le pater breton de vaudelin, une transcription
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Le Pater breton de Vaudelin, une transcriptionphonologique en 1715
Erwan Le Pipec
To cite this version:Erwan Le Pipec. Le Pater breton de Vaudelin, une transcription phonologique en 1715. Ătudesceltiques, Droz, 2015, pp.217-243. ïżœhal-02539583ïżœ
XLI- 2015
Ă T U D E S C E LT I Q U E S
FONDĂES PAR
J. VENDRyES
CNRS EDITIONS15 rue Malebranche â 75005 Paris
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ĂTUDES CELTIQUESFondĂ©es par J. VENDRyES
Revue soutenue par lâInstitut des sciences humaines et sociales du CNRS
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La rĂ©daction remercie chaleureusement Christophe Bailly pour sa contribution Ă lâiconographie de ce volume.
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© CNRS ĂDITIONS, Paris, 2015ISSN 0373-1928
ISBN 978-2- 271-08678-5
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LE PATER BRETON DE VAUDELIN : UNE TRANSCRIPTION PHONOLOGIQUE EN 1715
par
Erwan LE PIPEC
Le texte dont il est question ici est une version bretonne du Pater Noster, publiĂ©e en 1715 par le pĂšre Vaudelin. Ă premiĂšre vue, rien dâextraordinaire, puisque lâon dispose pour cette Ă©poque de textes bien plus longs et bien moins normĂ©s, donc poten-tiellement plus instructifs pour lâhistoire de la langue. Celui- ci est pourtant trĂšs origi-nal Ă bien des Ă©gards : dâune part, parce quâil ne sâagit pas dâune traduction ou dâune adaptation comme tant dâautres, mais dâune transcription phonologique avant lâheure ; dâautre part, en raison de quelques formulations trĂšs inhabituelles.
La source
Le texte se trouve dans un petit recueil, relativement bien connu des spĂ©cialistes de lâhistoire du français1 : Instructions crĂ©tiennes mises en ortografe naturelle, pour faciliter au peuple la lecture de la science du salut, imprimĂ© Ă Paris, par Jean- Baptiste Lamesle, en 17152.
De son auteur, on ne sait quasiment rien. Marcel Cohen, qui a utilisĂ© le livre pour Ă©tudier la prononciation française vers 17003, ne fait que reprendre des informations soit donnĂ©es par lâauteur lui- mĂȘme, soit prĂ©sentes dans le privilĂšge royal de son pre-mier opus4. Le pĂšre Gile (ou Gilles ?) Vaudelin Ă©tait donc un religieux des Augustins rĂ©formĂ©s de Paris, qui visiblement sâintĂ©ressait aux questions de prononciation et dâor-thographe de son Ă©poque, puisquâil mit au point en 1692 un systĂšme orthographique (en rĂ©alitĂ© un alphabet phonĂ©tique) destinĂ© Ă simplifier la transcription du français. La mĂȘme annĂ©e, il lâadressa Ă lâAcadĂ©mie française, qui salua son travail, mais sans donner suite. En 1713, peut- ĂȘtre lassĂ© dâattendre une reconnaissance qui ne venait
1. brunot, 1966, t. VI, p. 948 ; martinet, 1969, p. 155-167 ; Walter, 1976, p. 114 ; chauranD, 1999, p. 279 et p. 337-338.
2. Le fac- similĂ© est disponible en ligne, sur le site de Gallica (BibliothĂšque nationale de France), dans lâĂ©dition de 1973 (Slatkine Reprints), oĂč il est prĂ©cĂ©dĂ© de Nouvelle maniĂšre dâĂ©crire comme on parle en France (1713) : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k8433b. Lâouvrage de 1715 commence Ă la vue 47.
3. cohen, 1946.4. PrĂ©cisons toutefois que Cohen ne travaillait pas dans les meilleures conditions, puisquâil
rĂ©digea son Ă©tude « comme dĂ©rivatif » en juin- juillet 1940, loin de sa bibliothĂšque, dans un coin de campagne des Deux- SĂšvres oĂč, sans doute, la dĂ©bĂącle lâavait menĂ©.
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pas, il publia son systĂšme dans un opuscule : Nouvelle maniĂšre dâĂ©crire comme on parle en France5, et en 1715, donc, ses Instructions crĂ©tiennes qui mettent en pratique ses principes, rebaptisĂ©s « orthographe naturelle ».
AprĂšs des propos liminaires (prĂ©face expliquant le but de lâauteur et de son sys-tĂšme ; prĂ©sentation du nouvel alphabet), le livre est trĂšs classique dans sa compo-sition : il comprend (dans le dĂ©sordre) un petit et un grand catĂ©chisme sur le mode tridentin par questions et rĂ©ponses6 ; les principales priĂšres et formules rituelles en latin et en français ; des « exercices spirituels », dans la veine du temps ; une table des fĂȘtes mobiles et un calendrier liturgique ; enfin, vient le corpus des oraisons latines, en orthographe classique. Lâorganisation de lâouvrage est parfois dĂ©routante, comme souvent dans ce type de document ancien, mais avec la complication des deux sys-tĂšmes orthographiques, dont lâusage nâest pas constant, comme on lâa vu. Au milieu de lâouvrage, Ă partir de la page 141, il propose une mĂ©thode « pour qui sachant lire lâorthographe naturelle, voudrait apprendre Ă lire le latin comme il est vulgairement orthographiĂ© et comme on le prononce aujourdâhui en France » (le tout rĂ©digĂ© en ortho-graphe « naturelle »). Mais Ă partir de la page 150, il repasse Ă lâorthographe clas-sique pour une nouvelle explication de la raison dâĂȘtre de son systĂšme et de quelques rĂšgles de prononciation. Ces hĂ©sitations reflĂštent manifestement un projet mal dĂ©fini : Vaudelin a voulu mettre en application son systĂšme, en transcrivant des textes Ă lâusage du « peuple », mais il nâa pu sâempĂȘcher dây glisser un manifeste, pour convaincre les dĂ©jĂ - lettrĂ©s du bien- fondĂ© de sa rĂ©forme.
Ce qui nous intĂ©resse vient Ă la page 156. Dans cette logique de dĂ©fense et illus-tration de son alphabet, il entend en dĂ©montrer la validitĂ© en transcrivant plusieurs langues autres que le français. Et pour ce faire, sâinscrivant dans la tradition instaurĂ©e par Gessner7 au xvie siĂšcle, il choisit dâorthographier le Pater Noster en trois langues mortes et en trois langues vivantes. Les langues mortes (outre le latin dĂ©jĂ prĂ©sent) sont le grec, lâhĂ©breu et le syriaque. Pour les langues vivantes, Vaudelin donne ses exemples en anglais, en allemand et, choix aussi inattendu que prĂ©cieux pour le cel-tisant, en breton.
Cohen estime que « les textes en allemand et en anglais nâapprendront [âŠ] que bien peu aux germanistes, tandis quâil invite les historiens de la prononciation de lâhĂ©breu et du syriaque Ă examiner les versions dans ces langues8 » (il Ă©tait lui- mĂȘme sĂ©mitologue de formation). En revanche, pas un mot sur le bas- breton. Il ne semble pas avoir pensĂ© quâil existait aussi des spĂ©cialistes des langues celtiques qui pouvaient ĂȘtre intĂ©ressĂ©s par cet extrait, ce qui explique peut- ĂȘtre pourquoi il est restĂ© ignorĂ© jusquâĂ prĂ©sent.
5. Voir, supra, note 2. Lâopuscule compte 34 pages (correspondant aux vues 1 Ă 46 sur le site de Gallica).
6. Encore que ce procédé par questions et réponses soit une innovation protestante (voir bisquerra, 2009).
7. gessner, 1555.8. cohen, 1946, p. 2.
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Le texte
Le systĂšme de transcription
La grande originalitĂ©, qui fait aussi la difficultĂ© des Ă©crits de Vaudelin, câest que son orthographe naturelle est en rĂ©alitĂ© un alphabet spĂ©cifique. Celui- ci prend pour base lâalphabet latin, mais en modifie par quelques inflexions de nom-breuses lettres, de façon Ă ce que chaque signe ne reprĂ©sente plus quâun seul son. En cela, il est en avance de prĂšs de deux siĂšcles sur son temps si lâon compare son projet Ă ceux de dialectologues et linguistes tels que lâabbĂ© Rousselot ou Paul Passy. Mais Ă la diffĂ©rence des scientifiques de la fin du xixe siĂšcle, Vaudelin nâa pas conçu son systĂšme pour analyser la langue en laboratoire, mais pour la noter au quotidien : le double usage majuscule/minuscule est donc conservĂ©. Par ailleurs, Vaudelin est tout de mĂȘme enfant de son temps dans les prĂ©supposĂ©s thĂ©oriques qui guident son action : Ă la derniĂšre page liminaire de la Nouvelle maniĂšre dâĂ©crire, il prĂ©sente un tableau assez complet qui expose sa conception de la langue et de lâorthographe. On y apprend que, pour lui, « la parole est un son articulĂ© et choisi pour exprimer une pensĂ©e », ce qui ramĂšne Ă la grammaire de Port- Royal, tandis que « lâorthographe est lâimage de la parole », ce qui le situe Ă lâintĂ©rieur des dĂ©bats orthographiques du français, qui opposent Ă lâĂ©poque comme aujourdâhui un courant Ă©tymologiste Ă une tendance phonĂ©tique, Ă laquelle Vaudelin se rattache.
La Fig. 1 reproduit le fac- similĂ© de cet alphabet, tel quâil apparaĂźt dans la Nouvelle maniĂšre dâĂ©crire9.
Fig. 1. Lâalphabet prĂ©sentĂ© par Vaudelin dans sa Nouvelle maniĂšre dâĂ©crireâŠ, 1713 (© BnF)
9. vauDelin, 1713, p. 4.
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Alphabet phonĂ©tique donc, mais qui sert de base Ă un travail phonologique. Comme on le voit, Vaudelin confond signe et son minimal, que, bien sĂ»r, il ne peut nommer « phonĂšme », mais « son simple10 ». Ces « sons simples » sont implicitement considĂ©rĂ©s comme stables, sans variations allophoniques contextuelles, et comme des unitĂ©s discrĂštes en nombre dĂ©terminĂ©. Ainsi, Vaudelin fait plutĂŽt Ćuvre de pho-nologue que de phonĂ©ticien lorsquâil se sert du mĂȘme graphĂšme <c> pour transcrire le /k/ des syllabes /ki/ et /ka/, soit <ci> et <ca>, bien que /k/ soit articulĂ© de façon diffĂ©rente suivant quâil est suivi dâune voyelle antĂ©rieure ou postĂ©rieure. Cette dis-tinction nâĂ©tant pas pertinente dans le français de Vaudelin, elle nâest pas perçue, ni notĂ©e, et lâunitĂ© de /k/ lâemporte sur la variabilitĂ© des diffĂ©rents [k] possibles. MĂȘme constat devant lâutilisation de <r>, qui recouvre aussi bien les rĂ©alisations roulĂ©es, battues, grasseyĂ©es ou uvulaires (variation peut- ĂȘtre moins rĂ©pandue Ă lâĂ©poque). En outre, les blancs typographiques sont respectĂ©s, ce qui, tout en Ă©tant un hĂ©ritage de la tradition graphique, reprĂ©sente une mise en thĂ©orie de la langue et non un enco-dage brut11. Lâutilisation des majuscules reprĂ©sente une autre entorse au principe phonĂ©tique, qui se justifie cette fois par des rĂšgles syntaxiques et sĂ©mantiques.
Mais dans son souci de pragmatisme, cette invariabilitĂ© des signes Ă©tant posĂ©e sur lâaxe paradigmatique, Vaudelin utilise ceux- ci sur lâaxe syntagmatique selon une rĂšgle dâoccurrence qui est de nature phonĂ©tique. Si lâon prend ainsi lâexemple du mot - vous- , le principe phonologique induirait une transcription de type /vuz/, le /z/ final apparaissant systĂ©matiquement : sa rĂ©alisation ou sa non- rĂ©alisation Ă lâoral (sous la forme [z] de la liaison) dĂ©pend en effet de rĂšgles qui doivent ĂȘtre indiquĂ©es et qui doivent prĂ©ciser les conditions de cette rĂ©alisation ou non- rĂ©alisation. Rien de tel chez Vaudelin, qui Ă©crit <vÈŻ> ou <vÈŻz>12, au grĂ© des circonstances, comme deux allomor-phes, ainsi que le montrent les deux exemples de la Fig. 213.
Fig. 2. Extraits et transcriptions de VauDelin, 1715 (© BnF).
Une telle transcription phonologique, qui rĂ©duit la rĂ©alitĂ© polymorphe de la langue Ă des prototypes invariants, nâest possible que parce que Vaudelin, en dĂ©pit du pro-gramme affichĂ©, ne dĂ©crit pas le français tel quâon le parle, mais tel quâon devrait le parler. Il indique avoir « taschĂ© de bien peindre la Prononciation qui est la plus usitĂ©e dans les conversations des gens de qualitĂ© qui parlent naturellement bien la Langue
10. vauDelin, 1713, p. 2.11. vauDelin (1713, p. 11) en Ă©tait conscient, puisquâil Ă©crit : « La Sagesse fait observer 1° Que
la Parole sort de la bouche si coulamment & si serrĂ©ment que toute une longue frase ne fait quâun long Mot [âŠ]. »
12. Je transcris Vaudelin avec les polices actuellement disponibles.13. vauDelin, 1715, p. 23.
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Françoise14 », prononciation qui est par ailleurs « la plus usitĂ©e Ă la Cour, & la seule Prononciation du beau Sexe15 ». On remarquera au passage la contradiction : Vaudelin utilise le français de la Cour, tout en voulant instruire le peupleâŠ
Il va sans dire que ce systĂšme, conçu pour un français trĂšs normĂ©, Ă©tait inadaptĂ© pour transcrire le breton. Cohen indique16 que Vaudelin nâa pas ajoutĂ© de signes pour rendre les sons inconnus en français, ce qui donne un rĂ©sultat trĂšs curieux pour sa transcription de lâanglais, langue quâapparemment il ignorait et quâil a notĂ©e en piĂštre linguiste : les interdentales [Ξ] et [Ă°] sont notĂ©es <t> et <d>, [iĆ] est notĂ© grĂące au signe qui lui sert Ă noter le [áșœ] français, les diphtongues sont rĂ©duites⊠Concernant le breton, les seuls sons quâil ne pouvait directement transcrire sont les fricatives vĂ©laires [x] et [ÉŁ]. Pour y pallier, il Ă©crit un <r> ou un <c> surmontĂ©s dâun signe diacritique17. Mais la grande lacune de lâ« orthographe naturelle », câest quâelle ne note pas lâaccent tonique, ni les longueurs vocaliques (Ă une exception prĂšs), bien que, sur ce dernier point, Vaudelin disposĂąt de diacritiques pour le faire, quâil a dâailleurs utilisĂ© en français18.
Fac- similé et transcriptions
Finalement, le lecteur a donc sous les yeux un texte assez curieux (Fig. 3).
Fig. 3. Fac- similé du Pater, extrait de VauDelin, 1715 (© BnF).
14. vauDelin, 1715, p. 10.15. vauDelin, 1713, p. 28-29.16. cohen, 1946, p. 2.17. Dans ses errata p. 247, il signale quâil faut ajouter « une virgule renversĂ©e » au- dessus des
lettres concernées ; pourtant, ce signe est déjà présent dans son texte.18. vauDelin, 1713, p. 11-13.
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Transposée en orthographes contemporaines des deux langues (étant donné le caractÚre inhabituel et peu commode du systÚme), la page se lit ainsi :
Le PATER de plusieurs Langues vivantes,en Orthographe naturelle.
En Français.
Notre PĂšre, qui ĂȘtes aux cieux⊠ci- dessus, page. 37.
En bas- Breton.
Hon tad pehini ma edocâh en Neñv. hocâh Anvbezet sañtifiet. Roit deomp ho rouante- lezh. Ho volontez bezet graet war andouar evel en Neñv. Roit deomp hiriv horbara kotidien ha pardonit deomp honofañsoĂč evel ma pardonomp dâar re o deushon ofañset. Na bermetit ket e kouezhhempe droug e tañtasion, mez hon delivritdioucâh pep droug ha pecâhed. Amen.
En Allemand,
Si lâon transcrit le systĂšme de Vaudelin en alphabet phonĂ©tique international (API), on obtient du texte breton la version suivante (les citations discutĂ©es plus loin, quâelles soient en orthographe moderne ou en API, feront rĂ©fĂ©rence Ă la numĂ©rotation des lignes utilisĂ©e ici) :
1) Ă”n tÉËt pini ma edoÉŁ Én ne2) oÉŁ ano bezÉt sĂŁtifiÉt3) ruit deĂ”p o ruáșœtelÉs4) o volĂ”tÉs bezÉt great var ĂŁn duar evÉl Én ne5) ruit deĂ”p hirjo or bara kotidiÉn6) a pardunÉt deĂ”p Ă”n ofĂŁsu7) evÉl ma pardunĂ”p dar re o dĂžz Ă”n ofĂŁsÉt8) na bÉrmÉjtit ket e kwÉsáșœm e druk e táșœtasiĂ”n9) mÉz Ă”n delivrit djux pÉp druk a pehÉt amÉn
MalgrĂ© ses imperfections, on a lĂ un tĂ©moignage probablement unique de la pro-nonciation du breton en 1715. On relĂšvera quâil y a vraisemblablement une erreur en
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2), oĂč lâon conçoit mal que la voyelle initiale de <Ano> ne soit pas nasalisĂ©e (en lâoc-currence, il manquerait un petit trait sous la barre centrale du A). Quelques correc-tions paraissent Ă©galement nĂ©cessaires sâagissant de phĂ©nomĂšnes de liaisons19. Bien sĂ»r, la transcription est surtout trĂšs imparfaite du fait de lâabsence dâinformations prosodiques. Seul le mot /tÉËt/ en 1) prĂ©sente une indication de longueur. DĂ©tail qui ne gĂȘnera que le linguiste contemporain. Le lecteur bretonnant, tant au xxie quâau xviiie siĂšcle, replacera facilement les accents lĂ oĂč il convient. Si lâon se fie aux tĂ©moi-gnages des lexicographes et grammairiens des xviie et xviiie siĂšcles, on peut hasarder que la prosodie du breton nâa que peu Ă©voluĂ© depuis lors, ce qui permet de donner la transcription suivante :
1) Ă”n âtÉËt peâiËni ma âeËdoÉŁ Én âneË2) oÉŁ âĂŁËno âbeËzÉt sÌ©ĂŁntiâfiËÉt3) âruËit âdeĂ”p oÌ© ruáșœâteËlÉs4) o voâlĂ”tÉs bÌ©ezÉt âgreËat var ĂŁn âduËar eÌ© vÉl Én âneË5) âruËit âdeĂ”p âhirjo or âbaËra kotiâdiËÉn6) a parâduËnÉt âdeĂ”p Ă”n oâfĂŁËsu7) eÌ© vÉl ma parâduËnĂ”p dar âreË oÌ© dĂžz Ă”n oâfĂŁËsÉt8) na bÉrâmÉjtit âkeËd e âkwÉsáșœm e âdruk e táșœtaâsiËĂ”n9) mÉz Ă”n deâliËvrit djux pÉp âdruk a âpehÉt aâmÉn
Commentaires
Contexte et cotexte
Les celtisants avertis auront pu mesurer lâoriginalitĂ© de certaines formulations. Avant de pousser plus loin lâanalyse, il me paraĂźt nĂ©cessaire dâĂ©tablir un corpus dâautres Pater qui fourniront une base de comparaison avec ce texte. En lâoccurrence, ceux qui reprĂ©sentent un Ă©tat de langue allant du moyen- breton au breton prĂ©moderne. On dis-pose de plus dâune vingtaine de versions diffĂ©rentes du Pater grĂące aux textes suivants :
1568 Heures de G. De Kerampuilh (quatrains en vers), Ă©dition StoKes, 187620, p. 2 ;
1576 Catéchisme de G. De Kerampuilh, éd. StoKes, 187621, p. 58 ;160722 Cosmographiae generalis, de P. Merula, fin du chapitre XV ;
19. Il paraĂźt ainsi douteux quâun bretonnant ait prononcĂ© [e 'druk e táșœta'siËĂ”n], « dans le mal en tentation », avec [k] suivi de [e]. On attendrait un adoucissement en ['drug]. Dâautres liaisons thĂ©ori-quement non- conformes sont attestĂ©es en parole naturelle.
20. Voir Kerampuilh, Ă©d. stoKes, 1876.21. Voir Kerampuilh, Ă©d. stoKes, 1876.22. Ce texte est signalĂ© par even, 1987. Jâai dĂ©couvert aprĂšs la rĂ©daction du prĂ©sent article quâil
ne sâagissait pas de lâĂ©dition originale, remontant elle Ă 1605 et dont le Pater prĂ©sente quelques
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1610 Description [âŠ] du Royaume de France, de F. Des Rues, p. 345 (copie du texte de Merula, avec quelques coquilles) ;
1622 Doctrin an christenien, de T. Gueguen (dâaprĂšs Ledesme), Ă©d. Hemon, 197723, p. 18 ;
1625 Bellarmin, Declaration abundant eves an Catechism hac an doctrin Christen, trad. Gueguen, p. 23124 ;
1626 Dictionnaire et colloques français et breton de G. Quiquer, p. 17 (troisiÚme groupe)25 ;
1631 Premier formulaire de prÎne en breton de Vannes, éd. Loth, 1904 ;1632 Dictionnaire et colloques français et breton de G. Quiquer, 2e éd. augmen-
tée (version nettement remaniée du Pater de 1626 p. 102 (troisiÚme partie) ; 3e édition de 1633 : légÚres retouches, p. 66 (troisiÚme partie) ;
v. 1660 An AbregĂ© eus an doctrin christen, de J. Maunoir26, deux textes : â 1660a, p. 7 â 1660b, p. 31 ;
1677 Doctrin an christenien, de T. Gueguen (dâaprĂšs Ledesme), Ă©d. Hemon, 197727, p. 19 (texte de 1622 rajeuni et lĂ©gĂšrement modifiĂ©) ;
1680 Doctrinal p. 50-5128 ;1691 Catéchisme de Saint- Pol- de- Léon, cité par J. C. ADelung, 1809, t. II,
p. 165 ;1693 Second formulaire de prĂŽne en breton de Vannes, Ă©d. Loth, 1890,
p. 412-413 ;1712 Heuriou brezounec ha latin, de Ch. Le Bris, p. 129. Ce texte est versifié,
de sorte quâil prend beaucoup de latitude par rapport aux versions cano-niques ;
v. 173030 Instruction var an Excellanç [âŠ] ar Rosera, de Ch. Le Bris, p. 198-202 ;1775 Catechis imprimet dre urs an Autro [âŠ] Escop ha Cont a Dreguer, p. 79 ;1790 Instructioneu santel, du P. Marion, p. 464 (orthographe vannetaise) ;1800 Grammatica latino- celtica, de A. Dumoulin, p. 178 ;
variantes graphiques trĂšs mineures (cf. Ă©dition de Nicolas de 1605, p. 432). Tout le travail de com-paraison qui va suivre repose donc sur la version prĂ©sente dans lâĂ©dition de Blaev de 1607, p. 88.
23. Voir gueguen, Ă©d. hemon, 1977.24. Je remercie H. Le Bihan de mâavoir transmis le texte du Pater que renferme cet ouvrage.25. La pagination de lâĂ©dition de 1626 est irrĂ©guliĂšre : elle va dâabord de 1 Ă 279, puis dispa-
raĂźt sur une quarantaine de pages, puis un troisiĂšme groupe de pages recommence de 1 Ă 79. Ce dĂ©coupage ne correspond pas tout Ă fait aux divisions du texte. Par ailleurs, lâorthographe du nom de lâauteur diverge dâune Ă©dition Ă lâautre : Quiquer ou Quicquer.
26. Voir maunoir, 1707-1732 [1re Ă©d. v. 1660].27. Voir gueguen, Ă©d. hemon, 1977.28. CitĂ© par le bihan, 2010. Lâouvrage prĂ©sente de nombreux problĂšmes dâindentification (cf. le
berre, 2012, p. 230).29. Ă dĂ©faut de lâoriginal, jâai utilisĂ© lâĂ©dition de 1841 (voir le bris, 1841).30. Ce livre est datĂ© de 1722 par J. loth (1890, p. 339, note 1). La prĂ©face de lâouvrage (p. xxvii)
le situe toutefois sous le pontificat de BenoĂźt XIII (1724-1730) ; p. xxx, une autre allusion le date aprĂšs 1728.
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1807 Catechis evit an oll ilizou emeus an ImpalaĂ«rder a Franç (catĂ©chisme napo-lĂ©onien de lâĂ©vĂȘchĂ© de Quimper), p. 132 ;
1809 Plusieurs versions dans ADelung, 1809, dont une « dans un autre dialecte inconnu », tiré de Chamberlayne31, avec de nombreuses coquilles, t. II, p. 167 ;
1814 Catechis an escopty a Guemper (catĂ©chisme de lâĂ©vĂȘchĂ© de Quimper, Ă©dition de la Restauration, remplaçant le catĂ©chisme napolĂ©onien), p. 94 ;
1817 Catechis Treguer (catéchisme breton de Tréguier, réédition du catéchisme de 1783), p. 261 ;
1851 Catechim historik en abad Fleuri, trad. Dréano32, p. 89 (orthographe van-netaise).
Pour Ă©toffer la base de donnĂ©es, on dispose aussi pour la mĂȘme pĂ©riode de can-tiques qui reprennent les paroles du Pater en les modifiant plus ou moins et en les mettant en musique. Ceux- ci figurent dans les recueils suivants :
1642 Cantiquou spirituel (anonyme), Ă©d. Le Menn, 1997, p. 72-77 (2 cantiques) ;1646 Canticou spirituel hac instructionou profitabl, de J. Maunoir, p. 63 ;1712 Heuriou brezounec, de Ch. Le Bris : â Ar Pater noster, in Loth, 1890, p. 339, â Cantic var ar pater noster, p. 51633 ;v. 1730 Cantic var an orĂŠson dominical, in Instruction var an Excellanç [âŠ] ar
Rosera, de Ch. Le Bris, p. 441 ; 1734 Guaerzaenneu santél, in Loth, 1890, p. 342 (orthographe vannetaise).
Encodage/travail du transcripteur
Beaucoup de questions entourent le travail de Vaudelin. Il indique que « ce sont des Naturels qui parlent bien leur langue » qui lui ont prononcĂ© les Pater des langues vivantes, tandis que, pour les langues mortes, il sâest tournĂ© vers des professeurs du CollĂšge Royal de France34. Il nâest pas possible de savoir avec cer-titude Ă quelle Ă©poque il a notĂ© ce Pater breton. Pour pouvoir prĂ©senter son sys-tĂšme Ă lâAcadĂ©mie en 1692, il devait y travailler depuis la fin des annĂ©es 1680. Sâest- il essayĂ© Ă le tester en notant le breton dĂšs cette Ă©poque, ou a- t-il Ă©tendu son
31. Edward chamberlayne est connu pour avoir publiĂ© en 1669 The Present State of England, rĂ©Ă©ditĂ© Ă partir de 1708 sous le titre The Present State of Great Britain. Il est possible que des versions du Pater soient mentionnĂ©es dans certaines Ă©ditions, pour illustrer les diverses langues celtiques (comme câest le cas dans la Description gĂ©nĂ©rale de lâUnivers de Salmon, de 1768 (salmon, trad. jurain, 1776), oĂč lâon trouve des Pater en une douzaine de langues, mais pas en breton). Malheureusement, sous ses deux titres, lâĆuvre de Chamberlayne a connu trente- six Ă©ditions jusquâĂ 1755. Je nâai pas trouvĂ© trace dâun Pater breton dans les versions que jâai consultĂ©es.
32. Voir fleury, trad. Dréano, 1851.33. le bris, 1841.34. vauDelin, 1715, p. 157.
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usage Ă mesure quâil continuait ses recherches et en vue de lâouvrage de 1715 ? On imagine en tout cas un paroissien ou un prĂȘtre breton de Paris lui rĂ©citer sa priĂšre, et lui, notant sous sa dictĂ©e. Les choses ne sont pourtant pas si simples, car il est clair que Vaudelin a aussi utilisĂ© au moins une source Ă©crite. Les blancs typographiques sont, comme pour le français, parfaitement respectĂ©s, sans erreur de coupe de mot, si ce nâest en 7), /d ar re/ orthographiĂ© en un seul mot <darre>. Pour le reste, tout sâaccorde avec la tradition graphique du breton. Les coupes de mots sont mĂȘme conformes Ă lâĂ©tymologie Ă la fin de la ligne 1), oĂč la locution « aux Cieux » est transcrite - en Neñv- (orthographe moderne35), alors que lâerreur - en Eñv- avec fusion des deux /n/ de lâarticle et du nom Ă©tait trĂšs frĂ©quente chez les scribes bretons36.
On pourrait avancer que lâinformateur savait Ă©crire le breton et quâil a contribuĂ© Ă la mise en forme du texte. Mais, au vu de lâoriginalitĂ© du systĂšme, il est peu probable que celui- ci ait pris une part active Ă la rĂ©daction et plus vraisemblable que Vaudelin ait dâabord notĂ© en orthographe classique, sous le contrĂŽle de lâinformateur breton, puis quâil ait transcrit en sâappuyant conjointement sur lâĂ©crit et lâoral.
Mais un point est particuliĂšrement Ă©pineux. Comme on le verra en dĂ©tail plus bas, le texte prĂ©sente de nombreuses caractĂ©ristiques dialectales lĂ©onardes. Or le maintien de la coupe de mots - en Neñv- Ă©voquĂ©e ci- dessus est Ă lâĂ©poque un phĂ©nomĂšne typi-quement vannetais. On ne le trouve que dans les versions du Pater de 1568 et 1576, puis dans les textes vannetais de 1693, 1790 et 185137.
Le pĂšre Vaudelin aurait- il utilisĂ© un texte vannetais et entendu de vive voix un informateur lĂ©onard ? Câest une possibilitĂ©, mais dâautres Ă©lĂ©ments viennent compli-quer la situation.
35. Les transcriptions mâont causĂ© bien des hĂ©sitations, mais jâai dĂ» mây rĂ©soudre dans les cas de figure suivants :
1. Le systĂšme de Vaudelin Ă©tant impossible Ă reproduire, il Ă©tait exclu de le citer conformĂ©ment Ă lâoriginal. Seulement il Ă©tait encore plus exclu de produire un artefact, « Ă la maniĂšre » des graphies de 1715. Jâai donc transcrit breton et français selon une norme contemporaine (et donc en lâoccur-rence en peurunvan, sâagissant du breton).
2. Ătant donnĂ©e la grande instabilitĂ© graphique du breton entre 1568 et 1851, il nâĂ©tait pas possible de citer chaque microvariation, encore moins quand je tenais prĂ©cisĂ©ment Ă dĂ©gager lâinva-riant, la permanence dâun prototype. Face Ă : en EĂȘn, en Enff, en EoĂ»n, en nefuou, en Euffaou, etc., quelle graphie adopter pour en figurer lâĂ©talon ? Ă dĂ©faut de forme de rĂ©fĂ©rence, lâactuel en Neñv mâa paru ĂȘtre le choix le moins mauvais.
3. Quand un commentaire porte spécifiquement sur un point de phonétique, je donne mes exemples en API.
Sauf nĂ©gligence de ma part, mes transcriptions obĂ©issent Ă ces rĂšgles. Pour les autres cas de figure, quand je cite un texte dâĂ©poque, jâai respectĂ© la graphie dâorigine.
36. Câest le cas par exemple dans les Pater de 1607, 1610, 1622, 1625, 1626, 1631, 1632, 1660, 1677, 1680, 1691, 1712, 1730, 1775, 1800, 1807, 1814 et 1817.
37. Il en va de mĂȘme dans les cantiques : les recueils de 1642, 1646 et 1712, en orthographe de type lĂ©onard, prĂ©sentent les formes - an eff- , - en Envou- et - en EĂšvou- , tandis que le recueil vannetais de 1734 donne - Ă©nn nean- . Le prĂŽne vannetais de 1693 prĂ©sente par ailleurs les deux formes.
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LĂ©onismes
De nombreux détails indiquent une prononciation léonarde.
oralisation des voyelles nasales
Pour les voyelles antĂ©rieures, ce nâest pas un phĂ©nomĂšne spĂ©cifiquement lĂ©onard, puisquâil concerne pratiquement toute la moitiĂ© ouest de la Basse- Bretagne, mais elle est plus frĂ©quente au fur et Ă mesure que lâon progresse vers le nord- ouest, câest- Ă - dire vers le LĂ©on. On en voit des exemples dans :
â Neñv, « Cieux » (voir p. 222, l. 1 et 4), qui avait originellement une voyelle nasale, cf. vieux- breton nem, moyen- breton neff et eff (soit *[náșœw]) ; vannetais nĂ©an. La carte 161 du NALBB (idem) montre une concentration nette de formes de type [ne] dans le LĂ©on.
â pardonit, « pardonnez » (l. 6), la voyelle [Ă”] Ă©volue frĂ©quemment en [u] dans le LĂ©on, dâoĂč [parâduËnÉt].
Fermeture des voyelles dâaperture intermĂ©diaire
â Roit, « donnez » (l. 3 et 5), /o/ Ă©tymologique devient /u/, dâoĂč ['ruËit], vs. Roit38, RoĂŻt39, Roet40, Reit41.
Conservation et métathÚse de la diphtongue /ae/
â graet, « faite » (l. 4), est prononcĂ© ['greËat], Ă comparer Ă groet42, graet43, grĂŠt44, gret45, gret46, grĂȘt47.
Conservation du /z/ issu de lâinterdentale /Ă°/
â bezet, « soit » (l. 2 et 4), vs. beet et beĂšt48, beet49.â volontez, « volontĂ© » (l. 4), vs. bolonte50, polonte51.
38. gueguen, 1622 et 1677 : voir gueguen, Ă©d. hemon, 1977.39. le bris, 1712.40. Catechis an escopty a Guemper, 1814.41. Catechis imprimet dre urs an AutroâŠ, 1775.42. Kerampuilh, 1576 : voir Kerampuilh, Ă©d. stoKes, 1876.43. merula, 1607.44. quiquer, 1632.45. gueguen, 1622 et 1677 : voir gueguen, Ă©d. hemon, 1977.46. Catechis imprimet dre urs an AutroâŠ, 1775, et Catechis Treguer, 1817.47. Catechis an escopty a Gumper, 1814.48. Catechis imprimet dre urs an AutroâŠ, 1775.49. Catechis Treguer, 1817.50. Dumoulin, 1800.51. Catechis an escopty a Gumper, 1814.
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marques morphologiques
â deomp, « Ă nous » (l. 3, 5 et 6), malgrĂ© une grande unitĂ© graphique, dans la langue parlĂ©e la double prĂ©sence de la diphtongue /eo/ et du /p/ final nâest guĂšre attes-tĂ©e que dans le LĂ©on : ALBB, c. 109.
â bermetit, « permettez » (l. 8), delivrit, « dĂ©livrez » (l. 9), Roit, « donnez » (l. 3 et 5), prĂ©sentent tous trois une dĂ©sinence prononcĂ©e [it], typique du LĂ©on : cf. ALBB, c. 352. Par comparaison : bermettet et delivret52, abandonet et dilivret53. On a en revanche une forme prononcĂ©e [Ét] dans pardonit (l. 6).
PhénomÚnes divers
â pehini, « qui » (l. 1) : on attendrait plutĂŽt une prononciation en trois syllabes, du type [peâiËni]. La rĂ©duction Ă deux syllabes est attestĂ©e en prononciation fami-liĂšre, ce qui ne cadre pas avec la rĂ©citation de la priĂšre, mais on la trouve (graphiĂ©e - pĂźni- ) dans le Pater de Le Bris (1712), auteur lĂ©onard bien reprĂ©sentatif de son terroir linguistique.
â war, « sur » (l. 4), est prononcĂ© [var]. LĂ encore, le phĂ©nomĂšne nâest cependant pas limitĂ© au LĂ©on. Par opposition : oar54 ; *aornomp, pour oarnomp, « sur nous »55.
â rouañtelezh, « royaume » (l. 3), est prononcĂ© [ruáșœâteËlÉs]. La plupart des parlers bretons donnent pour ce mot une forme avec un [ĂŁ] Ă la place du [áșœ]. Toutefois, le Pater de 1680 prĂ©sente Rouentelez, qui note vraisemblablement le mĂȘme timbre. Cette Ă©vo-lution [ĂŁ] > [áșœ] est par ailleurs attestĂ©e pour dâautres mots en LĂ©on.
â hiriv, « aujourdâhui » (l. 5), est prononcĂ© ['hirjo]. Cette terminaison en [- jo] est assez caractĂ©ristique dâun grand quart nord- ouest de la Basse- Bretagne. Aujourdâhui, selon le NALBB (c. 96), cette prononciation est surtout attestĂ©e dans la vallĂ©e de lâAulne, car le LĂ©on lui a fait subir la syncope du /h/ initial. Jackson56 situe toutefois prudemment ce phĂ©nomĂšne autour des xviie- xviiie siĂšcles, en sorte quâune prononcia-tion lĂ©onarde ['hirjo] nâest pas invraisemblable en 1715.
â dioucâh, « Ă /de/contre » (l. 9), se prĂ©sente avec une Ă©volution /Ξ/ > /h/. SystĂ©matique en pays vannetais, celle- ci est aussi attestĂ©e sporadiquement en LĂ©on57, mĂȘme si lâĂ©crit ne le reflĂšte que partiellement : cf. Diouz an mintin, « le matin58 » ; diouz e inclination, « selon son inclination59 » ; Pedenno dious ar mintin ha dious an noz, « priĂšre du matin et du soir60 » ; pellaat diocâh ar goal gompagnunezou, « sâĂ©loigner des mauvaises com-pagnies61 » ; e hras mab dĂ©n doh Ă© limage, « il fit lâhomme Ă son image62 ».
52. Catechis imprimet dre urs an AutroâŠ, 1775, et Catechis Treguer, 1817.53. Catechis an escopty a Guemper, 1814.54. Catechis imprimet dre urs an AutroâŠ, 1775.55. merula, 1607.56. jacKson, 1967, p. 561. 57. jacKson, 1967, p. 531 ; fagon, 2004.58. gueguen, 1622, p. 9 : voir gueguen, Ă©d. hemon, 1977.59. le bris, [v. 1710], p. 10.60. Catechis imprimet dre urs an AutroâŠ, 1775, p. 77.61. Catechis an escopty a Guemper, 1814, p. 91.62. fleury, Ă©d. DrĂ©ano, 1851, p. 1.
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Toutefois, ces nombreux traits dialectaux ne sont pas une garantie absolue que le Pater de Vaudelin lui ait Ă©tĂ© prononcĂ© par un locuteur lĂ©onard. Aujourdâhui encore, chez les plus vieilles gĂ©nĂ©rations de bretonnants finistĂ©riens ou costarmoricains, une prononciation « Ă la lĂ©onarde » conserve un lustre et une solennitĂ© toute clĂ©ricale. Il nâest donc pas impossible que lâinformateur ait rĂ©citĂ© un texte appris par cĆur sous une forme trĂšs « lĂ©onisĂ©e ». Mais, Ă dĂ©faut de pouvoir juger ce quâil en Ă©tait il y a trois siĂšcles, la prĂ©somption dâune origine lĂ©onarde du texte doit tout de mĂȘme ĂȘtre consi-dĂ©rĂ©e comme trĂšs forte.
Hon Tad pehini ma edocâh en NeñvâŠ
Le phĂ©nomĂšne le plus remarquable du Pater de Vaudelin est cette formule intro-ductive, version bretonne du « Notre PĂšre qui ĂȘtes aux Cieux ». Elle est extrĂȘmement atypique, car lâusage courant pour des gĂ©nĂ©rations de bretonnants a toujours Ă©tĂ© : Hon Tad (pehini a) zo en Neñv63. Tous les Pater mentionnĂ©s plus haut montrent une traduc-tion identique, ce qui fait de la version de Vaudelin un exemplaire unique.
Il y a deux grandes maniĂšres dâexpliquer cette tournure : soit une reformulation endogĂšne, soit une erreur par confusion. Selon la premiĂšre hypothĂšse, la formule classique pehini zo aurait Ă©tĂ© ressentie comme une bizarrerie par un locuteur du xviiie siĂšcle. Cela, pour deux motifs. On peut en effet avancer que la formule de Vaudelin est plus conforme Ă la version latine, qui fournit le modĂšle Ă toutes les langues vernaculaires : dans Pater Noster qui es in Caelis, la morphologie verbale indique clairement la deuxiĂšme personne, le latin ne pouvant faire autrement64. En revanche, en breton, la forme verbale en zo (cf. supra) est une forme non marquĂ©e. Ce qui est grammaticalement correct, puisque le marquage morphologique du verbe nâapparaĂźt quâen lâabsence du sujet et quâil est systĂ©matiquement bloquĂ© en sa prĂ©sence (sauf cas particulier Ă la forme nĂ©gative). Seulement les formes non mar-quĂ©es sont celles de la troisiĂšme personne du singulier. Donc, prise littĂ©ralement, la phrase Hon Tad pehini zo en Neñv peut se comprendre comme « Notre PĂšre, qui *est aux Cieux65 ». Si lâinformateur de Vaudelin Ă©tait latiniste, ou mĂȘme franco-phone (ce qui est une quasi- certitude sâil se trouvait Ă Paris dans lâentourage du PĂšre), il a pu ressentir la contradiction et a pu prendre lâinitiative dâun marquage
63. Le pehini, qui traduit littéralement le pronom personnel qui du latin, considéré pour cette raison comme un calque incorrect, est tombé en désuétude vers le milieu du xxe siÚcle. Le a, par-ticule verbale qui ne se traduit pas, se généralise au cours des xviie et xviiie siÚcles (voir WiDmer, 2012). Trois prototypes de formulation se sont donc succédé : Hon Tad pehini so en Neñv (xvie- xviie siÚcle) ; Hon Tad pehini a zo en Neñv (xviiie- xixe siÚcle) ; Hon Tad a zo en Neñv (xxe siÚcle).
64. Laissons de cÎté la question du tutoiement et du vouvoiement. Le latin ne connaßt que le tutoiement, les différents Pater bretons comme français ont utilisé les deux possibilités. Le texte de Vaudelin vouvoie ; je ne baserai donc mon analyse que sur la deuxiÚme personne du pluriel.
65. Tournure dâailleurs courante en français parlĂ© contemporain : « Câest moi qui est⊠», mais nĂ©anmoins incorrecte selon lâusage normatif, qui prescrit : « Câest moi qui suis⊠» Lâanglais connaĂźt la mĂȘme opposition entre forme dâusage *Itâs me who is the tallest, thĂ©oriquement incorrecte, et forme prescriptive Itâs I who am the tallest, devenue dĂ©suĂšte dans les faits.
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morphologique, que permettait la culture bretonnante de lâĂ©poque, comme on le verra plus loin.
Mais la gĂȘne ressentie devant la formule consacrĂ©e peut aussi venir du pehini, qui brise lâunitĂ© et le mouvement de la phrase. Ainsi quâil a Ă©tĂ© dit en note supra, ce pehini traduit littĂ©ralement le qui latin. Il nâest pas attestĂ© dans la langue parlĂ©e et, pour cette raison, il est souvent considĂ©rĂ© comme un calque transposĂ© du latin et du français, depuis le Moyen Ăge, par des traducteurs peu perspicaces. Que devrait- on alors avoir en lieu et place de pehini ? Si lâon sâappuie sur le breton actuel, la deuxiĂšme personne du pluriel du verbe ĂȘtre sâexprime ainsi :
Expression ordinaire Vous ĂȘtesForme marquĂ©e Ocâh
Forme non marquĂ©e Câhwi zo
Expression emphatique ou solennelle Vous qui ĂȘtes
Forme autochtone Câhwi a zo
Calque (?) Câhwi pehini zo
Si pehini est vraiment un calque, alors lâexpression autochtone a toujours prĂ©sentĂ© les mĂȘmes traits, en 1715 comme aujourdâhui. La bonne traduction pour « Notre PĂšre qui ĂȘtes⊠» est donc Hon Tad a zo⊠Bien sĂ»r, lâusage du pehini Ă©tait si rĂ©pandu en chaire, quâil devait ĂȘtre familier aux locuteurs. Mais il introduit une cĂ©sure, que seule la virgule peut rendre en français :
Hon Tad a zo⊠Notre PĂšre qui ĂȘtesâŠ
Hon Tad pehini zo⊠Notre PĂšre, qui ĂȘtesâŠ
Cette cĂ©sure ne pose pas de problĂšme Ă un bretonnant empreint de culture classique, qui reconnaĂźt derriĂšre le masque du pehini le pronom de la grande langue, celle de la culture, de lâĂglise et de la doxa. Mais on peut penser quâun bretonnant non lettrĂ©, qui se laisserait guider par le seul gĂ©nie de la langue, serait conduit Ă rĂ©interprĂ©ter la phrase et donc Ă la reformuler. Pehini coupe le lien entre Hon Tad / « Notre PĂšre » et le verbe zo / « ĂȘtes ». Lâapostrophe, Hon Tad / « Notre PĂšre » devient donc une proposition averbale indĂ©pendante, tandis que pehini inaugure une proposition relative. Laquelle exige alors un verbe « ĂȘtre » conjuguĂ© indĂ©pendamment de Hon Tad / « Notre PĂšre ». SâenchaĂźnent ensuite deux servitudes linguistiques : 1) le caractĂšre aspectuel locatif de la phrase entraĂźne la forme locative du verbe ĂȘtre, soit (Ă lâĂ©poque) le radical ed- 66 ; 2) une telle relative locative demande Ă ĂȘtre introduite par la conjonction ma67, dâoĂč Hon tad pehini ma edocâh.
Ă lâappui de cette dĂ©monstration, il est possible de rapprocher du Pater de Vaudelin dâautres textes Ă peu prĂšs contemporains, qui montrent des formulations proches : en 1659, Maunoir, dans la grammaire bretonne annexĂ©e Ă son SacrĂ© CollĂšge de JĂ©sus, donne les exemples suivants68, oĂč lâon voit les mĂȘmes structures de relatives locatives en ma + ed- (notĂ©es ici <id- >) :
66. Radical aujourdâhui sorti de lâusage, attestĂ© par lâALBB uniquement sur lâĂźle de Sein.67. favereau, 1997, p. 350.68. maunoir, 1659, p. 74.
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Ar RouĂŁtelez ma idi ar Sáșœt Le Royaume oĂč sont les SaintsElecâh ma idi ar marcâhat LĂ oĂč est le marchĂ©
Surtout, on dispose de la traduction de lâOraison Ă son ange, prĂ©sente dans les Ă©ditions de 1632 et 1633 des colloques français- breton de Quiquer, dont voici le texte in extenso69 :
Ael DouĂ©70, pehiny maz ouch va Gardian,va conseruit, va diffennit ha va gouuernitpecher paour mazouff me pehiny socommettet dec dre an trugarez diuin euit darfin maz hilly assembles guenech ioĂŒissaffRouantelez an euff 71
On notera toutefois au passage que le verbe ĂȘtre utilisĂ© ici nâest pas Ă la forme locative (prototype ocâh au lieu de edocâh), preuve que les relatives introduites par ma sont dâune classe plus large que les seules locatives (ce que confirme Favereau72). Dâautre part Ă la troisiĂšme ligne, on relĂšve pehiny so commettet dec (« qui suis commis Ă vous »), qui cohabite donc avec pehiny maz ouch (« qui ĂȘtes »). Mais il faut sans doute y voir une contrainte de style, puisque la phrase bretonne (lĂ©gĂšrement diffĂ©rente de la phrase française) est :
va gouuernit pecher paour mazouff me pehiny so commettet decâŠgouvernez- moi, pauvre pĂ©cheur que je suis, qui suis commis Ă vousâŠ
On a donc un enchaĂźnement de deux relatives. Lâutilisation de <pehiny so> permet de les faire contraster et dâĂ©viter la rĂ©pĂ©tition un peu lourde quâaurait Ă©tĂ© :
*pecher paour mazouff me pehiny mazouff commettet decâŠ
Une interrogation subsiste : les formes locatives Ă radical en ed- sont sorties dâusage assez prĂ©cocement, au profit dâun radical en ema- (avec maintien dans le LĂ©on, mais spĂ©cialisation au passĂ© : emaocâh = vous ĂȘtes ; edocâh, issu de edoacâh = vous Ă©tiez). Il reste donc Ă savoir si, en 1715, le souvenir des formes verbales en ed- Ă©tait encore assez vivant pour quâun locuteur ait pu reformuler de lui- mĂȘme « Notre pĂšre, qui ĂȘtes⊠» en Hon tad pehini ma edocâh⊠en se conformant simplement au « gĂ©nie de la langue », comme il a Ă©tĂ© dit. Cette hypothĂšse tendrait Ă ĂȘtre confirmĂ©e par le livre dâEuzen
69. Textes français et latin correspondants (quiquer, 1632, p. 102, troisiĂšme partie) :Ange de Dieu qui estes mon Gardien, conseruez, deffendez & gouuernez moy pauuvre pecheur qui suis cĂ”mis Ă vous par la pietĂ© supreme, Ă fin que ie puisse ensemble auecque vous ioĂŒir du Royaume celeste.
Angele Dei qui custos es mei, pietate suprema, deffende & guberna, ut valeam tecum cĆlestia scandere regna.
70. Var. 1633 : DouĂš.71. Var. 1633 : ioĂŒissaff a Rouantelez an euff.72. favereau, 1997, p. 350.
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Roparz, An Imitation Jesus- Christ (Lâimitation de JĂ©sus- Christ), dont lâapprobation est datĂ©e de 1689. Dans lâĂ©dition de Quimper de 174373, on lit des phrases telles que :
da vont da leacâh ma edi ar joausted eternel (p. 3)
dâaller lĂ oĂč est la joie Ă©ternelle.
equeit a ma edi e buhez (p. 22) tant quâil est en vieE queit ha ma idomp er bet- man (p. 21) Tant que nous sommes de ce monde
Manifestement, les formes en ed- Ă©taient donc encore bien usitĂ©es chez un auteur lĂ©onard au tournant des xviie et xviiie siĂšcles. Le troisiĂšme exemple, ma idomp, montre que le paradigme Ă©tait maĂźtrisĂ© et que, mĂȘme sâil nâĂ©tait peut- ĂȘtre plus reprĂ©sentĂ© dans la conversation quotidienne, il pouvait lâĂȘtre dans une forme de discours Ă©laborĂ©e.
Mais quand bien mĂȘme cette explication de la divergence par les ressources internes de la langue serait juste, lâexceptionnalitĂ© du Pater de Vaudelin ne laisse pas de surprendre. La tournure pehini ma edocâh a beau ĂȘtre grammaticalement accep-table, elle contraste dĂ©cidĂ©ment trop avec lâusage culturel de Hon Tad pehini zo en Neñv. Un peu comme si lâon avait en français : « Notre PĂšre, qui vous trouvez aux Cieux74 ». Sâagissant dâun texte quelconque largement diffusĂ© et identifiĂ©, comme une chanson populaire par exemple, une modification peut nâavoir quâun effet parodique (procĂ©dĂ© courant chez les imitateurs). Mais, quand la modification affecte un texte sacrĂ©, celle- ci a forcĂ©ment une dimension transgressive, Ă moins quâelle nâĂ©mane dâune autoritĂ© reconnue. Il est donc surprenant quâun « Naturel parlant bien sa langue » ait pu prendre la libertĂ© de retoucher ainsi le Pater. Une telle audace, qui plus est Ă une Ă©poque oĂč la mĂ©fiance envers le jansĂ©nisme Ă©tait paroxystique et le respect des formes prescrites scrupuleux, ne cadre pas avec le profil de lâinformateur avancĂ© plus haut. Celui- ci Ă©tait peut- ĂȘtre un ecclĂ©siastique, Ă©ventuellement membre de la mĂȘme com-munautĂ© que Vaudelin ; Ă dĂ©faut, câĂ©tait au moins un paroissien fidĂšle, car on imagine mal Vaudelin se renseigner auprĂšs du premier colporteur breton venu. Admettons toutefois que lâon nâait pas affaire Ă un homme dâĂglise : sâil nâĂ©tait pas lĂ©onard, il Ă©tait tout de mĂȘme singuliĂšrement imprĂ©gnĂ© de culture religieuse pour pouvoir rĂ©citer un Pater trĂšs fortement marquĂ© par la variante clĂ©ricale de prestige. Si lâon Ă©carte cette imprĂ©gnation religieuse en avançant que les lĂ©onismes tiennent simplement Ă une origine effectivement lĂ©onarde, alors il faut convenir que sa maĂźtrise de la langue Ă©tait fine, et relativement livresque, pour pouvoir fournir ce pehini ma edocâh (« qui ĂȘtes »). Dans tous les cas de figure que donne le croisement de ces donnĂ©es dâorigines sociale et gĂ©ographique, les piĂšces du puzzle ne sâassemblent pas : comment un tel informa-teur aurait- il pu aller contre lâusage unanimement admis ?
73. roparz, 1743.74. On peut aussi penser aux paroles de la chanson Cendrillon du groupe Téléphone : « Notre
PĂšre, qui ĂȘtes si vieux⊠» Bien que la culture chrĂ©tienne nâimprĂ©gnĂąt sans doute plus aussi for-tement les jeunes Français de 1982 que les gĂ©nĂ©rations prĂ©cĂ©dentes, le dĂ©tournement, comme la source, sont Ă©vidents parce que le Notre PĂšre reste une rĂ©fĂ©rence culturelle (un mĂšme) Ă peu prĂšs universelle dans les sociĂ©tĂ©s europĂ©ennes.
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Flottements
Il faut donc envisager une transcription erratique. Par lĂ , il faut comprendre que Vaudelin (ou son informateur, mais câest moins vraisemblable) aurait combinĂ© diffĂ©-rentes sources. Dâautres Ă©lĂ©ments curieux du texte tĂ©moignent de la mĂȘme maniĂšre dâune certaine imprĂ©cision :
â La ligne 8, pour « Ne nous soumets pas Ă la tentation », donne : Na bermetit ket e kouezhhemp e droug e tañtasion. Ce qui pourrait se traduire approximativement par : « Ne permettez pas que nous cĂ©dions au mal en tentation75 ». Approximativement, car cette apposition des mots droug/« mal » et tañtasion/« tentation » est aux limites de la correction grammaticale et stylistique, aussi bien en breton quâen français. Par ailleurs, ce doublet est lĂ encore inhabituel. On ne le retrouve dans aucun des autres Pater, qui prĂ©sentent toujours des variations sur les prototypes suivants76 (ortho-graphes modernes) :
1 a Ha na zilez- ket acâhanomp en tañtasion.
Et ne nous abandonne pas dans la tentation.
1568, 1607
b Ha nâhon abañdonit ket dâan tañtasion.
Idem 1807, 1814
c Nâhon delaoskit ket en tañtation.
Idem (avec vouvoiement et sans le « Et »)
1790, 1851
2 a Ha na gasit ket acâhanomp en tañtasion.
Et ne nous conduisez pas en tentation.
1631, 1693
b Ha nâhon degasit ket e tañtasion.
Idem 1677, 1809
c Ha nâhon koñduzit ket en tañtation
Idem 1625
d Ha na induizit ket acâha-nomp en tañtasion.
Idem (ne nous induisez pas) 1680
3 a Ha na bermetit ket e kouezhfemp en tañtasion.
Et ne permettez pas que nous tombions dans la tentation.
1622, 1626, 1632, 1633, 1730, 1775, 1800, 1817
b Na bermetit ket e vemp faezhet dre tañtasion ebet.
Ne permettez pas que nous soyons vaincus par la moindre tentation.
1568, 1660
c ⊠e vemp faezhet e nep tañtasion77.
Idem 1576
d Ha na bermetit ket e vemp trecâhet dre tañtasion.
(Et) idem 1691
75. LittĂ©ralement : « que nous tombions dans le mal en tentation ».76. Pour les comparaisons introduites dorĂ©navant, je nâutiliserai pas le texte de 1610, copie de
celui de 1607.77. Il sâagit dâune variante donnĂ©e par Stokes (Kerampuilh, Ă©d. stoKes, 1876), qui ne fournit pas
le début de la phrase.
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4 a Ha nâhon lezit da gouezho en tañtasion.
Et ne nous laissez pas tomber dans la tentation.
1576
b Nâhon lezit ket da gouezhañ nepret, Gant nep tañtasion ebet.
Ne nous laissez jamais tomber dans la moindre tentation.
1712
Cette classification tient compte de la formule dâapostrophe, mais on pourrait pro-poser un autre classement Ă partir du thĂšme de la chute, de lâabandon ou de la dĂ©faite face Ă la tentation78. On remarquera que la formule la plus courante est celle prĂ©sentĂ©e en 3a, rĂ©guliĂšrement attestĂ©e de 1622 Ă 1817. Câest par ailleurs celle que nous retrou-vons chez Vaudelin, nâĂ©tait cette adjonction de droug/« mal », alors que tous les Pater bretons dans la pĂ©riode dĂ©limitĂ©e nâutilisent que tañtasion.
En outre, lâerreur de prononciation [e 'druk e táșœtaâsiËĂ”n], avec absence de liaison adoucissante Ă la jonction entre ['druk] et [e], accrĂ©dite lâidĂ©e que la sĂ©quence nâa pas Ă©tĂ© prononcĂ©e dâun trait, mais par Ă - coups.
â La ligne 9, pour Libera nos a malo/« dĂ©livrez- nous du mal », donne Ă©gale-ment une formule redondante : Mes hon delivrit dioucâh pep droug ha pecâhed, soit littĂ©ralement : « dĂ©livrez- nous de tout mal et pĂ©chĂ© ». LĂ encore, aucun autre Pater breton ne donne une telle formulation. La traduction la plus fidĂšle de la version latine appellerait plutĂŽt le mot droug et câest bien celui qui est trĂšs majoritairement utilisĂ©79 :
Droug Pecâhed
1576, 1607,
1625,
1631, 1633, 1660 (a et b), 1677, 1680, 1691, 1693, 1712, 1730, 1775, 1790, 1800, 1807, 1809, 1814,
1817, 1851
1622,
1626,
Seuls Gueguen et Quiquer utilisent donc le mot pecâhed, et encore, les rĂ©Ă©di-tions de Quiquer postĂ©rieures Ă 1626 rĂ©tablissent droug80. En tout cas, comme on
78. Les recueils de cantiques exploitent les mĂȘmes canevas. Chez le bris, [v. 1730], on trouve en plus le thĂšme du consentement Ă la tentation (qui ne doit pas ĂȘtre permis).
79. Le Pater de 1568 étant composé de quatrains en vers, il prend des libertés avec les formules canoniques. Pour la phrase concernée, il donne :
Hoguen hon diliuret dre ho puissanccuez hon oll anquen ha souffrancca liammou hon aduerserhon groet exempt e pep amser.
Mais délivrez- nous par votre puissance,De toute notre angoisse et souffrance.Des liens de notre Adversaire, Libérez- nous en tout temps.
80. Dans lâĂ©dition de 1632, la phrase est coupĂ©e avant le mot fatidiqueâŠ
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le voit, les Pater se rĂ©partissent lâusage de lâun ou lâautre mot, mais sans jamais juxtaposer les deux81.
Ă la recherche du texte perduâŠ
Du croisement des deux tableaux prĂ©cĂ©dents, il ne faudrait pas conclure trop vite que Vaudelin a eu sous les yeux le Dictionnaire et colloques⊠de Quiquer, et quâil y a trouvĂ© son texte du Pater. Il est vrai que lâouvrage devait pouvoir se trouver Ă Paris, puisquâil consiste en un phrasebook destinĂ© entre autres aux voyageurs. Mais le Pater de Vaudelin prĂ©sente trop de divergences, en dâautres endroits, avec ceux de 1622 et 1626, comme on va le voir.
Le texte du Pater Noster Ă©tant trĂšs court, il prĂ©sente lâavantage de permettre une vue dâensemble assez rapide et donc des comparaisons aisĂ©es. Sans examiner de trop prĂšs tous les dĂ©tails, il est peu coĂ»teux de mettre au point des grilles dâanalyse phrase par phrase (parfois en zoomant sur tel membre de phrase), permettant de pointer convergences et divergences. On obtient alors les rĂ©sultats suivants :
Hon Tad pehini ma edocâh en Neñv,
« Notre PĂšre, qui ĂȘtes aux Cieux, »Tous les autres Pater divergent.
Hocâh Anv bezet sañtifiet.
« Que votre nom soit sanctifié. »La phrase est assez constante. Au lieu de bezet, « soit », les textes de 1622 et 1626 donnent da vet ; les Pater vannetais de 1790 et 1851 donnent re- vou ; celui de 1712, ra vezo.
Roit deomp ho rouantelezh.
« Donnez- nous votre Royaume. »La formule nâapparaĂźt quâen 1660 (a et b), reprise en 1680, puis dans les trois textes quimpĂ©rois de 1800, 1807 et 1814. Les autres textes utilisent le subjonctif, avec prĂ©dominance du verbe en tĂȘte chez les plus anciens : Deuet ho rouantelez, « Vienne votre Royaume » (1576), puis du sujet en tĂȘte Ă partir du xviie siĂšcle : Ho rouantelez deuet demp, « Votre Royaume nous vienne » (1632).
Ho volontez bezet graet
« Que votre volontĂ© soit faite »Les Pater sont Ă peu prĂšs unanimes. Le texte de 1607 utilise eol pour volontĂ© ; le texte de 1680 place le verbe (bezet gret) en tĂȘte ; les textes vannetais de 1790 et 1851 donnent encore une fois re- vou et celui (lĂ©onard) de 1712, ra vezo.
war an douar evel en Neñv.
« sur la terre comme au Ciel. »Cette formule apparaĂźt en 1625, puis en 1677. Elle devient rĂ©guliĂšre Ă partir de 1712, sauf dans les textes quimpĂ©rois (1800, 1807, 1814). Ces trois derniers lui prĂ©fĂšrent la formule plus ancienne : en douar euel en euff (1632), ou mĂȘme quen en eun quen en douar (1693). LâĂ©quivalent en français : « en la terre », a Ă©tĂ© utilisĂ© jusquâau xviiie siĂšcle.
81. Les cantiques utilisent Ă©galement tous le mot droug, sauf le deuxiĂšme cantique de 1642 (Cantiquou spirituel, Ă©d. le menn, 1997, p. 80), qui donne goual, « malheur », sorti de lâusage comme substantif, mais conservĂ© comme prĂ©fixe.
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Roit deomp hiriv hor bara kotidien
« Donnez- nous aujourdâhui notre pain quotidien »Le trait saillant est ici lâemprunt au français, kotidien. Il nâapparaĂźt quâen 1622 et 1626. Tous les autres textes utilisent pemdezyec (ici : 1576).
ha pardonit deomp hon ofañsoĂč
« et pardonnez- nous nos offenses »Formulation quasi unanime (le texte de 1607 dit pechedou, « pĂ©chĂ©s » au lieu dâoffenses ; celui de 1712 reformule pour la mĂ©trique).
evel ma pardonomp dâar re
« comme nous pardonnons Ă ceux »Toutes les versions antĂ©rieures Ă 1632, puis celles de 1730, 1807 et 1814 utilisent le singulier (dâan nep).
o deus hon ofañset. « qui nous ont offensés. »Les Pater varient peu. Celui de 1607 donne da nep pegant ezomp offanczet, « à celui par qui nous sommes offensés » ; ceux de 1622, 1626, 1632 et 1633 présentent le prototype : o deus ni ofañset, dont la correction pose question ; en 1691, le pronom « qui » est traduit par le calque pere.
Na bermetit ket « Ne permettez pas »Le sens de la phrase latine Ne nos inducas fait polĂ©mique depuis deux mille ans : le mal ne pouvant venir de Dieu, comment peut- Il « conduire vers » la tentation ? Il sâen est suivi une abondante littĂ©rature exĂ©gĂ©tique pour interprĂ©ter le texte en comparant le latin, le grec, lâaramĂ©en et lâhĂ©breu. Cette formulation « Ne permettez pas » remonte Ă un commentaire de saint Augustin. On la retrouve en plusieurs langues, Ă diffĂ©rentes Ă©poques : en français, elle aurait Ă©tĂ© incluse dans le Pater en 1507. Câest sans doute aux jĂ©suites, grands diffuseurs de recommandations didactiques sur la priĂšre, que lâon doit son introduction en breton. Elle apparaĂźt dans les Pater de 1568, 1622, 1626, 1632, 1633, 1660, 1691, 1730, 1775, 1800 et 1817 (cf. supra).
e kouezhhemp « que nous tombions »Le verbe « tomber » est Ă©troitement liĂ© Ă la sĂ©quence prĂ©cĂ©dente. Seuls les textes de 1568, 1576, 1660 et 1691 dĂ©couplent leur usage en disant : « Ne permettez pas que nous soyons vaincus par⊠» ( faezet/trecâhet). La prononciation [s] (ici associĂ©e aux graphĂšmes <zhh>) est un archaĂŻsme, que lâon retrouve jusquâen 1817 (notĂ© <coĂ«semp>). Elle rĂ©sulte du contact entre la base verbale kouezh- et lâancien morphĂšme de conditionnel - he, aujourdâhui - fe.
e droug e tañta-sion,
« dans le mal en tentation, »Tous les autres Pater divergent (cf. supra).
mez hon delivrit « Mais dĂ©livrez- nous »Il y a une sĂ©paration assez nette entre textes anciens et modernes : avant 1691, le mot « mais » est traduit par hoguen. AprĂšs cette date, par mĂŠs. Seules exceptions Ă cette rĂšgle : les textes de 1631, puis 1800 et 1809. Par ailleurs, les textes vannetais de 1790 et 1851 utilisent delivrit- ni (de mĂȘme sens).
dioucâh « de »PrĂ©sent uniquement en 1607 (dyouz) et 1680 (dious).
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pep droug « tout mal »Le mot pep, tout, nâest prĂ©sent quâen 1660a, 1680 et 1775. Les autres Pater oscillent entre a zrouc, eus an drouc, ag en droug (de mĂȘme sens).
ha pecâhed. « et pĂ©chĂ©. »PrĂ©sent uniquement en 1622 et 1626, au lieu de droug (cf. supra).
Le Pater de Vaudelin ne correspond donc rigoureusement Ă aucune autre ver-sion disponible pour la pĂ©riode retenue. Dans lâensemble, il prĂ©sente des carac-tĂšres de modernitĂ©, qui le rattachent assez clairement Ă la deuxiĂšme moitiĂ© de cette pĂ©riode. Mais on y retrouve aussi en divers endroits des archaĂŻsmes ou des spĂ©cifi-citĂ©s. Comme sâil sâagissait dâun patchwork de tous les Pater qui pouvaient se rĂ©ci-ter en Basse- Bretagne. Il est toutefois possible dâaffiner cette impression et de faire des rapprochements plus Ă©troits. Par exemple, Ă partir du dĂ©coupage sĂ©quentiel du tableau prĂ©cĂ©dent, en faisant la somme des points de convergence et de divergence entre le Pater de Vaudelin et les autres. Nâont Ă©tĂ© prises en considĂ©ration que les diffĂ©-rences fondamentales de formulation, affectant la structure de la phrase ou une valeur sĂ©mantique : dans evel ma pardonomp dâar re / « comme nous pardonnons Ă ceux », le texte de 1631, eual ma pardonnamp den nep / « comme nous pardonnons Ă celui », prĂ©sente une divergence par lâemploi du singulier au lieu du pluriel. En revanche, ne sont pas considĂ©rĂ©es comme divergences les variations de surface, telles lâorthographe (evel = eual ; pehiny = pehini ; eus = « eux », etc.) ou lâadaptation Ă une prononciation locale (pardonomp = pardonnamp ; deomp = dimp ; offançou = offanseu = offanso). Je nâai pas non plus retenu les petites variations de synonymes (evel = e- giz, comme), ni lâajout ou lâomission de ha, « et ». On obtient alors le classement suivant, figurant lâordre croissant de proximitĂ© avec le texte de Vaudelin82 :
1775
1817
1730
1800
1660a
1660b
1680
1691
1814
1807
1677
1809
Convergences 10 9 8 8 8 7 7 6 6 6 6 6
Divergences 6 7 8 8 9 9 10 9 10 10 10 10
Ăcart +4 +2 0 0 â1 â2 â3 â3 â4 â4 â4 â4
1633
1622
1626
1693
1632
1625
1576
1790
1851
1631
1607
1712
Convergences 6 6 6 6 6 5 5 5 5 5 2 1
Divergences 10 12 12 12 12 11 11 12 12 13 17 19
Ăcart â4 â6 â6 â6 â6 â6 â6 â7 â7 â8 â16 â18
Les deux Ă©chelles, de convergence et de divergence, sont Ă peu prĂšs symĂ©triques et donnent un diffĂ©rentiel rĂ©gulier. Câest donc le Pater de 1775 qui est le plus proche
82. Le texte de 1568, recomposĂ© en quatrains, nâa pas Ă©tĂ© retenu, non plus que celui de 1610 (cf. supra).
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de Vaudelin, et celui de Le Bris de 1712 qui en est le plus Ă©loignĂ©. Ce rĂ©sultat peut surprendre, puisque le Pater de Le Bris est paradoxalement le texte qui est le plus proche de Vaudelin dans le temps et sans doute aussi dans lâespace (le LĂ©on). Mais cela tient au fait que ce Pater est en vers et quâil reformule parfois hardiment le Pater canonique, comme on lâa dĂ©jĂ dit (lâautre texte de Le Bris, celui de 1730, est dâailleurs beaucoup mieux placĂ©). Ă ce dĂ©tail prĂšs, la position des textes les plus Ă©loignĂ©s sâexplique facilement : il sâagit des textes vannetais (1631, 1851, 1790, 1693) ou anciens (1576, 1625, 1632, 1626, 1622, 1633). Le Pater de 1607 concentre plu-sieurs critĂšres de marginalitĂ© : il est assez ancien ; il pourrait avoir Ă©tĂ© produit dans le TrĂ©gor (cf. *aornomp, pour oarnomp, « sur nous », avec [w] initial) ; il serait de source protestante, comme en attesterait la doxologie83. Ă lâinverse, les textes qui se situent Ă un niveau plus proche, bien quâĂ©tant Ă©troitement imbriquĂ©s, semblent pouvoir se rattacher Ă deux courants. Il y a dâune part ceux qui ont Ă©tĂ© produits au sortir du moyen- breton, qui prĂ©sentent les premiers inflĂ©chissements vers une graphie dialectale lĂ©onarde (une sorte de « prĂ©- lĂ©onard ») : câest le cas du catĂ©chisme de Saint- Pol- de- LĂ©on (1691)84, de celui du Doctrinal (1680), de ceux du pĂšre Maunoir, apĂŽtre de la Contre- RĂ©forme (1660, peut- ĂȘtre aussi 1677). Et dâautre part les textes plus rĂ©cents, produits dans la rĂ©gion de Quimper (1807 et 181485, 1800). En dĂ©pit de leur date dâimpression, ceux- ci sont lĂ©gĂšrement archaĂŻsants et contextuellement marquĂ©s par lâempreinte de lâAncien RĂ©gime86. Pour se rapprocher encore de Vaudelin, il faut toutefois faire Ă nouveau mouvement vers le LĂ©on : dĂ©jĂ , le texte de 1800 Ă©tait dĂ» Ă un natif de LanvĂ©oc, sur la rade de Brest ; plus proche encore, celui de 1730, dĂ» au LĂ©onard Charles Le Bris.
Restent les Pater de 1817 et 1775, qui arrivent en tĂȘte. ImprimĂ©s Ă Saint- Brieuc et Ă Morlaix pour le compte de lâĂ©vĂȘchĂ© de TrĂ©guier, ils nâont pas, a priori, le profil de textes lĂ©onards. En effet, bien plus que les textes quimpĂ©rois, ils prĂ©sentent de nom-breuses adaptations Ă la prononciation locale, du nord- est de la Basse- Bretagne (par exemple : dimp pour deomp, « Ă nous » ; beĂšt pour bezet, « soit » ; oar pour var, « sur » ; hirie pour hirio, « aujourdâhui » ; reit pour roit, « donnez » ; hon pour hor, « notre » ; offanso pour offansou, « offenses »). Mais ces particularitĂ©s restent superficielles et ne modifient pas les textes en profondeur.
Il existe pourtant bien au xviiie siĂšcle une tradition littĂ©raire dans cette partie de la Bretagne, comme en atteste la transmission de manuscrits (dont ceux de Jean Cadec et Jean Conan sont les exemples les plus remarquables). En outre, lâimprimerie y fut
83. even, 1987, p. 114.84. Quâon aurait pu sâattendre Ă voir mieux placĂ©. Toutefois, le texte de 1691 (qui diffĂšre peut-
ĂȘtre de ceux en usage dans le LĂ©on auparavant) a servi Ă catĂ©chiser des enfants nĂ©s Ă partir de 1697 seulement, qui avaient donc 18 ans en 1715. Il nâest pas Ă©tonnant alors que lâinformateur de Vaudelin (dont on ne sait Ă quelle gĂ©nĂ©ration il appartenait) ait pu rĂ©citer un texte diffĂ©rent.
85. Ces deux Pater sont rigoureusement identiques (voir note suivante).86. Le texte de 1800 a Ă©tĂ© imprimĂ© Ă Prague par lâabbĂ© Dumoulin, prĂȘtre Ă©migrĂ©, originaire de
LanvĂ©oc et qui officia Ă ErguĂ©. Le catĂ©chisme de 1814 est la rĂ©Ă©dition du catĂ©chisme prĂ©rĂ©volution-naire. Le Pater quâil contenait a Ă©tĂ© recyclĂ© tel quel, sans la moindre retouche, dans le catĂ©chisme napolĂ©onien de 1807.
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introduite prĂ©cocement, puisque le Catholicon vit le jour Ă TrĂ©guier en 1499. Mais cette activitĂ© fut trĂšs rĂ©duite par la suite : selon Gautier87, Pierre Levieil, imprimeur avec privilĂšge Ă©piscopal, y travailla de 1723 Ă 1762. Mais il nâest pas certain quâil y en ait eu le moindre entre les xve et xviiie siĂšcles. Quant Ă la production de Levieil, dont on ne retrouve guĂšre de traces, on ne peut pas dire quâelle ait ni abondĂ© ni tenu compte des besoins dâun lectorat local, qui Ă©tait probablement trĂšs rĂ©duit. Il semble donc que la tradition trĂ©goroise dâĂ©criture ait surtout concernĂ© les laĂŻcs et trĂšs peu lâĂglise, gagnĂ©e au prestige de la production livresque lĂ©onarde. Les premiers livres imprimĂ©s en breton Ă connaĂźtre une large diffusion dans lâĂ©vĂȘchĂ© de TrĂ©guier furent ainsi vraisemblablement les trois catĂ©chismes antĂ©rieurs Ă la RĂ©volution : en 1769, celui de Mgr de RoyĂšre ; en 1775, celui de Mgr de FrĂ©tat de Sarra ; et, en 1783, celui de Mgr Le Mintier, dont le catĂ©chisme de 1817 est la rĂ©Ă©dition88. Il ne faut donc pas sâĂ©tonner dây retrouver une simple transposition dialectalisĂ©e des formules lĂ©onardes, nettement mieux assises : on a en fait des textes « trĂ©gorisĂ©s » pour la forme, mais lĂ©o-nards/littĂ©raires quant au fond. Et ce sont donc ces textes qui offriraient le meilleur reflet des formules rituelles courantes dans la moitiĂ© nord- ouest de la Basse- Bretagne du xviiie siĂšcle.
Conclusions
Comme Cohen89 lâavait pressenti pour les germanistes, au celtisant non plus, le Pater de Vaudelin nâapprendra pas grand- chose quâil ne sache dĂ©jĂ . Du moins en ce qui concerne les caractĂ©ristiques internes de la langue. Il sâagit dâun Pater de colora-tion trĂšs lĂ©onarde, enfant de son temps et de la rĂ©gion, assez vaste, qui lâa vu naĂźtre.
Pourtant, il sâagit bien dâun tĂ©moignage trĂšs prĂ©cieux, tant par lâexceptionnalitĂ© de sa formule introductive que par lâĂ©clairage quâil apporte sur lâhistoire externe de la langue. En lâĂ©tat du corpus rassemblĂ©, il ne paraĂźt guĂšre possible de le rattacher Ă une source prĂ©cise. Mais ainsi apparaĂźt une des grandes particularitĂ©s de la sociĂ©tĂ© bretonnante, sociĂ©tĂ© de lâoralitĂ©. On peut faire lâhypothĂšse que tant de versions dif-fĂ©rentes du Pater ont circulĂ© quâinĂ©vitablement, chacune a laissĂ© une trace quelque part, dans la mĂ©moire dâune paroisse ou ne serait- ce que dâun locuteur. Et ce, dâautant plus facilement quâelles Ă©taient transmises oralement Ă une population massivement analphabĂšte, hermĂ©tique Ă lâidĂ©e dâune forme de rĂ©fĂ©rence, qui forcĂ©ment recompo-sait au grĂ© des annĂ©es, des gĂ©nĂ©rations ou des personnes, un texte qui devait tou-jours sembler le mĂȘme par- delĂ la variation. Ă en juger par cette recommandation de C. Marigo sur la façon de rĂ©citer ses priĂšres, lâĂglise elle- mĂȘme nâĂ©tait dâailleurs peut- ĂȘtre pas si regardante non plus sur les formes : Ne dâe quet ret o gouzout guer evit guer,
87. gautier, 1857, p. 24.88. Le Mintier, dernier Ă©vĂȘque du siĂšge de TrĂ©guier, fut lui aussi un tenant de la tradition catho-
lique et un ferme opposant Ă la RĂ©volution. En septembre 1789, il adressa un mandement exhortant les fidĂšles Ă prier pour le rĂ©tablissement de lâordre dans le royaume. Il Ă©migra en 1791 et mourut en Angleterre.
89. cohen, 1946, p. 2.
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avoalcâh e gouzout ar sustanç anezo90. Il Ă©tait bien suffisant que les clercs dĂ©tinssent la version de rĂ©fĂ©rence Ă travers le latin, Ă©ventuellement le français, quand le breton, « langue pauvre et stĂ©rile » (dixit Charles Le Bris91), ne servait que dâapproximation Ă lâusage du peuple.
MalgrĂ© cela, il est certain que lâĂ©crit a jouĂ© un rĂŽle dans la composition du texte de Vaudelin. Câest indĂ©niable si lâon se rĂ©fĂšre aux blancs typographiques, voire Ă©ven-tuellement Ă la coupe Ă©tymologique de en Neñv, « aux Cieux », ainsi quâĂ certaines liaisons, qui ne sont pas faites conformĂ©ment Ă la phonĂ©tique mais seulement Ă la tradition graphique. Quel Ă©crit ? VoilĂ qui est impossible Ă dĂ©terminer. y a- t-il eu plusieurs informateurs, qui auraient produit des versions concurrentes, arrangĂ©es tant bien que mal par Vaudelin ? Câest une possibilitĂ©. Le ou les informateurs ont- ils mĂ©langĂ© le texte du Pater avec dâautres priĂšres ? Encore une possibilitĂ©, tout aussi invĂ©rifiableâŠ
Il reste quâavec ces interrogations, ce pauvre petit fragment Ă©garĂ©, notant fidĂšle-ment le breton parlĂ© en 1715, recĂšle indĂ©niablement pour le linguiste le mĂȘme pou-voir de fascination quâune Ă©toile dont on voit encore la lumiĂšre trois siĂšcles aprĂšs sa disparition.
Erwan LE PIPECUniversité de Bretagne Occidentale
erwan.lepipec@univ- brest.fr
90. « Il nâest pas besoin de les savoir mot- Ă - mot, il suffit dâen savoir la substance » : marigo, 1835 [1756], p. 422.
91. Cité par rouDaut, 1997, p. 234.
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