucho onrrado
et de grand sabiencia raquo1320 tout comme son successeur Gondeacuteric (archevecircque de Tolegravede de
1309 PCG 510 p 281 38b-40b 1310 PCG 510 p 281-283 1311 PCG 511 p 283 1312 PCG 510 p 281 40b-43b 1313 PCG 511 p 283 22a-25a 1314 PCG 510 p 281 43b-p 582 36a 1315 PCG 511 p 283 29a-44a 1316 PCG XIIe Concile 539 p 300 29b-34b XIIIe Concile 540 p 301 9a-10a XIVe Concile 541 p 301
30a-32a et XVe Concile 543 p 302 30a-32a 1317 PCG 541 p 301 50a-7b 1318 PCG 543 p 302 35a-8b 1319 PCG XVIe Concile 544 p 302 46b-47b et XVIIe Concile 545 p 303 11a-12a Rien nrsquoest dit sur le
XVIIIe Concile dont les actes ont eacuteteacute perdus 1320 PCG 545 p 303 12a-13a
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700 agrave 710) qualifieacute de laquo omne casto et de grand santidad et por quien Dios fizo muchas
uertudes et muchos miraglos raquo1321
Les chroniqueurs mentionnent aussi drsquoautres clercs parmi lesquels nous retiendrons
Martin eacutevecircque de Braga de 562 agrave 579 (appeleacute Martin de Dumio dans la chronique) ainsi que
Braule et Tajon eacutevecircques de Saragosse respectivement de 631 agrave 651 et de 651 agrave 664 Martin
deacuteceacutedeacute dix ans avant la conversion de Reacutecaregravede annonce selon Jacques Fontaine laquo lideacuteal
eacutepiscopal de Leacuteandre et Isidore raquo1322 Les reacutedacteurs font son eacuteloge
Fueron Theodemiro et los sueuos tornados a la fe de Ihesu Cristo por la predicacion de don
Martin obispo de Dumio Este don Martin fue muy sancto omne et de muy sancta uida e fizo et
compuso muchas buenas cosas que oy en dia son tenidas et guardadas por santas en los
establescimientos de santa eglesia e por la su sancta uida son oy en dia otrossi exalcadas et
onrradas las eglesias de Gallizia1323
La chronique souligne ainsi la sainteteacute de Martin de Braga et sa capaciteacute agrave convertir les
incroyants Les reacutedacteurs ne sont pas moins eacutelogieux agrave lrsquoeacutegard de Braule
En este concilio fue muy preciado et muy onrrado Braulio obispo de Ccedilaragoccedila et predigo y
muy bien ca era muy grand clerigo de guisa que los sus libros et los sus escriptos que el fizo
oy en dia los ama et los onrra la eglesia Este obispo fue de tan buena palabra et tan bien
demostraua lo que querie que las sus epistolas fueron muy loadas en la corte de Roma1324
Quant agrave Tajon de Zaragoza non moins ceacuteleacutebreacute pour ses eacutecrits laquo era sancto omne et
muy letrado et amaua mucho libros et escripturas raquo1325 il est le teacutemoin dans la chronique de
lapparition de saint Greacutegoire agrave Rome1326 Chindaswinthe envoie cet eacutevecircque agrave Rome pour
chercher le manuscrit des Morales de saint Greacutegoire qui avait disparu ndash crsquoest par ailleurs
lrsquooccasion de preacuteciser que saint Greacutegoire eacutecrivit cet ouvrage agrave la demande de Leacuteandre de
Seacuteville En pleine nuit alors que Tajon prie et pleure dans la basilique Saint-Pierre il est
visiteacute par un cortegravege composeacute de Pierre et de ses successeurs agrave la tecircte de lEacuteglise Saint
Greacutegoire sadresse alors agrave lui et lui reacutevegravele ougrave il peut trouver le manuscrit quil cherche La
vision de ce miracle lui permet decirctre tenu en haute estime par les dirigeants de lrsquoEacuteglise
1321 PCG 549 p 304 20b-22b 1322 J FONTAINE Isidore de Seacutevillehellip p 55 1323 PCG 459 p 258 43b-51b 1324 PCG 499 p 276 28b-36b Selon Juan Fernaacutendez Valverde le mot cartas fait reacutefeacuterence agrave une lettre que
Braule envoya au pape Honorius Ier en reacuteponse agrave lenvoi dun deacuteleacutegueacute par celui-ci au sixiegraveme Concile de Tolegravede
pour inciter les eacutevecircques du royaume agrave sengager dans la conversion des Juifs Voir DRH trad note 43 p 113 et
ADMINISTRATION PONTIFICALE op cit p 33 1325 PCG 505 p 279 38a-40a 1326 PCG 505 p 279 32a-p 280 6a