le livre des mille et une nuits (tome premier) · 2020-01-08 · origine et date les mille nuits et...

1176

Upload: others

Post on 07-Aug-2020

1 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Page 1: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe
Page 2: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

LE LIVRE DES MILLEET UNE NUITS

(tome premier)

traduction : J. C. Mardrus

1899

bibliothèque numérique romandeebooks-bnr.com

Page 3: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

À LA MÉMOIREDU PENSEUR

STÉPHANE MALLARMÉ

Cette œuvre entièrequ’IL aimait.Janvier 1899

Page 4: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

NOTE DES ÉDITEURSDE LA PREMIÈRE ÉDITION

Pour la première fois en Europe, une tra-duction complète et fidèle des ALF LAILAHOUA LAILAH (MILLE NUITS ET UNE NUIT) estofferte au public(1).

Le lecteur y trouvera le mot à mot pur, in-flexible. Le texte arabe a simplement changéde caractères ; ici il est en caractères français,voilà tout.

Page 5: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

ORIGINE ET DATE

Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re-cueil de contes populaires. Deux documents,l’un(2) du IXe siècle, l’autre(3) du Xe, établissentque ce monument de la littérature imaginativearabe a eu pour prototype un recueil persan, leHAZAR AFSANAH. À ce livre, aujourd’hui per-du, sont empruntés le dispositif des MILLENUITS ET UNE NUIT (c’est-à-dire l’artifice deShahrazade) et le sujet d’une partie des his-toires. Les conteurs qui s’évertuèrent sur cesthèmes les transformèrent au gré de la religion,des mœurs et de l’esprit arabes, au gré ausside leur fantaisie. D’autres légendes, d’originenullement persane, d’autres encore, purementarabes, se constituèrent dans le répertoire desconteurs. Le monde musulman sunnite tout en-tier, de Damas au Caire et de Baghdâd au Ma-roc, se réfléchissait enfin au miroir des MILLENUITS ET UNE NUIT. Nous sommes donc enprésence non pas d’une œuvre consciente,

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 6/1177

Page 6: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

d’une œuvre d’art proprement dit, mais d’uneœuvre dont la formation lente est due à desconjonctures très diverses et qui s’épanouit enplein folklore islamite. Œuvre arabe, malgréle point de départ persan, et qui, traduite del’arabe en persan, turc, hindoustani, se répan-dit dans tout l’Orient.

Vouloir assigner à la forme comme défini-tive de telle de ces histoires une origine, unedate, en se fondant sur des considérations lin-guistiques, est une entreprise décevante, puis-qu’il s’agit d’un livre qui n’a pas d’auteur et qui,copié et recopié par des scribes enclins à faireintervenir leur dialecte natal dans le dialectedes manuscrits d’après lesquels ils opéraient,est le réceptacle confus de toutes les formesde l’arabe. Par des considérations tirées prin-cipalement de l’histoire comparée des civilisa-tions, la critique actuelle semble avoir imposéquelque chronologie à cet amas de contes. Voi-ci les résultats qu’elle propose :

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 7/1177

Page 7: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Seraient, en majeure partie, du Xe siècle,ces treize contes, qui se retrouvent dans tousles textes (au sens philologique du mot) desALF LAILAH OUA LAILAH, – savoir, les His-toires : 1° du roi Schahriar et de son frère le roiSchahzaman (soit l’introduction) ; 2° du Mar-chand avec l’Efrit ; 3° du Pécheur avec l’Efrit ;4° du Portefaix avec les Jeunes Filles ; 5° dela Femme coupée, des Trois Pommes et duNègre Rihan ; 6° du Vizir Noureddine… ; 7° duTailleur, du Bossu… ; 8° de Nar Al-Din et AnisAl-Djalis ; 9° de Ghamin ben Ayoub ; 10° d’Aliben Bakkar et Shams Al-Nahar ; 11° de KamarAl-Zaman ; 12° du Cheval d’ébène ; 13° deDjoulnar, fils de la Mer. L’Histoire de Sindbadle Marin et celle du Roi Djiliad seraient anté-rieures. – La grande masse des contes se situe-raient entre le Xe et le XVIe siècles. L’Histoirede Kamar Al-Zaman II et celle de Maarouf se-raient du XVIe.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 8/1177

Page 8: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

MANUSCRITS ET ÉDITIONSARABES

Il existe comme « textes » des ALF LAILAHOUA LAILAH plusieurs éditions imprimées etdes manuscrits. Ces manuscrits concordentmal entre eux : ils sont plus ou moins com-plets, diffèrent de rédaction, d’étendue, parfoisd’affabulation.

Les éditions critiques (avant le XIXe siècleaucune n’avait paru, pas plus en Orient qu’enEurope) sont :

1° l’édition (inachevée) du cheikh El Yeme-ni, à Calcutta, deux volumes, 1814-1818 ;

2° l’édition Habicht, à Breslau, douze vo-lumes, dont le premier parut en 1825, le der-nier en 1843 ;

3° l’édition Mac Noghten, à Calcutta, quatrevolumes, 1830-1842 ;

4° l’édition de Boulak, au Caire, deux vo-lumes, 1835 ;

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 9/1177

Page 9: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

5° les éditions de l’Ezbékieh, au Caire ;6° l’édition écourtée, revue et disloquée des

pères jésuites, à Beyrouth, quatre volumes ;7° l’édition de Bombay, quatre volumes.

TRADUCTIONS FRANÇAISES

La première en date, et la plus importante,est celle de Galland, douze volumes petit in-12,chez la veuve de Claude Barbin, Paris.1704-1717. Exemple curieux de la déformationque peut subir un texte en traversant le cer-veau d’un lettré au siècle de Louis XIV, l’adap-tation de Galland, faite pour la Cour, a été sys-tématiquement émasculée de toute hardiesseet filtrée de tout le sel premier. Même commeadaptation, elle est incomplète, car elle com-prend à peine LE QUART des contes : les contesqui forment les trois autres quarts, et non les moinsintéressants, sont inconnus en France. De plus,

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 10/1177

Page 10: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

les contes mêmes qui ont subi l’adaptation deGalland ont été écourtés, déformés, expurgésde tous les vers, poèmes et citations depoètes ; les sultans et les vizirs et les femmesde l’Arabie ou de l’Inde s’y expriment commeà Versailles et à Marly. En un mot, cette adap-tation surannée n’a rien à voir, d’aucune ma-nière, avec le texte des contes arabes.

Cazotte et Chavis ont continué Galland,dans les tomes XXXVIII, XXXIX, XL et XLI duCabinet des Fées, Genève, 1784-1793, sous letitre « les Veillées du Sultan Schahriar ». Tré-bulien (de Caen) a publié à Paris, en 1824, troisvolumes in-8° de « Contes inédits des Mille etune nuits », traduction de traductions.

Les réimpressions de la version de Gallandsont nombreuses. La meilleure est celle du« Panthéon Littéraire », avec notes de Loise-leur-Deslongchamps, un volume in-8°, Paris,1840. D’autres, celle de Caussin de Perceval,neuf volumes in-8°, Paris, 1806, celle de Des-taings, avec préface de Charles Nodier, six vo-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 11/1177

Page 11: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

lumes in-8°, Paris, 1822, celle de Gauttier, septvolumes in-8°, Paris, 1822, sont augmentées dequelques contes.

CETTE TRADUCTION

Le Dr J. C. Mardrus l’a exécutée sur l’édi-tion égyptienne de Boulak, qui lui a paru laplus riche en expressions de pur terroir arabeet, à différents points de vue, la plus parfaite(quoi qu’en ait pu penser Burton). Elle est, enoutre, la plus concise. Mais il ne s’en est pasuniquement contenté, ayant puisé, pour cer-tains détails, dans l’édition Mac Noghten, danscelle de Breslau et surtout dans les différentsmanuscrits. Elle comprend seize volumes in-8°carré, dont trois volumes paraîtront chaque an-née.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 12/1177

Page 12: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Le premier volume ne contient que lesvingt-quatre premières Nuits. Mais les volumessuivants, surtout les derniers, en comprennentun nombre bien plus considérable. Cette divi-sion est celle même du texte arabe original, oùles Nuits deviennent de plus en plus courtes àmesure qu’elles s’acheminent vers la mille etunième.

Souhaitons maintenant au lecteur le plaisirgoûté par Stendhal, qui rêvait d’oublier deuxchoses : DON QUICHOTTE et les féeries desMILLE ET UNE NUITS – pour, chaque année,éprouver à les relire une volupté nouvelle.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 13/1177

Page 13: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

UN MOT DU TRADUCTEUR

À SES AMIS

J’OFFRE,

toutes nues, vierges, intactes, naïves,

pour mes délices et le plaisir de mesamis,

CES NUITS ARABES

vécues, rêvées et traduites sur leur terrenatale et sur l’eau.

Elles me furent douces durant les loisirs deslongues mers, sous le ciel du loin.

C’est pourquoi je les donne.

Naïves elles sont, et souriantes, et pleinesd’ingénuité, à l’égal de la musulmane Schah-

Page 14: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

razade, leur succulente mère, qui les enfantadans le mystère en fermentant avec émoi dansle sein d’un prince sublime – lubrique et fa-rouche – sous l’œil attendri d’Allah Clément etMiséricordieux.

Dès leur venue elles furent délicatementdorlotées par les mains de la lustrale Donia-zade, leur tante, qui grava leurs noms sur desfeuilles d’or colorées d’humides pierreries, etles soigna sous le velours de ses prunelles jus-qu’à l’adolescence dure, pour les épandre, vo-luptueuses et libres, sur le Monde Orientaléternisé de leur sourire.

Je les juge et les donne telles, en leur fraî-cheur de chair et de roche.

Car… une méthode, seule, existe, honnêteet logique, de traduction : la littéralité, imper-sonnelle, à peine atténuée pour juste le rapidepli de paupière et savourer longuement… Elleproduit, suggestive, la plus grande puissancelittéraire. Elle fait le plaisir évocatoire. Elle re-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 15/1177

Page 15: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

crée en indiquant. Elle est le plus sûr garantde vérité. Elle plonge, ferme, en sa nudité depierre. Elle fleure l’arôme primitif et le cristal-lise. Elle dévide et délie… Elle fixe.

Certes, si la littéralité enchaîne l’esprit diva-guant et le dompte, elle arrête l’infernale faci-lité de la plume. Je ne m’en plaindrai pas. Caroù trouver chez un traducteur le génie simple,anonyme ! et libéré de la niaise manie de sonnom… Mais pour les difficultés du terroir ori-ginel, si dures au professionnel en thème, ellesne sauraient, aux doigts de l’amoureux del’oriental babil, se concentrer en plus de spiresqu’il ne faut à la joie de les dénouer.

Quant à l’accueil… L’Occident maniéré, pâ-li dans l’étouffoir des conventions verbales,peut-être simulera-t-il l’ahurissement à l’audi-tion du franc langage – gazouillant et simpleet sonore de tout le rire – de ces brunes fillessaines, natives des tentes abolies.

Or…

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 16/1177

Page 16: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Elles n’y entendent point malice, les hou-ris !

Et les peuples primitifs, dit le Sage, ap-pellent les choses par leur nom, – et netrouvent guère condamnable ce qui est naturel,ni licencieuse l’expression du naturel. (J’en-tends par peuples primitifs ceux sans encorenulle tare en la chair ou l’esprit, et nés aumonde sous le sourire de la Beauté…)

D’ailleurs, il est totalement ignoré de la lit-térature arabe, ce produit hideux de lavieillesse spirituelle : l’intention pornogra-phique. Les Arabes voient toute chose sousl’aspect hilarant. Leur sens érotique ne mènequ’à la gaîté. Et ils rient de tout cœur, là où lepuritain palperait du scandale.

Quiconque, artiste, a vagabondé et connules voyages et cultivé amoureusement lesbancs ajourés des adorables cafés populairesdans les vraies villes musulmanes et arabes,le vieux Caire aux rues pleines d’ombre et si

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 17/1177

Page 17: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

fraîches, les souks de Damas, Sana du Yémen,Mascate ou Baghdad ; dormi sur la natte im-maculée du Bédouin de Palmyre ; rompu lepain et goûté le sel fraternellement, dans lagloire du désert, avec Ibn-Rachid somptueux,ce type net de l’Arabe authentique ; savourétout l’exquis d’une causerie de simplicité an-tique avec le pur descendant du Prophète, lechérif Hussein ben Ali ben Aoun, émir de laMecque Sainte, – a pu noter l’expression desphysionomies pittoresques réunies. Unique, unsentiment tient toute l’assistance : une hilaritéfolle. Elle flambe par saccades vitales aux sor-ties les plus libres de l’héroïque conteur publicgesticulant, mimant surtout et bondissantentre les spectateurs épanouis… Et la griserievous saisit, suscitée par les mots, par les sons,par la fumée ou l’aphrodisie de l’air, par la su-bodeur discrète du haschich, don dernier d’Al-lah !… Et l’on est navigateur aérien dans lanuit…

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 18/1177

Page 18: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Là, on n’applaudit point : ce geste barbare,inharmonique et féroce, ce vestige indéniabledes races caraïbes ancestrales dansant autourdu poteau de couleurs, et dont l’Europe a faitle symbole de l’horrible jouissance bourgeoisetassée sous le gaz, est essentiellement incon-nu.

L’Arabe – à une musique, notes de roseauxet de flûtes, à une plainte de kânoun ou d’oûd, àun rythme de darabouka profonde, à un chantde muezzin ou d’almée, à un conte coloré, à unpoème d’allitérations en cascades, à une odeursubtile de jasmin, à une danse de fleur ou vold’oiseau, à la nudité d’ambre ou de perle d’unesolide courtisane onduleuse aux yeux étoilés –répond en sourdine ou de toute la voix par unA – hah !… long, savant, modulé, extatique, ar-chitectural.

C’est que : l’Arabe est un instinctif, mais af-finé et exquis. Il aime la ligne pure et la devine,irréalisée.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 19/1177

Page 19: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Mais… il étreint, sans paroles, infiniment…

Et maintenant,

Je puis promettre, sans crainte de mentir, quele rideau ne se relèvera que sur la plus étonnante,la plus compliquée et la plus splendide visionqu’ait jamais allumée, sur la neige du papier, lefragile outil du conducteur.

Dr J. C. MARDRUS.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 20/1177

Page 20: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

CE QUE VEUT ALLAH !

AU NOM D’ALLAH

LE CLÉMENT, LE MISÉRICORDIEUX

La louange à Allah, maître de l’Univers ! etla prière et la paix sur le prince des envoyés,notre seigneur et suzerain Mohammed ! et, surtous les siens, prière et paix à jamais essentiel-lement unies jusqu’au jour de la rétribution.

Et ensuite ! que les légendes des ancienssoient une leçon pour les modernes, afin quel’homme voie les événements qui arrivèrent àd’autres qu’à lui : alors il respectera et considé-rera attentivement les paroles des peuples pas-sés et ce qui leur advint, et il se réprimandera.

Page 21: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Aussi gloire à qui réservera les récits despremiers comme leçon à l’intention des der-niers.

Or, c’est d’entre ces leçons-là que sont tirésles contes nommés « Mille nuits et une nuit »,et tout ce qu’il y a en eux de choses extraordi-naires et de maximes.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 22/1177

Page 22: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

INTRODUCTION

HISTOIRE DU ROI SCHAHRIAR

ET DE SON FRÈRE, LE ROI SCHAH-ZAMAN

Il est raconté – mais Allah est plus savant etplus sage et plus puissant et plus bienfaisant –qu’il y avait – dans ce qui s’écoula et se présentaen l’antiquité du temps et le passé de l’âge et dumoment – un roi d’entre les rois de Sassan, dansles îles de l’Inde et de la Chine(4). Il était maîtred’armées d’auxiliaires de serviteurs et d’une nom-breuse suite. Et il avait deux enfants, l’un d’euxgrand et le dernier petit. Tous les deux étaient

Page 23: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

d’héroïques cavaliers ; mais le grand était meilleurcavalier que le petit. Ce grand régna sur les payset gouverna avec justice entre les humains ; aussil’aimèrent les habitants du pays et du royaume.Son nom était le roi Schahriar(5). Quant à sonfrère le petit, son nom était le roi Schahzaman(6)

et il était roi de Samarkand Al-Ajam.

Cet état de choses ne cessant point, ils rési-dèrent dans leur pays ; et chacun d’eux fut, dansson royaume, gouverneur juste de ses ouailles du-rant l’espace de vingt années. Et ils furent tousdeux à la limite de la dilatation et de l’épanouisse-ment.

Et ils ne cessèrent d’être ainsi, jusqu’à ce que leroi le grand eût l’ardent désir de voir son frère lepetit. Alors il ordonna à son vizir de partir, et derevenir avec lui. Le vizir lui répondit : « J’écoute etj’obéis ! »

Puis il partit et arriva en toute sécurité par lagrâce d’Allah : il entra chez le frère, lui transmit lapaix(7) et lui apprit que le roi Schahriar désirait

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 24/1177

Page 24: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

ardemment le voir, et que le but de ce voyage étaitde l’inviter à aller visiter son frère. Le roi Schah-zaman lui répondit : « J’écoute et j’obéis ! » Puisil fit faire ses préparatifs de départ et sortir sestentes, ses chameaux, ses mulets, ses serviteurs etses auxiliaires. Ensuite il éleva son propre vizirgouverneur du pays, et sortit demandant lescontrées de son frère.

Mais, vers le milieu de la nuit, il se rappelaune chose oubliée au palais, et revint et entra dansle palais. Et il trouva son épouse étendue sur sacouche et accolée par un esclave noir d’entre lesesclaves. À cette vue, le monde noircit sur son vi-sage. Et il dit en son âme : « Si telle aventure estsurvenue alors que je viens à peine de quitter maville, quelle serait la conduite de cette débauchéesi je m’absentais quelque temps chez mon frère ! »Sur ce, il tira son épée et, frappant les deux, lestua sur les tapis de la couche. Puis il s’en retournaau moment même et à l’heure même, et ordonnale départ du campement. Et il voyagea la nuit jus-qu’à ce qu’il fût arrivé à la ville de son frère.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 25/1177

Page 25: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Alors se réjouit son frère de son approche, etsortit vers lui et, en le recevant, lui souhaita lapaix ; et il se réjouit à la limite de la joie, et décorapour lui la ville, et se mit à lui parler avec ex-pansion. Mais le roi Schahzaman se souvenait del’aventure de son épouse, et un nuage de chagrinlui voilait la face ; et jaune était devenu son teintet faible son corps. Aussi, lorsque le roi Schahriarle vit dans cet état, il pensa en son âme que celaétait dû à l’éloignement du roi Schahzaman horsde son pays et de son royaume et, ne lui deman-dant plus rien à ce sujet, il le laissa à sa voie.Mais, un de ces jours, il lui dit : « Ô mon frère, jene sais ! mais je vois ton corps maigrir et ton teintjaunir ! » Il répondit : Ô mon frère, j’ai en mon êtreintime une plaie vive. » Mais il ne lui révéla pas cequ’il avait vu faire à son épouse. Le roi Schahriarlui dit : « Je désire fort que tu partes avec moi àla chasse à pied et à courre, car peut-être ainsi sedilatera ta poitrine. » Mais le roi Schahzaman nevoulut point accepter ; et son frère partit seul à lachasse.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 26/1177

Page 26: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Or, il y avait, dans le palais du Roi, des fe-nêtres ayant vue sur le jardin, et, comme le roiSchahzaman s’y était accoudé pour regarder, laporte du palais s’ouvrit et en sortirent vingt es-claves femmes et vingt esclaves hommes ; et lafemme du Roi, son frère, était au milieu d’euxqui se promenait dans toute son éclatante beauté.Arrivés à un bassin, ils se dévêtirent tous et semêlèrent entre eux. Et soudain la femme du Rois’écria : « Ô Massaoud ! Ya Massaoud ! » Et aussi-tôt accourut vers elle un solide nègre noir qui l’ac-cola ; et elle aussi l’accola. Alors le nègre la ren-versa sur le dos et la chargea. À ce signal, tousles autres esclaves hommes firent de même avec lesfemmes. Et tous continuèrent longtemps ainsi et nemirent fin à leurs baisers, accolades, copulationset autres choses semblables qu’avec l’approche dujour.

À cette vue, le frère du Roi dit en son âme :« Par Allah ! ma calamité est bien plus légère quecette calamité-ci ! » Et aussitôt il laissa s’évanouirson affliction et son chagrin, en se disant : « En

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 27/1177

Page 27: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

vérité, cela est plus énorme que tout ce qui m’ad-vint ! » Et, dès ce moment, il se reprit à boire et àmanger sans discontinuer.

Sur ces entrefaites le Roi, son frère, revint devoyage, et tous deux se souhaitèrent mutuellementla paix. Puis le roi Schahriar se mit à observerson frère le roi Schahzaman ; et il vit que ses cou-leurs et son teint étaient revenus et que son visages’était revivifié ; que, de plus, il mangeait de touteson âme après avoir été si longtemps modique denourriture. Et il s’en étonna et dit : « Ô mon frère,je te voyais naguère jaune de teint et de visage,et maintenant voici que les couleurs te sont reve-nues ! Raconte-moi donc ton état. » Il lui répon-dit : « Je te mentionnerai la cause de ma pâleurpremière ; mais dispense-moi de te narrer pour-quoi les couleurs me sont revenues ! » Le Roi luidit : « Raconte-moi donc premièrement, pour queje l’entende, la cause de ton changement de teintet de ton affaiblissement. » Il répondit : « Ô monfrère, sache que lorsque tu as envoyé ton vizir versmoi requérir ma présence entre tes mains, je fis

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 28/1177

Page 28: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

mes préparatifs de départ, et je sortis de ma ville.Mais ensuite je me rappelai le joyau que je te des-tinais et que j’ai donné au palais : aussi je re-vins sur mes pas et je trouvai mon épouse cou-chée avec un esclave noir endormis sur les tapisde mon lit ! Je les tuai tous deux, et je vins verstoi, et j’étais bien torturé à la pensée de cette aven-ture ; et c’est là le motif de ma pâleur première etde mon amaigrissement. Quant au retour de monteint, dispense-moi de le mentionner !

Lorsque son frère entendit ces paroles, il luidit : « Par Allah ! je t’adjure de me raconter lacause du retour de ton teint ! » Alors le roi Schah-zaman lui répéta tout ce qu’il avait vu. Et le roiSchahriar dit : « Il me faut avant tout voir cela demon propre œil ! » Son frère lui dit : « Alors faissemblant de partir à la chasse à pied et à courre ;mais cache-toi chez moi, et tu seras témoin duspectacle et tu le vérifieras par la vue ! »

À l’heure même, le Roi fit proclamer le départpar le crieur public ; et les soldats sortirent avec lestentes en dehors de la ville ; et le Roi sortit aussi

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 29/1177

Page 29: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

et s’établit sous les tentes, et dit à ses jeunes es-claves : « Qu’il n’entre chez moi personne ! » En-suite il se déguisa et sortit en cachette et se dirigeavers le palais, là où était son frère ; et, en arrivant,il se mit à la fenêtre qui avait vue sur le jardin.Une heure s’était à peine écoulée que les esclavesfemmes, entourant leur maîtresse, entrèrent ainsique les esclaves hommes : et ils firent tout cequ’avait dit Schahzaman, et ils passèrent le tempsdans ses ébats jusqu’à l’asr(8).

Lorsque le roi Schahriar vit cet état de choses,sa raison s’envola de sa tête ; et il dit à son frèreSchahzaman : « Allons-nous-en et partons voirl’état de notre destinée sur le chemin d’Allah ; carnous ne devons avoir plus rien de commun avec laroyauté et cela jusqu’à ce que nous puissions trou-ver quelqu’un qui ait éprouvé une aventure pa-reille à la nôtre : sinon notre mort serait, en véri-té, préférable à notre vie ! » À cela, son frère fit laréponse qu’il fallait. Puis tous deux sortirent parune porte secrète du palais. Et ils ne cessèrent devoyager jour et nuit jusqu’à ce qu’ils fussent arri-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 30/1177

Page 30: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

vés enfin à un arbre au milieu d’une prairie soli-taire, près de la mer salée. Dans cette prairie, il yavait un œil d’eau douce(9) : ils burent à cet œil ets’assirent se reposer.

Une heure s’était à peine écoulée de la journéeque la mer se mit à s’agiter, et, tout à coup, il ensortit une colonne de fumée noire qui monta versle ciel et se dirigea vers cette prairie. À cette vue,ils furent effrayés et montèrent au plus haut del’arbre qui était haut, et se mirent à regarder ceque pouvait bien être l’affaire. Or, voici que cettecolonne se changea en un genni(10) de haute taille,de forte carrure et de large poitrine, et qui portaitsur sa tête une caisse. Il mit pied à terre et vint versl’arbre sur lequel ils étaient et se tint au-dessous.Il enleva alors le couvercle de la caisse et en tiraune grande boîte qu’il ouvrit, et aussitôt apparutune jeune fille désirable, éclatante de beauté, lu-mineuse à l’égal du soleil, – comme dit le poète :

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 31/1177

Page 31: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Flambeau dans les ténèbres, elle apparaît, etc’est le jour ! Elle apparaît et de sa lumière s’illu-minent les aurores.

Les soleils s’irradient de sa clarté et les lunes dusourire de ses yeux !

Que les voiles de son mystère se déchirent, etaussitôt les créatures à ses pieds se prosternent ra-vies :

Et devant les doux éclairs de son regard, l’hu-midité des larmes passionnées mouille les coins detoute paupière !

Lorsque le genni eut bien regardé la belle ado-lescente, il lui dit : « Ô souveraine des soieries ! ôtoi que j’ai ravie le jour même de tes noces ! je vou-drais bien dormir un peu » Et le genni, posant latête sur les genoux de la jeune fille, s’endormit.

Alors l’adolescente leva la tête vers le sommetde l’arbre et vit les deux rois cachés dans l’arbre.Aussitôt elle souleva la tête du genni de dessus sesgenoux, la posa par terre et, se tenant debout au-dessous de l’arbre, elle leur dit par signes : « Des-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 32/1177

Page 32: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

cendez et n’ayez pas peur de cet éfrit(11). » Ils luirépondirent par signes : « Oh ! par Allah sur toi !dispense-nous de cette dangereuse affaire-là ! »Elle leur dit : « Par Allah sur vous deux ! descen-dez au plus vite, sinon je vais prévenir l’éfrit etil vous fera mourir de la pire mort ! » Alors ilseurent peur et descendirent près d’elle ; et elle seleva pour les recevoir et leur dit aussitôt : « Al-lons ! Percez-moi de la lance un percement violentet dur ! Sinon je vais aviser l’éfrit ! » La frayeurfit que Schahriar dit à Schahzaman : « Ô monfrère, toi le premier fais ce qu’elle ordonne ! » Ilrépondit : « Oh ! je n’en ferai rien avant que tune me donnes l’exemple, toi, mon aîné ! » Et tousdeux se mirent à s’inviter mutuellement en se fai-sant avec les yeux des signes de copulation. Alorselle leur dit : « Pourquoi vous vois-je ainsi clignerdes yeux ? Si tout de suite vous n’avancez pas etne me le faites pas, je préviens immédiatementl’éfrit ! » – Alors, à cause de leur peur du genni,ils firent d’elle tous deux ce qu’elle leur avait or-donné. Quand ils se furent bien vidés, elle leur dit :

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 33/1177

Page 33: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

« Que vous êtes vraiment experts ! » Puis elle sortitde sa poche un petit sac et en tira un collier com-posé de cinq cent soixante-dix sceaux, et leur dit :« Savez-vous ce que c’est ? » Ils lui dirent : « Nousne savons pas. » Alors elle leur dit : « Les pro-priétaires de ces sceaux tous ont copulé avec moisur les insensibles cornes de cet éfrit. Ainsi donc,vous les deux frères, donnez-moi les vôtres. » Alorsils lui donnèrent, les sortant de leurs mains, deuxsceaux. Elle leur dit alors : « Sachez que cet éfritm’enleva la nuit de mes noces, me plaça dans uneboîte et, mettant la botte dans la caisse, fixa sur lacaisse sept cadenas, et me mit alors au fond de lamer mugissante qui se heurte et s’entrechoque avecles vagues. Mais il ne savait point que lorsqu’unefemme d’entre nous désire quelque chose, rien nesaurait la vaincre. Et le poète dit, d’ailleurs :

Ami ! ne te fie point aux femmes et souris àleurs promesses ! car leur bonne ou mauvaise hu-meur dépend du caprice de leur vulve !

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 34/1177

Page 34: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe
Page 35: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Elles prodiguent l’amour mensonger, alors quela perfidie les emplit et forme la bourre de leurs vê-tements.

Souviens-toi avec respect des Paroles de Yous-souf. Et n’oublie point qu’Eblis fit expulser Adam àcause de la Femme.

Cesse aussi ton blâme, ami. Il ne sert ! car de-main, chez celui que tu blâmes, à l’amour simplesuccédera la passion folle.

Et ne dis point : « Si je suis amoureux, j’éviterailes folies des amoureux ! » Ne le dis point. Ce seraitun prodige unique, en vérité, de voir un homme setirer sain et sauf de la séduction des femmes. »

— À ces paroles, les deux frères s’émer-veillèrent à la limite de l’émerveillement, et ils sedirent l’un à l’autre : « Si celui-là est un éfrit, etqu’en dépit de sa puissance il lui soit arrivé deschoses bien plus énormes qu’à nous, c’est là uneaventure qui doit nous consoler ! »

Alors ils quittèrent, à l’heure même, la jeunefemme, et retournèrent chacun vers sa ville.

Page 36: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Quand le roi Schahriar entra dans son palais,il fit couper le cou à son épouse, et de la mêmefaçon le cou des esclaves femmes et des esclaveshommes. Puis il ordonna à son vizir de lui amenerchaque nuit une jeune fille vierge. Et chaque nuit,il prenait une jeune fille vierge et lui ravissait savirginité. Et, la nuit écoulée, il la tuait. Et il ne ces-sa d’agir de la sorte durant la longueur de troisannées. Aussi les humains furent dans les cris dedouleur et le tumulte de la terreur, et ils s’enfuirentavec ce qui leur restait de filles. Et il ne resta dansla ville aucune fille en état de servir à l’assaut dumonteur.

Sur ces entrefaites, le Roi ordonna au vizir delui amener une jeune fille, comme d’habitude. Etle vizir sortit et chercha, mais ne trouva point defille ; et, tout triste, tout affligé, il revint vers sa de-meure, l’âme pleine de terreur à cause du Roi.

Or, ce vizir avait lui-même deux filles pleinesde beauté, de charmes, d’éclat, de perfection, etd’un goût délicieux. Le nom de l’aînée était Schah-razade(12), et le nom de la petite était Donia-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 37/1177

Page 37: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

zade(13). L’aînée, Schahrazade, avait lu les livres,les annales, les légendes des rois anciens et leshistoires des peuples passés. On dit aussi qu’ellepossédait mille livres d’histoires ayant trait auxpeuples des âges passés et aux rois de l’antiquitéet aux poètes. Et elle était fort éloquente et trèsagréable à écouter.

À la vue de son père, elle dit : « Pourquoi vousvois-je ainsi changé, portant le fardeau des cha-grins et des afflictions ? Car sache, ô père, que lepoète dit : « Ô toi qui te chagrines, console-toi !Rien ne saurait durer : toute joie s’évanouit et toutchagrin s’oublie ! »

Lorsque le vizir entendit ces paroles, il racontaà sa fille tout ce qui était arrivé, depuis le com-mencement jusqu’à la fin, concernant le Roi. AlorsSchahrazade lui dit : « Par Allah ! ô père, marie-moi avec ce Roi, car, ou je vivrai, ou je seraiune rançon pour les filles des Mousslemine(14) etla cause de leur délivrance d’entre les mains duRoi ! » Alors il lui dit : « Par Allah sur toi ! ne t’ex-pose pas ainsi au péril jamais ! » Elle lui dit : « Il

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 38/1177

Page 38: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

faut absolument faire cela ! » Alors il dit : « Prendsgarde qu’il ne t’arrive ce qui arriva à l’âne et aubœuf avec le maître du labour ! Écoute donc :

FABLE DE L’ÂNE ET DU BŒUF ET DUMAÎTRE DE LABOUR

« Sache, ô ma fille, qu’il y avait un commer-çant, maître de grandes richesses et de bétail, ma-rié et père d’enfants. Allah Très-Haut lui donnaaussi la connaissance des langues des animaux etdes oiseaux. Or, le lieu d’habitation de ce commer-çant était un pays fertile sur le bord d’un fleuve.Dans la demeure de ce commerçant, il y avait aus-si un âne et un bœuf.

Un jour, le bœuf arriva à l’endroit occupé parl’âne, et trouva cet endroit balayé, arrosé ; dansl’auge il y avait de l’orge bien criblée et de la paillebien criblée ; et l’âne était couché bien au repos ;ou bien quand son maître le montait, c’était seule-ment pour une petite course qui par hasard était

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 39/1177

Page 39: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

urgente ; et l’âne revenait bien vite à son repos. Or,ce jour-là, le commerçant entendit le bœuf qui di-sait à l’âne : « Mange avec délices ! et que cela tesoit sain, profitable et de bonne digestion ! Moi, jesuis fatigué, et toi, reposé ; tu manges l’orge biencriblée et tu es servi ! Et si, des fois parmi les mo-ments, ton maître te monte, il te ramène bien vite !Quant à moi, je ne sers qu’au labour et au tra-vail du moulin ! » Alors l’âne lui dit : « Lorsque tusortiras au champ et qu’on te mettra le joug surle cou, jette-toi à terre et ne te lève point, mêmesi on te frappait ; et quand tu te seras levé, viterecouche-toi pour la seconde fois. Et si alors onte fait retourner à l’étable et qu’on te présente lesfèves, n’en mange point, tout comme si tu étais ma-lade. Ainsi, efforce-toi de ne pas manger ni boiredurant un jour ou deux ou trois. De cette façon-là,tu te reposeras de la fatigue et de la peine ! »

Or, le commerçant était là, qui entendait leursparoles.

Lorsque le meneur du bétail vint près du bœufpour lui donner le fourrage, il le vit manger très

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 40/1177

Page 40: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

peu de chose ; et quand, le matin, il le prit au la-bour, il le trouva malade. Alors le commerçant ditau meneur du bétail : « Prends l’âne et fais-le la-bourer à la place du bœuf durant toute la jour-née ! » Et l’homme revint et prit l’âne à la place dubœuf, et le fit labourer durant tout le jour.

Lorsque l’âne retourna à l’étable à la fin dujour, le bœuf le remercia pour sa bienveillance etpour l’avoir laissé se reposer de la fatigue durantce jour. Mais l’âne ne lui répondit aucune réponse,et se repentit le plus fort repentir.

Le lendemain le semeur vint et prit l’âne et lefit labourer jusqu’à la fin du jour. Et l’âne ne re-tourna que le cou écorché et exténué de fatigue.Et le bœuf, l’ayant vu dans cet état, se mit à le re-mercier avec effusion et à le glorifier de louanges.Alors l’âne lui dit : « J’étais bien tranquille aupa-ravant : or, rien ne me nuisit que mes bienfaits. »Puis il ajouta : « Pourtant il faut que tu saches queje vais te donner un bon conseil ; j’ai entendu notremaître qui disait : « Si le bœuf ne se lève pas desa place, il faut le donner à l’égorgeur pour qu’il

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 41/1177

Page 41: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

l’immole et qu’il fasse de sa peau un cuir pour latable ! » Et moi j’ai bien peur pour toi, et je t’avisedu salut ! »

Lorsque le bœuf entendit les paroles de l’âne, ille remercia et dit : « Demain j’irai librement aveceux vaquer à mes occupations. » Là-dessus, il semit à manger et avala tout le fourrage et même illécha le boisseau avec la langue.

Tout cela ! et leur maître écoutait leurs paroles.

Lorsque parut le jour, le commerçant sortitavec son épouse vers l’habitation des bœufs et desvaches et tous deux s’assirent. Alors le conduc-teur vint, et prit le bœuf et sortit. À la vue de sonmaître, le bœuf se mit à agiter la queue, à pé-ter avec bruit et à galoper follement en tous sens.Alors le commerçant fut pris d’un tel rire qu’il serenversa sur le derrière. Alors son épouse lui dit :« De quelle chose ris-tu ? » Il lui dit : « D’une choseque j’ai vue et entendue, et que je ne puis divul-guer sans mourir. » Elle lui dit : « Il faut absolu-ment que tu me la racontes et que tu me dises la

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 42/1177

Page 42: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

raison de ton rire, même si tu devais en mourir ! »Il lui dit : « Je ne puis te divulguer cela à causede ma peur de la mort. » Elle lui dit : « Mais alorstu ne ris que de moi ! ». Puis elle ne cessa de sequereller avec lui et de le harceler de paroles avecopiniâtreté, tant, qu’à la fin il fut dans une grandeperplexité. Alors il fit venir ses enfants en sa pré-sence, et envoya mander le kadi(15) et les témoins.Puis il voulut faire son testament avant de révélerle secret à sa femme et de mourir : car il aimait safemme d’un amour considérable, vu qu’elle était lafille de son oncle paternel et la mère des enfants,et qu’il avait déjà vécu avec elle cent vingt annéesde son âge. De plus, il envoya quérir tous les pa-rents de sa femme et les habitants du quartier, et ilraconta à tous son histoire et qu’à l’instant mêmeoù il dirait son secret il mourrait ! Alors tous lesgens qui étaient là dirent à la femme : « Par Allahsur toi ! laisse de côté cette affaire de peur que nemeure ton mari, le père de tes enfants ! » Mais elleleur dit : « Je ne lui laisserai la paix qu’il ne m’aitdit son secret, même dût-il en mourir ! » Alors ils

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 43/1177

Page 43: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

cessèrent de lui parler. Et le marchand se leva deprès d’eux et se dirigea du côté de l’étable, dans lejardin, pour faire d’abord ses ablutions, et retour-ner ensuite dire son secret et mourir.

Or, il avait un vaillant coq capable de satis-faire cinquante poules, et il avait aussi un chien ;et il entendit le chien qui appelait le coq et l’inju-riait et lui disait : « N’as-tu pas honte d’être joyeuxalors que notre maître va mourir ! » Alors le coqdit au chien : « Mais comment cela ? » Alors lechien répéta l’histoire, et le coq lui dit : « Par Al-lah ! notre maître est bien pauvre d’intelligence !Moi, j’ai cinquante épouses, et je sais me tirer d’af-faire en contentant l’une et en grondant l’autre !Et lui n’a qu’une seule épouse et il ne sait ni lebon moyen ni la façon dont il faut la prendre !Or, c’est bien simple ! il n’a qu’à couper à son in-tention quelques bonnes tiges de mûrier, et entrerbrusquement dans son appartement réservé et lafrapper jusqu’à ce qu’elle meure ou se repente : etelle ne recommencera plus à l’importuner de ques-tions sur quoi que ce soit ! » Il dit. Lorsque le com-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 44/1177

Page 44: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

merçant eut entendu les paroles du coq discourantavec le chien, la lumière revint à sa raison et il ré-solut de battre sa femme. »

Ici le vizir s’arrêta dans son récit et dit à sa filleSchahrazade : « Il est possible que le Roi fasse detoi comme a fait le commerçant de son épouse ! »Elle lui dit : « Et que fit-il ? » Le vizir continua :

« Le commerçant entra dans la chambre réser-vée de sa femme, après avoir coupé à son inten-tion les tiges de mûrier et les avoir cachées, et illui dit en l’appelant : « Viens dans la chambre ré-servée pour que je te dise mon secret et que per-sonne ne puisse me voir ; et puis je mourrai ! »Alors elle entra avec lui, et il ferma la porte de lachambre réservée sur eux deux, et il lui tomba des-sus à coups redoublés jusqu’à la faire s’évanouir.Alors elle lui dit : « Je me repens ! je me repens ! »Puis elle se mit à embrasser les deux mains et lesdeux pieds de son mari et elle se repentit vraiment.Et alors, elle sortit avec lui. Aussi toute l’assistancese réjouit, et se réjouirent aussi tous les parents. Et

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 45/1177

Page 45: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

tout le monde fut dans l’état le plus heureux et leplus fortuné jusqu’à la mort. »

Il dit. Et lorsque Schahrazade, la fille du vizir,eut entendu ce récit de son père, elle dit : « Ô père,je veux tout de même que tu fasses ce que je te de-mande ! » Alors le vizir, sans plus insister, fit pré-parer le trousseau de sa fille Schahrazade, puismonta prévenir le roi Schahriar.

Pendant ce temps, Schahrazade fit des recom-mandations à sa jeune sœur et lui dit : « Lorsqueje serai près du Roi, je t’enverrai mander ; etlorsque tu seras venue et que tu auras vu le Roiterminer sa chose avec moi, tu me diras : « Ô masœur, raconte-moi des contes merveilleux qui nousfassent passer la soirée ! » Alors, moi, je te ra-conterai des contes qui, si Allah le veut, serontla cause de la délivrance des filles des Moussle-mine ! »

Après quoi, son père le vizir vint la prendre etmonta avec elle chez le Roi. Et le Roi fut tout heu-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 46/1177

Page 46: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

reux et dit au vizir : « C’est bien là ce qu’il faut ? »Et le vizir dit respectueusement : « Oui ! »

Lorsque le Roi voulut prendre la jeune fille, ellese mit à pleurer, et le Roi lui dit : « Qu’as-tu ? »Elle dit : « Ô Roi ! j’ai une petite sœur à qui je dé-sire faire mes adieux. » Alors le Roi envoya cher-cher la petite sœur qui vint et se jeta au cou deSchahrazade, et finit par se blottir auprès du lit.

Alors le Roi se leva, et, prenant la viergeSchahrazade, il lui ravit sa virginité.

Puis on se mit à causer.

Alors Doniazade dit à Schahrazade : « Par Al-lah sur toi ! ô ma sœur, raconte-nous un contequi nous fasse passer la nuit ! » Et Schahrazadelui répondit : « De tout cœur et comme un devoird’hommages dus ! Si toutefois veut bien me le per-mettre ce Roi bien élevé et doué de bonnes ma-nières ! » Lorsque le Roi entendit ces paroles etcomme d’ailleurs il avait de l’insomnie, il ne futpas fâché d’entendre le conte de Schahrazade.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 47/1177

Page 47: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Et Schahrazade, cette première nuit, commen-ça le conte suivant :

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 48/1177

Page 48: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

ICI COMMENCENT

LES MILLE NUITS ET UNE NUIT

Première nuit.

HISTOIRE DU MARCHANT AVECL’ÉFRIT

Schahrazade dit :

Page 49: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, qu’il y avaitun marchand d’entre les marchands, maître denombreuses richesses et d’affaires commer-ciales dans tous les pays.

Un jour, il monta à cheval et partit pourquelques localités où l’appelaient ses affaires.Comme la chaleur était devenue trop forte, ils’assit sous un arbre, et, mettant la main àson sac de provisions, il en tira un morceau etaussi des dattes. Quand il eut fini de mangerles dattes, il en jeta au loin les noyaux ; maissoudain apparut devant lui un éfrit, grand detaille, qui, brandissant une épée, s’approcha dumarchand et s’écria : « Lève-toi, que je te tuecomme tu as tué mon enfant ! » Et le marchandlui dit : « Comment ai-je tué ton enfant ? » Il luidit : « Quand, les dattes mangées, tu jetas lesnoyaux, les noyaux vinrent frapper mon fils àla poitrine : alors c’en fut fait de lui et il mou-rut à l’heure même. » Alors le marchand dit àl’éfrit : « Sache, ô grand éfrit, que je suis uncroyant, et que je ne saurais te mentir. Or, j’ai

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 50/1177

Page 50: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

beaucoup de richesses, et j’ai aussi des enfantset une épouse ; de plus, j’ai chez moi des dé-pôts qui me furent confiés. Permets-moi doncde m’en aller à ma maison, que je puisse don-ner à qui de droit son droit : cela fait je re-viendrai vers toi. Ainsi tu as ma promesse etmon serment que je retournerai ensuite près detoi. Et alors tu feras de moi ce que tu voudras.Et Allah est garant de mes paroles ! » Alorsle genni eut confiance et laissa partir le mar-chand.

Et le marchand revint dans son pays, se dé-fit de toutes ses attaches, et fit parvenir lesdroits à qui de droit. Puis il révéla à son épouseet à ses enfants ce qui lui était arrivé : et tousse mirent à pleurer, les parents, les femmes etles enfants. Ensuite le commerçant fit son tes-tament ; et il resta avec les siens jusqu’à la finde l’année ; après quoi il résolut de repartir et,prenant son linceul sous son aisselle, il fit sesadieux à ses proches, à ses voisins et à ses pa-rents, et s’en alla en dépit de son nez. Alors on

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 51/1177

Page 51: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

se mit à se lamenter sur lui et à pousser descris de deuil.

Quant au commerçant, il continua à voya-ger, et il arriva au jardin en question ; et cejour-là était le premier jour de la nouvelle an-née. Or, pendant qu’il était assis à pleurer surce qui lui arrivait, voici qu’un vieux cheikh(16)

se dirigea vers lui en conduisant une gazelleenchaînée. Il salua le marchand, lui souhaitaune vie prospère et lui dit : « Quelle est lacause de ton stationnement, tout seul, en cetendroit qui est hanté par les genn(17) ? Alorsle marchand lui raconta ce qui lui était arrivéavec l’éfrit, et la cause de son stationnementdans cet endroit. Et le cheikh, maître de la ga-zelle, fut grandement étonné et dit : « Par Al-lah ! ô mon frère, ta foi est une grande foi ! Etton histoire est une histoire si prodigieuse que,si elle était écrite avec l’aiguille sur le coin inté-rieur de l’œil, elle serait une matière à réflexionà qui réfléchit respectueusement ! » Puis il s’as-sit à côté de lui et dit : « Par Allah ! ô mon

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 52/1177

Page 52: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

frère, je ne cesserai de rester près de toi tantque je n’aurai pas vu ce qui va t’arriver avecl’éfrit. » Et il resta, en effet, et se mit à causeravec lui, et le vit même s’évanouir de peur etde terreur, en proie à une profonde afflictionet à des pensées tumultueuses. Et le maître dela gazelle continuait à rester là, quand soudainarriva un second cheikh qui se dirigea vers eux,en conduisant deux chiens lévriers de l’espècedes chiens noirs. Il s’approcha, leur souhaita lapaix et leur demanda la cause de leur station-nement en cet endroit hanté par les genn. Alorsils lui racontèrent l’histoire depuis le commen-cement jusqu’à la fin. Mais à peine s’était-ilassis, qu’un troisième cheikh se dirigea verseux en conduisant une mule couleur d’étour-neau. Il leur souhaita la paix et leur demandala cause de leur stationnement en cet endroit.Et ils lui racontèrent l’histoire depuis le com-mencement jusqu’à la fin. Mais il n’y a aucuneutilité à la répéter.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 53/1177

Page 53: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Sur ces entrefaites, un tourbillon de pous-sière se leva et une tempête souffla avec vio-lence en s’approchant du milieu de la prairie.Puis, la poussière s’étant dissipée, le genni enquestion apparut, un glaive finement aiguisé àla main ; et des étincelles jaillissaient de sespaupières. Il vint à eux et, saisissant le mar-chand au milieu d’eux, il lui dit : « Viens, que jete tue comme tu as tué mon enfant, le soufflede ma vie et le feu de mon cœur ! » Alors lemarchand se mit à pleurer et à se lamenter ; etaussi les trois cheikhs se mirent notoirement àpleurer, à gémir et à sangloter.

Mais le premier cheikh, le maître de la ga-zelle, finit par s’enhardir, et, embrassant lamain du genni, il lui dit : « Ô genni, ô le chefdes rois des genn et leur couronne, si je te ra-conte mon histoire avec cette gazelle, et quetu sois émerveillé, en récompense tu me ferasgrâce du tiers du sang de ce marchand ! » Legenni dit : « Oui, certes, vénérable cheikh ! Situ me racontes l’histoire, et que je la trouve ex-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 54/1177

Page 54: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

traordinaire, je t’accorderai en grâce le tiers dece sang ! »

CONTE DU PREMIER CHEIKH

Le premier cheikh dit :

« Sache, ô grand éfrit, que cette gazelle-ciétait la fille de mon oncle(18), et qu’elle étaitde ma chair et de mon sang. Je l’épousai alorsqu’elle était encore jeune et je vécus avec elleprès de trente ans. Mais Allah ne m’accordaitd’elle aucun enfant. Aussi je pris une concu-bine qui, avec la grâce d’Allah, me donna unenfant mâle beau comme la lune à son lever ;il avait des yeux magnifiques et des sourcilsqui se rejoignaient et des membres parfaits. Ilgrandit petit à petit jusqu’à ce qu’il fût un gar-çon de quinze ans. À cette époque je fus obligéde partir pour une ville éloignée, à cause d’unegrosse affaire de commerce.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 55/1177

Page 55: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Or, la fille de mon oncle, cette gazelle-ci,était initiée dès son enfance à la sorcellerie età l’art des enchantements. Par sa science de lamagie, elle métamorphosa mon fils en veau, etl’esclave sa mère en vache ; puis elle les mitsous la garde de notre berger.

Moi, après une longue durée de temps, jerevins de voyage. Je m’informai de mon fils etde sa mère, et la fille de mon oncle me dit :« Ton esclave est morte ; et ton fils s’est enfuiet je ne sais où il est allé ! »

Alors, durant une année, je restai accablésous l’affliction de mon cœur et les pleurs demes yeux.

Quand arriva la fête annuelle du Jour desSacrifices, j’envoyai dire au berger de me ré-server une vache bien grasse ; et il m’apportaune vache bien grasse – mais c’était ma concu-bine ensorcelée par cette gazelle-ci ! – Alors jerelevai mes manches et les pans de ma robe et,le couteau à la main, je me préparai à sacri-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 56/1177

Page 56: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

fier la vache. Tout à coup cette vache se mit àse lamenter et à pleurer des pleurs abondants.Alors je m’arrêtai ; mais j’ordonnai au bergerde la sacrifier. Il le fit ; puis il l’écorcha. Maisnous ne trouvâmes en elle ni graisse ni viande :simplement la peau et les os. Je me repentisalors de l’avoir sacrifiée ; mais à quoi me ser-vait le repentir ? Puis je la donnai au berger etlui dis : « Apporte-moi un veau bien gras. » Etil m’apporta mon fils l’ensorcelé en veau.

Quand ce veau me vit, il coupa sa corde,courut à moi et se roula à mes pieds ; quels gé-missements ! et quels pleurs ! Alors j’eus pitiéde lui, et je dis au berger : « Apporte-moi unevache, et laisse celui-ci ! »

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, se tut sans pro-fiter davantage de la permission. Alors sa sœurDoniazade lui dit : « Ô ma sœur, que tes parolessont douces et gentilles et savoureuses et déli-cieuses au goût ! » Et Schahrazade répondit :

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 57/1177

Page 57: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

« Mais elles ne sont vraiment rien comparées à ceque je vous raconterai à tous deux, la nuit pro-chaine, si toutefois je suis encore en vie et si le Roiveut bien me conserver ! » Et le Roi se dit en lui-même : « Par Allah ! je ne la tuerai que lorsquej’aurai entendu la suite de son conte ! »

Puis le Roi et Schahrazade passèrent toute lanuit enlacés. Après quoi le Roi sortit présider auxaffaires de sa justice. Et il vit le vizir arriver avec,sous le bras, le linceul destiné à sa fille Schahra-zade qu’il croyait déjà morte. Mais le Roi ne luidit rien à ce sujet, et continua à rendre la justiceet à nommer les uns aux emplois et à destituer lesautres, et cela jusqu’à la fin de la journée. Et le vi-zir fut dans la perplexité et à la limite de l’étonne-ment.

Quand le diwan(19) fut terminé, le roi Schah-riar rentra dans son palais.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 58/1177

Page 58: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

lafutEt lorsque

deux ième nuit.

Doniazade dit à sa sœur Schahrazade : « Ôma sœur, finis-nous, je t’en prie, le conte qui estl’histoire du marchand avec le genni ! » Et Schah-razade répondit : « De tout cœur et comme hom-mage dû ! – si toutefois le Roi me le permet. »Alors le Roi dit : « Tu peux parler ! »

Elle dit :

Il est parvenu jusqu’à moi, ô Roi fortuné, ôdoué d’idées justes et droites, que, lorsque lemarchand vit pleurer le veau, son cœur fut prisde pitié, et qu’il dit au berger : « Laisse ce veauparmi les bestiaux ! »

Page 59: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Tout cela ! Et le genni s’étonnait prodigieu-sement de cette histoire étonnante. Puis lecheikh, maître de la gazelle, continua :

« Ô seigneur des rois des genn, tout cela estarrivé ! Et la fille de mon oncle, cette gazelle-ci, était là qui regardait et disait : « Oh ! il nousfaut sacrifier ce veau, car il est gras à point ! »Mais moi, je ne pouvais, par pitié, me résoudreà le sacrifier ; et j’ordonnai au berger de le re-prendre ; et il le reprit et s’en alla avec lui.

Le second jour, j’étais assis quand le bergervint à moi et me dit : « Ô mon maître, je vaiste dire une chose qui te réjouira, et dont labonne nouvelle me vaudra une gratification. »Je lui répondis : « Certainement. » Il dit : « Ômarchand illustre, j’ai ma fille qui est sorcièreet a appris la sorcellerie d’une vieille femmequi logeait chez nous. Or, hier, quand tu m’eusdonné le veau, j’entrai avec lui chez ma fille.À peine l’eut-elle vu qu’elle se couvrit le visagede son voile, et se mit à pleurer, et puis à rire.Ensuite elle me dit : « Ô père, ma valeur est-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 60/1177

Page 60: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

elle descendue si bas à tes yeux, que tu laissesainsi pénétrer chez moi les hommes étran-gers ? » Je lui dis : « Mais où sont-ils, ceshommes étrangers ? Et pourquoi as-tu pleuréet ensuite ri ? » Elle me dit : « Ce veau, qui estavec toi, est le fils de notre maître le marchand,mais il est ensorcelé, lui, et sa mère avec lui. Etc’est de sa mine de veau que je ne pus m’em-pêcher de rire. Et si j’ai pleuré, c’est à causede la mère du veau sacrifiée par le père. » Àces paroles de ma fille, je fus prodigieusementsurpris, et j’attendis impatiemment le retour dumatin pour venir te mettre au courant. »

Lorsque, ô puissant genni, continua lecheikh, j’entendis les paroles de ce berger, jesortis à la hâte avec lui, et je me sentais ivresans vin, par la quantité de joie et de félicitéqui m’advenait de revoir mon fils. Quand doncj’arrivai à la maison du berger, la jeune filleme souhaita la bienvenue et me baisa la main.Puis le veau vint à moi et se roula à mes pieds.Alors je dis à la fille du berger : « Est-ce vrai, ce

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 61/1177

Page 61: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

que tu racontes sur ce veau ? » Elle dit : « Oui,certes, mon maître ! C’est ton fils, la flamme deton cœur ! » Je lui dis : « Ô gentille et secou-rable adolescente, si tu délivres mon fils, je tedonnerai tout ce que j’ai de bétail et de pro-priétés sous la main de ton père ! » Elle sourità mes paroles et me dit : « Ô mon maître, jene veux accepter la richesse qu’à deux condi-tions ; la première est que je me marierai avecton fils ! et la seconde est que tu me laisserasensorceler et emprisonner qui je veux ! Sansquoi je ne réponds pas de l’efficacité de monintervention contre les perfidies de ta femme. »

Lorsque j’entendis, ô puissant genni, les pa-roles de la fille du berger, je lui dis : « Soit ! et,par-dessus le marché, tu auras les richesses quise trouvent sous la main de ton père ! Pour cequi est de la fille de mon oncle, je te permetsde disposer de son sang ! »

Lorsqu’elle eut entendu mes paroles, elleprit un petit bassin en cuivre, le remplit d’eauet prononça sur l’eau des conjurations ma-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 62/1177

Page 62: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

giques ; puis elle en aspergea le veau, et luidit : « Si Allah t’a créé veau, reste veau sanschanger de forme ! Mais si tu es enchanté, re-viens à ta première forme créée, et cela avec lapermission d’Allah Très-Haut ! »

Elle dit. Et aussitôt le veau se mit à s’agiteren se secouant, et redevint un être humain.Alors je me jetai sur lui en l’embrassant. Puis jelui dis : « Par Allah sur toi ! raconte-moi ce quela fille de mon oncle fit de toi et de ta mère ! »Et il me raconta tout ce qui leur était arrivé.Je dis alors : « Ô mon enfant, Allah, Maître desDestinées, te réservait quelqu’un pour te sau-ver et sauver tes droits ! »

Après quoi, ô bon genni, je mariai mon filsavec la fille du berger. Et elle, par sa sciencede la sorcellerie, ensorcela la fille de mon oncleet la métamorphosa en cette gazelle-ci que tuvois ! Et moi, comme je passais par cet endroit-ci, je vis ces bonnes personnes assemblées, jeleur demandai ce qu’elles faisaient, et j’apprisd’elles ce qui était arrivé à ce marchand-ci, et

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 63/1177

Page 63: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

je m’assis pour voir ce qui pouvait survenir. –Et telle est mon histoire ! »

Alors le genni s’écria : « Cette histoire estassez étonnante : aussi je t’accorde en grâce letiers du sang demandé. »

À ce moment s’avança le deuxième cheikh,le maître des deux chiens lévriers, et dit :

CONTE DU DEUXIÈME CHEIKH

« Sache, ô seigneur des rois des genn, queces deux chiens-ci sont mes frères, et moi jesuis le troisième. Or, lorsque mourut notrepère, il nous laissa en héritage trois mille di-nars(20). Et moi, avec ma part, j’ouvris uneboutique où je me mis à vendre et à acheter.Et l’un de mes frères se mit à voyager pourfaire le commerce, et s’absenta loin de nousla longueur d’une année, avec les caravanes.Quand il revint, il n’avait plus rien. Alors jelui dis : « Ô mon frère, Allah, qui est puissant

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 64/1177

Page 64: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

et grand, a permis que cela m’arrivât. Aussites paroles maintenant ne peuvent plus m’êtreprofitables, car je ne possède plus rien. » Alorsje l’emmenai avec moi à la boutique, puis je leconduisis au hammam, et lui donnai une robemagnifique de première qualité. Ensuite nousnous assîmes ensemble pour manger ; puis jelui dis : « Ô mon frère, je vais faire le comptedu gain de ma boutique d’une année à l’autre ;et, sans toucher au capital, je diviserai ce gainpar moitié entre moi et toi ! » Et, en effet, je fisle compte du gain rapporté par l’argent de laboutique, et je trouvai pour cette année-là unbénéfice de mille dinars. Alors je remerciai Al-lah, qui est puissant et grand, et je me réjouisde la plus intense joie. Puis je divisai le gainen deux parties égales entre mon frère et moi.Et nous demeurâmes ensemble des jours et desjours.

Mais, de nouveau, mes frères résolurent departir, et ils voulurent me faire partir avec eux.Mais je n’acceptai point, et leur dis : « Qu’avez-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 65/1177

Page 65: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

vous donc gagné, vous autres, à voyager, pourque je sois tenté de vous imiter ? » Alors ilsse mirent à me faire des reproches ; mais sansfruit, car je ne leur obéis point. Au contraire,nous continuâmes à rester dans nos boutiquesrespectives, à vendre et à acheter, durant uneannée entière. Mais alors ils recommencèrentà me proposer le voyage, et moi je continuaià ne pas accepter – et cela dura ainsi six an-nées entières. Enfin je finis par tomber d’ac-cord avec eux pour le départ, et leur dis : « Ômes frères, comptons ce que nous avons d’ar-gent. » Nous comptâmes et nous trouvâmes entout six mille dinars. Je leur dis alors : « En-fouissons-en la moitié sous terre, pour pouvoirl’utiliser si un malheur nous atteignait. Et pre-nons chacun mille dinars pour faire le com-merce en petit. » Ils répondirent : « Qu’Allahfavorise l’idée ! » Alors je pris l’argent, je ledivisai en deux parties égales, j’enfouis troismille dinars, et, quant aux trois mille autres, jeles distribuai judicieusement à chacun de noustrois. Puis nous fîmes nos emplettes de mar-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 66/1177

Page 66: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

chandises diverses, nous louâmes un navire,nous y transportâmes tous nos effets, et nouspartîmes.

Le voyage dura un mois entier, au bout du-quel nous entrâmes dans une ville où nousvendîmes nos marchandises ; et nous fîmes unbénéfice de dix dinars pour chaque dinar ! Puisnous quittâmes cette ville.

Comme nous arrivions au bord de la mer,nous trouvâmes une femme, vêtue d’habitsvieux et usés, qui s’approcha de moi, me baisala main et me dit : « Ô mon maître, peux-tume secourir et me rendre service ? et je sauraibien, en retour, reconnaître ton bienfait ! » Jelui dis : « Oui, certes ! je sais secourir et obli-ger ; mais ne crois pas être obligée de m’enêtre reconnaissante. » Elle me répondit : « Ômon maître, alors marie-toi avec moi, et em-mène-moi dans ton pays, et je te vouerai monâme ! Oblige-moi donc, car je suis de celles quisavent le prix d’une obligation et d’un bienfait.Et n’aie point honte de ma pauvre condition ! »

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 67/1177

Page 67: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Lorsque j’entendis ces paroles, je fus pris pourelle d’une cordiale pitié : car il n’y a rien quise fasse avec la volonté d’Allah, qui est puis-sant et grand ! Je l’emmenai donc, je la vêtis deriches habits ; puis j’étendis pour elle, dans lenavire, de magnifiques tapis, et je lui fis un ac-cueil hospitalier et large, plein d’urbanité. Puisnous partîmes.

Et mon cœur l’aima d’un grand amour. Etdepuis je ne la délaissai ni jour ni nuit. Et moiseul, parmi mes frères, je pouvais œuvrer avecelle. Aussi mes frères furent pleins de jalousie ;et ils m’envièrent aussi pour ma richesse et labelle qualité de mes marchandises ; et ils je-tèrent avidement leurs regards sur tout ce queje possédais, et ils concertèrent ma mort et lerapt de mon argent : car le Cheitane(21) leur fitvoir leur action sous les plus belles couleurs.

Un jour que je dormais aux côtés de monépouse, ils vinrent à nous, et nous enlevèrentet nous jetèrent tous deux à la mer ; et monépouse se réveilla dans l’eau. Alors tout d’un

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 68/1177

Page 68: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

coup elle changea de forme et se mua en éfri-ta(22). Elle me prit alors sur ses épaules et medéposa dans une île. Puis elle disparut pourtoute la nuit, et revint vers le matin, et me dit :« Ne me reconnais-tu pas ? Je suis ton épouse !je t’ai enlevé, et t’ai sauvé de la mort, avecla permission d’Allah le Très-Haut. Car, sache-le bien, je suis une gennia(23). Et, dès l’ins-tant que je t’ai aperçu, mon cœur t’a aimé,simplement parce qu’Allah l’a voulu et que jesuis une croyante en Allah et en son Prophète,qu’il (le Prophète) soit béni et préservé par Al-lah ! Lorsque je suis venue à toi dans la pauvrecondition où j’étais, tu as bien voulu tout demême te marier avec moi. Et alors, moi, enretour, je t’ai sauvé de cette mort dans l’eau.Quant à tes frères, je suis pleine de fureurcontre eux, et certainement il faut que je lestue ! »

À ces paroles, je fus fort stupéfait, et je laremerciai pour son acte, et je lui dis : « Quantà la perte de mes frères, vraiment il ne faut

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 69/1177

Page 69: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

pas ! » Puis je lui racontai ce qui m’était ad-venu avec eux depuis le commencement jus-qu’à la fin. Lorsqu’elle eut entendu mes pa-roles, elle dit : « Moi, cette nuit, je m’envoleraivers eux et je ferai sombrer leur navire : et ilspériront ! » Je lui dis : « Par Allah sur toi ! ne lefais point, car le Maître des Proverbes dit : Ôbienfaiteur d’un homme indigne ! sache que lecriminel est puni suffisamment par son crimemême ! Or, quoi qu’il en soit, ils sont tout demême mes frères ! » Elle dit : « Il faut absolu-ment que je les tue ! » Et j’implorai vainementson indulgence. Après quoi, elle me prit sur sesépaules, et s’envola, et me déposa sur la ter-rasse de ma maison.

Alors j’ouvris les portes de ma maison. Puisje retirai les trois mille dinars de leur cachette.Et j’ouvris ma boutique, après avoir fait les vi-sites nécessaires et les saluts d’usage ; et je fisde nouvelles emplettes de marchandises.

Lorsque vint la nuit je fermai ma boutique,et, en entrant dans ma maison, je trouvai ces

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 70/1177

Page 70: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

deux chiens-ci attachés dans un coin. Quandils me virent, ils se levèrent et se mirent à pleu-rer et à s’attacher à mes vêtements ; mais toutde suite accourut mon épouse qui me dit : « Cesont là tes frères. » Je lui dis : « Mais qui apu les mettre dans cet état ? » Elle répondit :« Moi ! J’ai prié ma sœur, qui est bien plus ver-sée que moi dans les enchantements, et elle lesmit dans cet état, dont ils ne pourront sortirqu’au bout de dix années. »

C’est pourquoi, ô puissant genni, moi, jevins en cet endroit-ci, car je me rends auprèsde ma belle-sœur pour la prier de les délivrer,puisque voici déjà les dix années écoulées. Àmon arrivée ici, je vis ce bon jeune homme,j’appris son aventure, et ne voulus point bou-ger avant d’avoir vu ce qui pouvait survenirentre toi et lui ! Et tel est mon conte. »

Le genni dit : « C’est vraiment un conteétonnant : aussi je t’accorde le tiers du sang enrachat du crime. »

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 71/1177

Page 71: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Alors s’avança le troisième cheikh, le maîtrede la mule, et dit au genni : « Moi je te racon-terai une histoire plus merveilleuse que celledes deux autres. Et tu m’accorderas en grâcele reste du sang en rachat du crime. » Le gennirépondit : « Qu’il en soit ainsi ! »

Et le troisième cheikh dit :

CONTE DU TROISIÈME CHEIKH

« Ô sultan, ô toi le chef des genn ! cettemule était mon épouse. J’avais été une fois envoyage, je m’étais absenté loin d’elle une an-née entière ; et quand j’eus terminé mes af-faires, je revins pendant la nuit auprès d’elle,et je la trouvai couchée avec un esclave noirsur les tapis du lit ; et tous deux étaient là quicausaient, et minaudaient, et riaient, et s’em-brassaient, et s’excitaient en folâtrant. Aussitôtqu’elle me vit, elle se leva vite et se jeta surmoi en tenant une cruche d’eau ; elle murmura

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 72/1177

Page 72: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

quelques paroles sur cette cruche d’eau, m’as-pergea avec l’eau, et me dit : « Sors de tapropre forme et deviens l’image d’un chien ! »Et immédiatement je devins un chien ; et elleme chassa de ma maison. Et je sortis, et depuislors je ne cessai d’errer, et je finis par arriverà la boutique d’un boucher. Je m’approchai etme mis à manger des os. Lorsque le maître dela boutique me vit, il me prit, et vint avec moià sa demeure.

Lorsque la fille du boucher me vit, aussitôtelle se voila le visage à cause de moi, et dità son père : « Est-ce ainsi que l’on fait ? Tuemmènes un homme et tu entres chez nousavec lui ! » Son père dit : « Mais où est cethomme ? » Elle répondit : « Ce chien est unhomme. Et c’est une femme qui l’a ensorcelé.Et moi je suis capable de le délivrer. » À cesparoles, le père dit : « Par Allah sur toi ! ô mafille, délivre-le ! » Elle prit une cruche d’eau et,après avoir murmuré sur cette eau quelquesparoles, elle m’aspergea avec quelques

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 73/1177

Page 73: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

gouttes, et dit : « Sors de cette forme-ci et re-viens à ta forme première ! » Alors je revins àma forme première, et je baisai la main de lajeune fille, et je dis : « Je désire maintenant quetu ensorcelles mon épouse comme elle m’a en-sorcelé. » Elle me donna alors un peu d’eau etme dit : « Si tu trouves ton épouse endormie,arrose-la avec cette eau, et elle deviendra se-lon ton désir ! » En effet, je la trouvai endor-mie, je l’aspergeai avec l’eau, et je dis : « Sorsde cette forme-ci et deviens l’image d’unemule ! » Et à l’heure même elle devint unemule.

Et c’est elle-même que tu vois là de tonpropre œil, ô sultan et chef des rois desgenn ! »

Alors le genni se tourna vers la mule et luidit : « Est-ce vrai cela ? » Et elle se mit à ho-cher la tête et dit par signe : « Oh oui ! oh oui !cela est vrai. »

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 74/1177

Page 74: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Toute cette histoire fit que le genni seconvulsa d’émotion et de plaisir, et fit don auvieillard du dernier tiers du sang.

— Là, Schahrazade vit apparaître le matin, et,discrète, elle cessa de parler, sans profiter davan-tage de la permission. Alors sa sœur Doniazadelui dit : « Ô ma sœur, que tes paroles sont douces,et gentilles, et savoureuses, et délicieuses en leurfraîcheur ! » Schahrazade répondit : « Mais qu’estcela, comparé à ce que je te raconterai la nuit pro-chaine, si je suis encore en vie, et si le Roi veut bienme conserver ? » Et le Roi se dit : « par Allah ! jene la tuerai que lorsque j’aurai entendu la suite deson récit, qui est étonnant ! »

Puis le Roi et Schahrazade passèrent cettenuit-là enlacés jusqu’au matin. Après quoi, le Roisortit vers la salle de sa justice. Et le vizir et les of-ficiers entrèrent, et le diwan fut plein de monde.Et le Roi jugea et nomma, et destitua, et terminales affaires, et donna ses ordres, et cela jusqu’à la

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 75/1177

Page 75: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

fin de la journée. Puis le diwan fut levé, et le roiSchahriar rentra dans son palais.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 76/1177

Page 76: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Et lorsque fut la troi-sième nuit.

Doniazade dit : « Ô ma sœur ! je t’en prie,complète-nous ta narration. » Et Schahrazade ré-pondit : « De tout cœur amical et généreux ! » Puiselle continua :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que, lorsquele troisième cheikh raconta au genni le contele plus étonnant des trois, le genni s’émerveillaprodigieusement, se convulsa de plaisir etd’émotion, et dit : « Je t’accorde le reste en ra-chat du crime. Et je relâche le marchand. »

Alors le marchand, tout heureux, alla au-devant des cheikhs, et les remercia beaucoup.Et eux, à leur tour, le félicitèrent pour sa déli-vrance.

Page 77: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Et chacun d’eux retourna dans son pays.

— Mais, continua Schahrazade, cela n’est pasplus étonnant que l’histoire du pêcheur.

Alors le Roi dit à Schahrazade « Quelle his-toire de pêcheur ? »

Et Schahrazade dit :

HISTOIRE DU PÉCHEUR AVECL’ÉFRIT

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, qu’il y avaitun pêcheur, homme très avancé en âge, marié,père de trois enfants, et très pauvre de sonétat.

Il avait coutume de jeter son filet quatre foispar jour, rien de plus. Or, un jour d’entre lesjours, à l’heure de midi il alla au bord de lamer, déposa son panier, jeta son filet, et pa-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 78/1177

Page 78: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

tienta jusqu’à ce que le filet allât reposer aufond de l’eau. Alors il rassembla les fils, et trou-va le filet fort pesant, et ne réussit pas à le tirerà lui. Il porta alors le bout à terre, et l’attachaà un pieu enfoncé en terre. Puis il se dévêtit,plongea dans l’eau autour du filet, et ne cessade se débattre qu’il ne l’eût fait sortir. Il se ré-jouit, se rhabilla, et, s’étant approché du filet, ily trouva un âne mort. À cette vue, il se désola,et dit : « Il n’y a de puissance et de force qu’enAllah le Très-Haut, le Tout-Puissant ! » Puis ildit : « Mais, en vérité, ce don d’Allah est éton-nant ! » Et il récita ce vers :

Ô plongeur ! tu roules dans les ténèbres de lanuit et la perdition, aveuglement ! va cesse les tra-vaux pénibles ; car la Fortune n’aime pas le mou-vement !

Puis il retira le filet, en exprima l’eau, etlorsqu’il eut fini de l’exprimer, il étendit ce filet.Puis il descendit dans l’eau et dit : « Au nomd’Allah ! » et jeta de nouveau le filet dans l’eau,

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 79/1177

Page 79: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

et attendit que le filet eût touché le fond ; il es-saya alors de le retirer, mais il constata que lefilet était trop pesant et adhérait encore plusau fond que la première fois. Aussi crut-il quec’était du gros poisson. Il attacha alors le filet àterre, se dévêtit, plongea, et fit tant qu’il le re-tira ; et, l’ayant porté sur le rivage, il y trouvaune jarre énorme remplie de boue et de sable.À cette vue, il se lamenta et récita quelquesvers :

Ô vicissitudes du sort, assez ! Et prenez les hu-mains en pitié ! Quelle tristesse ! Sur la terre, nullerécompense n’est égale au mérite et n’est digne del’action.

Des fois, je sors de ma maison pour, naïve-ment, chercher la Fortune. Et on m’apprend qu’il ya longtemps que la Fortune est morte.

Misère ! est-ce ainsi, ô Fortune, qu’à l’ombre turelègues les sages pour laisser les sots gouverner lemonde ?…

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 80/1177

Page 80: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Puis il jeta la jarre loin de lui, tordit le filet,le nettoya, demanda pardon à Allah pour sonmouvement de révolte, et revint vers la merune troisième fois ; il jeta le filet, attendit quele filet eût atteint le fond et, l’ayant retiré, il ytrouva des pots cassés et des verres en mor-ceaux. À cette vue il récita encore un vers d’unpoète :

Ô Poète, le vent de la fortune jamais de ton cô-té ne soufflera ! Ignores-tu, naïf, que ni ta plumede roseau ni les lignes harmonieuses de l’écriturene t’enrichiront jamais ?…

Et, levant la tête au ciel, il s’écria : « Allah !Tu le sais ! je ne jette mon filet que quatre fois.Or, voici que je l’ai déjà jeté trois fois ! » Aprèscela, il invoqua encore une fois le nom d’Al-lah, et jeta son filet dans la mer, et attenditqu’il reposât au fond. Et cette fois, malgré tousses efforts, il ne réussit point à retirer le filet,qui s’accrochait encore davantage aux rochesdu fond. Alors il s’écria : « Il n’y a de force et

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 81/1177

Page 81: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

de puissance qu’en Allah ! » Puis il se dévêtit,plongea tout autour du filet et se mit à ma-nœuvrer jusqu’à ce qu’il l’eût dégagé et rame-né à terre. Il l’ouvrit et y trouva, cette fois, ungrand vase de cuivre jaune, plein et intact ; sonembouchure était scellée avec du plomb por-tant l’empreinte du sceau de notre seigneur So-leïman(24), fils de Daoud. À cette vue le pê-cheur se réjouit beaucoup, et se dit : « Voilàune chose que je vendrai dans le souk(25) deschaudronniers, car cela vaut bien au moins dixdinars d’or ! » Il essaya alors de faire ballot-ter le vase, mais il le trouva trop pesant, et ilse dit : « Il me faut absolument l’ouvrir et voirson contenu, que je mettrai dans mon sac ; etje vendrai, ensuite le vase au souk des chau-dronniers. » Il prit alors son couteau et se mità manœuvrer jusqu’à ce qu’il eût descellé leplomb ; il renversa alors le vase et le secouapour verser son contenu par terre. Mais rienne sortit du vase, si ce n’est une fumée quimonta jusqu’à l’azur du ciel et se déroula à lasurface du sol. Et le pêcheur fut prodigieuse-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 82/1177

Page 82: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

ment étonné. Puis la fumée sortit entièrement,se condensa, se secoua et devint un éfrit dontla tête touchait aux nuages et les pieds traî-naient dans la poussière. La tête de cet éfritétait comme une coupole, ses mains commedes fourches, ses pieds comme des mâts, sabouche comme une caverne, ses dents commedes cailloux, son nez comme une gargoulette,ses yeux comme deux torches ; ses cheveuxétaient en désordre et poudreux. À la vue decet éfrit, le pêcheur fut épouvanté, ses musclestremblèrent, ses dents se serrèrent violem-ment, sa salive sécha, et ses yeux s’aveuglèrentà la lumière.

Lorsque l’éfrit vit le pêcheur, il s’écria : « Iln’y a point d’autre Dieu qu’Allah, et Soleïmanest le prophète d’Allah ! » et, s’adressant au pê-cheur, il lui dit : « Et toi, ô grand Soleïman, pro-phète d’Allah, ne me tue pas, car jamais plus jene te désobéirai et ne me mutinerai contre tesordres ! » Alors le pêcheur lui dit : « Ô géantrebelle et audacieux, tu oses dire que Soleïman

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 83/1177

Page 83: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

est le prophète d’Allah ! D’ailleurs Soleïman estmort depuis déjà mille huit cents ans, et noussommes à la fin des temps ! Quelle est donccette histoire ? Et que racontes-tu là ? Et quelleest la cause de ton entrée dans ce vase ? » Àces paroles, le genni dit au pêcheur : « Il n’ya d’autre Dieu qu’Allah ! Laisse-moi l’annoncerune bonne nouvelle, ô pêcheur ! » Le pêcheurdit : « Et que vas-tu m’annoncer ? » Il répon-dit : « Ta mort ! Et à cette heure même, et dela plus terrible façon ! » Le pêcheur répondit :« Tu mérites pour cette nouvelle, ô lieutenantdes afarit(26), que le ciel te retire sa protec-tion ! Et puisse-t-il t’éloigner de nous ! Pour-quoi donc veux-tu ma mort ? Et qu’ai-je faitpour mériter la mort ? Je t’ai délivré du vase, jet’ai sauvé de ce long séjour dans la mer et je t’airamené sur la terre ! » Alors l’éfrit dit : « Pèseet choisis l’espèce de mort que tu préfères et lafaçon dont tu aimes le mieux être tué ! » Le pê-cheur dit : « Quel est mon crime pour mériterune telle punition ? » L’éfrit dit : « Écoute monhistoire, ô pêcheur. » Le pêcheur dit : « Parle !

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 84/1177

Page 84: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

et abrège ton discours, car d’impatience monâme est sur le point de sortir de mon pied ! »L’éfrit dit :

« Sache que je suis un genni rebelle ! Jem’étais mutiné contre Soleïman, fils de Daoud.Mon nom est Sakhr El-Genni ! Et Soleïman dé-pêcha vers moi son vizir Assef, fils de Barkhia,qui m’emmena, malgré mes efforts, et meconduisit entre les mains de Soleïman. Et monnez en ce moment-là devint bien humble. Àma vue, Soleïman fit sa conjuration à Allah,et m’enjoignit d’embrasser sa religion et d’en-trer sous son obédience. Mais moi, je refusai.Alors il fit apporter ce vase et m’y emprisonna.Puis il le scella avec du plomb et y imprimale nom du Très-Haut. Puis il donna ses ordresaux genn fidèles, qui m’enlevèrent sur leursépaules et me jetèrent au milieu de la mer. Jeséjournai cent ans au fond de l’eau, et je di-sais en mon cœur : « J’enrichirai éternellementcelui qui me délivrera ! » Mais les cent annéespassèrent et personne ne me délivra. Quand

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 85/1177

Page 85: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

j’entrai dans la seconde période de cent an-nées, je me dis : « Je découvrirai et donnerailes trésors de la terre à celui qui me délivre-ra ! » Mais personne ne me délivra. Et quatrecents années s’écoulèrent, et je me dis : « J’ac-corderai trois choses à celui qui me délivre-ra ! » Mais personne ne me délivra ! Alors jeme mis dans une effroyable colère, et je disen mon âme : « Maintenant je tuerai celui quime délivrera, mais je lui accorderai le choix desa mort ! » C’est alors que toi, ô pêcheur, tuvins me délivrer. Et je t’accordai de choisir tongenre de mort ! »

À ces paroles de l’éfrit, le pêcheur dit : « ÔAllah ! quelle chose prodigieuse ! Il a fallu quece fût juste moi qui l’aie délivré ! Ô éfrit, fais-moi grâce et Allah te le rendra ! Mais, si tume fais périr, Allah te suscitera quelqu’un pourte faire périr à ton tour. » Alors l’éfrit lui dit :« Mais si je veux te tuer, c’est justement parceque tu m’as délivré ! » Et le pêcheur dit : « Ôcheikh des afarit, est-ce ainsi que tu me rends

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 86/1177

Page 86: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

le mal pour le bien ! Aussi le proverbe ne mentpoint ! » Et le pêcheur récita des vers sur ce su-jet :

Veux-tu goûter à l’amertume des choses ? – soisbon et serviable.

Oui, je te le jure sur ma vie ! les scélératsignorent toute gratitude.

Si tu le veux, essaie ! Et ton sort sera celui dela pauvre Magir, mère d’Amer !

Mais l’éfrit lui dit : « Assez abuser des pa-roles ! Sache qu’il me faut absolument tamort ! » Alors le pêcheur se dit en lui-même :« Moi, je ne suis qu’un homme, et lui est ungenni ; mais Allah m’a donné une raison bienassise ; aussi je vais arranger une combinaisonpour le perdre, un stratagème de ma finesse.Et je verrai bien si lui, à son tour, pourra com-biner quelque chose avec sa malice et son as-tuce. » Alors il dit à l’éfrit : « As-tu vraimentdécidé ma mort ? » L’éfrit répondit : « N’en

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 87/1177

Page 87: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

doute point. » Alors il dit : « Par le nom duTrès-Haut, qui est gravé sur le sceau de Soleï-man, je te conjure de répondre avec la véritéà ma question ! » Quand l’éfrit entendit le nomdu Très-Haut, il fut très ému et très frappé, etrépondit : « Tu peux me questionner et je terépondrai avec vérité. » Alors le pêcheur dit :« Comment as-tu pu être contenu tout entierdans ce vase qui peut à peine contenir ton piedou la main ? » L’éfrit dit : « Est-ce que, par ha-sard, tu douterais de la chose ? » Le pêcheurrépondit : « En effet, je ne le croirai jamais, àmoins de te voir de mon propre œil entrer dansle vase ! »

— Mais à ce moment Schahrazade vit appa-raître le matin, et cessa les paroles permises.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 88/1177

Page 88: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Et lorsque fut la qua-trième nuit.

Elle dit :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que, lorsquele pêcheur dit à l’éfrit : « Je ne te croirai jamais,à moins de t’y voir de mon propre œil ! » l’éfrits’agita, se secoua et redevint une fumée quimonta jusqu’au firmament, se condensa etcommença à entrer dans le vase, petit à petit,jusqu’à la fin. Alors le pêcheur prit rapidementle couvercle de plomb empreint du sceau deSoleïman et en obstrua l’orifice du vase. Puisil héla l’éfrit et lui dit : « Hé ! estime et pèse legenre de mort dont tu préfères mourir, sinon jevais te jeter à la mer, et je me bâtirai une mai-son sur le rivage, et j’empêcherai quiconque depêcher, en disant : Ici il y a un éfrit ; délivré, il

Page 89: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

voudra tuer son libérateur et lui énumérera lesvariétés de mort pour lui en laisser le choix ! »Quand l’éfrit entendit les paroles du pêcheur,il essaya de sortir, mais il ne le put ; et il vitqu’il était emprisonné avec, au-dessus de lui,le sceau de Soleïman. Il comprit alors que lepêcheur l’avait enfermé dans le cachot contrelequel ne peuvent prévaloir ni les plus faiblesni les plus puissants parmi les afarit ! Et, com-prenant que le pêcheur le portait du côté de lamer, il dit : « Non ! non ! » Et le pêcheur dit :« Il faut ! oh ! il faut ! » Alors le genni commen-ça à adoucir ses termes ; il se soumit et dit :« Ô pêcheur, que vas-tu faire de moi ? » Il dit :« Te jeter à la mer ! Car, si tu y as séjournémille huit cents ans, moi je vais t’y fixer jus-qu’à l’heure du jugement ! Car ne t’ai-je pasprié de me conserver pour qu’Allah te conser-vât ? et de ne pas me tuer pour qu’Allah ne tetuât point ? Or, tu as repoussé ma prière, et tuas agi avec scélératesse ! Aussi Allah t’a livréentre mes mains. Et je n’ai nul remords de tetrahir ! » Alors l’éfrit dit : « Ouvre-moi le vase

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 90/1177

Page 90: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

et je te comblerai de bienfaits ! » Il répondit :« Tu mens, ô maudit ! D’ailleurs, entre toi etmoi, il se passe exactement ce qui s’est pas-sé entre le vizir du roi Iounane et le médecinRouiane ! »

Et l’éfrit dit : « Mais qu’étaient le vizir du roiIounane et le médecin Rouiane ? Et quelle estcette histoire ? »

HISTOIRE DU VIZIR DU ROI IOU-NANE ET DU MÉDECIN ROUIANE

Le pêcheur dit :

« Sache, ô toi l’éfrit, qu’il y avait, en l’an-tiquité du temps et le passé de l’âge et dumoment, dans la ville de Fars, au pays desRoumann(27), un roi nommé Iounane. Il étaitriche et puissant, maître d’armées, de forcesconsidérables et d’alliés de toutes les espèces

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 91/1177

Page 91: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

d’hommes. Mais son corps était affligé d’unelèpre dont avaient désespéré les médecins etles savants. Ni drogues, ni pilules, ni pom-mades ne produisaient sur lui d’effet, et aucundes médecins ne pouvait lui trouver un remèdeefficace. Or, un jour, un vieux médecin renom-mé, appelé Rouiane, vint dans la ville du roiIounane. Il était versé dans les livres grecs,persans, romains, arabes et syriens ; il avaitétudié la médecine et l’astronomie, dont il sa-vait fort bien les principes et les règles, et lesbons et mauvais effets ; il possédait les vertusdes plantes et des herbes grasses et sèches, etleurs bons et mauvais effets ; il avait enfin étu-dié la philosophie et toutes les sciences mé-dicales et d’autres sciences encore. Aussi,lorsque le médecin fut entré dans la ville et yeut séjourné quelques jours, il apprit l’histoiredu roi et de la lèpre qui affligeait son corpspar la volonté d’Allah, et aussi l’insuccès ab-solu des traitements de tous les médecins etsavants. À cette nouvelle, le médecin passa lanuit fort préoccupé. Mais, quand il se réveilla

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 92/1177

Page 92: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

le matin – et que brilla la lumière du jour etque le soleil salua le monde, ce magnifique dé-cor du Très-Bon, – il s’habilla de ses plus beauxvêtements, et entra chez le roi Iounane. Puisil baisa la terre entre ses mains(28), et fit desvœux pour la durée éternelle de sa puissanceet des grâces d’Allah et de toutes les meilleureschoses. Ensuite il parla et lui apprit qui il était,et dit : « J’ai appris le mal qui t’a frappé danston corps ; et j’ai su que la plupart des méde-cins n’ont pu trouver le moyen de de l’enrayer.Or, moi, je vais te traiter, ô roi, et je ne te fe-rai point boire de médicaments et je ne t’en-duirai pas de pommades ! » À ces paroles, leroi Iounane s’étonna prodigieusement, et dit :« Comment feras-tu ? Or, par Allah ! si tu meguéris, je t’enrichirai jusqu’aux fils de tes fils,et je t’accorderai tous tes souhaits et leur réa-lisation, et tu seras mon compagnon de bois-son et mon ami ! » Là-dessus le roi lui don-na une belle robe et des présents, et lui dit :« Vraiment, tu me guériras de cette maladiesans médicaments ni pommades ? » Il répon-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 93/1177

Page 93: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

dit : « Oui, certes ! Je te guérirai sans fatigueni peines dans ton corps. » Alors le roi s’éton-na de la plus prodigieuse façon, et lui dit : « Ôgrand médecin, quel jour et quel moment verrase réaliser ce que tu viens d’avancer ? Hâte-toi de le faire, ô mon enfant ! » Il répondit :« J’écoute et j’obéis ! »

Alors il descendit de chez le roi, et louaune maison où il mit ses livres, ses remèdeset ses plantes aromatiques. Puis il fit des ex-traits de ses médicaments et de ses simples,en confectionna un maillet court et recourbédont il creusa l’extrémité, et il y adapta unecanne ; et il fit aussi une boule le mieux qu’ilput. Quand il eut terminé complètement sontravail, il monta chez le roi, le second jour, en-tra chez lui, et baisa la terre. Puis il lui prescri-vit d’aller au meïdane(29) à cheval, et de jouerde la boule et du maillet.

Le roi fut accompagné par ses émirs, seschambellans, ses vizirs et les chefs duroyaume. À peine s’était-il rendu au meïdane

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 94/1177

Page 94: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

que le médecin Rouiane arriva et lui remit lemaillet, disant : « Prends ce maillet et em-poigne-le de cette façon-ci ; frappes-en le soldu meïdane et la balle, de toute ta force. Et faisen sorte que tu arrives à transpirer de la paumeet de tout le corps. De cette façon le remèdepénétrera dans ta paume et circulera dans toutton corps. Lorsque tu auras transpiré et que leremède aura eu le temps d’agir, retourne au pa-lais, et va ensuite au hammam te baigner. Etalors tu seras guéri. Et maintenant que la paixsoit avec toi ! »

Alors le roi Iounane prit le maillet du méde-cin et le saisit à pleine main. De leur côté, descavaliers choisis montèrent à cheval et lui lan-cèrent la boule. Alors il se mit à galoper der-rière elle, à l’atteindre et à frapper avec vio-lence, en tenant toujours à la main le mailletfortement serré. Et il ne cessa de frapper laboule, jusqu’à ce qu’il eût bien transpiré de lapaume et de tout le corps. Aussi le remèdepénétra par la paume et circula dans tout le

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 95/1177

Page 95: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

corps. Lorsque le médecin Rouiane vit que leremède avait circulé dans le corps, il ordonnaau roi de retourner au palais et d’aller au ham-mam prendre un bain immédiatement. Et le roiIounane revint aussitôt, et ordonna qu’on luipréparât le hammam. On le lui prépara, et, àcet effet, les tapissiers se hâtèrent activementet les esclaves se pressèrent avec émulation etapprêtèrent le linge. Alors le roi entra au ham-mam et prit un bain, puis se rhabilla à l’inté-rieur même du hammam, d’où il sortit pour re-monter à cheval et retourner au palais, y dor-mir.

Voilà pour le roi Iounane. Quant au méde-cin Rouiane, il revint se coucher à la maison,se réveilla le matin, monta chez le roi, lui de-manda la permission d’entrer, ce que le roi luipermit, entra, baisa la terre entre ses mains etcommença par lui déclamer quelques strophesavec gravité :

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 96/1177

Page 96: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Si l’Éloquence te choisissait comme père, elleen refleurirait ! Et nul autre que toi elle ne sauraitplus élire !

Ô rayonnant visage dont la clarté effacerait laflamme d’un tison ardent !

Puisse ce glorieux visage rester assez long-temps lumineux dans sa fraîcheur pour voir lesrides sillonner le visage du Temps !

Tu m’as couvert des bienfaits de ta générositécomme le nuage bienfaisant couvre la colline !

Tes hauts exploits t’ont fait atteindre aux som-mets de la gloire, et tu es le chéri du Destin qui n’aplus rien à te refuser !

Les vers récités, le roi se leva debout sur sesdeux pieds, et se jeta au cou du médecin avecaffection. Puis il le fit asseoir à côté de lui, etlui fit cadeau de magnifiques robes d’honneur.

En effet, quand le roi était sorti du ham-mam, il avait regardé son corps et n’y avaitplus trouvé trace de lèpre ; et sa peau était de-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 97/1177

Page 97: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

venue pure comme l’argent vierge. Il s’était ré-joui alors de la plus excessive joie, et sa poi-trine s’était élargie et dilatée. Quand le matins’était levé, le roi était entré au diwan, et s’étaitassis sur son trône : et les chambellans et lesgrands du royaume étaient entrés ; et aussi lemédecin Rouiane : c’est alors qu’à sa vue le rois’était levé avec empressement et l’avait faitasseoir à ses côtés. Alors on leur servit à tousles deux les mets et les aliments et les bois-sons durant toute la journée. À la tombée dela nuit, le roi donna au médecin deux mille di-nars, sans compter les robes d’honneur et lesprésents, et lui donna son propre coursier àmonter. Et c’est ainsi que le médecin prit congéet retourna à sa maison.

Quant au roi, il ne cessait d’admirer prodi-gieusement l’art du médecin et de dire : « Il m’atraité par l’extérieur de mon corps, sans m’en-duire de pommade ! Or, par Allah ! c’est là unescience sublime ! Il me faut donc combler cethomme des bienfaits de ma générosité, et le

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 98/1177

Page 98: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

prendre comme compagnon et ami affectueuxpour toujours ! » Et le roi Iounane se couchajoyeux de toute sa joie en se voyant sain decorps et délivré de sa maladie.

Quand donc le roi vint le matin et s’assit surson trône, les chefs de la nation se tinrent de-bout entre ses mains, et les émirs et les vizirss’assirent à sa droite et à sa gauche. Il fit alorsdemander le médecin Rouiane qui vint et baisala terre entre ses mains. Alors le roi se levapour lui, le fit asseoir à ses côtés, mangea aveclui, lui souhaita une longue vie et lui donnades robes d’honneur et d’autres choses encore.Puis il ne cessa de s’entretenir avec lui qu’àl’approche de la nuit ; et il lui fit donner,comme rémunération, cinq robes d’honneur etmille dinars. Et c’est ainsi que retourna le mé-decin à sa maison en faisant des vœux pour leroi.

Quand se leva le matin, le roi sortit et entraau diwan, et fut entouré par les émirs, les vizirset les chambellans. Or, parmi les vizirs, il y

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 99/1177

Page 99: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

avait un vizir d’aspect repoussant, au visage si-nistre et de mauvais augure, terrible, sordide-ment avare, envieux et pétri de jalousie et dehaine. Lorsque ce vizir vit le roi placer à ses cô-tés le médecin Rouiane et lui accorder tous sesbienfaits, il en fut jaloux et résolut secrètementsa perte, d’après le proverbe qui dit : « L’en-vieux s’attaque à toute personne, l’oppressionse tient en embuscade dans le cœur de l’en-vieux : la force la révèle et la faiblesse la tientlatente. » Le vizir s’approcha alors du roi Iou-nane, baisa la terre entre ses mains, et dit : « Ôroi du siècle et du temps, toi qui enveloppasles humains de tes bienfaits, tu as chez moiun conseil de prodigieuse importance, et queje ne saurais te cacher sans être vraiment unfils adultérin : si tu m’ordonnes de te le révé-ler, je te le révélerai ! » Alors le roi, tout troublépar les paroles du vizir, dit : « Et quel est tonconseil ? » Il répondit : « Ô roi glorieux, les an-ciens ont dit : Celui qui ne regarde pas la fin etles conséquences, n’aura pas la fortune commeamie, – et je viens justement de voir le roi man-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 100/1177

Page 100: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

quer de jugement, en accordant ses bienfaits àson ennemi, à celui qui désire l’anéantissementde son règne, en le comblant de faveurs, enl’accablant de générosités. Or, moi, je suis, àcause de cela, dans la plus grande crainte pourle roi ! » À ces paroles, le roi fut extrêmementtroublé, changea de couleur, et dit : « Quel estcelui que tu prétends être mon ennemi, et quiaurait été comblé de mes faveurs ? » Il répon-dit : « Ô roi, si tu es endormi, réveille-toi ! carje fais allusion au médecin Rouiane ! » Le roilui dit : « Celui-là est mon bon ami, et il m’estle plus cher des hommes, car il m’a traité avecune chose que j’ai tenue à la main, et m’a déli-vré de ma maladie, qui avait désespéré les mé-decins ! Or, certes ! il n’y en a point commelui en ce siècle, dans le monde entier, en Oc-cident comme en Orient ! Aussi, comment, toi,oses-tu raconter ces choses sur lui ? Quant àmoi, dès ce jour, je vais lui allouer des gageset des appointements, pour qu’il ait par moismille dinars ! D’ailleurs, même si je lui donnaisla moitié de mon royaume, ce serait peu de

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 101/1177

Page 101: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

chose pour lui ! Aussi je crois fort que tu ne distout cela que par jalousie, comme il est racontédans l’histoire, qui m’est parvenue, du roi Sin-dabad ! »

— À ce moment, Schahrazade fut surprise parle matin, et s’arrêta dans sa narration.

Alors Doniazade lui dit : « Ô ma sœur, que tesparoles sont douces, et gentilles, et délicieuses, etpures ! » Et Schahrazade lui dit : « Mais qu’est ce-la, comparé à ce que je vous raconterai à tousdeux, la nuit prochaine, si je suis encore en vie, etque le Roi veuille bien me conserver ! Alors le Roidit en son âme : « Par Allah ! je ne la tuerai pointavant d’avoir entendu la suite de son histoire, quiest une histoire merveilleuse, en vérité ! » Puis ilspassèrent tous deux la nuit, enlacés jusqu’au ma-tin. Et le Roi sortit vers la salle de sa justice, etle diwan fut rempli de monde. Et le Roi jugea etnomma aux emplois, et destitua, et gouverna, ettermina les affaires pendantes, et cela jusqu’à la

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 102/1177

Page 102: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

fin de la journée. Puis le diwan fut levé, et le Roientra dans son palais. Quand s’approcha la nuit ilfit sa chose ordinaire avec Schahrazade, la fille duvizir.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 103/1177

Page 103: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Quand fut la cinquièmenuit.

Schahrazade dit :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que le roiIounane dit à son vizir : « Ô vizir, tu as laissél’envie entrer en toi contre le médecin, et tuveux que je le tue, pour qu’ensuite je m’en re-pente comme se repentit le roi Sindabad aprèsavoir tué le faucon ! » Le vizir répondit : « Etcomment cela s’est-il fait ? »

Alors le roi Iounane raconta :

LE FAUCON DU ROI SINDABAD

« On dit qu’il y avait un roi d’entre les roisde Fars qui était grand amateur de divertisse-

Page 104: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

ments, de promenades dans les jardins et detoutes les espèces de chasse. Aussi il avait unfaucon qu’il avait lui-même élevé et qui ne lequittait ni le jour ni la nuit : car, même durantla nuit, il le portait sur son poing ; et, quandil allait à la chasse, il le prenait avec lui, etil lui avait suspendu au cou un gobelet d’oroù il le faisait boire. Un jour qu’il était assisdans son palais, soudain voici venir le wekil(30)

chargé des oiseaux de chasse, qui lui dit : « Ôroi des siècles, c’est juste l’époque d’aller à lachasse ! » Alors le roi fit ses préparatifs de dé-part, et prit le faucon sur sa main. Puis on par-tit et on arriva dans un vallon où on dressales filets de chasse. Et tout à coup une gazelletomba dans le filet. Alors le roi dit : « Je tue-rai celui à côté de qui passera la gazelle ! » Puison se mit rétrécir le filet de chasse autour dela gazelle, qui s’approcha alors du roi, se haus-sa sur ses pattes de derrière et rapprocha desa poitrine ses pattes de devant comme si ellevoulait baiser la terre devant le roi. Alors le roifit claquer ses mains l’une contre l’autre pour

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 105/1177

Page 105: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

faire fuir la gazelle, qui alors bondit et fila enpassant au-dessus de sa tête et s’enfonça dansle loin des terres. Alors le roi se tourna vers lesgardes et les vit qui clignaient de l’œil sur lui.À cette vue, il dit au vizir : « Qu’ont-ils donc,ces soldats, à se faire ainsi des signes ? » Il ré-pondit : « Ils disent que tu as juré de mettre àmort quiconque verra passer la gazelle à soncôté ! » Et le roi dit : « Par la vie de ma tête ! ilnous faut poursuivre cette gazelle et la rame-ner ! » Puis le roi se mit à galoper sur les tracesde la gazelle ; et le faucon la frappait du bec surles yeux, et tellement qu’il l’aveugla, et lui don-na le vertige. Alors le roi prit son casse-tête,l’en frappa et la fit rouler ; puis il descendit,l’égorgea, l’écorcha et en suspendit la dépouilleà l’arçon de la selle. – Or, il faisait chaud, etl’endroit était désert, aride et sans eau. Aussile roi eut soif et le cheval eut soif. Et le roi seretourna et vit un arbre d’où coulait de l’eaucomme du beurre. Or, le roi avait sa main cou-verte d’un gant de peau ; aussi prit-il le gobe-let du cou du faucon, le remplit de cette eau

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 106/1177

Page 106: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

et le plaça devant l’oiseau ; mais l’oiseau don-na un coup de patte au gobelet et le renversa.Le roi prit le gobelet une deuxième fois, le rem-plit, et, pensant toujours que l’oiseau avait soif,le plaça devant lui ; mais le faucon pour la se-conde fois donna un coup de patte au gobeletet le renversa. Et le roi se mit en colère contrele faucon, et prit le gobelet une troisième fois,mais le présenta au cheval : et le faucon ren-versa le gobelet de son aile. Alors le roi dit :« Qu’Allah t’enfouisse, ô le plus néfaste des oi-seaux de mauvais augure ! Tu m’as empêchéde boire, tu t’en es privé toi-même et aussi tuen as privé le cheval. » Puis il frappa le fau-con avec son épée, et lui jeta à bas les ailes.Alors le faucon se mit à lever la tête et à direpar signes : « Regarde ce qu’il y a sur l’arbre ! »Et le roi leva les yeux, et vit sur l’arbre un ser-pent ; et ce qui coulait était son venin. Alors leroi se repentit d’avoir coupé les ailes au fau-con. Puis il se leva, remonta à cheval, partiten emportant avec lui la gazelle, et arriva àson palais. Il jeta alors la gazelle au cuisinier et

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 107/1177

Page 107: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

lui dit : « Prends-la et cuisine-la ! » Puis le rois’assit sur son trône, ayant sur sa main le fau-con. Alors le faucon eut un hoquet et mourut.À cette vue le roi poussa des cris de deuil etd’affliction pour avoir tué le faucon qui l’avaitsauvé de la perdition.

Et telle est l’histoire du roi Sindabad ! »

Quand le vizir eut entendu le récit du roiIounane, il lui dit : « Ô grand roi plein de di-gnité, quel mal ai-je commis dont tu aurais vude funestes effets ? Je n’agis ainsi avec toi quepar pitié pour toi. Et tu apprendras la vérité demon dire ! Si tu m’écoutes, tu es sauvé, sinontu périras comme a péri un vizir rusé qui avaittrompé un fils de roi d’entre les rois.

HISTOIRE DU PRINCE ET DE LA GOULE

Le roi en question avait un fils fort enflam-mé pour la chasse et la chasse à courre, et ilavait aussi un vizir. Ce roi ordonna à ce vizir

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 108/1177

Page 108: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

d’être avec son fils partout où il irait. Ce fils, unjour d’entre les jours, sortit à la chasse et à lachasse à courre, et avec lui sortit le vizir de sonpère. Et tous deux s’en allèrent, et virent unebête monstrueuse. Et le vizir dit au fils du roi :« À toi ! sus à cette bête fauve et poursuis-la ! »Et le prince se mit à poursuivre la bête jusqu’àce qu’il disparût dans le désert. Et le prince futfort perplexe, et ne savait plus où aller, quandil vit au haut du chemin une jeune esclave quipleurait. Le prince lui dit : « Qui es-tu ? » Ellerépondit : « La fille d’un roi d’entre les rois del’Inde. Pendant que je cheminais dans le désertavec la caravane, l’envie de dormir me prit et jetombai de ma monture sans m’en apercevoir.Et je me trouvai abandonnée toute seule et fortperplexe ! » Quand le prince entendit ces pa-roles, il fut touché de compassion et la portasur le dos de sa monture et la mit en croupe etpartit. En passant dans une petite île déserte,l’esclave lui dit : « Ô mon maître, je désireraisfaire passer une nécessité ! » Alors il la des-cendit dans l’îlot, et, voyant qu’elle tardait trop

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 109/1177

Page 109: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

et qu’elle était trop lente, il entra derrière ellesans qu’elle s’en aperçût : or c’était une goule !Et elle disait à ses enfants : « Ô mes enfants,aujourd’hui je vous ai amené un jeune garçonbien gras ! » Et ils lui dirent : « Oh ! porte-le-nous, ô notre mère, pour que nous le man-gions dans nos ventres ! » Lorsque le princeentendit leurs paroles, il ne douta plus de samort, et ses muscles frémirent, et il fut pleinde terreur pour lui-même, et il revint. Quandla goule sortit (de sa tanière) elle vit qu’il avaitpeur comme un poltron et qu’il tremblait, etelle lui dit : « Qu’as-tu à avoir peur ? » Il ré-pondit : « J’ai un ennemi dont j’ai peur. » Et lagoule lui dit : « Toi, tu m’as bien dit ceci : Jesuis un prince… ? » Il répondit : « Oui, en vé-rité. » Elle lui dit : « Alors pourquoi ne donnes-tu pas quelque argent à ton ennemi pour le sa-tisfaire ? » Il répondit : « Oh ! il ne se satisfaitqu’avec l’âme ! Or, moi j’en ai bien peur, et jesuis un homme victime de l’injustice ! » Elledit : « Si tu es opprimé, comme tu le prétends,tu n’as qu’à demander l’aide d’Allah contre ton

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 110/1177

Page 110: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

ennemi ; et Il te sauvegardera de ses maléficeset des maléfices de tous ceux dont tu aspeur ! » Alors le prince leva la tête vers le ciel,et dit : « Ô Toi, qui réponds à l’opprimé s’ilt’implore, et lui découvres le mal, fais-moitriompher de mon ennemi, et éloigne-le demoi, car tu as le pouvoir sur tout ce que tudésires ! » – Lorsque la goule entendit cetteprière, elle disparut. Et le prince retourna au-près du roi, son père, et lui rapporta le mauvaisconseil du vizir ! Et le roi ordonna la mort duvizir ! »

(Ensuite le vizir du roi Iounane continua ences termes :)

« Et toi, ô roi, si tu te fies à ce médecin, ilte fera mourir de la pire des morts. Et, malgréque tu l’aies comblé de faveurs, et que tu enaies fait ton intime, il prépare tout de même tamort. Ne vois-tu pas pourquoi il t’a délivré dela maladie par l’extérieur de ton corps avec unechose que tu as tenue à la main ? Et ne crois-tupas que c’est simplement pour causer ta perte

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 111/1177

Page 111: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

avec une seconde chose qu’il te fera tenir en-core ? » Alors le roi Iounane dit : « Tu dis vrai !Qu’il soit fait selon ton avis, ô mon vizir de bonconseil. Car il est fort probable que ce médecinest venu en cachette comme un espion pourcauser ma perte. En effet, s’il m’a délivré avecune chose que j’ai tenue à la main, il peut fortbien me perdre avec, par exemple, une chosequ’il me ferait sentir ! » Puis le roi Iounane dità son vizir : « Ô vizir, que devons-nous faire delui ? » Et le vizir répondit : « Il faut envoyer im-médiatement près de lui quelqu’un le mander ;et, quand il se présentera ici, il faut le frapperà travers la nuque, et tu arrêteras ainsi ses ma-léfices, et tu en seras débarrassé, et tu serastranquille. Trahis-le donc avant qu’il ne te tra-hisse ! » Et le roi Iounane dit : « Tu dis vrai, ôvizir ! » Puis le roi envoya mander le médecinqui se présenta joyeux, ignorant ce qu’avait dé-cidé le Clément. – Le poète dit en vers :

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 112/1177

Page 112: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Ô toi, qui redoutes les coups du Destin, tran-quillise-toi ! Ne sais-tu que tout est entre les mainsde Celui qui a formé la terre ?

Car ce qui est écrit est écrit et ne s’efface point !Et quant à ce qui n’est pas écrit, tu n’as point à leredouter.

— Et toi, Seigneur ! pourrais-je jamais passerun jour sans chanter tes louanges ! Et pour qui ré-serverais-je le don merveilleux de mon style ryth-mé et ma langue de Poète !

Chaque nouveau don que je reçois de tesmains. Seigneur, est plus beau que le précédent, etme vient même avant son désir !

Aussi, comment pourrais-je ne point chanter tagloire, toute ta gloire, et te louer en mon âme et enpublic !

Mais, je dois te l’avouer, jamais ma bouchen’aura d’éloquence assez belle, mon dos assez deforce, soit pour chanter, soit pour porter les bien-faits dont tu m’as comblé !

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 113/1177

Page 113: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

— Ô toi, qui es dans la perplexité, remets tesaffaires entre les mains d’Allah, le seul Sage ! Etcela fait, ton cœur n’a plus rien à redouter de lapart des hommes.

Sache aussi que rien ne se fait par ta volonté,mais par la volonté seule du Sage des Sages !

Ne désespère donc jamais, et oublie toutes lestristesses et tous les soucis ! Ne sais-tu que les sou-cis usent le cœur du plus ferme et du plus fort.

Laisse donc tout. Nos projets ne sont que pro-jets d’esclaves impuissants en face du seul Ordon-nateur ! Laisse-toi aller ! Et tu goûteras la félicitédurable.

Quand donc se présenta le médecinRouiane, le roi lui dit :

« Sais-tu pourquoi je t’ai fait venir en maprésence ? » Et le médecin répondit : « Nul nesait l’inconnu, si ce n’est Allah le Très-Haut ! »Le roi lui dit : « Je t’ai fait venir pour ta mort,et pour te retirer ton âme ! » Et le médecin

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 114/1177

Page 114: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Rouiane, à ces paroles, fut prodigieusementétonné du plus prodigieux étonnement, et dit :

« Ô roi, pourquoi me tueras-tu, et quellefaute a été par moi commise ? » Et le roi lui ré-pondit : « On dit que tu es un espion, et quetu es venu pour me tuer. Or, moi, je vais tetuer avant que tu me tues ! » Puis le roi criaau porte-glaive et lui dit : « Frappe le cou dece traître, et délivre-nous de ses maléfices ! »Et le médecin dit : « Conserve-moi, et Allah teconservera ! Et ne me tue pas, sinon Allah tetuera ! »

— Puis il lui réitéra sa prière, comme moije l’avais fait en m’adressant à toi, ô toi, l’éfrit,sans que tu m’aies exaucé ; et, au contraire, tupersistais à vouloir ma mort. –

Ensuite le roi Iounane dit au médecin : « Jene saurais avoir confiance ni être tranquilleavant de t’avoir tué. Car si tu m’as délivré avecune chose que j’ai tenue à la main, je crois fortque tu me tueras avec une chose que je senti-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 115/1177

Page 115: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

rai, ou d’une autre façon ! » Et le médecin dit :« Ô roi, est-ce là ma récompense ? Est-ce ainsique tu rends le mal pour le bien ! » Mais le roidit :

« Il faut absolument ta mort sans retard ! »Lorsque le médecin eut bien vérifié que le roivoulait sa mort sans recours, il pleura et s’affli-gea à cause des services rendus à ceux qui n’enétaient point dignes. – Sur ce sujet le poète dit :

La jeune et folle Maïmouna est vraiment dé-nuée de toute élévation d’esprit ! Mais son père, aucontraire, est un homme plein de cœur et compteparmi les plus doués.

Aussi, regardez-le ! il ne marche qu’une lu-mière à la main, et, de la sorte, il évite la boue deschemins, la poussière des routes, et les glissadesdangereuses !…

Après cela, le porte-glaive s’avança, bandales yeux du médecin, et, tirant son glaive, ildit au roi : « Avec ta permission ! » Mais le mé-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 116/1177

Page 116: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

decin continuait à pleurer et à dire au roi :« Conserve-moi, et Allah te conservera ; et neme tue pas, sinon Allah te tuera ! » Et il récitales vers du poète :

Mes conseils à moi n’ont eu aucun succès, et lesconseils des ignorants ont réussi ! Et je n’ai récoltéque le mépris.

Aussi, si je vis encore, je me garderai bien dedonner un conseil ! Et si je meurs, mon exempleservira aux autres pour empêcher leur langue deparler.

Puis il dit au roi : « Est-ce là ma récom-pense ! Voici que tu me traite comme l’a fait uncrocodile ! » Alors le roi dit : « Mais quelle estcette histoire de ce crocodile ? » Et le médecindit : « Oh ! il m’est impossible de te la raconterpendant que je suis dans cet état. Oh ! par Al-lah sur toi ! conserve-moi, et Allah te conser-vera ! » Puis il se mit à verser des larmes abon-dantes. – Alors quelques-uns des favoris du roise levèrent et dirent : « Ô roi, fais-nous grâce

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 117/1177

Page 117: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

du sang de ce médecin, car nous ne l’avons ja-mais vu en faute contre toi ; au contraire nousl’avons vu te délivrer de ta maladie qui avaitrésisté aux médecins et aux savants ! » – Leroi leur répondit : « Vous ignorez le motif de lamort de ce médecin : si je le conservais, je se-rais perdu sans recours, car celui qui m’a libé-ré de la maladie en me faisant tenir une choseà la main pourra bien me tuer en me donnantquelque chose à sentir. Or, moi, j’ai bien peurqu’il ne me tue pour toucher le prix convenude ma mort : car c’est probablement un espionqui n’est venu ici que pour me tuer. Sa mortest donc nécessaire. Après quoi je serai sanscrainte pour moi-même ! » Alors le médecindit : « Conserve-moi pour qu’Allah te conserve,et ne me tue pas, sinon Allah te tuera ! »

— Mais, ô toi l’éfrit ! lorsque le médecins’assura que le roi devait le tuer sans recours,il lui dit : « Ô roi ! si ma mort est réellementnécessaire, accorde-moi un délai que je des-cende à ma maison, pour me libérer de toutes

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 118/1177

Page 118: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

choses et recommander à mes parents et à mesvoisins de se charger de mon enterrement, etsurtout pour donner en cadeau mes livres demédecine. D’ailleurs, j’ai un livre qui est vrai-ment l’extrait des extraits et le rare des rares,que je veux t’offrir en présent pour que tu leconserves précieusement dans ton armoire. »Alors le roi dit au médecin : « Et quel est celivre ? » Il répondit : « Il contient des chosesinestimables, et le moindre des secrets qu’ilrévèle est celui-ci : Si tu me coupes la tête,ouvre le livre et compte trois feuilles en lestournant ; lis ensuite trois lignes de la page degauche, et alors la tête coupée te parlera ette répondra à toutes les questions que tu luiposeras ! » À ces paroles, le roi s’émerveilla àla limite de l’émerveillement, et se trémoussade joie et d’émotion, et dit : « Ô médecin !…Même si je te coupais la tête, tu parlerais ? »Il répondit : « Oui, en vérité, ô roi ! c’est bienlà, en effet, une chose prodigieuse. » Alors leroi lui permit de s’en aller, mais entre des gar-diens ; et le médecin descendit à sa maison

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 119/1177

Page 119: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

et termina ce jour-là ses affaires, et le secondjour aussi. Puis il remonta au diwan, et aussivinrent les émirs, les vizirs, les chambellans,les nawabs(31) et tous les chefs du royaume,et le diwan devint comme un jardin plein defleurs. Alors le médecin entra au diwan et setint debout devant le roi, en tenant un livre trèsvieux et une petite boîte à collyre contenantune poudre. Puis il s’assit et dit : « Qu’on m’ap-porte un plateau ! » On lui apporta un plateau ;il y versa la poudre et l’étendit à la surface. Ildit alors : « Ô roi ! prends ce livre, mais ne t’ensers pas avant de me couper la tête. Lorsquetu l’auras coupée, pose-la sur ce plateau, et or-donne qu’on la presse contre cette poudre pourétancher le sang ; puis tu ouvriras le livre ! »Mais le roi, dans sa hâte, ne l’écoutait déjàplus : il ouvrit le livre et l’ouvrit mais il trouvales feuilles collées les unes aux autres. Alors ilmit son doigt à la bouche, le mouilla avec sasalive, et réussit à ouvrir la première feuille. Etil fit le même manège pour la deuxième et latroisième feuilles, et chaque fois les feuilles ne

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 120/1177

Page 120: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

s’ouvraient qu’avec grande difficulté. De cettemanière, le roi ouvrit six feuilles, essaya delire, mais ne put y trouver aucune espèced’écriture. Et le roi dit : « Ô médecin, il n’y arien d’écrit ! » Le médecin répondit : « Tournedavantage de la même manière ! » Et le roicontinua à tourner davantage les feuilles. Maisà peine quelques moments s’étaient-ils écou-lés, que le poison circula dans le système duroi, à l’instant et à l’heure mêmes : car le livreétait empoisonné. Et alors le roi tomba en deterribles convulsions, et s’écria : « Le poisoncircule ! » – Et là-dessus le médecin Rouiane semit à improviser des vers, disant :

Ces juges ! Ils ont jugé, mais en outrepassantleurs droits, et en dépit de toute justice ! Et pour-tant, ô Seigneur, la justice existe !

À leur tour, on les a jugés ! S’ils avaient été in-tègres et bons, on les eût épargnés ! Mais ils ontopprimé, et le sort les a opprimés et les a accablésdes pires tribulations !

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 121/1177

Page 121: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Ils sont devenus un objet de rusée et la pitié dupassant ! C’est la loi ! Ceci à cause de cela ! Et laDestinée n’a fait que s’accomplir avec logique !

Comme Rouiane, le médecin, finissait sa ré-citation, le roi à l’instant même tomba mort.

— Or, maintenant apprends, ô toi, l’éfrit !que si le roi Iounane avait conservé le médecinRouiane, Allah l’aurait conservé à son tour.Mais il avait refusé, et avait résolu sa mort.

Et toi, ô l’éfrit ! si tu avais voulu me conser-ver, Allah t’aurait conservé. »

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit luire le matin, et s’arrêta discrètement. Et sasœur Doniazade lui dit : « Que tes paroles sont dé-licieuses ! » Elle répondit : « Mais qu’est cela com-paré à ce que je vous raconterai la nuit prochaine,si je suis encore en vie et que le roi veuille meconserver ! » Et ils passèrent cette nuit-là dans lebonheur complet et la félicité jusqu’au matin. Puisle roi monta à son diwan. Et lorsqu’il eut levé le

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 122/1177

Page 122: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

diwan, il rentra dans son palais et se réunit avecles siens.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 123/1177

Page 123: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Lorsque fut la sixièmenuit.

Schahrazade dit :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que lorsquele pêcheur dit à l’éfrit : « Si tu m’avais conser-vé, je t’aurais conservé ; mais tu n’as voulu quema mort, et moi, je te ferai mourir emprisonnédans ce vase, et je te jetterai dans cette mer ! »– alors l’éfrit s’écria et dit : « Par Allah sur toi !ô pêcheur, ne le fais pas ! Et conserve-moi gé-néreusement, sans trop me gronder pour monaction, car si, moi, j’ai été criminel, toi, soisbienfaisant ; et les proverbes connus disent :Ô toi qui fais le bien à celui qui fait le mal,pardonne entièrement le crime du malfaiteur !Ô toi, ô pêcheur, ne me fais point comme afait Oumane avec Atika ! » Le pêcheur dit : « Et

Page 124: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

quel est leur cas ? » L’éfrit répondit : « Ce n’estpas le temps de raconter alors que je suis enprison ; lorsque tu m’auras fait sortir, je te par-lerai de leur cas ! » Le pêcheur dit : « Oh, non !il faut absolument que je te jette à la mer, sansqu’il puisse te rester un moyen d’en sortir !Lorsque je t’implorais et que j’avais recoursà toi, tu ne souhaitais que ma mort sans quej’eusse commis ni une faute à ton égard ni unebassesse quelconque ; et je ne t’ai fait que dubien, car je t’ai libéré du cachot. Aussi lorsquetu t’es ainsi comporté avec moi j’ai comprisque tu étais d’une race mauvaise d’origine. Or,sache bien que je ne vais te jeter à la mer quepour aviser de ton cas quiconque essayerait dete retirer, et il te rejettera une seconde fois, etalors tu séjourneras dans cette mer jusqu’à lafin des temps pour goûter tous les genres desupplice ! » L’éfrit lui répondit : « Relâche-moi,car c’est maintenant le moment de te racon-ter l’histoire. D’ailleurs, je te promets de ne ja-mais plus te faire de mal, et je te serai d’unegrande utilité dans une affaire qui t’enrichira

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 125/1177

Page 125: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

pour toujours. » Alors le pêcheur prit acte decette promesse que, s’il le délivrait, l’éfrit ne luiferait jamais plus de mal, mais lui rendrait ser-vice. Puis lorsqu’il se fut fermement assuré desa foi et de sa promesse, et qu’il lui eut fait prê-ter serment sur le nom d’Allah Tout-Puissant,le pêcheur ouvrit le vase. Alors la fumée semit à monter jusqu’à ce qu’elle fût sortie com-plètement ; et elle devint un éfrit épouvantablede laideur quant à la figure. L’éfrit donne uncoup de pied au vase et le jeta dans la mer.Lorsque le pêcheur vit le vase prendre le che-min de la mer, il fut certain indubitablementde sa propre perdition, il urina dans ses vête-ments, et dit : « Ce n’est vraiment pas là un bonsigne ! » Puis il essaya de se raffermir le cœur,et dit : « Ô éfrit, Allah le Très-Haut a dit : Ilvous faut tenir le serment, car il vous en se-ra demandé compte ! Or, toi, tu m’as promis etjuré que tu ne me trahiras pas. Si donc tu metrahis, Allah te punira, car il est jaloux ! et s’ilest patient, Il n’est pas oublieux ; et, moi, je t’aidit ce qu’a dit le médecin Rouiane au roi Iou-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 126/1177

Page 126: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

nane : Conserve-moi et Allah te conservera ! »– À ces paroles, l’éfrit se mit à rire, et marchadevant lui, et dit : « Ô pêcheur, suis-moi ! » Etle pêcheur se mit à marcher derrière sans tropcroire à son salut, et ainsi ils sortirent com-plètement de la ville et la perdirent de vue, etmontèrent sur une montagne, et descendirentdans une vaste solitude au milieu de laquellese trouvait un lac. Alors l’éfrit s’arrêta et ordon-na au pêcheur de jeter son filet et de pêcher ;et le pêcheur regarda dans l’eau et vit des pois-sons blancs, rouges, bleus et jaunes. À cettevue, le pêcheur s’émerveilla ; puis il jeta son fi-let, et, l’ayant retiré, il y vit quatre poissons,chaque poisson de couleur différente. À cettevue, il se réjouit, et l’éfrit lui dit : « Entre avecses poissons chez le sultan et offre-les-lui, etil te donnera de quoi t’enrichir. Et maintenant,par Allah ! veuille bien agréer mes excuses, carmaintenant j’ai oublié les bonnes manières de-puis le temps que je suis dans la mer, voici déjàplus de mille huit cents ans, sans voir le mondeà la surface de la terre ! Quant à toi, tu vien-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 127/1177

Page 127: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

dras tous les jours pêcher ici, mais rien qu’unefois ! Et maintenant, qu’Allah te tienne sous saprotection ! » Sur ce, l’éfrit frappa de ses deuxpieds la terre, qui s’entr’ouvrit et l’engloutit.

Alors le pêcheur s’en retourna à la ville toutémerveillé de ce qui lui était arrivé avec l’éfrit ;puis il prit les poissons et les porta à sa mai-son ; ensuite, ayant pris un pot de terre cuite,il le remplit d’eau et y plaça les poissons, quise mirent à frétiller dans l’eau contenue dansle pot. Puis, ayant chargé le pot sur sa tête, ils’achemina vers le palais du roi, comme le luiavait prescrit l’éfrit. Lorsque le pêcheur mon-ta chez le roi et lui offrit les poissons, le rois’émerveilla au comble de l’émerveillement àla vue de ces poissons que lui offrait le pê-cheur, car il n’en avait jamais vu de sa viede semblables en qualité et espèce, et il dit :« Qu’on remette ces poissons à notre négressela cuisinière ! » Or, cette esclave lui avait étéofferte en cadeau, depuis seulement trois jours,par le roi des Roum, et on n’avait pas encore eu

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 128/1177

Page 128: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

le temps d’expérimenter sa cuisine. Aussi le vi-zir lui ordonna-t-il de faire frire le poisson, luidisant : « Ô bonne négresse, le roi me chargede te dire ceci : Je ne te regarde précisémentcomme un trésor, ô toi la goutte de mon œil,que simplement pour le jour de l’attaque(32) ! –Or, fais-nous voir aujourd’hui la preuve de tonart en la cuisson, et la bonté de tes plats ; carle sultan vient de recevoir un homme porteurde cadeaux ! » Ayant dit cela, le vizir s’en re-tourna après avoir fait toutes ses recommanda-tions ; et le roi lui ordonna de donner au pê-cheur quatre cents dinars. Le vizir les lui ayantdonnés, le pêcheur les mit dans le pan de sarobe, et revint à sa maison, près de son épouse,tout content et joyeux. Puis il acheta à ses en-fants tout ce dont ils pouvaient avoir besoin. –Et voilà pour ce qui est du pêcheur !

Quant à ce qui est de la négresse, elle prit lepoisson, le nettoya, et le rangea dans la poêle ;puis elle le laissa bien cuire sur un côté, et letourna ensuite sur le second côté. Mais tout

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 129/1177

Page 129: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

d’un coup le mur de la cuisine s’entr’ouvrit,et laissa entrer dans la cuisine une jeune filleà la taille élancée, aux joues pleines et lisses,aux qualités parfaites, aux paupières fardéesde kohl noir, au visage gentil, au corps gra-cieusement penché ; elle avait sur la tête uneécharpe de soie bleue, des boucles aux oreilles,des bracelets aux poignets, et aux doigts desbagues avec de précieuses pierreries ; et elletenait à la main une baguette en bambou. Elles’approcha et, enfonçant la baguette dans lapoêle, elle dit : « Ô poisson, tiens-tu toujours tapromesse ? » À cette vue, l’esclave s’évanouit ;et la jeune fille répéta une seconde fois et unetroisième fois sa question. Alors tous les pois-sons levèrent la tête de l’intérieur de la poêleet dirent : « Oh, oui ! oh, oui ! » Puis ils enton-nèrent en chœur cette strophe :

Si tu reviens sur tes pas, nous t’imiterons ; situ remplis ta promesse, nous remplirons la nôtre ;mais si tu essaies d’échapper, nous insisterons jus-qu’à ce que tu te sois exécuté !

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 130/1177

Page 130: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

À ces paroles la jeune fille renversa lapoêle, et sortit par l’endroit même d’où elleétait entrée, et le mur de la cuisine se soudade nouveau. Quand l’esclave se réveilla de sonévanouissement, elle vit que les quatre pois-sons avaient brûlé et étaient devenus commele charbon noir, et elle se dit à elle-même :« Ce pauvre poisson ! À peine à l’attaque, quele voilà débandé ! » Et pendant qu’elle conti-nuait à se lamenter, voici que le vizir survintderrière elle au-dessus de sa tête, et lui dit :« Porte les poissons au sultan ! » Et l’esclavese mit à pleurer et apprit au vizir l’histoire etce qui s’en suivit ; et le vizir fut fort étonnéet dit : « C’est vraiment une bien étrange his-toire ! » Et il envoya quérir le pêcheur, et, unefois le pêcheur amené, il lui dit : « Il faut abso-lument que tu nous reviennes avec quatre pois-sons semblables à ceux que tu avais apportésla première fois ! » Et le pêcheur se dirigea versl’étang, jeta son filet et le ramena contenantquatre poissons qu’il prit et apporta au vizir. Etle vizir entra les porter à la négresse en lui di-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 131/1177

Page 131: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

sant : « Lève-toi les faire frire en ma présencepour que je voie ce qu’il en est de cette af-faire ! » Et la négresse se leva, apprêta les pois-sons, et les mit dans la poêle sur le feu. Or,à peine quelques moments s’étaient-ils écou-lés que voici le mur se fendre et la jeune filleapparaître vêtue toujours de ses mêmes vête-ments et tenant toujours la baguette à la main.Elle enfonça la baguette dans la poêle et dit :« Ô poissons, ô poissons ! tenez-vous toujoursvotre promesse ancienne ? » Et les poissons le-vèrent tous la tête et entonnèrent en chœurcette stance :

Si tu reviens sur tes pas, nous t’imiterons ; si tuaccomplis ton serment, nous l’accomplirons ; maissi tu renies tes engagements, nous crierons tant quetu nous en dédommageras !

— À ce moment, Schahrazade vit apparaîtrele matin, et cessa les paroles permises.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 132/1177

Page 132: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Lorsque fut la septièmenuit.

Elle dit :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que, lorsqueles poissons se mirent à parler, la jeune fillerenversa la poêle de sa baguette, et sortit parl’endroit d’où elle était entrée, et que le mur sesouda. Alors le vizir se leva et dit : « C’est làune affaire que je ne saurais vraiment cacherau roi ! » Puis il se rendit auprès du roi et luiraconta ce qui s’était passé en sa présence. Etle roi dit : « Il me faut voir cela de mon propreœil ! » Et il envoya quérir le pêcheur, et lui en-joignit de revenir avec quatre poissons sem-blables aux premiers, et lui donna dans ce buttrois jours de temps. Mais le pêcheur retour-na vite à l’étang et en rapporta immédiatement

Page 133: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

quatre poissons. Alors le roi ordonna qu’on luidonnât quatre cents dinars ; et, se tournantvers le vizir, il dit : « Prépare toi-même, de-vant moi, ces poissons ! » Et le vizir répondit :« J’exécute et j’obéis ! » Alors il fit porter lapoêle devant le roi et y mit les poissons frire,après les avoir bien nettoyés ; ensuite, une foiscuits sur un côté, il les tourna sur l’autre côté.Et tout d’un coup le mur de la cuisine se fenditet en sortit un nègre semblable à un buffled’entre les buffles ou à un des géants de la tribude Had ; et il tenait à la main une branche d’unarbre vert ; et il dit d’une voix distincte et ter-rible : « Poissons, ô poissons ! tenez-vous tou-jours votre ancienne promesse ? » Et les pois-sons levèrent la tête de l’intérieur de la poêleet dirent : « Oui, certes ! oui, certes ! » Et enchœur ils déclamèrent cette construction devers :

Si tu reviens en arrière, nous reviendrons ! Si tutiens ta promesse, nous tiendrons la nôtre ! Mais si

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 134/1177

Page 134: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

tu regimbes, nous crierons tant que tu t’exécuterasbien !

Puis le nègre s’approcha de la poêle et larenversa avec la branche, et les poissons brû-lèrent et devinrent du charbon noir. Le nègres’en alla par le même endroit d’où il était entré.Lorsqu’il disparut de devant leurs yeux à tous,le roi dit : « C’est là une affaire sur laquellenous ne pouvons vraiment garder le silence.D’ailleurs, il n’y a pas de doute, ces poissonsdoivent avoir une histoire étrange. » Il ordonnaalors de faire venir le pêcheur et, une fois lepêcheur arrivé, il lui dit : « D’où vient ce pois-son ? » Il répondit : « D’un étang situé entrequatre collines derrière la montagne qui do-mine la ville ! » Et le roi se tourna vers le pê-cheur et lui dit : « Combien faut-il de jours poury arriver ? » Il répondit : « Ô notre seigneur lesultan ! il faut seulement une demi-heure ! » Etle sultan fut fort surpris et ordonna aux gardesd’accompagner le pêcheur à l’instant même. Etle pêcheur, fort contrarié, se mit à maudire se-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 135/1177

Page 135: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

crètement l’éfrit. Et le roi et tous partirent etmontèrent sur une montagne, et descendirentdans une vaste solitude que jamais de leur vieils n’avaient vue auparavant. Et le sultan et lessoldats s’étonnaient de cette étendue désertesituée entre quatre montagnes, et de cet étangoù se jouaient des poissons de quatre diffé-rentes couleurs : rouge, blanc, jaune et bleu.Et le roi s’arrêta et dit aux soldats et à tousceux qui étaient présents : « Y a-t-il quelqu’und’entre vous qui ait vu auparavant ce lac dansce lieu ? » Ils répondirent tous : « Oh, non ! »Et le roi dit : « Par Allah ! je ne rentrerai pointdans ma ville et ne m’assoirai point sur le trônede mon royaume avant de connaître la véritésur ce lac et sur les poissons qu’il contient ! »Et il ordonna aux soldats de cerner ces mon-tagnes ; et les soldats le firent. Alors le roiappela son vizir. Ce vizir était un érudit, unhomme sage, éloquent, versé dans toutes lessciences. Lorsqu’il se présenta entre les mainsdu roi, le roi lui dit : « J’ai l’intention de faireune chose et vais d’abord te mettre au cou-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 136/1177

Page 136: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

rant ; il m’est venu l’idée de m’isoler complè-tement cette nuit, et de chercher seul l’explica-tion du mystère de ce lac et de ses poissons.Toi, donc, tu te tiendras à la porte de ma tenteet tu diras aux émirs, aux vizirs et aux cham-bellans : « Le sultan est indisposé et m’a donnél’ordre de ne laisser entrer personne chez lui ! »Et tu ne révèleras à personne mon intention ! »De cette façon le vizir ne pouvait guère déso-béir. Alors le roi se déguisa, ceignit son épéeet se glissa loin de son entourage sans être vu.Et il se mit à marcher toute la nuit jusqu’aumatin sans arrêt, jusqu’au moment où la cha-leur, devenue trop forte, le força à se reposer.Après quoi, il se remit à marcher durant toutle reste de la journée et la deuxième nuit jus-qu’au matin. Et voici qu’il vit dans le lointainune chose noire ; il s’en réjouit et se dit : « Ilest probable que je vais trouver là quelqu’unqui me racontera celle histoire du lac et deses poissons ! » En s’approchant de cette chosenoire, il vit que c’était un palais entièrementbâti avec des pierres noires, consolidé par de

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 137/1177

Page 137: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

larges lames de fer, et il vit que la porte avaitun battant ouvert et l’autre fermé. Alors il seréjouit et, s’arrêtant à la porte, il frappa dou-cement ; mais, n’entendant pas de réponse, ilfrappa une deuxième et une troisième fois ;puis, n’entendant pas de réponse, il frappa unequatrième fois, mais très violemment : et per-sonne ne lui répondait. Alors il se dit : « Il n’ya pas de doute, ce palais est désert. » Alors,se donnant du courage, il pénétra par la portedu palais et arriva à un corridor. Là, à hautevoix il dit : « Ô maîtres du palais, je suis unétranger, un passant du chemin, et je vous de-mande un peu de provisions pour le voyage ! »Puis il réitéra sa demande une deuxième etune troisième fois ; mais n’entendant pas de ré-ponse, il se raffermit le cœur et se fortifia l’âmeet pénétra par le corridor jusqu’au milieu dupalais. Et il n’y trouva personne. Mais il vitque tout le palais était somptueusement tendude tapisseries, et qu’au milieu de la cour inté-rieure il y avait un bassin surmonté de quatrelions en or rouge et qui laissaient l’eau jaillir

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 138/1177

Page 138: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

de leur gueule en perles éclatantes et en pier-reries ; tout autour il y avait de nombreux oi-seaux qui ne pouvaient s’envoler hors du pa-lais, empêchés par un large filet qui s’étendaitau-dessus du palais. Et le roi s’émerveilla detout cela, mais il s’affligea de ne pouvoir trou-ver personne qui pût lui révéler enfin l’énigmedu lac, des poissons, des montagnes et du pa-lais. Puis il s’assit entre deux portes en son-geant profondément. Mais tout à coup il enten-dit une plainte faible qui venait comme d’uncœur triste, et il entendit une voix douce quichantonnait en sourdine ces vers :

Mes souffrances ! oh ! je n’ai pu les tenir se-crètes, et mon mal d’amour fut révélé. Et mainte-nant le sommeil de mes yeux s’est changé en in-somnie dans la nuit.

Oh, l’amour ! Il est venu à ma voix, mais aussiquelles tortures à mes pensées !

Pitié ! Laisse-moi goûter le repos ! Et surtoutne t’en va pas visiter Celle qui est toute mon âme,

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 139/1177

Page 139: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

pour la faire souffrir ! Car Elle est ma consolationdans les peines et les périls !

Lorsque le roi entendit ces plaintes murmu-rées, il se leva et se dirigea du côté d’où il lesentendait venir. Il trouva une porte sur laquelleun rideau retombait. Il leva ce rideau, et, dansune grande salle, il vit un jeune homme assissur un grand lit élevé d’une coudée. Ce jeunehomme était beau, d’une taille pliante, douéd’un parler doux et éloquent ; son front étaitcomme une fleur, ses joues comme la rose ; etau milieu de l’une des joues il y avait un grainde beauté comme une goutte d’ambre noir. Etle poète dit :

Svelte et doux, le jeune garçon ! Des cheveuxde ténèbres, si noirs qu’ils font la nuit ! Un front declarté, si blanc qu’il illumine la nuit ! Jamais lesyeux des hommes ne furent à telle fête qu’au spec-tacle de ses grâces.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 140/1177

Page 140: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Tu te reconnaîtras entre tous les jeunes garçonsau grain de beauté, unique, qu’il a sur la rose desa joue, juste au-dessous de l’un de ses yeux !

À sa vue, le roi se réjouit et lui dit : « Lapaix soit avec toi ! » Et le jeune homme conti-nua à rester assis sur le lit, vêtu de sa robede soie brodée d’or ; mais, avec l’accent d’unetristesse répandue sur toute sa personne, ilrendit au roi le salut et lui dit : « Ô seigneur,excuse-moi de ne me point lever ! » Mais le roilui dit : « Ô jeune adolescent, éclaire-moi surl’histoire de ce lac et de ses poissons colorés,et aussi sur ce palais et sur ta solitude et sur lacause de tes larmes ! » À ces paroles, l’adoles-cent versa d’abondantes larmes qui coulèrentle long de ses joues, et le roi s’étonna et dit :« Ô jeune homme, qu’est-ce qui te fait pleu-rer ? » Et le jeune homme répondit : « Com-ment pourrais-je ne point pleurer, alors que jesuis dans cet état-ci ? » Et le jeune homme al-longea la main vers les longs pans de sa robeet les releva. Et alors le roi vit que toute la moi-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 141/1177

Page 141: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

tié inférieure du jeune homme était en marbre,et l’autre moitié, de l’ombilic aux cheveux dela tête, était celle d’un homme. Et le jeunehomme dit au roi : « Sache, ô seigneur, quel’histoire des poissons est une chose étrangequi, si elle était écrite avec le poinçon sur lecoin intérieur de l’œil pour être vue de tous, se-rait une leçon pour l’observateur attentif ! »

Et l’adolescent raconta ainsi cette histoire :

HISTOIRE DU JEUNE HOMME ENSORCE-LÉ ET DES POISSONS

« Seigneur, sache donc que mon père étaitroi de cette ville. Son nom était Mahmoud, et ilétait le maître des Îles-Noires et de ces quatremontagnes. Mon père régna soixante-dix ans,après quoi il s’éteignit dans la miséricorde duRétributeur. Après sa mort, j’acquis le sulta-nat et je me mariai avec la fille de mon oncle.Elle m’aimait d’un amour si puissant que, si par

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 142/1177

Page 142: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

hasard je m’absentais loin d’elle, elle ne man-geait et ne buvait qu’elle ne m’eût revu. Et elledemeura sous ma protection durant cinq an-nées, jusqu’à ce qu’elle allât un jour au ham-mam après avoir ordonné au cuisinier de nousapprêter les mets pour le souper. Et moi j’en-trai dans ce palais et je m’endormis dans l’en-droit habituel où je m’endormais, et j’ordonnaià deux de mes esclaves femmes de me faire del’air avec un éventail. Alors l’une se mit der-rière ma tête et l’autre à mes pieds. Mais jefus pris d’insomnie en songeant à l’absence demon épouse et aucun sommeil ne voulait demoi : car, si même mon œil se fermait, monâme restait en éveil ! Alors j’entendis l’esclavequi était derrière ma tête dire à celle qui étaità mes pieds : « Ô Massouda, combien notremaître a une jeunesse infortunée ! Et quel dom-mage pour lui d’avoir pour épouse notre maî-tresse, cette perfide, cette criminelle ! » Etl’autre répondit : « Qu’Allah maudisse lesfemmes adultères ! Car cette fille adultérinepourrait-elle jamais avoir quelqu’un d’aussi

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 143/1177

Page 143: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

bon caractère que notre maître, elle qui passetoutes ses nuits dans des lits variés ! » Et l’es-clave qui se tenait derrière la tôle répondit ;« Vraiment notre maître doit être bien insou-ciant pour ne point tenir compte des actes decette femme ! » Et l’autre dit : « Maisqu’avances-tu là ? Est-ce que notre maître peutse douter de ce qu’elle fait ? Ou bien crois-tuqu’elle le laisse agir en liberté ? Apprends doncque cette perfide mêle toujours quelque choseà la coupe que boit chaque nuit notre maîtreavant de s’endormir : elle y met du banj(33) ;et il tombe dans le sommeil. En cet état il nepeut savoir ce qui se passe, ni où elle va, nice qu’elle fait. Or, après lui avoir fait boire levin, elle s’habille et s’en va en le laissant seul,et elle s’absente jusqu’à l’aurore. Quand elle re-vient, elle lui brûle sous le nez quelque chose àsentir, et alors il se réveille de son sommeil. »

Lorsque j’entendis, seigneur, les paroles desesclaves, la lumière se changea à mes yeux enténèbres. Et il me tardait fort de voir s’appro-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 144/1177

Page 144: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

cher la nuit pour être de nouveau avec la fillede mon oncle. Elle revint enfin du hammam.Alors nous tendîmes la nappe et nous man-geâmes durant une heure en nous servant mu-tuellement à boire comme d’habitude. Aprèsquoi je demandai le vin que je buvais chaquenuit avant mon sommeil, et elle me tendit lacoupe. Alors je me gardai bien de la boire ;mais je fis semblant de la porter à mes lèvres,comme à l’ordinaire ; et je la versai rapidementdans le creux du haut de ma robe, et à l’heuremême et à l’instant même je m’étendis sur monlit en faisant semblant de dormir. Et elle ditalors : « Dors ! Et puisses-tu ne te réveiller ja-mais plus ! Pour moi, par Allah ! je te déteste,et je déteste jusqu’à ton image ; et mon âmeest rassasiée de ta fréquentation ! » Puis ellese leva, mit ses plus beaux vêtements, se par-fuma, ceignit une épée, ouvrit la porte du pa-lais et sortit. Alors je me levai et la suivis jus-qu’à ce qu’elle fût sortie du palais. Et elle tra-versa tous les souks de la ville, et enfin elle ar-riva aux portes de la ville. Alors elle s’adressa

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 145/1177

Page 145: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

aux portes dans une langue que je ne comprispoint, et les verrous tombèrent et les portess’ouvrirent, et elle sortit. Et je me mis à mar-cher derrière elle, sans qu’elle s’en aperçût, jus-qu’à ce qu’elle fût arrivée aux collines forméespar l’amoncellement des déchets et à une ci-tadelle surmontée d’une coupole et bâtie enterre cuite : elle entra par la porte, et, moi, jemontai sur la terrasse de la coupole et me misà la surveiller de haut. Et voici qu’elle entrachez un nègre noir. Ce nègre horrible avait salèvre supérieure comme un couvercle de mar-mite et sa lèvre inférieure comme la marmiteelle-même, et ces deux lèvres pendaient si basqu’elles pouvaient trier les cailloux d’avec lesable. Et il était pourri de maladies ; et il étaitétendu sur un peu de paille de canne à sucre. Àsa vue, la fille de mon oncle baisa la terre entreses mains ; et lui, il releva la tête vers elle etlui dit : « Malheur à toi ! Pourquoi as-tu tardéjusqu’à cette heure ? J’ai invité les nègres quise sont mis à boire les vins et se sont mêlésà leurs amoureuses. Quant à moi, je n’ai point

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 146/1177

Page 146: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

voulu boire, à cause de toi. » Elle dit : « Ô monmaître et le chéri de mon cœur ! ne sais-tu pasque je suis mariée avec le fils de mon oncle ;et que je déteste jusqu’à son image ; et queje me fais horreur d’être avec lui ? D’ailleurs,n’eût été la crainte de te voir toi-même lésé,j’aurais depuis longtemps ruiné la ville de fonden comble et fait que seule la voix du hibou etdu corbeau eût été entendue ; et j’aurais trans-porté les pierres des ruines derrière le montCaucase ! » Le nègre répondit : « Tu mens, ôdébauchée ! Or, moi, je jure sur l’honneur, etsur les qualités viriles des nègres, et sur notresupériorité infinie d’hommes par rapport auxblancs, que si une autre fois, à partir de ce jour,tu te mets ainsi en retard, je répudierai tonamitié et je ne mettrai plus mon corps sur toncorps ! Ô perfide traîtresse ! tu n’es ainsi en re-tard que parce que tu rassasies ailleurs tes dé-sirs de femelle, ô pourriture, ô la plus infimedes femmes blanches ! » Puis il la prit sous lui.Et il arriva entre eux ce qui arriva. »

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 147/1177

Page 147: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

— Ainsi narra le prince en s’adressant auroi. Et il continua :

« Lorsque j’entendis cette conversation etvis de mes yeux ce qui s’ensuivit entre euxdeux, le monde se changea en ténèbres devantma face, et je ne sus plus où je me trouvais.Ensuite la fille de mon oncle se mit à pleureret à se lamenter humblement entre les mainsdu nègre, et à dire : « Ô mon amant, ô fruit demon cœur, il ne me reste que toi ! Si tu mechasses, alors malheur à moi ! Ô mon chéri, ôlumière de mon œil ! » Et elle ne cessa de pleu-rer et de l’implorer jusqu’à ce qu’il lui pardon-nât. Elle fut alors toute heureuse, se leva, sedéshabilla de tous ses vêtements et de son ca-leçon et resta toute nue. Puis elle dit : « Ô monmaître, as-tu de quoi nourrir ton esclave ? » Etle nègre lui répondit : « Enlève le couvercle dela marmite, et tu y trouveras un ragoût faitavec des os de souris que tu mangeras jusqu’àmoudre les os ; puis prends ce pot que tu voiset tu y trouveras de la bouza(34) que tu boi-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 148/1177

Page 148: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

ras ! » Et elle se leva, et mangea, et but, et selava les mains ; puis elle revint et se couchaavec le nègre sur la paille de roseaux ; et, toutenue, elle se blottit contre le nègre sous lesloques infectes.

Quand je vis toutes ces choses que faisaitla fille de mon oncle, je ne pus plus me possé-der et je descendis du haut de la coupole, et,me précipitant dans la salle, je pris l’épée queportait la fille de mon oncle, résolu à les tuertous deux. Je commençai par frapper le nègre,le premier, sur le cou, et je crus qu’il avait tré-passé. »

— À ce moment, Schahrazade vit approcher lematin et s’arrêta discrètement. Et lorsque luisit lematin, le roi Schahriar entra dans la salle de jus-tice, et le diwan fut bondé jusqu’à la fin de la jour-née. Puis le Roi rentra dans son palais, et Donia-zade dit à sa sœur : « Continue, je t’en prie, tonrécit ! » Elle répondit : « De tout cœur et commehommage dû ! »

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 149/1177

Page 149: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Quand donc fut la hui-tième nuit.

Schahrazade dit :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que le jeunehomme ensorcelé dit au roi :

« Ayant frappé le nègre pour lui couper latête, je lui coupai en effet le gosier, la peau etla chair, et je crus l’avoir tué, car il râla un râleterrible et haut. La fille de mon oncle, qui pen-dant cette scène dormait profondément, se ré-veilla après mon départ, prit l’épée, qu’elle re-mit au fourreau, revint à la ville, entra dans lepalais et se coucha dans mon lit jusqu’au ma-tin. Le lendemain donc je vis que la fille demon oncle avait coupé ses cheveux et mis deshabits de deuil. Puis elle me dit : « Ô fils demon oncle, ne me blâme point de ce que je

Page 150: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

fais, car je viens d’apprendre que ma mère estmorte, que mon père a été tué dans la guerresainte, que l’un de mes frères est mort piquépar un scorpion et que l’autre a été enterré vi-vant sous la chute d’un édifice. J’ai donc ledroit de pleurer et de m’affliger. » À ces pa-roles je ne voulus faire semblant de rien, et jelui dis : « Fais ce que tu crois nécessaire, carje ne te le défends pas. » Et elle resta enfer-mée dans son deuil, ses pleurs et ses accès dedouleur folle durant une année entière, depuisle commencement jusqu’à l’autre commence-ment. L’année finie, elle me dit : « Je veux bâtirpour moi dans ton palais un tombeau en formede dôme, et je m’y isolerai dans la solitude etles larmes, et je le nommerai la Maison desDeuils ! » Je lui répondis : « Fais ce que tu croisle nécessaire ! » Et elle se bâtit cette Maisondes Deuils surmontée d’une coupole, et conte-nant une tombe comme une fosse. Puis elley transporta et y plaça le nègre, qui n’étaitpas mort, mais qui était devenu très maladeet très faible, et qui vraiment ne pouvait plus

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 151/1177

Page 151: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

être d’aucune utilité à la fille de mon oncle.Mais cela ne l’empêchait guère de boire toutle temps du vin et de la bouza. Et depuis lejour de sa blessure il ne pouvait plus parler,et il continuait à vivre, car son terme n’étaitpas échu. Et elle, tous les jours, entrait chez luidans la coupole, à l’aube et à la nuit, et étaitprise près de lui d’accès de pleurs et de folie ;et elle lui donnait à boire des boissons et deschoses bouillies. Et elle ne cessa d’agir de lasorte, matin et soir, durant toute la seconde an-née. Et moi, je patientai sur elle tout le temps ;mais un jour, entrant chez elle à l’improviste,je la trouvai en train de pleurer et de se frapperle visage et de dire ces vers d’une voix triste :

Toi parti, ô bien-aimé, je délaissai les humainset vécus solitaire, car mon cœur ne saurait plusrien aimer, toi parti, ô bien-aimé !

Si tu viens à repasser près de ta bien-aimée, ôrecueille, de grâce, sa dépouille mortelle en souve-nir de sa vie terrestre, et donne-lui le repos de la

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 152/1177

Page 152: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

tombe, où tu voudras, mais près de toi, si tu viensà repasser près de ta bien-aimée !

— Ta voix ! qu’elle se souvienne de mon nomde jadis pour me parler sur la tombe ! Oh ! mais dema tombe tu n’entendras que le triste son de mesos entrechoqués !

Quand elle eut fini sa plainte, je lui dis,et l’épée nue à la main : « Ô traîtresse, voilàles paroles des perfides qui renient les liaisonspassées et foulent l’amitié ! » Et, levant le bras,je m’apprêtais à la frapper, quand elle se levatout à coup et, apprenant ainsi que l’auteur dela blessure du nègre était moi, elle se leva de-bout sur ses pieds, et prononça des paroles queje ne compris point, et dit : « Que, par la ver-tu de ma sorcellerie, Allah te change moitiéen pierre et moitié en homme ! » Et à l’heuremême, seigneur, je devins comme tu me vois.Et je ne pouvais plus ni bouger ni faire un mou-vement ; de la sorte, je ne suis ni un mort ni unvivant. Après qu’elle m’eût mis dans cet état,elle ensorcela les quatre îles de mon royaume

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 153/1177

Page 153: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

et les changea en montagnes avec le lac au mi-lieu ; et elle changea mes sujets en poissons.Mais ce n’est pas tout ! Chaque jour, elle metorture et me fouette avec une lanière de cuiret me donne cent coups jusqu’au sang. Et en-suite elle me met directement sur la peau, endessous de mes vêtements, une robe en poilcouvrant toute ma partie supérieure ! »

Le jeune homme, après ces paroles, se mità pleurer et récita ces vers :

Dans l’attente de ta justice, ô mon Dieu, et deton jugement, je patiente puisque tel est ton bonvouloir !

Mais j’étouffe dans mes malheurs ! Et je n’aid’autre recours que toi, Seigneur, ô Dieu qu’adorenotre Prophète béni !

Alors le roi se tourna vers le jeune hommeet lui dit : « Tu as ajouté une peine à mespeines ! Mais, dis-moi, où donc se trouve cettefemme ? » Il répondit : « Dans le tombeau où

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 154/1177

Page 154: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

se trouve le nègre sous la coupole. Elle vientchez moi chaque jour. Après quoi, elle vientà moi et me déshabille de mes habits et mefrappe cent coups de fouet pendant que, moi,je pleure et je crie, et que je ne puis faire unmouvement pour me défendre contre elle.Puis, après m’avoir ainsi châtié, elle s’en re-tourne auprès du nègre, lui portant matin etsoir des vins et des boissons bouillies. » Leroi dit : « Par Allah ! ô brave jeune homme,il me faut te rendre un mémorable service etun bienfait qui passera, après moi, dans le do-maine de l’histoire ! » Ensuite le roi continua laconversation jusqu’à l’approche de la nuit. Puisle roi se leva et attendit que vint l’heure noc-turne des sorciers. Alors il se déshabilla, cei-gnit son épée, et se dirigea vers l’endroit où setrouvait le nègre. Là, il vit les chandelles et leslampions suspendus ; il vit aussi l’encens, lesparfums et toutes les pommades. Puis il alla di-rectement au nègre, le frappa et le tua. Ensuiteil le chargea sur son dos et le jeta au fond d’unpuits qui se trouvait dans le palais. Puis il re-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 155/1177

Page 155: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

vint, et s’habilla avec les habits du nègre, et sepromena un instant sous la coupole en bran-dissant à la main son glaive nu dans toute salongueur.

Après quoi il alla s’étendre à la place mêmequ’occupait le nègre.

Après une heure, vint la sorcière, la débau-chée auprès du jeune homme. À peine entrée,elle déshabilla le fils de son oncle et prit unfouet et l’en frappa. Alors il cria : « Aïe ! Aïe !ça suffit ! mon malheur est déjà assez terrible !Oh ! aie pitié de moi ! » Elle répondit : « Et toi,as-tu eu pitié de moi ? M’as-tu conservé monamant ? Non ! Eh bien, attends ! » Alors elle luimit l’habit de poil de chèvre, et plaça les autresvêtements en dessus. Après quoi, elle descen-dit auprès du nègre, lui portant la coupe de vinet le bol des plantes bouillies. Et elle entra sousla coupole, et pleura et se lamenta en criant :« Ouh ! ouh ! » et dit : « Ô mon maître, parle-moi ! Ô mon maître, cause avec moi ! » Puiselle récita ces vers douloureusement :

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 156/1177

Page 156: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Durera-t-il encore, ô mon cœur ! cet éloigne-ment si dur ? L’amour dont tu m’as pénétrée m’estdéjà une torture au-delà des forces ! Oh ! jusques àquand ainsi continueras-tu à me fuir !… Si tu n’asvoulu que ma détresse et ma misère triste, va, soisheureux, ton souhait est accompli !

Puis elle éclata en sanglots et répéta : « Ômaître, parle-moi, que je t’entende ! » Alors lenègre (prétendu) mit sa langue de travers et semit à imiter le parler nègre, et dit : « Ha ! ha !Il n’y a de force et de puissance que par l’aided’Allah ! » Lorsqu’elle entendit ses paroles (de-puis si longtemps qu’il n’avait pas parlé), ellecria de joie et s’évanouit ; mais elle revint àelle et dit : « Oh ! est-ce que mon maître estguéri ! » Alors le roi déguisa sa voix et la ren-dit très faible et dit : « Ô libertine ! tu ne mé-rites guère que je t’adresse la parole ! » Elledit : « Et pourquoi donc ? » Il répondit : « Parceque tous les jours tu ne fais que châtier tonmari, et, lui, de crier et de demander du se-cours, et tout cela m’enlève le sommeil toute

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 157/1177

Page 157: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

la nuit jusqu’au matin. Et ton mari ne cessede t’implorer et de te demander grâce, telle-ment que sa voix me donne l’insomnie. Sanstout cela, depuis longtemps j’aurais repris mesforces. Et c’est justement cela qui m’empêchede te répondre. » Elle dit : « Alors, puisque tul’ordonnes, je le délivrerai de l’état où il setrouve ! » Et le roi lui dit : « Oui ! délivre-le etrends-nous la tranquillité ! » Elle dit : « J’en-tends et j’obéis ! » Puis elle se leva et sortitde la coupole. Entrée au palais, elle prit unbol de cuivre rempli d’eau et prononça dessusdes paroles magiques. Et l’eau se mit à bouillircomme l’eau bout dans la marmite. Alors elleen aspergea le jeune homme et dit : « Par laforce des paroles prononcées, je te somme desortir de cette forme pour reprendre ta formepremière ! » Et le jeune homme se secoua etse leva debout sur ses pieds, et se réjouit desa délivrance, et s’écria : « J’atteste qu’il n’y ad’autre Dieu qu’Allah, et Mohammad est le pro-phète d’Allah ! Que la bénédiction et la paixd’Allah soient sur lui ! » Puis elle lui dit : « Va-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 158/1177

Page 158: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

t-en et ne reviens plus ici, sinon je te tuerai ! »Et elle lui cria à la face. Alors il s’en alla d’entreses mains. Et elle retourna à la coupole et des-cendit et dit : « Ô mon maître, lève-toi, que jete voie ! » Et lui, très faible, dit : « Oh ! tu n’asencore rien fait ! Tu ne m’as rendu qu’une par-tie de ma tranquillité, mais tu n’as pas suppri-mé la cause principale de mon trouble ! » Etelle dit : « Ô mon chéri, mais quelle est cettecause principale ? » Il dit : « Les poissons dulac, qui ne sont autre chose que les habitantsde l’ancienne ville et des quatre îles d’autrefois,ne cessent, tous les minuits, de lever la têtehors de l’eau et de faire des imprécationscontre moi et toi. Et tel est le motif qui m’em-pêche de reprendre mes forces. À toi donc deles délivrer ! Et alors tu pourras venir meprendre par la main et m’aider à me lever,car certainement je serai revenu à la santé ! »Lorsqu’elle entendit les paroles du roi, qu’ellecroyait être le nègre, elle lui dit, toute joyeuse :« Ô mon maître, ta volonté je la mets sur matête et dans mon œil ! » Et ayant dit : « Au nom

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 159/1177

Page 159: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

d’Allah ! » elle se leva toute heureuse et se mità courir et, arrivée au lac, elle prit un peu d’eauet…

— À ce moment, Schahrazade vit poindre lematin, et s’arrêta discrètement dans son récit.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 160/1177

Page 160: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Lorsque fut la neuvièmenuit.

Elle dit :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que lorsquela jeune sorcière prit un peu d’eau du lac etprononça dessus des paroles mystérieuses, lespoissons se mirent à s’agiter et levèrent la têteet redevinrent des fils d’Adam à l’instantmême, et la magie se dénoua qui tenait les ha-bitants de la ville. Et la ville devint une villeflorissante avec des souks bien construits, etchaque habitant se mit à exercer son métier.Et les montagnes devinrent des îles comme au-trefois. Après quoi, la jeune femme revint im-médiatement auprès du roi, croyant toujoursqu’il était le nègre, et lui dit : « Ô mon chéri,donne-moi ta main généreuse pour que je l’em-

Page 161: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

brasse ! » Et le roi lui répondit à voix basse :« Approche-toi près de moi ! » Elle s’approcha.Et tout à coup il saisit sa bonne épée et lui enperça la poitrine si fort que la pointe sortit parle dos ; puis il l’en frappa de nouveau et la cou-pa en deux moitiés. Cela fait, il sortit et trou-va le jeune homme ensorcelé qui l’attendait de-bout. Alors il lui fit des compliments sur sa dé-livrance ; et le jeune homme lui baisa la mainet le remercia avec effusion. Ensuite le roi luidit : « Veux-tu rester dans ta ville ou venir avecmoi dans ma ville ? » Et le jeune homme luidit : « Ô roi des temps, sais-tu quelle distance ily a d’ici à ta ville ? » Et le roi dit : « Deux jourset demi. » Alors le jeune homme lui dit : « Ôroi, si tu es endormi, réveille-toi ! D’ici pour al-ler à ta ville, tu mettras une année entière, avecla volonté d’Allah ! Car si tu es venu ici en deuxjours et demi, c’est parce que la ville était en-sorcelée. D’ailleurs, moi, ô roi, je ne te quitte-rai pas l’espace d’un clin d’œil ! » Et le roi seréjouit à ces paroles, et dit : « Louange à Al-lah qui voulut bien te mettre sur mon chemin !

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 162/1177

Page 162: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Car désormais tu es mon fils, puisque Allah jus-qu’ici ne m’a point accordé d’enfant ! » Alorsils se jetèrent au cou l’un de l’autre, et se ré-jouirent à la limite de la joie.

Ensuite ils se mirent à marcher jusqu’au pa-lais du jeune roi qui avait été ensorcelé. Etle jeune roi annonça aux notables de sonroyaume qu’il allait partir pour le saint pèle-rinage de La Mecque. Alors on lui fit tous lespréparatifs nécessaires. Ensuite lui et le sultanpartirent, et le cœur du sultan brûlait pour saville, car il en était absent depuis un an. Ils semirent donc en marche, ayant avec eux cin-quante mamalik(35) chargés de cadeaux à of-frir. Et ils ne cessèrent de voyager nuit et jourdurant une année entière jusqu’à ce qu’ilsfussent proches de la ville du sultan, aprèsavoir désespéré de la retrouver. Et les soldatss’approchèrent et baisèrent la terre entre sesmains, et lui souhaitèrent la bienvenue. Alors ilentra dans le palais et s’assit sur le trône. Puisil appela le vizir près de lui et le mit au cou-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 163/1177

Page 163: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

rant de tout ce qui était arrivé. Lorsque le vizirapprit l’histoire du jeune homme, il lui fit descompliments sur sa délivrance et son salut.

Sur ces entrefaites le sultan gratifia beau-coup de personnes ; puis il dit au vizir : « Faisvite venir ici le pêcheur qui m’avait, dans letemps, porté les poissons. » Et le vizir envoyachercher le pêcheur qui avait été la cause dela délivrance des habitants de la ville. Et le roile fit approcher et lui fit don des robes d’hon-neur, et l’interrogea sur sa vie et lui demandas’il avait des enfants ; et le pêcheur lui dit avoirun fils et deux filles. Alors le roi se maria avecl’une des deux filles, et le jeune homme se ma-ria avec l’autre. Puis le roi garda le père prèsde lui, et le nomma trésorier-caissier en chef.Ensuite il envoya le vizir à la ville du jeunehomme, située dans les Îles-Noires, le nommasultan de ces îles, et envoya avec lui les cin-quante mamalik qui l’avaient jadis accompa-gné lui-même, et envoya avec lui beaucoup derobes d’honneur pour tous les émirs. Alors le

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 164/1177

Page 164: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

vizir lui baisa les deux mains, et sortit pour ledépart. Et le sultan et le jeune homme conti-nuèrent à habiter ensemble. – Quant au pê-cheur, devenu trésorier-caissier en chef, il s’en-richit beaucoup et devint l’homme le plus richede son temps. Et ses deux filles étaient lesépouses des rois. Et c’est dans cet état qu’ilsmoururent !

— Mais, continua Schahrazade, ne croyez pasque cette histoire soit plus merveilleuse que celledu Portefaix.

HISTOIRE DU PORTEFAIX AVECLES JEUNES FILLES

Il y avait, dans la ville de Baghdad, unhomme qui était célibataire et aussi portefaix.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 165/1177

Page 165: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Un jour d’entre les jours, pendant qu’il étaitdans le souk, nonchalamment appuyé sur sahotte, voici que devant lui s’arrêta une femmeenveloppée de son ample voile en étoffe deMossoul, en soie parsemée de paillettes d’or etdoublée de brocart. Elle souleva un peu son pe-tit voile de visage, et, d’en dessous, alors, ap-parurent des yeux noirs avec de longs cils etquelles paupières ! Et elle était svelte et fined’extrémités, parfaite de qualités. Puis elle ditavec la douceur de sa prononciation : « Ô por-tefaix, prends ta hotte et suis-moi ! » Et le por-tefaix, tout saisi, ne pouvait croire aux parolesentendues ; pourtant il prit sa hotte et suivit lajeune femme, qui enfin s’arrêta devant la ported’une maison. Elle frappa à la porte, et toutde suite un homme nousrani(36) descendit etlui donna, pour un dinar, une mesure d’olivesqu’elle mit dans la hotte, en disant au porte-faix : « Porte cela et suis-moi ! » Et le portefaixs’écria : « Par Allah ! quel jour béni ! » Et il por-ta la hotte et suivit la jeune femme. Elle s’ar-rêta devant la boutique d’un fruitier et acheta

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 166/1177

Page 166: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

des pommes de Syrie, des coings osmani, despêches d’Oman, des jasmins d’Alep, des nénu-phars de Damas, des concombres du Nil, deslimons d’Égypte, des cédrats sultani, des baiesde myrthe, des fleurs de henné, des anémonesrouge-sang, des violettes, des fleurs de grena-dier et des narcisses. Et elle mit le tout dansla hotte du portefaix et lui dit : « Porte ! » et ilporta et la suivit jusqu’à ce qu’elle fût arrivéedevant un boucher auquel elle dit : « Coupe dixartal(37) de viande. » Il coupa les dix artal ; etelle les enveloppa avec des feuilles de bana-nier, les mit dans la hotte, et dit : « Porte, ôportefaix ! » Il porta et la suivit pour s’arrêterdevant le vendeur d’amandes, chez qui elle pritde toutes les espèces d’amandes, et dit :« Porte et suis-moi ! » Et il porta la hotte et lasuivit jusque devant la boutique du marchandde douceurs ; elle acheta un plateau et le cou-vrit de tout ce qu’il y avait chez le marchand :des entrelacs de sucre au beurre, des pâtesveloutées parfumées au musc et farcies déli-cieusement, des biscuits appelés saboun, des

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 167/1177

Page 167: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

petits pâtés, des tourtes au limon, des confi-tures savoureuses, des sucreries appelées louc-met-el-kadi, et d’autres appelées assabih-zeinab,faites au beurre, au miel et au lait. Puis elle mittoutes ces variétés de friandises sur le plateauet mit le plateau sur la hotte. Alors le portefaixdit : « Si tu m’avais averti, je serais venu avecun mulet pour charger toutes ces choses ! » Etelle sourit à ces paroles. Puis elle s’arrêta chezle distillateur, et lui acheta dix sortes d’eaux :de l’eau de roses, de l’eau de fleurs d’oranger,et bien d’autres aussi ; elle prit aussi une me-sure de boissons enivrantes ; elle acheta éga-lement un aspersoir d’eau de roses musquée,des grains d’encens mâle, du bois d’aloès, del’ambre gris et du musc ; elle prit enfin deschandelles en cire d’Alexandrie. Elle mit le toutdans la hotte et dit : « Porte la hotte et suis-moi ! » Et il porta la hotte et suivit tout en por-tant la hotte, jusqu’à ce que la jeune dame fûtarrivée à un palais magnifique ayant sur le jar-din de derrière une cour spacieuse : il était trèsélevé, de forme carrée, et imposant ; le portail

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 168/1177

Page 168: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

avait deux battants en ébène, lamés de lamesd’or rouge.

Alors l’adolescente s’arrêta à la porte etsonna d’une façon de sonner gentille ; et laporte s’ouvrit avec ses deux battants. Le por-tefaix regarda alors celle qui lui avait ouvertla porte, et il trouva que c’était une jeune fillede taille élégante et gracieuse, un vrai modèlepour les seins arrondis et saillants, pour sa jo-liesse, son élégance, sa beauté, et toutes lesperfections de sa taille et de son maintien ;son front était blanc comme la première lueurde la nouvelle lune, ses yeux comme les yeuxdes gazelles, ses sourcils comme le croissantdu mois de Ramadan, ses joues comme l’ané-mone, sa bouche comme le sceau de Soleïman,son visage comme la pleine lune à son lever,ses deux seins comme deux grenades ju-melles ; quant à son jeune ventre élastique etpliant, il se cachait sous les vêtements commeune lettre précieuse sous le rouleau qui l’enve-loppe.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 169/1177

Page 169: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Aussi, à sa vue, le portefaix sentit sa raisons’envoler et la hotte tomber de dessus sa tête,et il se dit : « Par Allah ! de ma vie je n’ai eu unjour plus béni que ce jour-ci ! »

Alors cette jeune portière, tout en restant àl’intérieur, dit à sa sœur la pourvoyeuse et auportefaix : « Entrez ! Et que l’accueil ici voussoit large et bon ! »

Alors ils entrèrent et finirent par arriverdans une salle spacieuse donnant sur la courcentrale, toute ornée de brocarts de soie etd’or, et pleine de meubles bien exécutés et in-crustés de parcelles d’or, et aussi de vases etde sièges sculptés, et de rideaux et de garde-robes soigneusement fermés. Au milieu de lasalle, il y avait un lit de marbre incrusté deperles éclatantes et de pierreries ; au-dessus dece lit était tendue une moustiquaire de satinrouge, et sur le lit il y avait une jeune fillemerveilleuse, avec des yeux babyloniens, unetaille droite comme la lettre aleph, et un visagesi beau qu’il remplissait de confusion le soleil

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 170/1177

Page 170: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

lumineux. Elle était comme une d’entre lesbrillantes étoiles, et vraiment comme unenoble femme d’Arabie, d’après le dire dupoète :

Celui qui mesure ta taille, ô jeune fille, et lacompare à la délicatesse du rameau pliant, ne ditpoint toute la vérité, et juge avec erreur, malgréson talent. Car ta taille n’a point d’égale, ni toncorps un frère !

Car le rameau n’est joli que sur l’arbre et toutnu ; mais toi ! de toutes façons, tu es belle, et leshabits qui te cachent ne sont qu’un délice de plus !

Alors la jeune fille se leva de dessus le lit,fit quelques pas pour être au milieu de la salleprès de ses deux sœurs, et leur dit ; « Pourquoirestez-vous ainsi immobiles ? Enlevez le far-deau de dessus la tête du portefaix. » Alors lapourvoyeuse vint devant le portefaix, la por-tière se mit derrière lui, et, aidées de leur troi-sième sœur, elles le soulagèrent du fardeau.Ensuite elles enlevèrent tout ce qui était dans

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 171/1177

Page 171: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

la hotte, rangèrent chaque chose à sa place,donnèrent deux dinars au portefaix et luidirent : « Tourne ton visage et va-t’en, ô por-tefaix ! » Mais le portefaix regarda les jeunesfilles et se mit à admirer toute leur beauté etleurs perfections, et il pensa qu’il n’avait jamaisrien vu de pareil. Pourtant il remarqua qu’il n’yavait chez elles aucun homme. Ensuite il vittout ce qu’il y avait là de boissons, de fruits, defleurs odorantes et d’autres bonnes choses, etil s’émerveilla à la limite de l’émerveillement,et n’eut plus aucune envie de s’en aller.

Alors l’aînée des jeunes filles lui dit : « Maisqu’as-tu ainsi à ne pas bouger ? Trouverais-tumodique ton salaire ? » Et elle se tourna verssa sœur, la pourvoyeuse, et lui dit : « Donne-lui encore un troisième dinar. » Mais le porte-faix dit : « Par Allah, ô mes maîtresses, monsalaire ordinaire n’est seulement que deux de-mi-dinars ! Et je n’ai point trouvé modique cesalaire-ci. Mais mon cœur et mon être intimetravaillent à votre sujet. Et je me demande

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 172/1177

Page 172: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

quelle peut être votre vie, puisque vous habitezseules et que vous n’avez ici aucun hommequi vous tienne compagnie humaine. Ne savez-vous pas qu’un minaret n’est vraiment bienqu’à la condition d’être l’un des quatre mina-rets de la mosquée ? Or, ô mes maîtresses,vous n’êtes que trois et il vous manque un qua-trième ! Or, vous savez que le bonheur desfemmes ne devient parfait qu’avec leshommes ! Et, comme dit le poète, un accordne saurait être harmonieux à moins de quatreinstruments réunis : une harpe, un luth, une ci-thare et un flageolet ! Or, ô mes maîtresses,vous n’êtes que trois, et il vous manque le qua-trième instrument, le flageolet, qui serait unhomme sage, plein de cœur et d’intelligence,artiste habile et sachant garder un secret ! »

Et les jeunes filles lui dirent : « Mais, ô por-tefaix, ne sais-tu pas que nous sommesvierges ? Aussi avons-nous bien peur de nousconfier à un indiscret. Et nous avons lu lespoètes qui disent : Méfie-toi de toute confi-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 173/1177

Page 173: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

dence, car un secret révélé est aussitôt per-du ! »

À ces paroles, le portefaix s’écria : « Je lejure sur votre vie, ô mes maîtresses ! Je suis unhomme sage, sûr et fidèle, qui a lu les livreset étudié les annales ! Je ne raconte que deschoses agréables, et je garde soigneusement,sans en parler, toutes les choses tristes. Entoute occasion j’agis d’après le dire du poète :

Seul l’homme bien doué sait taire le secret.Seuls savent tenir une promesse les meilleurs deshumains.

Chez moi le secret est enfermé dans une mai-son aux solides cadenas dont la clef est perdue etla porte scellée ! »

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 174/1177

Page 174: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe
Page 175: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

En entendant les vers du portefaix, ettoutes les strophes qu’il leur récita et ses créa-tions de rythmes, elles s’adoucirent beaucoup ;mais, pour faire semblant seulement, elles luidirent : « Tu sais, ô portefaix, que nous avonsdépensé pour ce palais une très forte sommed’argent. As-tu donc sur toi de quoi nous endédommager ? Car nous ne t’inviterons à t’as-seoir avec nous qu’à la condition, pour toi, dedépenser de l’or. Ton désir n’est-il pas de res-ter chez nous, de devenir notre compagnon deboisson, et surtout de nous faire veiller toutela nuit jusqu’à l’apparition de l’aurore sur nosvisages ? » Puis l’aînée des jeunes filles, maî-tresse de la maison, ajouta : « Un amour sansargent ne peut, dans le plateau de la balance,servir de bon contre-poids ! » Et la portièredit : « Si tu n’as rien, va-t’en sans rien ! » Mais,à ce moment, la pourvoyeuse intervint, et elledit : « Ô mes sœurs, cessons ! car, par Allah,ce garçon n’a en rien diminué notre journée !D’ailleurs, aurait-il été un autre qu’il n’auraitpas eu cette patience à notre égard. D’ailleurs,

Page 176: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

tout ce qui lui reviendra comme dépense, je mecharge de le payer à sa place. »

Alors le portefaix se réjouit extrêmementet dit à la pourvoyeuse : « Par Allah ! le pre-mier gain de la journée, c’est à toi seule que jele dois ! » Alors toutes les trois lui dirent : « Ôbrave portefaix, reste donc ici, et sois certainque tu seras sur notre tête et dans notre œil ! »Aussitôt la pourvoyeuse se leva et se serra lataille. Puis elle rangea les flacons, clarifia le vinen le décantant, prépara la place de réuniontout près de la pièce d’eau, et apporta en leurprésence tout ce dont ils pouvaient avoir be-soin. Puis elle offrit le vin, et tout le mondes’assit ; et le portefaix, au milieu d’elles, s’ima-ginait qu’il rêvait dans le sommeil.

Alors la pourvoyeuse offrit le flacon de vin :et on remplit la coupe et on la but, et unedeuxième fois, et une troisième fois. Puis lapourvoyeuse la remplit de nouveau et la pré-senta à ses sœurs, puis au portefaix. Et le por-tefaix dit quelques vers :

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 177/1177

Page 177: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Bois ce vin ! Il est la cause de toute allégresse.Il rend son buveur possesseur des forces et de lasanté. Il est pour tous tes maux le seul remède gué-risseur !

Nul ne boit le vin, cause de toute allégresse,sans en être agréablement ému ! Seule l’ivresse estcapable de nous saturer de volupté !

Puis il baisa les mains des trois jeunes filles,et vida la coupe. Puis il alla auprès de la maî-tresse de la maison et lui dit : « Ô ma maî-tresse, je suis ton esclave, ta chose et ta pro-priété ! » et récita en son honneur un vers dupoète :

À ta porte, un esclave de tes yeux est debout, lemoindre de tes esclaves peut-être !

Mais il connaît sa maîtresse ! Il est au courantde sa générosité et de ses bienfaits. Et surtout il saitles remercîments qui lui sont dus.

Alors elle lui dit : « Bois, ô mon ami ! et quecette boisson te soit saine et de délicieuse di-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 178/1177

Page 178: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

gestion ! Et qu’elle te donne les forces dans lechemin de la vraie santé ! »

Alors le portefaix prit la coupe, baisa lamain de la jeune femme et, d’une voix douceet modulée, en sourdine, il chanta ces vers dupoète :

J’offris à mon amie(38) un vin resplendissantà l’égal de ses joues, ses joues si lumineuses quela clarté seule d’une flamme pourrait en rendrel’éclatante vie !

Elle daigna l’accepter, mais elle me dit touterieuse :

Comment veux-tu me faire boire mes propresjoues ?…

Je lui dis : Bois, ô flamme de ce cœur ! Cette li-queur, c’est mes larmes précieuses, sa rougeur estmon sang, et son mélange dans la coupe est toutemon âme !

Alors l’adolescente prit du portefaix lacoupe, la porta à ses lèvres, puis alla s’asseoir

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 179/1177

Page 179: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

auprès de sa sœur. Et tous se mirent à danser,à chanter et à jouer avec les fleurs exquises ;et pendant tout ce temps le portefaix les pre-nait dans ses bras et les embrassait ; et l’unelui disait des plaisanteries, et l’autre l’attirait àelle, et la troisième le frappait avec des fleurs.Et ils continuèrent à boire jusqu’à ce que leferment eût joué dans leur raison. Lorsque levin régna tout à fait, la jeune portière se leva,se dépouilla de tous ses vêlements et jaillittoute nue. Puis elle jeta son âme(39) dans lapièce d’eau et se mit à jouer avec l’eau ; puiselle prit l’eau dans sa bouche et en aspergeaavec bruit le portefaix. Ensuite elle se lava tousles membres et fit courir l’eau entre ses jeunescuisses. Puis elle sortit de l’eau et se jeta dansle sein du portefaix en s’étendant sur le doset lui dit en faisant signe vers la chose situéeentre ses cuisses :

« Ô mon chéri, sais-tu le nom de ça ? » Etle portefaix répondit « Ha ! Ha ! d’ordinaire ças’appelle la maison de la miséricorde ! » Alors

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 180/1177

Page 180: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

elle s’écria : « Youh ! Youh ! N’as-tu pashonte ? » Et elle le prit par le cou et se mità frapper dessus. Alors il dit : « Non ! Non !ça s’appelle une vulve ! » Mais elle dit « Autrechose ! » Et le portefaix dit : « Alors c’est tonmorceau de derrière ! » Et elle répliqua :« Autre chose ! » Alors il dit : « C’est ton fre-lon ! » elle se mit, à ces paroles, à le frapper sifort sur le cou qu’elle usa la peau. Alors il luidit : « Dis-moi donc son nom ! » Et elle répon-dit : « Le basilic des ponts ! » Alors le portefaixs’écria : « Enfin ! la louange soit à Allah pourton salut, ô mon basilic des ponts ! »

Après cela on fit circuler la coupe et la sou-coupe. Puis la seconde jeune fille ôta ses vê-tements et se jeta dans la pièce d’eau : elle fitcomme sa sœur, puis sortit et alla se jeter dansle giron du portefaix. Là, faisant signe du doigtvers ses cuisses et la chose située entre sescuisses, elle dit au portefaix : « Ô lumière demon œil ! quel est le nom de ça ? » Il répon-dit : « Ta fissure ! » Elle s’écria : « Oh ! les pa-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 181/1177

Page 181: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

roles abominables de ce garçon-là ! » Et elle lefrappa et le souffleta si fort que toute la salleen retentit. Et il dit : « Alors c’est le basilic desponts ! » Elle répondit : « Non ! Non ! » et seremit à le frapper sur le cou. Alors il lui deman-da : « Mais quel est son nom ? » Elle répondit :« Le sésame décortiqué ! »

La troisième jeune fille alors se leva, sedéshabilla et descendit dans le bassin où ellefit comme ses deux sœurs ; puis elle remit sesvêtements et alla s’étendre sur les jambes duportefaix, et lui dit : « Devine son nom ! » en luifaisant signe vers ses parties délicates. Alors ilse mit à lui dire : « Il s’appelle comme ceci, ils’appelle comme cela ! » et finit par lui deman-der, pour qu’elle cessât de le frapper : « Alorsdis-moi son nom ! » Elle répondit : « Lekhân(40) de Aby-Mansour ! »

Alors le portefaix se leva, ôta ses vêtementset descendit dans la pièce d’eau : et son glaivenageait à la surface de l’eau ! Il se lava tout lecorps comme les jeunes filles s’étaient lavées ;

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 182/1177

Page 182: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

puis il sortit du bassin et se jeta dans le gi-ron de la portière et allongea ses deux piedsdans celui de la pourvoyeuse. Puis d’un signemontrant son mâle, il dit à la maîtresse du lo-gis : « Ô ma souveraine, quel est son nom ? »À ces paroles elles furent toutes les trois prisesd’un tel rire qu’elles se renversèrent sur leurderrière, et s’écrièrent : « Ton zebb ! » Il dit :« Mais non ! » et prit de chacune d’elles unemorsure. Elles dirent alors : « Ton outil ! » Ilrépondit : « Que non ! » et prit de chacune unpincement de sein. Et elles, étonnées, luidirent : « Mais c’est bien ton outil, il est ar-dent ! c’est bien ton zebb, il est mouvemen-té ! » Et le portefaix chaque fois hochait la tête,puis les embrassait, les mordait, les pinçait etles serrait dans ses bras ; et elles riaient ex-trêmement. Elles finirent par lui demander :« Dis-nous donc son nom ! » Alors le portefaixréfléchit un instant, regarda entre ses cuisses,cligna de l’œil, et dit : « Ô mes maîtresses, voi-ci les paroles que vient de me dire cet enfantqui est mon zebb :

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 183/1177

Page 183: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

« Mon nom est : le mulet puissant et non-châtré, qui broute et paît le basilic des ponts,se délecte à se rationner au sésame décortiqué,et se loge à l’auberge de mon père Mansour ! »

À ces paroles, elles se mirent à rire telle-ment qu’elles se renversèrent sur leur derrière.Puis on recommença à boire dans la mêmecoupe jusqu’à l’approche de la nuit. Alors ellesdirent au portefaix : « Maintenant tourne tonvisage et va-t’en en nous faisant voir la largeurde tes épaules ! » Mais le portefaix s’écria :« Par Allah ! il est plus aisé à mon âme de sortirde mon corps qu’à moi de quitter votre maison,ô mes maîtresses ! Joignons cette nuit avec lejour qui vient de s’écouler, et demain chacunpourra s’en aller voir l’état de sa destinée sur lechemin d’Allah ! » Alors la jeune pourvoyeuseintervint et dit : « Par ma vie ! ô mes sœurs, in-vitons-le à passer la nuit chez nous : nous ri-rons beaucoup de lui, car c’est un mauvais su-jet sans pudeur, et d’ailleurs tout plein de gen-tillesse ! » Alors elles dirent au portefaix : « Eh

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 184/1177

Page 184: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

bien ! tu pourras loger, cette nuit, chez nous,à la condition d’entrer sous notre gouverne etde ne nous demander aucune explication surce que tu verras ou sur le motif de quoi que cesoit ! » Alors il dit : « Oui, certes ! ô mes maî-tresses ! » Et elles lui dirent : « Lève-toi alors etlis ce qui est inscrit sur la porte ! » Et il se levaet trouva sur la porte ces paroles écrites avecla peinture d’or :

« Ne parle point de ce qui ne te concerne point,sinon tu entendras des choses qui ne t’agréerontpas ! »

Alors le portefaix dit : « Ô mes maîtresses,je vous prends à témoin que je ne parleraipoint de ce qui ne me concerne pas ! »

— À ce moment, Schahrazade vit approcher lematin, et elle se tut discrètement.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 185/1177

Page 185: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Mais lorsque fut ladixième nuit.

Doniazade lui dit : « Ô ma sœur, achève le ré-cit ! » Et Schahrazade répondit : « Amicalement etcomme un devoir de générosité ! » Et elle conti-nua :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que, lorsquele portefaix eut fait cette promesse aux jeunesfilles, la pourvoyeuse se leva et rangea les metsdevant eux, et tous mangèrent avec délices.Après quoi, on alluma les chandelles, on brûlales bois odorants et l’encens ; puis tout lemonde se remit à boire et à manger de toutesles friandises achetées au souk, surtout le por-tefaix, qui en même temps disait toujours desvers bien rythmés en fermant les yeux et ho-chant la tête. Et soudain on entendit des coups

Page 186: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

frappés à la porte ; mais cela ne les troublapas dans leurs plaisirs ; pourtant la jeune por-tière se leva et se dirigea vers la porte, puis re-vint et leur dit : « Notre nappe va, en vérité,se trouver à la porte trois Ahjam(41) à la barberasée et tous trois borgnes de l’œil gauche.Et, vraiment, c’est là une coïncidence éton-nante ! J’ai vite vu que c’étaient des étrangersqui doivent venir du pays des Roum ; et chacund’eux a une physionomie différente, mais tousles trois sont parfaitement réjouissants de fi-gure, tant ils sont ridicules. Si donc nous lesfaisons entrer, nous nous amuserions bien àleurs dépens ! » Puis elle continua à dire desparoles persuasives à ses compagnes qui enfinlui dirent : « Dis-leur alors qu’ils peuvent en-trer, mais pose-leur bien la condition en leurdisant : « Ne parlez pas de ce qui ne vousconcerne point, sinon vous entendrez deschoses qui ne vous agréeront pas ! » Et la jeunefille courut toute joyeuse à la porte et revinten amenant les trois borgnes : et, en effet, ilsavaient la barbe rasée, et, de plus, ils avaient

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 187/1177

Page 187: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

des moustaches tordues et retroussées et touten eux indiquait qu’ils appartenaient à laconfrérie des mendiants appelés saâlik(42). Àpeine entrés, ils souhaitèrent la paix à l’assis-tance en se reculant tour à tour. À leur vue,les jeunes filles se tinrent debout et les in-vitèrent à s’asseoir. Une fois assis, les troishommes regardèrent le portefaix qui était enpleine ivresse et, quand ils l’eurent bien ob-servé, ils supposèrent qu’il appartenait à leurconfrérie et se dirent : « Oh ! mais c’est aussiun saâlouk comme nous ! il va donc pouvoirnous tenir compagnie amicalement ! » Mais leportefaix, qui avait entendu leur réflexion, seleva tout d’un coup, et leur fit de gros yeuxet mit ses yeux de travers et leur dit : « Allez !Allez ! restez donc tranquilles, car je n’ai quefaire de vos bonnes grâces ! Et commencez parobserver ce qui est écrit là, sur la porte ! » Àces paroles, les jeunes filles éclatèrent de rireet se dirent : « Nous allons bien nous amuserdes saâlik et du portefaix ! » Puis elles offrirentà manger aux saâlik, qui mangèrent bien ! Puis

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 188/1177

Page 188: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

la portière leur offrit à boire, et les saâlik semirent à boire tour à tour et à se passer fré-quemment la coupe des mains de la jeune por-tière. Lorsque la coupe fut en pleine circula-tion, le portefaix leur dit : « Hohé ! nos frères !Avez-vous dans vos sacs quelque bonne his-toire ou quelque aventure merveilleuse quipuisse nous amuser ? » À ces paroles ils furentfortement stimulés et chauffés, et demandèrentqu’on leur apportât les instruments de plaisir.Alors la portière leur apporta aussitôt un tam-bour de Mossoul garni de grelots, un luthd’Irak et un flageolet de Perse. Et les trois saâ-lik se tinrent debout : l’un prit le tambour àgrelots, le second prit le luth et le troisièmele flageolet. Et tous les trois commencèrent àjouer, et les jeunes filles les accompagnaienten chantant ; quant au portefaix, il se démenaitde plaisir et disait : « Ha ! ya Allah ! » tant ilétait émerveillé de la voix magnifique et har-monieuse des exécutants.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 189/1177

Page 189: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Sur ces entrefaites on entendit de nouveaufrapper à la porte. Et la portière se leva pourvoir qui il y avait à la porte.

Or, voici quelle était la cause des coupsfrappés à la porte :

Cette nuit-là le khalifat Haroun Al-Rachidétait descendu parcourir sa ville pour voir etentendre par lui-même les choses qui pou-vaient se passer ; et il était accompagné deson vizir Giafar Al-Barmaki(43) et de son porte-glaive Massrour, l’exécuteur de ses ven-geances. Car il avait pris l’habitude de se dé-guiser souvent en marchand.

Donc pendant qu’il se promenait cette nuit-là dans les rues de la ville, il trouva cette de-meure sur sa route et il entendit le son des ins-truments et le bruit de la fête. Et le khalifatdit à Giafar : « Je veux que nous entrions danscette demeure pour voit à qui appartiennentces voix. » Mais Giafar répondit : « Ce doit êtreune troupe d’ivrognes. Aussi gardons-nous

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 190/1177

Page 190: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

d’entrer de peur qu’il ne nous en arrive quelquemauvais tour. » Mais le khalifat dit : « Il fautabsolument que nous entrions. Et je veux quetu trouves un expédient qui nous permetted’entrer et de les surprendre. » Et Giafar, à cetordre, répondit : « J’écoute et j’obéis. » AlorsGiafar s’avança et frappa à la porte. Et c’est ence moment que la portière vint ouvrir.

La jeune portière ouvrit donc la porte, etGiafar lui dit : « Ô ma maîtresse ! nous sommesdes marchands de Tabariat(44). Il y a dix joursdéjà que nous sommes venus à Baghdad avecde la marchandise, et nous logeons dans lekhân des marchands. Aussi l’un des marchandsdu khân nous avait cette nuit invités chez luiet nous avait offert le repas. Après le repas,qui dura une heure et où il nous avait fait bienmanger et bien boire, il nous laissa libres denous en aller. Nous sortîmes donc ; mais il fai-sait nuit et nous étions des étrangers ; aussinous perdîmes le chemin du khân où nous lo-gions. Et maintenant nous nous adressons

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 191/1177

Page 191: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

avec ferveur à votre générosité pour que vousnous permettiez d’entrer et de passer la nuitchez vous. Et Allah vous tiendra compte decette bonne œuvre ! »

Alors la portière les regarda et trouva qu’ilsavaient bien la mine de marchands et aussil’aspect fort respectable. Alors elle alla trouverses deux compagnes et leur demanda leur avis.Elles lui dirent : « Fais-les entrer ! » Alors ellerevint leur ouvrir la porte ; et ils lui deman-dèrent : « Pouvons-nous entrer, avec votre per-mission ? » Elle dit : « Entrez ! » Alors le kha-lifat et Giafar et Massrour entrèrent, et, à leurvue, les jeunes filles se tinrent debout et semirent à leur service et leur dirent : « Soyez lesbienvenus, et que l’accueil ici vous soit largeet amical ! Prenez vos aises, ô nos convives !Mais nous avons à vous poser une condition :« Ne parlez pas de ce qui ne vous concerne point,sinon vous entendrez des choses qui ne vous agrée-ront pas ! » Ils répondirent : « Oui, certes ! » Etils s’assirent, et ils furent invités à boire et à

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 192/1177

Page 192: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

faire circuler entre eux la coupe. Puis le khali-fat regarda les trois saâlik et vit qu’ils étaientborgnes de l’œil gauche, et il s’en étonna fort.Il regarda ensuite les jeunes filles et vit touteleur beauté et leurs grâces, et il fut fort per-plexe et surpris. Mais les jeunes filles conti-nuèrent à s’entretenir avec les convives et àles inviter à boire avec eux ; mais il refusa endisant : « Je suis un bon hadj(45) ! » Alors laportière se leva et plaça devant lui une petitetable incrustée finement, sur laquelle elle mitune tasse en porcelaine de Chine : elle versadans la tasse de l’eau de source qu’elle rafraî-chit avec un morceau de neige, et mélangea letout avec du sucre et de l’eau de roses, puisle présenta au khalifat. Il l’accepta et remerciabeaucoup la jeune fille, et se dit en lui-même :« Il faut que demain je la récompense pour sonaction et tout le bien qu’elle fait ! »

Les jeunes filles continuèrent à remplirleurs devoirs d’hospitalité et à servir à boire.Mais, lorsque le vin produisit ses effets, la maî-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 193/1177

Page 193: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

tresse de la maison se leva, leur demanda en-core leurs ordres, puis elle prit la pourvoyeusepar la main et lui dit : « Ô ma sœur, lève-toi,que nous accomplissions nos devoirs ! » Ellelui répliqua : « À tes ordres ! » Alors la portièrese leva, dit aux saâlik de se lever du milieu dela salle et la nettoya. Quant aux deux autresjeunes filles, elles appelèrent le portefaix et luidirent : « Allah ! que ton amitié est peu effi-cace ! Voyons ! tu n’es point un étranger ici, tues de la maison ! » Alors le portefaix se leva,releva les pans de sa robe, se serra la taille, etdit : « Ordonnez et j’obéis ! » Et elles lui dirent :« Attends à ta place ! » Après quelques ins-tants, la pourvoyeuse lui dit : « Suis-moi etviens m’aider ! » Et il la suivit hors de la salle,et il vit deux chiennes de l’espèce des chiensnoirs, et qui avaient des chaînes passées au-tour du cou. Le portefaix les prit et les condui-sit au milieu de la salle. Alors la maîtresse dulogis s’approcha, releva ses manches, prit unfouet et dit au portefaix : « Amène ici l’une deschiennes ! » Et il entraîna une des chiennes en

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 194/1177

Page 194: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

la tirant par sa chaîne et la fit s’approcher etla chienne se mit à pleurer et à lever la têtevers la jeune fille. Mais la jeune fille, sans entenir compte, lui tomba dessus en la frappantavec le fouet sur la tête, et la chienne criait etpleurait ; et la jeune fille ne cessa de la frap-per que lorsque ses bras furent las. Alors ellejeta le fouet de sa main, et prit la chiennedans ses bras, la serra contre sa poitrine, es-suya ses larmes, et lui embrassa la tête enla tenant entre ses deux mains. Puis elle ditau portefaix : « Remmène-la, et amène-moi laseconde ! » Et le portefaix fit s’approcher lachienne : et la jeune fille la traita comme elleavait traité la première.

Alors le khalifat sentit son cœur se remplirde pitié et sa poitrine se rétrécir de tristesse, etil cligna de l’œil à Giafar pour lui signifier d’in-terroger la jeune fille à ce sujet. Mais Giafar luirépondit par signes qu’il était préférable de setaire.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 195/1177

Page 195: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Ensuite la maîtresse du logis se tourna versses sœurs et leur dit : « Allons ! faisons ce quenous avons l’habitude de faire. » Elles répon-dirent : « Nous obéissons. » Alors la maîtressedu logis monta sur son lit de marbre lamé d’oret d’argent et dit à la portière et à la pour-voyeuse : « Faites-nous voir maintenant ce quevous savez. » Alors la portière se leva et montasur le lit à côté de sa sœur, et la pourvoyeusesortit, alla dans son appartement et en rappor-ta un sac de satin entouré de franges en soieverte ; elle s’arrêta devant les jeunes filles, ou-vrit le sac et en tira un luth. Elle le tendit à laportière qui l’accorda et, le pinçant, chanta desstrophes sur l’amour et ses tristesses :

« De grâce ! rendez à mes paupières le sommeilqui s’est enfui, et dites-moi où ma raison s’en estallée !

Lorsque je consentis à loger l’amour dans mademeure, le sommeil alors se fâcha contre moi etme délaissa !

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 196/1177

Page 196: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Ils me répondirent : « Qu’as-tu fait, notre ami,toi, que nous savions être de ceux qui marchentdans la voie droite et sûre ? Dis-nous qui a pu ainsit’égarer. »

Je leur dis : « Ce n’est point moi, mais elle quivous éclairera ! Moi, je vous répondrai toujoursque mon sang, tout mon sang, lui appartient. Jevous répondrai toujours que je préfère de beau-coup le répandre pour elle que le garder en moidans sa lourdeur !

J’ai choisi une femme pour, en elle, mettre mespensées, mes pensées qui reflètent son imagemême ! Aussi, si je chassais cette image, je met-trais le feu à mes entrailles, le feu décorateur.

Vous m’excuserez en la voyant ! Car Allah lui-même a orfévré ce bijou, avec la liqueur de vie ; et,avec ce qui est resté de cette liqueur, il a formé lagrenade et les perles ! »

Ils me dirent : « Trouves-tu vraiment, ô naïf,dans ton objet aimé, autre chose que des plaintes,des pleurs, des peines et de rares plaisirs ?

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 197/1177

Page 197: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Ne sais-tu qu’en te regardant dans l’eau lim-pide, tu ne verrais plus que l’ombre de toi-même !Tu bois à une source où l’on est rassasié avantd’avoir pu la goûter seulement. »

Je leur répondis : « Ne croyez point que c’esten la buvant que l’ivresse m’a tenu, mais c’est enla regardant seulement ! Et cela seul a chassé à ja-mais le sommeil de mes yeux !

Et ce ne sont point les choses passées qui m’ontainsi consumé, mais seulement son passé à elle ! Etce ne sont point les choses aimées dont je me suisséparé qui m’ont mis dans cet état, mais seulementsa séparation d’avec moi.

Et maintenant, tourner mes regards vers uneautre, le pourrais-je ? moi, dont toute l’âme est at-tachée à son corps parfumé, aux parfums d’ambreet de musc de son corps ! »

Lorsqu’elle eut fini son chant, sa sœur luidit : « Puisse Allah te consoler, ô ma sœur ! »Mais la jeune portière fut prise d’une telle af-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 198/1177

Page 198: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

fliction qu’elle déchira ses vêtements et tombapar terre tout à fait évanouie.

Mais, par ce mouvement, comme son corpsétait mis à nu, le khalifat s’aperçut que ce corpsportait l’empreinte de coups de fouet et decoups de verges, et il fut étonné à la limite del’étonnement. Mais la pourvoyeuse s’approchaet jeta un peu d’eau sur le visage de sa sœurévanouie qui recouvra ses sens ; puis elle luiporta une nouvelle robe et l’en revêtit.

Alors le khalifat dit à Giafar : « Tu n’as pasl’air de t’émouvoir ! Ne vois-tu pas l’empreintedes coups sur cette femme ? Quant à moi, je nepuis plus garder le silence, et je n’aurai de re-pos que je n’aie découvert la vérité sur tout ce-la et aussi sur l’incident des deux chiennes ! »Et Giafar répondit : « Ô mon maître et la cou-ronne de ma tête, rappelle-toi la condition im-posée : — Ne parle point de ce qui ne teconcerne pas, sinon tu entendras des chosesqui ne t’agréeront point ! »

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 199/1177

Page 199: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Sur ces entrefaites, la pourvoyeuse se levaet prit le luth : elle l’appuya sur son sein arron-di, le pinça du bout des doigts et chanta :

Si l’on venait se plaindre à nous de l’amour,que répondrions-nous ? Si nous-mêmes nousétions abîmés par l’amour, que ferions-nous ?

Car, si nous chargeons un interprète de ré-pondre pour nous, l’interprète, en vérité, ne saurapoint rendre toutes les plaintes d’un cœur amou-reux.

Et, si nous patientons et souffrons en silence lafuite du bien-aimé, la douleur aura bientôt fait denous mettre à deux doigts de la mort !

Ô douleur ! Il n’y a plus pour nous que les re-grets, le deuil, et les larmes ruisselantes sur lesjoues.

Et toi, cher absent, qui as fui les regards de mesyeux et coupé les liens qui t’attachaient à mes en-trailles.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 200/1177

Page 200: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Dis ! as-tu, du moins, gardé en toi une trace denotre amour passé, une petite trace qui durerait endépit du temps ?

Ou as-tu oublié, grâce à l’absence, la cause quia épuisé toutes mes forces, et, par toi, m’a misdans cet état de maigreur et de faiblesse ?

Si donc l’exil doit ainsi être mon partage, je de-manderai un jour compte à Dieu, notre Seigneur,de toutes mes souffrances !

À ce chant triste, la maîtresse du logis dé-chira ses habits, comme sa première sœur,pleura et tomba évanouie. Et la pourvoyeusese leva et l’habilla d’une seconde robe, aprèsavoir pris soin de lui jeter de l’eau sur la figureet de la faire revenir à elle-même. Alors lamaîtresse du logis, remise un peu, s’assit surle lit et dit à la pourvoyeuse : « Je t’en prie,chante encore pour que nous puissions payernos dettes ! Encore une fois seulement ! » Alorsla portière accorda de nouveau le luth et chan-ta ces strophes :

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 201/1177

Page 201: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Jusques à quand cet éloignement et cet aban-don si dur ! Ne sais-tu que mes yeux n’ont plus delarmes à répandre…

Tu me délaisses ! Mais penses-tu ainsi déserterlongtemps encore l’ancienne amitié ! Oh ! si tonbut n’était qu’allumer en moi la jalousie, tu asréussi !

Si le destin perfide devait toujours favoriser leshommes amoureux, les pauvres femmes ne trouve-raient plus un seul jour pour faire leurs reprochesaux amants infidèles !

Mais moi, hélas ! à qui dois-je me plaindrepour me décharger un peu de mes malheurs, demes malheurs par ta main, ô meurtrier de cecœur !... Hélas ! hélas ! quelle déception n’attend-elle pas le plaignant qui aurait perdu la preuveécrite de sa créance ou d’une dette payée !…

Et la tristesse de mon cœur endolori ne faitqu’augmenter de la folie de ton désir ! Je te désire !Tu m’as promis ! Mais où es-tu ?

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 202/1177

Page 202: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Ô frères, musulmans ! je vous laisse le soin deme venger de l’infidèle ! Qu’il éprouve d’égalessouffrances ! Qu’à peine son œil va-t-il se fermerpour le repos, qu’aussitôt l’insomnie le rouvre lar-gement !

Il m’a fait atteindre, par l’amour, aux pires hu-miliations ! Aussi je souhaite qu’un autre, à maplace, éprouve les plus grandes satisfactions, à sesdépens !

C’est moi jusqu’ici qui me suis dépensé pourson amour ! Mais c’est à lui, demain, à lui qui meblâme de souffrir !

Alors de nouveau la portière tomba éva-nouie, et son corps mis à nu parut tout couvertde l’empreinte des fouets et des verges.

À cette vue les trois saâlik se dirent les unsaux autres : « Comme il aurait mieux valu pournous ne pas entrer dans cette maison, mêmeau risque de passer toute la nuit couchés surles tas de terre, car ce spectacle vient de nouschagriner à nous démolir l’épine dorsale ! »

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 203/1177

Page 203: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Alors le khalifat se tourna vers eux et leur dit :« Et pourquoi cela ? » Ils répondirent : « C’estque nous sommes si intimement préoccupés dece qui vient de se passer ! » Alors le khalifatleur demanda : « Alors, vous autres, n’êtes-vous donc pas de la maison ? » Ils répon-dirent : « Mais non ! Aussi pensons-nous quecette maison appartient à cet homme qui estlà à côté de toi ! » Alors le portefaix s’écria :« Ha ! par Allah ! c’est pour la première fois,cette nuit même, que je suis entré dans cettedemeure ! Comme il aurait été préférable pourmoi d’avoir couché sur les monceaux de terredes décombres plutôt que dans cette mai-son ! »

Alors tous se concertèrent et dirent : « Noussommes ici sept hommes, et elles ne sont entout que trois femmes, pas une de plus ! De-mandons-leur l’explication de cet état dechoses. Si elles ne veulent pas nous répondrede bonne grâce, elles nous répondront deforce ! » Et là-dessus tous tombèrent d’accord,

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 204/1177

Page 204: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

excepté Giafar qui dit : « Trouvez-vous que cesoit là une idée juste et honnête ? Songez quenous sommes leurs hôtes, et qu’elles nous ontfait leurs conditions que nous devons suivreavec droiture ! D’ailleurs voici la nuit qui va fi-nir, et chacun de nous va s’en aller voir l’état desa destinée sur le chemin d’Allah ! » Puis il cli-gna de l’œil au khalifat et, le prenant à part, luidit « Nous n’avons plus qu’une heure à passerici. Et je te promets que demain je les amène-rai entre tes mains, et nous leur demanderonsleur histoire ! » Mais le khalifat refusa et dit :« Je n’ai plus la patience d’attendre jusqu’à de-main ! » Puis comme ils continuaient leur dia-logue en disant : comme ceci et comme ce-la ! ils finirent tout de même par se demander :« Mais qui d’entre nous leur posera la ques-tion ? » Et quelques-uns opinèrent que cela re-venait au portefaix.

Sur ces entrefaites, les jeunes filles leur de-mandèrent : « Ô bonnes gens, de quoi parlez-vous ? » Alors le portefaix se leva, se tint de-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 205/1177

Page 205: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

vant la maîtresse de la maison et lui dit : « Ôma souveraine, je te demande et te conjure aunom d’Allah, de la part de tous ces convives,de nous dire l’histoire de ces deux chiennes, etpourquoi tu les as ainsi châtiées pour ensuitepleurer sur elles et les embrasser ! Et dis-nousaussi, pour que nous l’entendions, la cause del’empreinte des coups de fouet et de vergessur le corps de ta sœur ! Et telle est notre de-mande ! Et maintenant que la paix soit avectoi ! »

Alors la maîtresse de la maison demanda àtous ceux qui étaient réunis : « Est-ce vrai ceque le portefaix dit en votre nom ? » Et tous, àl’exception de Giafar, répondirent : « Oui, c’estvrai ! » Et Giafar ne dit pas un mot.

Alors la jeune fille, en entendant leur ré-ponse, dit : « Par Allah ! ô nos hôtes, voici quevous venez de commettre à notre égard la piredes offenses et la plus criminelle ! Or, précé-demment nous vous avions posé la conditionque si quelqu’un parlait de ce qui ne le regar-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 206/1177

Page 206: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

dait pas, il entendrait des choses qui ne luiagréeraient point ! Et ne vous a-t-il pas suffid’être entrés dans notre maison et d’avoir man-gé de nos provisions ? Mais ce n’est point devotre faute, mais de la faute de notre sœur quivous a amenés chez nous ! »

À ces paroles, elle retroussa ses manchessur ses poignets, frappa le sol trois fois de sonpied et s’écria : « Hé ! Accourez vite ! » Et aus-sitôt s’ouvrit la porte d’une des garde-robessur lesquelles étaient abaissés les rideaux, eten sortirent sept nègres solides brandissant àla main des glaives aiguisés. Et elle leur dit :« Attachez les bras de ces gens à langue troplongue, et liez-les les uns aux autres ! » Et lesnègres exécutèrent l’ordre, et dirent : « Ô notremaîtresse, ô fleur cachée loin du regard deshommes, nous permets-tu de leur trancher latête ? » Elle répondit : « Patientez encore uneheure sur eux ! car je veux, avant de leur cou-per le cou, les interroger pour savoir qui ilssont ! »

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 207/1177

Page 207: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Alors le portefaix s’écria : « Par Allah ! ô mamaîtresse, ne me tue pas pour le crime faitpar d’autres ! Eux tous ici ont failli et commisun vrai crime, mais pas moi ! Oh, par Allah !quelle nuit heureuse et agréable nous aurionspassée si nous avions été indemnes de la vuede ces saâlik de malheur ! car ces saâlik demauvais augure mettraient en ruine, par leurseule présence, la ville la plus florissante rienqu’en y entrant ! » Et là-dessus il récita unestrophe :

Qu’il est beau le pardon de la part du fort,qu’il est beau, surtout accordé à un être sans dé-fense !…

Et toi, je te conjure, par l’amitié inviolable quiest entre nous, ne tue point l’innocent à cause ducoupable.

Lorsque le portefaix eut fini de parler, lajeune fille se mit à rire.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 208/1177

Page 208: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

— À ce moment, Schahrazade vit approcher lematin et se tut discrètement.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 209/1177

Page 209: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Mais lorsque fut la on-zième nuit.

Elle dit :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que lorsquela jeune fille se mit à rire après s’être mise encolère, elle s’approcha de la compagnie et dit :« Racontez-moi tout ce qu’il faut me racon-ter, car vous n’avez plus qu’une heure à vivre !D’ailleurs, si je patiente ainsi, c’est que vousêtes de pauvres gens ; car si vous étiez parmiles plus considérés ou les plus grands de votretribu, ou si vous étiez des gouvernants, il estcertain que je vous aurais expédiés plus viteencore pour vous punir ! »

Alors le khalifat dit à Giafar : « Malheur ànous, ô Giafar ! Révèle-lui qui nous sommes,sinon elle va nous tuer ! » Et Giafar répondit :

Page 210: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

« Nous n’avons que ce que nous avons méri-té ! » Mais le khalifat lui dit : « Il ne faut pasfaire de plaisanterie au moment où il faut êtresérieux, car chaque chose a son temps ! »

Alors la jeune fille s’approcha des saâlik etleur dit : « Êtes-vous frères ? » Ils lui répon-dirent : « Non, par Allah ! Nous ne sommes queles plus pauvres des pauvres, et nous vivonsde notre métier en posant des ventouses et enfaisant des scarifications ! » Alors elle s’adres-sa à chacun d’eux et lui demanda : « Es-tu néborgne ? » Il répondit : « Non, par Allah ! maisl’histoire de la perte de mon œil est une his-toire tellement étonnante que, si elle étaitécrite avec l’aiguille sur le coin de l’œil, elle se-rait une leçon à qui la lirait avec respect ! » Etle second et le troisième lui firent la même ré-ponse. Puis tous ensemble lui dirent : « Chacunde nous est d’un pays différent et nos histoiressont étonnantes et nos aventures prodigieuse-ment étranges ! » Alors la jeune fille se tour-na vers eux et leur dit : « Que chacun de vous

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 211/1177

Page 211: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

raconte son histoire et la cause de sa venue ànotre maison. Et ensuite que chacun de vousporte la main à son front pour nous remercieret qu’il s’en aille à sa destinée ! »

Alors le premier qui s’avança fut le porte-faix, qui dit : « Ô ma maîtresse, moi, de monétat d’homme, je suis portefaix, rien de plus !La pourvoyeuse que voici me fit porter unecharge et vint ici avec moi. Et il m’est arrivéavec vous autres ce que vous savez fort bien, etque je ne veux pas répéter ici, vous comprenezpourquoi. Et telle est toute mon histoire, car jen’ajouterai pas un mot de plus. Et je vous sou-haite la paix ! »

Alors la jeune fille lui dit : « Allons ! porteun peu la main à ta tête pour voir si elle estbien à sa place, lisse tes cheveux et va-t-en ! »Mais le portefaix dit : « Non, par Allah ! je nem’en irai que lorsque j’aurai entendu le récit demes compagnons que voici. »

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 212/1177

Page 212: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Alors le premier saâlouk d’entre les saâliks’avança pour raconter son histoire, et dit :

HISTOIRE DU PREMIER SAÂLOUK

« Je vais, ô ma maîtresse, t’apprendre lemotif qui m’obligea à raser ma barbe et àperdre mon œil !

Sache donc que mon père était roi. Il avaitun frère, et ce frère était roi dans une autreville. Pour ce qui est de ma naissance, il yeut cette coïncidence que ma mère m’enfantale jour même de la naissance du fils de mononcle.

Puis les années passèrent, et puis des an-nées et des jours, et moi et le fils de mon onclenous grandissions. Il faut que je te dise qu’ilm’arrivait d’aller, à des intervalles de quelquesannées, faire une visite à mon oncle, et mêmede rester chez lui de nombreux mois. La der-nière fois que je lui fis visite, le fils de mon

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 213/1177

Page 213: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

oncle me reçut avec un accueil des plus largeset des plus généreux ; il fit égorger des mou-tons en mon honneur, et clarifier des vins nom-breux. Puis nous commençâmes à boire, et tel-lement que le vin fut plus fort que nous. Alorsle fils de mon oncle me dit : « Ô fils de mononcle ! toi que j’aime d’une façon toute parti-culière, j’ai à te demander une chose impor-tante, et je voudrais ne te voir pas me la refuserou m’empêcher de faire ce que j’ai résolu ! » Jelui répondis : « Certainement, et de tout cœuramical et généreux ! » Alors, pour avoir touteconfiance, il me fit prêter le serment le plussacré en me faisant jurer sur notre sainte reli-gion. Il se leva aussitôt, s’absenta quelques ins-tants, puis s’en revint avec, derrière lui, unefemme toute parée, toute parfumée délicieuse-ment, vêtue de vêtements somptueux qui de-vaient coûter un prix fort considérable. Et il setourna vers moi, avec la femme derrière lui,et me dit : « Prends cette femme, et précède-moi vers l’endroit que je vais t’indiquer. (Et ilm’indiqua l’endroit en me le spécifiant de telle

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 214/1177

Page 214: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

sorte que je le compris bien.) Et là tu trouverastelle tombe au milieu des autres tombes, et tum’y attendras ! » Et je ne pus lui refuser cela, nime récuser devant cette demande, à cause duserment que j’avais juré avec ma main droite !Et je pris la femme et je m’en allai et j’entraisous le dôme de la tombe avec elle, et nousnous assîmes à attendre le fils de mon oncleque nous vîmes bientôt arriver portant avec luiune tasse remplie d’eau, un sac contenant duplâtre et une hachette. Il déposa tout cela, negarda avec lui que la hachette, et alla vers lapierre de la tombe sous le dôme ; il enleva lespierres une à une et les rangea de côté ; puis,avec cette hachette, il se mit à creuser la terrejusqu’à ce qu’il eût mis à découvert un cou-vercle grand comme une petite porte ; il l’ou-vrit et au-dessous apparut un escalier voûté.Alors il se tourna vers la femme et lui dit en luifaisant signe : « Allons ! tu n’as qu’à choisir ! »Et la femme tout de suite descendit l’escalier etdisparut. Alors il se tourna vers moi et me dit :« Ô fils de mon oncle ! je te prie de compléter

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 215/1177

Page 215: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

le service que tu viens de me rendre. Lorsqueje serai descendu là-dedans, tu refermeras lecouvercle et tu le recouvriras de terre commeil était auparavant. Et ainsi tu compléteras leservice rendu. Quant à ce plâtre qui est dans lesac, et quant à cette eau qui est dans la tasse,tu les mélangeras bien ; puis tu remettras lespierres comme avant, et avec ce mélange tuplâtreras les pierres à leurs jointures commeavant, et tu feras en sorte que nul ne puisse de-viner et dire : « Voici un fosse fraîche dont leplâtrage est récent, mais les pierres vieilles ! »Car, ô fils de mon oncle, voici une année en-tière que j’y travaille, et il n’y a qu’Allah quile sache ! Et telle est ma prière ! » Puis il ajou-ta : « Et maintenant puisse Allah ne pas tropm’accabler de tristesse pour ton absence loinde moi, ô le fils de mon oncle ! » Puis il descen-dit l’escalier et s’enfonça dans la tombe. Quandil eut disparu à mes regards, je me levai, je re-fermai le couvercle, et je fis comme il m’avaitordonné de faire, de sorte que la tombe rede-vint comme elle était.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 216/1177

Page 216: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Je revins alors au palais de mon oncle ;mais mon oncle était à la chasse à pied et àcourre ; et alors je m’en allai me coucher cettenuit-là. Puis, quand vint le matin, je me mis àréfléchir sur toutes ces choses de la nuit der-nière, et sur tout ce qui était survenu entre moiet le fils de mon oncle ; et je me repentis del’action que j’avais faite. Mais le repentir nesert jamais ! Alors je retournai vers les tombes,et je cherchai la tombe en question sans pou-voir arriver à la reconnaître. Et je continuaimes recherches jusqu’à l’approche de la nuitsans pouvoir en retrouver le chemin. Je retour-nai alors au palais, et je ne pus ni boire ni man-ger, et toutes mes idées travaillaient au sujetdu fils de mon oncle, et je ne pus tout de mêmedécouvrir quoi que ce soit ! Alors je m’affligeaid’une affliction considérable, et je passai toutema nuit fort affligé jusqu’au matin. Je revinsalors une seconde fois au cimetière en pen-sant à tout ce qu’avait fait le fils de mon oncle,et je me repentis fort de l’avoir écouté ; puisje me remis à chercher la tombe au milieu de

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 217/1177

Page 217: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

toutes les autres tombes, sans pouvoir la dé-couvrir. Je continuai ainsi mes recherches du-rant sept jours, et je ne trouvai point le vraichemin. Alors mes soucis et les mauvaises sug-gestions augmentèrent tellement que je fus surle point de devenir fou.

Pour trouver un remède et un repos à meschagrins, je songeai au voyage et je partis pourretourner chez mon père. Au moment mêmeoù j’arrivais aux portes de la ville de mon père,une troupe d’hommes surgit, se jeta sur moiet me lia les bras. Alors je fus complètementstupéfait de cette action, vu que j’étais le filsdu sultan de la ville, et que ceux-là étaient lesserviteurs de mon père et aussi mes jeunes es-claves. Et j’eus une peur considérable, et je medis en moi-même : « Qui sait ce qui a pu arri-ver à mon père ! » Alors je me mis à question-ner à ce sujet ceux qui m’avaient lié les bras ;et ils ne me rendirent aucune réponse. Mais,peu d’instants après, l’un d’eux, qui était un demes jeunes esclaves, me dit : « La destinée du

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 218/1177

Page 218: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

temps s’est montrée agressive à l’égard de tonpère. Les soldats l’ont trahi et le vizir l’a faitmettre à mort. Quant à nous, nous étions enembuscade pour attendre ta chute entre nosmains. »

Là-dessus, ils m’enlevèrent, et moi je n’ap-partenais vraiment plus à ce monde, tant cesnouvelles entendues m’avaient consterné, tantla mort de mon père m’avait saisi de douleur.Et ils me traînèrent soumis entre les mains duvizir qui avait tué mon père. Or, entre ce vi-zir et moi, il y avait une vieille inimitié. Le mo-tif de cette inimitié, c’est que j’étais très en-flammé pour le tir à l’arbalète. Or, il y eutcette coïncidence qu’un jour d’entre les jours,où j’étais sur la terrasse du palais de mon père,un grand oiseau descendit sur la terrasse dupalais du vizir, alors que le vizir s’y trouvait : jevoulus atteindre l’oiseau avec l’arbalète, maisl’arbalète manqua l’oiseau et atteignit l’œil duvizir et l’abîma avec la volonté et le jugementécrit d’Allah ! Comme dit le poète :

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 219/1177

Page 219: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Laisse les destinées s’accomplir, et n’essaie deremédier qu’aux actions des juges de la terre !

Devant toute chose n’aie point de joie et n’aiepoint d’affliction, car les choses ne sont point éter-nelles !

Nous avons accompli notre destinée, nousavons suivi à la lettre les lignes qui pour nous ontété écrites par le Sort ; car celui pour qui une lignea été tracée par le Sort ne saurait que la parcou-rir.

Le saâlouk continua ainsi :

Lorsque j’abîmai ainsi irrémédiablementl’œil du vizir, le vizir n’osa rien dire, car monpère était le roi de la ville.

Et telle était la cause de l’inimitié entre moiet lui.

Quand donc, les bras liés, je fus amené de-vant lui, il ordonna de me couper le cou ! Alorsje lui dis : « Vas-tu me tuer sans un crime demoi ? » Il répondit : « Et quel crime plus consi-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 220/1177

Page 220: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

dérable que celui-ci ? » Et il me fit signe versson œil perdu. Alors je lui dis : « Je fis cela parmégarde. » Mais il me répondit : « Si, toi, tu lefis par mégarde, moi, je le ferai d’une façonpréméditée ! » Puis il s’écria : « Qu’on l’amèneentre mes mains ! » Et on m’amena entre sesmains.

Alors il allongea la main et enfonça sondoigt dans mon œil gauche, et me l’abîma com-plètement.

Et c’est depuis ce temps-là que je suisborgne, comme vous le voyez tous.

Après cela, le vizir me fit lier et mettre dansune caisse. Puis il dit au porte-glaive : « Je teconfie celui-ci. Sors ton sabre du fourreau. Etemmène-le d’ici. Prends-le en dehors de laville, tue-le, et laisse-le là manger par les bêtesfauves. »

Alors le porte-glaive m’emmena et s’en allajusqu’à ce qu’il sortît de la ville. Il me tiraalors de la caisse, lié des mains et enchaîné des

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 221/1177

Page 221: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

pieds, et voulut me bander les yeux avant deme mettre à mort. Alors je me mis à pleurer età réciter ces strophes :

Je t’ai pris comme une cuirasse à toute épreuvepour me garantir des javelots ennemis : et tu asété toi-même le fer de lance, le fer aigu qui trans-perce !

Pour moi, quand la puissance était mon lot,ma main droite, qui devait punir, s’abstenait, enpassant l’arme à ma main gauche impuissante.Ainsi j’agissais.

Épargnez-moi donc, de grâce, les reprochescruels et les blâmes, et laissez mes ennemis seule-ment me lancer les flèches de douleur !

À ma pauvre âme éprouvée par les tortures en-nemies, accordez le don du silence, et ne la com-primez pas par la dureté des paroles et leur poids !

— J’ai pris mes amis pour me servir de solidescuirasses ! Ils le furent ! Mais contre moi, entre lesmains de mes ennemis !

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 222/1177

Page 222: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Je les ai pris pour me servir de flèches meur-trières ! Ils le furent ! Mais dans mon cœur !

J’ai cultivé des cœurs avec ferveur pour lesrendre fidèles. Ils furent fidèles ! Mais en d’autresamours !

Je les ai soignés avec toute ma ferveur pourqu’ils soient constants ! Mais dans la trahison !

Lorsque le porte-glaive entendit mes vers, ilse rappela alors qu’il avait été le porte-glaivede mon père et que je l’avais moi-même com-blé de bienfaits, et il me dit : « Comment allais-je te tuer ? Et je suis ton esclave soumis ! » Puisil me dit : « Bondis ! Tu as la vie sauve ! Et nereviens plus dans cette contrée, car tu périraiset tu me ferais périr avec toi ; comme dit lepoète :

Va ! libère-toi, ami, et sauve ton âme de la ty-rannie de tous les liens ! Et laisse les maisons ser-vir de tombeaux à ceux qui les ont bâties !

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 223/1177

Page 223: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Va ! Tu trouveras d’autres terres que lestiennes, d’autres pays que ton pays ; mais jamaistu ne trouveras d’autre âme que ton âme !

Songe ! quelle étonnante chose, quelle choseinsensée de vivre dans un pays d’humiliations,quand la terre d’Allah est large à l’infini !

Pourtant ! il est écrit !... il est écrit que l’hommedont la destinée est de mourir dans une terre, nepourra que mourir dans la terre de sa destinée !Mais toi, connais-tu la terre de ta destinée ?...

Et, surtout, n’oublie point que le cou du lion nese développe et grossit que lorsque l’âme du lions’est développée, en toute liberté ! »

Quand il eut fini ces vers, je lui embrassailes mains. Et je ne crus vraiment à mon salutqu’en me voyant déjà au loin envolé.

Par la suite, je me consolai de la perte demon œil en songeant à ma délivrance de lamort. Et je continuai à voyager, et j’arrivai àla ville de mon oncle. J’entrai donc chez lui, et

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 224/1177

Page 224: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

je lui appris ce qui était arrivé à mon père etce qui m’était arrivé, à moi, pour perdre ainsimon œil. Alors il se mit à pleurer beaucoupde pleurs, et s’écria : « Ô fils de mon frère ! tuviens d’ajouter une affliction à mes afflictionset une douleur à mes douleurs. Car je dois t’ap-prendre que le fils de ton pauvre oncle qui estdevant toi s’est perdu depuis des jours et desjours, et je ne sais ce qui lui est arrivé, et per-sonne ne peut me dire où il est ! » Puis il semit à pleurer tellement qu’il s’évanouit. Lors-qu’il revint à lui, il me dit : « Ô mon enfant ! jeme suis affligé une affliction considérable pourle fils de ton oncle, moi ton oncle ! Et toi, tuviens d’ajouter une peine à mes peines, en meracontant ce qui t’est arrivé et ce qui est arrivéà ton père ! Mais pour toi, ô mon enfant, il vautencore mieux avoir perdu l’œil que la vie ! »

À ces paroles, je ne pus plus me taire surce qui était arrivé au fils de mon oncle, son en-fant à lui. Je lui révélai donc toute la vérité. Àmes paroles, mon oncle se réjouit à la limite de

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 225/1177

Page 225: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

la joie, vraiment il se réjouit fort à mes parolessur son fils. Et il me dit : « Oh ! fais-moi vitevoir cette tombe. » Et je lui répondis : « Par Al-lah ! ô mon oncle, je ne sais son emplacement.Car je suis allé bien des fois la rechercher, sanspouvoir en trouver l’emplacement ! »

Alors, moi et mon oncle, nous allâmes aucimetière, et, cette fois, en regardant à droiteet en regardant à gauche, je finis par recon-naître la tombe. Alors, moi et mon oncle, nousfûmes à la limite de la joie, et nous entrâmessous le dôme ; nous enlevâmes la terre et puisle couvercle ; et, moi et mon oncle, nous des-cendîmes cinquante marches d’escalier.Lorsque nous arrivâmes au bout de l’escalier,nous vîmes une fumée monter vers nous, quinous aveugla. Mais aussitôt mon oncle pro-nonça la Parole qui enlève toute crainte à quila prononce, celle-ci : « Il n’y a de pouvoir etde force qu’en Allah le Très-Haut, le Tout-Puis-sant ! »

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 226/1177

Page 226: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Alors nous marchâmes, et nous arrivâmesdans une grande salle remplie de farine, degrains de toutes les espèces, de mets de toutessortes, et de bien d’autres choses aussi. Et nousvîmes, au milieu de la salle, un rideau abaissésur un lit. Alors mon oncle regarda à l’intérieurdu lit, et trouva et reconnut son fils, qui était làaux bras de la femme qui était descendue aveclui ; mais tous deux étaient devenus du char-bon noir, absolument comme s’ils avaient étéjetés dans une fosse de feu !

À cette vue, mon oncle cracha au visage deson fils et s’écria : « Tu le mérites bien, ô scé-lérat ! Ceci c’est le supplice de ce bas monde,mais il te reste encore le supplice de ce basmonde, qui est le plus terrible et plus du-rable ! » Et ce disant, mon oncle après avoircraché à la figure de son fils, se déchaussa desa babouche, et de la semelle il le frappa à laface.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 227/1177

Page 227: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

— À ce moment de son récit, Schahrazade vits’approcher le matin, et, discrète, ne voulut pointprofiter davantage de la permission accordée.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 228/1177

Page 228: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Mais lorsque fut la dou-zième nuit.

Elle dit :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que le saâ-louk dit à la jeune fille, pendant que toute l’as-semblée, ainsi que le khalifat et Giafar, écoutaitle récit :

Donc, après que mon oncle, avec la semellede sa babouche, eût frappé au visage son filsqui était étendu là comme du charbon noir,moi, je fus prodigieusement étonné de ce coup-là. Et je m’affligeai beaucoup sur le fils de mononcle, en les voyant devenus ainsi du charbonnoir, lui et l’adolescente ! Puis je m’écriai :« Par Allah ! ô mon oncle, allons ! allège un peules soucis de ton cœur ! Car, moi, mon cœurtravaille beaucoup ainsi que mon être intime

Page 229: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

au sujet de ce qui arrive à ton enfant ! Et sur-tout je m’afflige de le voir ainsi devenu, lui et lajeune fille, du charbon noir ; et de te voir, toi,son père, ne pas te contenter de cela et le frap-per avec la semelle de ta babouche ! » Alorsmon oncle me raconta ceci :

« Ô fils de mon frère ! sache que cet enfant,qui est le mien, dès son enfance s’enflammad’amour pour sa propre sœur. Et, moi, toujoursje l’éloignais d’elle, et je me disais en moi-même : « Sois tranquille ! Ils sont encore tropjeunes ! » Mais pas du tout ! À peine étaient-ilsdevenus pubères, qu’entre eux survint la mau-vaise action, et je l’appris ! Mais, vraiment, jene le crus pas tout à fait ! Pourtant je le ré-primandai d’une réprimande terrible, et je luidis : « Prends bien garde à ces actions scélé-rates, que nul n’a faites avant toi et que nulne fera après toi ! Sinon, nous serons, parmiles rois, dans la honte et l’ignominie jusqu’àla mort ! Et les courriers à cheval propagerontnos histoires dans le monde entier ! Garde-toi

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 230/1177

Page 230: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

donc bien de ces actes, sinon, je te maudiraiet je te tuerai ! » Puis je pris soin de le séparerd’elle, et de la séparer de lui. Mais il faut croireque cette scélérate l’aimait d’un amour consi-dérable ! Car le Cheitan consolida son œuvreen eux !

Quand donc mon fils vit que je l’avais sé-paré de sa sœur, il dut alors faire cette placequi est sous terre, sans rien dire à personne. Et,comme tu le vois, il y transporta des mets, ettout cela ! Et il profita de mon absence, quandj’étais à la chasse, pour venir ici avec sa sœur !

C’est alors que la justice du Très-Haut etTrès-Glorieux fut émue ! Et elle les brûla tousles deux ici-même ! Mais le supplice du mondefutur est encore plus terrible et plus durable ! »

Et là-dessus mon oncle se mit à pleurer, etmoi aussi avec lui. Puis il me dit : « Désormaistu seras mon enfant à la place de l’autre ! »

Alors, moi, pendant une heure, je me mis àméditer sur les affaires de ce monde d’ici-bas,

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 231/1177

Page 231: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

et, entre autres choses, à la mort de mon pèrepar ordre du vizir, à son trône usurpé, à monœil abîmé que vous voyez, vous tous ! et à toutce qui était arrivé au fils de mon oncle en faitde choses étranges ; et je ne pus m’empêcherde pleurer !

Après cela, nous sortîmes de la tombe ; etnous refermâmes le couvercle ; puis nous lecouvrîmes de terre et nous mîmes la tombedans l’état où elle était auparavant ; et ensuitenous retournâmes à notre demeure.

À peine y étions-nous arrivés et assis, quenous entendîmes des sons d’instruments deguerre, de tambours et de trompettes, et nousvîmes courir des guerriers : et toute la ville futpleine de rumeurs, de bruit et de la poussièresoulevée par les sabots des chevaux. Et vrai-ment notre esprit devint fort perplexe de nepouvoir arriver à connaître la cause de tout ce-la. Enfin le roi, mon oncle, finit par en deman-der la raison, et on lui répondit : « Ton frère aété tué par son vizir, qui s’est hâté de rassem-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 232/1177

Page 232: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

bler tous les soldats et toutes les troupes et devenir ici au plus vite, pour prendre subitementla ville d’assaut ! Mais les habitants de la villeont vu qu’ils ne pouvaient lui résister : aussi luiont-ils livré la ville à discrétion ! »

À ces paroles, moi, je me dis en moi-même :« Sûrement, il me tuerait si je tombais entreses mains ! » Et, de nouveau, les chagrins et lessoucis s’amoncelèrent en mon âme, et je me re-mis à me remémorer tristement tous les mal-heurs survenus à mon père à ma mère. Et je nesavais plus que faire. D’un autre côté, si je ve-nais à me montrer, les habitants de la ville etles soldats de mon père me reconnaîtraient, etchercheraient à me tuer et à me perdre ! Et jene trouvai guère d’autre expédient que celui deme raser la barbe. Aussi je me rasai la barbe,je me déguisai sous d’autres habits et je quit-tai la ville. Et je me mis en marche vers cetteville de Baghdad, où j’espérais arriver en sé-curité et trouver quelqu’un qui me fît parvenirjusqu’au palais de l’émir des Croyants, le kha-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 233/1177

Page 233: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

lifat du Maître des Univers, Haroun Al-Rachid,à qui je voulais raconter mon histoire et mesaventures.

Je finis par arriver en sécurité dans cetteville de Baghdad, cette nuit même. Et je nesus où aller ni où venir, et je devins fort per-plexe. Mais tout à coup je me trouvais face àface avec ce saâlouk-ci. Alors je lui souhaitai lapaix et lui dis : « Je suis étranger. » Il me ré-pondit : « Je suis étranger, moi aussi. » Nouscausions amicalement, quand nous vîmes ar-river vers nous ce saâlouk-là, notre troisièmecompagnon. Il nous souhaita la paix et nousdit : « Je suis étranger. » Nous lui répondîmes :« Nous sommes étrangers, nous aussi. » Alorsnous marchâmes ensemble jusqu’à ce que lesténèbres nous eussent surpris. Alors la desti-née nous conduisit heureusement jusqu’ici, au-près de vous, nos maîtresses !

Et telle est la cause de ma barbe rasée et demon œil abîmé ! »

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 234/1177

Page 234: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

À ce récit du premier saâlouk, la jeune fillelui dit : « Allons ! c’est bien ! et maintenant ca-resse un peu ta tête(46). Et va-t’en vite ! »

Mais le premier saâlouk lui répondit : « Ôma maîtresse, vraiment je ne m’en irai quelorsque j’aurai entendu le récit de tous mescompagnons que voici. »

Pendant ce temps, toute l’assistance étaitémerveillée de cette histoire étonnante, et lekhalifat dit même à Giafar : « Certes, de ma vieje n’ai entendu une aventure pareille à celle dece saâlouk ! »

Alors le premier saâlouk alla s’asseoir en secroisant les jambes ; et le deuxième saâlouks’avança, baisa la terre entre les mains de lajeune maîtresse de la maison, et raconta ceci :

HISTOIRE DU DEUXIÈME SAÂLOUK

« Vraiment, ô ma maîtresse, moi je ne suispas né borgne. Mais mon histoire, que je vais

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 235/1177

Page 235: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

te raconter, est si étonnante que, si elle étaitécrite avec l’aiguille sur le coin intérieur del’œil, elle servirait de leçon à qui est capable des’instruire !

Tel que tu me vois, je suis roi, fils de roi !Sache aussi que je ne suis point un ignorant :j’ai lu le Koran ; j’en ai lu les sept narrations ;j’ai lu aussi les livres capitaux, les livres essen-tiels des maîtres de la science ; j’ai lu la sciencedes astres et les paroles des poètes. Enfin, jeme suis appliqué tellement dans l’étude detoutes les sciences, que j’ai surpassé tous lesvivants de mon siècle.

Aussi mon nom grandit-il auprès de tousles écrivains. De plus, ma renommée s’étenditdans tous les districts et dans toutes lescontrées, et ma valeur fut connue de tous lesrois. C’est alors que le roi de l’Inde en entenditparler. Et il envoya prier mon père de m’en-voyer auprès de lui, et, en même temps qu’ilme demandait, il envoya à mon père des ca-deaux somptueux et des présents vraiment

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 236/1177

Page 236: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

dignes de rois. Aussi mon père consentit, etme fit préparer six navires pleins de toutes leschoses, et je partis.

Notre voyage par mer dura un mois entier,après quoi nous arrivâmes à une terre. Là,nous débarquâmes nos chevaux, qui étaientavec nous dans les navires, et nos chameaux ;et nous chargeâmes dix de nos chameaux decadeaux destinés au roi de l’Inde. Mais, à peineétions-nous en marche, qu’un nuage de pous-sière s’éleva en s’approchant, et couvrit toutesles régions du ciel et de la terre, et dura ainsipendant une heure de la journée ; puis il sedissipa, et d’en dessous apparurent soixantecavaliers semblables à des lions en courroux.Lorsque nous les eûmes bien regardés, nousvîmes que c’étaient des Arabes du désert, desbandits coupeurs de routes ! Et lorsqu’ils nouseurent aperçus, alors que nous commencions àfuir et que nous avions avec nous dix chargesde cadeaux destinés au roi de l’Inde, ils cou-rurent derrière nous et dirigèrent leur galop,

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 237/1177

Page 237: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

toutes rênes lâchées, de notre côté. Alors,nous, nous leur fîmes des signes avec nosdoigts, et nous leur dîmes : Nous sommes desenvoyés nour le puissant roi de l’Inde ! Nenous faites donc pas de mal ! Et ils nousdirent : « Nous ne sommes pas sur sa terre nisous sa dépendance ! » Là-dessus, ils tuèrentquelques-uns de mes jeunes serviteurs, pen-dant que, les autres et moi, nous prenions lafuite dans toutes les directions, moi après avoirété blessé d’une blessure énorme. Pendant cetemps, les Arabes du désert s’occupèrent àpiller nos richesses, et nos cadeaux restés surle dos des chameaux.

Quant à moi, dans ma fuite, je ne sus plusni où j’étais, ni ce que je devais faire. Hélas !naguère encore, j’étais dans les grandeurs, etmaintenant dans la misère et la pauvreté ! Et jepersistai dans ma fuite jusqu’à ce que je fussearrivé au sommet d’une montagne, où je trou-vai une grotte ; et je pus enfin m’y reposer etpasser la nuit.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 238/1177

Page 238: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Le matin, je sortis de la grotte, et je conti-nuai à marcher jusqu’à ce que je fusse arrivéà une ville splendide et prospère, au climat simerveilleux que l’hiver n’avait sur elle aucuneprise et que le printemps la couvrait toujoursde ses roses. Aussi je me réjouis fort de mavenue en cette ville, surtout dans l’état de fa-tigue où je me trouvais, accablé que j’étais parla marche et la fatigue où je me trouvais, ac-cablé que j’étais par la marche et la fuite. Etvraiment j’étais dans un état triste de pâleur. Etj’étais bien changé.

Dans cette ville, je ne savais où me diriger,quand, passant à côté d’un tailleur qui cousaitdans sa boutique, j’allai à lui et je lui souhaitaila paix ! Il me rendit mon souhait de paix, etm’invita cordialement à m’asseoir, et m’em-brassa, et m’interrogea avec bonté sur la causequi m’éloignait de mon pays. Alors je lui racon-tai tout ce qui m’était arrivé, depuis le com-mencement jusqu’à la fin. Alors il fut très af-fligé pour moi, et me dit : « Ô tendre jeune

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 239/1177

Page 239: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

homme, il ne faut rien dire de toute cette his-toire à qui que ce soit ! Car j’ai bien peur pourtoi du roi de cette ville : c’est le plus grand en-nemi de ton père, et il a une ancienne ven-geance à tirer de lui ! »

Après cela, il me prépara à manger et àboire ; et moi, je mangeai et je bus, et lui aussiavec moi. Et nous passâmes la nuit à causer ;et il me donna une place dans un coin de saboutique, où je m’étendis, et lui aussi, pourdormir. Ensuite il m’apporta tout ce dont jepouvais avoir besoin, un matelas et une cou-verture.

Je demeurai de la sorte chez lui pendanttrois jours, après lesquels il me demanda :« Sais-tu un métier qui puisse te faire gagnerta vie ? » Et je lui répondis : « Certes ! je suisun savant versé dans la jurisprudence, maîtrepassé dans les sciences ; je sais lire et je saiscompter ! » Mais il me répliqua : « Mon ami,tout ça, ce n’est pas un métier ; si tu veux (caril me voyait fort navré), mais il n’est guère

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 240/1177

Page 240: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

achalandé sur le marché de notre ville ! Ici,dans notre ville, personne ne sait ni étudier, niécrire, ni lire, ni compter. Mais, simplement,on sait gagner sa vie. » Alors je fus fort contrit,et je ne pus que lui répéter : » En vérité, par Al-lah ! je ne sais rien faire que ce que je viens det’énumérer ! » Et il me dit : « Alors, mon gar-çon, serre la taille ! Et prends une hache et unecorde, et va abattre des bûches dans la cam-pagne, jusqu’à ce qu’Allah veuille t’accorder unmeilleur sort ! Et surtout, ne révèle à personneta condition, car on te tuerait ! » À ces paroles,il alla m’acheter une hache et une corde, etm’envoya abattre du bois avec les autres bû-cherons, après qu’il eut pris soin de me bien re-commander à eux.

Je sortis alors avec les bûcherons et me misà bûcher. Puis je mis ma charge de bois sur matête, je la portai en ville et la vendis pour undemi-dinar. J’achetai de quoi manger pour unpeu de petite monnaie, et je gardai soigneuse-ment le restant de la monnaie. Et ainsi, pen-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 241/1177

Page 241: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

dant toute une année, je continuai à travailler,et j’allai chaque jour faire visite à mon ami letailleur, dans sa boutique, où je me reposais aufrais, en me croisant les jambes dans mon coin.

Un jour, selon mon habitude, j’étais alléfaire du bois à la campagne, et, en y arrivant, jetrouvai une forêt touffue où il y avait beaucoupde bûches à faire. Je choisis alors un arbre quiétait desséché, et me mis à enlever la terre toutautour de ses racines ; mais, comme j’y tra-vaillais, la hache tout à coup fut prise dans unanneau de cuivre. Alors je retirai la terre toutautour, et je trouvai un couvercle de bois oùétait attaché l’anneau de cuivre. Et je l’enle-vai. Et je découvris, au-dessous, un escalier. Jedescendis jusqu’au bas de l’escalier et je trou-vai une porte. J’entrai par la porte et je trouvaiune magnifique salle d’un palais merveilleux etbien bâti. Et je trouvai à l’intérieur une ado-lescente admirable à l’égal de la plus belle desperles. Et telle, en vérité, que sa vue effaçaitdu cœur tout souci, toute affliction et tout mal-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 242/1177

Page 242: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

heur. Je la regardai, et aussitôt je m’inclinaidans l’adoration du Créateur qui lui avait dis-pensé tant de perfections et cette beauté.

Alors elle me regarda et me dit : « Es-tu unêtre humain ou un genni ? » Je lui répondis :« Un être humain. » Et elle me dit : « Mais,alors, qui a pu te conduire en ce lieu où je metrouve depuis vingt ans sans avoir jamais vu unêtre humain ? » À ces paroles, que je trouvaipleines de délices et de douceur, je lui dis : « Ôma maîtresse, c’est Allah qui m’a conduit à tademeure, pour qu’enfin soient oubliées toutesmes peines et mes douleurs. » Et je lui racontaitout ce qui m’était arrivé, depuis le commen-cement jusqu’à la fin. Et cela lui fit pour moibeaucoup de peine vraiment, car elle pleura etme dit : « Moi aussi, je vais te raconter monhistoire :

« Sache donc que je suis la fille du roi Ak-namus, le dernier roi de l’Inde, maître de l’Îled’Ébène. Il m’avait marié avec le fils de mononcle. Mais, la nuit même de mes noces, avant

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 243/1177

Page 243: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

que j’eusse perdu ma virginité, un éfrit m’enle-va, qui s’appelait Georgirus, fils de Rajmus, filsd’Eblis lui-même ! Il m’emporta et s’envola etme déposa en cet endroit-ci, où il transportatout ce que je pouvais désirer en fait de confi-tures et de sucreries, de robes, d’étoffes pré-cieuses, de meubles, de vivres et de boisson.Depuis ce temps-là, il vient me voir tous les dixjours, et couche une nuit avec moi, ici même,et s’en va le matin. Il me prévint aussi que, sij’avais besoin de lui pendant les dix jours ré-guliers qu’il passait loin de moi, je n’avais, fît-il jour ou fît-il nuit, qu’à toucher de la mainces deux lignes qui sont là écrites, sous la cou-pole de cette salle. Et, en effet, depuis lors, si-tôt que je touche cette inscription, je le vois ap-paraître. Cette fois-ci, il y a déjà quatre joursqu’il n’est venu, et il lui reste encore six jours àêtre absent. Aussi pourrais-tu, toi, rester chezmoi cinq jours, pour t’en aller ensuite un jouravant son arrivée. »

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 244/1177

Page 244: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Et je répondis : « Certes ! je le peux. » Alorselle fut très joyeuse ; elle se leva toute droite,me prit la main, me fit passer à travers uneporte à arceaux, et me conduisit finalement àun hammam gentil et agréable et plein d’unedouce atmosphère. Alors, tout de suite, je medéshabillai, et elle aussi se déshabilla toutenue ; et tous deux nous entrâmes dans le bain.Après le bain, nous nous assîmes sur l’estradedu hammam, elle à côté de moi, et elle se mit àm’offrir à boire du sirop au musc et elle mit de-vant moi des pâtisseries délicieuses. Puis nouscontinuâmes à causer gentiment et à mangerde tout cela qui était le bien de l’éfrit, son ra-visseur.

Ensuite elle me dit : « Pour ce soir tu vasdormir et te bien reposer de tes fatigues, pourêtre ensuite bien dispos. »

Et moi, ô ma maîtresse, je voulus bien dor-mir, après l’avoir beaucoup remerciée. Et j’ou-bliai, en vérité, tous mes soucis !

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 245/1177

Page 245: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

À mon réveil, je la trouvai assise à côtéde moi, et elle me massait agréablement lesmembres et les pieds. Alors j’invoquai Allahpour appeler sur elle toutes les bénédictions,et nous nous assîmes à causer pendant uneheure, et elle me dit des choses fort gentilles.Elle me dit : « Par Allah ! auparavant, touteseule dans ce palais souterrain, j’avais bien dela tristesse et je sentais ma poitrine se rétrécir,car je ne trouvais personne avec qui causer, etcela pendant vingt ans ! Mais la louange à Al-lah ! Qu’il soit glorifié pour t’avoir ainsi conduitprès de moi ! »

Puis, de sa voix douce, elle me chanta cettestance :

Si de ta venueNous avions été d’avance prévenues,Pour tapis à tes pieds nous aurions étenduLe pur sang de nos cœurs et le noir velours de nos

yeux !Nous aurions étendu la fraîcheur de nos joues

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 246/1177

Page 246: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Et la jeune chair de nos cuisses soyeusesPour ta couche, ô voyageur de la nuit !Car ta place est au-dessus de nos paupières !

À l’audition de ces vers, je la remerciai, lamain sur le cœur ; et son amour s’incrusta en-core plus violemment en moi ; et s’envolèrentmes soucis et mes peines. Ensuite nous nousmîmes à boire dans la même coupe, et cela jus-qu’à la nuit : alors, cette nuit-là, je me couchaiavec elle, dans la félicité. Et jamais de ma vie,je n’eus une nuit semblable à cette nuit-là. Aus-si, quand vint le matin, nous nous levâmes fortcontents l’un de l’autre et dans le bonheur envérité !

Alors, moi, tout enflammé encore et surtoutpour allonger mon bonheur, je lui dis : « Veux-tu que je te fasse sortir de dessous terre, et queje te débarrasse ainsi de ce genni-là ? » Alorselle se mit à rire, et me dit : « Tais-toi donc,et contente-toi de ce que tu as ! Voyons ! cepauvre éfrit n’aura qu’un jour sur dix, et, toi, je

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 247/1177

Page 247: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

te promets chaque fois les neuf autres jours ! »Alors, moi, emporté par l’ardeur de la passion,je m’avançai fort loin en paroles, car je lui dis :« Pas du tout ! je vais immédiatement détruirede fond en comble cette coupole où sont gra-vées ces inscriptions magiques, pour qu’ainsil’éfrit vienne à ma portée et que je puisse letuer ! Car, dès longtemps, je suis habitué à mefaire un jeu du massacre de tous les éfrits dedessus et de dessous terre ! »

À ces paroles, et pour me calmer, elle se mità me réciter ces vers :

Ô toi qui demandes un délai avant la sépara-tion, et qui trouves dur l’éloignement, ne sais-tuqu’il est le moyen sûr de ne point s’attacher, maissimplement d’aimer ?

Ne sais-tu songer, et te dire que la lassitude estla règle même de tout attachement, et que la rup-ture est la conclusion de toute amitié !...

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 248/1177

Page 248: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Mais moi, sans faire attention à ces versqu’elle me récitait, je donnai un violent coupde pied à la coupole !…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin, et se tut discrètement.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 249/1177

Page 249: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Et lorsque fut la trei-zième nuit.

Elle dit :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que ledeuxième saâlouk, continua ainsi son récit à lajeune maîtresse de la maison :

Quand donc, ô ma maîtresse, j’allongeai àla coupole ce violent coup de pied, la femmeme dit : « Voici l’éfrit ! Il arrive à nous ! Net’avais-je pas prévenu ? Or, par Allah ! tu meperds ! Pourtant songe toi, à te sauver, et sorspar le même endroit d’où tu es venu ! »

Alors, moi, je me précipitai dans l’escalier.Mais malheureusement, à cause de la violencede ma terreur, j’oubliai en bas mes sandales etma hache. Aussi, comme à peine j’avais grimpé

Page 250: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

quelques marches de l’escalier, je me retournaiun peu pour jeter un dernier coup d’œil à messandales et à ma hache ; mais je vis la terres’entr’ouvrir et en sortir un grand éfrit, horri-blement hideux, qui dit à la femme : « Pour-quoi cette terrible secousse dont tu viens dem’épouvanter ? Quel malheur t’arrive-t-ildonc ? » Elle répondit : « Aucun malheur, envérité, si ce n’est que tout à l’heure je sentaisma poitrine se rétrécir de ma solitude, et jeme levais pour aller boire quelque boisson ra-fraîchissante qui fit se dilater ma poitrine, et,comme je me levais trop brusquement pour lefaire, je glissai et tombai contre la coupole. »Mais l’éfrit lui dit : « Ô l’effrontée libertine !comme tu sais mentir ! » Puis il se mit à regar-der dans le palais, à droite, à gauche, et il finitpar trouver mes sandales et ma hache. Alorsil s’écria : « Hein ! que signifient ces ustensiles-là ? Dis ! D’où te viennent ces objets d’êtres hu-mains ? » Elle répondit : « Tu viens à l’instantde me les montrer ! Je ne les ai jamais aupara-vant aperçus. Probablement ils étaient accro-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 251/1177

Page 251: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

chés derrière ton dos, et tu les auras toi-mêmeapportés ici. » Alors, le genni, au comble dela fureur, s’écria : « Quelles paroles absurdes,louches et détournées ! Elles ne sauraient avoirde prise sur moi, ô débauchée ! »

À ces paroles, il la mit toute nue, la miten croix entre quatre pieux fichés en terre,et, l’ayant mise à la torture, il commença à laquestionner sur ce qui était arrivé. Mais, moi,je ne pus tolérer cela davantage ni entendreses pleurs ; et je montai vite l’escalier en trem-blant de terreur ; et, arrivé enfin au dehors, jereplaçai le couvercle comme il était, et je le dé-robai aux regards en le recouvrant de terre. Etje me repentis de mon action à la limite du re-pentir. Et je me mis à penser à l’adolescente, àsa beauté, et aux tortures que lui infligeait cemaudit-là, alors qu’elle était avec lui depuis dé-jà vingt ans. Et surtout je fus bien peiné à lapensée qu’il la torturait à cause de moi. Et, ence moment, je me remis à penser aussi à monpère et à son royaume et à la misérable condi-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 252/1177

Page 252: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

tion de bûcheron où j’étais, et, tout en pleu-rant, je récitai un vers sur ce triste sujet.

Après quoi, je continuai à marcher jusqu’àce que je fusse arrivé chez mon camarade letailleur. Et je le trouvai qui, à cause de mon ab-sence, était assis comme s’il eût été sur le feudans une poêle à frire. Et il était là qui m’atten-dait avec impatience. Et il me dit : « Hier, ne tevoyant pas arriver comme à l’ordinaire, je pas-sai la nuit avec mon cœur chez toi ! Et j’avaispeur pour toi d’une bête fauve ou de quelqueautre chose semblable dans la forêt. Mais quela louange soit à Allah pour ton salut ! » Alors,moi, je le remerciai pour sa bonté, j’entrai dansla boutique et m’assis dans mon coin ; et je memis à penser, à ce qui m’était arrivé, et à blâ-mer moi-même pour le coup de pied que j’avaisdonné à la coupole. Tout à coup, mon bon amile tailleur entra et me dit : « Il y a, à la portede la boutique, une personne, une sorte de Per-san, qui te demande et qui a avec lui ta hacheet tes sandales. Il les avait portées chez tous

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 253/1177

Page 253: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

les tailleurs de la rue en leur disant : « Je sor-tis à l’aube pour aller à la prière du matin àl’appel du muezzin, et je trouvai sur ma routeces objets-là sans arriver à savoir à qui ils pou-vaient appartenir. Dites-moi donc, vous autres,quel en est le propriétaire ! » Alors les tailleursde notre rue qui te connaissent, en voyant lahache et les sandales, surent qu’ils t’apparte-naient et donnèrent avec empressement tonadresse à ce Persan. Et il est là, qui t’attend àla porte de la boutique. Sors donc, et remercie-le pour sa peine, et prends ta hache et tes san-dales. » Mais moi, à ces paroles, je sentis monteint jaunir et tout mon corps s’affaisser de ter-reur. Et, pendant que j’étais dans cette prostra-tion, tout d’un coup, la terre, devant mon coin,s’entr’ouvrit, et le Persan en question en sortit.C’était l’éfrit ! Il avait, pendant ce temps-là, missa jeune femme à la torture, et quelle torture !Mais elle ne lui avait rien avoué. Alors il avaitpris la hache et les sandales, et lui avait dit :« Je vais te prouver que je suis toujours Geor-girus, de la postérité d’Eblis ! Et tu verras si je

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 254/1177

Page 254: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

puis ou non l’amener ici le propriétaire de cettehache et de ces sandales ! »

C’est alors qu’il était venu employer cetteruse, dont j’ai parlé, auprès des tailleurs.

Il entra donc brusquement chez moi, dedessous terre, et aussitôt, sans perdre un ins-tant, il m’enleva ! Il s’envola et s’éleva dansles airs ; puis il descendit et s’enfonça dans laterre ! Quant à moi, je perdis toute connais-sance. C’est alors qu’il entra avec moi dans lepalais souterrain où j’avais goûté la volupté. Etje vis l’adolescente toute nue, et le sang quicoulait de ses flancs ! Alors mes yeux furentmouillés de larmes. Mais l’éfrit se dirigea verselle et, l’empoignant, lui dit : « Ô débauchée !le voici, ton amant ! » Alors l’adolescente meregarda et dit : « Je ne le connais point. Et je nel’ai jamais vu qu’en ce moment-ci seulement. »Et l’éfrit lui dit : « Comment ? Voici devant toile corps même du délit et tu n’avoues pas ! »Alors elle dit : « Je ne le connais pas. Et de mavie je ne l’ai vu. Et il ne me convient pas de

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 255/1177

Page 255: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

mentir à la face d’Allah ! » Alors l’éfrit lui dit :« Si vraiment tu ne le connais point, prends cesabre et coupe-lui la tête ! » Alors elle prit lesabre, vint à moi et s’arrêta en face de moi.Alors, moi, jaune de terreur, je lui fis un signenégatif avec mes sourcils (pour la prier d’avoirpitié) et mes larmes coulaient le long de mesjoues. Alors elle aussi me cligna de l’œil ; maiselle dit à haute voix : « C’est toi qui es la causede tous nos malheurs ! » Alors, moi, de nou-veau je lui fis signe avec mes sourcils, et de malangue je lui dis des vers à double sens (quel’éfrit ne pouvait bien comprendre) :

Mes yeux savent assez te parler pour que malangue devienne inutile ! Mes yeux seuls te révèlentles secrets dans mon cœur !

Quand tu m’es apparue, les douces larmes ruis-selèrent, et je me fis muet : car mes yeux te par-laient assez de ma flamme !

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 256/1177

Page 256: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Les paupières, en clignant, nous expriment toutsentiment ; et nul besoin, pour l’intelligent, del’usage de ses doigts.

Nos sourcils nous tiennent lieu de toutes lesautres choses. Silence donc ! et laissons la paroleseulement à l’amour.

Alors la jeune femme comprit et mes signeset mes vers, et elle jeta de ses mains le sabrede l’éfrit. Alors l’éfrit prit le sabre et me le len-dit et me dit : « Coupe-lui le cou, et je te relâ-cherai et je ne te ferai aucun mal ! » Et moi, jedis : « Oui ! » Et je pris le sabre, et je m’avan-çai courageusement, et je levai le bras ! Alorselle me dit, en me faisant signe avec ses sour-cils ; « Moi, ai-je lésé tes droits ? » Alors mesyeux furent remplis de larmes, et je jetai demes mains le sabre et je dis à l’éfrit : « Ô puis-sant éfrit, ô héros robuste et invincible ! si cettefemme était, comme tu le crois, de peu de foiet de raison, elle aurait trouvé licite la chutede ma tête coupée ! Or, au contraire, c’est lesabre lui-même qu’elle a jeté loin d’elle. Com-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 257/1177

Page 257: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

ment donc pourrais-je, à mon tour, trouver li-cite de lui couper le cou, surtout étant donnéque jamais je ne l’ai vue avant cette heure-ci ?Donc, jamais je ne commettrai cette action,même si tu devais me faire boire la coupe de lamauvaise mort ! » À ce discours, l’éfrit s’écria :« Ha ! je constate bien maintenant l’amour quiest entre vous deux ! »

Et alors, ô maîtresse, ce maudit prit lesabre, en frappa la main de l’adolescente et lacoupa ; puis il en frappa l’autre main et la cou-pa de même ; puis il coupa son pied droit ; puisil coupa son pied gauche. Et ainsi, avec quatrecoups, il coupa les quatre membres. Et, moi, jeregardais cela de mes yeux et je pensais mou-rir certainement.

À ce moment, la jeune femme me regarda àla dérobée et me cligna de l’œil. Mais, hélas !l’éfrit vit ce clignement d’œil, et il s’écria : Ôfille de putain ! tu viens de commettre un adul-tère avec ton œil ! » Et alors il la frappa au couavec le sabre, et lui coupa la tête. Ensuite il se

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 258/1177

Page 258: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

tourna vers moi et me dit : « Sache, ô toi l’êtrehumain, que, dans notre loi à nous, les genni,il nous est permis, et il nous est même liciteet recommandable, de tuer l’épouse adultère !Sache donc que cette adolescente, je l’ai enle-vée la nuit de ses noces, quand elle n’avait en-core que douze ans, et avant qu’aucun autreeût couché avec elle ou l’eût connue ! Je l’aiportée ici, et je venais la voir un jour sur dix,pour passer la nuit avec elle, et je copulaisavec elle sous l’aspect d’un Persan ! Mais dujour que j’ai constaté qu’elle me trompait, je l’aituée ! D’ailleurs elle ne m’a trompée qu’avecson œil seulement, l’œil qu’elle a cligné en teregardant. Quant à toi, comme je n’ai puconstater que tu eusses forniqué avec elle pourl’aider à me tromper, je ne te tuerai pas. Mais,tout de même, je veux, pour que tu ne puissespas rire sur mon dos, te faire quelque mal quit’enlève ta superbe ! Mais je te laisse choisir lavariété que tu préfères parmi tous les maux. »

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 259/1177

Page 259: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Alors, moi, ô maîtresse, je fus réjoui à la li-mite de la réjouissance en me voyant échap-per à la mort. Et cela m’encouragea à abuserde la grâce. Et je lui dis : « Je ne sais vraimentque choisir au milieu de tous les maux ! Je pré-fère aucun ! » Alors l’éfrit courroucé frappa lesol du pied et s’écria : « Je te dis de choisir !Ainsi, choisis sous quelle image tu préfères queje t’ensorcelle ! Préfères-tu l’image d’un âne ?Non ! L’image d’un chien ? L’image d’un mu-let ? L’image d’un corbeau ? Ou bien l’imaged’un singe ? » Alors je lui répondis, toujours enabusant, car j’avais l’espoir d’une grâce com-plète : « Par Allah ! ô mon maître Georgirus,de la postérité du puissant Eblis ! si tu me faisgrâce, Allah te fera grâce ! car il te saura grédu pardon accordé à un homme bon Mouslem,qui ne t’a jamais fait de tort ! » Et je continuai àl’implorer à la limite de la prière, en me tenanthumblement debout entre ses mains, et je luidis : « Tu me condamnes injustement ! » Alorsil me répondit : « Assez de paroles comme ce-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 260/1177

Page 260: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

la, sinon la mort ! N’abuse donc pas de ma bon-té, car il me faut absolument t’ensorceler ! »

À ces paroles, il m’enleva, fendit la coupoleet la terre au-dessus de nous, et s’envola avecmoi dans les airs, et si haut que je ne voyaisplus la terre que sous l’aspect d’une écuelled’eau. Alors il descendit sur le sommet d’unemontagne et m’y déposa, il prit un peu de terredans sa main, grommela quelque chose dessusen grognant comme ça : « Hum ! hum !hum ! », prononça quelques paroles, puis jetacette terre sur moi en s’écriant : « Sors de taforme-ci et prends la forme d’un singe ! » Et, àl’instant même, ô ma maîtresse, je devins unsinge, et quel singe ! Vieux d’au moins cent anset assez laid ! Alors, moi, quand je me vis souscet aspect, je fus d’abord mécontent et me misà sauter ; et je sautais, en vérité ! Puis, commecela ne me servait de rien, je me mis à pleurersur moi-même et sur mon moi passé. Et l’éfritriait d’une façon épouvantable, puis il disparut.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 261/1177

Page 261: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Alors je me mis à réfléchir sur les injusticesdu sort, et j’appris, à mes dépens, qu’en véritéle sort ne dépend point de la créature.

Après cela, je me mis à dégringoler du som-met de la montagne jusqu’au bas tout à fait. Etje me mis à voyager, en dormant la nuit dansles arbres ; et cela durant un mois, jusqu’à ceque je fusse arrivé sur le rivage de la mer sa-lée. Je m’arrêtai là près d’une heure, et je finispar voir au milieu de la mer un navire que levent favorable poussait vers le rivage, de moncôté. Alors, moi, je me cachai derrière un ro-cher et j’attendis. Quand je vis les hommes ar-river et aller et venir, moi, je m’enhardis et jefinis par sauter au milieu du navire. Alors l’undes hommes s’écria : « Chassez vite cet être demauvais augure ! » Et un autre s’écria : « Non !tuons-le ! » Et un troisième s’écria : « Oui !tuons-le avec ce sabre ! » Alors, moi, je me misà pleurer et j’arrêtai de ma patte le bout dusabre, et mes larmes coulaient abondamment.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 262/1177

Page 262: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Alors le capitaine eut pitié de moi, et leurdit : « Ô marchands, ce singe vient de m’implo-rer, et j’écoute sa prière ; il est sous ma protec-tion ! Que personne ne l’arrête et ne le chasseou l’incommode ! » Puis le capitaine se mit àm’appeler et à me dire des paroles agréableset bonnes ; et moi je comprenais toutes ses pa-roles. Aussi il me prit comme serviteur ; et moije lui faisais toutes ses affaires et je le servaisdans le navire.

Le vent nous fut favorable pendant cin-quante jours ; et nous atterrîmes à une villeénorme et si pleine d’habitants qu’Allah seulpeut en compter le nombre !

À notre arrivée, nous vîmes s’avancer versnotre navire des mamalik qui étaient envoyéspar le roi de la ville. Ils s’approchèrent et sou-haitèrent la bienvenue aux marchands, et leurdirent : « Notre roi vous fait des complimentspour votre bonne arrivée, et il nous charge devous communiquer ce rouleau de parchemin et

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 263/1177

Page 263: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

il dit : Que chacun de vous y écrive une lignede sa belle écriture ! »

Alors, moi, toujours sous mon aspect desinge, je me levai et brusquement je saisis deleurs mains le rouleau de parchemin, et je sau-tai avec un peu plus loin. Alors ils eurent peurde me voir le déchirer et le jeter à l’eau. Etils m’appelèrent avec des cris, et voulurent metuer. Alors je leur fis signe que je savais et vou-lais écrire ! Et le capitaine leur dit : « Laissez-le écrire ! Si nous le voyons griffonner, nousl’empêcherons de continuer ; mais si, en vérité,il savait la belle écriture, je l’adopterais pourmon fils ! Car je n’ai jamais vu un singe plus in-telligent. »

Alors, moi, je pris le calam, je l’appuyai surle tampon de l’encrier, en étendant bien l’encresur les deux faces du calam, et je commençai àécrire.

J’écrivis ainsi quatre strophes improvisées,chacune d’une écriture différente et selon un

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 264/1177

Page 264: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

style différent : la première strophe d’après lemode Rikaa ; la seconde sur le mode Rihani ; latroisième sur le mode Çoulci ; et la quatrièmeselon le mode Mouchik :

a) Le temps a déjà marqué les bienfaits et lesdons des hommes généreux ; mais il a désespéré depouvoir arriver à dénombrer les tiens jamais !

Après Allah, le genre humain n’a recours qu’àtoi, car tu es vraiment le père de tous les bienfaits !

b) Je vous parlerai de sa plume :

Sa plume ! C’est la première et l’origine mêmedes plumes ! Sa puissance est une chose surpre-nante ; c’est elle qui l’a mis au nombre des savantsremarquables.

De cette plume, tenue entre la pulpe de ses cinqdoigts, coulent sur le monde cinq fleuves d’élo-quence et de poésie !

c) Je vous parlerai de son immortalité :

Il n’y a point d’écrivain qui ne meure ; mais letemps éternise l’écriture de ses mains !

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 265/1177

Page 265: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Aussi, ne laisse ta plume écrire que des chosesqui pourraient te rendre fier au jour de la Résur-rection !

d) Si tu ouvres l’encrier, ne t’y plonge que pourtracer des lignes de donateur, des lignes bienfai-santes !

Mais, si tu ne peux t’en servir pour écrire desdonations, du moins que tu t’y plonges pour labeauté ! Et, de la sorte, tu seras parmi ceux quicomptent parmi les plus grands des écrivains !

Quand j’eus fini d’écrire, je leur tendis lerouleau de parchemin. Et tous furent dans laplus grande admiration, puis chacun inscrivit àtour de rôle une ligne de sa plus belle écriture.

Après quoi, les esclaves s’en allèrent porterle rouleau au roi. Lorsque le roi eut prisconnaissance de toutes les écritures, il ne futsatisfait que de mon écriture à moi, qui étaitfaite de quatre manières différentes, et pourlaquelle j’étais réputé dans le monde entier,quand j’étais encore fils de roi.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 266/1177

Page 266: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Alors le roi dit à tous ses amis qui étaientprésents et à ses esclaves : « Allez tous auprèsdu maître de cette belle écriture, et donnez-luicette robe d’honneur pour qu’il s’en revête, etfaites-le monter sur la plus belle de mes mules,et portez-le en triomphe aux sons des instru-ments, et amenez-le entre mes mains ! »

À ces paroles, tous se mirent à sourire. Etle roi, qui s’en aperçut, fut très fâché et s’écria :« Comment ! je vous donne un ordre, et vousriez de moi ! » Et ils répondirent : « Ô roi dusiècle, nous prendrions bien garde de rire detes paroles ! mais nous devons te dire que celuiqui a écrit cette écriture si belle n’est pointun fils d’Adam, mais un singe qui appartientau capitaine du navire ! Alors le roi fut prodi-gieusement étonné de leurs paroles, puis il seconvulsa d’aise et d’hilarité, et s’écria : « Je dé-sire acheter ce singe ! » Là-dessus, il ordonnaà toutes les personnes de sa cour d’aller au na-vire recevoir le singe et de prendre avec euxla mule et la robe d’honneur, et leur dit : « Il

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 267/1177

Page 267: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

faut absolument que vous le revêtiez de cetterobe d’honneur, que vous le fassiez monter surla mule et que vous l’ameniez ici ! »

Alors tous vinrent au navire et m’achetèrenttrès cher au capitaine, qui ne voulait pasd’abord ! Puis, moi, je fis signe au capitainepour lui dire que j’étais très affligé de le quitter.Puis, eux, m’emmenèrent, m’habillèrent avecla robe d’honneur, me firent monter sur lamule, et nous partîmes tous au son des instru-ments harmonieux de cette ville ; et tous leshabitants et toutes les créatures humaines dela ville furent dans la stupéfaction et se mirentà regarder avec un intérêt énorme ce spectacleétonnant et prodigieux.

Lorsqu’on m’eut amené devant le roi et queje le vis, je baisai la terre entre ses mains àtrois reprises et puis je restai immobile. Alorsle roi m’invita à m’asseoir, et, moi, je me mis àgenoux. Alors tous les assistants furent émer-veillés de ma bonne éducation et de ma poli-tesse admirable ; mais c’est encore le roi qui

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 268/1177

Page 268: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

fut dans le plus grand émerveillement. Et aus-sitôt que je me fus mis ainsi à genoux, le roi or-donna à tout le monde de s’en aller, et tout lemonde s’en alla. Il ne resta dans la salle que leroi, l’eunuque en chef, et un jeune esclave fa-vori, et moi, ô ma maîtresse !

Alors le roi ordonna qu’on apportât de quoimanger. Et on apporta une nappe sur laquellese trouvaient tous les mets qu’une âme peutsouhaiter et désirer, et toutes les choses quifont les délices des yeux. Et le roi me fit signede manger. Alors je me levai et je baisai la terreentre ses mains à sept reprises différentes, etm’assis très poliment, et je me mis à manger enme rappelant toute mon éducation passée.

Lorsqu’on leva la nappe, je me levai, moiaussi, pour aller me laver les mains ; puis je re-vins, après m’être lavé les mains, et je pris l’en-crier, le calam et une feuille de parchemin, etj’écrivis deux strophes sur l’excellence des pâ-tisseries arabes :

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 269/1177

Page 269: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Ô pâtisseries, douces, fines et sublimes pâtis-series enroulées par les doigts ! Vous êtes la thé-riaque, antidote de tout poison ! En dehors devous, pâtisseries, je ne saurais aimer jamais rien ;et vous êtes mon seul espoir, toute ma passion !

Ô frémissements de mon cœur à la vue d’unenappe tendue où, en son milieu, s’aromatise unekenafa(47) nageant au milieu du beurre et du miel,dans le grand plateau !

Ô kenafa ! kenafa amincie en une chevelureappétissante, réjouissante ! mon désir, le cri demon désir vers toi, ô kenafa, est extrême ! Et je nepourrais, au risque de mourir, passer un jour dema vie sans toi sur ma nappe, ô kenafa, ya kena-fa !

Et ton sirop ! ton adorable, délicieux sirop !Haï ! en mangerais-je, en boirais-je jour et nuit,que j’en reprendrais dans la vie future !

Après quoi, je déposai le calam et la feuille,et je me levai et m’en allai respectueusementplus loin. Alors le roi regarda ce que j’avais

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 270/1177

Page 270: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

écrit et le lut, et il s’en émerveilla étonnam-ment et s’écria : « Est-ce possible qu’un singepuisse posséder une telle éloquence et surtoutune si belle écriture ? Par Allah ! c’est la mer-veille des merveilles ! »

À ce moment, on apporta au roi un jeud’échecs, et le roi me demanda par signes :« Sais-tu jouer ? » Et moi, avec ma tête, je fis :« Oui, je sais ! » Alors je m’approchai, je ran-geai le jeu et je me mis à jouer avec le roi.Et par deux fois je le vainquis ! Alors le roi nesut plus que penser, et sa raison fut dans laperplexité, et il dit : « Si c’était un fils d’Adam,il aurait surpassé tous les vivants de sonsiècle ! »

Alors le roi dit à l’eunuque : « Va chez tajeune maîtresse ma fille, et dis-lui : « Viensvite, ô ma maîtresse, chez le roi ! » car je veuxque ma fille puisse jouir de ce spectacle et voirce singe merveilleux ! »

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 271/1177

Page 271: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Alors l’eunuque s’en alla, et il revint bientôtavec sa jeune maîtresse, la fille du roi, qui, àpeine m’eut-elle aperçu, se couvrit les yeux deson voile et dit ! « Ô mon père, comment as-tupu te résoudre à m’envoyer chercher pour mefaire apercevoir par les hommes étrangers ? »Et le roi lui dit : « Ô ma fille, il n’y a ici chezmoi que mon jeune esclave, cet enfant que tuvois, et l’eunuque qui t’a élevé, et ce singe,et moi ton père ! De qui donc ici te couvres-tu le visage ? » Alors la jeune fille répondit :« Sache, ô mon père, que ce singe est le filsd’un roi ! Le roi, son père, s’appelle Aymarus,et il est le maître d’un pays de l’intérieur loin-tain. Ce singe est simplement ensorcelé ; etc’est l’éfrit Georgirus, de la postérité d’Eblis,qui l’a ensorcelé, après avoir tué sa propreépouse la fille du roi Aknamus, maître de l’Îled’Ébène. Ce singe, que tu crois un vrai singe,est donc un homme, mais savant, instruit etfort sage ! »

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 272/1177

Page 272: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

À ces paroles, le roi s’étonna beaucoup, meregarda, et me dit : « Est-ce vrai, ce que dit detoi ma fille ? » Alors je répondis avec la tête :« Oui ! c’est vrai ! » et je me mis à pleurer.Alors le roi demanda à sa fille : « Mais d’où as-tu appris à discerner s’il est ensorcelé ? » Ellerépondit : « Ô mon père, quand j’étais petite, lavieille femme qui était chez ma mère était unevieille sorcière pleine d’artifices et fort verséedans la magie. C’est elle qui m’enseigna l’art dela sorcellerie. Et, depuis, je l’approfondis en-core davantage, je m’y perfectionnai et j’apprisainsi près de cent soixante-dix articles de ma-gie ; et le plus insignifiant d’entre ces articlesme rendrait capable de transporter ton palaisen entier avec toutes ses pierres, et toute laville derrière le Mont Caucase, de transformertoute cette contrée en un miroir de mer et dechanger tous les habitants en poissons ! »

Alors son père s’écria : « Par la vérité dunom d’Allah sur loi ! où ma fille, délivre alorsce jeune homme, pour que je puisse en faire

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 273/1177

Page 273: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

mon vizir ! Comment ! tu possèdes un talentaussi considérable et je l’ignore ? Oh ! délivre-le pour que vite j’en fasse mon vizir, car ce doitêtre un jeune homme gentil et plein d’intelli-gence ! »

Et la jeune fille répondit : « De tout cœuramical et généreux, comme hommages dus ! »

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit s’approcher le matin, et s’arrêta discrètement.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 274/1177

Page 274: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Mais lorsque fut la qua-torzième nuit.

Elle dit :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que ledeuxième saâlouk dit à la maîtresse de la mai-son :

Ô ma maîtresse, la jeune fille, à ces paroles,prit à la main un couteau sur lequel étaient gra-vées des paroles en langue hébraïque, et avecce couteau elle traça un cercle au milieu du pa-lais, et au milieu de ce cercle elle écrivit desnoms propres et des lignes talismaniques ; puiselle se mit au milieu de ce cercle et marmon-na des paroles magiques, et lut dans un trèsvieux livre des choses que nul ne comprenait,et continua ainsi quelques instants. Tout d’uncoup, l’endroit du palais où nous étions fut

Page 275: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

dans des ténèbres si épaisses que nous crûmesavoir été enterrés vivants sous les ruines dumonde. Et, soudain, devant nous apparut l’éfritGeorgirus, sous l’aspect le plus horrible et leplus hideux, avec des mains comme desfourches, des pieds comme des mâts et desyeux comme deux tisons enflammés. Alors,nous tous, nous en fûmes terrifiés. Mais la filledu roi lui dit : « Je ne te souhaite point la bien-venue ! Et je ne te fais pas un accueil cordial,ô toi l’éfrit ! » Alors l’éfrit lui dit : « Ô perfide !comment peux-tu trahir ton serment ? Nem’as-tu pas juré et ne sommes-nous pas tom-bés d’accord que nul de nous deux ne s’occu-perait des affaires de l’autre et ne chercheraità les contrarier ? Aussi, ô traîtresse, tu méritesbien le sort qui t’attend ! Attrape ça ! »

Et aussitôt l’éfrit se changea en un lion ef-froyable qui ouvrit la gueule de toute sa largeuret se précipita sur la jeune fille. Alors elle,d’un geste rapide, s’arracha un cheveu de sescheveux, l’approcha de ses lèvres et marmon-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 276/1177

Page 276: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

na dessus des paroles magiques, et aussitôt lecheveu devint un sabre finement aiguisé. Alorselle saisit le sabre, en frappa violemment lelion, et le coupa en deux moitiés. Mais tout desuite la tête coupée du lion devint un scorpionqui rampa vers le talon de la jeune fille pourle mordre ; mais aussitôt la jeune fille se chan-gea en un serpent gigantesque qui se précipi-ta sur le maudit scorpion, image de l’éfrit, ettous deux engagèrent une bataille serrée. Maisle scorpion tout à coup se changea en un vau-tour, et aussitôt le serpent devint un aigle quifondit sur le vautour et se mit à sa poursuite ; ilallait l’atteindre, au bout d’une heure de pour-suite, quand soudain le vautour se changea enun chat noir, et aussitôt la jeune fille devint unloup : alors, au milieu du palais, le chat et leloup se battirent et se livrèrent une bataille ter-rible ; et le chat, se voyant vaincu, se changeaencore et devint une grosse grenade, rouge ettrès grosse. Et cette grenade se laissa tomberau fond du bassin qui était dans la cour ; maisle loup se jeta dans le bassin et allait la sai-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 277/1177

Page 277: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

sir, quand la grenade s’éleva dans l’air. Mais,comme elle était trop grosse, elle tomba lour-dement sur le marbre et elle se fendit ; alorstous les grains s’effritèrent un à un, et cou-vrirent tout le sol de la cour. Alors le loup sechangea en un coq qui se mit à les ramasserdu bec et à les avaler un à un, et il ne res-tait plus qu’un seul grain, que le coq allait aus-si avaler, quand tout à coup ce grain tombadu bec du coq, car ainsi le voulaient la fatali-té et le destin, et alla se loger dans un inter-stice, près du bassin, et de telle sorte que lecoq ne sut plus où. Alors le coq se mit à battredes ailes et à nous faire signe du bec ; maisnous ne comprenions point son langage ni cequ’il nous disait. Alors il jeta un cri si terriblevers nous qui ne le comprenions pas, qu’il noussembla que le palais s’était effondré sur nous.Puis le coq se mit à tournoyer au milieu de lacour et à chercher le grain jusqu’à ce qu’il l’eûttrouvé dans le trou du bassin, et il se précipi-ta dessus pour le becqueter, quand soudain legrain tomba dans l’eau, au milieu du bassin, et

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 278/1177

Page 278: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

se changea en un poisson qui s’enfonça dansl’eau. Alors le coq se changea en une baleinemonstrueuse qui sauta dans l’eau et s’y enfon-ça à la poursuite du poisson et disparut à nosregards pendant une heure de temps. Au boutde ce temps, nous entendîmes de hauts criset nous tremblâmes de peur. Et aussitôt nousvîmes apparaître l’éfrit sous sa forme hideused’éfrit, mais il était tout en feu comme un char-bon ardent, et de sa bouche sortait la flamme,et de ses yeux et de ses narines sortaient laflamme et la fumée ; et derrière lui apparut lajeune fille, sous sa forme de fille du roi, maiselle était toute en feu, comme un métal en fu-sion, et elle se mit à la poursuite de l’éfrit quiarrivait déjà sur nous ! Alors tous nous eûmesune peur terrible d’être brûlés vifs et de perdrela vie, et nous allions nous précipiter tous dansl’eau, quand l’éfrit nous arrêta soudain par uncri épouvantable et sauta sur nous au milieu dela salle qui donnait sur la cour, et souffla dufeu sur nos visages ! Mais la jeune fille l’attei-gnit et souffla du feu sur son visage aussi. Mais

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 279/1177

Page 279: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

tout cela fit que le feu nous atteignit, nous aus-si, venant d’elle et de lui ; mais son feu à ellene nous fit aucun mal, mais son feu à lui aucontraire ! Ainsi une étincelle m’atteignit, moi,à mon œil gauche de singe et me l’abîma sansretour ! Et une étincelle atteignit le roi au vi-sage et lui en brûla toute la moitié inférieure, ycompris la barbe et la bouche, et lui fit tombertoutes les dents inférieures. Et une étincelle at-teignit l’eunuque à la poitrine, et il prit entiè-rement feu et brûla et mourut à l’instant et àl’heure mêmes ! »

Pendant ce temps, la jeune fille poursuivaittoujours l’éfrit et lui soufflait du feu. Mais toutà coup nous entendîmes une voix qui disait :« Allah est le seul grand ! Allah est le seul puis-sant ! Il écrase, domine et délaisse le renégatqui renie la foi de Mohammad, maître deshommes ! » Or, cette voix était celle de la filledu roi, qui nous fit signe du doigt et nous mon-tra l’éfrit, qui, entièrement brûlé, était devenuun amas de cendres. Puis elle vint à nous et

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 280/1177

Page 280: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

nous dit : « Vite ! apportez-moi une tassed’eau ! » On la lui apporta. Alors elle prononçadessus des paroles incompréhensibles, puism’aspergea avec l’eau et me dit : « Sois délivréau nom et par la vérité du seul Vrai ! Et, par lavérité du nom d’Allah le Tout-Puissant, reviensà ta première image ! »

Alors je devins un être humain, comme parle passé, mais je restai borgne ! Alors la jeunefille, en manière de consolation, me dit : « Lefeu est redevenu feu, mon pauvre enfant ! » Etelle dit la même chose à son père, qui avaitla barbe brûlée et les dents tombées ! Puis elledit : « Quant à moi, ô père, je dois fatalementmourir, car cette mort m’a été écrite ! Pour cequi est de l’éfrit, je n’aurais pas eu tant de peineà l’anéantir s’il avait été un simple être hu-main ; je l’aurais tué dès la première fois ! Maisce qui me fatigua et me donna de la peine,c’est l’éparpillement des grains de la grenade,car le grain que je n’avais pas pu d’abord bec-queter était justement le grain principal, qui

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 281/1177

Page 281: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

contenait, à lui seul, l’âme du genni ! Ah ! sij’avais pu l’attraper, ce grain, cet éfrit auraitété anéanti à l’instant même. Mais, hélas ! jene l’avais pas vu. Car c’était la fatalité du des-tin ! Et c’est ainsi que j’ai été obligée de lui li-vrer tant de terribles batailles sous terre, dansl’air et dans l’eau ; et, chaque fois qu’il ouvraitune porte de salut, je lui ouvrais une porte deperdition, jusqu’à ce qu’il ouvrît enfin la ter-rible porte du feu ! Or, quand la porte du feuest une fois ouverte, on doit mourir ! Mais ledestin me permit tout de même de brûler l’éfritavant d’être brûlée moi-même ! Mais, avant dele tuer, je voulus le décider à embrasser notrefoi, qui est la sainte religion des Islams ; mais ilrefusa et je brûlai ! Et moi, à mon tour, je vaismourir ! Et Allah tiendra ma place auprès devous autres et vous consolera ! »

À ces paroles, elle se mit à implorer le feujusqu’au moment où, enfin, des étincellesnoires jaillirent et montèrent vers sa poitrine etson visage. Et lorsque le feu atteignit son vi-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 282/1177

Page 282: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

sage, elle pleura, puis elle dit : « Je témoignequ’il n’y a point d’autre Dieu qu’Allah ! Et je té-moigne que Mohammad est l’apôtre d’Allah ! »À peine ces paroles prononcées, nous la vîmesdevenir un amas de cendres, tout à côté del’amas de l’éfrit.

Alors nous fûmes pour elle dans l’affliction.Et moi, j’eusse souhaité être à sa place, plutôtque de voir sous l’aspect d’un amas de cendrescette figure radieuse de jadis, cette jeune fillequi m’avait rendu un tel bienfait ! Mais il n’y arien à répliquer à l’ordre d’Allah.

Lorsque le roi vit sa fille devenir un amas decendres, il s’arracha ce qui lui restait de barbe,et se frappa les joues, et déchira ses vêtements.Et je fis de même. Et tous deux nous pleu-râmes sur elle. Ensuite vinrent les chambellanset les chefs du gouvernement, et ils trouvèrentle sultan dans un état d’anéantissement, assisà pleurer à côté de deux amas de cendres. Ilsfurent fort surpris, et se mirent à tourner au-tour du roi sans oser lui parler, et cela pendant

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 283/1177

Page 283: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

une heure. Alors le roi revint un peu à lui etleur raconta ce qui était arrivé à sa fille avecl’éfrit. Et ils s’écrièrent : « Allah ! Allah ! quelgrand malheur ! quelle calamité ! »

Ensuite vinrent toutes les femmes du palaisavec leurs esclaves femmes ; et, pendant septjours entiers, on fit toutes les cérémonies descondoléances et du deuil.

Puis le roi ordonna la construction d’unegrande coupole pour les cendres de sa fille, etla fit terminer en grande hâte, et y fit allumerles chandelles et les lanternes jour et nuit.Quant aux cendres de l’éfrit, on les dispersadans l’air sous la malédiction d’Allah.

Mais le sultan, après toutes ces peines, fitune maladie telle qu’il faillit en mourir. Cettemaladie dura un mois entier. Et, quand lesforces lui furent un peu revenues, il me fit ap-peler, et me dit : « Ô jeune homme, nous tousici, avant ton arrivée, nous vivions notre viedans le plus parfait bonheur, à l’abri des mé-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 284/1177

Page 284: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

faits du sort ! Et il a fallu ta venue chez nouspour nous attirer toutes les afflictions. Puis-sions-nous ne t’avoir jamais vu, ni toi ni taface de mauvais augure, ta face de malheur quinous jeta dans cet état de désolation ! Car, pre-mièrement, tu as été la cause de la perte de mafille, qui, certes, valait plus de cent hommes !Et deuxièmement, à cause de toi, il m’est arri-vé, en fait de brûlure, ce que tu sais ! et mesdents sont perdues et les autres abîmées ! Et,troisièmement, mon pauvre eunuque, ce bonserviteur qui avait élevé ma fille, a été tué aus-si ! Mais ce n’est point de ta faute, et mainte-nant ta main ne peut y porter remède : et toutcela nous est arrivé, à nous et à toi, par l’ordred’Allah ! D’ailleurs, Allah soit loué qui a permisà ma fille de te délivrer, toi, en se perdant elle-même ! C’est le destin ! Sors donc, mon enfant,de ce pays ! Car ce qui nous est déjà arrivé àcause de toi nous suffit. Mais tout cela fut dé-crété par Allah. Sors donc et va en paix ! »

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 285/1177

Page 285: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Alors moi, ô ma maîtresse, je sortis de chezle roi, ne croyant pas tout à fait à mon salut.Et je ne sus où aller. Et je me rappelai, dansmon cœur, ce qui m’était arrivé, depuis le com-mencement jusqu’à la fin : comment les bri-gands du désert m’avaient laissé sain et sauf,mon voyage pendant un mois et mes fatigues,mon entrée dans la ville en étranger, et ma ren-contre avec le tailleur, ma rencontre et mon in-timité si délicieuse avec l’adolescente de des-sous terre, ma délivrance d’entre les mains del’éfrit qui voulait d’abord me massacrer, et en-fin tout depuis le commencement jusqu’à la fin,y compris mon changement en singe devenule domestique du capitaine marin, mon achatpar le roi pour un prix fort cher, à cause dema belle écriture, ma délivrance, enfin tout !Même et surtout, hélas ! le dernier incident quioccasionna la perte de mon œil. Mais je remer-ciai Allah en disant : « Mieux vaut la perte demon œil que de ma vie ! » Après cela, et avantde quitter la ville, j’allai au hammam prendreun bain. C’est là que je me suis rasé la barbe,

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 286/1177

Page 286: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

ô ma maîtresse, pour pouvoir voyager en sé-curité dans cet état de saâlouk ! Et, depuis, jene cessai chaque jour de pleurer et de penserà tous les malheurs que j’avais endurés et sur-tout à la perte de mon œil gauche. Et, chaquefois que j’y pense, les larmes me viennent àl’œil droit et m’empêchent de voir, mais nem’empêcheront jamais de penser à ces vers dupoète :

De ma perplexité, Allah miséricordieux sedoute-t-il ? Les malheurs sur moi se sont abattus,et trop tard je les ai sentis !

Pourtant je prendrai patience en face de mesinsupportables maux, pour que le monde sachebien que j’ai patienté sur une chose plus amère en-core que la patience elle-même !

Car la patience a sa beauté, surtout pratiquéepar l’homme pieux ! Quoi qu’il en soit, ce qu’Allaha décidé sur ses créatures doit courir !

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 287/1177

Page 287: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Ma mystérieuse bien-aimée connaît tous les se-crets de mon lit. Nul secret, fût-il le secret des se-crets, ne saurait lui être caché.

Quant à celui qui dit qu’il y a des délices ence monde, répondez-lui qu’il goûtera bientôt desjours plus amers que le suc de la myrthe !

Je partis donc et je quittai cette ville, et jevoyageai par les pays, et je traversai les ca-pitales, et je me dirigeai vers la Demeure dePaix, Baghdad, où j’espérais arriver auprès del’émir des Croyants pour lui raconter tout cequi m’était arrivé.

Après de longs jours, j’arrivai enfin à Bagh-dad, cette nuit même. Et je trouvai ce frère-ci,le premier saâlouk, qui était là fort perplexe,et je lui dis : « La paix sur toi ! » Et il me ré-pondit : « Et sur toi la paix ! et la miséricorded’Allah ! et toutes ses bénédictions ! » Alors, jeme mis à causer avec lui, et nous vîmes ap-procher notre frère, ce troisième, qui, aprèsles souhaits de paix, nous dit qu’il était un

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 288/1177

Page 288: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

homme étranger. Et nous lui dîmes : « Nousautres aussi, nous sommes deux étrangers, etnous sommes arrivés cette nuit même danscette ville bénie ! » Puis, tous trois, nous mar-châmes ensemble, et pas un de nous ne savaitl’histoire de l’autre. Et le sort et le destin nousconduisirent devant cette porte, et nous en-trâmes chez vous !

Et tels sont, ô ma maîtresse, les motifs dema barbe rasée et de mon œil abîmé ! »

Alors la jeune maîtresse, de la maison dit àce deuxième saâlouk : « Ton histoire est vrai-ment extraordinaire ! Aussi, allons ! lisse unpeu tes cheveux sur ta tête et va-t’en voir l’étatde ton chemin sur la voie d’Allah ! »

Mais il répondit : « En vérité, je ne sortiraid’ici que je n’aie entendu le récit de mon troi-sième compagnon ! »

Alors le troisième saâlouk s’avança et dit :

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 289/1177

Page 289: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

HISTOIRE DU TROISIÈME SAÂLOUK

« Ô dame pleine de gloire, ne crois pas quemon histoire soit aussi merveilleuse que cellede mes deux compagnons ! Car mon histoireest infiniment plus étonnante.

Si à mes compagnons, ces deux-là, les mal-heurs furent infligés simplement par le destinet la fatalité, moi, c’est autre chose ! Le motifde ma barbe rasée et de mon œil abîmé, c’estque, moi-même, par ma faute, je me suis attiréla fatalité et me suis rempli le cœur de souciset de chagrins.

Voici ! Je suis un roi, fils de roi. Mon pères’appelait Kassib, et je suis son fils. Lorsque leroi, mon père, mourut, j’héritai du royaume, etje régnai, et je gouvernai avec justice, et je fisbeaucoup de bien à mes sujets.

Mais j’avais un grand amour pour lesvoyages par mer. Et je ne m’en privais pas,car ma capitale était située au bord de la mer ;

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 290/1177

Page 290: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

et, sur une très large étendue de mer, j’avaisdes îles qui m’appartenaient, et qui étaient for-tifiées en état de défense et de bataille. Et jevoulus un jour aller visiter toutes mes îles, et jefis préparer dix grands navires, et j’y fis mettredes provisions pour un mois, et je partis. Levoyage de visite dura vingt jours, au bout des-quels, une nuit d’entre les nuits, nous vîmesse déchaîner contre nous les vents contraires,et cela jusqu’à l’aube ; alors, comme le vents’était un peu calmé et la mer radoucie, au le-ver du soleil nous vîmes une petite île où nouspûmes nous arrêter un peu : nous allâmes àterre, nous fîmes un peu de cuisine pour man-ger, nous mangeâmes, nous nous reposâmesdeux jours, pour attendre la fin de la tempête,et nous repartîmes. Le voyage dura encorevingt jours, jusqu’à ce qu’un jour nous per-dîmes notre route ; les eaux où nous navi-guions nous devinrent inconnues, à nous etaussi au capitaine. Car le capitaine, en vérité,ne reconnaissait plus du tout cette mer ! Alorsnous dîmes à la vigie : « Regarde la mer avec

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 291/1177

Page 291: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

attention ! » Et la vigie monta sur le mât, puisdescendit, et nous dit et dit au capitaine : « Àma droite, j’ai vu des poissons à la surface del’eau ; et, au milieu de la mer, j’ai distingué auloin quelque chose qui paraissait tantôt noir ettantôt blanc ! »

À ces paroles de la vigie, le capitaine futépouvanté ; il jeta par terre un turban, s’arra-cha la barbe et nous dit à nous tous : « Je vousannonce votre perte à tous ! et pas un seul nesortira sain et sauf ! » Puis il se mit à pleurer, etnous aussi, avec lui, nous nous mîmes à pleu-rer sur nous-mêmes. Puis je demandai au capi-taine : « Ô capitaine, explique-nous les parolesdu veilleur ! » Il répondit : « Ô mon seigneur,sache que du jour où souffla le vent contrairenous perdîmes notre route, et elle est perdueainsi depuis déjà onze jours ; et il n’y a pointde vent favorable qui puisse nous faire revenirdans la bonne voie. Or, sache la significationde cette chose noire et blanche et de ces pois-sons surnageant à proximité : demain nous al-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 292/1177

Page 292: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

lons arriver à une montagne de roches noires,qui s’appelle la Montagne d’Aimant, et les eauxnous entraîneront de force du côté de cettemontagne, et notre navire sera mis en pièces,car tous les clous du navire s’envoleront, atti-rés par la montagne d’aimant, et se collerontsur ses flancs ; car Allah Très-Haut doua d’unevertu secrète cette montagne d’aimant qui, ain-si, attire à elle toute chose en fer ! Aussi tu nepeux t’imaginer la quantité énorme de chosesen fer qui se sont accumulées, suspendues àcette montagne, depuis le temps que les na-vires sont attirés à elle de force ! Allah seul enconnaît la quantité. De plus, on voit luire, de lamer, au sommet de cette montagne, un dômeen cuivre jaune soutenu par dix colonnes ; etsur ce dôme il y a un cavalier sur un cheval decuivre ; et à la main de ce cavalier il y a unelance de cuivre ; et sur la poitrine de ce cava-lier il y a suspendue, une plaque de plomb gra-vée entièrement de noms inconnus et talisma-niques ! Or, sache, ô roi, que tant que ce ca-valier sera sur ce cheval, tous les navires qui

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 293/1177

Page 293: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

passeront au-dessous seront mis en pièces, ettous les passagers seront perdus à jamais, ettous les fers des navires iront se coller contre lamontagne ! Il n’y aura donc point de salut pos-sible avant que ce cavalier ne soit précipité àbas de ce cheval ! »

À ces paroles, ô ma maîtresse, le capitainese mit à pleurer des pleurs abondants, et nousfûmes certains de notre perte sans recours et,chacun de nous fit ses adieux à ses amis.

Et, en effet, à peine le matin venu, nousfûmes tout proches de cette montagne auxroches noires d’aimant, et les eaux nous entraî-nèrent de force de son côté. Puis, quand nosdix navires arrivèrent au bas de la montagne,tout d’un coup les clous des navires se mirentà s’envoler par milliers, avec tous les fers, et al-lèrent se coller sur la montagne ; et nos naviress’entr’ouvrirent et nous fûmes tous précipités àla mer.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 294/1177

Page 294: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Alors, toute la journée, nous fûmes en lapuissance de la mer, et nous fûmes les unsnoyés et les autres sauvés, mais la plus grandepartie fut noyée ; et ceux qui furent sauvés nepurent jamais ni se connaître ni se retrouver,car les vagues terribles et les vents contrairesles dispersèrent de tous côtés.

Quant à moi, ô ma maîtresse, Allah Très-Haut m’a sauvé pour me réserver d’autrespeines, de grandes souffrances et de grandsmalheurs. Je pus m’accrocher à une planched’entre les planches, et les vagues et le vent mejetèrent sur la côte, au pied de cette montagned’aimant !

Alors je trouvai un chemin qui conduisaitjusqu’au sommet de la montagne, et qui étaitconstruit en forme d’escaliers taillés dans laroche. Et tout de suite j’invoquai le nom d’AllahTrès-Haut, et…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit luire le matin, et, discrète, arrêta son récit.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 295/1177

Page 295: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Et lorsque fut la quin-zième nuit.

Elle dit :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que le troi-sième saâlouk, s’adressant à la jeune maîtressede la maison pendant que les autres compa-gnons étaient assis les bras croisés, surveilléspar les sept nègres qui tenaient l’épée nue à lamain, continua :

J’invoquai donc le nom d’Allah, et je l’im-plorai et je me mis dans l’extase de la prière ;puis je m’accrochai, comme je pus, aux rocherset aux excavations, et je réussis, le vent s’étantenfin calmé par l’ordre d’Allah, à faire l’ascen-sion de cette montagne ; et je me réjouis fortde mon salut à la limite de la joie ! Et il ne merestait plus qu’à atteindre le dôme ; je l’attei-

Page 296: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

gnis enfin et je pus pénétrer. Alors je me mis àdeux genoux, et je fis ma prière, et je remerciaiAllah pour ma délivrance.

En ce moment, la fatigue me brisait telle-ment, que je me jetai à terre et m’endormis. Et,pendant mon sommeil, j’entendis une voix quime disait : « Ô fils de Kassib ! quand tu te ré-veilleras de ton sommeil, creuse sous tes pieds,et tu trouveras un arc en cuivre et trois flèchesen plomb sur lesquelles sont gravés des talis-mans. Tu prendras cet arc et tu en frapperasle cavalier qui est sur le dôme, et tu rendrasainsi la tranquillité aux humains en les débar-rassant de ce fléau terrible ! Lorsque tu aurasfrappé le cavalier, ce cavalier tombera dans lamer, et l’arc tombera de tes mains sur le sol :alors tu prendras l’arc et tu l’enfouiras sousterre à l’endroit même où il sera tombé ! Ce-pendant, la mer se mettra à bouillonner, puisà déborder jusqu’à atteindre ce sommet où tute trouves. Et alors, tu verras sur la mer unebarque et, dans la barque, une personne. Mais

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 297/1177

Page 297: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

c’est une autre personne que le cavalier a jetéeà la mer. Cette personne viendra à toi en te-nant à la main un aviron. Et toi, sans crainte,monte avec elle dans la barque ! Mais prendsbien garde ! Il ne faut pas, et à aucun prix ! Unefois dans la barque, cette personne te condui-ra et te fera naviguer pendant dix jours jusqu’àce qu’elle te fasse arriver à la Mer du Salut. Enarrivant dans cette mer, tu y trouveras quel-qu’un qui te fera parvenir jusqu’à ton pays.Mais n’oublie pas, que tout cela ne se fera qu’àla condition, pour toi, de ne jamais nommer lenom d’Allah ! »

À ce moment, ô ma maîtresse, je me ré-veillai de mon sommeil, et, plein de courage, jeme mis aussitôt à exécuter l’ordre de la voix.Avec l’arc et les flèches trouvées, je frappai lecavalier et le fis tomber. Il tomba à la mer.Et l’arc tomba de ma main ; alors, à la placemême, je l’enterrai : et aussitôt la mer s’agita,bouillonna et déborda en atteignant le sommetde la montagne où j’étais. Et, au bout de

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 298/1177

Page 298: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

quelques instants, je vis apparaître au milieude la mer une barque qui se dirigeait de moncôté. Alors je remerciai Allah Très-Haut. Et,quand la barque arriva tout près, j’y trouvaiun homme de cuivre qui avait, sur la poitrine,une plaque de plomb sur laquelle étaient gra-vés des noms et des talismans. Alors je descen-dis dans la barque, mais sans prononcer uneseule parole. Et l’homme de cuivre se mit à meconduire pendant un jour, pendant deux jours,pendant trois jours, et ainsi de suite jusqu’à lafin du dixième jour. Et alors je vis apparaître,au loin, des îles : c’était le salut ! Alors je meréjouis au comble de la joie et, à cause de laplénitude de mon émotion et de ma gratitudepour le Très-Haut, je nommai le nom d’Allah etle glorifiai et je dis : « Allahou akbar ! Allahouakbar(48) ! »

Mais, à peine avais-je prononcé ces motssacrés, que l’homme de cuivre me saisit et melança de la barque dans la mer, puis il s’enfon-ça au loin et disparut.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 299/1177

Page 299: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Comme je savais nager, je me mis à nagerdurant le jour entier jusqu’à la nuit, tellementque mes bras furent exténués, et mes épaulesfatiguées, et que j’étais anéanti ! Alors, voyantla mort s’approcher, je fis mon acte de foi etme préparai à mourir. Mais, à l’instant même,une vague, plus énorme que toutes les vaguesde la mer, accourut de loin comme une cita-delle gigantesque et m’enleva et me lança sifort et si loin que je me trouvai du coup sur lerivage d’une des îles que j’avais vues. Ainsi Al-lah l’avait voulu.

Alors je montai sur le rivage, et je me misà exprimer l’eau de mes habits ; et j’étendismes habits par terre pour les faire sécher ; etje m’endormis pour toute la nuit. À mon réveil,je m’habillai de mes habits devenus secs, et jeme levai pour voir où me diriger. Et je trouvai,devant moi, une petite vallée fertile ; j’y péné-trai et je la parcourus en tous sens, puis je fisle tour entier de la place où je me trouvais, etje vis que j’étais dans une petite île, entourée

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 300/1177

Page 300: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

qu’elle était par la mer. Alors je me dis en moi-même : « Quelle calamité ! ! chaque fois que jesuis délivré d’un malheur, je retombe dans unautre pire ! » Pendant que j’étais ainsi enfoncédans de tristes pensées, qui me faisaient dési-rer la mort avec ferveur, je vis s’approcher surla mer une barque contenant des gens. Alors,de crainte qu’il ne m’arrivât encore quelque ac-cident fâcheux, je me levai et je grimpai surun arbre et j’attendis en regardant. Je vis labarque atterrir et en sortir dix esclaves qui te-naient chacun une pelle ; ils marchèrent jus-qu’à ce qu’ils fussent au milieu de l’îlot, et, là,ils se mirent à creuser la terre, et finirent parmettre à découvert un couvercle qu’ils enle-vèrent, et ouvrirent une porte qui se trouvaitau-dessous. Cela fait, ils s’en revinrent versla barque, et en tirèrent une grande quantitéd’objets qu’ils chargèrent sur leurs épaules : dupain, de la farine, du miel, du beurre, des mou-tons, des sacs remplis, et beaucoup d’autreschoses, et toutes les choses que l’habitantd’une maison peut souhaiter ; et les esclaves

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 301/1177

Page 301: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

continuèrent à aller et venir de la porte du sou-terrain à la barque et de la barque au couverclejusqu’à ce qu’ils eussent complètement vidé labarque des gros objets ; alors ils en tirèrentdes habits somptueux et des robes magnifiquesqu’ils mirent sur leurs bras ; et alors je vis sor-tir de la barque, au milieu des esclaves, un vé-nérable vieillard, très âgé, cassé par les ans etamaigri par les vicissitudes du temps, et tel-lement qu’il en était devenu une apparenced’homme. Ce vieillard tenait par la main unjeune garçon d’une beauté affolante, moulé envérité dans le moule de la perfection, aussidélicat qu’une branche tendre et pliante, aus-si adorable que la beauté pure, digne de ser-vir comme le modèle et l’exemple d’un corpsparfait, enfin au charme si ensorceleur qu’ilm’ensorcela le cœur et fit frémir toute la pulpede ma chair ! Ils marchèrent jusqu’à ce qu’ilsfussent arrivés à la porte, et descendirent, etdisparurent à mes yeux ; mais, après quelquesinstants, tous remontèrent, excepté le jeune

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 302/1177

Page 302: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

garçon ; ils retournèrent vers la barque, y des-cendirent et s’éloignèrent sur la mer.

Quand je les vis disparaître tout à fait, jeme levai et descendis de l’arbre et courus versl’endroit qu’ils avaient recouvert de terre. Jeme mis à enlever de nouveau la terre et à tra-vailler jusqu’à ce que j’eusse mis à découvertle couvercle ; je vis que ce couvercle était enbois de la grosseur d’une meule de moulin, jel’enlevai tout de même, avec l’aide d’Allah, etje vis, en dessous, un escalier voûté ; je des-cendis dans cet escalier de pierre, quoique jefusse fort étonné, et je finis par arriver au bas.Au bas, je trouvai une salle spacieuse, tenduede tapis d’une grande valeur et d’étoffes desoie et de velours, et, sur un divan bas, entredes chandelles allumées et des vases pleins defleurs et des pots remplis de fruits et d’autresremplis de douceurs, le jeune garçon était assiset se faisait de l’air avec un éventail. À ma vue,il fut pris d’une grande frayeur, mais, avec mavoix la plus harmonieuse, je lui dis : « Que la

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 303/1177

Page 303: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

paix soit avec toi ! » Et il me répondit alorsrassuré : « Et sur toi la paix, et la miséricorded’Allah et ses bénédictions ! » Et je lui dis : « Ômon seigneur, que la tranquillité soit ton par-tage ! Tel que je suis, je suis pourtant un fils deroi, et roi moi-même ! Allah m’a conduit verstoi pour que je te délivre de ce lieu souterrainoù j’ai vu des gens te faire descendre pour tefaire mourir. Et je viens te délivrer. Et tu serasmon ami, car déjà ta vue seulement m’a ravi laraison ! »

Alors le jeune garçon sourit à mes paroles,avec un sourire de ses lèvres, et m’invita àaller m’asseoir à côté de lui sur le divan, etme dit : « Ô seigneur, je ne suis point en cetendroit pour mourir, mais pour éviter la mort.Sache que je suis le fils d’un très grand joaillierconnu, dans le monde entier, pour ses ri-chesses et la quantité de ses trésors ; et sa ré-putation s’est étendue dans toutes les contrées,par les caravanes qu’il envoyait au loin vendreles pierreries aux rois et aux émirs de la terre.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 304/1177

Page 304: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

À ma naissance sur le tard de sa vie, mon pèrefut avisé, par les maîtres de la divination, quece fils devait mourir avant son père et sa mère ;et mon père, ce jour-là, malgré la joie de manaissance et la félicité de ma mère, qui m’avaitmis au monde après les neuf mois du terme parla volonté d’Allah, fut dans un chagrin considé-rable, surtout quand les savants, qui avaient lumon sort dans les astres, lui eurent dit : « Cefils sera tué par un roi, fils d’un roi nomméKassib, et cela quarante jours après que ce roiaura jeté dans la mer le cavalier de cuivre dela montagne magnétique ! » Et mon père, lejoailler, fut dans l’affliction. Mais il prit soin demoi, et m’éleva avec beaucoup d’attention jus-qu’à ce que j’eusse atteint quinze ans d’âge. Etc’est alors que mon père apprit que le cavalieravait été jeté à la mer, et il se mit à pleurer et às’affliger tant, et ma mère avec lui, qu’il chan-gea de teint, maigrit de corps et fut tel qu’untrès vieux homme cassé par les ans et les mal-heurs. C’est alors qu’il m’amena dans cette de-meure sous terre, dans cette île où, depuis ma

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 305/1177

Page 305: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

naissance, il avait fait travailler les hommes,pour me soustraire aux recherches du roi quidevait me tuer à l’âge de quinze ans, aprèsavoir renversé le cavalier de cuivre. Et monpère et moi nous fûmes certains que le fils deKassib ne pourrait pas venir me trouver danscette île inconnue. Et telle est la cause de monséjour en cet endroit. »

Alors, moi, je pensai en mon âme : « Com-ment les hommes qui lisent dans les astrespeuvent-ils se tromper autant que cela ! Carpar Allah ! ce jeune garçon est la flamme demon cœur, et, pour le tuer il faut que je me tuemoi-même ! » Puis je lui dis : « Ô mon enfant,Allah Tout-Puissant ne voudra jamais qu’unefleur comme toi soit coupée ! Et moi, je suis icipour te défendre et je resterai avec toi toute mavie ! » Alors il me répondit : « Mon père vien-dra de nouveau me prendre à la fin du quaran-tième jour, car, après ce temps, il n’y aura plusde danger. » Et je lui dis : « Par Allah ! ô monenfant, je resterai avec toi ces quarante jours,

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 306/1177

Page 306: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

et, après, je dirai à ton père de te laisser veniravec moi dans mon royaume où tu seras monami et l’héritier de mon trône ! »

Alors le jeune garçon, fils du joailler, me re-mercia avec des paroles gentilles, et je remar-quai combien il était plein de politesse, et com-bien il avait d’inclination pour moi, et moi pourlui. Et nous nous mîmes à causer amicalement,et à manger de toutes les choses délicieusesde ses provisions, qui pouvaient suffire pen-dant un an à cent invités. Et, après avoir man-gé, je constatai combien mon cœur était ravipar les charmes de ce jeune garçon. Et alorsnous nous étendîmes et nous nous couchâmespour toute la nuit. À l’approche du matin, je meréveillai, et je me lavai, et je portai au jeunegarçon le bassin de cuivre rempli d’eau parfu-mée, et il se lava ; et, moi, je préparai la nour-riture, et nous mangeâmes ensemble : et puisnous nous mîmes à causer, puis à jouer en-semble des jeux et à rire jusqu’au soir ; alorsnous étendîmes la nappe et nous mangeâmes

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 307/1177

Page 307: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

un mouton farci d’amandes, de raisins secs, denoix muscades, de clous de girofle et de poivre,et nous bûmes de l’eau douce et fraîche, etnous mangeâmes des pastèques, des melons,des gâteaux au miel et au beurre, d’une pâ-tisserie si douce et légère qu’une chevelure etoù le beurre n’était pas épargné, ni le miel, niles amandes, ni la cannelle. Et alors, commela nuit précédente, nous nous couchâmes, et jeconstatai combien nous étions devenus amis !Et nous restâmes ainsi dans les plaisirs et latranquillité jusqu’au quarantième jour.

Alors, comme c’était le dernier jour, et quele joaillier devait venir, le jeune garçon voulutprendre un grand bain, et je chauffai l’eau dansle grand chaudron, j’allumai le bois, puis jeversai l’eau chaude dans le grand baquet decuivre, j’ajoutai de l’eau froide pour la rendredouce et agréable, et le jeune garçon se mit de-dans, et je le lavai moi-même, et je le frottai, etje le massai, et je le parfumai, puis je le trans-portai dans le lit, et je le couvris de la couver-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 308/1177

Page 308: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

ture, et je lui entourai la tête d’une étoffe desoie brodée d’argent, et je lui donnai à boire unsorbet délicieux, et il dormit.

Quand il se fut réveillé, il voulut manger, etje choisis la plus belle des pastèques et la plusgrosse, je la mis sur un plateau, je plaçai le pla-teau sur le tapis, et je montai sur le lit pourprendre le grand couteau qui était suspendu aumur au-dessus de la tête du jeune garçon, etle jeune garçon, pour s’amuser, tout à coup mechatouilla la jambe, et je fus tellement sensibleque je tombai sur lui malgré moi, et le couteauque j’avais pris s’enfonça dans son cœur, et ilexpira à l’instant même.

À cette vue, ô ma maîtresse, je me frappaila figure et je poussai des cris et des gémisse-ments, et je me déchirai les vêtements, et je mejetai sur le sol dans le désespoir et les pleurs.Mais mon jeune ami était mort, et sa desti-née s’était accomplie, pour se pas faire mentirles paroles des astrologues. Mais je levai mesregards et mes mains vers le Très-Haut et je

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 309/1177

Page 309: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

dis ; « Ô Maître de l’Univers, si j’ai commis uncrime, je suis prêt à être châtié par la justice ! »Et, en ce moment, j’étais plein de courage enface de la mort. Mais, ô ma maîtresse, notresouhait n’est jamais exaucé ni pour le mal nipour le bien !

Aussi je ne pus supporter davantage la vuede cet endroit, et, comme je savais que le père,le joaillier, devait venir à la fin du quarantièmejour, je montai l’escalier, je sortis, et je fermaile couvercle, et le couvris de terre, commeavant.

Quand je fus dehors, je me dis : « Il fautabsolument que je regarde ce qui va arriver ;mais il faut que je me cache, sinon je serai mas-sacré par les dix esclaves qui me tueront de lapire mort ! » Et alors je montai sur un grandarbre, qui était près de la place du couvercle, etje m’assis et je regardai. Une heure après, je vissur la mer apparaître la barque avec le vieillardet les esclaves ; ils descendirent tous à terre etarrivèrent en toute hâte sous l’arbre, mais ils

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 310/1177

Page 310: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

virent la terre toute fraîche encore, et ils furentdans une grande crainte, et le vieillard sentitson âme s’en aller, mais les esclaves creusèrentla terre, ouvrirent la terre et tous descendirent.Alors le vieillard se mit à appeler son fils parson nom, d’une voix haute, et le jeune garçonne répondit pas, et ils se mirent à chercher par-tout, et ils le trouvèrent le cœur percé, étendusur le lit.

À cette vue, le vieillard sentit son âme s’enaller, et s’évanouit, et les esclaves se mirent àse lamenter et à s’affliger, puis ils portèrent, surleurs épaules, le vieillard en dehors de l’esca-lier, puis le jeune garçon mort, et ils creusèrentla terre et ensevelirent le jeune garçon dans lelinceul. Puis ils transportèrent le vieillard dansla barque, et toutes les richesses qui étaientrestées et toutes les provisions, et ils dispa-rurent au loin sur la mer.

Alors, moi, dans un état malheureux, je des-cendis de l’arbre, et je pensai à ce malheur, etje pleurai beaucoup, et me mis à marcher dans

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 311/1177

Page 311: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

la petite île pendant tout le jour et toute la nuit,dans la désolation. Et je ne cessais de resterainsi, quand enfin je remarquai que la mer di-minuait d’instant en instant, et s’éloignait, etlaissait à sec tout l’endroit situé entre l’île etla terre en face. Alors je remerciai Allah, quivoulait enfin me délivrer de la vue de cetteîle maudite, et j’arrivai de l’autre côté, sur lesable ; puis je montai sur la terre ferme, et memis à marcher, en invoquant le nom d’Allah. Etainsi jusqu’à l’heure du coucher du soleil. Et,soudain, je vis au loin apparaître un grand feurouge ; et je me dirigeai vers ce feu rouge où jepensais trouver des êtres humains en train decuire un mouton mais, quand je fus plus près,je vis que ce feu rouge était un grand palais encuivre jaune que le soleil brûlait de la sorte àson coucher.

Alors je fus à la limite de l’étonnement, àla vue de cet imposant palais tout en cuivrejaune, et je regardais la solidité de sa construc-tion, quand soudain je vis sortir par la grande

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 312/1177

Page 312: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

porte du palais, dix jeunes hommes d’une taillemerveilleuse et d’une figure qui louait le Créa-teur qui l’avait faite si belle ; mais je vis queces dix jeunes hommes étaient tous borgnes del’œil gauche, excepté un vieillard vénérable etimposant, qui était le onzième.

À cette vue, je me dis : « Par Allah ! quellecoïncidence étrange ! Comment dix borgnesont-ils pu faire pour avoir, chacun, l’œil gaucheabîmé, ensemble ? » Pendant que j’étais enfon-cé dans ces pensées, les dix jeunes hommess’approchèrent et me dirent : « Que la paix soitsur toi ! » Et je leur rendis leur souhait de paix,et je leur racontai mon histoire, depuis le com-mencement jusqu’à la fin ; et je trouve inutilede la répéter, devant toi, une seconde fois, ôma maîtresse.

À mes paroles, ils furent au comble del’étonnement et me dirent : « Ô seigneur, entredans cette demeure, et que l’accueil ici te soitlarge et généreux ! » J’entrai, et eux avec moi,et nous traversâmes des salles nombreuses et

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 313/1177

Page 313: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

toutes tendues d’étoffes de satin, et enfin nousarrivâmes dans la dernière salle, spacieuse,plus belle que toutes les autres ; au milieu decette grande salle, il y avait dix tapis étendussur des matelas ; et, au milieu de ces dixcouches magnifiques, il y avait un onzième ta-pis, sans matelas, mais aussi beau que les dixautres. Alors le vieillard s’assit sur ce onzièmetapis, et les dix jeunes hommes chacun sur lesien, et ils me dirent : « Assieds-toi, seigneur,vers le haut de la salle, et ne nous demanderien sur quoi que ce soit de ce que tu verras-ici ! »

Alors, après quelques instants, le vieillardse leva, sortit, et revint plusieurs, fois en ap-portant des mets et des boissons, et tous man-gèrent et burent et moi avec eux.

Après cela, le vieillard ramassa tout ce quirestait, et revint s’asseoir. Alors les jeunes genslui dirent : « Comment peux-tu t’asseoir avantde nous apporter de quoi remplir nos de-voirs ! » Et le vieillard, sans parler, se leva et

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 314/1177

Page 314: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

sortit dix fois, et rentra chaque fois avec, surla tête, un bassin recouvert d’une étoffe en sa-tin et, à la main, une lanterne, et il déposaitchaque bassin et chaque étoffe et chaque lan-terne devant chacun des jeunes hommes. Maisil ne me donna rien à moi, et je fus dans unegrande contrariété. Mais lorsqu’ils eurent enle-vé l’étoffe, je vis que chaque bassin contenaitde la cendre et de la poudre de charbon et dukohl. Puis ils prirent la cendre et la jetèrent surleur œil droit ; et ils se mirent à se lamenteret à pleurer et à dire : « Nous n’avons que ceque nous avons mérité par nos méfaits et nosfautes ! » Et ils ne cessèrent de la sorte qu’avecl’approche du jour. Alors ils se lavèrent dansd’autres bassins apportés par le vieillard, etmirent de nouvelles robes, et ils devinrentcomme avant.

Lorsque je vis tout cela, ô ma maîtresse,je fus dans l’étonnement le plus considérable ;mais je n’osai rien demander, à cause de l’ordreimposé. Et la nuit suivante, ils firent comme

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 315/1177

Page 315: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

la première, et la troisième nuit, et la qua-trième. Alors, moi, je ne pus retenir plus long-temps ma langue, et je m’écriai : « Ô mes sei-gneurs, je vous prie de m’éclairer sur le motifde votre œil gauche abîmé, et de la cendre,du charbon et du kohl que vous mettez survotre tête, car, par Allah ! je préfère même lamort à cette perplexité où vous m’avez jeté ! »Alors ils s’écrièrent : « Ô malheureux, que de-mandes-tu ? C’est ta perte ! » Je répondis : « Jepréfère ma perte à cette perplexité ! » Alors ilsme dirent : « Crains pour ton œil gauche ! » Etje dis : « Je n’ai pas besoin de mon œil gaucheet si je dois rester dans la perplexité ! » Alorsils me dirent : « Que ton destin s’accomplisse !Il va t’arriver ce qui nous est arrivé, mais ne teplains pas, car ce sera ta faute ! Et, d’ailleurs,après la perte de ton œil, tu ne pourras pas re-venir ici, car nous sommes déjà dix, et il n’y apoint de place pour un onzième ! »

À ces paroles, le vieillard apporta un mou-ton vivant qu’on égorgea, qu’on écorcha, et

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 316/1177

Page 316: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

dont on nettoya la peau. Puis ils me dirent :« Tu vas être cousu dans cette peau de mou-ton, et tu seras exposé sur la terrasse de ce pa-lais en cuivre. Alors le grand vautour nomméRokh, qui est capable d’enlever un éléphant,te prendra pour un vrai mouton, et fondra surtoi et t’enlèvera jusqu’aux nuages, puis te dé-posera sur le sommet d’une haute montagneinaccessible aux êtres humains, pour te dé-vorer dans son gosier ! Mais alors, toi, avecce couteau que nous te donnons, tu fendrasla peau du mouton et tu sortiras tout entier ;alors le terrible Rokh, qui ne mange pas leshommes, ne le mangera pas et disparaîtra à tavue ! Alors, toi, tu marcheras jusqu’à ce quetu atteignes un palais dix fois plus grand quenotre palais, et mille fois plus magnifique. Cepalais est tout lamé de lames d’or, et toutes sesmurailles sont incrustées de grosses pierrerieset surtout d’émeraudes et de perles. Alors tuentreras par la porte ouverte, comme nous en-trâmes nous-mêmes, et tu verras ce que tu ver-ras ! Quant à nous, nous y avons laissé notre

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 317/1177

Page 317: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

œil gauche, et nous supportons encore la pu-nition méritée, et nous l’expions en faisantchaque nuit ce que tu nous as vu faire. Telleest notre histoire, en résumé, car, en détail,elle remplirait les feuilles d’un gros livre carré !Quant à toi, que maintenant ta destinée s’ac-complisse ! »

À ces paroles, comme je tenais à ma résolu-tion, ils me donnèrent le couteau, me cousirentdans la peau du mouton, et m’exposèrent sur laterrasse du palais, et s’éloignèrent. Et, soudain,je me sentis enlever par le terrible oiseau Rokh,qui s’envola ; et, aussitôt que je me sentis dé-poser à terre sur le sommet de la montagne,je fendis, avec le couteau, la peau du mou-ton, et je sortis en entier en criant : « Kesch !Kesch ! » pour chasser le terrible Rokh qui s’en-vola lourdement, et je vis que c’était un grandoiseau blanc, aussi gros que dix éléphants etaussi grand que vingt chameaux !

Alors je me mis à marcher, et à me hâter,tant j’étais sur le feu de l’impatience, et, au

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 318/1177

Page 318: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

milieu du jour, j’arrivai au palais. À la vue dece palais, malgré la description des dix jeuneshommes, je fus émerveillé à la limite de l’émer-veillement, car il était bien plus magnifiqueque les paroles. La grande porte d’or, par la-quelle j’entrai dans le palais, était entourée parquatre-vingt-dix-neuf portes en bois d’aloès eten bois de sandal, et les portes des sallesétaient en ébène incrusté d’or et de diamant ;et toutes ces portes conduisaient à des salles età des jardins où je vis toutes les richesses ac-cumulées de la terre et de la mer.

Dans la première salle où j’entrai, je metrouvai immédiatement au milieu de quaranteadolescentes, qui étaient si merveilleuses debeauté que l’esprit ne pouvait se retrouver aumilieu d’elles ni les yeux se reposer de préfé-rence sur l’une, et je fus si plein d’admirationque je m’arrêtai en sentant ma tête tourner.

Alors toutes ensemble se levèrent à ma vue,et, d’une voix agréable, elles me dirent : « Quenotre maison soit ta maison, ô notre convive,

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 319/1177

Page 319: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

et que ta place soit sur nos têtes et dans nosyeux ! » Et elles m’invitèrent à m’asseoir, et meplacèrent sur une estrade, et s’assirent toutesau-dessous de moi, sur les tapis, et me dirent :« Ô notre seigneur, nous sommes tes esclaveset ta chose, et tu es notre maître et la couronnesur nos têtes ! »

Puis toutes se mirent à me servir : l’une ap-porta l’eau chaude et les étoffes, et me lava lespieds ; l’autre me versa sur les mains de l’eauparfumée contenue dans une aiguière d’or ; latroisième m’habilla d’une robe toute en soieavec une ceinture brodée de fils d’or et d’ar-gent ; la quatrième me présenta une coupepleine d’une boisson délicieuse et parfuméeaux fleurs ; et celle-ci me regardait, et celle-là me souriait, et l’une me clignait de l’œil,et l’autre me récitait des vers, et celle-là s’éti-rait les bras devant moi, et l’autre tordait de-vant moi sa taille sur ses cuisses, et l’une di-sait : « ah ! » et l’autre : « ouh ! » et celle-ci medisait : « ô toi mon œil ! » et celle-là : « ô toi

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 320/1177

Page 320: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

mon âme ! » et l’autre : « mes entrailles ! » etune autre : « mon foie ! » et une : « ô flammede mon cœur ! »

Puis toutes s’approchèrent de moi, et semirent à me masser et à me caresser, et medirent : « Ô notre convive, raconte-nous tonhistoire, car nous sommes ici seules, depuislongtemps, sans un homme, et notre bonheurest maintenant complet ! » Alors, moi, je de-vins plus calme et je leur racontai une partiede mon histoire seulement, et cela jusqu’à l’ap-proche de la nuit.

Alors on apporta les chandelles par quanti-té prodigieuse, et la salle fut éclairée commepar le soleil le plus éclatant. Puis on tendit lanappe et on servit les mets les plus exquis etles boissons les plus enivrantes, et on joua desinstruments de plaisir et on chanta de la voix laplus enchanteresse, et quelques-unes se mirentà danser, pendant que je continuais à manger.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 321/1177

Page 321: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Après toutes ces réjouissances, elles medirent : « Ô mon chéri, c’est maintenant letemps du plaisir solide et du lit ; choisis,d’entre nous, celle de ton choix, et sois sanscrainte de nous offenser, car chacune de nousaura son tour pendant une nuit, nous les qua-rante sœurs ; et, après, chacune à son tour re-commencera à jouer avec toi dans le lit, toutesles nuits. »

Alors, moi, ô ma maîtresse, je ne sus la-quelle des sœurs je devais choisir, car toutesétaient aussi désirables. Alors je fermai lesyeux, je tendis les bras et saisis l’une, et j’ou-vris les yeux ; mais je les refermai vite, à causede l’éblouissement de sa beauté. Elle me tenditalors la main et me conduisit dans son lit. Etje passai toute la nuit avec elle. Je la chargeaiquarante fois une charge de chargeur ! et elleaussi ! et elle me disait chaque fois : « Youh ! ômon œil ! Youh ! ô mon âme ! » Et elle me ca-ressait, et je la mordais, et elle me pinçait, etde la sorte toute la nuit.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 322/1177

Page 322: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Et je continuai de la sorte, ô ma maîtresse,chaque nuit avec l’une des sœurs, et chaquenuit beaucoup d’assauts, de part et d’autre ! Etcela pendant une année entière, dans la dila-tation et l’épanouissement. Et, après chaquenuit, au matin, l’adolescente de la nuit pro-chaine venait à moi, et me conduisait au ham-mam, et me lavait tout le corps, et me massaiténergiquement, et me parfumait avec tous lesparfums qu’Allah accorde à ses serviteurs.

Et nous arrivâmes ainsi jusqu’à la fin del’année. Le matin du dernier jour, je vis toutesles adolescentes accourir vers mon lit, et ellespleuraient beaucoup et se dénouaient les che-veux d’affliction et se lamentaient, puis ellesme dirent : « Sache, ô lumière de nos yeux,que nous devons te quitter, comme nous avonsquitté les autres avant toi, car tu dois savoirque tu n’es pas le premier, et qu’avant toi beau-coup de chargeurs nous ont montées, commetoi, et nous le firent, comme toi ! Seulement,toi, tu es, en vérité, le sauteur le plus riche en

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 323/1177

Page 323: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

sauts et en mesure de large et de long ! Et aus-si tu es certes le plus libertin et le plus gen-til de tous. C’est pour ces motifs que nous nepourrons jamais vivre sans toi. » Et je leur dis :« Mais dites-moi pourquoi vous devez me quit-ter. Car, moi non plus, je ne veux pas perdrela joie de ma vie en vous ! » Elles me répon-dirent : « Sache que nous sommes toutes lesfilles d’un roi, mais de mères différentes. De-puis notre puberté, nous vivons dans ce palais,et, chaque année, Allah conduit sur notre che-min un chargeur qui nous satisfait et nous ausside même ! Mais, chaque année, nous devonsnous absenter durant quarante jours, pour allervoir notre père et nos mères. Et, aujourd’hui,c’est le jour ! » Alors je dis : « Mais, ô déli-cieuses, je resterai dans la maison à louer Allahjusqu’à votre retour ! » Elles me répondirent :« Que ton désir s’accomplisse ! Voici toutes lesclefs du palais, qui ouvrent sur toutes lesportes. Ce palais est ta demeure, et tu en esle maître. Mais prends bien garde d’ouvrir laporte de cuivre qui est au fond du jardin, sinon

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 324/1177

Page 324: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

tu ne pourras plus nous revoir et il t’arrivera fa-talement un grand malheur, prends donc biengarde d’ouvrir la porte de cuivre ! »

À ces paroles, toutes vinrent m’accoler etm’embrasser l’une après l’autre, en pleurant eten me disant : « Qu’Allah soit avec toi ! » Etelles me regardèrent en pleurant, et elles par-tirent.

Alors moi, ô ma maîtresse, je sortis de lasalle en tenant les clefs à la main, et je com-mençai à visiter ce palais, que jusqu’à ce jour-là je n’avais pas eu le temps de voir, tellementmon corps et mon âme avaient été enchaînésdans le lit aux bras de ces adolescentes. Et jeme mis, avec la première clef, à ouvrir la pre-mière porte.

Lorsque j’ouvris la première porte, je vis ungrand jardin tout rempli d’arbres à fruits, telle-ment grands et tellement beaux que de ma vie,je n’en avais vu de semblables dans le mondeentier ; des eaux dans de petits canaux arro-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 325/1177

Page 325: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

saient tous les arbres et si bien que les fruitsde ces arbres étaient d’une grosseur et d’unebeauté merveilleuses. Je mangeai de ces fruits,spécialement des bananes, des dattes longuescomme les doigts d’une noble Arabe, des gre-nades, des pommes et des pêches. Lorsquej’eus fini de manger, je remerciai Allah de sesdons, et j’ouvris la deuxième porte avec ladeuxième clef.

Lorsque j’ouvris cette porte, mes yeux etmon nez furent charmés par les fleurs qui rem-plissaient un grand jardin arrosé par de petitsruisseaux. Il y avait, dans ce jardin, toutes lesfleurs qui poussent dans les jardins des émirsde la terre : des jasmins, des narcisses, desroses, des violettes, des jacinthes, des ané-mones, des œillets, des tulipes, des renonculeset toutes les fleurs de tous les temps. Quandj’eus fini de sentir toutes les fleurs, je cueillisun jasmin et je l’enfonçai dans mon nez et jel’y laissai, pour le respirer, et je remerciai AllahTrès-Haut pour ses bontés.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 326/1177

Page 326: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

J’ouvris ensuite la troisième porte, et mesoreilles furent charmées par les voix des oi-seaux de toutes les couleurs et de toutes lesespèces de la terre. Ces oiseaux étaient tousdans une grande cage faite avec des baguettesen bois d’aloès et de sandal ; l’eau à boire deces oiseaux était contenue dans de petites sou-coupes en jade et en jaspe fin et coloré ; lesgrains étaient contenus dans de petites tassesen or ; le sol était balayé et arrosé ; et les oi-seaux bénissaient le Créateur. J’écoutais lesvoix de ces oiseaux, quand la nuit s’approcha ;et je me retirai ce jour-là.

Mais le lendemain, je sortis en hâte et j’ou-vris la quatrième porte, avec la quatrième clef.Et alors, ô ma maîtresse, je vis des choses quemême en songe un être humain ne pourrait ja-mais voir. Au milieu d’une grande cour, je visune coupole d’une construction merveilleuse :cette coupole avait des escaliers en porphyrequi montaient pour arriver à quarante portesen bois d’ébène incrustées d’or et d’argent ;

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 327/1177

Page 327: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

ces portes, dont les battants étaient ouverts,laissaient voir chacune une salle spacieuse ;chaque salle contenait un trésor différent, etchaque trésor valait plus que mon royaumetout entier. Je vis que la première salle étaitremplie de grands monceaux alignés degrosses perles et de petites perles, mais lesplus grosses étaient plus nombreuses que lespetites, et chacune était aussi grosse qu’un œufde colombe et aussi brillante que la lune danstout son éclat. Mais la seconde salle surpassaitla première en richesses : elle était remplie,jusqu’au haut, de diamants, de rubis rouges,et de rubis bleus(49) et d’escarboucles. Dans latroisième, il y avait seulement les émeraudes ;dans la quatrième, des morceaux d’or naturel ;dans la cinquième, des dinars d’or de toute laterre ; dans la sixième, de l’argent vierge ; dansla septième, des dinars d’argent de toute laterre. Mais les autres salles étaient remplies detoutes les pierreries du sein de la terre et desmers, de topazes, de turquoises, d’hyacinthes,de pierres de l’Yémen, de cornalines de toutes

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 328/1177

Page 328: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

les couleurs, de vases de jade, de colliers, debracelets, de ceintures, de tous les joyaux em-ployés à la cour des émirs et des rois.

Et moi, ô ma maîtresse, je levai mes mainset mes regards et je remerciai Allah Très-Hautpour ses bienfaits. Et je continuai ainsi, chaquejour, à ouvrir une ou deux ou trois portes, jus-qu’au quarantième jour, et mon émerveille-ment augmentait chaque jour, et il ne me res-tait plus que la dernière clef, qui était la clefde la porte en cuivre. Et je pensai aux quaranteadolescentes, et je fus dans la plus grande fé-licité en pensant à elles, et à la douceur deleurs manières, et à la fraîcheur de leur chair,et à la dureté de leurs cuisses, et à l’étroitessede leurs vulves, et à la rondeur et au volumede leurs derrières, et à leurs cris quand ellesme disaient : « Youh ! ô mon œil ! Youh ! ô maflamme ! » Et je m’écriai : « Par Allah ! notrenuit va être une nuit bénie, une nuit de blan-cheur ! »

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 329/1177

Page 329: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Mais le Maudit me faisait sentir la clef decette porte de cuivre, et elle me tenta énormé-ment, et la tentation fut plus forte que moi, etj’ouvris la porte de cuivre. Mais mes yeux nevirent rien, et mon nez seul sentit une odeurtrès forte et très hostile à mes sens, et je m’éva-nouis à l’instant et à l’heure mêmes, et je tom-bai en deçà de la porte, qui se referma. Lorsqueje me réveillai, je persistai dans cette résolu-tion inspirée par le Cheitan, et j’ouvris la portede nouveau, et j’attendis que l’odeur devintmoins forte.

Alors j’entrai, et je trouvai une salle spa-cieuse, toute jonchée de safran, et illuminéeavec des chandelles parfumées à l’ambre griset à l’encens et par des lampes magnifiques quirendaient en brûlant cette odeur forte. Et, entreles flambeaux d’or et les lampes d’or, je visun merveilleux cheval noir qui avait une étoileblanche sur le front ; et son pied gauche et samain droite étaient tachetés de blanc à leursextrémités ; sa selle, était de brocart et sa bride

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 330/1177

Page 330: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

était une chaîne d’or ; son auge était pleine degrains de sésame et d’orge bien criblé ; sonabreuvoir contenait de l’eau fraîche parfumée àl’eau de roses. Et moi, ô ma maîtresse, commema grande passion était les beaux chevaux etque j’étais le cavalier le plus illustre de monroyaume, je pensai que ce cheval me convien-drait fort ; et je le pris par la bride et je l’amenaidans le jardin, et je montai dessus ; mais il nebougea pas. Alors je le frappai au cou avecla chaîne d’or. Et aussitôt, ô ma maîtresse, lecheval étendit deux grandes ailes noires que jen’avais pas vues jusqu’à cet instant, cria d’unefaçon épouvantable, frappa trois fois le solavec son sabot et s’envola avec moi dans lesairs.

Alors, ô ma maîtresse, la terre tourna de-vant mes yeux ; mais je serrai mes cuisses etje me tins comme un bon cavalier, et, enfin, lecheval descendit et s’arrêta sur la terrasse dupalais en cuivre rouge où j’avais trouvé les dixjeunes hommes borgnes. Et alors il se cabra si

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 331/1177

Page 331: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

terriblement et se secoua si vite qu’il me ren-versa, et il s’approcha de moi, et abaissa sonaile vers mon visage, et enfonça le bout de sonaile dans mon œil gauche, et me l’abîma irré-médiablement. Puis il s’envola dans les airs etdisparut.

Et moi, je mis ma main sur mon œil perdu,et je marchai de long en large sur la terrasse enme lamentant et en secouant ma main de dou-leur ! Et tout à coup, je vis apparaître les dixjeunes hommes qui, en me voyant, me dirent :« Tu n’as pas voulu nous écouter ! Et voilà lefruit de ta funeste résolution. Et nous ne pou-vons te recevoir au milieu de nous, car noussommes déjà dix. Mais, en suivant telle et telleroute, tu arriveras dans la ville de Baghdadchez l’émir des Croyants, Haroun Al-Rachid,dont la renommée est arrivée jusqu’à nous, etta destinée sera entre ses mains ! »

Et je partis, et je voyageai jour et nuit, aprèsavoir rasé ma barbe et pris ces habits de saâ-louk, pour n’avoir pas à supporter d’autres mal-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 332/1177

Page 332: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

heurs, et je ne cessai de marcher jusqu’à ceque je fusse arrivé dans cette demeure de paix,Bahgdad, et je trouvai ces deux borgnes-ci etje les saluai et leur dis : « Je suis un étranger, »Et ils me répondirent : « Nous aussi, noussommes étrangers. » Et c’est ainsi que nous ar-rivâmes tous trois dans cette maison bénie, ôma maîtresse !

Et telle est la cause de mon œil perdu et dema barbe rasée ! »

À cette histoire extraordinaire la jeune maî-tresse de la maison dit au troisième saâlouk :« Allons ! caresse un peu ta tête et va-t’en. Jete pardonne ! »

Mais le troisième saâlouk répondit : « Je nem’en irai, par Allah ! que lorsque j’aurai enten-du les histoires de tous les autres. »

Alors la jeune fille se tourna vers le khalifat,vers Giafar et vers Massrour et leur dit : « Ra-contez-moi votre histoire ! »

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 333/1177

Page 333: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Alors Giafar s’approcha et lui raconta l’his-toire qu’il avait déjà dite, à la jeune portière,en entrant dans la demeure. Aussi, après avoirentendu les paroles de Giafar, la jeune fille leurdit à tous :

« Je vous pardonne à tous, les uns et lesautres. Mais allez au plus vite ! »

Et tous sortirent et arrivèrent dans la rue.Alors le khalifat dit aux saâlik : « Compagnons,où allez-vous ainsi ? » Ils répondirent : « Nousne savons où nous devons aller. » Et le khalifatleur dit : « Venez passer la nuit chez nous. » Etil dit à Giafar : « Prends-les chez toi et amène-les moi demain, et nous verrons ce qu’il y auraà faire. » Et Giafar ne manqua pas d’exécuterles ordres du khalifat.

Alors le khalifat monta dans son palais, etil ne put goûter aucun sommeil cette nuit-là.Puis, le matin, il se réveilla, et il s’assit sur letrône du royaume ; et fit entrer tous les chefsde son empire. Puis, après que tous les chefs de

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 334/1177

Page 334: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

l’empire furent partis, il se tourna vers Giafaret lui dit : « Amène-moi ici les trois jeunes filleset les deux chiennes et les trois saâlik. Et Gia-far partit aussitôt et les amena tous entre lesmains du khalifat ; et les jeunes filles se cou-vrirent de leurs voiles et se tinrent devant lekhalifat. Alors Giafar leur dit : « Nous vous te-nons quittes, parce que, sans nous connaître,vous nous avez pardonné et que vous nousavez fait du bien. Et voici que maintenant vousêtes entre les mains du cinquième des descen-dants d’Abbas, le khalifat Haroun Al-Rachid ! Ilfaut donc que vous ne lui racontiez que la véri-té. »

Lorsque les adolescentes eurent entendules paroles de Giafar qui parlait pour le princedes Croyants, l’aînée s’avança et dit : « Ôprince des Croyants, l’histoire qui est mienneest tellement surprenante que, si elle étaitécrite avec les aiguilles sur le coin intérieur del’œil, elle serait une leçon à qui la lirait avecrespect ! »

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 335/1177

Page 335: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

À ce moment de sa narration, Schahrazade vitapparaître le matin, et s’arrêta discrètement dansson récit.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 336/1177

Page 336: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Mais lorsque fut la sei-zième nuit.

Elle dit :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que l’aînée desjeunes filles s’avança entre les mains de l’émir desCroyants et raconta ainsi cette histoire :

HISTOIRE DE ZOBÉIDA,LA PREMIÈRE ADOLESCENTE

« Ô prince des Croyants, sache donc que jem’appelle Zobéida, ma sœur qui t’a ouvert laporte s’appelle Amina ; et ma plus jeune sœurs’appelle Fahima. Nous sommes toutes les troisnées du même père, mais pas de la mêmemère. Quant à ces deux chiennes-ci, elles sont

Page 337: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

mes propres sœurs à moi, du même père et dela même mère.

Lorsque notre père mourut, il nous laissacinq mille dinars qui furent partagés en touteégalité entre nous ; alors ma sœur Amina et masœur Fahima nous quittèrent pour habiter dansla maison de leur mère ; et moi et mes deuxautres sœurs, nous restâmes ensemble, et moi,je suis la plus jeune de nous trois ; mais je suismoins jeune que mes sœurs de l’autre mère,Amina et Fahima.

Peu de temps après la mort de notre père,mes deux sœurs aînées se préparèrent au ma-riage et se marièrent chacune avec un homme,et continuèrent à rester quelque temps avecmoi, ensemble dans la même maison. Maisbientôt leurs maris se préparèrent pour unvoyage commercial, prirent les mille dinars deleurs épouses pour en acheter des marchan-dises, emmenèrent leurs épouses et partirenttous ensemble, et me laissèrent toute seule.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 338/1177

Page 338: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Ils furent absents de la sorte durant quatreannées. Pendant ce temps, les maris de messœurs se ruinèrent et perdirent toutes leursmarchandises, et s’en allèrent en abandonnantleurs femmes à elles-mêmes au milieu du paysdes étrangers. Et mes sœurs endurèrent toutesles misères et finirent par arriver chez moi sousl’aspect de pauvres mendiantes. À la vue deces deux mendiantes, je fus loin de reconnaîtreen elles mes sœurs, et je m’en éloignai. Maisalors elles me parlèrent et je les reconnus etje leur dis : « Comment se fait-il, ô mes sœurs,que vous soyez en cet état ? » Elles me répon-dirent : « Ô notre sœur, les paroles maintenantne peuvent plus servir de rien, car le calam acouru sur ce qu’avait ordonné Allah(50) ! » Àces paroles, mon cœur fut plein de pitié pourelles, et je les envoyai au hammam, et je vêtischacune d’elles avec une belle robe neuve, etje leur dis : « Ô mes sœurs vous êtes les deuxgrandes et moi je suis la petite ! Et je vousconsidère comme me tenant lieu de père etde mère ! D’ailleurs, l’héritage qui m’est revenu

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 339/1177

Page 339: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

comme à vous autres a été béni par Allah ets’est accru considérablement. Vous en mange-rez avec moi le fruit, et notre vie sera respec-table et honorable, et nous serons désormaisensemble ! »

Et, en effet, je les comblai de bienfaits, etelles demeurèrent chez moi durant la longueurd’une année complète, et mon bien était leurbien. Mais, un jour, elles me dirent : « En vé-rité, le mariage vaut mieux pour nous ; nousne pouvons plus guère nous en passer, et notrepatience, ainsi seules, est épuisée. » Alors jeleur dis : « Ô mes sœurs, vous ne trouverezrien de bon dans le mariage, car l’homme vrai-ment honnête et bon est une chose bien rare ence temps-ci ! Et n’avez-vous pas déjà essayé dumariage ? Et oubliez-vous ce que vous y aveztrouvé ? »

Mais elles n’écoutèrent pas mes paroles, etvoulurent, tout de même, se marier sans monconsentement. Alors je les mariai de mon

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 340/1177

Page 340: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

propre argent et je leur fis le trousseau néces-saire. Puis elles s’en allèrent avec leurs maris.

Mais il y avait à peine quelque tempsqu’elles étaient parties, que leurs maris sejouèrent d’elles, et leur prirent tout ce que jeleur avais donné, et partirent en les abandon-nant. Alors elles revinrent chez moi, toutesnues. Et elles me firent beaucoup d’excuses etme dirent : « Ne nous blâme pas, ô sœur ! Tues, il est vrai, la plus petite en âge d’entre nous,mais la plus parfaite en raison. Nous te promet-tons, d’ailleurs, de ne jamais plus dire mêmele mot mariage. » Alors je leur dis : « Que l’ac-cueil chez moi vous soit hospitalier, ô messœurs ! Je n’ai personne de plus cher que vousdeux ! » Et je les embrassai, et je les comblaiencore davantage de générosité.

Nous demeurâmes en cet état une annéeentière, après laquelle je songeai à charger unnavire de marchandises et partir faire le com-merce à Bassra(51). Et, en effet, je préparai unnavire, et je le chargeai de marchandises et

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 341/1177

Page 341: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

d’emplettes et de tout ce qui pouvait m’être né-cessaire durant le voyage du navire, et je dis àmes sœurs : « Ô mes sœurs, préférez-vous de-meurer dans ma maison pendant tout le tempsque durera mon voyage jusqu’à mon retour,ou bien aimez-vous mieux partir avec moi ? »Et elles me répondirent : « Nous partirons avectoi, car nous ne pourrons jamais supporter tonabsence ! » Alors je les pris avec moi et nouspartîmes.

Mais, avant mon départ, j’avais pris soin dediviser mon argent en deux parties : j’en prisavec moi la moitié, et je cachai la seconde moi-tié, en me disant : « Il est possible qu’il ar-rive malheur au navire et que nous ayons lavie sauve. Dans ce cas, à notre retour, si nousrevenons jamais, nous trouverons là quelquechose qui nous sera utile.

Nous ne cessâmes de voyager jour et nuit ;mais par malheur, le Capitaine perdit la route.Le courant nous entraîna vers la mer exté-rieure, et nous entrâmes dans une mer toute

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 342/1177

Page 342: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

autre que celle vers laquelle nous nous diri-gions. Et un vent très fort nous poussait, qui necessa de dix jours. Alors, dans le lointain, nousaperçûmes vaguement une ville, et nous de-mandâmes au capitaine : « Quel est le nom decette ville sur laquelle nous nous dirigeons ? »Il répondit : « Par Allah ! je ne sais point. Je nel’ai jamais vue, et de ma vie je ne suis entrédans cette mer. Mais enfin, l’important, c’estque nous sommes heureusement hors de dan-ger. Aussi il ne vous reste plus qu’à entrer danscette ville, et à étaler vos marchandises. Et sivous pouvez les vendre, je vous conseille deles vendre. »

Une heure après, il revint vers nous et nousdit : « Hâtez-vous de sortir vers la ville, et devoir les merveilles d’Allah dans sa création ! Etinvoquez son saint nom, pour qu’il vous gardedes malheurs ! »

Alors nous allâmes vers la ville, et, à peiney étions-nous arrivés, que nous fûmes dans laplus grande stupéfaction : nous vîmes que tous

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 343/1177

Page 343: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

les habitants de cette ville étaient métamor-phosés en pierres noires. Mais les habitantsseulement étaient pétrifiés ; car, dans tous lessouks et dans toutes les rues des marchands,nous trouvâmes les marchandises tellesquelles, et toutes les choses en or et en argenttelles quelles. À cette vue, nous fûmes trèscontents et nous nous dîmes : « Il est certainque la cause de tout cela doit être une choseétonnante. » Alors nous nous séparâmes, etchacun alla de son côté dans les rues de laville, et chacun se mit à travailler et à ramasserpour son compte tout ce qu’il pouvait porter enor, en argent et en étoffes précieuses.

Quant à moi, je montai à la citadelle, et jetrouvai qu’elle contenait le palais du roi. J’en-trai dans le palais par un grand portail en ormassif, et je soulevai le grand rideau de ve-lours, et je vis que tous les meubles à l’inté-rieur et tous les objets étaient en or et en ar-gent. Et dans la cour et dans toutes les salles,les gardes et les chambellans étaient debout ou

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 344/1177

Page 344: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

assis, mais tous pétrifiés et comme vivants. Etdans la dernière salle, remplie de chambellans,de lieutenants et de vizirs, je vis le roi assissur son trône, pétrifié, habillé de vêtements sisomptueux et si riches que c’était à en perdrela raison, et il était entouré de cinquante ma-malik vêtus de robes de soie et tenant à la mainleurs épées nues. Le trône du roi était incrus-té de perles et de pierreries, et chaque perlebrillait comme une étoile. Et, en vérité, je faillisen devenir folle.

Mais je continuai à marcher, et j’arrivaidans la salle du harem, et je la trouvai encoreplus merveilleuse, et tout, jusqu’au treillis desfenêtres, était en or ; les murs étaient recou-verts de tentures en soie ; sur les portes et lesfenêtres il y avait des rideaux en velours et ensatin. Et je vis enfin, au milieu des femmes pé-trifiées, la reine elle-même, vêtue d’une robesemée de perles nobles, et ayant sur la têteune couronne enrichie de toutes les espècesde pierres fines, et au cou des colliers et des

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 345/1177

Page 345: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

réseaux d’or admirablement ciselé ; mais elleaussi était pétrifiée en pierre noire.

De là, je continuai à marcher, et je trouvaiune porte ouverte, dont les battants étaient enargent vierge, et à l’intérieur je vis un esca-lier en porphyre composé de sept marches ; jemontai cet escalier, et, en arrivant au haut, jetrouvai une grande salle toute en marbre blanc,recouverte de tapis tissés d’or ; et au milieu decette salie, entre de grands flambeaux d’or, jevis une estrade d’or parsemée d’émeraudes etde turquoises, et sur cette estrade il y avaitun lit d’albâtre incrusté de perles et de pier-reries et étoffé d’étoffes précieuses et de bro-deries. Et je vis, dans le fond, une lumière quibrillait ; je m’approchai et je trouvai que cettelumière était un brillant aussi gros qu’un œufd’autruche, posé sur un tabouret et dont les fa-cettes lançaient cette lumière : ce brillant étaitla perfection même et sa lumière seule éclairaittoute la salle.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 346/1177

Page 346: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Pourtant il y avait aussi les flambeaux allu-més, mais ils avaient honte devant ce diamant.Et, moi, je me dis : « Si ces flambeaux sont al-lumés, c’est que quelqu’un les a allumés. »

Alors je continuai à marcher et j’entrai dansd’autres salles, et partout je m’émerveillai, etpartout je tâchai de découvrir un être vivant. Etje fus si occupée que je m’oubliai moi-même, etmon voyage, et mon navire, et mes sœurs. Etj’étais encore dans cet émerveillement quandvint la nuit ; alors je voulus sortir du palais,mais je m’égarai, je ne retrouvai plus le che-min, et je finis par arriver dans la salle où il yavait le lit d’albâtre et le brillant et les flam-beaux d’or allumés. Alors je m’assis sur le lit,je me couvris à demi de la couverture de sa-tin bleu brodée d’argent et de perles, je pris lesaint livre, notre Koran, et, dans ce livre, quiétait écrit d’une écriture magnifique en carac-tères d’or avec du rouge et des enluminures detoutes couleurs, je me mis à lire quelques ver-sets pour me sanctifier et remercier Allah et

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 347/1177

Page 347: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

me réprimander, et je méditai les paroles duProphète, qu’Allah bénisse ! puis je m’étendispour dormir et j’essayai de dormir ; mais je nele pus. Et l’insomnie me tint éveillée jusqu’aumilieu de la nuit.

À ce moment, j’entendis une voix qui ré-citait Al-Koran, une voix agréable et douce etsympathique. Alors, je me levai en hâte, etje me dirigeai du côté de la voix qui récitait.Et je finis par arriver à une chambre dont laporte était ouverte : j’entrai doucement par laporte, en posant au dehors le flambeau quim’éclairait dans mes recherches, et je regardail’endroit et je vis que c’était un sanctuaire ; ilétait éclairé par des lampes en verre vert sus-pendues ; et au milieu il y avait un tapis deprière étendu du côté de l’Orient, et sur ce ta-pis était assis un jeune homme d’aspect trèsbeau qui lisait Al-Koran attentivement et à voixhaute, avec beaucoup de rythme. Et je fus dansle plus grand étonnement, et je me deman-dai comment ce jeune homme pouvait, seul,

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 348/1177

Page 348: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

avoir échappé au sort de toute la ville. Alorsje m’avançai et je me tournai vers lui et lui fismon souhait de paix ; et il tourna vers moi sesregards et me rendit le souhait de paix. Alorsje lui dis : « Je te conjure, par la vérité saintedes versets que tu récites du livre d’Allah, derépondre à ma question ! »

Alors il sourit avec tranquillité et douceur,et me dit : « Révèle-moi d’abord, toi la pre-mière, ô femme, la cause de ton entrée en cetoratoire, et, à mon tour, je répondrai à la ques-tion que tu me fais. » Alors je lui racontai monhistoire, qui l’étonna beaucoup, et je lui de-mandai alors quelle était cette situation extra-ordinaire de la ville. Et il me dit : « Attends unpeu ! » Alors il ferma le livre sacré et le fit en-trer dans un sac en satin ; et il me dit de m’as-seoir à côté de lui. Je m’assis et je le regardaialors attentivement et je vis qu’il était commela pleine lune, parfait de qualités, tout pleinde sympathie, admirable d’aspect, fin et pro-portionné de taille ; ses joues étaient comme

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 349/1177

Page 349: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

le cristal, sa figure, de la couleur des dattesfraîches, comme si c’était lui que le poète visaiten ces strophes :

Le liseur des astres observait dans la nuit !soudain, devant ses yeux apparut la

sveltesse du charmant garçon ! Et il pensa :

« C’est Zohal(52) lui-même, qui donna à cetastre cette noire chevelure éployée, qu’on pren-drait pour une comète !

Et quant à l’incarnat de ses joues, c’est Mir-rikh(53) qui prit soin de l’étendre ! Et quant auxrayons perçants de ses yeux, ce sont les flèchesmêmes de l’Archer aux sept étoiles !

Mais c’est Houtared(54) qui lui fit don de cettemerveilleuse sagacité, tandis que c’est Abylssouhaqui mit en lui cette valeur d’or ! »

Aussi l’observateur des astres ne sut plus quepenser et fut dans la perplexité. C’est alors quel’astre s’inclina vers lui et sourit !

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 350/1177

Page 350: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

À le regarder ainsi, sa vue me jeta dans letrouble des sens le plus violent, dans les re-grets les plus ardents de ne l’avoir pas connujusqu’à ce jour ; et des braises rouges s’allu-mèrent dans mon cœur. Et je lui dis : « Ô monmaître et suzerain, raconte-moi maintenant ceque je t’ai demandé ! » Et il me répondit :« J’écoute et j’obéis ! » Et il me raconta :

« Sache, ô dame pleine d’honneur, quecette ville était la ville de mon père. Et elleétait habitée par tous ses parents et ses sujets.Mon père était ce roi que tu as vu assis surle trône, et métamorphosé en pierre. Pour cequi est de la reine que tu as vue, c’est mamère. Mon père et ma mère étaient des mages,adorateurs du terrible Nardoun. Ils juraient etprêtaient serment sur le feu et la lumière, surl’ombre et la chaleur, et sur les astres tour-neurs !

« Pendant longtemps, mon père n’eut pointd’enfants ; et ce n’est qu’à la fin de sa vie queje naquis comme le fils de sa vieillesse. Et mon

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 351/1177

Page 351: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

père m’éleva avec beaucoup de soin ; cepen-dant je grandissais : c’est alors que je fus élupour la vraie félicité.

« En effet, nous avions chez nous, au palais,une vieille femme très avancée en âge, musul-mane, une croyante en Allah et son Envoyé.Elle y croyait en cachette, et extérieurementelle faisait semblant d’être d’accord avec mesparents. Et mon père avait en elle une trèsgrande confiance, pour ce qu’il voyait en ellede fidélité et de chasteté. Il était pour elle trèsgénéreux et il la comblait de sa générosité. Etil croyait fermement qu’elle était de sa foi et desa religion.

« Aussi, comme je grandissais, il me confiaà elle et lui dit : « Prends-le et élève-le bien ;enseigne-lui les lois de notre religion ; etdonne-lui une excellente éducation ; et sers-lebien en en prenant beaucoup de soin ! »

« Et la vieille me prit ; mais elle m’enseignala religion des Islams, depuis les devoirs de

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 352/1177

Page 352: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

la purification et les devoirs des ablutions jus-qu’aux saintes formules de la prière. Et ellem’enseigna et m’expliqua Al-Koran dans lalangue du Prophète. Et lorsqu’elle eut complè-tement terminé mon instruction, elle me dit :« Ô mon enfant, il faut que tu caches cela soi-gneusement devant ton père, et que tu engardes absolument le secret, sinon il te tue-rait ! »

« Et moi, en effet, je gardai le secret. Il n’yavait pas longtemps que mon instruction étaitachevée, quand la sainte vieille mourut, en mefaisant ses dernières recommandations. Et jecontinuai à être en secret un croyant en Allahet en son Prophète. Mais les habitants de laville ne faisaient que s’endurcir dans leur in-crédulité, leur rébellion et leurs ténèbres. Maisun jour qu’ils continuaient à être comme ilsétaient, une voix haute de muezzin invisiblese fit entendre ; et elle dit d’un ton aussi hautque le tonnerre et qui parvint aussi bien auxoreilles du proche qu’à celles de l’éloigné : « Ô

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 353/1177

Page 353: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

vous autres, habitants de la ville, renoncez àl’adoration du feu et de Nardoun, et adorez leRoi Unique et Puissant ! »

« À cette voix, il y eut une grande terreurdans le cœur des habitants, qui s’assemblèrentchez mon père, le roi de la ville, et lui deman-dèrent : « Quelle est cette voix terrifiante quenous venons d’entendre ? Nous sommes en-core tout terrifiés de ce holà ! » Mon père leurdit : « Ne soyez point terrifiés de cette voix, etn’en soyez pas épouvantés. Et croyez ferme-ment à vos anciennes croyances. »

« Et alors leur cœur se pencha volontiersvers les paroles de mon père ; et ils ne ces-sèrent point d’être attachés fermement et en-clins à l’adoration du feu. Et ils restèrent dansleur état d’erreur aveugle durant encore uneannée, jusqu’à l’époque anniversaire du jour oùils avaient entendu la première voix ! Et alors,pour la seconde fois, la voix se fit entendre,puis une deuxième fois, et une troisième fois,et cela une fois chaque année, durant trois an-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 354/1177

Page 354: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

nées de suite. Mais ils ne cessèrent d’être as-sidus à observer leurs pratiques erronées. Etc’est alors qu’un matin, à l’aube, le malheur etla malédiction s’abattirent sur eux du ciel, et ilsfurent pétrifiés en pierres noires, eux et leurschevaux et leurs mulets et leurs chameaux etleurs bestiaux ! Et de tous les habitants, moiseul je fus quitte de ce malheur. Car j’étais leseul croyant.

« Et c’est depuis ce jour-là que je me tiensici dans la prière, le jeûne et la récitation d’Al-Koran.

« Mais, ô dame pleine d’honneur et de per-fections, je suis bien las de la solitude où je metrouve, sans avoir auprès de moi personne quime tienne compagnie humaine ! »

À ces paroles, je lui dis :

« Ô jeune homme plein de qualités, peux-tu venir avec moi dans la ville de Baghdad ?Là, tu trouveras des savants et de vénérablescheikhs versés dans les lois et la religion. Et,

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 355/1177

Page 355: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

en leur compagnie, tu augmenteras encore enscience et en connaissance du droit divin. Etmoi, bien que je sois une personne de marque,je serai ton esclave et ta chose ! Je suis, eneffet, la maîtresse de mes gens, et j’ai sousmes ordres des hommes, des serviteurs et desjeunes garçons ! Et ici j’ai avec moi un navirechargé entièrement de marchandises. Mais ledestin nous jeta sur cette côte, et nous fitconnaître cette ville, et nous causa cette aven-ture. Et le sort a voulu ainsi nous réunir ! »

Puis je ne cessai de lui inspirer le désir dudépart avec moi, jusqu’à ce qu’il m’eût répondupar l’affirmative. »

— À ce moment de sa narration. Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète selon son habi-tude, s’arrêta dans son récit.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 356/1177

Page 356: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Mais lorsque fut la dix-septième nuit.

Elle dit :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que l’ado-lescente Zobéida ne cessa d’intéresser le jeunehomme et de lui inspirer le désir de la suivrejusqu’à ce qu’il eût consenti.

Et tous deux ne cessèrent de causer quelorsque le sommeil l’emporta sur eux. Alors lajeune Zobéida se coucha et s’endormit cettenuit-là aux pieds du jeune homme. Et elle ne sesentait pas de joie et de bonheur !

(Puis Zobéida continua ainsi son récit aukhalifat Haroun Al-Rachid, à Giafar et aux troissaâlik :)

Page 357: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

« Lorsque brilla le matin, nous nous le-vâmes, et nous entrâmes ouvrir tous les tré-sors, et nous prîmes tout ce qui n’était pas troplourd à porter et ce qui avait le plus de va-leur, et nous descendîmes de la citadelle versla ville, et nous rencontrâmes mes esclaves etle capitaine qui me cherchaient depuis long-temps. Et lorsqu’ils me virent, ils furent trèscontents, et me questionnèrent sur le motif demon absence. Alors je leur racontai ce quej’avais vu, ainsi que l’histoire du jeune homme,et la cause de la métamorphose des habitantsde la ville, avec tous les détails. Et ils furenttrès étonnés à mon récit.

Quant à mes sœurs, à peine me virent-ellesavec ce beau jeune homme qu’elles furent trèsjalouses, et m’envièrent, et furent remplies dehaine, et complotèrent secrètement la perfidiecontre moi.

Sur ces entrefaites, nous allâmes tous aunavire, et j’étais fort heureuse, et ma félicitéaugmentait encore de l’amour du jeune

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 358/1177

Page 358: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

homme. Et nous attendîmes que le vent nousfût favorable, et nous déployâmes les voileset nous partîmes. Quant à mes sœurs, ellescontinuèrent à nous tenir compagnie ; et unjour elles me dirent en particulier : « Ô notresœur, que penses-tu faire de ce beau jeunehomme ? » Et je leur dis : « Mon but est de leprendre comme époux. » Puis je me tournaivers lui, et je me rapprochai de lui, et je luidéclarai : « Ô mon maître, mon désir est dedevenir ta chose. Je te prie donc de ne pasme refuser ! » Alors il me répondit : « J’écouteet j’obéis ! » À ces paroles, je me tournai versmes sœurs et je leur dis : « Je me contentede ce jeune homme pour tout bien ! Quant àtoutes mes richesses, dès ce moment elles de-viennent votre propriété ! » Et elles me répon-dirent : « Ta volonté est notre agrément ! »Mais en elles-mêmes elles me réservaient latrahison et le mal.

Nous continuâmes ainsi à naviguer avec unvent favorable, et nous sortîmes de la mer de

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 359/1177

Page 359: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

l’Épouvante et nous entrâmes dans la mer dela Sécurité. Dans cette mer, nous naviguâmesencore pendant quelques jours, et alors nousfûmes tout proches de la ville de Bassra, etnous vîmes, dans le loin, apparaître ses bâ-tisses. Mais, comme la nuit approchait nousnous arrêtâmes ; et bientôt nous dormîmes.

Mais, pendant notre sommeil, mes deuxsœurs se levèrent et m’enlevèrent, moi et lejeune garçon, avec nos matelas et tout, et nousjetèrent à la mer. Pour le jeune homme, commeil ne savait pas nager, il se noya ; car il étaitécrit par Allah qu’il serait du nombre des mar-tyrs. Quant à moi, j’étais écrite parmi ceux quidevaient avoir la vie sauve. Aussi, lorsque jetombai à la mer, Allah me gratifia d’un mor-ceau de bois sur lequel je me mis à cheval,et avec lequel je fus emportée par les vagueset jetée sur le rivage d’une île pas trop éloi-gnée. Là, je fis sécher mes habits, je passaitoute la nuit, et le matin je me réveillai et cher-chai une route. Et je trouvai une route sur la-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 360/1177

Page 360: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

quelle il y avait des traces de pas d’êtres hu-mains fils d’Adam ! Cette route commençaitau rivage et s’enfonçait dans l’île. Alors, moi,après avoir mis mes vêtements devenus secs,je suivis cette route, et je ne cessai de marcherjusqu’à ce que je fusse sur le rivage opposé del’île, en face de la terre ferme où j’aperçus auloin la ville de Bassra. Et soudain je vis unecouleuvre qui courait vers moi, et immédiate-ment derrière elle courait un gros et grand ser-pent qui voulait la tuer. Cette couleuvre étaittellement lasse et fatiguée de sa course que salangue pendait hors de sa bouche ! Alors, moi,je fus prise de pitié pour elle, et je saisis unegrosse pierre et je la lançai à la tête du serpent,que j’écrasai et que je tuai à l’instant même.Mais aussitôt la couleuvre déploya deux aileset s’envola dans l’air et disparut. Et je fus aucomble de la surprise.

Mais, comme j’étais accablée de fatigue, jem’assis à cette place, puis je m’étendis et jedormis encore une heure de temps. Et à mon

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 361/1177

Page 361: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

réveil, je trouvai, assise à mes pieds, une jolienégresse qui me massait les pieds et me cares-sait. Alors, moi, je retirai vivement mes piedset j’eus une grande honte, car je ne savais pasce que la jolie négresse voulait de moi. Et je luidis : « Qui es-tu et que désires-tu ? » Et elle merépondit : « Je me suis hâtée de venir auprèsde toi qui m’as rendu ce grand service en tuantmon ennemi. Car je suis la couleuvre que tu assauvée du serpent. Et je suis une gennia. Et ceserpent aussi était un genni. Mais il était monennemi et il voulait me violer et me tuer. Etc’est toi seule qui m’as délivrée de ses mains.Alors, moi, à peine délivrée, je m’envolai avecle vent, et je me dirigeai en hâte vers le navired’où t’avaient précipitée tes deux sœurs. J’en-sorcelai tes deux sœurs sous la forme de deuxchiennes noires ; et je te les apporte. Et alorsje vis les deux chiennes attachées à un arbrederrière moi. Puis la gennia continua : « En-suite, je transportai dans ta maison de Bagh-dad toutes les richesses qui étaient dans le na-vire et je le coulai. Quant au jeune homme, il

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 362/1177

Page 362: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

s’est noyé ; et je ne puis rien contre la mort.Car Allah seul est Tout-Puissant ! »

À ces mots, elle me prit dans ses bras, déta-cha les deux chiennes, mes sœurs, et les enlevaaussi, et nous transporta toutes, en s’envolant,et nous déposa saines et sauves sur la terrassede ma maison à Bahgdad, ici-même.

Et je visitai ma maison, et j’y trouvai, ran-gés en bon ordre, toutes les richesses et tousles objets qui étaient dans le navire. Et aucunechose n’était perdue ni endommagée.

Puis la gennia me dit : « Je t’adjure, parl’inscription sainte du sceau de Soleïman, defrapper chacune de ces deux chiennes, tous lesjours, trois cents coups de fouet. Si tu oubliesun jour d’exécuter cet ordre, j’accourrai et je techangerai, toi aussi, en la même forme ! »

Et moi, je fus bien obligée de lui répondre :« J’écoute et j’obéis ! »

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 363/1177

Page 363: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Et c’est depuis ce temps-là, ô prince desCroyants, que je me mis à les fouetter, pour en-suite avoir pitié d’elles et les embrasser !

Et telle est mon histoire !

Mais voici ma sœur Amina, ô prince desCroyants, qui te racontera son histoire qui estencore bien plus étonnante que la mienne. »

À ce récit, le khalifat Haroun Al-Rachid futau comble de l’émerveillement. Mais il avaithâte de satisfaire pleinement sa curiosité. Aus-si il se tourna vers la jeune Amina, qui lui avaitouvert la porte la nuit précédente, et lui de-manda : « Mais toi, ô gracieuse, quel est doncle motif de ces traces de coups qui sont sur toncorps ? »

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 364/1177

Page 364: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

HISTOIRE D’AMINALA DEUXIÈME ADOLESCENTE

À ces paroles du khalifat, la jeune Aminas’avança et dit :

« Ô émir des Croyants, je ne te répéteraipas les paroles de ma sœur Zobéida sur nos pa-rents. Sache donc que, lorsque notre père mou-rut, moi et ma sœur la plus petite de nous cinq,Fahima, nous allâmes vivre seules avec notremère, tandis que ma sœur Zobéida et les deuxautres allaient vivre avec leur mère à elles.

Peu de temps après, ma mère me mariaavec un vieux riche, l’homme le plus riche de laville et de son temps. Aussi, une année après,mon vieil époux mourut dans la paix d’Allah,et me laissa comme ma part légale d’héritage,d’après notre code officiel, quatre-vingt milledinars d’or.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 365/1177

Page 365: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Aussi, moi, je me hâtai de me commanderdix robes magnifiques, chaque robe pour milledinars. Et je ne me privai de rien.

Un jour d’entre les jours, comme j’étais as-sise à mon aise, une vieille entra me visiter.Cette vieille, je ne l’avais jamais vue aupara-vant. Elle était horrible : sa figure était une fi-gure aussi laide qu’un vieux derrière ; elle avaitun nez écrasé, des sourcils pelés, des yeux devieille libertine, des dents cassées, un nez quisuintait, et le cou de travers. D’ailleurs elle estbien décrite par le poète qui dit :

Cette vieille de mauvais augure ! Si Eblis lavoyait, elle lui enseignerait toutes les fraudes,même sans parler, rien que par son silence ! Ellepourrait débrouiller mille mulets têtus qui se se-raient embrouillés dans une toile d’araignée et ellene déchirerait pas la toile d’araignée ! Elle sait je-ter le mauvais sort et commettre toutes les hor-reurs : elle a chatouillé le cul d’une petite fille,elle a copulé avec une adolescente, elle a forniqué

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 366/1177

Page 366: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

avec une femme mûre, et elle a allumé une vieillefemme en l’excitant !

Donc cette vieille entra chez moi et me sa-lua et me dit : « Ô dame pleine de grâces et dequalités ! J’ai chez moi une jeune orpheline, etcette nuit est la nuit de ses noces. Et moi jeviens te prier – et Allah saura t’accorder la ré-compense et la rétribution de ta bonté ! – devouloir nous honorer en assistant aux nocesde cette pauvre fille si affligée et si humble,qui ne connaît ici personne et qui n’a pour ellequ’Allah le Très-Haut ! » À ces paroles la vieillese mit à pleurer et à m’embrasser les pieds.Et moi, qui ne connaissais pas toute sa per-fidie, j’eus pitié et compassion d’elle et je luidis : « J’écoute et j’obéis ! » Alors elle me dit :« Maintenant je vais m’en aller, avec ta permis-sion, et toi, pendant ce temps, prépare-toi ethabille-toi, car moi, vers le soir, je reviendrai teprendre. » Puis elle me baisa la main et s’en al-la.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 367/1177

Page 367: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Alors, moi, je me levai, et j’allai au ham-mam, et je me parfumai ; puis je choisis la plusbelle de mes dix robes neuves et je m’en ha-billai ; puis je mis mon plus beau collier deperles nobles, mes bracelets, mes pendeloqueset tous mes bijoux ; puis je mis mon grandvoile bleu de soie et d’or, je m’entourai la taillede ma ceinture de brocart, et je mis mon petitvoile de visage, après m’être allongé les yeuxde kolh. Et voici revenir la vieille qui me dit :« Ô ma maîtresse, la maison est déjà pleinede parentes de l’époux, qui sont les dames lesplus nobles de la ville. Je les ai avisées deton arrivée certaine, et elles ont été très heu-reuses, et maintenant toutes t’attendent avecimpatience. » Alors, moi, j’emmenai avec moiquelques-unes de mes esclaves, et nous mar-châmes jusqu’à ce que nous fussions arrivéesdans une rue large et bien arrosée et où la brisefraîche se jouait. Et nous vîmes un grand por-tail de marbre surmonté d’une coupole soute-nue par des arceaux, et toute en albâtre, etmonumentale. Et par ce portail nous vîmes,

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 368/1177

Page 368: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

à l’intérieur, un palais si haut qu’il touchaitaux nues. Alors nous entrâmes et, arrivées à laporte de ce palais, la vieille frappa à la porteet l’on ouvrit. Nous pénétrâmes, et nous trou-vâmes d’abord un corridor tendu de tapis etde tentures, et au plafond des lampes coloréesétaient suspendues et éclairées, et des flam-beaux allumés étaient posés tout le long ; et ily avait aussi, suspendus aux murs, des objetsen or et en argent, des joyaux, et des armes enmétal précieux. Et nous traversâmes ce corri-dor, et nous arrivâmes dans une salle si mer-veilleuse qu’il est inutile de la décrire.

Au milieu de cette salle, qui était toute ten-due de soieries, il y avait un lit d’albâtre enrichide perles fines et de pierres précieuses, et re-couvert d’une moustiquaire en satin.

À notre vue, une jeune fille sortit de l’inté-rieur du lit, et elle était comme la lune. Et elleme dit : « Marhaba ! Ahlan ! oua sah-lan ! Ô masœur, tu nous fais le plus grand honneur hu-main ! Anastina(55). Et tu nous es une douce

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 369/1177

Page 369: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

consolation et tu es notre orgueil ! » Puis, enmon honneur, elle récita ces vers du poète :

Si les pierres mêmes de la maison avaient ap-pris la visite de l’hôte charmant, elles se seraientréjouies, elles se seraient mutuellement annoncé labonne nouvelle, elles se seraient inclinées sur latrace de ses pas !

Elles se seraient, dans leur langage, écriées :« Alhan ! oua sahlan ! pour les gens pleins de gé-nérosité et de grandeur ! »

Puis elle s’assit et me dit : « Ô ma sœur ! jedois te dire que j’ai un frère qui t’a vue un jourà une noce. C’est un jeune homme très bienfait, et bien plus beau que moi. Et, depuis cettenuit-là, il t’a aimée d’un cœur amoureux et trèsardent. Et c’est lui qui a donné quelque argentà la vieille femme pour qu’elle allât chez toiet t’amenât ici par l’expédient qu’elle employa.Et il fit cela pour se rencontrer avec toi, chezmoi ; car mon frère n’a d’autre désir que de semarier avec toi en cette année-ci bénie par Al-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 370/1177

Page 370: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

lah et par son Envoyé. Et il n’y a point de honteà faire les choses licites ! »

Lorsque j’entendis ses paroles, et que je mevis connue et estimée dans cette demeure, jedis à l’adolescente : « J’écoute et j’obéis ! »Alors elle fut remplie de joie, et elle frappases mains l’une contre l’autre. À ce signal, uneporte s’ouvrit, et un jeune homme comme lalune entra ; d’après le dire du poète :

Il a atteint un tel degré de beauté qu’il est de-venu une œuvre vraiment digne du créateur ! unbijou vraiment à la gloire de l’orfèvre qui l’a cise-lé !

Il est parvenu à la perfection même de la beau-té, à son unité ! Aussi, ne t’étonne point de le voiraffoler d’amour tous les humains !

Sa beauté éclate aux yeux, car elle est inscritesur ses traits. Aussi, je jure qu’il n’y a d’autre beau-té que la sienne !

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 371/1177

Page 371: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

À sa vue, mon cœur inclina vers lui. Alorsil s’avança et s’assit près de sa sœur ; et aus-sitôt le kadi entra avec quatre témoins ; ils sa-luèrent et s’assirent ; puis le kadi écrivit moncontrat avec ce jeune homme, et les témoinsapposèrent leur sceau sur le contrat, et ils s’enallèrent tous.

Alors le jeune homme s’approcha de moi etme dit : « Que notre nuit soit une nuit bénie ! »Puis il dit : « Ô ma maîtresse, je voudrais biente poser une condition ! » Je lui dis : « Ô monmaître, parle ! Quelle est cette condition ? »Alors il se leva, apporta le Livre Sacré, et medit : « Tu vas me jurer sur Al-Koran, que jamaistu ne choisiras un autre que moi, et que tun’auras jamais d’inclination pour un autre ! »Et moi, je lui prêtai serment pour cette condi-tion. Alors il se réjouit extrêmement et me jetases bras autour du cou, et je sentis son amourme pénétrer jusqu’à mes entrailles et jusqu’à lamasse de mon cœur !

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 372/1177

Page 372: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Ensuite les esclaves nous préparèrent lanappe, et nous mangeâmes et nous bûmes jus-qu’à satiété. Puis, la nuit venue, il me prit ets’étendit avec moi sur le lit ; et nous passâmestoute la nuit en accolades aux bras l’un del’autre, jusqu’au matin.

Nous restâmes en cet état durant un mois,dans la félicité et la joie. À la fin de ce mois, jedemandai à mon époux la permission d’aller ausouk pour acheter quelques étoffes. Il m’accor-da cette permission. Alors je mis mes habits etj’emmenai avec moi la vieille femme, qui, de-puis, était restée à la maison, et je descendisau souk. Je m’arrêtai à la boutique d’un jeunemarchand de soieries que la vieille me recom-mandait beaucoup pour la qualité de sesétoffes, et qu’elle connaissait depuis long-temps, me disait-elle. Puis elle ajouta : « C’estun jeune garçon qui, à la mort de son père,hérita de beaucoup d’argent et de richesses ! »Puis, se tournant vers le marchand, elle medit : « Fais voir ce que tu as de mieux et de plus

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 373/1177

Page 373: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

cher, parmi toutes les étoffes, car c’est pourcelle belle adolescente ! » Et il dit : « J’écouteet j’obéis ! » Puis la vieille, pendant que lejeune marchand était occupé à nous déployerles étoffes, continua à me faire son éloge età me faire remarquer ses qualités ; et, moi, jelui répondis : « Je n’ai que faire de ces qualitéset des éloges que tu m’en fais ! car notre butest d’acheter de lui ce dont nous avons besoin,puis de retourner à notre demeure. »

Lorsque nous eûmes choisi l’étoffe voulue,nous offrîmes au marchand l’argent du prix.Mais il refusa de toucher l’argent, et nous dit :« Pour aujourd’hui je n’accepte de vous aucunargent ; ceci est un cadeau pour le plaisir etl’honneur que vous me faites de venir à maboutique ! » Alors, moi, je dis à la vieille : « S’ilne veut pas accepter l’argent, rends-lui sonétoffe ! » Alors il s’écria : « Par Allah ! je neprendrai rien de vous autres ! Tout cela estun cadeau de moi. Maintenant, en retour, ac-cordez-moi, ô belle adolescente, un seul bai-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 374/1177

Page 374: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

ser, un seul ! Je considère ce baiser commede plus haut prix que toutes les marchandisesréunies dans ma boutique ! » Et la vieille lui diten riant : « Ô beau jeune homme, tu es bienfou de considérer ce baiser comme une choseaussi inestimable ! » Puis elle me dit : « Ô mafille, tu viens d’entendre ce que dit ce jeunemarchand ! Sois tranquille, rien de fâcheux nesaurait t’arriver pour un petit baiser qu’il pren-drait de toi, et toi, en retour, tu pourrais choisiret prendre selon ton désir parmi toutes cesétoffes précieuses ! » Alors je répondis : « Nesais-tu pas que je suis liée par le serment ? »Et elle répliqua : « Laisse-le t’embrasser, mais,toi, ne parle pas et ne fais pas de mouvement :de la sorte tu n’auras rien à te reprocher. Et, deplus, tu reprendras cet argent, qui est le tien,et les étoffes aussi. » Enfin, cette vieille conti-nua de la sorte à m’embellir cet acte et je dusconsentir à faire entrer ma tête dans le sac età accepter cette offre. Pour cela, je me couvrisles yeux, et j’étendis le pan de mon voile afinque les passants ne vissent pas la chose. Et,

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 375/1177

Page 375: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

alors, le jeune homme passa sa tête sous monvoile, approcha sa bouche de ma joue et m’em-brassa. Mais, en même temps, il me mordit à lajoue et une morsure si terrible qu’il me coupala chair ! Et je m’évanouis de douleur et d’émo-tion.

Quand je revins à moi, je me trouvai éten-due sur les genoux de la vieille, qui avait l’aird’être fort affligée pour moi. Quant à la bou-tique, elle était fermée et le jeune marchandavait disparu. Alors, la vieille me dit : « Qu’Al-lah soit loué de nous avoir épargné un malheurpire ! » Puis elle me dit : « Maintenant, il nousfaut retourner à la maison. Mais, toi, tu ferassemblant d’être indisposée, et moi, je t’appor-terai un remède que tu appliqueras sur la mor-sure, et tu guériras à l’instant. Alors je ne tardaipas à me lever, et, toute à mes pensées et à materreur des conséquences, je me mis à marcherjusqu’à ce que je fusse à la maison ; et ma ter-reur augmentait à mesure que je m’approchais.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 376/1177

Page 376: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

En y arrivant, j’entrai dans ma chambre et je fissemblant d’être malade.

Sur ces entrefaites, mon époux entra et,tout préoccupé, me dit : « Ô ma maîtresse,quel malheur t’est-il arrivé durant ta sortie ! »Je lui répondis : « Ce n’est rien. Je suis bienportante. » Alors il me regarda avec attentionet me dit : « Mais qu’est-ce que cette blessurequi est sur ta joue, juste à l’endroit le plus douxet le plus fin ? » Alors je lui dis : « Lorsque,avec ta permission, je suis sortie aujourd’huipour acheter ces étoffes, un chameau, qui étaitchargé de bûches de bois, m’a serrée dans larue encombrée, et m’a déchiré mon voile etm’a blessée à la joue comme tu vois. Oh ! cesrues étroites de Baghdad ! » Alors il fut pleinde colère et me dit : « Dès demain, je vais allerchez le gouverneur et porter plainte contre leschameliers et les bûcherons, et le gouverneurles fera tous pendre jusqu’au dernier ! » Alors,moi, pleine de compassion, je lui dis : « Par Al-lah sur toi, ne te charge pas des péchés d’au-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 377/1177

Page 377: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

trui ! D’ailleurs, c’est de ma faute à moi seule,car je suis montée sur un âne qui se mit à rueret à galoper, et je suis tombée par terre, et parhasard un morceau de bois s’est trouvé là quim’a écorché la figure et m’a blessée ainsi à lajoue ! » Alors il s’écria : « Demain, je vais mon-ter chez Giafar Al-Barmaki, et je lui raconteraicette histoire, et il tuera tous les âniers de cetteville ! » Alors je m’écriai : « Tu vas donc tuertout le monde à cause de moi ? Sache doncque cela m’est simplement arrivé par la volon-té d’Allah et par le destin qu’il commande ! » Àces paroles, mon époux ne put plus contenir safureur, et s’écria : « Ô perfide ! assez de men-songes ! Tu vas endurer la punition de toncrime ! Et il me traita avec les paroles des plusdures, et frappa le sol du pied, et cria d’unevoix forte en appelant : alors la porte s’ouvritet sept nègres terribles entrèrent, qui m’arra-chèrent de mon lit et me jetèrent au milieude la cour de la maison. Alors mon époux or-donna à l’un des nègres de me tenir par lesépaules et de s’asseoir sur moi ; et il ordonna à

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 378/1177

Page 378: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

un autre nègre de s’asseoir sur mes genoux etde me tenir les pieds. Alors un troisième nègrevint, qui tenait un glaive à la main et dit : « Ômon maître, je vais la frapper du glaive et je lacouperai en deux parties ! » Et un autre nègreajouta : « Et chacun de nous coupera un grosmorceau de sa chair, et le jettera en pâtureaux poissons dans le fleuve de la Dejla(56) ! Cartelle doit être la punition de toute personne quitrahit le serment et l’amitié ! » Et, pour appuyerson dire, il récita ces vers :

Si je m’apercevais que j’ai un associé pour ce-lui que j’aime mon âme se révolterait et s’arrache-rait à cet amour de perdition ! Et je dirais à monâme : « Ô mon âme, il vaut mieux pour nous mou-rir nobles ! Car il n’y a point de bonheur dans unamour avec un ennemi. »

Alors mon époux dit au nègre qui tenait leglaive : « Ô brave Saâd, frappe cette perfide ! »Et Saâd leva le glaive ! Et mon époux me dit :« Et toi, maintenant, dis à voix haute ton acte

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 379/1177

Page 379: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

de foi. Puis remémore-toi un peu toutes leschoses et les vêtements et les effets qui t’ap-partiennent et fais ton testament : car c’est lafin de ta vie » Alors je lui dis : « Ô serviteurd’Allah Très-Bon ! donne-moi seulement letemps de faire mon acte de foi et mon tes-tament ! » Puis je levai la tête vers le ciel, jel’abaissai vers moi-même et je me mis à meconsidérer et à réfléchir sur l’état misérable etignominieux où je me trouvais, et les larmesme vinrent et je pleurai, et je récitai cesstrophes :

Vous avez allumé la passion dans mes en-trailles, pour ensuite rester froid ! Vous avez faitveiller mes yeux durant de longues nuits, pour en-suite vous endormir !

Mais moi ! Je vous avais mis dans un lieu situéentre mon cœur et mes yeux ! Aussi comment moncœur pourrait-il vous oublier, ou mes yeux cesserde vous pleurer ?…

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 380/1177

Page 380: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Vous m’aviez juré une constance inépuisable ;mais à peine aviez-vous conquis mon cœur quevous vous êtes repris !

Et maintenant vous ne voulez point prendre cecœur en pitié ni compatir à ma tristesse ! N’êtes-vous donc né que pour causer mon malheur et ce-lui de toute jeunesse !

— Oh ! mes amis, je vous conjure par Allah !quand je mourrai, écrivez sur la pierre de matombe : « Ici est un grand coupable ! Il a aimé ! »

— De la sorte, le passant affligé qui connaît lessouffrances de l’amour, en regardant ma tombe yjettera un regard de compassion !

Et, ayant terminé ces vers, je pleurai en-core. Lorsqu’il entendit mes vers et vit meslarmes, mon époux fut encore plus furieux etplus excité, et il me dit ces stances :

Si j’ai quitté celui qu’aimait mon cœur, ce n’estpoint par ennui ni par lassitude ! Il a commis unefaute qui mérite l’abandon !

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 381/1177

Page 381: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Il a désiré m’associer un autre dans notre com-mune passion, tandis que mon cœur et mes sens etma raison ne pouvaient pencher vers une telle as-sociation !

Lorsqu’il eut fini ces vers, je me remis àpleurer, pour le toucher, et je me dis en moi-même : « Je vais faire la soumise et l’humble.Et je vais adoucir mes termes. Et peut-êtrequ’ainsi il me fera grâce de la mort, quitte àprendre tout ce qui m’appartient de ri-chesses ! » Et je me mis à l’implorer et je lui ré-citai gentiment ces strophes :

En vérité, je te le jure, si tu voulais être juste,tu ne me ferais pas mourir ! Mais on sait que celuiqui a jugé la séparation inévitable n’a jamais suêtre juste !

Tu m’as fait porter tout le poids des consé-quences d’amour, alors que mes épaules pou-vaient à peine supporter le poids de la chemisefine, ou un poids plus léger même !

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 382/1177

Page 382: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Et pourtant ce n’est point de ma mort que jem’étonne, mais je m’étonne simplement de voirmon corps, après la rupture, continuer à te dési-rer !

Lorsque j’eus fini ces vers, je pleurai. Alorsil me regarda, et me repoussa violemment dugeste, et m’injuria beaucoup, et me récita cesvers :

Vous vous êtes occupé d’une toute autre amitiéque la mienne, et vous m’avez fait sentir tout votreabandon ! Est-ce ainsi que nous étions ?

Mais je vous délaisserai, comme vous m’avezdélaissé et avez méprisé mon désir ! Et pour vousj’aurai la même patience que celle par vous témoi-gnée !

Et je me passionnerai pour un autre que vous,puisque pour un autre vous vous êtes incliné ! Etpour toujours la rupture entre nous sera, non pointà cause de moi, mais de toi seulement.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 383/1177

Page 383: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Et lorsqu’il eut achevé ces vers, il héla lenègre et lui dit : « Coupe-la en deux moitiés !Elle ne nous est plus rien ! »

Lorsque le nègre s’avança vers moi, je fuscertaine de ma mort et je désespérai de ma vie,et je ne pensai plus qu’à confier mon sort à Al-lah Très-Haut. Et, au moment même, je vis en-trer la vieille femme qui se jeta aux pieds dujeune homme, et se mit à les embrasser, et luidit : « Ô mon enfant, je te conjure, moi ta nour-rice, au nom des soins que je t’ai donnés, depardonner à cette adolescente, car elle n’a pascommis une faute qui mérite un tel châtiment !D’ailleurs, tu es encore jeune, et je crains quesa malédiction ne retombe sur toi ! » Puis lavieille se mit à pleurer, et à continuer à le pres-ser de prières pour le convaincre jusqu’à cequ’il lui eût dit : « Eh bien, à cause de toi, jelui fais grâce ! Mais il me faut tout de même luifaire une marque qui apparaisse sur elle durantle reste de sa vie ! »

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 384/1177

Page 384: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

À ces mots, il donna des ordres aux nègresqui, aussitôt, me dépouillèrent de mes vête-ments, et m’exposèrent ainsi toute nue. Alorsil prit lui-même un rameau flexible de cognas-sier, et me tomba dessus, et se mit à me fusti-ger tout mon corps, et spécialement mon dos,ma poitrine et mes flancs, et tellement et sifort et si furieusement que je perdis connais-sance, après avoir perdu tout espoir de sur-vivre à de tels coups. Il cessa alors de me frap-per, et s’en alla, en me laissant étendue sur lesol et en ordonnant aux esclaves de m’aban-donner en cet état jusqu’à la nuit, pour, en-suite, à la faveur de l’obscurité, me transporterà mon ancienne maison et me jeter là commeune chose inerte. Et les esclaves firent ainsi, etme jetèrent dans mon ancienne maison, selonl’ordre de leur maître.

Quand je revins à moi, je restai longtempssans pouvoir bouger à cause de mes meurtris-sures ; puis je me traitai avec divers médica-ments, et peu à peu je finis par guérir ; mais les

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 385/1177

Page 385: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

traces des coups et les cicatrices restèrent surmes membres et sur ma chair, comme si j’avaisété frappée par des lanières et des fouets ! Etvous avez tous vu ces traces.

Lorsque, au bout de quatre mois de traite-ment, je finis par guérir, je voulus aller jeterun coup d’œil du côté du palais où j’avais subicette violence ; mais il était ruiné entièrement,lui, et aussi toute la rue où il était, depuis unbout jusqu’à l’autre ; et à la place de toutesces merveilles, il n’y avait plus que des mon-ceaux d’ordures accumulées par les déchets dela ville. Et, malgré toutes mes recherches, jene pus arriver à avoir des nouvelles de monépoux.

C’est alors que je revins auprès de ma plusjeune sœur Fahima, qui était toujours unejeune fille vierge ; et toutes deux nous allâmesfaire visite à notre sœur du même père, notresœur Zobéida, celle-là même qui t’a racontéson histoire avec ses deux sœurs changées enchiennes. Et elle me raconta son histoire, et

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 386/1177

Page 386: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

je lui racontai mon histoire, mais après les sa-lutations d’usage ! Et alors ma sœur Zobéidame dit : « Ô ma sœur, nul en ce monde n’estexempt des malheurs du sort ! Mais, grâce àAllah ! nous sommes encore toutes deux envie ! Restons donc désormais ensemble. Et sur-tout que jamais plus le mot mariage ne soit ci-té, et il nous faut même en perdre le souve-nir ! »

Et aussi notre jeune sœur Fahima resta avecnous. Et c’est elle qui remplit à la maison l’of-fice de pourvoyeuse, qui descend au souk fairele marché tous les jours et nous acheter toutesles choses nécessaires ; moi, je suis chargéespécialement d’ouvrir la porte à ceux quifrappent et de recevoir nos invités ; quant ànotre grande sœur Zobéida, c’est elle qui rangeles choses de la maison.

Et nous ne cessâmes de vivre ainsi très heu-reuses, sans hommes, jusqu’au jour où notresœur nous amena le portefaix chargé d’unegrande quantité de choses et que nous l’invi-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 387/1177

Page 387: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

tâmes à se reposer chez nous un instant. Etc’est alors qu’entrèrent les trois saâlik qui nousracontèrent leurs histoires ; et ensuite vousautres, sous l’aspect de trois marchands. Et tusais ce qui est arrivé, et comment nous avonsété amenées entre tes mains, ô prince desCroyants !

Et telle est mon histoire ! »

Alors le khalifat fut extrêmement émer-veillé, et…

— Mais à ce moment de sa narration. Schah-razade vit apparaître le matin et, discrète, arrêtason récit.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 388/1177

Page 388: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Mais lorsque fut la dix-huitième nuit.

Schahrazade continua en ces termes :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, qu’au récitde ces deux histoires des adolescentes Zobéidaet Amina, qui étaient là avec leur jeune sœurFahima et les deux chiennes noires et les troissaâlik, le khalifat Haroun Al-Rachid fut extrê-mement émerveillé, et ordonna que ces deuxhistoires, ainsi que celles des trois saâlik,fussent écrites par les scribes des bureaux,avec une très belle écriture bien soignée, etqu’ensuite les manuscrits fussent déposés dansses archives.

Ensuite il dit à l’adolescente Zobéida : « Etmaintenant, ô dame pleine de noblesse, n’as-tu plus eu des nouvelles de l’éfrita qui a ensor-

Page 389: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

celé tes deux sœurs sous l’image de ces deuxchiennes-ci ? » Et Zobéida répondit : « Émirdes Croyants, je pourrais le savoir, car elle m’adonné une mèche de ses cheveux et m’a dit :« Lorsque tu auras besoin de moi, tu n’aurasqu’à brûler un de ces cheveux, et aussitôt jet’apparaîtrai, en quelque endroit éloigné que jepuisse être, même si j’étais derrière le Mont-Caucase ! » Alors le khalifat lui dit : « Oh ! ap-porte-moi ces cheveux ! » Et Zobéida lui remitla mèche ; et le khalifat en prit un cheveu et lebrûla. Et à peine fut sentie l’odeur du cheveubrûlé, qu’il y eut un tremblement dans tout lepalais, et une forte secousse ; et tout à coup lagennia apparut sous la forme d’une jeune fillerichement habillée. Comme elle était musul-mane elle ne manqua pas de dire au khalifat :« Que la paix soit avec toi, ô vicaire d’Allah ! »Et le khalifat lui répondit : « Et que sur toi des-cendent la paix, la miséricorde d’Allah et sesbénédictions ! » Alors elle lui dit : « Sache, ôprince des Croyants, que cette adolescente, quivient de me faire apparaître sur ton désir, m’a

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 390/1177

Page 390: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

rendu un grand service et a semé en moi desgrains qui ont germé ! Aussi, quoi que je fassepour elle, je ne pourrai jamais reconnaître suf-fisamment le bien qu’elle m’a fait. Quant à sessœurs, je les ai changées en chiennes ; et sije ne les ai point fait mourir, c’est simplementpour ne pas occasionner à leur sœur un tropgrand chagrin. Maintenant, si, toi, ô prince desCroyants, tu désires leur délivrance, je les déli-vrerai par égard pour toi et pour leur sœur ! Et,d’ailleurs, je n’oublie point que je suis musul-mane ! » Alors il lui dit : « Certes ! je désire quetu les délivres ! Après cela, nous examineronsle cas de la jeune femme au corps meurtri decoups ; et si vraiment je constatais la vérité deson récit, je prendrais sa défense et je la ven-gerais de celui qui l’aurait ainsi injustement pu-nie ! » Alors l’éfrita dit : « Émir des Croyants,moi, dans un instant, je t’indiquerai celui qui aainsi traité la jeune Amina et l’a opprimée et luia pris ses richesses ! Car sache bien qu’il t’estle plus proche parmi les humains ! »

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 391/1177

Page 391: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Puis l’éfrita prit une tasse d’eau, et fit surelle des conjurations ; puis elle en aspergea lesdeux chiennes et leur dit : « Revenez vite àvotre ancienne forme humaine ! » Et, à l’heuremême, les deux chiennes devinrent deux ado-lescentes belles à faire honneur à qui les acréées !

Puis la gennia se tourna du côté du khalifatet dit : « L’auteur de tout ce mauvais traitementcontre la jeune Amina est ton propre fils El-Amin ! » Et elle lui raconta l’histoire, que lekhalifat put ainsi contrôler par la bouche d’uneseconde personne non point humaine, maisgennia !

Alors le khalifat fut très étonné, maisconclut : « Louanges à Allah pour la délivrancede ces deux chiennes par mon entremise ! »Puis il fit venir son fils El-Amin en sa présence,et lui demanda des explications ; et El-Amin luirépondit en lui racontant la vérité. Alors le kha-lifat fit assembler les kadis et les témoins, dansla même salle où étaient les trois saâlik, fils de

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 392/1177

Page 392: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

rois, et les trois adolescentes avec leurs deuxsœurs qui avaient été ensorcelées.

Et alors, par les kadis et les témoins, il re-maria son fils El-Amin avec la jeune Amina ;il maria la jeune Zobéida avec le premier saâ-louk, fils de roi ; il maria les deux autres jeunesfemmes avec les deux saâlik, fils de rois ; et,lui-même, fit faire son contrat de mariage avecla plus jeune des cinq sœurs, la vierge Fahima,la pourvoyeuse agréable et douce !

Et il fit bâtir un palais pour chaque couple,et donna à tous de grandes richesses pourqu’ils pussent vivre heureux. Et lui-même, àpeine la nuit venue, se hâta d’aller s’étendreentre les bras de la jeune Fahima, avec laquelleil passa fort agréablement cette nuit-là !

— Mais, continua Schahrazade en s’adressantau roi Schahriar, ne crois point, ô roi fortuné, quecette histoire soit plus étonnante que celle qui vasuivre !

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 393/1177

Page 393: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

HISTOIRE DE LA FEMME COUPÉE,DES TROIS POMMES ET DU NÈGRE

RIHAN

Schahrazade dit :

Une nuit d’entre les nuits, le khalifat Ha-roun Al-Rachid dit à Giafar Al-Barmaki : « Jeveux que nous descendions cette nuit vers laville, pour nous informer des actes des gouver-neurs et des walis. Et j’ai l’intention bien arrê-tée de destituer tous ceux contre lesquels desplaintes me seraient portées ! » Et Giafar ré-pondit : « J’écoute et j’obéis ! »

Et le khalifat et Giafar et Massrour le porte-glaive se déguisèrent et descendirent et semirent à marcher à travers les rues de Bagh-dad, lorsqu’en passant dans une ruelle ilsvirent un vieillard fort âgé qui portait sur latête un filet de pêche et une couffe, et qui te-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 394/1177

Page 394: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

nait à la main un bâton ; et ce vieillard s’en al-lait lentement en fredonnant ces strophes :

Ils m’ont dit : « Ô sage ! par ta science tu esentre les humains, comme la lune dans la nuit ! »

Je leur répondis : « De grâce épargnez-moi cesparoles ! Il n’y a point d’autre science que celle duDestin ! »

Car moi, avec toute ma science, tous mes ma-nuscrits et mes livres et mon encrier, je ne sauraiscontre-balancer la force de la Destinée pendantun jour seulement ! Et ceux-là qui parieraient pourmoi ne pourraient que perdre leurs arrhes !

En effet, quoi de plus désolant que le pauvre,l’état du pauvre et le pain du pauvre et sa vie !

Si c’est l’été, il épuise ses forces ! Si c’est l’hiver,il n’a pour se chauffer que le cendrier !

S’il cesse de marcher, les chiens se précipitentpour le chasser ! Il est misérable ! Il est un objetd’offenses et de moqueries ! Oh ! qui donc plus quelui est misérable ?

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 395/1177

Page 395: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

S’il ne se décide point à crier sa plainte auxhommes et à montrer sa misère, quel est celui quele plaindra ?

Oh ! si telle est la vie du pauvre, que la tombepour lui est donc préférable !

En entendant ces vers plaintifs, le khalifatdit à Giafar : « Les vers et l’aspect de ce pauvrehomme indiquent une grande misère. » Puis ils’approcha du vieux et lui dit : « Ô cheikh, quelest ton métier ? » Il répondit : « Ô mon maître,pêcheur ! Et bien pauvre ! Et j’ai une famille !Et, depuis midi jusqu’à maintenant, je suis horsde chez moi à travailler, et Allah ne m’a pointgratifié encore du pain qui doit nourrir mes en-fants ! Aussi je suis dégoûté de moi-même etde la vie, et je ne souhaite plus que la mort ! »Alors le khalifat lui dit : « Peux-tu revenir avecnous vers le fleuve, et jeter, de la rive, ton filetdans le Tigre, et cela en mon nom, pour voirun peu ma chance ? Et tout ce que tu retirerasde l’eau, je te l’achèterai et te le payerai cent

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 396/1177

Page 396: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

dinars. » Et le vieux se réjouit à ces paroles etrépondit : « J’accepte l’offre et la mets sur matête ! »

Et le pêcheur revint avec eux vers le Tigreet y jeta son filet et attendit ; puis il tira lacorde du filet et le filet sortit. Et le vieux pê-cheur trouva dans le filet une caisse fermée,fort lourde à soulever. Et le khalifat aussi,après essai, la trouva fort lourde. Mais il se hâ-ta de donner les cent dinars au pêcheur, quis’en alla consolé.

Alors Giafar et Massrour se chargèrent de lacaisse et la transportèrent jusqu’au palais. Et lekhalifat fit allumer les flambeaux, et Giafar etMassrour s’approchèrent de la caisse et la bri-sèrent. Ils trouvèrent à l’intérieur une grandecouffe en feuilles de palmier cousue avec dela laine rouge ; ils coupèrent le fil de laine etils trouvèrent dans la couffe un tapis ; ils en-levèrent le tapis et, en dessous, ils trouvèrentun grand voile et, en dessous, ils trouvèrent,

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 397/1177

Page 397: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

blanche comme vierge argent, une jeunefemme massacrée et coupée en morceaux.

À cette vue, le khalifat laissa couler leslarmes sur ses joues ; puis il se tourna, plein defureur, vers Giafar et s’écria : « Ô chien de vi-zir ! voici que maintenant, sous mon règne, lesassassinats se commettent et les victimes sontnoyées ! Et leur sang retombera sur moi au jourdu jugement, et sera lourdement attaché surma conscience ! Or, par Allah ! il faut que j’usede représailles envers l’assassin et que je letue. Et quant à toi, ô Giafar, je jure par la véri-té de ma descendance directe des khalifes Ba-ni-Abbas, que, si tu n’amènes en ma présencel’assassin de cette femme que je veux venger,je te ferai crucifier sur la porte de mon palais,toi et quarante des Baramka(57) tes cousins ! »Et le khalifat était plein de colère ; et Giafar luidit : « Accorde-moi un délai de trois jours ! » Ilrépondit : « Je le l’accorde. »

Alors Giafar sortit du palais, et, plein d’af-fliction, il marcha par la ville et se dit en lui-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 398/1177

Page 398: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

même : « Comment pourrai-je jamaisconnaître celui qui a tué cette jeune femme, etoù le trouver pour l’amener devant le khalifat ?D’un autre côté, si je lui amenais un autre quel’assassin pour que cet autre meure à sa place,cette action pèserait sur ma conscience. Aus-si je ne sais que faire. » Et Giafar arriva ain-si à sa maison et y resta durant les trois joursdu délai, au désespoir. Et le quatrième jour, lekhalifat l’envoya demander. Et lorsqu’il se pré-senta entre ses mains, le khalifat lui demanda :« Où est le massacreur de la jeune femme ? »Giafar répondit : « Puis-je deviner l’invisible etle caché, pour connaître l’assassin au milieu detoute une ville ? » Alors le khalifat devint trèsfurieux, et ordonna le crucifiement de Giafarsur la porte du palais, et ordonna aux crieurspublics de crier la chose par toute la ville et lesenvirons en disant :

« Quiconque désire assister au spectacle decrucifiement de Giafar Al-Barmaki, vizir dukhalifat, et au crucifiement de quarante d’entre

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 399/1177

Page 399: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

les baramka, ses parents, sur la porte du palais,n’a qu’à sortir pour assister à ce spectacle ! »

Et tous les habitants de Baghdad sortirentde toutes les rues pour assister au crucifiementde Giafar et de ses cousins ; mais personnen’en savait la cause ; et tout le monde était dé-solé et se lamentait, car Giafar et tous les Ba-ramka étaient aimés pour leurs bienfaits et leurgénérosité.

Lorsque le bois du supplice fut dressé, onplaça les condamnés au-dessous, et on attenditla permission du khalifat pour l’exécution. Toutà coup, pendant que tous les habitants pleu-raient, un beau jeune homme, très proprementhabillé, fendit la foule avec rapidité et arrivaentre les mains de Giafar et lui dit : « Que ladélivrance le soit donnée, ô le maître et leplus grand des grands seigneurs, ô toi l’asiledes pauvres gens ! Car c’est moi qui ai tué lafemme coupée en morceaux et qui l’ai misedans la caisse que vous avez pêchée dans le

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 400/1177

Page 400: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Tigre ! Tue-moi donc en retour et use de repré-sailles envers moi ! »

Lorsque Giafar entendit les paroles dujeune homme, il se réjouit fort pour lui-même,mais il s’attrista beaucoup pour le jeunehomme. Il se mit donc à lui demander desexplications plus détaillées, quand soudain unvénérable vieillard écarta la foule et s’avançavivement du côté de Giafar et du jeunehomme, les salua et leur dit : « Ô vizir, n’ajoutepoint foi aux paroles de ce jeune homme, car iln’y a point d’autre assassin de la jeune femmeque moi seul ! Et c’est de moi seul que tu doisla venger ! » mais le jeune homme dit : « Ô vi-zir, ce vieux cheikh radote et ne sait point cequ’il dit. Je te répète que c’est moi qui l’ai tuée !C’est donc moi seul qui dois être puni de lamême manière ! » Alors le cheikh dit : « Ô monenfant ! Tu es encore jeune, et tu dois aimerla vie ! Mais moi, je suis vieux, et je me suisrassasié de ce monde. Et je servirai de rançonpour toi, pour le vizir et ses cousins. Je te ré-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 401/1177

Page 401: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

pète donc que c’est moi l’assassin. Et c’est en-vers moi qu’on doit user de représailles. »

Alors Giafar, avec l’assentiment du chef desgardes, emmena le jeune home et le vieillardet monta avec eux chez le khalifat. Et il dit :« Émir des Croyants, voici devant toi l’assassinde la jeune femme » Et le khalifat demanda :« Où est-il ? » Giafar dit : « Ce jeune hommeprétend et affirme qu’il est lui-même, le meur-trier ; mais le vieillard dément la chose et af-firme à son tour qu’il est, lui-même, le meur-trier. » Alors khalifat regarda le cheikh et lejeune homme et leur dit : « Qui de vous deuxa rué la jeune femme ? » Le jeune homme ré-pondit : « C’est moi ! » et le cheikh dit : « Non !c’est moi seul ! » Alors le khalifat, sans en de-mander davantage, dit à Giafar : « Prends lesdeux et crucifie-les ! » Mais Giafar répliqua :« S’il n’y a qu’un seul meurtrier, la punition dusecond serait une grande injustice ! » Alors lejeune homme s’écria : « Je jure, par Celui quia élevé les cieux à la hauteur où ils sont et a

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 402/1177

Page 402: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

étendu la terre à la profondeur où elle est, quec’est moi seul qui ai tué la jeune femme ! Et envoici les preuves ! » Et alors le jeune hommedécrivit la trouvaille faite et connue seulementdu khalifat, de Giafar et de Massrour. Aussile khalifat fut convaincu de la culpabilité dujeune homme et fut dans le plus extrême éton-nement, et il dit au jeune homme : « Mais pour-quoi ce meurtre ? Pourquoi cet aveu de ta partsans y être forcé par les coups de bâton ? Etcomment se fait-il que tu demandes ainsi à êtrepuni en retour ? » Alors le jeune homme dit :

« Sache, ô prince des Croyants, que la jeunefemme était mon épouse, la fille de ce vieuxcheikh qui est mon beau-père. Je me suis mariéavec elle quand elle était toute jeune et vierge.Aussi Allah m’a accordé d’elle trois enfantsmâles. Et elle continuait toujours à m’aimer età me servir ; et moi, je continuais à ne rien re-marquer en elle de répréhensible.

« Mais, au commencement de ce mois-ci,elle tomba gravement malade ; et aussitôt je

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 403/1177

Page 403: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

fis venir les médecins les plus savants, qui nemanquèrent pas de la guérir bientôt, avec lapermission d’Allah ! Et moi, comme, depuis lecommencement de sa maladie, je n’avais pascouché avec elle, et que le désir m’en venait ence moment, je voulus lui faire prendre un baind’abord. Mais elle me dit : « Avant d’entrer auhammam j’ai une envie que je veux satisfaire. »Et je lui dis : « Et quelle est celle envie ? » Elleme dit : « J’ai envie d’une pomme pour la sen-tir et y mordre une morsure. » Et moi, immé-diatement je m’en allai en ville pour acheter lapomme, dût-elle être au prix d’un dinar d’or !Et je cherchai chez tous les fruitiers ; mais ilsn’avaient point de pommes ! Et je m’en retour-nai tout triste à la maison, et je n’osai point voirmon épouse, et je passai toute la nuit à pen-ser au moyen de trouver une pomme. Le len-demain, à l’aube, je sortis de ma maison et medirigeai vers les jardins et me mis à les visi-ter un par un, arbre par arbre, sans résultat.Mais sur mon chemin je rencontrai un gardiende jardin, un homme âgé, et je me renseignai

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 404/1177

Page 404: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

auprès de lui sur les pommes. Il me dit : « Monenfant, c’est une chose fort rare à trouver, pourla simple raison qu’elle ne se trouve nulle part,si ce n’est à Bassra, dans le verger du comman-deur des Croyants. Mais, là aussi, il est difficiled’en avoir, car le gardien réserve les pommessoigneusement pour l’usage du khalifat. »

« Alors, moi, je m’en retournai auprès demon épouse, et je lui racontai la chose ; maisl’amour que j’avais pour elle me porta à mepréparer tout de suite pour le voyage. Et jepartis, et je mis quinze jours entiers, nuit etjour, pour aller à Bassra et en revenir ; mais lesort me favorisa, et je revins auprès de monépouse, porteur de trois pommes achetées augardien du verger de Bassra pour la somme detrois dinars.

« J’entrai donc fort joyeux et j’offris les troispommes à mon épouse ; mais elle, à leur vue,ne montra guère de marques de contentement,et les jeta négligemment à côté d’elle. Je vispourtant que, pendant mon absence, la fièvre

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 405/1177

Page 405: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

avait repris mon épouse, et très violemment, etcontinuait à la tenir et mon épouse resta en-core malade dix jours pendant lesquels je ne laquittai pas un instant. Mais, grâce à Allah, aubout de ce temps elle recouvra la santé ; et jepus alors sortir et aller à ma boutique ; et je meremis à vendre et à acheter.

« Or, pendant que j’étais ainsi assis dans maboutique, vers midi, je vis passer devant moiun nègre qui tenait à la main une pomme aveclaquelle il jouait. Alors je lui dis : « Hé ! monami, où as-tu pu prendre cette pomme, dis-moi, pour que j’aille moi aussi en acheter desemblables ? » À mes paroles, le nègre se mit àrire et dit : « Je l’ai prise de mon amoureuse !Comme j’étais allé la voir, et qu’il y avait déjàun certain temps que je ne l’avais vue, je l’aitrouvée indisposée, et à côté d’elle il y avaittrois pommes ; et, comme je la questionnais,elle me dit : « Imagine-toi, ô mon chéri, que cetriste cornu de mari que j’ai est parti expres-sément à Bassra pour me les acheter, et il les

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 406/1177

Page 406: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

acheta pour trois dinars d’or ! » Puis elle medonna cette pomme que j’ai à la main ! »

« À ces paroles du nègre, ô prince desCroyants, mes yeux virent le monde en noir ;et je fermai aussitôt ma boutique, et je revins àla maison après avoir, en route, perdu toute maraison par la force explosive de ma fureur. Etje regardai sur le lit, et je ne trouvai point, eneffet, la troisième pomme. Et je dis alors à monépouse : « Mais où est la troisième pomme ? »Elle me répondit : « Je ne sais point, et je n’enai aucune connaissance. » De la sorte je vérifiailes paroles du nègre. Alors je me précipitai surelle, un couteau à la main, je mis mes genouxsur son ventre et je la hachai à coup de cou-teau : je lui coupai ainsi la tête et les membres,puis je mis le tout dans la couffe, en toute hâte,puis je la couvris avec le voile et le tapis et lamis dans la caisse, que je clouai. Je chargeaila caisse sur ma mule et j’allai tout de suitela jeter dans le Tigre, et cela de mes propresmains !

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 407/1177

Page 407: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

« Ainsi donc, ô commandeur des Croyants,je vous supplié de hâter ma mort en punitionde mon crime, que j’expierai de la sorte, car j’aibien peur d’en rendre compte au jour de la Ré-surrection !

« Je la jetai donc dans le Tigre, sans êtrevu de personne, et je revins à la maison. Et jetrouvai mon fils aîné qui pleurait ; et, quoiqueje fusse certain qu’il ignorait la mort de samère, je lui demandai pourtant : « Pourquoipleures-tu ? » Il me répondit : « C’est parce quej’avais pris une des pommes qu’avait ma mère,et que, comme j’étais descendu dans la ruepour jouer avec mes frères, j’ai vu un grandnègre qui passa près de moi et m’arracha lapomme des mains et me dit : « D’où est venuecette pomme ? » Je lui répondis : « Elle m’estvenue de mon père, qui était parti et l’avaitrapportée à ma mère avec deux autres sem-blables achetées à Bassra pour trois dinars. »Malgré mes paroles, le nègre ne me rendit pasla pomme, il me frappa et s’en alla avec ! Et

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 408/1177

Page 408: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

moi, maintenant j’ai peur que ma mère ne mefrappe à cause de la pomme ! »

« À ces paroles de l’enfant, je compris quele nègre avait émis des propos mensongerssur le compte de la fille de mon beau-père etqu’ainsi je l’avais injustement tuée !

« Alors je me mis à verser d’abondanteslarmes, puis je vis arriver mon beau-père, cevénérable cheikh qui est ici avec moi. Et je luiracontai la triste histoire. Alors il s’assit à cô-té de moi et se mit à pleurer. Et nous ne ces-sâmes de pleurer tous deux jusqu’à minuit. Etnous fîmes durer les cérémonies funèbres du-rant cinq jours. Et, d’ailleurs, jusqu’aujourd’huinous continuâmes à nous lamenter sur cettemort.

« Je le conjure donc, ô prince des Croyants,par la mémoire sacrée de tes ancêtres, de hâtermon supplice et d’user envers moi de repré-sailles pour venger ce meurtre ! »

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 409/1177

Page 409: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

À ce récit, le khalifat fut plein d’étonnementet s’écria : « Par Allah ! je ne veux tuer que cenègre perfide !… »

— Mais, à ce moment de sa narration, Schah-razade vit apparaître le matin et, discrètement,elle se tut.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 410/1177

Page 410: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Mais lorsque fut la dix-neuvième nuit.

Elle dit :

Il m’est parvenu, ô roi fortuné, que le kha-lifat jura qu’il ne tuerait que le nègre, vu quele jeune homme était excusable. Puis le khali-fat se tourna vers Giafar et lui dit : « Amène enma présence ce nègre perfide qui a été causede cette affaire ! Et si tu ne peux me le trouver,je te ferai mourir à sa place ! »

Et Giafar sortit en pleurant, et en se disant :« D’où vais-je pouvoir l’amener en sa pré-sence ? De même que c’est par hasard qu’unecruche qui tombe ne se casse pas, de même,moi, c’est par hasard que j’ai échappé à la mortla première fois. Mais maintenant ?… Pour-tant, Celui qui a voulu me sauver la première

Page 411: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

fois, s’il le veut me sauvera encore la secondefois ! Quant à moi, par Allah ! je vais m’enfer-mer dans ma maison, sans bouger, ces troisjours de délai. Car à quoi bon faire des re-cherches vaines ? Et je me fie à la volonté dujuste Très-Haut ! »

Et, en effet, Giafar ne bougea pas de sa mai-son durant les trois jours du délai. Et, le qua-trième jour, il fit venir le kadi, et fit son testa-ment devant lui ; et il fit ses adieux à ses en-fants en pleurant. Puis vint l’envoyé du khali-fat qui lui dit que le khalifat était toujours dis-posé à le tuer si le nègre n’était pas trouvé. EtGiafar pleura encore davantage, et ses enfantspleurèrent avec lui. Puis il prit la plus jeunede ses filles pour l’embrasser une dernière fois,vu qu’il l’aimait plus que tous ses enfants ; etil la serra contre sa poitrine, et versa d’abon-dantes larmes en pensant qu’il était obligé del’abandonner. Mais soudain, comme il la pres-sait contre lui, il sentit quelque chose de ronddans la poche de la fillette, et il lui dit : « Qu’as-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 412/1177

Page 412: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

tu dans ta poche ? » Elle répondit : « Ô monpère, une pomme ! C’est notre nègre Rihan(58)

qui me l’a donnée. Et je l’ai depuis quatre joursavec moi. Mais je ne pus l’avoir qu’après avoirdonné deux dinars à Rihan. »

À ces mots de nègre et de pomme, Giafareut une grande émotion de joie, et s’écria : « ÔLibérateur ! » Puis il ordonna qu’on fît venir Ri-han le nègre. Et Rihan vint, et Giafar lui de-manda : « D’où cette pomme ? » Il répondit :« Ô mon maître, il y a cinq jours, en marchantà travers la ville, j’entrai dans une ruelle, etje vis des enfants jouer et, parmi eux, il y enavait un qui tenait cette pomme ; je la lui ravis,et je le frappai ; et alors il pleura et me dit :« Elle est à ma mère. Et ma mère est malade.Elle avait eu envie d’une pomme, et mon pèreétait parti la lui chercher à Bassra, avec deuxautres pommes, au prix de crois dinars d’or. Et,moi, je pris l’une pour en jouer. » Puis il se mità pleurer. Mais moi, sans tenir compte de sespleurs, je vins à la maison avec cette pomme et

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 413/1177

Page 413: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

je la donnai pour deux dinars à ma maîtresseta petite ! »

À ce récit, Giafar fut dans le plus grandétonnement de voir survenir tous ces troubleset la mort de la jeune femme par la faute de sonnègre Rihan. Aussi ordonna-t-il qu’il fût jeté desuite au cachot. Puis il se réjouit d’avoir ainsiéchappé lui-même à une mort certaine, et il ré-cita ces deux vers :

Si tes malheurs ne sont dus qu’à ton esclave,comment ne songes-tu point à te débarrasser decet esclave ?

Ne sais-tu que les esclaves pullulent, mais queton âme est une et ne peut être remplacée !...

Mais il se ravisa, et reprit le nègre et l’em-mena devant le khalifat, à qui il raconta l’his-toire.

Et le khalifat Haroun Al-Rachid fut si émer-veillé qu’il ordonna que cette histoire fût mise

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 414/1177

Page 414: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

dans les annales pour servir de leçon aux hu-mains.

Mais Giafar lui dit : « Ne t’émerveille pastrop de cette histoire, ô commandeur desCroyants, car elle est loin d’égaler celle du vizirNoureddine et de son frère Chamseddine. »

Et le khalifat s’écria : « Et quelle est cettehistoire qui est plus étonnante que celle quenous venons d’entendre ? » Et Giafar dit : « Ôprince des Croyants, je ne te la raconterai qu’àla condition que tu pardonnes à mon nègre Ri-han son acte inconsidéré ! » Et le khalifat ré-pondit : « Soit ! je t’accorde la grâce de sonsang. »

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 415/1177

Page 415: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

HISTOIRE DU VIZIR NOUREDDINE,DE SON FRÈRE LE VIZIR CHAM-

SEDDINE ET DE HASSAN BADRED-DINE

Alors Giafar Al-Barmaki dit :

« Sache, ô commandeur des Croyants, qu’ily avait, dans le pays de Mesr(59), un sultanjuste et bienfaisant. Ce sultan avait un vizirsage et érudit, versé dans les sciences et leslettres, et ce vizir était un vieillard fort âgé ;mais il avait deux enfants semblables à deuxlunes : le grand s’appelait Chamseddine et lepetit s’appelait Noureddine(60) ; mais Noured-dine, le petit, était certainement plus beau etmieux fait que Chamseddine, qui, d’ailleurs,était parfait ; mais Noureddine n’avait pas sonégal dans le monde entier. Il était si admirableque sa beauté était connue dans toutes lescontrées, et beaucoup de voyageurs venaienten Égypte, des pays les plus éloignés, rien que

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 416/1177

Page 416: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

pour le plaisir de contempler sa perfection etles traits de son visage.

Le sort fit que le vizir, leur père, mourut.Et le sultan en fut fort affligé. Aussi il fit venirles deux enfants, et les fit s’approcher de lui,et leur fit revêtir une robe d’honneur, et leurdit : « Dès ce moment vous occuperez auprèsde moi les fonctions de votre père. » Alors ilsse réjouirent et embrassèrent la terre entre lesmains du sultan. Puis ils firent durer tout unmois les cérémonies funèbres de leur père ;et, après cela, ils entrèrent dans leur nouvellecharge de vizirs ; et chacun d’eux remplissaità tour de rôle, pendant une semaine, les fonc-tions du vizirat. Et quand le sultan allait envoyage, il ne prenait avec lui que l’un des deuxfrères.

Or, une nuit d’entre les nuits, il se fit que, lesultan devant partir le lendemain matin, et letour du vizirat pour cette semaine étant échu àChamseddine, l’aîné, les deux frères s’entrete-naient de choses et d’autres pour passer la soi-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 417/1177

Page 417: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

rée. Dans le courant de la causerie, l’aîné dit aucadet : « Ô mon frère, je dois te dire que monintention est que nous songions à nous marier ;et que ce mariage se fasse la même nuit pournous deux. » Et Noureddine répondit : « Agisselon ta volonté, ô mon frère, car je suis d’ac-cord avec toi sur toutes choses. » Une fois quece premier point eut été convenu entre eux,Chamseddine dit à Noureddine : « Lorsque,avec l’agrément d’Allah, nous nous serons unisà deux jeunes filles, et que nous aurons couchéavec elles la même nuit, et lorsqu’elles aurontenfanté le même jour et – si Allah le veut ! –donné le jour, ton épouse, à une petite fille et,mon épouse, à un petit garçon, eh bien, alors ilnous faudra marier les enfants l’un à l’autre, entant que cousins ! » Alors Noureddine répon-dit : « Ô mon frère, et alors que penses-tu de-mander à mon fils comme dot pour lui don-ner ta fille ? » Et Chamseddine dit : « Je pren-drai de ton fils, comme prix de ma fille, troismille dinars d’or, trois vergers et trois villagesdes meilleurs en Égypte. Et vraiment cela se-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 418/1177

Page 418: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

ra bien peu de chose en comparaison de mafille. Et si le jeune homme, ton fils, ne vou-lait pas accepter ce contrat, rien ne serait faitentre nous. » À ces paroles, Noureddine répon-dit : « Tu n’y songes pas ! Quelle est, en vé-rité, cette dot que tu veux demander à monfils ? Oublies-tu que nous sommes deux frères,et que nous sommes, même, deux vizirs en unseul ? Au lieu de cette demande, tu devrais of-frir à mon fils ta fille en présent, sans songer àlui réclamer une dot quelconque. D’ailleurs, nesais-tu pas que le mâle vaut toujours plus quela femelle ? Or, mon fils est un mâle, et tu meréclames une dot que ta fille devrait elle-mêmeapporter ! Tu fais comme ce marchand qui, nevoulant pas céder sa marchandise, commence,pour rebuter le client, par hausser au qua-druple le prix du beurre ! » Alors Chamseddinelui dit : « Je vois bien que tu t’imagines vrai-ment que ton fils est plus noble que ma fille.Or, cela me prouve que tu manques tout à faitde raison et de bon sens, et surtout de gra-titude. Car, du moment que tu parles du vi-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 419/1177

Page 419: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

zirat, oublies-tu que c’est à moi seul que tudois tes hautes fonctions, et, si je t’ai associé àmoi, c’est simplement par pitié pour toi et pourque tu puisses m’aider dans mes travaux. Mais,soit ! tu peux dire ce que bon te semble ! Mais,moi, du moment que tu parles de la sorte, jene veux plus marier ma fille à ton fils, mêmeau poids de l’or ! » À ces paroles, Noureddinefut très peiné et dit : « Moi non plus, je ne veuxplus marier mon fils à ta fille ! » Et Chamsed-dine répondit : « Oui ! C’est bien fini ! Et main-tenant, comme demain je dois partir avec lesultan, je n’aurai pas le temps de te faire sen-tir toute l’inconvenance de tes paroles. Maisaprès, tu verras ! À mon retour, si Allah le veut,il arrivera ce qui arrivera ! »

Alors Noureddine s’éloigna, fort affligé detoute cette scène, et s’en alla dormir seul, toutà ses tristes pensées.

Le lendemain matin, le sultan, accompagnédu vizir Chamseddine, sortit pour faire sonvoyage, et se dirigea du côté du Nil, qu’il tra-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 420/1177

Page 420: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

versa en barque pour arriver à Guésirah ; et delà il s’en alla du côté des Pyramides.

Quant à Noureddine, après avoir passécette nuit-là en fort méchante humeur, à causedu procédé de son frère, il se leva de bon ma-tin, fit ses ablutions et dit la première prière dumatin ; puis il se dirigea vers son armoire, où ilprit une besace qu’il remplit d’or, tout en conti-nuant à penser aux paroles méprisantes de sonfrère à son égard, et à l’humiliation subie ; et ilse rappela alors ces strophes, qu’il récita :

Pars, ami ! quitte tout et pars ! Tu trouverasbien d’autres amis que ceux que tu laisses ! Va !sors des maisons et dresse tes tentes ! Habite sousla tente ! C’est là, et rien que là, qu’habitent les dé-lices de la vie !

Dans les demeures stables et civilisées, il n’ya point de ferveur, il n’y a point d’amitié ! crois-moi ! fuis ta patrie ! déracine-toi du sol de ta pa-trie ! et enfonce-toi dans les pays étrangers !

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 421/1177

Page 421: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Écoute ! j’ai remarqué que l’eau qui stagne sepourrit ! Elle pourrait tout de même guérir de sapourriture en se remettant à courir ! Mais autre-ment elle est incurable !

J’ai observé aussi la lune dans son plein, et j’aiappris le nombre de ses yeux, de ses yeux de lu-mière ! Mais si je ne m’étais donnée la peine defaire le tour de ses révolutions dans l’espace, au-rais-je connu les yeux de chaque quartier, les yeuxqui me regardaient ?

Et le lion ? Aurais-je pu chasser le lion à courresi je n’étais sorti de la forêt touffue ?… Et laflèche ? Serait-elle meurtrière, la flèche, si elle nes’était détachée avec force de l’arc bandé ?

Et l’or ou l’argent ? Ne seraient-ils pointcomme une vile poussière, si l’on ne les tirait deleurs gisements ? Et quant au luth harmonieux, tule sais ! il ne serait qu’une bûche de bois, si l’ou-vrier ne l’avait déraciné de la terre pour le façon-ner !

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 422/1177

Page 422: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Expatrie-toi donc et tu seras aux sommets !Mais si tu restes attaché à ton sol, jamais tu nepourras parvenir aux hauteurs !

Lorsqu’il finit de dire les vers, il ordonnaà l’un de ses jeunes esclaves de lui seller unemule couleur d’étourneau, grande et rapide àla marche. Et l’esclave apprêta la plus belle desmules, la sella avec une selle garnie de brocartet d’or, avec des étriers indiens, une housse develours d’Ispahan, et il fit si bien que la muleparut telle qu’une nouvelle mariée habillée deneuf et toute brillante. Puis Noureddine ordon-na encore qu’on mît par-dessus tout cela ungrand tapis de soie et un petit tapis de prière ;et, cela fait, il mit la besace pleine d’or et de bi-joux entre le grand et le petit tapis.

Cela fait, il dit à l’enfant et à tous les autresesclaves : « Je vais de ce pas faire un tour endehors de la ville, du côté de Kalioubia, où jecompte coucher trois nuits, car je sens que j’aiun rétrécissement de poitrine et je veux aller

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 423/1177

Page 423: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

me dilater là-bas en respirant le grand air. Maisje défends à quiconque de me suivre ! »

Puis, ayant encore pris quelques provisionsde route, il monta sur la mule et s’éloigna ra-pidement. Une fois sorti du Caire, il marcha sibien qu’à midi il arriva à Belbéis, où il s’arrêta ;il descendit de sa mule, pour se reposer et lalaisser se reposer, mangea un morceau, achetaà Belbéis tout ce dont il pouvait avoir besoin,soit pour lui soit pour les rations de sa mule,et se remit en route. Deux jours après, à mi-di précis, grâce à sa bonne mule, il arriva dansla ville sainte, Jérusalem. Là il descendit de samule, se reposa, laissa reposer sa mule, tira dusac à provisions quelque chose qu’il mangea ;cela fait, il mit le sac sous sa tête, par terre,après avoir étendu le grand tapis de soie, ets’endormit, tout en pensant toujours avec co-lère à la conduite de son frère à son égard.

Le lendemain, à l’aube, il remonta en selle,et ne cessa cette fois de marcher à une bonneallure jusqu’à ce qu’il fût arrivé dans la ville

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 424/1177

Page 424: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

d’Alep. Là il se logea dans un des khâns de laville, et passa trois jours bien tranquillementà se reposer et à laisser se reposer sa mule ;puis, quand il eut bien respiré le bon air d’Alep,il songea à repartir. À cet effet, il remonta sursa mule, après avoir acheté de ces bonnes su-creries qu’on fait si bien à Alep et qui sonttoutes farcies de pistaches et d’amandes avecune croûte de sucre, toutes choses qu’il appré-ciait beaucoup depuis son enfance.

Et il laissa aller sa mule à sa guise, car ilne savait plus où il était, une fois sorti d’Alep.Et il marcha jour et nuit, si bien qu’un soir,après le coucher du soleil, il parvint à la villede Bassra ; mais, lui, ne savait pas du tout quecette ville fût Bassra. Car il ne sut le nom de laville qu’une fois arrivé au khân, où on le rensei-gna. Il descendit alors de sa mule, déchargea lamule des tapis ; des provisions et de la besace,et chargea le portier du khân de promener unpeu la mule, pour qu’elle ne prît pas froid en sereposant tout de suite. Et quant à Noureddine

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 425/1177

Page 425: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

lui-même, il étendit son tapis et s’assit se repo-ser au khân.

Le portier du khân prit donc la mule parla bride et se mit à la faire marcher. Or, il yeut cette coïncidence que, juste à ce moment-là, le vizir de Bassra était assis devant la fe-nêtre de son palais et regardait dans la rue. Ilaperçut donc la belle mule, et vit son magni-fique harnachement de grande valeur, et pensaque cette mule devait nécessairement apparte-nir à quelque vizir d’entre les vizirs étrangers,ou même à quelque roi d’entre les rois. Il se mitdonc à la regarder, et fut dans une grande per-plexité ; puis il donna ordre à un de ses jeunesesclaves de lui amener tout de suite le portierqui conduisait la mule. Et l’enfant courut cher-cher le portier et l’amena devant le vizir. Alorsle portier s’avança et embrassa la terre entreles mains du vizir, qui était un vieillard très âgéet très respectable. Et le vizir dit au portier :« Quel est le maître de cette mule, et quelle estsa condition ? » Le portier répondit : « Ô mon

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 426/1177

Page 426: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

seigneur, le maître de cette mule est un toutjeune homme fort beau, en vérité, plein de sé-duction, richement habillé comme un fils dequelque grand marchand ; et toute sa mine im-pose le respect et l’admiration. »

À ces paroles du portier, le vizir se leva surses pieds, et monta à cheval, et alla en toutehâte au khân, et entra dans la cour. À la vuedu vizir, Noureddine se leva sur ses pieds etcourut à sa rencontre, et l’aida à descendre decheval. Alors le vizir lui fit le salut d’usage, etNoureddine le lui rendit et le reçut très cordia-lement ; et le vizir s’assit à côté de lui et luidit : « Mon enfant, d’où viens-tu et pourquoies-tu à Bassra ? » Et Noureddine lui dit : « Monseigneur, je viens du Caire, qui est ma ville etoù je suis né. Mon père était vizir du sultand’Égypte, mais il est mort pour aller en la mi-séricorde d’Allah ! » Puis Noureddine racontaau vizir l’histoire depuis le commencement jus-qu’à la fin. Et il ajouta : « Mais j’ai bien pris laferme résolution de ne jamais plus retourner en

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 427/1177

Page 427: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Égypte, que je n’aie d’abord voyagé partout etvisité toutes les villes et toutes les contrées ! »

Aux paroles de Noureddine, le vizir dit :« Mon enfant, ne suis pas ces funestes idées duvoyage continuel, car elles te conduiraient à taperte. Le voyage, sais-tu, dans les pays étran-gers, c’est la ruine et la fin des fins ! Écoutemes conseils, mon enfant, car je crains beau-coup pour toi les accidents de la vie et dutemps ! »

Puis le vizir ordonna aux esclaves de des-seller la mule et desserrer les tapis et les soies ;et il emmena Noureddine avec lui à la maison,et lui donna une chambre, et le laissa se repo-ser, après lui avoir donné tout ce qui pouvaitlui être nécessaire.

Noureddine resta ainsi quelque temps chezle vizir ; et le vizir le voyait tous les jours et lecomblait de prévenances et de faveurs. Et il fi-nit par aimer énormément Noureddine, et tel-lement qu’un jour il lui dit : « Mon enfant, je

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 428/1177

Page 428: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

me fais bien vieux, et je n’ai pas eu d’enfantmâle. Mais Allah m’a accordé une fille qui envérité, t’égale en beauté et en perfections ; et,jusqu’à présent, j’ai refusé tous ceux qui mela demandaient en mariage. Mais maintenant,toi, je t’aime d’un si grand amour de cœur, queje viens te demander si tu veux consentir àaccepter chez toi ma fille comme une esclaveà ton service ! Car je souhaite fort que tu de-viennes l’époux de ma fille. Si tu veux bien ac-cepter, je monterai tout de suite chez le sultan,et je lui dirai que tu es mon neveu, nouvelle-ment arrivé d’Égypte, et que tu viens à Bass-ra expressément pour me demander ma fille enmariage. Et le sultan, à cause de moi, te pren-dra à ma place comme vizir. Car je deviens fortvieux, et le repos m’est devenu nécessaire. Etce sera avec un grand plaisir que je réintégre-rai ma maison, pour ne plus la quitter. »

À cette proposition du vizir, Noureddine setut et baissa les yeux ; puis il dit : « J’écoute etj’obéis ! »

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 429/1177

Page 429: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Alors le vizir fut au comble de la joie, et im-médiatement il ordonna aux esclaves de pré-parer le festin, d’orner et d’illuminer la salle deréception, la plus grande, celle réservée spé-cialement aux plus grands parmi les émirs.

Puis il réunit tous ses amis, et invita tousles grands du royaume et tous les grands mar-chands de Bassra ; et tous vinrent se présenterentre ses mains. Alors le vizir, pour leur expli-quer le choix qu’il avait fait de Noureddine enle préférant à tous les autres, leur dit : « J’avaisun frère qui était vizir à la cour d’Égypte, etAllah l’avait favorisé de deux fils de mon frèrele vizir. Et il est venu ici dans ce but. Et moi,je désire beaucoup écrire son contrat avec mafille, et qu’il vienne habiter avec elle chezmoi. »

Alors tous répondirent : « Oui, certaine-ment ! Ce que tu fais est sur nos têtes ! »

Et alors tous les invités prirent part augrand festin, burent toutes sortes de vins et

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 430/1177

Page 430: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

mangèrent d’une quantité prodigieuse de pâ-tisseries et de confitures ; puis, après avoir as-pergé les salles avec l’eau de roses, selon lacoutume, ils prirent congé du vizir et de Nou-reddine.

Alors le vizir ordonna à ses jeunes esclavesd’emmener Noureddine au hammam et de luifaire prendre un bain excellent. Et le vizir luidonna une des plus belles robes de ses propresrobes ; puis il lui envoya les serviettes, les bas-sins de cuivre pour le bain, les brûle-parfumset toutes les autres choses nécessaires. Et Nou-reddine prit le bain, et ressortit du hammamaprès avoir revêtu la belle robe neuve, et il de-vint aussi beau que la pleine lune dans la plusbelle des nuits. Puis Noureddine enfourcha samule couleur d’étourneau, et alla au palais duvizir, en passant par les rues où toute la popu-lation l’admira et s’exclama sur sa beauté et surl’œuvre d’Allah. Il descendit de sa mule, et en-tra chez le vizir, et lui baisa la main. Alors levizir…

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 431/1177

Page 431: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

— Mais, à ce moment de son récit, Schahra-zade vit apparaître le matin, et, discrète commeelle l’était, ne voulut point parler davantage cettenuit-là.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 432/1177

Page 432: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Mais lorsque fut la ving-tième nuit.

Schahrazade continua :

Il m’est parvenu, ô roi fortuné, que le vizirse leva alors, et accueillit avec une grande joiele beau Noureddine, et lui dit : « Va, mon fils,cours et entre chez ton épouse, et sois heu-reux ! Et demain je monterai avec toi chez lesultan. Et maintenant je n’ai plus qu’à deman-der pour toi à Allah toutes ses faveurs et tousses biens. »

Alors Noureddine baisa encore une fois lamain du vizir, son beau-père, et, entra dansl’appartement de la jeune fille. Et il arriva cequi arriva !

Voilà pour Noureddine !

Page 433: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Quant à son frère Chamseddine, au Caire…voici. Lorsque le voyage qu’il fit avec le sultand’Égypte, en allant du côté des Pyramides etde là ailleurs, fut terminé, il revint à la maison.Et il fut tout inquiet de ne pas trouver sonfrère Noureddine. Il demanda de ses nouvellesaux serviteurs, qui lui répondirent. « Lorsquetu partis avec le sultan, le jour même notremaître Noureddine monta sur sa mule harna-chée en grand apparat comme pour les joursde cortège, et nous dit : « Je vais du côté deKalioubia, et je resterai absent un jour ou deux,car je sens que ma poitrine est rétrécie etqu’elle a besoin d’un peu d’air. Mais que nulde vous ne me suive ! » Et, depuis ce jour-làjusqu’aujourd’hui, nous n’avons plus eu de sesnouvelles. »

Alors Chamseddine fut fort peiné de l’ab-sence de son frère, et sa peine devint de jouren jour plus forte, et il finit par ressentir la plusextrême affliction. Et il pensa : « Certainement,il n’y a d’autre cause de ce départ que les pa-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 434/1177

Page 434: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

roles dures que je lui ai dites la veille de monvoyage avec le sultan. Et c’est probablement cequ’il l’a poussé à me fuir. Aussi me faut-il répa-rer mes torts envers ce bon frère, et envoyer àsa recherche. »

Et Chamseddine monta immédiatementchez le sultan, et le mit au courant de la si-tuation. Et le sultan fit écrire des plis cachetésde son sceau, et les envoya, par les courriersà cheval, dans toutes les directions, à tous seslieutenants dans toutes les contrées, en leur di-sant, dans ces plis, que Noureddine avait dis-paru et qu’il fallait le chercher partout.

Mais, quelque temps après, tous les cour-riers revinrent, sans résultat, car pas un n’étaitallé à Bassra, où était Noureddine. AlorsChamseddine se lamenta à la limite des lamen-tations et se dit : « Tout cela est de ma faute !Et cela n’est arrivé qu’à cause de mon peu dediscernement et de tact ! »

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 435/1177

Page 435: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Mais, comme toute chose a une fin, Cham-seddine se consola à la fin, et après quelquetemps il se fiança avec la fille d’un des grosmarchands du Caire, et fit son contrat de ma-riage avec cette jeune fille, et se maria avecelle. Et il arriva ce qui arriva !

Or, il y eut cette coïncidence que la nuitmême de la pénétration de Chamseddine dansla chambre nuptiale était justement celle de lapénétration de Noureddine, à Bassra, dans lachambre de sa femme, la fille du vizir. Maisc’est Allah qui permit cette coïncidence du ma-riage des deux frères la même nuit, pour bienfaire voir, qu’il est le maître de la destinée deses créatures !

De plus, tout se passa comme l’avaientcombiné les deux frères avant leur querelle, àsavoir que les deux épouses furent engrosséesle même jour, à la même heure : la femme deChamseddine, vizir d’Égypte, accoucha d’unefille qui n’avait pas sa seconde en beauté danstoute l’Égypte ; et la femme de Noureddine, à

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 436/1177

Page 436: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Bassra, mit au monde un fils qui n’avait pas sonsecond en beauté dans le monde entier de sontemps ! Comme dit le poète :

L’enfant !... Est-il gentil ! et fin ! et sa taille !…Boire à même sa bouche ! boire cette bouche et ou-blier les coupes pleines et les vases débordants !

Boire à ses lèvres, se désaltérer à la fraîcheurde ses joues, se mirer aux sources de ses yeux, oh !et oublier la pourpre des vins, leurs arômes, leursaveur et toute l’ivresse !

— Si la Beauté en personne venait se mesurerà cet enfant, la Beauté baisserait la tête de confu-sion !

Et si tu lui demandais : « Ô Beauté ! quepenses-tu ! As-tu jamais vu son pareil ! » Elle ré-pondrait : « Comme lui ! en vérité, jamais ! »

Le fils de Noureddine, à cause de sa beauté,fut nommé Hassan Badreddine.

Sa naissance fut une occasion de grandesréjouissances publiques. Et le septième jour

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 437/1177

Page 437: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

après sa naissance, on donna des festins et desbanquets vraiment dignes des fils des rois.

Une fois les fêtes terminées, le vizir deBassra prit Noureddine et monta avec lui chezle sultan. Alors Noureddine baisa la terre entreles mains du sultan, et, comme il était douéd’une grande éloquence de langage, d’un cœurvaillant, et très ferme sur les beautés de la lit-térature, il récita au sultan ces vers du poète :

C’est lui devant qui le plus grand des bienfai-teurs s’incline et s’efface ; car il a gagné le cœur detous les êtres d’élection !

Je chante ses œuvres, car ce ne sont pas desœuvres, mais des choses si belles qu’on devraitpouvoir en faire un collier qui ornerait le cou !

Et si je baise le bout de ses doigts, c’est que cene sont plus des doigts, mais les clefs de tous lesbienfaits.

Le sultan, ravi de ces vers, fut fort généreuxde dons à l’égard de Noureddine et du vizir,

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 438/1177

Page 438: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

son beau-père, sans savoir un mot du mariagede Noureddine, ni même de son existence ; caril demanda au vizir, après avoir complimen-té Noureddine pour ses beaux vers : « Qui estdonc ce jeune homme éloquent et beau ? »

Alors le vizir raconta l’histoire au sultan de-puis le commencement jusqu’à la fin, et lui dit :« Ce jeune homme est mon neveu ! » Et le sul-tan lui dit : « Comment se fait-il que je n’en aiepas encore entendu parler ? » Le vizir dit : « Ômon seigneur et suzerain, je dois te dire quej’avais un frère vizir à la cour d’Égypte. À samort, il laissa deux fils dont l’aîné devint vizirà la place de mon frère, tandis que le second,que voici, vint me voir, car j’avais promis et ju-ré à son père de donner ma fille en mariageà l’un de mes neveux. Aussi, à peine était-ilarrivé que je le mariais avec ma fille ! C’estun jeune homme, comme tu vois ; et, moi, jeme fais vieux, et aussi un peu sourd, et inat-tentif aux affaires du royaume. Je viens doncdemander à mon suzerain le sultan de vou-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 439/1177

Page 439: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

loir bien agréer mon neveu, qui est en mêmetemps mon gendre, comme mon successeur auvizirat ! Et je puis t’assurer qu’il est vraimentdigne d’être ton vizir, car il est homme de bonconseil, fertile en idées excellentes et très ver-sé dans la manière de conduire les affaires ! »

Alors le sultan regarda encore mieux lejeune Noureddine, et il fut charmé de cet exa-men, et agréa le conseil de son vieux vizir à laplace de son beau-père, et lui fit présent d’unerobe d’honneur magnifique, la plus belle qu’ilput trouver, et d’une mule de ses propres écu-ries, et lui désigna ses gardes et ses chambel-lans.

Noureddine baisa alors la main du sultan,et sortit avec son beau-père, et tous deux re-vinrent à leur maison au comble de la joie, etallèrent embrasser le nouveau-né Hassan Ba-dreddine et dirent : « La venue au monde decet enfant nous a porté bonheur ! »

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 440/1177

Page 440: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Le lendemain, Noureddine alla au palaispour remplir ses nouvelles fonctions, et, en ar-rivant, il baisa la terre entre les mains du sul-tan et il récita ces deux strophes :

Pour toi les félicités sont tous les jours nou-velles, et les prospérités aussi ! et si bien que l’en-vieux en a séché de dépit !

Oh ! pour toi puissent tous les jours êtreblancs ; et noirs les jours de tous les envieux !

Alors le sultan lui permit de s’asseoir sur ledivan du vizirat, et Noureddine s’assit sur ledivan du vizirat. Et il commença à remplir sacharge, et à conduire les affaires courantes, età rendre la justice, tout comme s’il était vizirdepuis de longues années, et il s’en acquitta sibien, et tout cela sous les yeux du sultan, quele sultan fut émerveillé de son intelligence, desa compréhension des affaires et de la manièreadmirable dont il rendait la justice ; et il l’en ai-ma encore davantage, et fit de lui son intime.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 441/1177

Page 441: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Quant à Noureddine il continua à s’acquit-ter à merveille de ses hautes fonctions ; maiscela ne lui fit pas oublier l’éducation de sonfils Hassan Badreddine, malgré toutes les af-faires du royaume. Car Noureddine, de jouren jour, devenait plus puissant et plus en fa-veur auprès du sultan, qui lui fit augmenterle nombre de ses chambellans, de ses servi-teurs, de ses gardes et de ses coureurs. Et Nou-reddine devint si riche que cela lui permit defaire le commerce en grand, comme d’armerlui-même des navires de commerce qui allaientdans le monde entier, de construire des mai-sons de rapport, de bâtir des moulins et desroues à faire monter l’eau, de planter de ma-gnifiques jardins et vergers. Et tout cela jusqu’àce que son fils Hassan Badreddine eût atteintl’âge de quatre ans.

À ce moment, le vieux vizir, beau-père deNoureddine, vint à mourir ; et Noureddine luifit un enterrement solennel ; et lui et tous lesgrands du royaume suivirent l’enterrement.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 442/1177

Page 442: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Et c’est alors que Noureddine se voua entiè-rement à l’éducation de son fils. Il le confia ausavant le plus versé dans les lois religieuses etciviles. Ce savant vénérable vint tous les joursdonner des leçons de lecture à domicile aujeune Hassan Badreddine ; et peu à peu, au furet à mesure, il l’initia à la connaissance d’Al-Koran, que le jeune Hassan finit par apprendreentièrement par cœur ; après cela le vieux sa-vant, pendant des années et des années, conti-nua à enseigner à son élève toutes les connais-sance utiles. Et Hassan ne cessa de croître enbeauté, en grâce et en perfection, comme dit lepoète :

Ce jeune garçon ! il est la lune et, comme elle,il ne fait que resplendir et croître en beauté, si bienque le soleil emprunte l’éclat de ses rayons auxanémones de ses joues !

Il est le roi de la beauté par sa distinction sanségale. Et l’on est tout porté à supposer que lessplendeurs des prairies et des fleurs lui sont em-pruntées !

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 443/1177

Page 443: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Mais, pendant tout ce temps, le jeune Has-san Badreddine ne quitta pas un seul instantle palais de son père Noureddine, car le vieuxsavant exigeait une grande attention à ses le-çons. Mais quand Hassan eut atteint sa quin-zième année et qu’il n’eut plus rien à apprendredu vieux savant, son père Noureddine le prit,et lui mit une robe la plus magnifique qu’il puttrouver parmi ses robes, et le fit monter surune mule la plus belle d’entre ses mules et laplus en forme, et se dirigea avec lui vers le pa-lais de Bassra. Aussi tous les habitants, à la vuedu jeune Hassan Badreddine, poussèrent descris d’admiration pour sa beauté, la finesse desa taille, ses grâces, ses manières charmantes ;et ils ne pouvaient s’empêcher de s’exclamer :« Ya Allah ! qu’il est beau ! Et cela jusqu’à l’ar-rivée de Badreddine et de son père au palais ;et c’est alors que les gens comprirent le sens deces strophes du poète(61).

Quant au sultan, lorsqu’il vit le jeune Has-san Badreddine et sa beauté, il fut si stupéfait

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 444/1177

Page 444: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

qu’il en perdit la respiration et oublia cette res-piration pendant un bon moment. Et il le fits’approcher de lui et l’aima beaucoup ; il en fitson favori, le combla de bienfaits, et dit à sonpère Noureddine : « Vizir, il faut absolumentque tu me l’envoies ici tous les jours, car jesens que je ne pourrai plus me passer de lui ! »Et le vizir Noureddine fut bien obligé de ré-pondre : « J’écoute et j’obéis ! »

Sur ces entrefaites, alors que Hassan Ba-dreddine était devenu l’ami et le favori du sul-tan, Noureddine son père tomba gravementmalade, et, sentant qu’il ne tarderait pas à êtreappelé chez Allah, il manda son fils Hassan,et lui fit ses dernières recommandations et luidit : « Sache, ô mon enfant, que le monde estune demeure périssable, mais le monde futurest éternel ! Aussi, avant de mourir, je veuxte donner quelques conseils ; écoute-les doncbien et ouvre-leur ton cœur ! » Et Noureddinese mit à donner à Hassan les meilleures règles

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 445/1177

Page 445: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

pour se conduire dans la société de ses sem-blables et pour se diriger dans l’existence.

Après cela, Noureddine se remémora sonfrère Chamseddine le vizir d’Égypte, son pays,ses parents et tous ses amis du Caire ; et, àce souvenir, il ne put s’empêcher de pleurerde n’avoir pu les revoir. Mais bientôt il pensaqu’il avait encore des recommandations à faireà son fils Hassan, et il lui dit : « Mon enfant,retiens bien les paroles que je vais te dire, carelles sont très importantes. Sache donc quej’ai, au Caire, un frère nommé Chamseddine ;c’est ton oncle, et de plus il est vizir en Égypte.Dans le temps, nous nous sommes quittés unpeu brouillés, et moi, je suis ici, à Bassra, sansson consentement. Je vais donc te dicter mesdernières instructions à ce sujet ; prends doncun papier et un roseau, et écris sous ma dic-tée. »

Alors Hassan Badreddine prit une feuille depapier, sortit l’écritoire de sa ceinture, tira del’étui le meilleur calam qui était le mieux taillé,

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 446/1177

Page 446: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

plongea le calam dans l’étoupe imbibée d’encreà l’intérieur de l’écritoire ; puis il s’assit, pliala feuille de papier sur sa main gauche et, te-nant le calam de la main droite, il dit à sonpère Noureddine : « Ô mon père, j’écoute tesparoles ! » Et Noureddine commença à dicter :« Au nom d’Allah le Clément, le Miséricor-dieux… » et il continua à dicter ensuite à sonfils toute son histoire depuis le commencementjusqu’à la fin ; de plus il lui dicta la date de sonarrivée à Bassra, de son mariage avec la fille duvieux vizir ; il lui dicta sa généalogie complète,ses ascendants directs et indirects, avec leursnoms, les noms de leur père et de leur grand-père, son origine, son degré de noblesse per-sonnelle acquise, et enfin toute sa lignée pater-nelle et maternelle.

Puis il lui dit : « Conserve soigneusementcette feuille de papier. Et si, par la force dudestin, il t’arrivait un malheur dans ta vie, re-tourne dans le pays d’origine de ton père, là oùje suis né, moi ton père Noureddine, au Caire la

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 447/1177

Page 447: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

ville prospère ; là tu demanderas l’adresse deton oncle le vizir, qui demeure dans notre mai-son ; et salue-le de ma part en lui transmettantla paix, et dis-lui que je suis mort, affligé demourir à l’étranger, loin de lui, et qu’avant demourir je n’avais d’autre désir que de le voir !Voilà, mon fils Hassan, les conseils que je vou-lais te donner. Je te conjure donc de ne pas lesoublier ! »

Alors Hassan Badreddine plia soigneuse-ment le papier, après l’avoir sablé et séché etscellé avec le sceau de son père le vizir ; puisil le mit dans la doublure de son turban, entrel’étoffe et le bonnet, et le cousit ; mais, pour lepréserver de l’humidité, il prit bien soin, avantde le coudre, de le bien envelopper d’un mor-ceau de toile cirée.

Cela fait, il ne songea plus qu’à pleurer enbaisant la main de son père Noureddine, et ens’affligeant à cette pensée qu’il devait resterseul, tout jeune encore, et être privé de la vuede son père : Et Noureddine ne cessa de faire

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 448/1177

Page 448: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

ses recommandations à son fils Hassan Ba-dreddine jusqu’à ce qu’il rendît l’âme.

Alors Hassan Badreddine fut dans un granddeuil et le sultan aussi, ainsi que tous les émirs,et les grands et les petits. Puis on l’enterra se-lon son rang.

Quant à Hassan Badreddine, il fit durerdeux mois les cérémonies du deuil ; et, pen-dant tout ce temps, il ne quitta pas un seul ins-tant sa maison ; et oublia même de monter aupalais, et d’aller voir le sultan selon sa cou-tume.

Le sultan, ne comprenant pas que l’afflic-tion seule retenait le beau Hassan loin de lui,pensa que Hassan le délaissait et l’évitait. Aus-si il fut fort irrité, et au lieu de nommer Hassancomme vizir successeur de son père Noured-dine, il nomma à cette charge un autre, et priten amitié un autre jeune chambellan.

Non content de cela, le sultan fit plus. Ilordonna de sceller et de confisquer tous ses

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 449/1177

Page 449: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

biens, toutes ses maisons et toutes ses proprié-tés ; puis il ordonna qu’on le lui amenât enchaî-né. Et aussitôt le nouveau vizir prit avec luiquelques-uns d’entre les chambellans et se diri-gea du côté de la maison du jeune Hassan, quine se doutait pas du malheur qui le menaçait.

Or, il y avait, parmi les jeunes esclaves dupalais un jeune mamelouk qui aimait beaucoupHassan Badreddine. Aussi, à cette nouvelle, lejeune mamelouk courut très vite et arriva prèsdu jeune Hassan qu’il trouva fort triste, la têtepenchée, le cœur endolori, et pensant toujoursà son père défunt. Il lui apprit alors ce qui al-lait lui arriver. Et Hassan lui demanda : « Maisai-je encore au moins le temps de prendre dequoi subsister dans ma fuite à l’étranger ? » Etle jeune mamelouk lui répondit : « Le tempspresse. Aussi ne songe qu’à te sauver avanttout. »

À ces paroles, le jeune Hassan, habillé telqu’il était, et sans rien prendre avec lui, sortiten toute hâte, après avoir relevé les pans de sa

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 450/1177

Page 450: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

robe au-dessus de sa tête pour qu’on ne le re-connût pas. Et il se mit à marcher jusqu’à cequ’il fût hors de la ville.

Quant aux habitants de Bassra, à la nou-velle de l’arrestation projetée du jeune HassanBadreddine, fils du défunt Noureddine le vizir,de la confiscation de ses biens et de sa mortprobable, ils furent tous dans la plus grandeaffliction et se mirent à dire : « Ô quel dom-mage pour sa beauté et pour sa charmante per-sonne ! Et, en traversant les rues sans être re-connu, le jeune Hassan entendit ces regrets etces exclamations. Mais il se hâta encore da-vantage et continua à marcher encore plus vitejusqu’à ce que le sort et la destinée fissent quejustement il passât à côté du cimetière où étaitla turbeh(62) de son père. Alors il entra dansle cimetière, et se dirigea entre les tombes, etparvint à la turbeh de son père. Alors seule-ment il abaissa sa robe, dont il s’était couvertla tête, et entra sous le dôme de la turbeh et ré-solut d’y passer la nuit.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 451/1177

Page 451: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Or, pendant qu’il était là assis en proie à sespensées, il vit venir à lui un Juif de Bassra, quiétait un marchand fort connu de toute la ville.Ce marchand juif revenait d’un village voisinet regagnait la ville. En passant auprès de laturbeh de Noureddine, il regarda à l’intérieuret vit le jeune Hassan Badreddine, qu’il recon-nut aussitôt. Alors il entra, s’approcha de luirespectueusement et lui dit : « Mon seigneur,oh ! comme tu as la mine défaite et changée,toi si beau ! Un malheur nouveau te serait-il arrivé en plus de la mort de ton père levizir Noureddine, que je respectais et qui m’ai-mait aussi et m’estimait ! Mais qu’Allah l’aiten sa sainte miséricorde ! » Mais le jeune Has-san Badreddine ne voulut pas lui dire le motifexact de son changement de mine, et lui ré-pondit : « Comme j’étais endormi, cette après-midi, dans mon lit, à la maison, soudain, dansmon sommeil, je vis mon défunt père m’ap-paraître et me reprocher sévèrement mon peud’empressement à visiter sa turbeh. Alors, moi,plein de terreur et de regrets, je me réveillai

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 452/1177

Page 452: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

en sursaut et, tout bouleversé, j’accourus ici entoute hâte. Et tu me vois encore sous cette im-pression pénible. »

Alors le Juif lui dit : « Mon seigneur, il y adéjà quelque temps que je devais aller te voirpour te parler d’une affaire ; mais le sort au-jourd’hui me favorise, puisque je te rencontre.Sache donc, mon jeune seigneur, que le vizirton père, avec qui j’étais en affaires, avait en-voyé au loin des navires qui maintenant re-viennent chargés de marchandises en sonnom. Si donc tu voulais me céder le charge-ment de ces navires, je t’offrirais mille dinarspour chaque chargement, et je te les paieraisau comptant, sur l’heure. »

Et le Juif tira de sa robe une bourse remplied’or, compta mille dinars, et les offrit aussitôtau jeune Hassan, qui ne manqua pas d’acceptercette offre, voulue par Allah pour le tirer del’état de dénuement où il était. Puis le Juifajouta : « Maintenant, mon seigneur, écris-moice papier pour le reçu et appose dessus ton

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 453/1177

Page 453: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

sceau ! » Alors Hassan Badreddine prit le pa-pier que lui tendait le Juif, et le roseau aussi,trempa le roseau dans l’écritoire de cuivre etécrivit sur le papier :

« J’atteste que celui qui a écrit ce papier estHassan Badreddine, fils du vizir Noureddine ledéfunt – qu’Allah l’ait en sa miséricorde ! – etqu’il a vendu au Juif tel, fils de tel, marchandà Bassra, le chargement du premier navire quiarrivera à Bassra, navire faisant partie des na-vires ayant appartenu à son père Noureddine ;et ce, pour la somme de mille dinars, sansplus. » Puis il scella de son sceau le bas de lafeuille et la remit au Juif, qui s’en alla aprèsl’avoir salué avec respect.

Alors Hassan se prit à pleurer en pensant àson défunt père et à sa position passée et à sonsort présent. Mais, comme il faisait déjà nuit,pendant qu’il était ainsi étendu sur la tombe deson père le sommeil lui vint, et il s’endormitdans la turbeh. Et il resta ainsi endormi jus-qu’au lever de la lune ; à ce moment, sa tête

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 454/1177

Page 454: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

ayant roulé de dessus la pierre de la tombe, ilfut obligé de se tourner tout entier et de se cou-cher sur le dos : de la sorte, son visage se trou-va en plein éclairé par la lune, et brilla ainsi detoute sa beauté.

Or, ce cimetière était un lieu hanté par lesgenn de la bonne espèce de genn musulmans,des croyants. Et, par hasard aussi, une char-mante gennia prenait l’air à cette heure, sousles rayons de la lune, et, dans sa promenade,passa à côté de Hassan endormi, et le vit, etremarqua sa beauté et ses belles proportions,et elle fut fort émerveillée et dit : « Gloire àAllah ! oh, le beau garçon ! En vérité, je suisamoureuse de ses beaux yeux, car je les devined’un noir ! et d’un blanc !… » Puis elle se dit :« En attendant qu’il se réveille, je vais un peum’envoler pour continuer ma promenade enl’air. » Et elle prit son vol, et monta très hautpour prendre le frais ; là-haut, dans sa course,elle fut charmée de rencontrer en chemin unde ses camarades, un genni mâle, un croyant

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 455/1177

Page 455: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

aussi. Elle le salua gentiment et il lui rendit lesalut avec déférence. Alors elle lui dit : « D’oùviens-tu, compagnon ? » Il lui répondit : « DuCaire. » Elle lui dit : « Les bons croyants duCaire, vont-ils bien ? » Il lui répondit : « Grâceà Allah, ils vont bien. » Alors elle lui dit :« Veux-tu, compagnon, venir avec moi admirerla beauté d’un jeune homme qui est endormidans le cimetière de Bassra ? Le genni lui dit :« À tes ordres ! » Alors ils se prirent la main etdescendirent ensemble au cimetière et s’arrê-tèrent devant le jeune Hassan endormi. Et lagennia dit au genni, en lui clignant de l’œil :« Hein ! n’avais-je pas raison ? » Et le genni,étourdi par la merveilleuse beauté de HassanBadreddine, s’écria : « Par Allah ! Allah ! il n’apas son pareil ; il est créé pour mettre en com-bustion toutes les vulves. » Puis il réfléchit uninstant et ajouta : « Pourtant ma sœur, je doiste dire que j’ai vu quelqu’un qu’on peut compa-rer à ce charmant jeune garçon. » Et la gennias’écria : « Pas possible ! » Le genni dit : « ParAllah ! j’ai vu ! et c’est sous le climat d’Égypte,

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 456/1177

Page 456: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

au Caire ! et c’est la fille du vizir Chamsed-dine ! » La gennia lui dit : « Mais je ne laconnais pas ! » Le genni dit : « Écoute. Voicison histoire :

« Le vizir Chamseddine, son père, est dansle malheur à cause d’elle. En effet, le sultand’Égypte, ayant entendu parler par ses femmesde la beauté extraordinaire de la fille du vizir,la demanda en mariage au vizir. Mais le vizirChamseddine, qui avait résolu autre chosepour sa fille, fut dans une grande perplexité, etdit au sultan : « Ô mon suzerain et maître, aiela bonté d’agréer mes excuses les plus humbleset de me pardonner dans cette affaire. Car tusais l’histoire de mon pauvre frère Noureddinequi était ton vizir avec moi. Tu sais qu’il estparti un jour et que nous n’en avons plus en-tendu parler. Et ce fut, en vérité, pour un motifpas sérieux du tout ! » Et il raconta au sultan lemotif en détails. Puis il ajouta : « Aussi, par lasuite, je jurai devant Allah, le jour de la nais-sance de ma fille, que, quoi qu’il pût arriver, je

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 457/1177

Page 457: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

ne la marierais qu’au fils de mon frère Noured-dine. Et il y a déjà de cela dix-huit ans. Mais,heureusement, j’ai appris, il y a quelques joursseulement, que mon frère Noureddine s’étaitmarié avec la fille du vizir de Bassra, et qu’ilavait eu d’elle un fils. Aussi ma fille à moi, quiest née de mes œuvres avec sa mère, est des-tinée et écrite au nom de son cousin, le filsde mon frère Noureddine ! Quant à toi, ô monseigneur et suzerain, tu peux avoir n’importequelle jeune fille ! L’Égypte en est remplie ! Etil y en a qui sont des morceaux dignes desrois ! »

« Mais, à ces paroles, le sultan fut dans unegrande fureur, et s’écria : « Comment, misé-rable vizir ! je voulais te faire l’honneur d’épou-ser ta fille, et de descendre jusqu’à toi, et toi,tu oses, sous un prétexte bien stupide et bienfroid, me la refuser ! Soit ! Mais, par ma tête ! jevais te forcer à la donner en mariage, en dépitde ton nez, au plus misérable de mes gens ! »Or, le sultan avait un petit palefrenier contre-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 458/1177

Page 458: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

fait et bossu, avec une bosse par devant et unebosse par derrière. Le sultan le fit venir surl’heure, fit écrire son contrat de mariage avecla fille du vizir Chamseddine, malgré les suppli-cations du père ; puis il ordonna au petit bossude coucher la nuit même avec la jeune fille. Deplus, le sultan ordonna que l’on fît une grandenoce en musique.

« Quant à moi, ma sœur, sur ces entrefaites,je les laissai ainsi, au moment où les jeunes es-claves du palais entouraient le petit bossu, etlui décochaient des plaisanteries égyptiennestrès drôles, et tenaient déjà, chacun à la main,les chandelles de la noce allumées pour ac-compagner le marié. Quant au marié, je le lais-sai en train de prendre son bain au hammam,au milieu des railleries et des rires des jeunesesclaves qui disaient : « Pour nous, nous préfé-rerions tenir l’outil d’un âne pelé que le zebbpiteux de ce bossu ! » Et, en effet, ma sœur, ilest bien laid, ce bossu, et fort dégoûtant. » Et legenni, à ce souvenir, cracha par terre en faisant

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 459/1177

Page 459: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

une horrible grimace. Puis il ajouta : « Quantà la jeune fille, c’est la plus belle créature quej’aie vue dans ma vie. Je t’assure qu’elle est en-core plus belle que cet adolescent. Elle s’ap-pelle d’ailleurs Sett El-Hosn(63), et elle l’est !Je l’ai laissée qui pleurait amèrement, loin deson père auquel on a défendu d’assister à lafête. Elle est toute seule, dans la fête, au milieudes joueurs d’instruments, des danseuses etdes chanteuses ; le misérable palefrenier sorti-ra bientôt du hammam ; on n’attend plus quecela pour commencer la fête ! »

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin, et, discrète, remit son récitau lendemain.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 460/1177

Page 460: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Et lorsque fut la vingt-unième nuit.

Schahrazade dit :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, qu’à ce récitdu genni qui concluait en disant : « Et on n’at-tend plus que la sortie du bossu du ham-mam ! » la gennia dit : « Oui ! mais, compa-gnon, je pense fort que tu te trompes beaucoupen m’affirmant que Sett El-Hosn est plus belleque cet adolescent. Ce n’est pas possible. Car,moi, je t’affirme qu’il est le plus beau de cetemps ! » Mais l’éfrit répondit : « Par Allah ! ôma sœur, je t’assure que la jeune fille est plusbelle encore. D’ailleurs, tu n’as qu’à venir lavoir avec moi. C’est facile. Nous profiteronsde l’occasion pour frustrer le maudit bossu decette merveille de chair. Les deux jeunes gens

Page 461: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

sont dignes l’un de l’autre, et ils se ressemblenttellement qu’on dirait deux frères ou tout oumoins deux cousins. Quel dommage ce serait,que le bossu pût copuler avec Sett El-Hosn ! »

Alors la gennia répondit : « Tu as raison,mon frère. Oui, transportons sur nos brasl’adolescent endormi et unissons-le à la jeunefille dont tu parles. De la sorte, nous ferons unechose belle, et, de plus, nous verrons bien quelest le plus beau des deux ! » Et l’éfrit répon-dit : « J’écoute et j’obéis, car tes paroles sontpleines de bon sens et de justesse ! Allons-y ! »Sur ce, l’éfrit prit le jeune homme sur son dos,et s’envola suivi de près par l’éfrita qui l’aidaitpour aller plus vite ; et tous deux, ainsi char-gés, finirent par arriver au Caire, à toute vi-tesse. Là, ils se déchargèrent du beau Hassan,et le déposèrent, toujours endormi, sur un bancdans une rue près de la cour du palais qui étaitrempli de monde ; et ils le réveillèrent.

Hassan se réveilla, et fut dans le plus ex-trême ébahissement de ne plus se voir étendu

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 462/1177

Page 462: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

dans la turbeh, sur la tombe de son père àBassra. Il regarda à droite. Il regarda à gauche.Et tout lui fut inconnu. Ce n’était plus la mêmeville, mais une ville tout à fait différente deBassra. Il fut si surpris qu’il ouvrit la bouchepour crier ; mais aussitôt il vit devant lui unhomme très grand et barbu, qui lui cligna del’œil pour lui dire de ne pas crier. Et Hassan seretint. Cet homme (c’était le genni) lui présen-ta une chandelle allumée, et lui enjoignit de semêler à la foule des gens qui, tous, portaientdes chandelles allumées pour accompagner lanoce, et lui dit : « Sache que je suis un genni,un croyant ! C’est moi-même qui t’ai transpor-té ici, pendant ton sommeil. Cette ville, c’estle Caire. Je t’y ai transporté, car je te veux dubien, et je veux te rendre service pour rien,simplement pour l’amour d’Allah et pour tabeauté ! Prends donc cette chandelle allumée,mêle-toi à la foule et va avec elle jusqu’à cehammam que tu vois. Là, tu verras sortir uneespèce de petit bossu, qui est un nouveau ma-rié, et tu entreras avec lui dans ce palais, tu

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 463/1177

Page 463: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

te mettras à droite du bossu nouveau marié,comme si tu étais de la maison. Et alors,chaque fois que tu verras arriver en face devous autres un joueur d’instrument ou unedanseuse ou une chanteuse, tu plongeras tamain dans ta poche que, par mes soins, tu trou-veras toujours pleine d’or ; et tu prendras l’or àgrandes poignées, sans hésiter, et tu le jetterasnégligemment à tous ceux-là ! Et n’aie aucunecrainte de voir l’or s’épuiser : je m’en charge !Tu donneras donc une poignée d’or à tous ceuxqui t’approcheront. Et prends un air sûr de toi,et ne crains rien ! Et fie-toi à Allah qui t’a créési beau, et à moi aussi qui t’aime ! D’ailleurs,tout ce qui t’arrive là t’arrive par la volontéet la puissance d’Allah Très-Haut ! » À ces pa-roles, le genni disparut.

Alors Hassan Badreddine, de Bassra, à cesparoles de l’éfrit, se dit en lui-même : « Quepeut bien signifier tout cela ? Et de quel serviceà me rendre a-t-il voulu parler, cet étonnantéfrit ? » Mais, sans s’arrêter davantage à s’in-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 464/1177

Page 464: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

terroger, il marcha, et ralluma sa chandelle, quis’était éteinte, à la chandelle de l’un des invi-tés, et arriva au hammam juste au moment oùle bossu, qui avait fini de prendre son bain, ensortait à cheval et habillé tout de neuf.

Alors Hassan Badreddine, de Bassra, se mê-la à la foule, et manœuvra si bien qu’il arriva entête du cortège, aux côtés du bossu. C’est alorsque toute la beauté de Hassan parut dans sonmerveilleux éclat. D’ailleurs, Hassan était tou-jours habillé de ses habits somptueux de Bass-ra : sur la tête, il avait comme coiffure un tar-bouche entouré d’un magnifique turban de soieentremêlée de fils d’or. Et cela ne faisait que re-hausser son air imposant et sa beauté.

Chaque fois donc qu’une chanteuse ou unedanseuse se détachait du groupe des joueursd’instruments, durant la marche du cortège, ets’approchait de lui, en face du bossu, aussitôtHassan Badreddine plongeait la main dans sapoche et, la retirant pleine d’or, il jetait cet orpar grosses poignées tout autour de lui, et il

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 465/1177

Page 465: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

en mettait aussi de grosses poignées dans lepetit tambour à grelots de la jeune danseusesou de la jeune chanteuse, et le leur remplissaitchaque fois ; et cela d’une façon et une grâcesans pareilles.

Aussi toutes ces femmes, ainsi que toute lafoule, étaient dans la plus grande admiration,et, de plus, tous étaient ravis de sa beauté et deses charmes.

Le cortège finit par arriver au palais. Là,les chambellans écartèrent la foule, et ne lais-sèrent entrer que les joueurs d’instruments etla troupe des danseuses et des chanteuses, der-rière le bossu. Et personne autre.

Alors les chanteuses et les danseuses, àl’unanimité, interpellèrent les chambellans etleur disant : « Par Allah ! vous avez raisond’empêcher les hommes d’entrer avec nousdans le harem, pour assister à l’habillement dela nouvelle mariée ! Mais nous refusons abso-lument, nous aussi, d’entrer, si vous ne faites

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 466/1177

Page 466: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

entrer avec nous ce jeune homme qui nous acomblées de ses bienfaits ! Et nous refusons defaire fête à la mariée, à moins que ce ne soit enprésence de ce jeune homme, notre ami ! »

Et, de force, les femmes s’emparèrent dujeune Hassan, et l’emmenèrent avec elles dansle harem, au milieu de la grande salle deréunion. Il était ainsi le seul homme, avec lepetit palefrenier bossu, au milieu du harem, endépit du nez du bossu qui ne put empêcherla chose. Dans la salle de réunion étaient as-semblées toutes les dames, épouses des émirs,des vizirs et des chambellans du palais. Toutesces dames s’alignèrent sur deux rangs, en te-nant chacune une grande chandelle ; et toutesavaient le visage couvert de leur voilette desoie blanche, à cause de la présence des deuxhommes. Et Hassan et le bossu nouveau mariépassèrent entre les deux files et allèrent s’as-seoir sur une estrade élevée, en traversant cesdeux rangs de femmes qui s’étendaient depuisla salle de réunion jusqu’à la chambre nuptiale,

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 467/1177

Page 467: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

d’où devait bientôt sortir la nouvelle mariéepour la noce.

À la vue de Badreddine Hassan, de sa beau-té, de ses charmes, de son visage lumineuxcomme le croissant nouveau de la lune, lesfemmes, d’émotion, s’arrêtèrent de respirer, etsentirent leur raison s’envoler. Et chacuned’elles brûlait de pouvoir enlacer cet adoles-cent merveilleux, et se jeter dans son giron,et y rester attachée durant une année, ou unmois, ou tout au moins une heure, seulementle temps d’être chargée une fois, et de le sentiren elle !

À un moment donné, toutes ces femmes, àla fois, ne purent plus tenir davantage, et dé-couvrirent leur visage en enlevant leur voile !Et elle se montrèrent sans retenue, oubliant laprésence du bossu ! Et elles se mirent toutesà s’approcher de Hassan Badreddine pour l’ad-mirer de plus près, et pour lui dire une paroleou deux d’amour ou tout au moins pour luifaire un signe de l’œil qui pût lui faire voir

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 468/1177

Page 468: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

combien elles le désiraient. D’ailleurs, les dan-seuses et les chanteuses renchérissaient en-core là-dessus en racontant la générosité deHassan, et en encourageant ces dames à le ser-vir du mieux. Et les dames se disaient : Allah !Allah ! voilà un jeune homme ! Celui-là, oui !peut dormir avec Sett El-Hosn ! Ils sont faitsl’un pour l’autre ! Mais ce maudit bossu, qu’Al-lah le confonde ! »

Pendant que les dames, dans la salle, conti-nuaient à louer Hassan et à faire des impré-cations contre le bossu, soudain les joueusesd’instruments frappèrent sur leurs instruments,la porte de la chambre nuptiale s’ouvrit, et lanouvelle mariée, Sett El-Hosn, entourée deseunuques et des suivantes, fit son entrée dansla salle de réception.

Sett El-Hosn, la fille du vizir Chamseddine,entra au milieu des femmes, et elle brillaitcomme une houria, et les autres, à côté d’elle,n’étaient que des astres pour lui faire cortège,comme les étoiles entourent la lune sortant

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 469/1177

Page 469: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

de dessous un nuage ! Elle était parfumée àl’ambre, au musc et à la rose ; elle s’était pei-gnée, et sa chevelure brillait sous la soie quila recouvrait ; ses épaules se dessinaient admi-rables sous les habits somptueux qui les recou-vraient. Elle était, en effet, royalement vêtue ;entre autres choses, sur elle, elle avait une robetoute brodée d’or rouge, et, sur l’étoffe, étaientdessinées des figures de bêtes et d’oiseaux ;mais ce n’était là que la robe extérieure ; carpour les autres robes d’en dessous, Allah seulserait capable de les connaître et de les estimerà leur valeur !

Au cou, elle avait un collier qui pouvait va-loir qui sait combien de milliers de dinars !Chaque pierrerie qui le composait était si rareque nul homme, simple vivant, fût-il le roi enpersonne, n’en avait vu de semblables.

En un mot, Sett El-Hosn, la nouvelle ma-riée, était aussi belle que, durant sa quator-zième nuit, l’est la pleine lune !

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 470/1177

Page 470: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Quant à Hassan Badreddine, de Bassra, ilétait toujours assis, faisant l’admiration de toutle groupe des dames. Aussi ce fut de son côtéque se dirigea la nouvelle mariée. Elle s’ap-procha de l’estrade en imprimant à son corpsdes mouvements fort gracieux, de droite et degauche. Alors, aussitôt, se leva le palefrenierbossu et se précipita pour l’embrasser. Maiselle le repoussa avec horreur, et se retournalestement, et, d’un mouvement, se plaça de-vant le beau Hassan. Et dire que c’était soncousin, et qu’elle ne le savait pas, ni lui nonplus !

À la vue de cette scène, toutes les femmesprésentes se mirent à rire, surtout quand lajeune mariée s’arrêta devant le beau Hassan,pour lequel elle fut à l’instant consumée d’ar-deur, et s’écria en levant les mains au ciel :« Allahoumma ! fais que ce beau garçon de-vienne mon époux ! Et débarrasse-moi de cepalefrenier bossu ! »

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 471/1177

Page 471: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Alors Hassan Badreddine, selon l’avis dugenni, plongea la main dans sa poche et la re-tira pleine d’or, et jeta l’or par poignées auxsuivantes de Sett El-Hosn et aux danseurs etaux chanteuses, qui s’écrièrent : « Ah ! puisses-tu posséder, toi, la mariée ! » Et Badreddinesourit gentiment à ce souhait et à leurs compli-ments.

Quant au bossu, durant toute cette scène,il était délaissé avec mépris, et il siégeait toutseul, aussi laid qu’un singe. Et toutes les per-sonnes qui s’approchaient par hasard de lui, enpassant près de lui, éteignaient leur chandellepour se moquer de lui. Et il resta ainsi tout letemps à se morfondre et à se faire du mauvaissang en son âme. Et toutes les femmes rica-naient en le regardant, et lui décochaient desplaisanteries salées. L’une lui disait : « Singe !tu pourras te masturber à sec et copuler avecl’air ! » L’autre lui disait : « Vois ! tu es à peineaussi gros que le zebb de notre beau maître !Et tes deux bosses sont juste la mesure de ses

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 472/1177

Page 472: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

œufs ! » Une troisième disait : « S’il te donnaitun coup avec son zebb, il t’enverrait à l’écuriesur ton derrière ! » Et tout le monde riait.

Quant à la nouvelle mariée, sept fois desuite, et chaque fois vêtue d’une façon diffé-rente, elle fit le tour de la salle, suivie de toutesles dames ; et elle s’arrêtait, après chaque tour,devant Hassan Badreddine El Bassraoui. Etchaque robe nouvelle était de beaucoup plusbelle que la précédente, et chaque parure dé-passait infiniment les autres parures. Et tout letemps, pendant que la nouvelle mariée s’avan-çait ainsi lentement et pas à pas, les joueusesd’instruments faisaient merveille, et les chan-teuses disaient les chansons les plus éperdu-ment amoureuses et excitantes, et les dan-seuses, en s’accompagnant de leur petit tam-bour à grelots, dansaient comme des oiseaux !Et, chaque fois, Hassan Badreddine El-Bass-raoui ne manquait pas de jeter l’or par poi-gnées en le répandant par toute la salle ; ettoutes les femmes se précipitaient dessus pour

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 473/1177

Page 473: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

avoir quelque chose à toucher de la main del’adolescent. Il y en eut même qui profitèrentde l’hilarité et de l’excitation générales, du sondes instruments et de la griserie du chant, poursimuler, étendue l’une sur l’autre par terre, unecopulation, en regardant Hassan assis et sou-riant ! Et le bossu regardait tout cela fort dé-solé. Et sa désolation augmentait chaque foisqu’il voyait l’une des femmes se tourner versHassan, et, de la main étendue et abaisséebrusquement, l’inviter, par signe, vers savulve ; ou une autre agiter son doigt du milieu,en clignant de l’œil ; ou une autre, en agitantses hanches et en se tordant, faire claquer samain droite ouverte sur sa main gauche fer-mée ; ou une autre, avec un geste encore pluslubrique, se taper sur les fesses et dire au bos-su : « Tu en mordras au temps des abricots ! »Et tout le monde de rire.

À la fin du septième jour, la noce était finie,car elle avait duré une bonne partie de la nuit.Aussi les joueuses d’instruments cessèrent de

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 474/1177

Page 474: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

pincer leurs instruments, les danseuses et leschanteuses s’arrêtèrent, et, avec toutes lesdames, elles passèrent devant Hassan, soit enlui baisant les mains, soit en lui touchant le pande la robe ; et tout le monde sortit en regar-dant une dernière fois Hassan comme pour luidire de rester là. Et, en effet, il ne resta plusdans la salle que Hassan, le bossu et la nou-velle mariée avec ses suivantes. Alors les sui-vantes conduisirent l’épouse dans la chambrede déshabillage, la déshabillèrent de ses robesune à une, et en disant chaque fois : « Au nomd’Allah ! » pour conjurer le mauvais œil. Puiselles partirent en la laissant seule avec savieille nourrice, qui avant de la conduire dansla chambre nuptiale, devait attendre que lenouveau marié, le bossu, y arrivât le premier.

Le bossu se leva donc de l’estrade, et,voyant Hassan toujours assis, lui dit sur un tontrès sec : « En vérité, seigneur, tu nous as gran-dement honorés de ta présence et tu nous ascomblés de tes bienfaits cette nuit. Mais main-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 475/1177

Page 475: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

tenant attends-tu, pour t’en aller d’ici, que l’onte chasse ? » Alors Hassan, qui, en somme, nesavait au juste ce qu’il devait faire, réponditen se levant : « Au nom d’Allah ! » et il se levaet sortit. Mais à peine était-il hors de la portede la salle qu’il vit le genni apparaître et luidire : « Où vas-tu ainsi, Badreddine ? Arrête-toi et écoute-moi bien et suis mes instructions.Le bossu vient d’aller au cabinet d’aisance ;et moi, je m’en charge ! Toi, en attendant, vade ce pas dans la chambre nuptiale, et quandtu verras entrer la nouvelle mariée, tu lui di-ras : « C’est moi qui suis ton vrai mari ! Le sul-tan, ton père, n’usa de ce stratagème que parcrainte pour toi du mauvais œil des gens en-vieux ! Quant au palefrenier, c’est le plus mi-sérable de nos palefreniers ; et pour le dédom-mager, on lui prépare à l’écurie un pot de laitcaillé pour qu’il s’en rafraîchisse à notre san-té ! » Puis tu la prendras, sans crainte, et, sanshésiter, tu lui enlèveras son voile, et tu lui ferasce que tu lui feras ! » Puis le genni disparut.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 476/1177

Page 476: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Le bossu arriva, en effet, au cabinet d’ai-sances, pour se décharger avant d’arriver chezla nouvelle mariée, et s’accroupit sur lemarbre, et commença ! Mais aussitôt le genniprit la forme d’un gros rat et sortit du trou ducabinet d’aisances, et fit entendre des cris derat : « Zik ! zik ! » Et le palefrenier frappa desmains pour le faire fuir, et lui dit : « Hesch !hesch ! » Aussitôt le rat se mit à grossir et de-vint un gros chat, aux yeux terriblementbrillants, qui se mit à miauler de travers. Puis,comme le bossu continuait à faire ses besoins,le chat se mit à grossir et devint un gros chienqui aboya : « Haou ! Haou ! » Alors le bossucommença à s’effrayer et lui cria : « Va-t’en, vi-lain ! » Alors le chien grossit et s’enfla et de-vint un âne, qui se mit à braire à la figure dubossu : « Hâk ! hi hâk ! » et aussi à péter avecun bruit terrible. Alors le bossu fut plein de ter-reur, sentit tout son ventre se fondre en diar-rhée, et eut à peine la force de crier : « À monsecours, habitants de la maison ! » Alors, decrainte qu’il ne s’échappât de là, l’âne gros-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 477/1177

Page 477: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

sit encore et devint un buffle monstrueux, quiobstrua complètement la porte du cabinet d’ai-sances, et ce buffle, cette fois, parla avec lavoix des hommes, et dit : « Malheur à toi, bos-su de mon cul ! le plus infect des palefre-niers ! » À ces paroles, le bossu sentit le froidde la mort l’envahir, il glissa avec sa diarrhéesur les carreaux, par terre, à moitié habillé,et ses mâchoires claquèrent l’une sur l’autre,et finirent par se souder d’épouvante ! Alorsle buffle lui cria : « Bossu de bitume ! n’as-tupu trouver une autre femme à charger de tonignoble outil, que ma maîtresse ? » Et le pa-lefrenier, plein d’épouvante, ne put articulerun mot. Et le genni lui dit : « Réponds-moi,ou je te ferai mordre tes excréments ! » Alorsle bossu, à cette effroyable menace, put dire :« Par Allah ! ce n’est point de ma faute ! Onm’y a forcé ! Et d’ailleurs, ô souverain puissantdes buffles, je ne pouvais point deviner quela jeune fille eût un amant parmi les buffles !Mais, je le jure, je m’en repens et j’en demandepardon à Allah et à toi ! » Alors le genni lui dit :

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 478/1177

Page 478: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

« Tu vas me jurer par Allah que tu vas obéirà mes ordres ! » Et le bossu se hâta de prêterserment. Alors le genni lui dit : » Tu vas res-ter ici toute la nuit jusqu’au lever du soleil ! Etalors seulement tu pourras t’en aller ! Mais tune diras pas un mot à personne de tout cela,sinon je te casserai la tête en mille morceaux !Et jamais plus ne remets les pieds du côté dece palais, dans le harem ! Sinon, je te le répète,je t’écraserai la tête et je t’enfouirai dans lafosse des excréments ! » Puis il ajouta : « Main-tenant je vais te mettre dans une position dontje te défends de bouger jusqu’à l’aube ! » Alorsle buffle saisit avec ses dents le palefrenier parles pieds et l’enfonça, la tête la première, aufond du trou béant de la fosse du cabinet d’ai-sance, et lui laissa seulement les pieds hors dutrou. Et il lui répéta : « Et surtout prends biengarde de bouger ! » Puis il disparut.

Voilà pour le bossu !

Quant à Hassan Badreddine El-Bassraoui,il laissa le bossu et l’éfrit aux prises, et il pé-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 479/1177

Page 479: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

nétra dans les appartements privés, et de làdans la chambre nuptiale, où il s’assit tout aufond. Et à peine était-il là que la nouvelle ma-riée entra, soutenue par sa vieille nourrice quis’arrêta à la porte en laissant Sett El-Hosn en-trer toute seule. Et, sans distinguer qui était as-sis au fond, la vieille, croyant parler au bos-su, lui dit : « Lève-toi, vaillant héros, prendston épouse, et agis brillamment ! Et mainte-nant, mes enfants, qu’Allah soit avec vous ! »Puis elle se retira.

Alors l’épousée, Sett El-Hosn, le cœur bienfaible, s’avança en se disant en elle-même :« Non ! plutôt rendre l’âme que de me livrer àcet immonde palefrenier bossu ! » Mais à peineeut-elle fait quelque pas qu’elle reconnut lemerveilleux Badreddine ! Alors elle poussa uncri de félicité et dit : « Ô mon chéri ! que tu esgentil de m’attendre pendant tout ce temps !Tu es seul ? Quel bonheur ! Je t’avouerai, quej’avais d’abord pensé en te voyant assis dansla salle de réunion, côte à côte avec le vilain

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 480/1177

Page 480: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

bossu, que tous deux vous vous étiez associéssur moi ! » Badreddine répondit : « Ô ma maî-tresse, que dis-tu là ? Et comment veux-tu quece bossu puisse te toucher ? Et comment pour-rait-il être mon associé sur toi ? » Sett El-Hosnrépondit : « Mais enfin qui de vous deux estmon mari, toi ou lui ? » Badreddine répondit :« C’est moi, maîtresse ! Toute cette farce dubossu n’a été montée que pour nous faire rire ;et aussi pour t’éviter le mauvais œil, car toutesles femmes du palais ont entendu parler de tabeauté unique ; et ton père a loué ce bossupour qu’il servît de repoussoir au mauvais œil ;ton père l’a gratifié de dix dinars ; et mainte-nant, d’ailleurs, le bossu est à l’écurie en traind’avaler, à notre santé, un pot de lait cailléfrais ! »

À ces paroles de Badreddine, Sett El-Hosnfut au comble du plaisir ; elle se prit à souriregentiment et à rire plus gentiment encore ;puis, soudain, ne pouvant plus se retenir elles’écria : « Par Allah ! mon chéri, prends-moi !

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 481/1177

Page 481: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

prends-moi ! Serre-moi ! Fixe-moi sur ton gi-ron ! » Et, comme Sett El-Hosn avait enlevé seshabits d’en dessous, elle se trouva être toutenue sous sa robe. Aussi, en disant ces paroles :« Fixe-moi sur ton giron ! » elle souleva légè-rement sa robe à la hauteur de sa vulve etdévoila ainsi dans toute leur magnificence sescuisses et son cul de jasmin. À cette vue et àl’aspect des détails de cette chair de houria,Badreddine sentit le désir faire le tour de soncorps et soulever l’enfant endormi ! Et aussitôtil se leva avec hâte, se déshabilla et se défit deses vastes culottes à plis innombrables ; il enle-va la bourse contenant les mille dinars que luiavait donnés le juif de Bassra, et la mit sur ledivan, au dessous des culottes ; puis il enlevason turban si beau et le mit sur une chaise etse couvrit d’un léger turban de nuit qu’on avaitmis là pour le bossu ; et il ne resta vêtu que dela fine chemise en mousseline de soie brodéed’or et de l’ample caleçon en soie bleue, atta-ché à la taille avec un cordon à glands d’or.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 482/1177

Page 482: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Badreddine défit les cordons et s’élança surSett El-Hosn qui lui tendait tout son corps ; etils s’enlacèrent ; et Badreddine enleva Sett El-Hosn et la renversa sur la couche, et fondit surelle ! Il s’accroupit les jambes écartées, et saisitles cuisses de Sett El-Hosn et les attira à lui enles écartant. Et alors il pointa le bélier, qui étaittout prêt, dans la direction du fort, et poussa cevaillant bélier en l’enfonçant dans la brèche ; etaussitôt la brèche céda. Et Badreddine exultaen constatant que la perle était imperforée etque nul bélier avant le sien ne l’avait pénétréeni même touchée du bout du nez ! Et il vérifiaaussi que ce derrière de bénédiction n’avait ja-mais été chargé sous l’assaut d’un monteur !

Aussi au comble de la jouissance il lui ravitcette virginité, et se délecta tout à son aise augoût de cette jeunesse. Et, clou sur clou, le bé-lier fonctionna quinze fois de suite, à entrer età sortir, sans interruption ; et il ne s’en trouvapas mal du tout.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 483/1177

Page 483: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Aussi, dès cet instant, sans aucun douteSett El-Hosn fut engrossée, comme tu le verrasdans la suite, ô émir des Croyants.

Comme Badreddine finissait d’enfoncer lesquinze poteaux, il se dit : « C’est probablementassez, pour l’instant. » Et alors il s’étendit à cô-té de Sett El-Hosn, lui mit la main doucementsous la tête et Sett El-Hosn également l’entou-ra de ses bras ; et tous deux s’enlacèrent étroi-tement et, avant de s’endormir se récitèrentces strophes admirables :

Ne crains point ! Et que ta lance pénètre l’objetde ton amour ! Et néglige les conseils de l’envieux ;car ce n’est point ton envieux qui servira tonamour !

Songe ! le Clément n’a point créé un spectacleplus beau que celui de deux amants enlacés surleur couche !

Regardez-les ! les voici collés l’un sur l’autre,couverts de bénédictions ! Leurs mains et leursbras leur servent d’oreillers !

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 484/1177

Page 484: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Lorsque le monde voit deux cœurs liés par l’ar-dente passion, il essaie de les frapper avec le ferfroid !

Mais toi, passe outre ! Toutes les fois que tadestinée met une beauté sur ta route, c’est elle qu’ilfaut aimer ; c’est avec elle qu’il faut vivre, unique-ment !

Voilà pour Hassan Badreddine et Sett El-Hosn, la fille de son oncle !

Quant au genni, il se hâta d’aller chercherla gennia, sa compagne, et tous deux vinrentadmirer les deux jeunes gens endormis, aprèsavoir assisté à leurs jeux et compté les coupsde bélier. Puis l’éfrit dit à l’éfrita, sa compagne :« Allons, ma sœur, tu vois que j’avais raison ! »Puis il ajouta : « Maintenant il faut qu’à tontour tu enlèves le jeune homme et que tu letransportes au même endroit où je l’avais prisau cimetière de Bassra dans la turbeh de sonpère Noureddine ! Et fais vite, et moi, je t’y ai-derai, car voici le matin qui va paraître ; et il

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 485/1177

Page 485: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

ne faut pas, vraiment ! » Alors l’éfrita soulevale jeune Hassan endormi, le chargea sur sesépaules, habillé tel qu’il était avec la chemiseseulement, car le caleçon n’avait pu tenir aumilieu de ses ébats, et elle s’envola avec lui,suivie de près par l’éfrit. À un moment donné,dans cette course à travers l’air, l’éfrit eut desidées lubriques sur l’éfrita, et voulut la violerainsi chargée du beau Hassan ; et l’éfrita se se-rait bien laissé faire par l’éfrit ; mais elle eutpeur pour Hassan. D’ailleurs, Allah intervintheureusement, et envoya contre l’éfrit desanges qui lancèrent sur lui une colonne de feuqui le brûla. Et l’éfrita et Hassan furent ainsidélivrés du terrible éfrit qui les aurait peut-être abîmés : car l’éfrit est terrible en copu-lation ! Alors l’éfrita descendit à terre, à l’en-droit même où avait été précipité l’éfrit aveclequel elle aurait bien copulé, sans la présencede Hassan pour lequel elle craignait beaucoup.

Or, il était écrit de par le Destin que l’en-droit où l’éfrita déposerait le jeune Hassan Ba-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 486/1177

Page 486: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

dreddine, en n’osant plus le porter plus loin àelle seule, serait tout près de la ville de Damas,dans le pays de Scham(64). Alors l’éfrita portaHassan tout près de l’une des portes de la ville,le déposa doucement à terre, et s’envola.

Au lever du jour, on ouvrit les portes de laville, et les gens, en sortant, furent bien éton-nés de voir ce merveilleux adolescent endormi,habillé seulement d’une chemise, portant sur latête, au lieu d’un turban, un bonnet de nuit, et,de plus, sans caleçon ! Et ils se dirent : « C’estétonnant ce qu’il a dû veiller, pour maintenantêtre enfoncé dans un si profond sommeil ! »Mais d’autres dirent : « Allah ! Allah ! le beladolescent ! Heureuse et pleine de chance lafemme qui a couché avec lui ! Mais pourquoiest-il ainsi tout nu ? » D’autres répondirent :« Probablement le pauvre jeune homme aurapassé au cabaret plus de temps qu’il ne fallait !Et il a bu plus que sa capacité ! Et en rentrant,le soir, il a dû trouver les portes de la ville fer-mées, et il s’est décidé à dormir par terre ! »

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 487/1177

Page 487: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Or, pendant qu’ils s’entretenaient ainsi, labrise du matin se leva et vint caresser le beauHassan et souleva sa chemise : on vit alors ap-paraître un ventre, un ombilic, des cuisses etdes jambes, le tout comme le cristal ! un zebbet des œufs fort bien proportionnés. Et cettevue émerveilla tous les gens qui admiraienttout cela.

À ce moment, Badreddine se réveilla et sevit étendu près de cette porte inconnue et en-touré par tous ces gens ; aussi fut-il fort surpriset s’écria : « Où suis-je, bonnes gens ? Dites-le moi ! je vous prie ! Et pourquoi m’entourez-vous ainsi ? Qu’y a-t-il donc ! » Ils répon-dirent : « Pour nous, nous nous sommes arrê-tés pour te regarder, simplement pour le plai-sir ! Mais, pour toi, ne sais-tu pas que tu es àla porte de Damas ? Où donc as-tu pu passer lanuit pour être ainsi tout nu ? » Hassan répon-dit : « Par Allah ! bonnes gens, que me dites-vous ? Moi, j’ai passé la nuit au Caire. Et vousdites que je suis à Damas ? » Alors tous furent

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 488/1177

Page 488: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

dans la plus grande hilarité, et l’un d’eux dit :« Ô le grand mangeur de haschich ! » Etd’autres dirent : « Mais sûrement tu es fou !Quel dommage qu’un si merveilleux adoles-cent soit fou ! » Et d’autres dirent : « Mais enfinquelle est cette étrange histoire que tu nousracontes là ? » Alors Hassan Badreddine dit :« Par Allah ! bonnes gens, je ne mens jamais !Je vous assure donc, et je vous répète, qu’hierj’ai passé la nuit au Caire, et avant-hier à Bass-ra, ma ville ! » À ces paroles, l’un s’écria :« Quelle chose étonnante ! » Un autre : « C’estun fou ! » Et quelques-uns se mirent à se ployerde rire et à frapper leurs mains l’une contrel’autre. Et d’autres dirent : « En vérité, n’est-ce point dommage que cet admirable adoles-cent ait perdu ainsi la raison ! Mais aussi quelfou incomparable ! » Et un autre plus sage, dit :« Mon fils reprends un peu tes sens. Et ne dispas de pareilles sottises. » Alors Hassan dit :« Je sais ce que je dis. Et, de plus, apprenezque durant cette nuit d’hier, au Caire, j’ai passéde fort agréables moments comme nouveau

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 489/1177

Page 489: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

marié ! » Alors tous furent de plus en plus per-suadés de sa folie ; et l’un d’eux en riants’écria : « Vous voyez bien que le pauvre jeunehomme s’est marié en rêve ! Était-ce bon, lemariage en rêve ? Combien de fois ? Était-ceune houria ou une putain ? » Mais Badreddinecommença à être fort contrarié, et leur dit :« Eh bien, oui ! c’était une houria ! Et je n’aipoint copulé en rêve, mais quinze fois entre sescuisses ; et j’ai pris la place d’un infect bossu,et j’ai même mis le bonnet de nuit qui lui étaitdestiné, et que voici ! » Puis il réfléchit un ins-tant et s’écria : « Mais, par Allah ! braves gens,où est mon turban, où est mon caleçon, où sontma robe et mes culottes ? Et surtout où est mabourse ? »

Et Hassan se leva, et chercha autour de luises habits. Et tout le monde alors se mit à cli-gner de l’œil et à se faire signe que l’adolescentétait absolument fou.

Alors le pauvre Hassan se décida à entreren ville dans son accoutrement, et il fut bien

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 490/1177

Page 490: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

obligé de traverser les rues et les souks, aumilieu d’un grand cortège d’enfants et de per-sonnes qui criaient : « C’est un fou ! c’est unfou ! » et le pauvre Hassan ne savait plus quedevenir quand Allah eut peur que ce beau gar-çon ne fût violenté, et il le fit passer à côté dela boutique d’un pâtissier qui venait justementd’ouvrir sa boutique. Et Hassan se précipitadans la boutique, s’y réfugia ; et comme ce pâ-tissier était un solide gaillard dont les exploitsétaient fort réputés en ville, tout le monde eutpeur et se retira, laissant Hassan tranquille.

Lorsque le pâtissier, qui s’appelait El-HadjAbdallah, vit le jeune Hassan Badreddine, ilput l’examiner à son aise, et il s’émerveilla àl’aspect de sa beauté, de ses charmes et de sescharmes et de ses dons naturels ; et à l’ins-tant même l’amour emplit son cœur, et il ditau jeune Hassan : « Ô jeune garçon gentil, dis-moi, d’où viens-tu ? et sois sans crainte ; ra-conte-moi ton histoire, car je t’aime déjà plusque mon âme ! » Alors Hassan raconta toute

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 491/1177

Page 491: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

son histoire au pâtissier Hadj Abdallah, et celadepuis le commencement jusqu’à la fin.

Le pâtissier fut extrêmement émerveillé, etdit à Hassan : « Mon jeune seigneur Badred-dine, cette histoire est, en vérité, fort surpre-nante, et ton récit est extraordinaire. Mais, ômon enfant, je te conseille de n’en parler à per-sonne, car c’est dangereux de faire des confi-dences. Et je t’offre ma boutique, et tu de-meureras avec moi, et cela jusqu’à ce qu’Allahdaigne finir les disgrâces dont tu es affligé.D’ailleurs, moi, je n’ai point d’enfants, et tu merendrais fort heureux si tu voulais m’acceptercomme père ! Et moi je t’adopterai pour monfils ! » Alors Hassan Badreddine lui répondit :« Brave oncle ! qu’il soit fait selon ton désir ! »

Aussitôt le pâtissier alla au souk, et achetades habits somptueux dont il revint le vêtir.Puis il l’emmena chez le kadi, et devant té-moins, il adopta Hassan Badreddine pour sonfils.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 492/1177

Page 492: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Et Hassan resta dans la boutique du pâtis-sier, comme son fils ; et c’est lui qui touchaitl’argent des clients, et qui leur vendait les pâ-tisseries, les pots de confitures, les porcelainesremplies de crème et toutes les douceurs répu-tées dans Damas ; et il apprit en peu de tempsl’art de la pâtisserie, pour lequel il avait unpenchant tout particulier, à cause des leçonsque lui avait données sa mère, la femme duvizir Noureddine de Bassra, qui préparait lespâtisseries et les confitures devant lui pendantson enfance.

Et la beauté de Hassan, le beau jeunehomme de Bassra, le fils adoptif du pâtissier,fut connue de toute la ville de Damas ; et laboutique du pâtissier El-Hadj Abdallah devintla boutique la plus achalandée de toutes lesboutiques des pâtissiers de Damas.

Voilà pour Hassan Badreddine !

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 493/1177

Page 493: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Mais, pour ce qui est de la nouvelle mariéeSett El-Hosn, la fille du vizir Chamseddine duCaire, voici !

Lorsque Sett El-Hosn se réveilla, le matinde cette première nuit de noce, elle ne trouvapas le beau Hassan à côté d’elle. Aussi elles’imagina que Hassan était allé au cabinet d’ai-sances ! Et elle se mit à attendre son retour.

Sur ces entrefaites, le vizir Chamseddine,son père, vint la trouver pour prendre de sesnouvelles. Et il était fort anxieux. Et il étaitfort révolté en son âme de l’injustice du sultanqui l’avait obligé à marier ainsi la belle SettEl-Hosn, sa fille, avec le palefrenier bossu. Et,avant d’entrer chez sa fille, le vizir s’était dit :« Certainement, je tuerai ma fille si je saisqu’elle s’est livrée à cet immonde bossu ! »

Il frappa donc à la porte de la chambre nup-tiale, et appela : « Sett El-Hosn ! » Elle réponditde l’intérieur : « Oui, mon père, je cours t’ou-vrir ! » Et elle se leva à la hâte, et courut ou-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 494/1177

Page 494: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

vrir à son père. Et elle était encore devenueplus belle que d’habitude, et son visage étaitcomme éclairé, et son âme toute réjouied’avoir senti les étreintes merveilleuses de cebeau cerf ! Aussi elle arriva toute coquette de-vant son père, et s’inclina et embrassa sesmains. Mais son père, à cette vue de sa fille ré-jouie au lieu d’être affligée de son union avecle bossu, s’écria : « Ah ! fille éhontée ! Com-ment oses-tu paraître devant moi avec cette fi-gure réjouie après avoir couché avec cet in-fect palefrenier bossu ? » À ces paroles Sett El-Hosn se prit à sourire d’un air entendu, et dit :« Par Allah ! ô père, la plaisanterie a assez du-ré ! C’est déjà pour moi fort suffisant d’avoirété la risée de tous les invités qui me plaisan-taient sur mon prétendu époux, ce bossu quine vaut même pas la rognure d’ongle de monbel amoureux, mon vrai mari de cette nuit !Oh ! cette nuit ! comme elle a été pleine de dé-lices pour moi aux côtés de mon bien-aimé !Cesse donc cette plaisanterie, mon père, et neme parle plus de ce bossu ! » À ces paroles de

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 495/1177

Page 495: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

sa fille, le vizir fut plein de courroux, et sesyeux devinrent bleus de fureur, et il s’écria :« Malheur ! Que dis-tu là ? Comment ! le bossun’a pas couché avec toi dans cette chambre ? »Elle répondit : « Par Allah sur toi, ô père ! assezme citer le nom de ce bossu ! Qu’Allah leconfonde, lui et son père et sa mère et toutesa famille ! Tu sais bien que je connais main-tenant la supercherie que tu as faite pour quej’évite le mauvais œil ! » Et elle donna tous lesdétails des noces et de la nuit à son père. Etelle ajouta : « Oh ! comme j’étais bien, enfon-cée dans le giron de mon bien-aimé mari, le beladolescent aux manières raffinées, aux splen-dides yeux noirs, aux sourcils arqués ! »

À ces paroles, le vizir s’écria : « Ma fille,es-tu donc folle ? Que dis-tu ? Et où est-il cejeune homme que tu nommes ton mari ? » SettEl-Hosn répondit : « Il est allé au cabinet d’ai-sances ! » Alors le vizir, fort inquiet, se préci-pita au dehors et courut vers le cabinet d’ai-sances. Et il y trouva le bossu dans le trou du

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 496/1177

Page 496: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

cabinet, et immobile ! Et le vizir, extrêmementstupéfait, s’écria : « Que vois-je ? n’est-ce pointtoi, bossu ? » Et il répéta sa question à hautevoix. Mais le bossu ne répondit point, car, tou-jours terrifié, il s’imagina que c’était le genniqui lui parlait…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et se tut discrètement.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 497/1177

Page 497: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Mais lorsque fut lavingt-deuxième nuit.

Elle dit :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que Giafarcontinua ainsi l’histoire au khalifat Haroun Al-Rachid :

Le terrifié bossu, pensant que c’était le gen-ni qui lui parlait, eut une peur terrible de ré-pondre. Alors le vizir s’écria, furieux : « Ré-ponds-moi, maudit bossu, ou je vais te tran-cher le corps avec ce glaive ! » Alors le bossu,la tête toujours enfoncée dans le trou, réponditdu fond : « Par Allah ! ô chef des éfrits et desgenn, aie pitié de moi ! je te jure que je n’aipas bougé d’ici toute la nuit, et je t’ai obéi ! »À ces paroles le vizir ne sut plus que penser,et s’écria : « Mais que dis-tu là ? Je ne suis pas

Page 498: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

un éfrit. Je suis le père de la mariée. » Alorsle bossu poussa un gros soupir, et dit : « Toi,tu peux filer d’ici ! Je n’ai rien à voir avec toi !File vite avant que ne vienne le terrible éfrit ra-visseur des âmes ! D’ailleurs, je ne veux pluste voir ; tu es la cause de mon malheur ; tum’as donné en mariage l’amante des buffles,des ânes et des éfrits ! Maudit sois-tu, toi et tafille et tous les malfaiteurs ! » Alors le vizir luidit : « Fou ! allons, sors d’ici, que je puisse en-tendre un peu ce que tu racontes ! « Mais lebossu répondit : « Je suis peut-être fou, maisje ne serai pas assez insensé pour m’en allerd’ici sans la permission du terrible éfrit ! Car ilm’a bien défendu de sortir du trou avant le le-ver du soleil. Va-t’en donc et laisse-moi en paixici ! Mais dis-moi avant, est-ce que le soleil vatarder encore à se lever, ou non ? » Et le vi-zir, de plus en plus perplexe, répondit : « Maisqu’est-ce donc que cet éfrit dont tu parles ? »Alors le bossu lui raconta l’histoire, son arrivéeau cabinet d’aisances où satisfaire ses besoinsavant d’entrer chez la nouvelle mariée, l’appa-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 499/1177

Page 499: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

rition de l’éfrit sous diverses formes, rat, chat,chien, âne et buffle, et enfin la défense faite etle traitement subi. Puis le bossu se mit à gémir.

Alors le vizir s’approcha du bossu, le saisitpar les pieds, et le tira hors du trou. Et le bossu,la figure toute barbouillée et jaune et misé-rable, cria à la figure du vizir : « Maudit sois-tu, toi et ta fille, l’amante des buffles ! » Et, decrainte de voir apparaître de nouveau l’éfrit,le terrifié bossu se mit à courir de toutes sesforces, en hurlant et en n’osant pas se retour-ner. Et il arriva au palais, et monta chez le sul-tan, et lui raconta son aventure avec l’éfrit.

Quant au vizir Chamseddine, il revintcomme fou chez sa fille Sett El-Hosn, et lui dit :« Ma fille, je sens ma raison s’envoler ! Éclaire-moi sur cette aventure ! » Alors Sett El-Hosndit : « Sache donc, mon père, que le jeunehomme charmant qui eut l’honneur de la nocependant toute la nuit, a couché avec moi et ajoui de ma virginité ; et sûrement je ferai un en-fant. Et, pour te donner une preuve de ce que

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 500/1177

Page 500: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

je t’affirme, voici son turban sur la chaise, sesculottes sur le divan, et son caleçon dans monlit. De plus, tu trouveras dans ses culottes unechose qu’il y a cachée et que je n’ai pu devi-ner. »

À ces paroles, le vizir se dirigea vers lachaise, et prit le turban et l’examina et le re-tourna dans tous les sens, puis s’écria : « Maisc’est là un turban comme celui des vizirs deBassra et de Mossoul ! » Puis il déroula l’étoffe,et trouva sur le bonnet un pli cousu, qu’il se hâ-ta de prendre ; il examina ensuite les culotteset les souleva et y trouva la bourse de mille di-nars que le Juif avait donnée à Hassan Badred-dine. Dans cette bourse, il y avait en outre unpetit papier sur lequel ces mots étaient écritsde la main du Juif : « J’affirme, moi tel, com-merçant à Bassra, avoir livré cette somme demille dinars, de gré à gré, au seigneur HassanBadreddine, fils du vizir Noureddine qu’Allahait en grâce ! pour le chargement du premiernavire qui aura abordé à Bassra ! » À la lecture

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 501/1177

Page 501: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

de ce papier, le vizir Chamseddine jeta ungrand cri et tomba évanoui. Quand il revintà lui, il se hâta d’ouvrir le pli trouvé dans leturban, et immédiatement il reconnut l’écriturede son frère Noureddine. Et alors il se mit àpleurer et à se lamenter en disant : « Ah ! monpauvre frère, mon pauvre frère ! »

Lorsqu’il se fut un peu calmé, il dit : « Allahest tout puissant ! » Puis il dit à sa fille : « Mafille, sais-tu le nom de celui auquel tu t’es don-née cette nuit ? C’est mon neveu, le fils de tononcle Noureddine, c’est Hassan Badreddine !Et ces mille dinars, c’est ta dot ! Qu’Allah soitloué ! » Puis il récita ces deux strophes :

Je revois ses traces et aussitôt, tout entier, jefonds de désir, je fonds entièrement ! Et au souve-nir de la demeure de bonheur, je verse toutes leslarmes de mes yeux.

Et je me demande, et je crie sans réponse :« Qui m’a ainsi arraché loin de lui ! Oh ! que celui-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 502/1177

Page 502: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

là, l’auteur de mes peines, ait pitié et me permettele retour !

Ensuite il relut avec attention le mémoirede son frère, et il y trouva relaté toute l’histoirede Noureddine et la naissance de son fils Ba-dreddine. Et il fut fort émerveillé surtout quandil eut vérifié et confronté les dates données parson frère avec les dates de son propre mariageau Caire et la naissance de sa fille Sett El-Hosn.Et il trouva que ces dates se correspondaientpoint par point.

Il fut si émerveillé qu’il se hâta d’aller trou-ver le sultan et de lui raconter toute l’histoire,en lui montrant les papiers. Et le sultan, à sontour, fut si émerveillé qu’il ordonna aux écri-vains du palais de relater cette histoire admi-rable et de la conserver soigneusement dansl’armoire.

Quant au vizir Chamseddine il revint à lamaison près de sa fille, et se mit à attendrele retour de son neveu, le jeune Hassan Ba-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 503/1177

Page 503: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

dreddine. Mais il finit par constater que Hassanavait disparu, sans arriver à en comprendre lacause, et il se dit : « Par Allah ! quelle aventureextraordinaire est cette aventure ! En vérité, onn’en a jamais vu de pareille !… »

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le sultan Schahriar, roi des îles del’Inde et de la Chine !

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 504/1177

Page 504: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Mais lorsque fut lavingt-troisième nuit.

Elle dit :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que Giafar Al-Barmaki vizir du roi Haroun Al-Rachid, continuaainsi l’histoire au khalifat :

Lorsque le vizir Chamseddine vit que sonneveu Hassan Badreddine avait disparu, il sedit : « Il est prudent ; car le monde est fait devie et de mort ! que je prenne mes précautionspour que, à son retour, mon neveu Hassanpuisse voir la maison dans l’état même où il l’alaissée ! » Le vizir Chamseddine prit donc uneécritoire et un calam et une feuille de papier,et inscrivit, objet par objet, toutes les choses ettous les meubles de sa maison. Ainsi il écrivit :« Telle armoire est située en tel endroit ; tel ri-

Page 505: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

deau est en tel endroit » ; et ainsi de suite...Quand il eut fini, il cacheta le papier aprèsl’avoir lu à sa fille Sett El-Hosn, et le serra soi-gneusement dans la caisse à papiers. Après ce-la, il ramassa le turban, le bonnet, les culottes,la robe et la bourse, et en fit un paquet qu’il en-ferma avec beaucoup de soin.

Quant à Sett El-Hosn, la fille du vizir, elledevint grosse en effet, à la suite de sa premièrenuit de noces ; et, au bout de neuf mois pleins,elle accoucha à terme d’un fils comme la lune,qui ressemblait à son père en tous points aussibeau ! aussi gentil ! aussi parfait ! À sa nais-sance, les femmes le nettoyèrent et lui noir-cirent les yeux avec du khôl ; puis on lui coupale cordon, et on le confia aux bonnes et à lanourrice. Et, à cause de sa beauté surprenante,on le nomma Agib(65).

Lorsque l’admirable Agib eut atteint, jourpar jour, mois par mois, année par année, l’âgede sept ans, le vizir Chamseddine, son aïeul,l’envoya à l’école d’un maître fort réputé, et le

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 506/1177

Page 506: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

recommanda beaucoup à ce maître d’école. EtAgib, tous les jours, accompagné de l’esclavenoir Saïd, le bon eunuque de son père, allait àl’école, pour revenir à midi et le soir à la mai-son. Et il alla ainsi à l’école durant cinq ans,jusqu’à ce qu’il eût ainsi atteint l’âge de douzeans. Mais, pendant ce temps, Agib s’était ren-du insupportable aux autres enfants de l’école ;il les battait et les injuriait et leur disait : « Quide vous est comme moi ? Je suis le fils du vizird’Égypte ! » À la fin, les enfants se réunirent, etallèrent porter plainte au maître d’école contreles mauvais procédés d’Agib. Alors le maîtred’école, qui voyait que les exhortations au filsdu vizir étaient vaines et qui, à cause de sonpère le vizir, ne voulait pas lui-même le ren-voyer, dit aux enfants : « Je vais vous ensei-gner une chose que vous lui direz, et qui l’em-pêchera dorénavant de revenir à l’école. De-main donc, pendant le temps du jeu, réunissez-vous tous autour d’Agib et dites-vous les unsaux autres : « Par Allah ! nous allons jouer àun jeu fort intéressant ! Mais nul ne pourra

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 507/1177

Page 507: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

prendre part à ce jeu qu’à la condition de direà haute voix son nom et le nom de son père etde sa mère ! Car celui qui ne pourra pas dire lenom de son père et de sa mère sera considérécomme un fils adultérin et ne pourra jouer avecnous ! »

Aussi, le matin, à l’arrivée d’Agib à l’école,les enfants se réunirent autour de lui, seconcertèrent entre eux, et l’un d’eux s’écria :« Ah, vraiment oui ! c’est un jeu merveilleux !Mais nul ne pourra jouer à ce jeu qu’à la condi-tion de dire son nom et le nom de son père etde sa mère ! Allons ! chacun à son tour ! » Et illeur cligna de l’œil.

Alors un des enfants s’avança et dit : « Moije m’appelle Nabib ! Ma mère s’appelle Nabi-ha ! Et mon père s’appelle Izeddine ! » Puis unautre s’avança et dit : « Moi, je m’appelle Na-guib ! Ma mère s’appelle Gamila ! Et mon pères’appelle Mustapha ! » Puis le troisième et lequatrième et d’autres aussi dirent de la mêmemanière. Quand vint le tour d’Agib, Agib dit

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 508/1177

Page 508: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

très fier : « Moi, je suis Agib ! Ma mère est SettEl-Hosn ! Et mon père est Chamseddine, vizird’Égypte ! »

Alors les enfants s’écrièrent tous : « Non,par Allah ! le vizir n’est point ton père ! » EtAgib furieux s’écria : « Qu’Allah vousconfonde ! Le vizir est mon père, en vérité ! »Mais les enfants se mirent à ricaner et à frap-per des mains, et lui tournèrent le dos en luicriant : « Va-t’en ! tu ne connais pas le nom deton père ! ! Chamseddine n’est point ton père !C’est ton grand-père, le père de ta mère ! Tu nejoueras pas avec nous ! » Et les enfants se dé-bandèrent en éclatant de rire.

Alors Agib sentit sa poitrine se rétrécir, etfut étranglé par les sanglots ! Mais aussitôt lemaître d’école s’approcha de lui et lui dit :« Comment, Agib, ne sais-tu pas encore quele vizir n’est point ton père, mais ton grand-père, le père de ta mère Sett El-Hosn ! Quantà ton père, ni toi, ni nous, ni personne ne leconnaît. Car le sultan avait marié Sett El-Hosn

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 509/1177

Page 509: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

au palefrenier bossu ; mais le palefrenier neput coucher avec Sett El-Hosn et il a racontépar toute la ville que la nuit de ses noces,les gens l’avaient enfermé, lui palefrenier, pourcoucher, eux, avec Sett El-Hosn. Et il a racontéaussi des histoires étonnantes de buffles etd’ânes et de chiens et autres êtres semblables.Ainsi donc, Agib, nul ne connaît le nom deton père ! Sois donc humble devant Allah ettes camarades qui te considèrent comme unfils adultérin. D’ailleurs, Agib, tu es exactementdans la même situation qu’un enfant vendu surle marché qui ne connaîtrait point son père.Encore une fois, sache que le vizir Chamsed-dine est ton grand-père seulement, et que tonpère est inconnu. Sois donc modeste doréna-vant. »

À ce discours du maître d’école, le petitAgib s’enfuit en courant chez sa mère Sett El-Hosn, et il était tellement étranglé par lespleurs qu’il ne put d’abord rien articuler. Alorssa mère se mit à le consoler, et, le voyant tel-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 510/1177

Page 510: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

lement ému, son cœur fondit de pitié et elle luidit : « Mon enfant, dis à ta mère la cause dece chagrin ! » et elle l’embrassa et le caressa.Alors, le petit Agib lui dit : « Dis-moi, ma mère,quel est mon père ? » Et Sett El-Hosn fort éton-née lui dit : « Mais c’est le vizir ! » Et Agib luirépondit en pleurant : « Oh, non ! il n’est pasmon père ! Ne me cache pas la vérité ! Le vizirest ton père, à toi ! Mais il n’est pas mon père !Non, non ! Dis-moi la vérité ou je vais tout desuite me tuer avec ce poignard-ci ! » Et le pe-tit Agib répéta à sa mère les paroles du maîtred’école.

Alors, au souvenir de son cousin et mari,la belle Sett El-Hosn se mit à se rappeler sapremière nuit de noces et toute la beauté ettous les charmes du merveilleux Hassan Ba-dreddine El-Bassri ! Et, à ce souvenir, elle pleu-ra d’émotion, et soupira ces strophes :

Il alluma le désir dans mon cœur et s’en allaau loin ! Il s’en alla hors de la demeure !

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 511/1177

Page 511: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Ma pauvre raison partie ne reviendra qu’à sonretour ! Mais moi, en l’attendant, j’ai perdu lesommeil apaisant et toute ma patience !

Il me quitta, et avec lui mon bonheur me quit-ta, et il me ravit le repos ! Et depuis lors, j’ai perdutout repos !

Il me quitta, et les larmes de mes yeux pleurentson absence ; elles coulent et leurs ruisseaux rem-pliraient les mers ;

Qu’un jour puisse se passer sans que mon désirne me reporte vers lui, sans que mon cœur ne pal-pite de la douleur de son absence,

Aussitôt son image se lève devant moi, se lèvedevant mon âme, et je redouble d’amour, de désirset de souvenirs !

Oh ! c’est toujours lui dont l’image aimée seprésente à mes yeux dès la première heure dujour ! Et c’est toujours ainsi, car je n’ai pointd’autre pensée ni d’autres amours !

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 512/1177

Page 512: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Puis elle ne fit que sangloter. Et Agib,voyant sa mère pleurer, se mit lui aussi à pleu-rer. Et, pendant que chacun pleurait, de soncôté le vizir Chamseddine, entendant des criset des pleurs entra. Et il fut aussi fort tourmen-té et eut le cœur en peine en voyant ainsi pleu-rer ses enfants, et il leur dit : « Mes enfants,pourquoi pleurez-vous ainsi ? » Alors Sett El-Hosn lui raconta l’aventure du petit Agib avecles enfants de l’école. Et le vizir, à cette his-toire, se ressouvint de tous les malheurs pas-sés, déjà arrivés à lui, à son frère Noureddine, àson neveu Hassan Badreddine et enfin au petitAgib, et, à tous ces souvenirs réunis, il ne puts’empêcher de pleurer lui aussi. Et, désespéré,il monta chez le sultan lui raconter toute l’his-toire, lui dit que cette situation ne pouvait plusdurer pour son nom et le nom de ses enfants,et lui demanda la permission de partir versles pays du Levant pour atteindre la ville deBassra où il comptait retrouver son neveu Has-san Badreddine. Puis il demanda également ausultan de lui écrire des décrets qu’il prendrait

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 513/1177

Page 513: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

avec lui et qui lui permettraient, dans tous lespays où il irait, de faire les recherches néces-saires pour retrouver et ramener son neveu.Puis il se mit à pleurer amèrement. Et le sul-tan eut le cœur touché, et lui écrivit les dé-crets nécessaires pour tous les pays et toutesles provinces. Alors le vizir fut fort réjoui, et fitbeaucoup de remerciements au sultan et aus-si beaucoup de vœux pour sa grandeur, et seprosterna en baisant la terre entre ses mains ;puis il prit congé et sortit. Et, à l’heure même,il fit les préparatifs nécessaires pour le départ ;puis il emmena sa fille Sett El-Hosn et le petitAgib, et partit.

Ils marchèrent le premier jour, puis ledeuxième jour et ainsi de suite, dans la direc-tion de Damas, et enfin ils arrivèrent avec sé-curité à Damas. Et ils s’arrêtèrent tout prèsdes portes, au Midan de Hasba, et ils y dres-sèrent leurs tentes pour se reposer deux joursavant de continuer leur route. Et ils trouvèrentque Damas était une ville admirable, pleine

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 514/1177

Page 514: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

d’arbres et d’eaux courantes, et qu’elle étaitbien la ville chantée par le poète :

À Damas, j’ai passé un jour et une nuit. Da-mas ! Son créateur a juré que jamais plus il nepourrait faire œuvre pareille !

La nuit couvre Damas de ses ailes, amoureu-sement. Et le matin étend sur elle l’ombrage desarbres touffus.

La rosée sur les branches de ses arbres n’estpoint rosée, mais perles, perles neigeant au gré dela brise qui les secoue !

Là, dans ses bosquets, c’est la nature qui faittout l’oiseau fait sa lecture matinale ; l’eau vive,c’est la page blanche ouverte ; la brise répond etécrit sous la dictée de l’oiseau, et les blancs nuagesfont pleuvoir leurs gouttes pour l’écriture !

Aussi, les gens du vizir ne manquèrent pasd’aller visiter la ville et ses souks pour acheterles choses dont ils avaient besoin et aussi pourvendre les choses rapportées d’Égypte ; et ils

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 515/1177

Page 515: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

ne manquèrent pas d’aller prendre des bainsdans les hammams fameux et d’aller à la mos-quée des Bani-Ommiah(66), situé au centre dela ville et qui n’a pas sa pareille dans le mondeentier.

Quant à Agib, lui aussi, accompagné du boneunuque Saïd, il alla se distraire en ville. Etl’eunuque marchait à quelques pas derrière luiet tenait à la main un fouet capable d’assom-mer un chameau ; car il connaissait de réputa-tion les habitants de Damas et voulait avec cefouet les empêcher de s’approcher du joli Agib,son maître. Et, en effet, il ne se trompait pas ;car, à peine eurent-ils vu le bel Agib, les habi-tants de Damas remarquèrent combien il étaitgracieux et charmant, et qu’il était plus douxque la brise du Nord, plus délicieux au goûtque l’eau fraîche au palais de l’altéré, plus ex-quis que la santé au convalescent ; et aussitôttous les gens de la rue et des maisons et desboutiques se mirent à courir derrière Agib etl’eunuque, et à suivre tout le temps Agib sans

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 516/1177

Page 516: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

le quitter, malgré le grand fouet de l’eunuque ;et d’autres couraient encore plus vite, dépas-saient Agib, et s’asseyaient par terre sur sonpassage pour le contempler mieux et plus lon-guement. Enfin, par la volonté du Destin, Agibet l’eunuque arrivèrent devant une boutique depâtissier, et, pour échapper à cette foule indis-crète, ils s’arrêtèrent.

Or, cette boutique était justement celle deHassan Badreddine, père d’Agib. Le vieux pâ-tissier, le père adoptif de Hassan était mort, etHassan avait hérité de la boutique. Donc, cejour-là, Hassan était en train de préparer undélicieux plat avec des graines de grenade etd’autres choses sucrées et savoureuses. Aus-si, lorsqu’il vit Agib et l’esclave s’arrêter, Has-san fut charmé par la beauté du petit Agib, etnon seulement charmé, mais ému d’une façondivine et toute cordiale et tout à fait extraor-dinaire, et il s’écria plein d’amour : « Ô monjeune seigneur, toi qui viens de conquérir moncœur et qui règnes déjà sur mon être intime,

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 517/1177

Page 517: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

toi vers lequel je me sens tout attiré du fondde mes entrailles, peux-tu me faire l’honneurd’entrer dans ma boutique ? peux-tu me fairece plaisir de goûter à mes douceurs, simple-ment par compassion ! » Et à ces paroles, Has-san, malgré lui, eut les yeux remplis de larmes,et il pleura beaucoup au souvenir qui lui reve-nait en même temps de sa situation passée etde son sort présent.

Lorsque Agib entendit les paroles de sonpère, il eut aussi le cœur tout attendri, et il seretourna vers l’esclave et lui dit : « Saïd ! ce pâ-tissier vient de m’attendrir le cœur. Je m’ima-gine qu’il doit avoir quitté au loin un enfant àlui, et que, moi, je lui rappelle cet enfant. En-trons donc chez lui pour lui faire plaisir et goû-tons de ce qu’il veut nous offrir. Et, si nouscompatissons ainsi à sa peine, il est probablequ’Allah aura pitié de nous et nous fera réus-sir à notre tour dans nos recherches pour monpère ! »

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 518/1177

Page 518: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Aux paroles d’Agib, l’eunuque Saïd se ré-cria : « Par Allah ! ô mon maître, il ne faut vrai-ment pas ! oh ! pas du tout ! Il ne sied pointau fils d’un vizir d’entrer dans la boutique d’unpâtissier dans le souk et surtout de manger,comme ça, publiquement ! Ah ! non ! Toute-fois, si c’est par crainte de ces vauriens et deces gens qui te suivent que tu veux entrer danscette boutique, je saurai bien les éloigner et tedéfendre contre eux avec ce fouet ! Quant à en-trer dans la boutique, non, vraiment, jamais ! »

Aux paroles de l’eunuque, le pâtissier Has-san Badreddine fut très affecté, et il se tournavers l’eunuque avec les yeux pleins de larmeset les joues inondées, et lui dit : « Ô grand !pourquoi ne veux-tu point compatir et me fairece plaisir d’entrer dans ma boutique ? Ô toiqui es noir comme la châtaigne, mais blanc in-térieurement comme elle ! ô toi qu’ont louan-gé tous nos poètes par des vers admirables,je puis te révéler le secret de devenir aussiblanc au dehors que tu l’es au dedans ! » Alors

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 519/1177

Page 519: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

le brave eunuque se mit à rire beaucoup ets’écria : « Vraiment ? Vraiment ? tu le peux ? Etcomment donc ? Par Allah ! hâte-toi de me ledire ! » Aussitôt Hassan Badreddine lui récitad’admirables vers à la louange des eunuques :

C’est sa politesse exquise et la douceur de sesmanières et sa noblesse de maintien qui l’ont miscomme le gardien respecté des maisons des rois !

Pour le harem, quel incomparable serviteurn’est-il point ! À cause de sa gentillesse, les angesdu ciel, à leur tour, descendent pour le servir !

Ces vers étaient, en effet si merveilleux et sibien à propos et si bien récités, que l’eunuqueen fut touché et aussi énormément flatté ; et,prenant la main d’Agib, il entra avec lui dans laboutique du pâtissier.

Alors Hassan Badreddine fut au comble dela joie, et se dépensa en beaucoup de mou-vement pour leur faire honneur. Puis il prit leplus joli de ses bols de porcelaine, le remplit

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 520/1177

Page 520: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

de grains de grenade apprêtés au sucre, auxamandes décortiquées, et parfumés délicieu-sement et juste à point ; puis il leur présentale bol sur le plus somptueux de ses plateauxde cuivre repoussé et ciselé. Et, les voyant enmanger avec des signes de satisfaction, il futtrès flatté et très content, et leur dit : « Vrai-ment, quel honneur pour moi ! Et quelle bonnefortune ! Et puisse cela vous être agréable et dedélicieuse digestion ! »

Alors le petit Agib, après les premières bou-chées, ne manqua pas d’inviter le pâtissier às’asseoir en lui disant : « Tu peux rester avecnous et manger avec nous ! Et Allah ainsi nousrécompensera en nous faisant réussir dans nosrecherches ! » Alors Hassan Badreddine luidit : « Comment, mon enfant ! Toi, si jeune etdéjà éprouvé par la perte de quelqu’un decher ? » Et Agib répondit : « Mais oui, bravehomme, mon cœur est déjà éprouvé et brûlépar l’absence d’un être cher ! Et cet être sicher n’est autre que mon propre père. Et mon

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 521/1177

Page 521: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

grand-père et moi, nous sommes sortis denotre pays pour aller à sa recherche en battanttoutes les contrées. » Puis le petit Agib se mità pleurer à ce souvenir, et Badreddine aussi neput s’empêcher de prendre part à ces pleurs, etil pleura. Et l’eunuque lui-même hochait la têteavec beaucoup d’assentiment. Mais tout celane les empêcha de faire honneur au délicieuxbol de grenades parfumées et apprêtées avectant d’art. Et ils mangèrent jusqu’à satiété, tantc’était exquis.

Mais, comme le temps pressait, Hassan neput en savoir plus long ; et l’eunuque emmenaAgib et s’en alla pour rejoindre les tentes du vi-zir.

À peine Agib parti, Badreddine sentit sonâme s’en aller avec lui, et, ne pouvant résisterau désir de le suivre, ferma vite sa boutique et,sans soupçonner aucunement que le petit Agibfût son fils, il sortit et hâta le pas en les suivantet les atteignit avant qu’ils n’eussent franchi lagrande porte de Damas.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 522/1177

Page 522: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Alors l’eunuque s’aperçut que le pâtissierles avait suivis, et il se retourna et dit : « Pour-quoi nous suis-tu, pâtissier ? » Et Badreddinerépondit : « Simplement parce que j’ai une pe-tite affaire à régler en dehors de la ville, etj’ai voulu me joindre à vous deux pour faireroute commune, et m’en retourner ensuite.D’ailleurs, votre départ m’a arraché l’âme ducorps ! »

À ces paroles, l’eunuque fut très en colère,et s’écria : « En vérité, ce bol nous coûte fortcher ! Quel bol de malheur ! Ce pâtissier vamaintenant nous faire tourner notre digestion !Le voilà maintenant qui se met à nos troussesd’un endroit à l’autre ! » Alors Agib se retournaet vit le pâtissier, et il devint fort rouge et bal-butia : « Saïd, laisse-le ! Le chemin d’Allah estlibre pour tous les musulmans ! » Puis il ajou-ta : « Mais s’il continue à nous suivre jusqu’auxtentes, nous saurons alors que vraiment c’estmoi qu’il est en train de suivre, et nous ne man-querons pas de le chasser ! » Puis Agib baissa

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 523/1177

Page 523: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

la tête et continua sa route, et l’eunuque der-rière lui à quelques pas.

Quant à Hassan, il continua à les suivre jus-qu’au Midan de Hasba, là où étaient dresséesles tentes. Alors Agib et l’eunuque se retour-nèrent et le virent à quelques pas derrière eux.Aussi Agib, cette fois, se fâcha et craignit fortque l’eunuque n’allât raconter tout au grand-père : qu’Agib était entré dans la boutique d’unpâtissier et que le pâtissier avait ensuite suiviAgib !

À cette idée qui le terrifia, il prit une pierre,regarda Hassan qui était debout, immobiledans une contemplation et dont les yeuxavaient une lueur étrange ; et Agib, pensantque cette flamme des yeux du pâtissier étaitune flamme équivoque, fut encore bien plus fu-rieux, et, de toutes ses forces, il lança la pierresur lui, et l’atteignit gravement au front ; puisAgib et l’eunuque se hâtèrent vers les tentes.Quant à Hassan Badreddine, il tomba à terre,évanoui, et eut la figure toute couverte de

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 524/1177

Page 524: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

sang. Mais heureusement il ne tarda pas à re-venir à lui-même, et il étancha son sang, et, dé-chirant un lambeau de l’étoffe de son turban,il se banda le front. Puis il se mit à se répri-mander et se dit : « En vérité, c’est bien de mafaute ! J’ai agi d’une façon inconsidérée en fer-mant ma boutique, et d’une façon incorrecteen suivant ce bel enfant et lui donnant ainsi àpenser que je le suivais pour des motifs équi-voques ! » Puis il soupira : « Allah karim(67) »et s’en retourna en ville, rouvrit sa boutique etse remit à faire des pâtisseries comme avant età les vendre, tout en pensant avec douleur à sapauvre mère à Bassra qui lui avait donné, toutenfant, les premières leçons en l’art du pâtis-sier ; et il pleura, et, pour se consoler, il se ré-cita cette strophe :

Ne demande point de justice de la part duSort : tu n’aurais que désillusion ! Car ce n’estpoint le Sort qui te rendra jamais justice.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 525/1177

Page 525: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Quant au vizir Chamseddine, l’oncle du pâ-tissier Hassan Badreddine, au bout de troisjours de repos à Damas, il fit lever le campe-ment du Midan, et, continuant son voyage versBassra, il prit la route de Homs, puis de Hama,et d’Alep. Et partout il ne manquait pas de fairedes recherches. D’Alep il alla à Mardine, puis àMossoul et à Diarbékir. Et enfin il finit par at-teindre la ville de Bassra.

À peine eut-il pris quelque repos qu’il se hâ-ta d’aller se présenter au sultan de Bassra, quiaussitôt le fit entrer, et le reçut avec beaucoupde condescendance, et s’informa avec bontédu sujet qui l’amenait à Bassra. Et Chamsed-dine lui raconta toute l’histoire et lui dit qu’ilétait le frère de son ancien vizir Noureddine. Etle sultan, au nom de Noureddine, dit : « Qu’Al-lah l’ait en sa grâce ! » et il ajouta : « Oui, monami, Noureddine était en effet mon vizir et jel’aimais beaucoup, et il est mort, en vérité, ily a de cela quinze ans ! Il laissa, en effet, unfils, Hassan Badreddine, qui était mon favori le

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 526/1177

Page 526: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

plus aimé, et qui, tout à coup, un jour, disparut.Et nous n’en avons plus entendu parler. Mais ily a encore ici, à Bassra, sa mère, l’épouse deton frère Noureddine, la fille de mon vieux vi-zir le prédécesseur de Noureddine. »

À cette nouvelle Chamseddine fut aucomble de la joie, et dit : « Ô roi ! je voudraisbien voir ma belle-sœur ! » Et le roi le lui per-mit.

Aussitôt Chamseddine courut vers la de-meure de son défunt frère Noureddine, aprèss’en être fait donner l’adresse et la direction, etne tarda pas bientôt à y arriver, tout en pen-sant, en route, à son frère Noureddine mortloin de lui dans la tristesse de ne l’avoir pu em-brasser ! Et il pleura, et il se récita ces deuxstrophes :

Oh ! que je retourne vers la demeure de mesnuits passées ! Et que j’en embrasse les murs, toutautour !

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 527/1177

Page 527: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Mais ce n’est point l’amour des murs de lamaison qui m’a blessé au milieu du cœur, maisl’amour de celui qui habitait la maison !

Il pénétra par une grande porte dans unegrande cour, au fond de laquelle s’élevait lamaison. La porte de la maison était une mer-veille de granit et d’arceaux, avivée par desmarbres de toutes les couleurs. Au bas de cetteporte, sur un marbre magnifique, il trouva lenom de Noureddine, son frère, gravé en lettresd’or. Alors il s’inclina, et baisa le nom et fut trèsému et pleura en se récitant ces strophes :

Au matin, chaque jour, je demande de tes nou-velles au soleil qui se lève. Et chaque nuit j’en de-mande à l’éclair qui brille !

Si je dors, même si je dors, le désir, l’aiguillondu désir, le poids du désir, la scie dentée du désir,me travaille ! Et jamais je ne clame mes douleurs !

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 528/1177

Page 528: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Ô mon doux ami, n’allonge point davantagel’absence dure ! Mon cœur est en morceaux, coupéen morceaux par la douleur de l’absence !

Quel jour béni, quel jour incomparable ne se-rait point celui où nous pourrions enfin nousréunir !

Mais ne va point croire que ton absence m’aoccupé l’esprit de l’amour d’un autre ! Car moncœur n’est pas assez large pour contenir un secondamour !

Puis il entra dans la maison et traversa tousles appartements, jusqu’à ce qu’il arrivât à lapièce réservée où se tenait d’ordinaire sa belle-sœur, la mère de Hassan Badreddine El-Bassri.

Or, depuis la disparition de son fils Hassan,elle s’était tenue enfermée dans cette pièce, àpleurer nuit et jour et à sangloter. Et elle yavait fait bâtir, au milieu, un petit édifice endôme pour figurer le tombeau de son pauvreenfant qu’elle croyait mort depuis longtemps.Et c’est là qu’elle passait tout son temps, dans

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 529/1177

Page 529: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

les larmes, et c’est là qu’épuisée par la douleur,elle reposait sa tête pour dormir.

Lorsqu’il fut arrivé tout près de la porte dela pièce, Chamseddine entendit la voix de sabelle-sœur, et cette voix douloureuse récitaitces vers :

Ô tombeau ! par Allah, dis-moi ! la beauté, lescharmes de mon ami sont-ils effacés ! S’est-il à ja-mais évanoui, ce spectacle réjouissant de sa beau-té ?

Ô tombeau ! certes tu n’es ni le jardin des dé-lices ni le ciel élevé ; mais, dis-moi ! alors commentse fait-il que je vois dans ton intérieur briller lalune et fleurir le rameau ?...

Alors le vizir Chamseddine entra. Il saluasa belle-sœur avec le plus grand respect, et luiapprit qu’il était le frère de Noureddine, sonépoux. Puis il lui raconta toute l’histoire, etcomment son fils Hassan, à elle, avait couchéune nuit avec sa fille Sett El-Hosn, comment

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 530/1177

Page 530: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

il avait disparu au matin, et enfin commentSett El-Hosn avait été engrossée et avait ac-couché d’Agib. Puis il ajouta : « Agib est venuavec moi. C’est ton enfant, puisqu’il est le filsde ton fils par ma fille. »

La veuve, qui s’était tenue assise jusqu’à cemoment comme une femme en grand deuil quia renoncé aux usages du monde, à cette nou-velle que son enfant était vivant, que son pe-tit-fils était là, et que c’était bien là, en effet,son beau-frère Chamseddine le vizir d’Égypte,se leva vivement et se jeta à ses pieds en lesembrassant, et récita ces deux strophes en sonhonneur :

Par Allah ! comble de dons celui qui vient dem’annoncer cette nouvelle heureuse, car il m’a an-noncé la nouvelle la plus heureuse et la meilleurede celles entendues !

Et s’il veut accepter et se contenter de cadeaux,je lui ferai cadeau d’un cœur déchiré par lesadieux !

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 531/1177

Page 531: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Et le vizir envoya aussitôt chercher Agib,qui arriva. Alors la grand’mère se leva et sejeta au cou d’Agib en pleurant. Et Chamsed-dine lui dit : « Ô mère, en vérité ce n’est pointle moment des larmes, mais des préparatifs deton départ avec nous vers l’Égypte. Et puisseAllah nous réunir tous avec ton fils Hassan,mon neveu ! » Et la grand’mère d’Agib répon-dit : « J’écoute et j’obéis ! » Et, à l’instantmême, elle se leva, et réunit toutes les chosesnécessaires et toutes ses munitions de boucheet toutes ses servantes, et fut bientôt prête.

Alors le vizir Chamseddine monta faire sesadieux au sultan de Bassra. Et le sultan le char-gea de présents et de cadeaux pour lui et pourle sultan d’Égypte. Puis Chamseddine, les deuxdames et Agib se mirent en route, accompa-gnés de toute leur suite.

Ils ne cessèrent de marcher jusqu’à ce qu’ilsfussent de nouveau à Damas. Ils s’arrêtèrentsur la place du Kânoun et y dressèrent lestentes. Et le vizir dit : « Nous allons maintenant

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 532/1177

Page 532: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

nous arrêter une semaine entière à Damaspour avoir le temps d’acheter des cadeaux etdes présents dignes d’être offerts au sultand’Égypte. »

Aussi, pendant que le vizir était tout entierpris par les riches marchands venus sous lestentes offrir leurs marchandises, Agib dit à l’eu-nuque : « Baba Saïd, j’ai bien envie d’aller medistraire. Allons-nous-en au souk de Damas,pour nous mettre au courant des nouvelles etaussi pour savoir un peu ce qui a pu advenir aupâtissier dont nous avions mangé les douceurset dont, en retour, nous avions fendu la têteavec un coup de pierre, alors que nous n’avionseu qu’à nous louer de son hospitalité. En vérité,nous lui avons rendu le mal pour le bien ! Etl’eunuque répondit : « J’écoute et j’obéis ! »

Alors Agib et l’eunuque sortirent des tentes,car Agib agissait ainsi sous une impulsionaveugle suscitée par l’amour filial inconscient.Arrivés en ville, ils ne cessèrent de marcherdans les souks jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 533/1177

Page 533: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

à la boutique du pâtissier. C’était l’heure où lescroyants se rendaient à la mosquée des Banni-Ommiah pour la prière de l’asr.

Juste à ce moment, Hassan Badreddineétait dans sa boutique occupé à confectionnerle même délicieux plat que l’autre fois : grainsde grenade aux amandes, sucre et parfums àpoint ! Aussi Agib put bien observer le pâtis-sier, et il vit sur son front la trace du coup depierre qu’il lui avait porté. Alors son cœur enfut encore plus attendri, et il dit : « Que la paixsoit avec toi ! ô pâtissier tel ! C’est l’intérêt queje te porte qui me pousse à venir prendre de tesnouvelles. Ne me reconnais-tu pas ? » À peineHassan l’eut-il vu qu’il sentit ses entrailles sebouleverser, son cœur battre à coup désordon-nés, et sa tête se pencher vers le sol commepour tomber, et sa langue se coller à son palaissans pouvoir articuler un mot. Enfin il put re-lever la tête vers l’enfant, et tout humilié, toutsoumis, il lui récita ces strophes :

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 534/1177

Page 534: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

J’avais résolu de faire des reproches à monamoureux ; mais à sa vue seulement j’ai tout laissélà et je n’ai pu maîtriser ni ma langue ni mes yeux !

Je me suis tu et j’ai baissé les yeux devant sonaspect imposant et fier ; et j’ai essayé de donner lechange sur ce que j’éprouvais ; mais je n’ai pu yréussir.

J’avais donc écrit des feuillets et des feuillets dereproches ; mais, en me retrouvant avec lui, je n’aipu lire un seul mot.

Puis il ajouta : « Ô mes maîtres, veuillez en-trer, simplement par condescendance, et goû-ter de mon plat. Car, par Allah ! ô jeune gar-çon, à peine t’ai-je vu, l’autre fois, que moncœur s’est porté vers toi ! Et je me repens det’avoir suivi : c’était vraiment folie ! » MaisAgib répondit : « Par Allah ! tu es un ami fortdangereux ! Pour un morceau que tu nousavais fait manger, tu as failli nous perdre ! Or,maintenant je n’entrerai et ne mangerai cheztoi que tu ne m’aies prêté serment de ne point

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 535/1177

Page 535: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

sortir derrière nous ni de nous suivre. Sinon,jamais plus nous ne reviendrons ici : car sachebien que nous allons passer toute une semaineà Damas, le temps que mon grand’père puisseacheter des cadeaux pour le sultan ! » AlorsBadreddine s’écria : « J’en fais le serment de-vant vous deux ! » Alors Agib et l’eunuque en-trèrent, et tout de suite Badreddine leur offritune porcelaine remplie de la délicieuse spé-cialité aux grains de grenade. Et Agib lui dit :« Viens manger avec nous. Et de la sorte peut-être qu’Allah nous fera réussir dans nos re-cherches ! » Et Hassan en fut fort heureux, ets’assit en face d’eux. Mais, durant tout letemps, il ne put s’empêcher de contemplerAgib ; et il le regardait d’une façon si extraor-dinaire et si persistante qu’Agib, gêné, lui dit :« Allah ! quel amoureux importun et gênant etlourd tu es, bon homme ! Je te l’avais déjà re-proché ! Cesse enfin de me contempler de lasorte et de dévorer ainsi ma figure avec tesyeux ! » À ces paroles Badreddine répondit parces strophes :

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 536/1177

Page 536: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

J’ai pour toi, au plus profond de mon cœur, unsecret que je ne puis révéler, une pensée intime etcachée que jamais je ne pourrai traduire par lesmots !

Ô toi, qui couvres de confusion la brillante lunefière de sa beauté, qui fais honte au matin et à labrillante aurore, ô toi figure radieuse !

Je t’ai voué un culte sans paroles, je t’ai voué,ô vase d’élection, un signe immortel et des vœuxqui ne font qu’augmenter et embellir !

Et maintenant, tout entier je fonds en brûlant !Ton visage, c’est mon paradis ! Sûr ! je vais mourirde ma soif ardente ! Et pourtant, ô toi, tes lèvrespourraient me désaltérer, et me rafraîchir de leurmiel !

Après ces strophes, il en récita d’autres aus-si belles, mais d’un autre sens, à l’adresse del’eunuque. Et il continua ainsi, pendant uneheure, à réciter des vers, tantôt à l’intentiond’Agib, tantôt à l’intention de l’eunuque. Aprèsquoi, comme ils s’étaient bien rassasiés, Has-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 537/1177

Page 537: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

san se hâta de leur porter tout ce qu’il fallaitpour se laver les mains. Pour cela, il leur portaune jolie aiguière en cuivre fort propre et leurversa de l’eau parfumée sur les mains, puis illeur essuya les mains avec une belle servietteen soie de couleur qu’il tenait suspendue à saceinture. Puis il les aspergea avec de l’eau deroses contenue dans un aspersoir d’argent qu’ilgardait précieusement, pour les grandes occa-sions, sur l’étagère la plus élevée de la bou-tique. Et ce ne fut pas tout ! Il sortit un instantde la boutique pour revenir aussitôt en tenantà la main deux gargoulettes remplies de sor-bet à l’eau de roses musquée, et leur offrit unegargoulette à chacun, et leur dit : « Veuillez !Vous mettrez ainsi le comble à votre condes-cendance ! » Alors Agib prit la gargoulette etbut, puis la passa à l’eunuque, qui but et la re-passa à Agib, qui but et la repassa à l’eunuque,et ainsi de suite jusqu’à ce qu’ils se fussentbien rempli le ventre et qu’ils fussent rassasiéscomme jamais ils ne l’avaient été de leur vie.Après quoi, ils remercièrent le pâtissier et se

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 538/1177

Page 538: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

retirèrent ce soir-là au plus vite, pour arriveraux tentes avant le coucher du soleil.

Arrivés aux tentes, Agib se hâta d’aller bai-ser la main à sa grand’mère et à sa mère SettEl-Hosn. Et la grand’mère l’embrassa et se rap-pela son fils Badreddine, et soupira beaucoupet pleura beaucoup. Après quoi elle récita cesdeux strophes :

Si je n’espérais point que les objets séparésdoivent un jour être réunis, de ma vie je ne t’auraisjamais plus espéré après ton départ !

Or, moi, je me fis ce serment de ne jamais enmon cœur mettre un autre amour que ton amour.Et Allah mon Seigneur est témoin de mon sermentet connaît tous les secrets !

Puis elle dit à Agib : « Mon enfant, où as-tu été te promener ? » Il répondit : « Dans lessouks de Damas ! » Elle dit : « Alors tu doismaintenant avoir bien faim ! » Et elle se levaet lui apporta un bol de porcelaine rempli du

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 539/1177

Page 539: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

fameux mélange à base de grains de grenade,cette délicieuse spécialité où elle était fort ex-perte et dont elle avait donné les premières no-tions à Badreddine, son fils, encore enfant, àBassra.

Elle dit aussi à l’esclave : « Tu peux mangeravec ton maître Agib ! » Mais l’eunuque en lui-même fit la grimace et se dit : « Par Allah ! jen’ai vraiment plus d’appétit ! Je ne pourrai pasavaler une bouchée ! » Il s’assit pourtant à côtéd’Agib.

Quant à Agib, lui aussi il s’assit, mais il avaitégalement le ventre tout bourré des chosesqu’il avait mangées et bues chez le pâtissier. Ilprit pourtant une bouchée et la goûta. Mais ilne put, en vérité, l’avaler tant il était bourré. Et,d’ailleurs, il trouva que ça manquait un peu desucre. Cela n’était pas vrai. Il était tout simple-ment rassasié. Aussi, faisant une grimace, il dità sa grand’mère : « Ça n’est vraiment pas bon,grand’mère ! » Alors la grand’mère fut suffo-quée de dépit et s’écria : « Comment, mon en-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 540/1177

Page 540: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

fant, oses-tu prétendre que ma cuisine ne soitpas bonne ! Ne sais-tu point qu’il n’y a pas dansle monde entier quelqu’un qui sache commemoi faire la cuisine, les pâtisseries et les dou-ceurs, si ce n’est peut-être ton père HassanBadreddine, qui d’ailleurs l’a appris de moi ? »Mais Agib répondit : « Par Allah ! grand’mère,ton plat n’a pas le fini désirable. Il manque unpeu de sucre. Et puis ça n’est pas ça. Si tu sa-vais ! Nous venons, je te l’avoue, de faire laconnaissance, dans le souk (mais ne le dis pasà grand-père et à ma mère) d’un pâtissier quinous a offert de ce même plat. Mais… Rienqu’à son fumet on sentait le cœur se dilater deplaisir ! Et quant à son goût, c’était si délicieuxqu’il aurait mis en appétit même l’âme d’un in-dividu atteint d’indigestion ! Et quant à ta pré-paration, en vérité, on ne saurait la comparer àl’autre ni de près ni de loin, et en aucune façon,vraiment, grand’mère ! »

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 541/1177

Page 541: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

À ces paroles, grand’mère fut dans une co-lère considérable, et jeta un regard de traverssur l’eunuque et lui dit…

— Mais, à ce moment de sa narration, Schah-razade vit s’approcher le matin et, discrète, arrêtason récit.

Alors sa sœur, la jeune Doniazade, lui dit : « Ôma sœur, que tes paroles sont douces et agréables,et que ce conte est délicieux et charmant ! »

Et Schahrazade lui sourit et dit : « Oui, masœur, mais qu’est cela comparé à ce que je vousraconterai à tous deux la nuit prochaine, si je suisencore en vie, par la grâce d’Allah et le bon plaisirdu Roi ! »

Et le Roi dit en son âme : « Par Allah ! je ne latuerai point avant d’avoir entendu la suite de sonhistoire, qui est une histoire merveilleuse et éton-nante extrêmement, en vérité ! »

Puis le roi Schahriar et Schahrazade passèrenttous deux le reste de la nuit, enlacés jusqu’au jour.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 542/1177

Page 542: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Alors le roi Schahriar sortit vers la salle de sajustice : et le diwan fut rempli de la foule des vi-zirs, des chambellans, des gardes et des gens dupalais. Et le Roi jugea et nomma aux emplois, etdestitua, et gouverna, et termina les affaires pen-dantes, et cela jusqu’à la fin de la journée.

Puis le diwan fut levé, et le Roi entra dansle palais. Et, quand vint la nuit, il alla trouverSchahrazade, la fille du vizir, et ne manqua pasde faire sa chose ordinaire avec elle.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 543/1177

Page 543: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Et c’était la vingt-qua-trième nuit.

Et la jeune Doniazade ne manqua pas, unefois la chose terminée, de se lever du tapis et dedire à Schahrazade :

« Ô ma sœur, je t’en prie, achève ce conte sa-voureux qui est l’histoire du beau Hassan Badred-dine et de son épouse, la fille de son oncle Cham-seddine ! Tu en étais juste à ces mots :« Grand’mère jeta alors un regard de travers surl’eunuque Saïd et lui dit… » Que lui a-t-elle dit, degrâce ! »

Et Schahrazade sourit à sa sœur et lui dit :« Oui, certes ! c’est de tout cœur et de la meilleurevolonté que j’achèverai le récit, mais pas avantque ce Roi bien élevé ne me le permette ! »

Page 544: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Alors le Roi, qui attendait la fin avec un granddésir, dit à Schahrazade : « Tu peux parler. »

Et Schahrazade dit :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que lagrand’mère d’Agib fut courroucée, regarda l’es-clave de travers et lui dit : « Malheur ! serait-ce toi qui aurais perverti cet enfant ? Commentas-tu osé le faire entrer dans la boutique descuisiniers et des pâtissiers ! » À ces paroles dela grand’mère d’Agib, l’eunuque fut très effrayéet se hâta de nier énergiquement la chose. Ildit : « Nous ne sommes point entrés dans laboutique ; nous n’avons fait que passer de-vant ! » Mais l’entêté Agib s’écria : « Par Allahnous y sommes fort bien entrés et nous y avonsmangé ! » Et il ajouta malicieusement : « Et jete le répète, grand’mère, c’était bien meilleurque ce que tu nous offres là ! »

Alors grand’mère fut encore plus dépitée,et alla en maugréant informer son beau-frèrele vizir du « terrible délit de l’eunuque de gou-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 545/1177

Page 545: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

dron ! » Et elle excita tellement le vizir contrel’esclave, que Chamseddine, qui de sa natureétait fort colère et qui volontiers se déversaiten cris sur les gens, se hâta de se rendre avecsa belle-sœur sous la tente où se trouvaientAgib et l’eunuque. Et il s’écria : « Saïd ! Es-tuentré, oui ou non, avec Agib dans la boutiqued’un pâtissier ? » Et l’eunuque terrifié répon-dit : « Nous n’y sommes point entrés ! » Maisle malicieux Agib s’écria : « Mais si ! nous ysommes entrés ! Et quant à ce que nous yavons mangé, haha !… grand’mère !... c’était sibon que nous nous en sommes fourrés jusque-là ! et ensuite nous avons bu un sorbet dé-licieux à la neige hachée ! Allah ! que c’étaitbon ! Et le brave pâtissier n’y avait pas ménagéle sucre, comme grand’mère ! » Alors la colèredu vizir redoubla contre l’eunuque auquel lamême question fut réitérée ; mais l’eunuquecontinua à nier. Alors le vizir lui dit : « Saïd !tu es un menteur, et tu as l’audace de démentircet enfant qui certainement dit la vérité. Pour-tant je consentirai à te croire si tu peux avaler

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 546/1177

Page 546: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

tout ce bol préparé par ma belle-sœur ! Celame prouvera que tu es à jeun ! »

Alors Saïd, quoique gonflé à la suite de saséance chez Badreddine, voulut bien se sou-mettre à l’épreuve, et il s’assit devant le bolaux grains de grenade et se mit en devoir decommencer ; mais il fut obligé de s’arrêter à lapremière bouchée, tant il était rempli jusqu’augosier. Et il rejeta la bouchée qu’il avait déjàprise. Mais il se hâta de dire que, la veille, ilavait tellement mangé, sous la tente, avec lesautres esclaves, qu’il en avait attrapé une indi-gestion. Mais le vizir comprit tout de suite quel’eunuque était entré réellement, ce jour même,chez le pâtissier. Il le fit alors étendre par terrepar les esclaves, et il lui tomba dessus à coupsredoublés et de toute sa force. Alors l’eunuque,roué de coups, finit par demander grâce, touten continuant à crier : « Ô mon maître, c’esthier que j’ai attrapé une indigestion ! » Commele vizir était fatigué à force de frapper, il s’ar-rêta et dit à Saïd : « Voyons ! avoue la vérité ! »

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 547/1177

Page 547: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Alors l’eunuque se décida et dit : « Eh bien,oui ! seigneur cela est vrai ! Nous sommes en-trés chez un pâtissier dans le souk ! Et son platétait si délicieux que, de ma vie, je n’ai goû-té quelque chose d’aussi bon ! Mais aussi quelmalheur d’avoir goûté maintenant à ce détes-table et horrible plat-ci ! Allah ! que ceci estmauvais ! »

Alors le vizir se mit à rire beaucoup ; maisla grand’mère ne put plus se contenir de dépit,et mortifiée jusqu’au sang, elle s’écria : « Ah !menteur ! je te défie bien de nous apporter duplat de ton pâtissier ! c’est de ton inventiontout ça ! Oui, je te permets d’aller nous cher-cher une porcelaine contenant de cette mêmecomposition ! Et d’ailleurs, si tu l’apportais, ce-la nous servirait du moins à faire une compa-raison entre son travail et le mien ! Mon beau-frère sera juge ! » Et l’eunuque répondit : « Oui,certainement ! » Alors la grand’mère lui donnala monnaie d’un demi-dinar et un bol de porce-laine vide.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 548/1177

Page 548: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

L’eunuque sortit alors et finit par arriver àla boutique et dit au pâtissier : « Voici ! nousvenons de faire un pari sur ton plat de grainsde grenade. Donne m’en donc pour un demi-di-nar. Et surtout soigne-le bien et mets-y tout tonart. Sans cela, je vais manger de la bastonnadecomme tout à l’heure ! Je t’assure que je suisencore tout fourbu ! » Alors Hassan Badred-dine se mit à rire et dit : « Sois sans crainte !Car ce plat que je vais te donner, il n’y a pasdans le monde une autre personne qui sacheréussir le pareil, si ce n’est ma mère ! Et mamère est maintenant dans des pays si éloi-gnés… ! »

Puis Badreddine remplit la porcelaine del’esclave avec très grand soin, et termina sapréparation en y ajoutant encore un peu demusc et d’eau de roses. Et l’eunuque prit laporcelaine et s’en revint rapidement vers lestentes. Alors la grand’mère d’Agib la prit etse hâta d’en goûter le contenu pour se rendrecompte de son degré de saveur et de bonté.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 549/1177

Page 549: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Mais à peine l’eut-elle porté à ses lèvres qu’ellejeta un grand cri et tomba à la renverse… Elleavait deviné la main de son fils Hassan.

Alors le vizir, ainsi que tout le monde, futdans la stupeur, et on se hâta de jeter de l’eaude roses au visage de la grand’mère qui, aubout d’une heure, finit par revenir à elle. Et elledit : « Allah ! l’auteur de ce plat à la grenadene peut être que mon fils Hassan Badreddine,et pas un autre ! J’en suis sûre ! Il n’y a quemoi seule qui sache l’apprêter de cette façon,et c’est moi qui l’ai appris à Hassan ! »

À ces paroles, le vizir fut au comble dela joie et de l’impatience de revoir son neveuet s’écria : « Allah va enfin permettre notreréunion ! » Et aussitôt il fit venir ses serviteurs,réfléchit un instant, combina un projet, et leurdit : « Que vingt hommes d’entre vous autresaillent aussitôt à la boutique du pâtissier Has-san, connu dans le souk sous le nom de HassanEl-Bassri, et qu’ils ruinent cette boutique defond en comble ! Quant au pâtissier, qu’on lui

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 550/1177

Page 550: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

attache les bras avec la toile de son turban, etqu’on me l’amène ici de force, mais en prenantgarde de lui faire le moindre mal. Allez ! »

Quant au vizir, il monta immédiatement àcheval, après s’être muni des lettres écrites parle sultan d’Égypte, et se rendit à la maison dugouvernement, le Dâr El-Salam, chez le lieu-tenant-gouverneur qui représentait à Damas lesultan d’Égypte, son maître ! Arrivé à Dâr El-Salam le vizir communiqua les lettres du sultanau lieutenant-gouverneur, qui aussitôt s’inclinaet les embrassa avec respect et les porta à satête avec vénération. Puis il s’adressa au viziret lui dit : « Ordonne de qui veux-tu te saisir ? »Il répondit : « C’est simplement d’un pâtissierdu souk ! » Et le gouverneur dit : « Rien n’estplus facile ! » Et il ordonna à ses gardes d’allerprêter main-forte aux gens du vizir. Le vizir pritalors congé du lieutenant-gouverneur, et revintsous les tentes.

Quant à Hassan Badreddine, il vit arriver àlui tous ces gens armés de bâtons, de pioches

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 551/1177

Page 551: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

et de haches, qui envahirent sa boutique, etmirent tout en pièces, et renversèrent par terretoutes les pâtisseries et les sucreries, et démo-lirent toute la boutique ; puis il se saisirent del’effaré Hassan, et le ligotèrent avec la toile deson turban, sans prononcer un mot. Et l’effaréHassan pensait : « Allah ! ce doit être le plat degrenades qui est la cause de tout cela ! Qui saitce qu’ils ont pu y trouver ! »

On finit donc par emmener Hassan sousles tentes, devant le vizir. Et Hassan Badred-dine pleura beaucoup et s’écria : « Seigneur !quel crime ai-je pu commettre ? » Le vizir luidemanda : « C’est bien toi qui as apprêté ceplat de grenades ? » Il répondit : « Oui, monseigneur ! Auriez-vous trouvé dans ce platquelque chose qui dût me faire trancher la tête,par hasard ? » Et le vizir répondit avec sévéri-té : « Te trancher la tête ? Mais ce serait le châ-timent le plus doux ! Attends-toi à bien pis ! Tuvas voir ! »

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 552/1177

Page 552: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Or, le vizir avait dit aux deux dames de lelaisser agir à sa guise ; car il ne voulait leurrendre compte de ses recherches que seule-ment à son arrivée au Caire.

Il appela donc ses jeunes esclaves et leurdit : « Faites venir ici un de nos chameliers.Et apportez aussi une grande caisse en bois. »Et les esclaves obéirent à l’instant. Puis, surl’ordre du vizir, ils s’emparèrent du terrifié Has-san et le firent entrer dans la caisse, et refer-mèrent soigneusement le couvercle. Puis ils lechargèrent sur le chameau, et on leva le camp,et on se mit en route.

On se mit à marcher jusqu’à la nuit. Alorson s’arrêta pour prendre quelque nourriture ; eton fit sortir un moment Hassan de la caisse ;on lui donna aussi à manger, et on le réintégradans la caisse. Et on continua la route. Et detemps en temps on s’arrêtait, et on faisait sortirHassan pour l’enfermer de nouveau, après unnouvel interrogatoire du vizir qui lui deman-dait chaque fois : « C’est bien toi qui as apprêté

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 553/1177

Page 553: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

le plat de grenade ? » Et l’effaré Hassan répon-dait invariablement : « Oui, seigneur ! » Et levizir s’écriait : « Liez cet homme et remettez-ledans sa caisse ! »

On continua à voyager de la sorte jusqu’àce qu’on arrivât au Caire. Mais, avant d’entreren ville, on s’arrêta dans le faubourg de Zaïda-niah, et le vizir fit de nouveau sortir Hassan dela caisse, et le fit traîner devant lui. Et alors ildit : « Qu’on m’amène vite un charpentier ! » Etle charpentier vint et, le vizir lui dit : « Prendsla mesure en long et en large de cet homme,et dresse tout de suite un poteau à sa taille,et adapte ce poteau à un chariot traîné parune paire de buffles ! » Et Hassan épouvantés’écria : « Seigneur ! Que vas-tu faire de moi ? »Et il répondit : « Te clouer au pilori, et te faireainsi entrer en ville pour être en spectacle àtous les habitants ! » Et Hassan s’écria : « Maisquel est le crime qui mérite une telle puni-tion ? » Alors le vizir Chamseddine lui dit :« Pour la négligence que tu as apportée dans

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 554/1177

Page 554: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

la préparation du plat de grenades ! Tu n’y aspas mis assez de condiments ni assez de par-fums ! » À ces mots Hassan Badreddine sefrappa les joues et s’écria : « Ya Allah ! et c’estlà mon crime ? Et c’est pour cela que tu m’asfait subir ce long supplice du voyage, et que tune m’as donné à manger qu’une fois par jour,et que maintenant tu veux me clouer sur le po-teau ? » Et le vizir, fort gravement, répondit :« Mais certainement, c’est à cause du manqued’assaisonnement ! Mais oui ! »

Alors Hassan Badreddine fut à la limite dela stupéfaction, et leva les mains vers le ciel, etse mit à réfléchir profondément ! Et le vizir, luidit : « À quoi penses-tu ? » Il répondit : « Oh !pas à grand-chose ! Simplement aux imbécilesdont tu es certes le chef ! Car, si tu n’étais pasle premier des imbéciles, tu ne me traiteraispas de la sorte pour une pincée d’aromates enmoins dans un plat de grenades ! » Et le vizirlui dit : « Mais faut-il encore que je t’apprenneà ne plus récidiver ! Or, pour cela, il n’y avait

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 555/1177

Page 555: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

que ce moyen-là » Et Hassan Badreddine luidit : « En tout cas tes agissements à mon égardsont un crime bien plus considérable ! Et tu de-vrais te châtier toi-même le premier ! » Alors levizir lui répondit : « Il n’y a pas à dire, c’est lacroix qu’il te faut ! »

Pendant cette conversation, le charpentierà côté d’eux, continuait à confectionner le boisdu supplice et de temps en temps coulait surHassan un regard à la dérobée, comme pour luidire : « Hou ! tu ne l’as pas volé ! »

Sur ces entrefaites, la nuit tomba. Alors onse saisit de Hassan et on lui fit réintégrer sacaisse. Et le vizir lui cria : « C’est pour demain,ton crucifiement ! » Puis il attendit quelquesheures, jusqu’à ce que Hassan se fût endormidans la caisse. Alors il fit charger la caisse àdos de chameau, et donna l’ordre de départ, eton marcha jusqu’à ce qu’on arrivât enfin à lamaison, au Caire !

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 556/1177

Page 556: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Et ce ne fut qu’alors seulement que le vizirvoulut révéler la chose à sa fille et à sa belle-sœur. Il dit en effet à sa fille Sett El-Hosn :« Louange à Allah qui nous a permis enfin, ôma fille, de retrouver ton cousin Hassan Ba-dreddine ! Il est là ! Lève-toi, ma fille et soisheureuse ! Et prend bien soin de replacer lesmeubles et les tapis de la maison et de tachambre nuptiale exactement dans le mêmeétat où ils se trouvaient la première nuit detes noces ! » Et aussitôt Sett El-Hosn, quoiqueau comble de l’émotion et de la félicité, donnales ordres nécessaires aux servantes, qui se le-vèrent aussitôt et se mirent à l’œuvre et allu-mèrent les flambeaux. Et le vizir leur dit : « Jevais aider votre souvenir ! » Et il ouvrit son ar-moire et en tira le papier sur lequel il avaitla liste des meubles et de tous les objets avecleurs places respectives. Et il leur lut lentementcette liste, et veilla à ce que chaque chose fûtremise à sa place première. Et les choses furentsi bien faites, que l’observateur le plus attentifse serait cru en train d’assister encore à la nuit

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 557/1177

Page 557: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

de noces de Sett El-Hosn avec le bossu palefre-nier.

Ensuite, le vizir plaça, de sa propre main,à leur place occupée jadis, les habits de Ba-dreddine : son turban sur la chaise, son cale-çon de nuit dans le lit en désordre, ses culotteset son manteau sur le divan, avec, au-dessousd’eux, la bourse contenant les mille dinars etl’étiquette du Juif, et il ne manqua de recoudrele pli de toile cirée entre le bonnet et la toile duturban.

Puis il dit à sa fille de s’habiller de la mêmefaçon que la première nuit, d’entrer dans lachambre nuptiale et de se préparer à recevoirson cousin et époux Hassan Badreddine, et,quand il serait entré, de lui dire : « Oh ! commetu as tardé au cabinet d’aisances ! Par Allah ! situ es indisposé, pourquoi ne me le dis-tu pas ?Ne suis-je pas ta chose et ton esclave ? » Il luirecommanda aussi, quoique Sett El-Hosn n’eûtguère besoin de cette recommandation, d’êtrefort gentille pour son cousin et de lui faire pas-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 558/1177

Page 558: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

ser la nuit le plus agréablement possible, sansoublier la causerie et les beaux vers des poètes.

Puis le vizir marqua la date de ce jour heu-reux. Et il se dirigea du côté de la chambre oùlogeait Hassan ligoté. Il l’en fit extraire pen-dant son sommeil, délia ses jambes qui étaientattachées, le déshabilla et lui mit seulementune chemise fine et un bonnet sur la tête, toutcomme la nuit des noces. Cela fait, le vizir s’es-quiva promptement, en ouvrant les portes quiconduisaient à la chambre nuptiale, et laissaHassan se réveiller tout seul.

Et Hassan se réveilla bientôt et, tout ahuride se trouver ainsi presque nu dans ce corridormerveilleusement éclairé et qui ne lui semblaitpas inconnu, se dit en lui-même : « Voyons,mon garçon ! es-tu dans le plus profond dessonges ou à l’état de veille ? »

Après les premiers moments de stupéfac-tion, il se hasarda à se lever et à faire quelquespas hors du corridor par l’une des portes qui

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 559/1177

Page 559: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

s’y ouvraient. Et aussitôt il cessa de respirer :il venait de reconnaître la salle où s’était pas-sée la fameuse fête en son honneur et au dé-triment du bossu, et, par la porte ouverte don-nant sur la chambre nuptiale, tout au fond, ilvit sur la chaise son turban, et sur le divan sesculottes et ses habits. Alors la sueur lui vint aufront, et il l’essuya avec la main. Et il se dit :« Lah ! Lah ! suis-je éveillé ? suis-je endormi ?Tsoh ! Tsoh ! Suis-je fou ? » Il se mit pourtantà s’avancer, mais en avançant d’un pied et enreculant de l’autre, sans oser davantage et enessuyant toujours son front humide de sueurfroide. Puis enfin il s’écria : « Mais, par Allah !il n’y a plus de doute, c’est bien ça, mon gar-çon ! Ce n’est point un rêve ! Et tu étais, tu asraison, bien enfermé et ligoté dans une caisse !Non, ce n’est point un rêve ! » Et, en disant ce-la, il était arrivé à la porte de la chambre nup-tiale, et prudemment il y hasarda la tête.

Et aussitôt, de l’intérieur de la moustiquairede soie bleue et fine, Sett El-Hosn, étendue

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 560/1177

Page 560: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

dans toute sa beauté nue, souleva gentiment lerebord de la moustiquaire et lui dit : « Ô monmaître chéri ! que tu as tardé dans ce cabinetd’aisances ! Oh ! viens vite ! viens ! »

À ces paroles, le pauvre Hassan se mit à rireaux éclats comme un mangeur de haschich ouun fumeur d’opium et se mit à hurler : « Hou !Hi ! hou ! quel rêve étonnant ! quel rêve inco-hérent ! » Puis il continua à s’avancer, commes’il marchait sur des serpents, avec d’infiniesprécautions, en relevant les pans de sa che-mise d’une main et en tâtant l’air de l’autremain, comme un aveugle ou un ivrogne.

Puis, n’en pouvant plus d’émotion, il s’assitsur le tapis et se mit à penser profondément, enfaisant avec les mains des signes fous de stupé-faction. Pourtant il voyait là, devant lui, ses cu-lottes telles qu’elles étaient, bouffantes et avecdes plis bien réguliers, son turban de Bassra, sapelisse et, au-dessous, les cordons de la boursequi pendaient !

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 561/1177

Page 561: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Et, de nouveau, Sett El-Hosn parla de l’in-térieur du lit et lui dit : « Qu’as-tu donc, monchéri ? Je te vois fort perplexe et un peu trem-blant. Ah ! tu n’étais pas ainsi au commence-ment ! Est-ce que par hasard… ? »

Alors Badreddine, tout en restant assis eten se tenant le front à deux mains, se mit àouvrir et à fermer la bouche dans un mouve-ment de rire fou, et put enfin dire : « Ha ! ha !tu dis que je n’étais pas ainsi au commence-ment ! Quel commencement ? Et quelle nuit ?Par Allah ! mais il y a des années et des annéesque je suis absent ! Ha ! ha ! »

Alors Sett El-Hosn lui dit : « Ô mon chéri,calme-toi ! par le nom d’Allah sur toi et surtoutautour de toi ! calme-toi ! Je parle de cettenuit-ci que tu viens de passer dans mes bras,de celle-ci même où le bélier est entré puis-samment quinze fois dans ma brèche ! Monchéri ! Tu es simplement sorti pour aller au ca-binet d’aisances pour faire quelque chose. Et tuas tardé là près d’une heure ! Oh ! je vois que

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 562/1177

Page 562: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

tu dois être indisposé ! Viens donc, que je te ré-chauffe, viens, mon ami, viens, mon cœur, mesyeux ! »

Mais Badreddine continua à rire comme unfou, puis il dit : « Peut-être dis-tu vrai ! Pour-tant… ! J’ai donc dû certainement m’endormirau cabinet d’aisances, et là, tout tranquille-ment, faire un songe fort désagréable ! » Puis ilajouta : « Oh oui ! fort désagréable ! Imagine-toi que j’ai rêvé que j’étais quelque chosecomme cuisinier ou pâtissier dans une villenommée Damas, en Syrie, très loin ! Oui ! et j’yai passé dix ans dans ce métier ! J’ai rêvé aus-si d’un jeune garçon, un fils de noble assuré-ment, accompagné d’un eunuque ! Et il m’estarrivé avec eux telle et telle aventure… » Et lepauvre Hassan, sentant la sueur mouiller sonfront, l’essuya, mais, dans ce mouvement, ilsentit la trace de la pierre qui l’avait blessé, etil sauta en criant : « Mais non ! Voici la traced’un coup de pierre asséné par cet enfant ! Iln’y a pas à dire, cela est bien violent ! » Puis il

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 563/1177

Page 563: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

réfléchit un instant et ajouta : « Ou plutôt non !C’est bien un rêve en effet ! Ce coup est peut-être un coup que j’ai reçu peut-être de toi, SettEl-Hosn, dans nos ébats ! » Puis il dit : « Je tecontinue mon songe. Dans cette ville de Da-mas, j’arrivai, je ne sais comment, un matin, là,comme tu me vois en chemise seulement et enbonnet blanc ! Le bonnet du bossu ! Et les ha-bitants ! Je ne sais trop ce qu’ils me voulaient !J’héritai, comme ça, de la boutique d’un pâtis-sier, un vieux brave homme !… Mais oui ! maisoui ! ce n’est point un songe ! J’ai fait un platde grains de grenade qui, paraît-il ne conte-nait pas suffisamment d’aromates !… Et alors !Voyons !… Ai-je bien rêvé tout cela ? Et n’est-ce point la réalité ?… »

Alors Sett El-Hosn s’écria : « Mon chéri,vraiment quel songe extraordinaire tu as fait !De grâce, dis-le en entier ! »

Et Hassan Badreddine, tout en s’interrom-pant pour s’exclamer, raconta à Sett El-Hosntoute l’histoire, songe ou réalité, depuis le

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 564/1177

Page 564: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

commencement jusqu’à la fin. Puis il ajouta :« Et dire que j’ai failli être crucifié ! Et je l’au-rais déjà été, si, heureusement, le rêve nes’était dissipé à temps. Allah ! je suis encoretout en sueur de cette caisse ! »

Et Sett El-Hosn lui demanda : « Mais pour-quoi voulait-on te crucifier ? » Il répondit :« Mais toujours à cause du peu d’aromatesdans le plat des grains de grenade ! Oui ! le pi-lori terrible était là qui m’attendait avec le cha-riot traîné par une paire de buffles du Nil ! Maisenfin, grâce à Allah, tout cela n’était qu’unrêve, car vraiment la perte de ma boutique depâtisserie, ruinée de fond en comble, commeça, m’aurait causé énormément de peine ! »

Alors Sett El-Hosn, n’en pouvant plus,s’élança du lit, et vint se jeter au cou de HassanBadreddine et le pressa contre sa poitrine enl’embrassant et le dévorant de baisers. Et lui,n’osait pas bouger. Et tout à coup il s’écria :« Non ! non ! tout cela n’est point un rêve ! Al-lah ! où suis-je ? où est la vérité ? »

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 565/1177

Page 565: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Et le pauvre Hassan, transporté doucementau lit aux bras de Sett El-Hosn, s’étendit épuiséet tomba dans un lourd sommeil, veillé parSett El-Hosn, qui l’entendait murmurer, dans lesommeil, tantôt ces mots : « C’est un rêve ! »tantôt ces mots : « Non ! c’est la réalité ! »

Avec le matin, le calme revint dans les es-prits de Hassan Badreddine qui, en se ré-veillant, se retrouva dans les bras de Sett El-Hosn et vit devant lui, debout au pied du lit,son oncle le vizir Chamseddine, qui aussitôt luisouhaita la paix. Et Badreddine lui dit « Maisn’est-ce point toi-même, par Allah ! qui m’avaisfait lier les bras et qui avais fait ruiner ma bou-tique ! Et tout cela à cause de la petite quan-tité d’aromates dans le plat de grains de gre-nade ? »

Alors le vizir Chamseddine, n’ayant plus au-cune raison de se taire, dit :

« Ô mon enfant, voici la vérité ! Tu es Has-san Badreddine, mon neveu, le fils de mon dé-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 566/1177

Page 566: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

funt frère Noureddine, le vizir de Bassra ! Etmoi, je ne t’ai fait souffrir tout ce traitementque pour avoir une preuve de plus de ton iden-tité et m’assurer que c’est bien toi qui es entrédans le lit de ma fille, la première nuit de sesnoces. Et cette preuve, je l’ai eue en te voyantreconnaître (car j’étais caché derrière toi) lamaison et les meubles, puis ton turban, tes cu-lottes et ta bourse, et surtout l’étiquette de labourse et le pli cacheté qui contient les ins-tructions de ton père Noureddine. Tu m’excu-seras donc, mon enfant ! car je n’avais que cemoyen en mains pour te reconnaître, moi quine t’avais jamais vu auparavant, puisque tu esné à Bassra ! Ah ! mon enfant ! tout cela est dûà un petit malentendu, survenu tout à fait dansle commencement entre ton père, qui est monfrère Noureddine, et moi, ton oncle ! »

Et le vizir lui raconta toute l’histoire, puisil lui dit : « Ô mon enfant quant à ta mère jel’ai amenée de Bassra, et tu vas la voir, ainsique ton fils Agib, le fruit de ta première nuit

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 567/1177

Page 567: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

de noces avec sa mère ! » Et le vizir courut leschercher.

Et le premier qui arriva fut Agib, qui, cettefois, se jeta au cou de son père sans le craindrecomme il craignait le pâtissier amoureux ; etBadreddine, dans sa joie, récita ces vers :

Après ton départ, je me mis à pleurer, à long-temps pleurer. Et les larmes débordèrent de mespaupières.

Et je fis vœu, si jamais Allah réunissait lesamants affligés de leur séparation, de ne jamaissur mes lèvres faire tenir le mot de séparation an-cienne !

Aussi le bonheur vient de fondre sur moi, etavec tant de rapidité, et je fus dans une telle fé-licité, que malgré moi je versai les larmes de mesyeux !

Le Destin a juré de toujours rester mon ennemiet la cause de mes peines ! Et moi, ô Destin, ôTemps, j’ai violé ton serment ! C’est une impiété !

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 568/1177

Page 568: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Le bonheur a tenu sa promesse et acquitté sesdettes. Et mon ami m’est revenu ! Toi donc, lève-toi vers celui qui a apporté le bonheur, et relève lespans de la robe pour le servir !

À peine avait-il fini de les réciter, que lagrand’mère d’Agib, sa mère à lui Badreddine,arriva en sanglotant et se jeta dans ses braspresque évanouie de joie.

Et après de grands épanchements, dans leslarmes de la joie, ils se racontèrent mutuelle-ment leurs histoires et leurs peines et toutesleurs souffrances.

Puis tous remercièrent Allah pour les avoirenfin tous réunis sains et saufs, et recommen-cèrent à vivre, dans la félicité et dans un bon-heur parfait et dans les pures délices, et celajusqu’à la fin de leurs jours qui furent très nom-breux, et en laissant de nombreux enfants tousaussi beaux que la lune et les étoiles. »

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 569/1177

Page 569: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

— Et telle est, ô Roi fortuné, dit Schahrazadeau roi Schahriar, l’histoire merveilleuse que le vi-zir Giafar Al-Barmaki raconta au khalifat HarounAl-Rachid, l’émir des Croyants, dans la ville deBaghdad !

Oui ! c’est là l’histoire des aventures du vizirChamseddine, de son frère le vizir Noureddine etde Hassan Badreddine, fils de Noureddine !

— Aussi le khalifat Haroun Al-Rachid nemanqua pas de dire : « Par Allah que tout celaest étonnant et admirable ! » Et, dans soncontentement, non seulement il accorda à sonvizir Giafar la grâce du nègre Rihan, mais ilprit aussi en grande amitié le jeune homme quiétait le mari de la femme coupés dans l’his-toire des Trois Pommes, et, pour le consoler dela perte de son épouse injustement sacrifiée, illui fit don d’une des plus jolies vierges, commeconcubine, lui fit de somptueux émoluments,et l’attacha à lui comme son ami intime et soncompagnon de table. Puis il ordonna aux écri-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 570/1177

Page 570: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

vains du palais d’écrire cette merveilleuse his-toire avec leur plus belle écriture, et de l’enfer-mer soigneusement dans l’armoire des papierspour servir de leçon aux enfants de leurs en-fants.

— Mais, continua la fine et discrète Schahra-zade, en s’adressant au roi Schahriar, sultan desîles de l’Inde et de la Chine, ne crois point, ôRoi fortuné, que cette histoire soit aussi admirableque celle que je me réserve de te raconter, si tun’es pas fatigué ! » Et le roi Schahriar lui dit : « Etquelle est cette histoire ? » Schahrazade répondit :« Elle est beaucoup plus admirable que toutes lesautres ! » Et Schahriar lui dit : « Et quel est sonnom ? » Elle répondit :

« C’est l’histoire du Tailleur, du Bossu, du Juif,du Chrétien et du Barbier de Baghdad ! »

Et le roi Schahriar répondit : « Certes, tu peuxla raconter ! »

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 571/1177

Page 571: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

HISTOIRE DU BOSSU AVEC LETAILLEUR, LE COURTIER

CHRÉTIEN, L’INTENDANT ETLE MÉDECIN JUIF ; CE QUI

S’EN SUIVIT ; ET LEURS AVEN-TURES RACONTÉES À TOUR

DE RÔLE

Alors Schahrazade dit au roi Schahriar :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, qu’il y avait,en l’antiquité du temps et le passé des âgeset des siècles, dans une ville de la Chine, unhomme qui était tailleur et fort satisfait de sacondition. Il aimait les distractions et les plai-sirs et avait coutume, de temps en temps, de

Page 572: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

sortir avec son épouse, se promener et se ré-jouir les yeux au spectacle de la rue et des jar-dins. Or, un jour que tous deux avaient passéla journée entière hors de leur demeure et que,le soir arrivé, ils revenaient chez eux, ils ren-contrèrent sur leur chemin un bossu à l’aspectsi drôle qu’il chassait toute mélancolie, faisaitrire l’homme le plus triste et éloignait tout cha-grin et toute affliction. Aussitôt le tailleur etson épouse s’approchèrent du bossu, s’amu-sèrent beaucoup de ses plaisanteries et telle-ment qu’ils l’invitèrent à les accompagner àleur maison pour qu’il fût leur hôte cette nuit-là. Et le bossu se hâta de faire à cette invitationla réponse qu’il fallait, et se joignit à eux et ar-riva avec eux à la maison. Là, le tailleur quittaun instant le bossu pour courir au souk ache-ter, avant que les marchands n’eussent ferméleurs boutiques, de quoi faire honneur à soninvité. Il acheta du poisson frit, du pain frais,des limons et un gros morceau de halaoua(68)

pour le dessert. Puis il s’en revint, mit toutes

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 573/1177

Page 573: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

ces choses devant le bossu ; et tout le mondes’assit pour manger.

Pendant qu’on mangeait ainsi gaiement, lafemme du tailleur prit un gros morceau depoisson entre ses doigts et, par manière deplaisanterie, le fourra tout entier dans labouche du bossu, lui couvrit la bouche de samain pour empêcher qu’il rejetât le morceau etlui dit : « Par Allah il faut absolument que tuavales cette bouchée d’un seul coup et sans ar-rêt, sinon je ne te lâche pas. »

Alors le bossu se mit à faire de grands ef-forts, mais il finit par avaler la bouchée. Mal-heureusement pour lui, il était de son destinqu’une grosse arête se trouvât dans la bou-chée : elle s’arrêta dans son gosier et fit qu’ilmourut à l’heure même.

— À ce moment de sa narration, Schahra-zade, la fille du vizir, vit s’approcher le matin et,discrète selon son habitude, ne voulut pas prolon-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 574/1177

Page 574: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

ger davantage le récit, pour ne pas abuser de lapermission accordée par le roi Schahriar.

Alors, sa sœur, la jeune Doniazade, lui dit :« Ô ma sœur, que tes paroles sont gentilles,douces, savoureuses et pures ! » Elle répondit :« Mais que diras-tu alors, la nuit prochaine, en en-tendant la suite, si toutefois je suis encore en vie etque ce soit le bon plaisir de ce Roi plein de bonnesmanières et de politesse ! »

Et le roi Schahriar dit en son âme : « Par Al-lah ! je ne la tuerai que lorsque j’aurai entendu lereste de son histoire, qui est bien étonnante ! »

Puis le roi Schahriar prit Schahrazade dansses bras ; et tous deux passèrent le reste de la nuitenlacés jusqu’au matin. Puis le Roi se leva et alladans la salle de sa justice. Et aussitôt entra le vizir,et entrèrent aussi les émirs, les chambellans et lesgardes, et le Diwan fut tout plein de monde. Et leRoi se mit à juger, à régler les affaires, à nommercelui-ci à un emploi, à destituer celui-là, à termi-ner les procès pendants, et à s’occuper de la sortejusqu’à la fin de la journée. Le Diwan terminé, le

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 575/1177

Page 575: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Roi rentra dans ses appartements et alla retrouverSchahrazade.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 576/1177

Page 576: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Et comme c’était lavingt-cinquième nuit.

Doniazade dit à Schahrazade : « Ô ma sœur,je t’en prie, conte-nous la suite de cette histoire duBossu avec le Tailleur et sa femme ! » Elle répon-dit : « De tout cœur et comme hommage dû ! Maisje ne sais si le Roi y consent ! » Alors le Roi se hâtade dire : « Tu peux ! » Et Schahrazade dit :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que lorsquele tailleur vit le bossu mourir de la sorte, ils’écria : « Il n’y a de force et de pouvoir qu’enAllah le Très-Haut, le Tout-Puissant ! Quelmalheur que ce pauvre homme soit ainsi venumourir juste entre nos mains ! » Mais la femmes’écria : « Quel errement est donc le tien ! Neconnais-tu point ces vers du poète ?

Page 577: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

« Ô mon âme, pourquoi t’enfoncer dans l’ab-surde à t’en rendre malade, et te préoccuper de cedont ne surgira la peine ou le souci !

Ne crains-tu donc point le feu, pour t’y as-seoir ! Et ne sais-tu pas qu’à l’approche du feu, onrisque de flamber ! »

Alors son mari dit : « Et que me faut-il fairemaintenant ? » Elle répondit : « Lève-toi donc !Et à nous deux nous allons porter le corps ;nous le couvrirons d’une écharpe de soie, etnous le transporterons, toi en marchant der-rière moi et moi en te précédant, et cela cettenuit même ! Et tout le long de la route tu dirasà voix haute : « C’est mon enfant ! Et celle-ci,c’est sa mère ! Nous sommes à la recherched’un médecin qui le puisse traiter ! Où y a-t-ilun médecin ? »

Aussi lorsque le tailleur entendit ces pa-roles, il se leva, prit le bossu entre ses bras et,précédé de sa femme, sortit de la maison. Et

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 578/1177

Page 578: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

la femme, de son côté, se mit à dire : « Ô monpauvre enfant ! Puisses-tu te tirer de là sain etsauf ! Dis ! Où souffres-tu ? Ah ! cette mauditepetite vérole ! Sur quelle partie de ton corps as-tu des éruptions ? » À ces paroles, chaque pas-sant se disait : « C’est le père et la mère ! Ilsportent leur enfant atteint de la petite vérole ! »et se hâtait de s’éloigner.

Quant au tailleur et à sa femme, ils conti-nuèrent ainsi à cheminer, tout en s’informantdu logis d’un médecin, jusqu’à ce qu’on les eûtconduits à la porte d’un médecin juif. Alors ilsfrappèrent à la porte, et aussitôt une négressedescendit, ouvrit la porte et vit cet homme quiportait un enfant dans ses bras, et aussi la mèrequi l’accompagnait. Et celle-ci lui dit : « Nousavons avec nous cet enfant que nous désironsfaire voir au médecin. Prends donc cet argent,un quart de dinar, et donne-le à ton maître, enle priant de descendre voir mon enfant qui estbien malade. »

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 579/1177

Page 579: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Alors la servante remonta ; et aussitôt lafemme du tailleur franchit le seuil de la maison,fit entrer son mari et lui dit : « Dépose vite ici lecorps du bossu. Et hâtons-nous de filer au plustôt. » Et le tailleur déposa le corps du bossu surune des marches de l’escalier, contre le mur, etse hâta de sortir, suivi de sa femme.

Quant à la négresse, elle entra chez le mé-decin juif, son maître, et lui dit : « En bas, ily a un malade accompagné d’une femme etd’un homme qui m’ont donné pour toi ce quartde dinar afin que tu prescrives à ce maladequelque chose qui lui fasse du bien. » Lorsquele médecin juif vit le quart de dinar, il se réjouitet se hâta de se lever, et, dans sa hâte, il nesongea pas à prendre avec lui de la lumièrepour descendre. Si bien qu’il buta du piedcontre le bossu et le renversa. Et tout effrayéde voir ainsi rouler un homme, il se hâta del’examiner et constata la mort et pensa qu’ilétait la cause de sa mort. Alors il s’écria : « Sei-gneur ! Ah ! Dieu vengeur ! Par les dix Paroles

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 580/1177

Page 580: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Saintes ! » Et il continua à invoquer Haroun,Iouschah(69) fils de Noun, et les autres. Et ildit : « Voici que je viens de buter contre ce ma-lade et de le faire rouler jusqu’au bas de l’es-calier ! Aussi, comment pourrai-je maintenantsortir de ma maison avec un homme mort ? »Pourtant il finit par le prendre et par le trans-porter de la cour dans la maison, et il le fit voirà sa femme et lui révéla la chose. Et sa femmeterrifiée s’écria : « Ah ! non ! pas de ça ici ! Vitefais-le sortir ! Car, s’il reste ici jusqu’au leverdu soleil, nous sommes perdus sans rémission.Aussi nous allons tous deux le transporter surla terrasse de la maison, et de là nous le jette-rons dans la maison de notre voisin le musul-man. Car tu sais que notre voisin est l’inten-dant pourvoyeur de la cuisine du sultan, et quesa maison est infestée par les rats, les chats etles chiens qui descendent chez lui par la ter-rasse pour faire des dégâts et manger les provi-sions de beurre, de graisse, d’huile et de farine.Aussi ces animaux ne manqueront pas aussi

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 581/1177

Page 581: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

de manger ce corps mort et de le faire dispa-raître. »

Alors le médecin juif et sa femme prirentle bossu, montèrent sur leur terrasse, et de làils firent descendre doucement le corps dans lamaison de l’intendant, et l’appliquèrent deboutcontre le mur de la cuisine. Puis ils s’en allèrentet redescendirent tranquillement chez eux.

Or, il y avait à peine quelques instants quele bossu était ainsi appliqué debout contre lemur que l’intendant, qui s’était absenté, revintà la maison, ouvrit la porte, alluma une chan-delle et entra. Et il trouva un fils d’Adam de-bout dans un coin contre le mur de la cuisine.Et l’intendant, fort surpris, s’écria : « Qu’est ce-la ? Par Allah ! je vois maintenant que le voleurhabituel de mes provisions est un homme, etnon point un animal ! C’est lui qui me dérobela viande et les graisses, que j’enferme pour-tant soigneusement par crainte des chats etdes chiens ! Aussi je constate qu’il aurait étébien inutile de tuer, comme je pensais à le

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 582/1177

Page 582: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

faire, tous les chats et tous les chiens du quar-tier, puisque cet individu-là est seul à des-cendre ici par la terrasse ! » Et aussitôt l’in-tendant prit un énorme gourdin, courut àl’homme, l’en frappa violemment, le fit tomberet se mit à lui asséner des coups sur la poitrine.Mais comme l’homme ne bougeait pas, l’inten-dant vit qu’il était mort. Alors il fut dans la dé-solation et dit : « Il n’y a de force et de pouvoirqu’en Allah le Très-Haut, le Tout-Puissant ! »Puis il fut très effrayé et dit : « Maudits soientle beurre, les graisses, la viande et cette nuit-ci ! Faut-il que je sois assez malchanceux pouravoir de la sorte tué cet homme qui me resteainsi entre les mains ! » Puis il le regarda plusattentivement et vit que c’était un bossu. Et ildit : « Il ne te suffisait donc plus d’être bos-su ? Tu voulais encore être voleur, et voler laviande et les graisses de mes provisions ! ÔDieu protecteur, protège-moi sous le voile deta puissance ! » Sur ce, comme la nuit marchaitvers sa fin, l’intendant chargea le bossu sur sesépaules, descendit de sa maison et se mit à

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 583/1177

Page 583: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

marcher jusqu’à ce qu’il fût arrivé au commen-cement du souk. Il s’arrêta alors, plaça le bos-su debout, à l’angle d’une boutique, au détourd’une rue, le laissa là et s’en alla.

Il n’y avait pas longtemps que le bossu étaitlà que vint à passer un chrétien. C’était le cour-tier du sultan. Il était, ce soir, ivre, et allait,en cet état, prendre un bain au hammam. Sonivresse l’incitait à de curieuses choses et luidisait : « Va ! tu approches du Messie lui-même ! » Il allait donc ainsi en zigzaguant eten titubant, et il finit par se trouver face à faceavec le bossu, sans le voir. À ce moment, ils’arrêta, se tourna du côté du bossu et se miten posture d’uriner. Mais tout à coup il vit lebossu juste devant lui, contre le mur. À la vuede cet homme immobile, il pensa que c’étaitun voleur, celui peut-être qui lui avait volé sonturban, au commencement de la soirée ; car lecourtier chrétien était, en effet, nu-tête. Alorsle chrétien se précipita contre l’homme et luiasséna sur la nuque un coup violent qui le fit

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 584/1177

Page 584: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

rouler à terre. Puis il lança de hauts cris en ap-pelant le gardien du souk. Et il tomba sur lebossu en le frappant à coups redoublés, dansl’excitation de l’ivresse, et s’apprêta même àl’étrangler en lui serrant le cou de ses deuxmains. À ce moment, arriva le gardien du souk,et il vit le chrétien qui tenait sous lui le mu-sulman et le frappait et était sur le point del’étrangler. Et le gardien s’écria : « Laisse cethomme, et lève-toi ! » Et le chrétien se leva.

Alors le gardien du souk s’approcha du bos-su musulman, étendu par terre, l’examina et vitqu’il était mort. Il s’écria alors : « Oh ! a-t-on ja-mais vu ainsi un chrétien avoir l’audace de tou-cher à un musulman et de le tuer ! » Puis le gar-dien se saisit du chrétien, lui lia les bras der-rière le dos et le conduisit à la maison du wa-li(70). Et le chrétien se lamentait et disait : « ÔMessie ! ô Vierge ! Comment ai-je pu tuer cethomme ! Et comme il est mort vite, d’un seulcoup de poing ! Passée l’ivresse, voici mainte-nant la réflexion ! »

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 585/1177

Page 585: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Arrivés à la maison du wali, le chrétien etle bossu mort furent enfermés toute la nuit jus-qu’à ce que le wali se fût réveillé, le matin. Etle wali interrogea le chrétien qui ne put nierles faits rapportés par le gardien du souk. Aussile wali ne put que condamner à mort ce chré-tien qui avait tué un musulman. Et il ordonnaau porte-glaive, l’exécuteur des condamnés, decrier par toute la ville la sentence de mort ducourtier chrétien. Puis il fit dresser la potence,et ordonna d’amener le condamné sous la po-tence. Alors vint le porte-glaive qui prépara lacorde, fit le nœud coulant, le passa au cou ducourtier et allait hisser, lorsque soudain l’inten-dant du sultan fendit la foule amassée, et sefraya un chemin jusqu’au chrétien debout sousla potence, et cria au porte-glaive : « Arrête !c’est moi qui ai tué l’homme ! » Alors le walilui dit : « Et pourquoi donc l’as-tu tué ? » Il dit :« Voici ! Cette nuit, en entrant dans ma maisonje l’ai vu qui s’était introduit chez moi en des-cendant de la terrasse, pour voler mes provi-sions. Et moi, je l’ai frappé à la poitrine avec un

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 586/1177

Page 586: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

gourdin, et aussitôt je l’ai vu tomber et mourir.Alors je l’ai porté sur mes épaules et je suis ve-nu au souk et je l’ai mis debout contre une bou-tique, à tel endroit, dans telle rue ! Malheureuxque je suis ! Voici maintenant que j’allais êtrecause par mon silence, de la mort de ce chré-tien, après avoir moi-même tué un musulman !Aussi c’est moi que l’on doit pendre ! »

Lorsque le wali eut entendu les paroles del’intendant, il fit relâcher le courtier chrétienet dit au porte-glaive : « Tu vas tout de suitependre cet homme-ci, qui vient d’avouer de sapropre bouche ! »

Alors le porte-glaive prit la corde qu’il avaitd’abord passée au cou du chrétien, en entourale cou de l’intendant, amena l’intendant justesous la potence et allait le suspendre en l’air,lorsque tout à coup le médecin juif fendit lafoule et cria au porte-glaive en disant : « At-tends ! ne fais rien ! C’est moi seul qui l’aitué ! » Puis il raconta ainsi la chose : « En effet,sachez tous que cet homme est venu me trou-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 587/1177

Page 587: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

ver pour me consulter afin que je le guérisse. Etcomme je descendais l’escalier pour le voir, etqu’il faisait nuit, je l’ai heurté du pied : alors ila roulé jusqu’au bas de l’escalier et il est mort.Ainsi donc on ne doit pas tuer l’intendant, maismoi seulement ! »

Alors le wali ordonna la mort du médecinjuif. Et le porte-glaive enleva la corde du coude l’intendant et la mit au cou du médecin juifet allait exécuter le médecin, quand on vit ar-river le tailleur qui fendit la foule et dit auporte-glaive : « Oh ! arrête-toi ! C’est moi seulqui l’ai tué ! Voici ! Hier je passai ma journéeà flâner, et je revins, vers le soir, à la maison.En route, je rencontrai ce bossu, qui était ivreet fort gai, et il tenait à la main un tambourà grelots dont il s’accompagnait en chantantde tout son cœur et d’une façon fort réjouis-sante. Alors je m’arrêtai pour le voir et m’amu-ser, et j’en éprouvai un tel plaisir que je l’in-vitai à m’accompagner à la maison. Commej’avais, entre autres choses, acheté du poisson,

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 588/1177

Page 588: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

ma femme, lorsque nous nous fûmes assis pourmanger, prit un morceau de poisson qu’elle mitdans un morceau de pain, et elle en fit une bou-chée qu’elle fourra dans la bouche du bossu ;et la bouchée étouffa le bossu, qui mourut aus-sitôt. Alors, moi et ma femme ; nous le prîmeset nous le portâmes à la maison du médecinjuif. Une négresse descendit qui nous ouvrit laporte ; et je lui dis : « Dis à ton maître qu’il ya à la porte une femme et un homme qui ap-portent un malade. Il faut donc descendre levoir pour lui prescrire un médicament ! » Puisje donnai à cette négresse un quart de dinarpour son maître. Alors elle se hâta de monteret moi, je mis le bossu debout contre le mur del’escalier ; et moi et ma femme, nous nous enallâmes au plus vite. Pendant ce temps, le mé-decin juif était descendu pour voir le malade ;mais il heurta le corps du bossu qui tomba ; etle juif pensa qu’il l’avait lui-même tué ! »

À ce moment, le tailleur se tourna du côtédu médecin juif et lui dit : « N’est-ce point

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 589/1177

Page 589: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

vrai ? » Il répondit : « Oui, en vérité ! » Alors letailleur se tourna vers le wali et lui dit : « Il fautdonc relâcher ce juif et me pendre, moi ! »

Le wali, à ces paroles, s’étonna prodigieuse-ment et dit : « Vraiment cette histoire du bos-su mérite d’être mise dans les annales et leslivres ! » Puis il ordonna au porte-glaive de re-lâcher le juif et de pendre le tailleur, quis’avouait coupable. Alors le porte-glaive ame-na le tailleur sous la potence, lui mit la cordeau cou et dit : « Cette fois-ci, c’est la dernière.Je n’échangerai plus personne ! » Et il saisit lacorde.

Voilà pour ceux-là !

Quant au bossu, on dit qu’il était le bouffondu sultan, et que le sultan ne pouvait s’en sépa-rer une heure. Or, le bossu, après s’être enivré,cette nuit-là, s’était échappé du palais et étaitresté ainsi absent toute la nuit ; et, le lende-main, on vint dire au sultan qui demandait deses nouvelles : « Seigneur, le wali te dira que

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 590/1177

Page 590: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

le bossu est mort et que son meurtrier est surle point d’être pendu. En effet, le wali avait faitmettre le meurtrier sous la potence, et le porte-glaive allait l’exécuter lorsqu’on vit arriver undeuxième individu, puis un troisième, et cha-cun d’eux disait : « C’est moi seul qui ai tué lebossu ! » Et chacun d’eux racontait au wali lemotif du meurtre. »

Lorsque le sultan entendit ces paroles, il neput en entendre davantage, il cria et appela unchambellan et lui dit : « Descends vite et coursprès du wali et dis-lui de m’amener sur l’heuretout ce monde-là ! »

Et le chambellan descendit et arriva prèsde la potence, juste au moment où le porte-glaive allait exécuter le tailleur. Et le chambel-lan s’écria : « Arrête ! » Puis il raconta au wa-li que cette histoire du bossu était parvenueaux oreilles du roi. Et il l’emmena, et il emme-na aussi le tailleur, le médecin juif, le courtierchrétien et l’intendant, fit emporter également

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 591/1177

Page 591: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

le corps du bossu, et s’en alla avec eux touschez le roi.

Lorsque le wali se présenta entre les mainsdu roi, il se courba et baisa la terre, et racontaau roi toute l’histoire du bossu, dans tous sesdétails, depuis le commencement jusqu’à la fin.Mais il est vraiment inutile de la répéter !

Le roi, en entendant cette histoire, s’émer-veilla fort et fut pris d’une grande hilarité. Puisil ordonna aux scribes du palais d’écrire cettehistoire avec l’eau d’or. Ensuite il demanda àtous les assistants : « Avez-vous jamais enten-du une histoire pareille à celle du bossu ? »

Alors le courtier chrétien s’avança, baisa laterre entre les mains du roi et dit : « Ô roi dessiècles et du temps, moi, je connais une his-toire bien plus étonnante que notre aventureavec le bossu ! Si tu me le permets, je te laraconterai, car elle est de beaucoup plus mer-veilleuse, plus étrange et plus délicieuse quel’histoire du bossu ! »

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 592/1177

Page 592: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Et le roi lui dit : « Oui ! déballe-nous, qu’onle voie, ce que tu possèdes ! »

Alors le courtier chrétien dit :

RÉCIT DU COURTIER CHRÉTIEN

« Sache, ô roi du temps, que je ne suis venudans ces pays que pour une affaire commer-ciale. Je suis un étranger que la destinée a diri-gé vers ton royaume. Je suis né, en effet, dansla ville du Caire et je suis un cophte d’entre lescophtes. Et c’est également au Caire que j’aiété élevé, et c’est là que mon père, avant moi,était courtier.

Lorsque mourut mon père, j’étais déjà par-venu à l’âge d’homme ; aussi je me fis courtierà sa place, attendu que je me voyais toutessortes de bonnes dispositions pour ce métier,spécial à nous autres cophtes.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 593/1177

Page 593: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Or, un jour d’entre les jours, j’étais assis de-vant la porte du khân des marchands de grains,et je vis passer un jeune homme, le plus beauqui se pût voir, et vêtu des habits les plussomptueux, et monté sur un âne sellé d’unebelle selle rouge. Lorsque ce jeune homme mevit, il me salua ; et moi, je me levai aussitôtpar égard pour lui. Alors il tira un mouchoirqui contenait une petite quantité de sésame,en échantillon, et me dit : « Combien vaut l’ar-deb(71) de cette espèce de sésame-ci ! » Je luidis : « Cela vaut bien cent drachmes. » Il merépondit : « Prends alors avec toi les hommesqui mesurent les grains et dirige-toi vers lekhân Al-Gaouali au quartier de Bab Al-Nassr :tu m’y trouveras. » Puis il me laissa et s’éloi-gna, après m’avoir donné le mouchoir quicontenait l’échantillon de sésame.

Alors je me mis à faire le tour des mar-chands acheteurs de grains et je leur fis voirl’échantillon que, moi, j’avais estimé centdrachmes. Et les marchands l’estimèrent cent

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 594/1177

Page 594: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

vingt drachmes pour chaque ardeb. Alors jefus dans la plus grande joie et je pris avecmoi quatre mesureurs, et j’allai aussitôt retrou-ver le jeune homme qui m’attendait, en effet,au khân. Lorsqu’il me vit, il vint à moi et meconduisit à un magasin où se trouvaient lesgrains, et les mesureurs remplirent des sacs etmesurèrent les grains, qui montèrent en toutà cinquante mesures en ardebs. Et le jeunehomme me dit : « Tu toucheras pour ta part decourtage dix drachmes par ardeb vendu à centdrachmes. Mais tu toucheras pour moi toutl’argent et tu me le garderas soigneusementchez toi jusqu’à ce que je te le réclame. Commele total du prix est cinq mille drachmes, tu enprélèveras pour toi cinq cents, et il m’en res-tera ainsi quatre mille cinq cents. Pour moi,sitôt que j’aurai fini mes affaires, je viendraichez toi prendre l’argent. » Alors je lui répon-dis : « Qu’il soit fait selon ton désir ! » Puis jelui baisai les mains et m’éloignai.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 595/1177

Page 595: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Et, en effet, ce jour-là même, je gagnai dela sorte mille drachmes de courtage, cinq centsdu vendeur et cinq cents des acheteurs, et jeprélevai de la sorte le vingt pour cent, selonnos usages de courtiers égyptiens.

Quant au jeune homme, au bout d’un moisd’absence, il vint me voir et me dit : « Où sontles drachmes ? » Et je lui dis aussitôt : « À tesordres. Les voici tout préparés dans ce sac. »Mais il me dit : « Garde-les encore chez toiquelque temps jusqu’à ce que je revienne lesprendre. » Et il s’en alla et s’absenta de nou-veau un mois, et revint et me dit : « Où sont lesdrachmes ? » Alors je me levai et le saluai etlui dis : « Maintenant veux-tu honorer ma mai-son en acceptant d’y venir manger avec moiun morceau ? » Mais il refusa et me dit : « Pourl’argent, je te prie de le garder encore jusqu’àce que je revienne te le réclamer, après avoirterminé quelques affaires pressantes. » Puis ils’éloigna. Et moi, je serrai soigneusement l’ar-gent qui lui appartenait et me mis à attendre

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 596/1177

Page 596: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

son retour. Au bout d’un mois, il revint et medit : « Ce soir, je repasserai ici prendre l’ar-gent ! » Alors je tins l’argent tout prêt ; maisj’eus beau l’attendre jusqu’à la nuit, puis lesautres jours, il ne revint qu’au bout d’un mois,pendant que, moi, je me disais : « Comme cejeune homme est plein de confiance ! De mavie, depuis le temps que je suis courtier dansles khâns et les souks, je n’ai vu confiance pa-reille ! » Il vint donc à moi, et il était toujourssur son âne et vêtu d’habits somptueux, et ilétait aussi beau que la lune dans son plein, etavait le visage brillant et frais comme au sor-tir du hammam, et les joues roses et le frontcomme une fleur éclatante et, sur un coin deses lèvres, un grain noir de beauté comme unegoutte d’ambre noir, d’après le dire du poète :

La lune dans son plein, au haut de la tour, serencontra avec le soleil ; et tous deux étaient dansleur éclat et leur beauté.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 597/1177

Page 597: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Tels étaient les deux amants. Et ceux qui les re-gardaient ne pouvaient que les admirer et les ai-mer et leur souhaiter le bonheur.

Et maintenant ils sont si beaux et si merveilleuxque par eux on se sent l’âme toute captive.

Aussi gloire à Allah qui accomplit de tels pro-diges. Il façonne ses créatures au gré de son désir.

Lorsque je le vis, je lui baisai les mains etj’appelai sur lui toutes les bénédictions d’Allahet je lui dis : « Ô mon maître, j’espère que cettefois tu vas toucher ton argent ! » Il me répon-dit : « Patiente encore un peu, que je finissede terminer mes affaires, et alors je viendraite reprendre l’argent. » Puis il tourna le dos ets’éloigna. Et moi je pensai qu’il resterait en-core longtemps, et je pris l’argent et le plaçai àun placement de vingt pour cent comme il estd’usage dans notre pays, et ainsi le fis bien va-loir pour mon compte. Et je dis en mon âme :« Par Allah ! lorsqu’il reviendra, je le prieraid’accepter mon invitation, et je le recevrai

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 598/1177

Page 598: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

avec une grande largesse, car son argent m’aété d’un bien grand profit et voici que je de-viens fort riche ! »

Une année s’écoula de la sorte, au bout delaquelle il vint ; et il était vêtu d’une robe bienplus somptueuse que les autres fois, et toujoursmonté sur son âne blanc de race.

Alors je le conjurai avec ferveur de veniravec moi à la maison et de vouloir bien êtremon invité. Et il me répondit : « Je veux bien,mais à la condition que tu ne prélèves pointles dépenses que tu vas faire sur l’argent quim’appartient et qui est chez toi ! » Et il se mità rire. Et moi aussi. Et je lui dis : « Oui, certes,et de grand cœur ! » Et je l’emmenai dans mamaison, et le priai de s’asseoir ; et je courusau souk acheter toutes sortes de provisions,de boissons et autres choses semblables et jemis le tout entre ses mains sur la nappe etje l’invitai à commencer en disant : « Au nomd’Allah ! » Alors il s’approcha des mets serviset avança sa main gauche et se mit à manger

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 599/1177

Page 599: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

avec cette main gauche. Alors je fus grande-ment surpris et je ne sus que penser. Lorsquenous eûmes fini de manger, il se lava cettemain gauche sans s’aider de sa main droite ; etje lui tendis la serviette pour qu’il s’essuyât ;puis nous nous assîmes pour causer.

Alors je lui dis : « Ô mon maître, de grâce !soulage-moi d’un poids qui me pèse et d’unetristesse qui me désole. Pourquoi as-tu mangéavec la main gauche ? Aurais-tu par hasard unmal douloureux à la main droite ? » À ces pa-roles le jeune homme récita ces deux strophes.

« Ne me demande point ce que j’ai de souf-frances dans l’âme et de douleurs aiguës. Tu ver-rais mon infirmité.

Et surtout ne me demande point si je suis heu-reux. Je le fus. Mais il y si longtemps ! Depuis, toutest changé. Toutefois, contre l’inévitable, il fautuser de sagesse. »

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 600/1177

Page 600: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Puis il tira sa main droite de la manche desa robe : et je vis que cette main était coupée,car le bras n’avait plus de poignet. Et je fusénormément étonné. Mais il me dit : « Que ce-la ne t’étonne point ! Et surtout ne pense plusque c’est par manque d’égards envers toi quej’avais mangé avec ma main gauche ; car tuvois maintenant que c’est parce que ma maindroite est coupée. Et la cause en est bien éton-nante ! » Alors je lui demandai : « Et quelle estcette cause ? » Et il me dit :

« Sache que je suis de Baghdad. Mon pèreétait l’un des grands et l’un des principaux dela ville. Et moi, jusqu’à ce que j’eusse atteintl’âge d’homme, j’écoutais les récits des voya-geurs, des pèlerins et des marchands, qui nousracontaient, chez mon père, les merveilles despays d’Égypte. Et moi, je retins en moi-mêmetous ces récits en les cultivant secrètement, etcela jusqu’à ce que mon père fût mort. Alorsje pris toutes les richesses que je pus amasser,et beaucoup d’argent, et j’achetai une grande

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 601/1177

Page 601: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

quantité de marchandises en étoffes de Bagh-dad et de Mossoul, et bien d’autres marchan-dises de prix et de la plus belle qualité ; et jemis toutes ces choses en paquets et je partisde Baghdad. Et comme Allah avait écrit que jedevais arriver sain et sauf à destination, je netardai pas à arriver bientôt dans cette ville duCaire, qui est ta ville. »

Puis le jeune homme se mit à pleurer et ré-cita ces strophes :

« Souvent l’aveugle, l’aveugle de naissance,sait éviter la fosse où tombera le clairvoyant,l’homme éclairé.

Souvent l’insensé sait éviter la parole qui, pro-noncée par le sage, causera la perte du sage et dusavant.

Souvent l’homme pieux, le croyant, souffrirade la misère, alors que l’impie, le fou sera dans lafélicité.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 602/1177

Page 602: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Aussi ! que l’homme sache bien son impuis-sance ! Seule la fatalité règne sur le monde. »

Les vers finis, il continua de la sorte son ré-cit :

« J’entrai donc au Caire et j’allai au khânSerour, je défis mes paquets, je déchargeai meschameaux et je serrai mes marchandises dansle local que je pris soin de louer. Puis je donnaiquelque argent à mon serviteur pour qu’il nousachetât de quoi manger ; ensuite je m’endor-mis un peu, et, à mon réveil, j’allai faire un tourdu côté de Baïn Al-Kassrein ; puis je revins aukhân Serour, où je passai la nuit.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 603/1177

Page 603: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe
Page 604: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

« Lorsque je me réveillai le matin, je défisun paquet d’étoffes et je dis en mon âme : « Jevais porter ces étoffes au souk et voir un peule cours des affaires. » Alors je chargeai lesétoffes sur les épaules de l’un de mes jeunesserviteurs, et je me dirigeai vers le souk etj’arrivai à l’endroit principal des affaires, unegrande bâtisse entourée de portiques, de bou-tiques de toutes sortes et de fontaine ; c’est là,comme tu sais, que se tiennent les courtiers ;et on appelle ce lieu : kaïssariat Guerguess.

» À mon arrivée, tous les courtiers, quiétaient déjà avertis de ma venue, m’entou-rèrent et je leur donnai les étoffes, et ils par-tirent dans toutes les directions soumettre mesétoffes aux acheteurs principaux des souks.Mais ils revinrent bientôt et me dirent que leprix que l’on offrait de mes marchandises necouvrait ni mon prix d’achat ni mes frais de-puis Baghdad jusqu’au Caire. Et comme je nesavais que faire, le cheikh principal des cour-tiers me dit : « Je sais le moyen qu’il te faut

Page 605: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

employer pour arriver à faire quelque gain :c’est simplement de faire comme font tous lesmarchands. Cela consiste à vendre tes mar-chandises, en détail, aux marchands quitiennent boutique, et cela pour un temps dé-terminé, devant témoins, et par écrit de partet d’autre, et par l’intermédiaire d’un changeur.Et alors régulièrement, chaque jeudi et chaquelundi, tu toucheras l’argent qui en sera résulté.Et, de la sorte, chaque drachme te rapporteradeux drachmes et même davantage. De plus,pendant ce temps, tu auras tout le loisir de bienvisiter le Caire et d’admirer le Nil, qui le tra-verse.

» Lorsque j’entendis ces paroles, je dis :« C’est vraiment là une idée excellente ! » Etaussitôt j’emmenai les courtiers et les crieursavec moi jusqu’au khân Serour et je leur donnaitoutes mes marchandises qu’ils portèrent à lakaïssariat. Et je vendis le tout en détail, auxmarchands, après qu’on eût, de part et d’autre,

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 606/1177

Page 606: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

écrit les clauses devant témoins et par l’inter-médiaire d’un changeur de la kaïssariat.

» Cela fait, je revins à mon khân et j’y sé-journai tranquillement, et je ne me privai d’au-cun plaisir et ne ménageai aucune dépense.Tous les jours, je déjeunais somptueusement,avec la coupe de vin sur la nappe. Et j’avaistoujours de bonne viande de mouton et toutessortes de douceurs et de confitures. Et je conti-nuai de la sorte jusqu’à ce que le mois fût échu,où je devais prélever mon revenu régulier. Et,en effet, à partir de la première semaine dece mois-là, je me mis à toucher régulièrementmon argent ; chaque jeudi et chaque lundi, j’al-lais m’asseoir dans la boutique de chacun desmarchands, mes débiteurs ; et le changeur etl’écrivain public arrivaient, faisaient un tourchez chaque marchand, touchaient l’argent etme l’apportaient.

» Je pris donc l’habitude d’aller ainsi m’as-seoir tantôt dans une boutique, tantôt dans uneautre, quand un jour (j’étais sorti du hammam

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 607/1177

Page 607: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

où j’étais allé prendre mon bain, je m’étais en-suite un peu reposé, j’avais déjeuné d’un pouletet bu quelques coupes de vin, je m’étais ensuitelavé les mains et m’étais parfumé aux essencesaromatiques) je vins au quartier de la kaïssariatGuerguess et m’assis dans la boutique d’unmarchand d’étoffes, appelé Badreddine Al-Bos-lani. Lorsqu’il me vit, il me reçut avec beau-coup de cordialité et d’égards, et nous nousmîmes à causer une heure de temps.

» Or, pendant que nous étions ainsi à cau-ser, nous vîmes arriver une femme couverted’un grand voile de soie bleue ; et elle entradans la boutique pour acheter des étoffes ets’assit sur un escabeau à côté de moi. Et le ban-deau qui lui serrait la tête et lui couvrait légè-rement le visage était disposé un peu de cô-té, et laissait échapper des parfums délicieuxet les arômes les plus délicats. Aussi elle meravit la raison par sa beauté et ses charmes,surtout lorsqu’elle eut écarté son voile et quej’eus aperçu le noir de ses prunelles ! Elle s’as-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 608/1177

Page 608: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

sit donc et salua Badreddine, qui lui rendit sonsouhait de paix et se tint debout devant elleet se mit à lui parler en lui montrant diversessortes d’étoffes. Et moi, en entendant cettevoix douce et pleine de charmes, je sentis en-core davantage l’amour se consolider en moncœur.

» Lorsqu’elle eut examiné quelques étoffes,et comme elle ne les trouvait pas assez belles,elle dit à Badreddine : « N’as-tu point par ha-sard une pièce de soie blanche tissée avec desfils d’or pur ? J’en aurais besoin pour me faireune robe. » Et Badreddine alla au fond de saboutique, ouvrit une petite armoire et, de des-sous plusieurs pièces d’étoffes, il retira unepièce de soie blanche tissée avec des fils d’orpur et l’apporta, et la déplia devant la dame. Etelle la trouva juste à sa convenance et elle ditau marchand : « Comme je n’ai pas d’argent surmoi, tu pourras, je pense, selon l’habitude, mela donner dès maintenant ; et moi, en arrivantà la maison je t’en enverrai le prix. » Mais le

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 609/1177

Page 609: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

marchand lui dit : « Cette fois-ci, je ne le puispas, ô ma maîtresse ; car cette étoffe ne m’ap-partient pas, mais elle est à ce commerçantque tu vois ; et je me suis engagé à lui payermon terme aujourd’hui même. » Alors elle futdans un grand courroux et elle dit : « Malheur !Oublies-tu donc que j’ai toujours l’habitude det’acheter des étoffes de très grand prix et de tefaire gagner bien plus que tu ne me réclamestoi-même ? Et oublies-tu que je n’ai jamais dif-féré de t’en envoyer le prix ? » Et il répondit :« Certes ! tu as raison, ô ma maîtresse ! Maisaujourd’hui je suis réduit à l’obligation d’avoirde l’argent immédiatement. » Lorsqu’elle en-tendit ces paroles, elle saisit la pièce d’étoffeet la lui lança à la poitrine et lui dit : « Vousêtes tous les mêmes dans cette maudite corpo-ration ! Vous ne savez avoir d’égards pour per-sonne ! » Puis elle se leva dans une très grandecolère et lui tourna le dos pour s’en aller.

» Mais moi, je sentis mon âme qui s’en allaitavec elle ; et je me levai avec hâte et me tins

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 610/1177

Page 610: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

debout et lui dis : « Ô ma maîtresse, de grâce !fais-moi l’amitié de te tourner un peu de moncôté, et de revenir généreusement sur tespas ! » Alors elle tourna son visage de moncôté, sourit un peu et revint sur ses pas etme dit : « Je veux bien rentrer dans cette bou-tique ; mais c’est uniquement pour toi ! » Puiselle vint s’asseoir en face de moi dans la bou-tique. Alors, je dis à Badreddine : « Cette pièced’étoffe, quel en est pour toi le prix coûtant ? »Il me répondit : « Mille et cent drachmes ! »Alors je lui dis : « Soit ! et moi je te donne, enplus, cent drachmes de bénéfice. Donne-moidonc un papier pour que je puisse t’en don-ner le prix par écrit. » Et je pris de lui la piècede soie tissée d’or ; et, en échange, je lui endonnai le prix par écrit ; puis je remis la pièced’étoffe à la dame et lui dis : « Prends-la ! etmaintenant tu peux aller sans t’inquiéter da-vantage du prix, que tu me paieras quand tuvoudras. Pour cela tu n’auras qu’à venir metrouver un de ces jours dans le souk, où je suistoujours assis dans une boutique ou une autre !

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 611/1177

Page 611: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Et même, si tu veux bien me faire l’honneurde l’accepter de moi comme un hommage, ellet’appartient ! » Alors elle me répondit :« Qu’Allah te le rende en toutes sortes de fa-veurs ! Puisses-tu posséder toutes les richessesqui sont en ma possession, et cela en devenantmon maître et la couronne de ma tête ! Ah !puisse Allah daigner exaucer mon souhait ! »Alors je lui répondis :

« Ô ma maîtresse, accepte donc cette piècede soie ! Et d’ailleurs elle ne sera pas la seule !Mais, je t’en prie, accorde-moi cette faveurd’admirer ton visage qui m’est caché ! » Alorselle releva l’étoffe légère qui lui voilait le basde la figure et qui ne laissait apercevoir que lesyeux.

» Lorsque je vis son visage, ce seul coupd’œil suffit à me jeter dans un trouble extrême,à river l’amour en mon cœur et à m’enlever laraison. Mais elle se hâta d’abaisser son voile,prit l’étoffe et me dit : « Ô mon maître, queton absence ne dure pas trop longtemps, ou je

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 612/1177

Page 612: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

mourrai de désolation ! » Puis elle s’éloigna ; etje restai seul avec le marchand, dans le souk,jusqu’au déclin du jour.

» Et moi, j’étais là, tout à fait comme sij’avais perdu mes sens et ma raison, et tout en-tier possédé par la folie de cette passion sou-daine. Et la violence de ce sentiment fit que jeme hasardai à questionner le marchand au su-jet de la dame. Avant donc de me lever pourm’en aller, je lui dis : « Sais-tu qui est cettedame ? » Il me dit : « Oui, certes. C’est unedame fort riche. Son père était un émir illustre,qui est mort et lui a laissé beaucoup de bienset de richesses. »

» Alors je pris congé du marchand et jem’éloignai, et revins au khân Serour, où je lo-geais. Et mes serviteurs m’offrirent à manger :mais je pensais à elle et ne pus toucher à rien ;et je m’étendis pour dormir, mais aucun som-meil ne me vint ; et je passai ainsi toute la nuità veiller, jusqu’au matin.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 613/1177

Page 613: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

» Alors je me levai et me vêtis d’une robeencore plus belle que celle que j’avais la veille ;et je bus une coupe de vin et je déjeunai d’unpetit morceau et je retournai à la boutique dumarchand ; je le saluai et m’assis à ma placeaccoutumée. J’étais à peine assis que je visarriver l’adolescente ; elle était accompagnéed’une esclave. Elle entra, s’assit et me saluasans faire le moindre souhait de paix à Ba-dreddine. Et, d’une voix suave et d’une façonde parler incomparable et d’une douceur sanspareille, elle me dit : « Envoie quelqu’un avecmoi pour toucher les mille et deux centsdrachmes, prix de la pièce de soie. » Et je luirépondis : « Mais il n’y a rien qui presse. Pour-quoi donc cette hâte ? » Et elle me dit : « Quetu es munificent ! Mais encore faut-il que je nesois pas pour toi une cause de perte. » Puiselle se décida à me mettre elle-même dans lamain le prix de l’étoffe. Et nous nous mîmes àcauser, et soudain je m’enhardis à lui révéler,par signes, la vivacité de mon sentiment. Etelle comprit aussitôt que je désirais ardem-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 614/1177

Page 614: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

ment mon union avec elle. Alors elle se leva vi-vement et s’éloigna rapidement après m’avoirpourtant dit, par politesse, un mot pourprendre congé. Alors, moi, je ne pus tenir da-vantage, et je sortis de la boutique, le cœurviolemment attiré vers elle et me mis à mar-cher derrière elle, de fort loin, jusqu’à ce queje fusse arrivé hors du souk. Et tout à coup jela perdis de vue ; mais, à l’instant même, je visvenir à moi une jeune fille que je ne connais-sais point et que je ne pouvais deviner à causede son voile ; et elle me dit : « Ô mon maître,viens auprès de ma maîtresse qui a à te par-ler ! » Alors je fus très surpris et dis : « Mais nulici ne me connaît ! » Et la jeune fille me dit :« Oh ! comme tu oublies vite ! Ne te rappelles-tu pas que je suis la servante que tu as vuetout à l’heure dans le souk avec la jeune dame,dans la boutique du marchand tel ? » Alors jeme mis à marcher derrière elle jusqu’à ce quej’eusse vu sa maîtresse dans un coin de la ruedes Changeurs. Lorsqu’elle me vit, elle s’avan-ça vivement de mon côté, me prit dans l’angle

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 615/1177

Page 615: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

de la rue et me dit : « Mon chéri, sache quetu occupes toute ma pensée, et que tu rem-plis mon cœur d’amour. Et, depuis l’heure oùje t’ai vu, je ne goûte plus le repos du som-meil, et je ne mange ni ne bois ! » Et je luirépondis : « Et moi aussi, c’est bien la mêmechose ! Mais mon bonheur présent me défendtoute plainte. » Elle me dit : « Mon chéri, dis-moi ! faut-il que j’aille chez toi, ou bien, toi,viendras-tu dans ma maison ? » Je lui dis : « Jesuis un homme étranger ; et je n’ai d’autre ha-bitation que le khân, qui est vraiment un en-droit trop fréquenté ! Aussi, si tu as assez deconfiance en mon amitié pour m’accepter cheztoi, mon bonheur sera à son comble ». Elleme répondit : « Certainement ! mais cette nuit,c’est la nuit du vendredi, et on ne peut vrai-ment !… Mais demain, après la prière de mi-di, monte sur ton âne et informe-toi du quartierHabbaniat ; et, lorsque tu y seras arrivé, tu de-manderas où se trouve la demeure de Barakat,l’ancien gouverneur, connu sous le nom d’Aby-Schâma. C’est là même que j’habite. Et surtout

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 616/1177

Page 616: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

ne manque pas d’y venir, car je serai là à t’at-tendre. »

» Alors moi, je fus dans une joie extrême ;puis nous nous séparâmes. Et moi, je revinsau khân Serour, où j’habitais, et je passai toutela nuit sans pouvoir dormir. Mais au point dujour, je me hâtai de me lever, et je changeaide vêtements ; je me parfumai avec les odeursles plus suaves, et je me munis de cinquantedinars d’or que je mis dans un mouchoir ; etje sortis du khân Serour et je me dirigeai versl’endroit nommé Bab-Zaouilat ; là je louai unâne et je dis à l’ânier : « Allons au quartier deHabbaniat ! » Et aussitôt, en moins d’un clind’œil, il m’y conduisit ; et nous arrivâmes dansune rue appelée Darb Al-Môn-kari ; et je disà l’ânier : « Informe-toi maintenant, dans cetterue, de la maison du nakib(72) Aby-Schâma. »L’ânier s’en alla et revint au bout de quelquesinstants avec le renseignement demandé et medit : « Tu peux descendre de l’âne. » Alors jemis pied à terre et lui dis : « Marche devant

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 617/1177

Page 617: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

moi pour me montrer le chemin. » Et il me me-na à la maison et je lui dis : « Demain matin, tureviendras ici me chercher pour me reconduireà mon khân. » Et l’ânier me répondit : « À tesordres ! » Alors je lui donnai un quart de dinard’or ; et il le prit et le porta à ses lèvres, puis àson front, pour me remercier, et s’en alla.

» Alors je frappai à la porte de la demeure.Et la porte me fut ouverte par deux fillettes,deux jeunes vierges aux seins droits et blancsarrondis comme deux lunes ; et elles medirent : « Entre, seigneur ! Notre maîtresse estdans l’impatience de l’attente. Elle ne dort plusla nuit, à cause de l’ardeur de sa passion pourtoi. » J’entrai alors dans une cour et je vis unesuperbe bâtisse avec sept portes ; et toute lafaçade était ornée de fenêtres donnant sur unvaste jardin. Ce jardin contenait des arbresfruitiers de toutes les espèces et de toutes lescouleurs : il était arrosé par des eaux cou-rantes ; on y entendait le parler des oiseaux.Quant à la maison, elle était toute en marbre

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 618/1177

Page 618: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

blanc et diaphane et si poli qu’on pouvait yvoir se refléter sa propre image ; et des orsen couvraient tous les plafonds intérieurs ; ettout autour couraient des inscriptions et desdessins de toutes les formes ; et elle contenaittoutes les choses qui pouvaient charmer lesyeux. Elle était entièrement pavée de marbrede très grande valeur et de toutes les couleurs.Au milieu de la grande salle, il y avait un bassinde marbre blanc tout incrusté de perles et depierreries ; des tapis de soie couvraient tout leparquet, et des étoffes de toutes les couleursétaient tendues aux murs ; de larges sofasmeublaient la salle.

» Il y avait à peine quelques instants quej’étais entré et que je m’étais assis…

— Mais, à ce moment de sa narration, Schah-razade vit s’approcher le matin et, discrète, s’arrê-ta dans son récit.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 619/1177

Page 619: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Mais lorsque fut lavingt-sixième nuit.

Elle dit :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que le mar-chand continua ainsi son histoire au courtiercophte du Caire, qui la racontait à son tour ausultan, dans cette ville de la Chine :

» Je vis venir à moi l’adolescente toute pa-rée de perles et de pierreries, le visage lumi-neux et les yeux allongés de kohl. Elle me sou-rit, elle me prit contre elle et me serra sur sapoitrine. Puis elle mit sa bouche sur la mienneet se mit à me sucer la langue. Et moi aussi.Et elle me dit : « Est-ce vraiment toi que jevois ici, ou bien est-ce que je rêve ? » Et je luirépondis : « Je suis ton esclave. » Et elle dit :« Oh ! quel jour béni ! Quel bonheur ! Par Al-

Page 620: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

lah ! je ne vis plus, je ne goûte plus le plaisirdu manger et du boire ! » Je lui répondis : « Etmoi également ! » Puis nous nous assîmes àcauser ; et moi, j’étais vraiment tout confus decette réception et je tenais ma tête baissée.

» Au bout de quelques instants, on tenditla nappe et on nous présenta des mets somp-tueux : des viandes rôties, des poulets farcis etdes pâtes de toutes sortes. Et tous deux nousmangeâmes jusqu’à satiété, et elle me mettaitelle-même les morceaux à la bouche, et m’in-vitait chaque fois avec les termes les plus pres-sants. Ensuite on me présenta l’aiguière et lebassin de cuivre ; et je me lavai les mains,et elle aussi ; puis nous nous parfumâmes àl’eau de roses musquée ; et nous nous assîmesà nous entretenir. Et elle me récita ces deuxstrophes :

« Si de ta venue j’avais été d’avance prévenue,pour tapis à tes pieds j’aurais étendu la pourpre demon cœur et le noir de mes yeux ;

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 621/1177

Page 621: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

J’aurais étendu pour ta couche la fraîcheurde mes joues ! Et toi, ô voyageur, je t’aurais mis,contente, sur mes paupières. »

» Puis elle se mit à me raconter ses peinesintimes ; et je fis de même : et cela fit que jedevins encore beaucoup plus amoureux. Alorsnous commençâmes nos ébats et nos jeux ; etnous nous mîmes à nous embrasser et à nousfaire mille caresses jusqu’à la tombée de lanuit. Alors les servantes nous apportèrent àmanger et à boire en abondance. Et nous necessâmes de boire jusqu’à minuit. Alors nousallâmes nous étendre et nous enlacer, et celajusqu’au matin. Et de ma vie je n’eus une nuitcomme cette nuit-là.

» Le lendemain matin je me levai, je glissaidoucement sous le chevet du lit la bourse quicontenait les cinquante pièces d’or, je priscongé de l’adolescente et me disposai à sortir.Mais elle se mit à pleurer et me dit : « Ô mon

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 622/1177

Page 622: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

maître, quand reverrai-je ton beau visage ? »Je lui dis : « Je reviendrai ici ce soir même. »

» Lorsque je m’en allai, je trouvai à la portel’âne qui m’avait porté la veille ; et l’ânier aussiétait là qui m’attendait. Je montai sur l’âne etj’arrivai au khân Serour ; je mis pied à terre etdonnai un demi-dinar d’or à l’ânier et lui dis :« Reviens ce soir vers le coucher du soleil. » Ilme répondit : « Tes ordres sont sur ma tête ! »J’entrai alors au khân et j’y déjeunai ; puis jesortis pour aller recueillir chez les débitants leprix de mes marchandises ; je touchai l’argentet je revins ; je fis préparer un mouton grillé etj’achetai des douceurs ; et j’appelai un porte-faix auquel je donnai l’adresse et la descriptionde la dame et le payai d’avance et lui dis d’al-ler porter ces choses là-bas. Et moi, je conti-nuai à m’occuper de mes affaires jusqu’au soir ;et alors l’ânier vint me chercher et je pris cin-quante dinars d’or que je mis dans un mou-choir, et je partis.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 623/1177

Page 623: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

» Lorsque j’entrai dans la maison, je visqu’on avait tout nettoyé, qu’on avait lavé leparquet, fourbi les ustensiles de cuisine, prépa-ré les flambeaux, allumé les lanternes, apprêtéles mets et décanté les boissons et les vins. Etelle, à ma vue, se jeta dans mes bras, se mit àme caresser et me dit : « Oh ! que j’ai envie detoi ! » Après quoi, nous nous mîmes à mangerjusqu’à satiété. Puis les servantes enlevèrentla nappe et nous apportèrent les boissons. Etnous ne cessâmes de boire et de casser desamandes et des noisettes et des pistaches jus-qu’à minuit. Alors nous nous couchâmes jus-qu’au matin ; et je me levai et lui remis les cin-quante dinars d’or, selon mon habitude, et jesortis. À la porte, je trouvai l’âne, que j’enfour-chai, et j’allai au khân, où je m’endormis. Et lesoir je me levai et fis préparer le dîner ; j’ap-prêtai un plat de riz sauté au beurre et pana-ché de noix et d’amandes, puis un plat de to-pinambours frits, et bien d’autres choses aus-si. Puis j’achetai des fruits, diverses espècesd’amandes et beaucoup de fleurs, et les en-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 624/1177

Page 624: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

voyai là-bas. Et moi-même, je pris avec moicinquante dinars d’or dans un mouchoir et jesortis. J’enfourchai le même âne et j’arrivai àla maison, où j’entrai. Là nous nous assîmes àmanger et à boire, puis à copuler jusqu’au ma-tin. Lorsque je me levai, je lui glissai le mou-choir et retournai à mon khân selon mon habi-tude.

» Cet état de choses ne cessant point, je fi-nis, du jour au lendemain, par me ruiner com-plètement, et je ne fus maître ni d’un dinarni même d’un seul drachme. Alors je ne susque dire ; et je pensai en mon âme que toutcela était l’œuvre du démon. Et je récitai cesstrophes :

« Que la fortune un instant délaisse l’hommeriche ou l’appauvrisse, et le voici éteint, sansgloire, comme vers le coucher jaunit le soleil.

Et désormais, s’il disparaît, son souvenir nepeut que s’effacer de toute mémoire. Et, s’il revientun jour, la chance jamais plus ne lui sourira.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 625/1177

Page 625: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

La honte le prendra de se montrer dans lesrues ; et, seul avec lui-même, il pleurera toutes leslarmes de ses yeux.

Ouallah ! je le jure, l’homme n’a rien à at-tendre de ses amis. Que la misère fonde sur lui etle voici renié de ses parents eux-mêmes. »

» Alors je ne sus plus que faire et, tout àmes pensées affligeantes, je sortis du khânpour marcher un peu et j’arrivai à la place pu-blique de Baïn Al-Kasraïn, près de la porte deZoueirat. Là, je trouvai un grand rassemble-ment et une foule qui remplissait toute laplace, car c’était un jour de fête et de foire.Alors je me mêlai à la foule et vis près de moi,par l’effet du destin, un cavalier fort bien mis ;et, à cause de la grande presse, je fus serrécontre lui malgré moi, et ma main vint justecontre sa poche et toucha cette poche ; et jesentis qu’elle contenait un petit paquet arron-di ; alors j’enfonçai vivement la main dans lapoche et je tirai adroitement le petit paquet,mais pas assez légèrement pour qu’il ne sentît

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 626/1177

Page 626: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

pas ou ne vît pas mon mouvement. Alors cecavalier, sentant que sa poche avait diminuéde poids, mit la main à sa poche et constataqu’elle ne contenait plus rien. Alors il se tournavers moi en fureur, brandit sa masse d’armeset m’en asséna un grand coup sur la tête ; aus-sitôt je tombai à terre et je fus entouré par ungrand cercle de gens, dont quelques-uns empê-chèrent le cavalier de passer outre, en arrêtantle cheval par la bride et en disant au cavalier :« C’est honteux de ta part de profiter ainsi d’unrassemblement pour frapper un homme sansdéfense ! » Mais le cavalier leur cria : « Sachez,vous tous, que cet individu n’est qu’un vo-leur ! » À ces mots, je revins de l’évanouisse-ment dans lequel je me trouvais et j’entendisles gens qui disaient : « Mais non ! c’est unjeune homme trop bien et de trop de distinc-tion pour voler quoi que ce soit ! » Et toutesles personnes qui étaient là étaient à se de-mander si j’avais volé ou si je n’avais pas volé ;et les explications contraires de part et d’autreet les discussions allaient leur train ; et je finis

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 627/1177

Page 627: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

par être entraîné dans le courant de la fouleet j’allais probablement pouvoir échapper à lasurveillance du cavalier, qui ne voulait pas melâcher, lorsque, par l’effet du destin, le waliet les gardes vinrent à passer par là, traver-sèrent la porte de Zaouïlat, s’approchèrent durassemblement dont nous étions le centre, etle wali demanda : « Qu’y a-t-il donc par ici ? »Et le cavalier répondit : « Par Allah ! ô émir,voici un voleur ! J’avais dans ma poche unebourse bleue contenant vingt dinars d’or ; iltrouva le moyen, au milieu du rassemblement,de me l’enlever. » Et le wali demanda au cava-lier : « As-tu quelqu’un qui l’ait vu pour en té-moigner ? » Et le cavalier répondit : « Non ! »Alors le wali appela le mokâdem, chef de lapolice, et lui dit : « Saisis-toi de cet homme etfouille-le ! » Alors le mokâdem me prit, car laprotection d’Allah n’était plus sur moi, et medépouilla de tous mes vêtements et finit partrouver la bourse qui, en effet, était en soiebleue. Et le wali prit la bourse, compta l’argentet trouva qu’en effet elle contenait exactement

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 628/1177

Page 628: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

vingt dinars d’or, comme l’avait affirmé le ca-valier.

» Alors le wali, tout furieux, appela sesgardes et les hommes de sa suite : « Faites ap-procher cet homme ! » Alors on me fit appro-cher entre ses mains, et il me dit : « Il faut,jeune homme, m’avouer la vérité. Dis-moidonc si tu reconnais toi-même avoir volé cettebourse. » Alors, tout honteux, je baissai la tête,réfléchis un moment en pensant en mon âme :« Si je dis : Ce n’est pas moi ! on ne me croirapas, puisqu’on vient de trouver la bourse surmoi ; et si je dis : « Je l’ai volée ! je me fais toutde suite attraper. » Mais je finis par me décideret je dis : « Oui, c’est moi qui l’ai volée ! »

» Lorsque le wali entendit ces paroles, il futfort surpris, et appela les témoins et leur fit en-tendre mes paroles en me les faisant répéterdevant eux. Et toute cette scène se passait àBab-Zaouïlat.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 629/1177

Page 629: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

» Alors le wali ordonna au porte-glaive deme couper la main. Et le porte-glaive aussitôtme trancha la main droite. À cette vue, le cava-lier eut pitié de moi, et intercéda auprès du wa-li pour qu’on ne me coupât pas l’autre main. Etle wali accorda cette grâce et s’éloigna. Et lesgens qui étaient là eurent compassion de moiet me donnèrent à boire un verre de vin pourme réconforter, à cause de la quantité de sangque j’avais perdue et de l’état de faiblesse oùj’étais. Quant au cavalier, il s’approcha de moiet me tendit la bourse et me la mit dans la mainet me dit : « Tu es un jeune homme distingué,et le métier de voleur ne te convient pas, monami. » Alors j’acceptai la bourse et récitai cesstrophes :

« Ouallah ! sache, toi, ô le meilleur deshommes, que voleur, de ma vie je ne l’ai été, ni bri-gand non plus ;

Mais du haut de mon char le malheur m’a pré-cipité, et la destinée farouche ! Et depuis lors je ne

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 630/1177

Page 630: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

fais que m’enfoncer dans les peines, les soucis et lamisère.

Et ce n’est certes pas moi qui me suis mis danscet état. Mais le Seigneur, quand j’étais roi, de samain me jeta le javelot : et la couronne aussitôt dema tête s’envola ! »

» Alors le cavalier me laissa et s’en alla,après m’avoir ainsi obligé à accepter la bourse.Et moi aussi, je m’éloignai, je m’enveloppai lebras avec mon mouchoir et le cachai dans lamanche de ma robe. Et j’étais devenu bien pâleet j’étais dans un triste état de tout ce qui étaitarrivé.

» Et, sans trop savoir où j’allais, je me diri-geai du côté de la maison de mon amie. En ar-rivant, je me jetai sur le lit, exténué. Et l’ado-lescente vit ma pâleur et mon accablement etme dit : « De quoi souffres-tu ? Et pourquoi cechangement de teint et cette pâleur ? Et je luirépondis : « La tête me fait mal, et je ne suispas bien portant ! » À ces paroles elle fut fort

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 631/1177

Page 631: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

attristée et me dit : « Ô mon maître, ne mebrûle pas ainsi le cœur. Assieds-toi, je t’en prie,et lève un peu la tête vers moi, et dis-moi cequi a pu t’arriver aujourd’hui. Car je lis bien deschoses sur ton visage ! » Alors je lui dis : « Degrâce, épargne-moi la peine de te répondre ! »Elle se mit alors à pleurer et me dit : « Ah ! jevois bien, à présent que je n’ai plus rien à t’ac-corder de mes faveurs, que tu es las et fatiguéde moi ! Car tu n’es plus avec moi comme d’ha-bitude ! » Puis elle versa d’abondantes larmesentrecoupées de soupirs ; et elle s’arrêtait, detemps en temps, pour me réitérer ses ques-tions, auxquelles je ne faisais aucune réponse,et cela jusqu’à la nuit. Alors on nous apportade quoi manger, et on nous présenta les mets,selon l’habitude. Mais moi, je pris bien garded’accepter, car j’aurais eu honte de prendre lanourriture de la main gauche et peur qu’ellene m’en demandât la raison. Je lui dis donc :« Je n’ai à cette heure aucune envie de man-ger. » Alors elle me dit : « Tu vois bien que jedevinais. Dis-moi donc ce qui a pu t’arriver au-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 632/1177

Page 632: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

jourd’hui, et pourquoi je te vois ainsi affligé,triste et le cœur et l’esprit en deuil. » Alors jefinis par lui dire : « Tout à l’heure je te racon-terai la chose, peu à peu et lentement. » À cesparoles, elle me dit d’un air dégagé, en me ten-dant une coupe de vin : « Allons ! mon ami,bannis les tristes pensées. Voici de quoi chas-ser toute mélancolie. Bois donc ce vin ; et tume raconteras ensuite le sujet de tes peines. »Et je répondis : « Si tu le veux absolument,alors donne-moi toi-même à boire, avec tamain. » Et elle approcha la coupe de meslèvres et l’inclina doucement, et me la fit boire.Puis elle la remplit de nouveau et me la tendit.Alors je fis un effort sur moi-même, je tendisla main gauche et pris d’elle la coupe. Maisje ne pus retenir mes larmes et je récitai cesstrophes :

« Les doigts du Très-Haut tiennent toutes lesdestinées. Il peut à son gré, nous rendre sourds,aveugles, ignorants.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 633/1177

Page 633: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Il peut, s’il le veut, nous arracher la raison aus-si aisément qu’on arrache un cheveu.

Il peut aussi, s’il le veut, nous rendre la raison,mais pour que nous puissions reconnaître nos er-reurs. »

» En finissant de réciter ces vers, je sanglo-tai de toute mon âme. Lorsqu’elle me vit ain-si pleurer, elle ne put elle-même se retenir da-vantage ; elle me prit la tête entre les mainset s’écria éperdument : « Oh ! de grâce, dis-moienfin le motif de tes pleurs ! Tu m’as brûlé lecœur ! Et dis-moi aussi comment il se fait quetu prennes ainsi de moi la coupe avec ta maingauche. » Alors je lui répondis : « J’ai un ab-cès à la main droite. » Et elle me dit : « Dé-couvre-moi cet abcès pour que je le crève ; ettu seras soulagé. » Je lui répondis : « Ce n’estguère le moment de faire cette opération. N’in-siste donc pas davantage, car je suis bien réso-lu à ne pas découvrir ma main. » À ces paroles,je vidai entièrement la coupe, et je continuai

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 634/1177

Page 634: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

à boire chaque fois qu’elle m’offrait la couperemplie, et cela jusqu’à ce que je fusse toutà fait pris d’ivresse. Alors je m’étendis à maplace et m’endormis.

» Alors elle profita de mon sommeil pourdécouvrir mon bras, et elle vit que je n’avaisplus de main. Et elle se mit à me fouiller, ettrouva dans ma poche la bourse bleue quicontenait l’or. Aussi, à la vue de mon malheur,elle entra dans un désespoir sans bornes et res-sentit une douleur que nul au monde n’avait ja-mais ressentie.

» Lorsque, le lendemain matin, je revins demon sommeil, je vis qu’elle m’avait déjà pré-paré le déjeuner ; je trouvai sur une assiettequatre poulets bouillis et du bouillon de pouletet du vin en abondance. Et elle m’offrit de toutcela. Et moi je mangeai et bus ; puis je voulusprendre congé et m’en aller. Mais elle m’arrêtaet me dit : « Où vas-tu ainsi t’en aller ? » Jelui répondis : « À un endroit quelconque pourme distraire et chasser des soucis qui m’ac-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 635/1177

Page 635: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

cablent et me compriment le cœur ! » Elle dit :« Oh ! ne t’en va pas ! Reste encore ! » Alors jem’assis, et elle me regarda longuement et medit : « Mon ami, quelle folie est la tienne ! Tonamour pour moi t’a affolé, je le vois, et t’a faitdépenser pour moi tout ton argent. De plus,c’est certainement à moi, je le devine, qu’estdue la perte de ta main droite. Or, je te le jure,et Allah m’est témoin, jamais plus je ne me sé-parerai de toi et ne te laisserai loin de moi ! Ettu verras que je dis la vérité ! Et même je veuxmaintenant me marier avec toi légalement ! »

» À ces paroles, elle envoya chercher les té-moins, qui vinrent ; et elle leur dit : « Soyez té-moins de mon mariage avec ce jeune homme.Vous allez donc écrire mon contrat avec lui,et attester que j’ai touché de lui la dot du ma-riage. »

» Alors les témoins écrivirent notre contratde mariage. Et elle leur dit : « Je vous prendstous à témoin que toutes les richesses quim’appartiennent et qui sont là, dans ce coffre

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 636/1177

Page 636: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

que vous voyez, et tout ce que je possède, de-vient dès cet instant la propriété de ce jeunehomme. » Et les témoins attestèrent et prirentnote de sa déclaration et aussi de mon accep-tation, et s’en allèrent après avoir touché leursalaire.

» Alors l’adolescente me prit par la main etme conduisit vers une armoire, l’ouvrit, et memontra une grande caisse, qu’elle ouvrit égale-ment, et me dit : « Regarde un peu ce qu’il y adans cette caisse. Je regardai et je vis que cettecaisse était remplie de mouchoirs formant cha-cun un petit paquet. Et elle me dit : « Toutcela est ton propre bien, celui que, dans letemps, j’avais accepté de toi. En effet, chaquefois que tu me donnais un mouchoir contenantcinquante dinars d’or, je prenais soin de le ser-rer soigneusement et de le cacher dans cettecaisse. Et maintenant reprends ton bien. C’estAllah qui te l’a réservé et te l’a écrit dans tadestinée. Aujourd’hui, Allah te protège et m’achoisie pour l’accomplissement des choses par

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 637/1177

Page 637: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

lui écrites ! Mais aussi, c’est à cause de moi,sans aucun doute, que tu as perdu la maindroite. Et je puis vraiment rémunérer à la me-sure de ton dévouement pour moi et de monamour ; même si je sacrifiais mon âme, ce neserait pas assez, tu y perdrais toujours. » Puiselle ajouta : « Prends possession de ton bien ! »Et moi, je m’exécutai et fis acheter une caisseneuve, où je mis un à un les objets que j’enle-vais, au fur et à mesure, de la caisse de l’ado-lescente ; je récupérai ainsi l’argent que je luiavais donné, et mon cœur fut rempli de joie ettout mon chagrin s’évanouit.

» Je me levai alors et je la serrai dans mesbras ; et nous nous assîmes tous deux à boiregaîment ensemble. Et elle continua à me direles paroles les plus douces et les plus gentilleset à s’excuser du peu qu’elle faisait pour moien comparaison de ce que j’avais fait pour elle.Puis, voulant encore mettre le comble à toutce qu’elle avait déjà fait pour moi, elle se levaet inscrivit à mon nom tout ce qui était en sa

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 638/1177

Page 638: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

possession en fait de vêtements de prix, bijoux,valeurs et propriétés bâties, et terrains, et celapar un certificat cacheté de sa propre main, etdevant témoins.

» Et cette nuit-là, malgré tous les ébats aux-quels nous nous livrâmes, elle s’endormit fortattristée du malheur qu’elle disait m’être arrivéà cause d’elle et que j’avais fini par lui raconterdans tous les détails.

» Mais, dès ce moment, elle ne cessa de selamenter pour moi et de s’affliger, et tellementqu’au bout d’un mois passé de la sorte, elletomba dans le mal de langueur, qui s’accentuade jour en jour et s’aggrava et fit qu’au bout decinquante jours elle finit par expirer et être desélus de l’autre monde.

» Alors moi, je fis pour elle tous les pré-paratifs des funérailles, et la mis moi-mêmeen terre, et fis faire toutes les cérémonies quiservent de clôture à l’enterrement ; et je ne mé-nageai point les dépenses d’argent. Après quoi

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 639/1177

Page 639: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

je revins du cimetière et entrai dans la maisonet examinai tous les legs et dons qu’elle m’avaitfaits ; et je vis qu’elle m’avait, en effet, laissébeaucoup de richesses, de propriétés et d’im-meubles, et, entre autres choses, de grandsmagasins remplis de grain de sésame. Et c’estjustement de ce sésame-là que je te chargeaide me vendre, ô seigneur, et pour lequel tu asbien voulu accepter le faible courtage qui estau-dessous de tes mérites.

» Quant aux absences que je faisais et donttu as pu t’étonner, je les faisais parce que j’étaisobligé de liquider toutes les choses qu’ellem’avait laissées et c’est à peine si maintenantje suis au bout de mes rentrées d’argent etautres choses semblables.

» Je te prie donc de ne pas refuser la gratifi-cation que je veux te faire, ô toi qui me donnesainsi l’hospitalité dans ta maison et me faispartager ton repas. Tu m’obligeras donc en ac-ceptant de moi tout l’argent que tu m’as gardé

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 640/1177

Page 640: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

chez toi et que tu as touché de la vente que tuas faite des grains de sésame.

» Et telle est mon histoire et la cause qui faitque je mange toujours de la main gauche ! »

— Alors moi, ô roi puissant, je dis au jeunehomme : « Vraiment, tu me combles de tesbienfaits et de tes faveurs ! » Et il me répondit :« Cela n’est rien ! Maintenant, seigneur cour-tier, veux-tu te joindre à moi et m’accompa-gner en mon pays, à Baghdad ? Je viens defaire de grands achats de marchandisesd’Alexandrie et du Caire, que je pense revendreavec grands profits à Baghdad. Veux-tu doncêtre mon compagnon de route et mon associédans les bénéfices ? » Et moi, je répondis :« Ton désir est un ordre ! » Puis je lui fixai lafin du mois comme date de notre départ.

Pendant ce temps, je m’occuperai devendre toutes mes propriétés sans y rienperdre ; et, avec l’argent que j’en retirai, j’ache-tai également des marchandises, et je partis

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 641/1177

Page 641: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

en compagnie du jeune homme pour Baghdad,son pays, et de là, avec un très gros bénéfice etd’autres marchandises, nous fîmes route pource pays-ci, qui est ton empire, ô roi dessiècles !

Quant au jeune homme, il ne tarda pas, lui,à vendre ici sa marchandise et à repartir pourl’Égypte, où il m’a précédé et où j’allais le re-joindre, quand, cette nuit qui vient de s’écou-ler, j’eus avec le bossu cette aventure, qui estdue à mon ignorance de ce pays, où je ne suisqu’un étranger qui voyage pour son commerce.

Et telle est, ô roi des siècles, l’histoire que jecrois plus extraordinaire que celle du bossu ! »

— Mais le roi répondit : « Eh non ! Je netrouve pas, moi ! Elle n’est pas si merveilleuseque cela, ton histoire, ô courtier ! Aussi je vaisimmédiatement vous faire tous pendre, pourvous punir du crime commis sur la personne demon bouffon, ce pauvre bossu que vous aveztué ! »

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 642/1177

Page 642: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit s’approcher le matin et, discrète, s’arrêta dansson récit.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 643/1177

Page 643: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Mais lorsque fut lavingt-septième nuit.

Elle dit :

Il m’est parvenu, ô roi fortuné, que lorsquele roi de la Chine dit : « Je vais vous faire touspendre ! » l’intendant alors s’avança, se pros-terna devant le roi et lui dit : « Si tu me le per-mets, je te raconterai une histoire qui m’estarrivée ces jours-ci et qui est bien plus éton-nante et plus merveilleuse que celle du Bossu.Si donc tu la jugeais ainsi après l’avoir enten-due, tu nous ferais grâce à nous tous ! » Et leroi de la Chine dit : « Soit ! Voyons un peu tonhistoire ! » Alors il dit :

Page 644: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

RÉCIT DE L’INTENDANT DU ROIDE LA CHINE

« Sache, ô roi des siècles et du temps, quela nuit dernière j’étais invité à un repas denoces où se trouvaient beaucoup de docteursde la loi et de savants versés dans le LivreSaint. Lorsque la lecture du Koran fut termi-née, on tendit la nappe, on rangea les mets eton apporta tout ce qu’il fallait pour le festin.Or, entre autres choses sur la nappe, il y avaitun plat à l’ail, nommé rozbaja, qui a une granderéputation et qui est fort délicieux surtout sile riz qui en fait la base est bien à point et sil’ail et les aromates qui l’assaisonnent sont à ladose voulue. Alors, nous tous, les invités, nouscommençâmes à en manger avec un grand ap-pétit, excepté l’un de nous qui refusa abso-lument de toucher à ce plat de rozbaja. Etcomme nous le pressions fort d’en goûter nefût-ce qu’une bouchée, il jura qu’il n’en feraitrien. Alors nous redoublâmes nos instances ;

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 645/1177

Page 645: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

mais il nous dit : « De grâce ! assez me presserde la sorte. J’ai été assez éprouvé comme cela,pour une fois que j’ai eu le malheur d’y goûter.Et il nous récita cette strophe :

« Si tu ne veux plus reconnaître ton ancienami, et si tu le veux éviter, ne perds point tontemps à user de stratagèmes : fuis-le ! »

Alors nous ne voulûmes pas insister davan-tage. Mais nous lui demandâmes : « Par Allah !et quel est donc le motif qui t’empêche de man-ger de cette délicieuse rozbaja ? » Il répondit :« J’ai fait le serment de ne manger de rozbajaqu’après m’être lavé les mains quarante foisde suite avec de la soude, quarante fois avecde la potasse et quarante fois avec du savon,en tout cent vingt fois. » Alors le maître de lamaison ordonna à ses serviteurs d’apporter surl’heure de l’eau et les choses qu’avait deman-dées l’invité. Et l’invité alors se mit à se la-ver les mains exactement le nombre de foisqu’il avait mentionné ; puis il revint s’asseoir,

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 646/1177

Page 646: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

mais bien à contre-cœur, et il avança la mainvers le plat commun où nous mangions tous,et, tout tremblant et tout hésitant, il se mit àmanger de ce plat de rozbaja. Et nous étionstrès étonnés de cela ; mais nous fûmes encorebien plus étonnés lorsque nous regardâmes samain : nous vîmes que cette main manquait depouce et n’avait que quatre doigts. Et l’inviténe mangeait ainsi qu’avec quatre doigts. Alorsnous dîmes : « Par Allah sur toi ! dis-nous com-ment il se fait que tu n’aies plus de pouce ! Oubien est-ce une déformation que tu as de nais-sance, et qui est simplement l’œuvre d’Allah ?Ou bien es-tu victime d’un accident ? » Alorsil répondit : « Mes frères, vous n’avez pas toutvu ! Ce n’est pas seulement un pouce qui memanque, mais les deux. Car je n’ai pas non plusde pouce à la main gauche. Et mes deux piedsaussi n’ont que quatre orteils. D’ailleurs, voyezpar vous-mêmes ! » Et il nous montra l’autremain et nous découvrit ses deux pieds, et nousvîmes qu’en effet chacun n’avait que quatre or-teils.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 647/1177

Page 647: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Alors notre étonnement augmenta encore,et nous lui dîmes : « Notre impatience est àson comble, et nous désirerions vivement ap-prendre la cause qui t’a fait ainsi perdre tesdeux pouces et tes deux gros orteils, et le motifqui t’a fait aussi te laver les mains cent vingtfois de suite. » Alors il nous raconta ainsi lachose :

« Sachez, ô vous tous, que mon père étaitun marchand d’entre les grands marchands ; etil était même le plus grand des marchands dela ville de Baghdad, au temps du khalifat Ha-roun Al-Rachid. Mon père était un grand ama-teur de bons vins et de plaisirs ; il aimait la mu-sique de nos instruments à cordes, l’aoûd et lekânoun. Aussi lorsqu’il mourut il ne me lais-sa nul argent, car il avait tout dépensé. Maistout de même, comme c’était mon père, je luifis un enterrement selon son rang, je donnaides festins funèbres en son honneur, et je prisle deuil pour lui durant des jours et des nuits.Après quoi, j’allai voir la boutique qui avait été

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 648/1177

Page 648: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

sienne, je l’ouvris et je n’y trouvai plus rienqui eût quelque valeur ; au contraire, je consta-tai qu’il laissait de grosses dettes. Alors j’allaitrouver les créanciers de mon père, je leur fisprendre patience et les rassurai le mieux queje pus. Puis je me mis à l’œuvre, à vendre et àacheter, et à payer les dettes, semaine par se-maine, selon le gain que je faisais. Et je ne ces-sai de faire de la sorte jusqu’à ce que j’eussepayé toutes les dettes et même augmenté monpremier capital par mes gains réguliers.

» Or, un jour que j’étais assis dans ma bou-tique, je vis une adolescente, et de ma vie je nevis de mes yeux quelque chose de plus beau.Elle était habillée de vêtements magnifiques, etétait montée sur une mule. Devant elle, mar-chait un eunuque et, derrière elle, un autreeunuque. Elle arrêta sa mule au commence-ment du souk, mit pied à terre, et entra dans lesouk, suivie de l’un des deux eunuques. Et ceteunuque lui dit : « Ô ma maîtresse de grâce !n’entre pas ainsi dans le souk, et ne te montre

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 649/1177

Page 649: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

pas ainsi aux passants. Tu vas nous attirer degrandes calamités. Allons-nous en d’ici ! » Etl’eunuque essaya de l’arrêter. Mais elle ne fitguère attention à ses paroles, et se mit à ins-pecter toutes les boutiques du souk, l’uneaprès l’autre, et elle ne vit point de boutiquemieux tenue et plus belle que la mienne. Alorselle se dirigea de mon côté, toujours suiviede l’eunuque, s’assit dans ma boutique et mesouhaita la paix. Et moi, jamais de ma vie jen’avais entendu une voix plus douce ni des pa-roles plus délicieuses. Et elle se découvrit le vi-sage. Alors je la regardai, et sa seule vue mejeta dans le plus grand trouble et me ravit lecœur. Et je ne pus détacher mes regards de sonvisage, et je récitai ces deux strophes :

« Dis à la belle au voile doux, aussi doux quel’aile du ramier,

Dis-lui combien secourable me serait la mort sije songe à mes souffrances.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 650/1177

Page 650: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Dis-lui d’être bonne, un peu ! Pour elle j’ai re-noncé à ma tranquillité et pour m’approcher deson aile ! »

» Lorsqu’elle entendit mes vers, elle medonna aussitôt la réplique par ces strophes-ci :

« Mon cœur, je l’ai usé à t’aimer. Et ce cœurpourtant se refuse à d’autres amours.

Et mes yeux, si par hasard ils apercevaient ja-mais une beauté étrangère, mes yeux ne sauraientplus s’en réjouir.

J’ai prêté serment de ne jamais arracher tonamour de mon cœur. Et pourtant mon cœur esttriste et altéré de ton amour.

J’ai bu à une coupe où j’ai trouvé le puramour. Oh ! que n’as-tu mouillé tes lèvres à cettecoupe où j’ai trouvé l’amour !… »

» Puis elle me dit : « Ô jeune marchand, as-tu de belles étoffes à nous faire voir ? » Je dis :« Ô ma maîtresse, ton esclave est un pauvre

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 651/1177

Page 651: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

marchand, et n’a rien qui soit digne de toi.Aie donc la patience d’attendre un peu. Car,comme il est encore grand matin, les autresmarchands n’ont pas encore ouvert leurs bou-tiques. Tout à l’heure j’irai moi-même t’acheterchez eux tout ce dont tu pourrais avoir besoinen étoffes de prix. » Puis je me mis à causeravec elle et j’étais noyé dans la mer de sonamour et perdu dans la folie de l’ardeur qu’ellem’inspirait. Mais lorsque les autres marchandsouvrirent leurs boutiques, je me levai et sortislui acheter tout ce qu’elle m’avait commandé ;et tout l’achat que je fis, et que je pris à moncompte, monta à la somme de cinq milledrachmes. Et je remis le tout à l’esclave ; et ellepartit avec lui et se dirigea du côté où l’autreesclave l’attendait avec le mulet, à l’entrée dusouk, et elle s’éloigna. Mais elle ne me deman-da aucun compte, et ne me fit aucune mentionde l’argent qu’elle me devait et que j’avais prissur moi de payer aux marchands. Et elle ne medit même pas qui elle était, ni où était sa mai-son. Et moi, de mon côté, j’eus honte de lui en

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 652/1177

Page 652: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

parler ; et je m’engageai alors à payer aux mar-chands les cinq mille drachmes à la fin de lasemaine, car j’espérais que l’adolescente vien-drait me payer. Puis je rentrai chez moi enivréd’amour. Et on m’apporta le dîner ; mais je letouchai à peine, car j’étais tout à la pensée desa beauté et de ses charmes. Et lorsque je vou-lus m’endormir, je n’eus aucun sommeil.

» Et je restai en cet état durant une se-maine, au bout de laquelle les marchandsvinrent me réclamer l’argent ; mais, comme jen’avais pas encore eu de nouvelles de la dame,je les priai de patienter un peu et de m’accor-der encore un crédit d’une semaine. Et ils yconsentirent. En effet, au bout de la semaine,je la vis arriver un matin de bonne heure, mon-tée sur sa mule ; et elle était accompagnée d’unserviteur et de deux eunuques. Elle me salua etdit : « Ô mon maître, excuse-nous d’avoir ain-si différé un peu trop de venir te payer. Maisvoici l’argent. Fais venir un changeur pour véri-fier les pièces d’or et toucher l’argent. » Et je fis

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 653/1177

Page 653: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

venir le changeur ; et un des eunuques lui re-mit l’argent, qu’il contrôla et trouva de bonnenature. Alors je pris l’argent ; puis je me misà causer avec l’adolescente jusqu’à ce que lesouk fût ouvert et que les marchands fussentvenus dans leurs boutiques. Alors elle me dit :« J’ai encore besoin de telle et telle chose. Vadonc les acheter. » Et je lui achetai, à moncompte, tout ce qu’elle avait demandé, et je lelui remis. Et elle le prit et s’en alla sans medire quoi que ce soit au sujet de l’argent qu’elleme devait. Alors moi, quand je la vis s’éloigner,je me repentis d’avoir ainsi agi avec trop deconfiance, car l’achat m’avait coûté mille di-nars d’or. Et lorsque je l’eus perdue de vue,je dis en mon âme : « Je ne comprends plusrien à cette passion et à cette amitié qu’elle apour moi ! Elle m’apporte la valeur de quatrecents dinars et elle me prend pour mille dinarsde marchandises ! Si cela marche de cette fa-çon-là, je n’ai plus devant moi que la failliteet la perte du bien des autres. Et, d’ailleurs,c’est à moi seul que les marchands frustrés

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 654/1177

Page 654: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

viendront s’attaquer. Et j’ai bien peur que cettefemme ne soit une trompeuse pleine d’astucequi vient me circonvenir de ses charmes et desa beauté, une rusée qui profite de ce que jesuis un pauvre marchand sans protection etsans appui pour se moquer de moi et rire surmon dos. Et moi qui ne lui ai pas demandél’adresse de sa demeure ! »

» Je restai ainsi rempli de soucis et de pen-sées torturantes pendant un mois entier, aubout duquel les marchands vinrent me récla-mer leur argent et insistèrent tellement queje me vis obliger, pour les contenter, de leurdire que j’allais tout vendre, ma boutique et cequ’elle contenait, ma maison et tous mes biens.Et je fus ainsi tout près de ma ruine ; et jem’assis fort soucieux tout à ces pensées tristes,quand soudain je la vis apparaître au haut dusouk, franchir la porte du souk et se dirigerde mon côté. Lorsque je la vis, je sentis aus-sitôt s’évanouir mes soupçons et mes soucis,et j’oubliai l’état malheureux où j’avais été du-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 655/1177

Page 655: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

rant tout le temps de son absence. Et elle s’ap-procha de moi et se mit à causer avec moi enme parlant de sa voix si belle et en me disantde ces paroles si délicieuses qu’elle savait dire.Puis elle me dit : « Apporte le trébuchet et pèsel’argent que je t’apporte ! » Et elle me donna,en effet, tout ce qui me revenait et même plus,pour prix des achats que j’avais faits pour elle.

» Ensuite elle s’assit à côté de moi, et se mità me parler avec beaucoup de laisser-aller etd’aisance. Et moi, je faillis mourir de joie et debonheur. Et elle finit par me dire : « Es-tu cé-libataire ou as-tu une épouse ? » Alors je dis :« Eh non ! je ne connais point de femme ! » Etje pleurai en disant cela. Alors elle me dit :« Qu’as-tu à pleurer ? » Et je répondis : « C’estune chose qui vient de me passer par l’esprit. »Puis je pris le serviteur au fond de la boutique,lui tendis quelques dinars d’or et le priai de ser-vir d’intermédiaire entre elle et moi pour cetteaffaire. Alors il se mit à rire et me dit : « Maissache donc qu’elle aussi est amoureuse de toi,

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 656/1177

Page 656: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

et beaucoup plus que toi d’elle ! Et elle n’avaitaucune envie d’acheter des étoffes, et elle n’ena acheté que pour pouvoir te parler, et te diresa passion pour toi. Aussi tu peux lui parler etlui dire ce que tu veux ; et certainement elle n’ytrouvera rien à reprendre et ne te contrarierapas. »

» Mais elle, au moment où elle allait s’éloi-gner et prendre congé de moi, me vit tendre lesdinars au serviteur qui l’accompagnait. Alorselle rentra dans la boutique et s’assit en sou-riant. Et je lui dis : « Accorde à ton esclavela grâce qu’il va te demander et pardonne-luid’avance ce qu’il a à te dire ! » Puis je l’entre-tins de ce que j’avais dans l’esprit. Et je visque cela lui agréait, et elle me répondit genti-ment et me dit : « Ce serviteur t’apportera maréponse à ta demande, et ma volonté ! Et toifais exactement tout ce qu’il te dira de faire. »Puis elle se leva et s’en alla.

» Alors j’allai remettre leur argent aux mar-chands et le gain qu’ils méritaient. Quant à

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 657/1177

Page 657: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

moi, ce ne fut guère un gain que je fis, maisj’eus une grande affliction en voyant, au boutd’un certain temps, que je n’avais plus de sesnouvelles. Et, dès l’instant que je ne la vis plus,je perdis tout sommeil durant toutes mes nuits.Mais enfin, au bout de quelques jours, son ser-viteur vint me trouver ; et je le reçus avec em-pressement et générosité et le priai de me don-ner des nouvelles. Il dit : « Elle était maladeces jours derniers. » Alors je dis : « Donne-moidonc quelques détails sur elle ! » Il dit : « Cetteadolescente a été élevée par notre maîtresseZobéida, l’épouse favorite de Haroun Al-Ra-chid, et elle devint l’une de ses suivantes. Etnotre maîtresse Zobéida l’aime comme sapropre fille et ne lui refuse rien. L’autre jour,la jeune fille demanda à sa maîtresse la per-mission de sortir en lui disant : « Mon âme dé-sire se promener et rentrer ensuite au palais ! »Et la permission lui fut accordée. Et, depuis cejour, elle ne cessa d’aller en ville et de ren-trer au palais, et si souvent qu’elle finit parêtre fort experte dans les achats et devint ain-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 658/1177

Page 658: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

si la pourvoyeuse de notre maîtresse Zobéida.C’est alors qu’elle te vit et parla de toi à samaîtresse et la pria de te marier à elle. Et samaîtresse dit : « Je ne puis le faire avant devoir moi-même ce jeune homme. Si je constatequ’il te ressemble en qualités, je te marierai àlui ! » Or maintenant, je viens te voir pour tedire que notre but, à cette heure-ci, est de tefaire entrer dans le palais. Si donc nous pou-vons t’y faire entrer sans que personne s’endoute, tu peux être certain de l’avoir en ma-riage ; mais, si l’affaire est découverte, tu essûr d’avoir la tête coupée. Qu’en dis-tu ? » Jerépondis : « Certainement, j’irai avec toi. Tun’as donc qu’à persister dans cette combinai-son dont tu viens de me parler. » Alors le ser-viteur me dit : « Lorsque la nuit sera venue, di-rige-toi vers la mosquée que la dame Zobéidaa fait construire sur le Tigre ; entre et fais taprière et reste là à attendre ! » Et je répondis :« J’obéis, j’aime et j’honore ! »

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 659/1177

Page 659: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

» Lorsque le soir vint, j’allai à la mosquée,où j’entrai et me mis en prières, et j’y passaitoute la nuit. Au point du jour, je vis arriverdes esclaves dans une barque ; et ils avaientavec eux des caisses vides qu’ils introduisirentdans la mosquée et ils retournèrent vers leurbarque. Mais l’un d’eux resta en arrière desautres ; et je l’examinai et je vis que c’était ce-lui qui me servait d’intermédiaire. Et au boutde quelques instants je vis monter à la mos-quée et venir à moi mon amie la suivante deSett-Zobéida. Comme elle s’approchait, j’allaivivement à elle et l’embrassai, et elle m’em-brassa aussi ; et nous nous assîmes un momentpour causer, et elle m’expliqua sa résolution.Puis elle me prit et me mit dans l’une descaisses, qu’elle ferma à clef ; et moi je n’avaispas encore eu le temps de réfléchir que j’étaisdéjà dans le palais du khalifat. Et on me fit sor-tir de la caisse, et on m’apporta des effets etdes vêtements qui valaient certainement cin-quante mille drachmes. Puis je vis vingt autresesclaves blanches, toutes aux seins mer-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 660/1177

Page 660: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

veilleux et toutes des vierges. Et au milieud’elles se trouvait Sett-Zobéida, qui ne pouvaitse mouvoir à cause de tout ce qu’elle avaitsur elle de bijoux et de robes magnifiques. De-vant elle, lorsqu’elle fut toute proche, les sui-vantes se mirent sur deux rangs. Alors elle mefit signe de m’asseoir ; et je m’assis entre sesmains. Alors elle se mit à me questionner surmes affaires et mes parents et ma lignée. Et jerépondis à toutes les choses qu’elle me deman-da. Alors elle fut très contente et dit : « Oual-lah ! je vois maintenant que je n’ai pas perdumes peines à élever cette jeune fille, puisqueje lui trouve un tel époux ! » Puis elle me dit :« Sache que nous tenons cette suivante pourl’égale de l’enfant même de notre moelle. Etelle te sera une épouse soumise et douce de-vant Allah et devant toi ! » Alors je m’inclinaiet baisai la terre, et consentis à me marier avecla suivante.

» Alors elle m’invita à rester au palais dixjours. Et je restai ces dix jours, durant lesquels

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 661/1177

Page 661: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

je ne sus ce qu’était devenue la jeune fille. Et,pour mes repas, c’étaient d’autres jeunes sui-vantes qui m’apportaient à déjeuner et à dîneret me servaient.

» Au bout du laps de temps nécessaire pourles préparatifs du mariage, Sett-Zobéida prial’émir des Croyants de lui accorder la permis-sion de marier leur suivante ; et il le lui permitet fit don à la suivante de dix mille dinars d’or.Alors Sett-Zobéida envoya chercher le kadi etles témoins, qui écrivirent le contrat de ma-riage. Puis, cela terminé, on commença la fête.On prépara les douceurs de toutes sortes et lesmets d’usage ; et on mangea et on but ; et ondistribua des mets sur des assiettes à toute laville. Et on fit durer le festin dix jours entiers.Alors seulement on fit entrer la jeune femmeau hammam pour me la préparer selon l’usage.

» Pendant ce temps, on tendit la nappe pourmoi et mes invités, et on apporta des mets ex-quis ; et entre autres choses il y avait, au milieude poulets rôtis, de pâtisseries de toutes sortes,

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 662/1177

Page 662: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

de farces délicieuses et de sucreries parfuméesau musc et à l’eau de roses, un plat de rozbajacapable de rendre fou l’homme le plus sage etl’esprit le plus posé ! Et moi, à peine assis de-vant la nappe, par Allah ! je ne pus m’empê-cher de me précipiter sur cette rozbaja et dem’en gorger. Puis je m’essuyai les mains, maisen oubliant de les laver…

» Après cela, je me levai et restai tranquillejusqu’à la nuit. Alors on alluma les flambeaux,et on fit entrer les chanteuses et les joueusesd’instruments ; et on se mit, à plusieurs re-prises, à habiller la nouvelle mariée et chaquefois de façon différente ; et chaque fois, àchaque tour, chaque invité mettait une pièced’or dans le plateau qu’on faisait circuler selonl’usage, et le palais était entièrement rempli dela foule des invités ; et cela dura ainsi jusqu’àla fin. Alors j’entrai dans la chambre réservée,et on m’amena la nouvelle mariée, et les sui-vantes la déshabillèrent de tous ses vêtementset sortirent.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 663/1177

Page 663: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

» Lorsque je la vis ainsi toute nue et quenous fûmes tous deux seuls sur notre couche,je la pris dans mes bras et je ne croyais pas,dans ma joie, que je la possédais vraiment.Mais, à ce moment même elle sentit l’odeur dema main avec laquelle j’avais mangé la rozba-ja, et lorsqu’elle sentit cette odeur, elle jeta ungrand cri ! Et aussitôt accoururent vers nousde tous côtés les suivantes, pendant que, moi,j’étais tout tremblant d’émotion et ne savaisguère quel était le motif de tout cela. Et les sui-vantes dirent : « Ô notre sœur, que t’arrive-t-il ? » Elle leur dit : « Oh ! débarrassez-moi vitede cet homme stupide que j’avais cru être unhomme doué de bonnes manières ! » Et je luidis : « Et qu’as-tu donc constaté de ma stupi-dité ou de ma folie ? » Elle dit : « Insensé quetu es ! Pourquoi donc as-tu mangé de la roz-baja et ne t’es-tu pas ensuite lavé les mains !Et moi, maintenant, par Allah, je ne veux plusde toi, à cause de ton peu de jugement et deton action mauvaise et criminelle ! » À ces pa-roles, elle saisit un fouet qui était près d’elle

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 664/1177

Page 664: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

et me tomba sur le dos à grands coups, ainsique sur les fesses, et tellement fort et si long-temps qu’à force de recevoir des coups, je per-dis toute connaissance. Alors elle s’arrêta etdit aux suivantes : « Prenez-le et conduisez-lechez le gouverneur de la ville pour qu’il luifasse couper la main dont il s’est servi pourmanger la rozbaja, cette main qu’il n’a pas en-suite lavée ! » Mais moi, je revins à moi lorsquej’entendis ces paroles et je m’écriai : « Il n’y ade recours et de force qu’en Allah le Tout-Puis-sant ! Est-ce parce que j’ai mangé de la rozba-ja sans me laver la main que cette main doitêtre coupée ? A-t-on jamais vu une chose pa-reille ? » Alors les suivantes se mirent à inter-céder pour moi auprès d’elle et lui dirent : « Ônotre sœur, ne le châtie pas cette fois-ci pourson action ! De grâce, pardonne-lui ! » Alorselle dit : « Soit, je ne lui ferai pas couper lamain cette fois ; mais il me faut tout de mêmelui couper quelque chose d’entre ses extrémi-tés ! » Puis elle sortit et me laissa seul.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 665/1177

Page 665: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

» Et quant à moi, je restai ainsi seul durantdix jours sans la voir. Mais au bout de ces dixjours, elle vint me trouver et me dit : « Ô toi àla figure pleine de noir(73) ! Je suis donc si peude chose à tes yeux pour que tu aies mangé dela rozbaja sans te laver les mains ! » Puis ellecria à ses suivantes et leur dit : « Liez-lui lesbras et les jambes ! » Alors on me lia les braset les jambes ; et elle prit un rasoir au tran-chant bien affilé, et me coupa les deux poucesdes mains et les deux pouces des pieds. Et c’estpourquoi, ô vous tous, vous me voyez ainsi,sans pouces aux mains ni aux pieds.

» Quant à moi, je tombai évanoui. Alors ellesaupoudra mes plaies avec une poudre de ra-cine aromatique, et aussitôt mon sang cessa decouler. Et c’est alors que je dis en mon âme,et ensuite à haute voix ; « Jamais plus je nemangerai de rozbaja sans me laver ensuite lesmains quarante fois avec de la potasse, qua-rante fois avec de la soude et quarante foisavec du savon ! » À ces paroles, elle me fit prê-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 666/1177

Page 666: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

ter serment pour cette promesse que je venaisde faire, à savoir de ne jamais plus manger derozbaja sans faire exactement ce que je venaisde dire.

» Aussi, quand vous autres, tous ici assem-blés, vous m’avez pressé de manger de la roz-baja qui est sur cette nappe, j’ai changé de cou-leur et mon teint a jauni, et je me suis dit enmoi-même : « Voilà cette rozbaja cause de laperte de mes pouces ! » Et quand vous m’avezabsolument obligé d’en manger, je me suis vuobligé, par mon serment, de faire ce que j’aifait ! »

— Alors, moi, ô Roi des siècles, continual’intendant qui racontait l’histoire, je dis aujeune marchand de Baghdad, pendant que tousles assistants écoutaient : « Mais que t’est-ilensuite arrivé avec ton épouse ? » Il dit :

« Lorsque j’eus prêté le serment devant elle,son cœur se calma à mon égard et elle finit parme pardonner. Et alors, moi, je la pris et je cou-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 667/1177

Page 667: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

chai avec elle. Et nous restâmes ainsi un longtemps unis en cet état. Au bout de ce temps,elle me dit : « Il faut bien que tu saches quepersonne à la cour du khalifat n’a appris ce quis’est passé entre moi et toi ! Nul, si ce n’esttoi, n’a jamais pu s’introduire dans ce palais.Et, si toi tu es entré ici, ce n’est que grâce auxbons soins d’El-Saïedat(74) Zobéida ! » Puis elleme remit cinquante mille dinars d’or et me dit :« Prends toute cette somme et va nous ache-ter, pour nous deux, une belle et vaste de-meure, que nous y habitions ensemble. »

» Alors je sortis et j’achetai une maison ma-gnifique et vaste. Puis j’y transportai toutes lesrichesses de mon épouse, tous les dons qu’onlui avait faits, les objets précieux, les bellesétoffes et les beaux meubles et toutes les belleschoses. Et je mis tout cela dans cette maisonque j’avais ainsi achetée. Et nous y vécûmesensemble fort heureux.

» Mais au bout d’une année, par la volontéd’Allah, mon épouse mourut ; et alors je ne pris

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 668/1177

Page 668: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

point d’autre femme, et voulus voyager. Je sor-tis alors de Baghdad, après avoir vendu tousmes biens ; je pris tout mon argent et je memis à voyager jusqu’à ce que je fusse arrivé encette ville-ci. »

— Et telle est, ô roi de ce temps, continual’intendant, l’histoire que me raconta le jeunemarchand de Baghdad ! Alors nous tous quiétions les invités de cette maison nous conti-nuâmes à manger ; puis nous nous en allâmes.

Et c’est quand je fus sorti que m’est arrivéecette aventure-là, pendant la nuit, avec le bos-su. Et c’est alors qu’il est arrivé, ce qui est arri-vé.

Et telle est mon histoire ! Et je suis persua-dé qu’elle est plus étonnante encore que cellequi nous est arrivée avec le bossu !

Ouassalam !(75) »

— Alors le roi de la Chine dit : Tu tetrompes ! Cela n’est pas du tout plus mer-veilleux que l’aventure du bossu, au contraire,

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 669/1177

Page 669: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

l’aventure du bossu est, de beaucoup, plusétonnante que tout cela ! Aussi, il n’y a pas àhésiter, je vais vous faire tous crucifier, jus-qu’au dernier ! »

Mais, à ce moment, s’avança le médecin juifqui baisa la terre et dit : « Ô roi de ce temps,moi, je vais te raconter une histoire qui est cer-tainement, cette fois, bien plus extraordinaireque tout ce que tu as entendu et que l’aventuremême du bossu ! »

Alors le roi de la Chine lui dit : « Donne ceque tu as, car je ne peux plus attendre ! »

Et le médecin juif dit :

RÉCIT DU MÉDECIN JUIF

« La chose la plus extraordinaire qui mesoit arrivée au temps de ma jeunesse est juste-ment cette histoire.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 670/1177

Page 670: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

J’étudiais alors la médecine et les sciencesdans la ville de Damas. Et lorsque j’eus bienappris mon métier, je commençai à le prati-quer et à gagner ma vie.

Or, un jour d’entre les jours, un esclavede la maison du gouverneur de Damas vintchez moi et me dit de l’accompagner, et meconduisit à la maison du gouverneur. Et là,au milieu de la grande salle, je vis un lit demarbre lamé d’or. Sur ce lit était couché unfils d’Adam, malade. C’était un jeune homme sibeau qu’on ne pouvait voir son pareil dans lemonde de ce temps-là. Alors je me tins à sonchevet et lui souhaitai une prompte guérisonet la santé. Mais il me répondit seulement enme faisant signe des yeux. Et je lui dis : « Sei-gneur, donne-moi la main. » Alors il me tenditla main gauche, de quoi je fus fort étonné, etje me dis en moi-même : « Allah ! quelle chosesurprenante ! Voilà un jeune homme qui a l’airtrès convenable et il est d’une très haute condi-tion. Et pourtant il n’a aucune politesse. Quelle

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 671/1177

Page 671: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

chose étonnante ! » Mais cela ne m’empêchapas de lui tâter le pouls et de lui écrire une re-cette. Et depuis je continuai à aller le voir pen-dant dix jours, au bout desquels il reprit sesforces et put se lever comme d’habitude. Alorsje lui prescrivis d’aller au hammam prendre unbain, pour ensuite revenir se reposer à la mai-son.

Pour me marquer alors sa reconnaissance,le gouverneur de Damas me fit revêtir une trèsriche robe d’honneur et me nomma son propremédecin, et aussi médecin de l’hôpital de Da-mas. Quant au jeune homme, qui pendanttoute sa maladie avait continué à me tendrela main gauche, il me pria de l’accompagnerau hammam, que l’on avait spécialement réser-vé pour lui seul en empêchant tous les clientsd’entrer. Lorsque nous arrivâmes au hammam,les domestiques s’approchèrent du jeunehomme, l’aidèrent à se déshabiller, prirent seshabits et lui en donnèrent d’autres, propres etneufs. Le jeune homme une fois nu, je remar-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 672/1177

Page 672: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

quai qu’il n’avait pas de main droite. À cettevue, je fus extrêmement surpris et peiné ; etmon étonnement augmenta encore lorsque jevis des traces de coups de verges sur tout soncorps. Alors le jeune homme se tourna versmoi et me dit : « Ô médecin du siècle ! net’étonne point de me voir en cet état, car jeme propose de t’en dire bientôt la cause et, tuentendras un récit bien extraordinaire. Mais,pour cela, il faut attendre que nous soyons sor-tis du hammam. »

Après avoir quitté le hammam, nous arri-vâmes à la maison, où nous nous assîmes pournous reposer et ensuite manger, tout en cau-sant. Et le jeune homme me dit : « Ne préfères-tu pas que nous montions dans la sallehaute ? » Je lui dis : « Mais certainement ! »Alors il ordonna aux gens de la maison de nousfaire griller un mouton à la broche et de nousle monter ensuite dans la salle haute, où nousmontâmes nous-mêmes. Et les esclaves nousapportèrent bientôt le mouton grillé et aussi

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 673/1177

Page 673: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

toutes sortes de fruits. Et nous nous mîmesà manger, mais lui, toujours en se servant desa main gauche. Alors je lui dis : « Maintenantraconte-moi cette histoire ! » Il me répondit :« Ô médecin du siècle ! je vais te la raconter.Écoute donc.

» Sache que je suis natif de la ville de Mos-soul ; où ma famille compte parmi les plus im-portantes de la ville. Mon père était l’un desdix enfants que mon grand-père avait laissés àsa mort et il était l’aîné d’entre ses frères ; etmon père, comme tous mes oncles, à la mortde mon grand-père, était déjà marié. Mais luiseul avait eu un enfant, qui est moi ; et aucunde mes oncles n’avait eu d’enfant. Aussi, moi,je gagnai en grandissant l’affection de tous mesoncles, qui m’aimaient et se réjouissaient enme regardant.

» Un jour que j’étais avec mon père dansla grande mosquée de Mossoul pour faire laprière du vendredi, je vis qu’après la prière toutle monde s’était retiré, excepté mon père et

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 674/1177

Page 674: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

mes oncles, qui étaient là aussi. Ils s’assirenttous sur la grande natte et je m’assis avec eux.Et ils se mirent à causer, et la conversationtomba sur les voyages et les merveilles despays étrangers et des grandes villes du loin.Mais c’est surtout de la ville du Caire et del’Égypte que l’on parla. Et mes oncles nous re-dirent les récits admirables des voyageurs quiavaient visité l’Égypte et qui disaient qu’il n’yavait pas sur terre de pays plus beau, ni unfleuve plus merveilleux que le Nil. Aussi lespoètes ont-ils eu raison de chanter ce pays etson Nil ; et il est bien dans le vrai, le poète quis’écrie :

» Par Allah ! je te conjure, tu diras au fleuvede mon pays, au Nil de mon pays, tu lui dirasqu’ici ma soif ne peut s’étancher, qu’ici l’Euphratene peut me guérir de la soif qui m’altère !

» Mes oncles se mirent donc à nous énumé-rer les merveilles de l’Égypte et de son fleuve,et avec tant d’éloquence et tant de chaleur que,

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 675/1177

Page 675: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

lorsqu’ils cessèrent de parler et qu’ils s’en al-lèrent chacun chez soi, je demeurai tout saisi etsongeur ; et mon esprit ne pouvait plus se déta-cher du souvenir agréable de toutes ces chosesque je venais d’entendre au sujet de ce paysadmirable. Et quand je revins à la maison, jene pus fermer l’œil de toute la nuit, et je perdisl’appétit et refusai de manger et de boire.

» Sur ces entrefaites, j’appris, quelquesjours plus tard, que mes oncles avaient fait lespréparatifs d’un voyage en Égypte, et je memis à supplier tellement mon père et à pleurertellement pour qu’il me laissât partir avec eux,qu’il consentit et même m’acheta des marchan-dises pour en faire commerce ; il recomman-da toutefois à mes oncles de ne pas me gar-der avec eux jusqu’en Égypte, mais de me lais-ser, sur leur route, à Damas, où je réaliseraisle gain de mes marchandises. Je fis donc mesadieux à mon père, je me joignis à mes oncleset, tous ensemble, nous quittâmes Mossoul etnous partîmes.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 676/1177

Page 676: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

» Nous voyageâmes ainsi jusqu’à Alep, oùnous nous arrêtâmes quelques jours, et de lànous fîmes route pour Damas, que nous ne tar-dâmes pas à atteindre.

» Nous vîmes que cette ville de Damas étaitun lieu enfoui au milieu des jardins, des eauxcourantes, des arbres, des fruits et des oiseaux.C’était un paradis tout de délices ; mais ce quisurtout y abondait, c’était les fruits pleins desaveur, toutes les espèces de fruits.

» Nous prîmes notre logement dans un deskhâns ; et mes oncles restèrent à Damas jus-qu’à ce qu’ils eussent vendu leurs marchan-dises de Mossoul, et acheté des marchandisesde Damas pour les vendre au Caire ; et ils ven-dirent aussi mes marchandises et si avanta-geusement que chaque drachme de marchan-dise me rapporta cinq drachmes d’argent. Aus-si cela ne manqua pas de me réjouir fort. Puismes oncles me laissèrent seul à Damas et firentroute vers l’Égypte.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 677/1177

Page 677: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

» Quant à moi, je continuai à habiter Da-mas, où je louai une maison merveilleuse etdont la langue humaine serait impuissante àénumérer les beautés. Elle me coûtait par moisdeux dinars d’or. Mais ce n’est pas tout. Je memis à faire de larges dépenses et à vivre en sa-tisfaisant toutes mes envies, et à ne me priverd’aucun mets ni d’aucune espèce de boisson.Et cela dura de la sorte jusqu’à ce que j’eussedépensé tout l’argent que je possédais.

» Sur ces entrefaites, comme j’étais un jourassis à prendre l’air à la porte de ma maison,je vis s’approcher de moi une adolescente ri-chement vêtue et dépassant en élégance toutce que j’avais vu en ma vie. Je me levai vive-ment et l’invitai à honorer ma maison de saprésence. Elle n’y mit pas de façons et genti-ment, elle franchit le seuil et pénétra dans l’in-térieur. Je refermai alors la porte derrière nouset, tout joyeux, je l’enlevai dans mes bras etla transportai dans la grande salle. Là, elle sedécouvrit, enleva son grand voile et m’apparut

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 678/1177

Page 678: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

dans toute sa beauté. Je la trouvai si ravissanteque je devins complètement éperdu d’amour.

» Aussi je ne manquai pas de courir aussitôtchercher la nappe, que je couvris de mets suc-culents, des fruits les plus choisis et de toutce que comportait mon devoir en pareille cir-constance. Et nous nous mîmes à manger et ànous ébattre, puis à boire, tellement que nousnous grisâmes complètement. Je la pris alors.Et la nuit que je passai avec elle jusqu’au matincomptera certes parmi les meilleures, c’estévident. Aussi je crus faire largement leschoses en lui offrant, le matin, dix dinars d’or.Mais elle refusa et jura que jamais elle ne sau-rait accepter de moi quoi que ce fût. Puis elleme dit : « D’ailleurs, mon chéri, je reviendrai tevoir dans trois jours, au crépuscule. Attends-moi donc sans faute. Et comme c’est moi quim’invite chez toi, je ne veux pas être pour toiune cause de dépense. C’est moi donc qui vaiste donner de l’argent pour préparer un fes-tin comme celui d’aujourd’hui. » À ces paroles,

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 679/1177

Page 679: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

elle me tendit dix dinars d’or qu’elle me for-ça d’accepter ; puis elle me fit ses adieux etme quitta en prenant toute ma raison avec elle.Mais, comme elle me l’avait promis, au boutde trois jours elle revint me voir ; et elle étaitvêtue encore bien plus richement que la pre-mière fois, et si bellement que la langue essaie-rait vainement de décrire les étoiles brodéesd’or et les soieries qui l’ornaient. De mon côté,j’avais préparé tout ce qu’il fallait, et vraimentje n’avais rien ménagé. Aussi nous nous mîmesà manger et à boire comme la dernière fois, etnous ne manquâmes certes pas de coucher en-semble, et cela jusqu’au matin. Elle me promitqu’elle reviendrait dans trois jours. Et, de fait,elle vint comme il était convenu, et, de moncôté, je la reçus avec tous les honneurs qui luiétaient dus. C’est alors qu’elle me dit : « Monmaître aimé, vraiment me trouves-tu belle ? »Je répondis : « Heh ! certes, par Allah ! » Elleme dit : « Alors je peux bien te demander lapermission d’amener ici avec moi une adoles-cente plus belle encore que moi et plus jeune,

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 680/1177

Page 680: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

pour qu’elle s’amuse avec nous et que nouspuissions rire et jouer ensemble ; car c’est elle-même qui m’a prié de la faire sortir avec moipour que nous nous divertissions ensemble etfassions des folies à nous trois. » Alors moi,j’acceptai de grand cœur ; elle me donna, cettefois, vingt dinars d’or et me recommanda de nerien négliger pour préparer tout ce qu’il fallaitet les recevoir dignement à leur arrivée, elle etl’adolescente, sa compagne. Puis elle me fit sesadieux et s’en alla.

» Donc moi, le quatrième jour, je ne man-quai pas, selon l’habitude, de tout faire lar-gement, étant donné surtout qu’il fallait rece-voir dignement la nouvelle venue. Et, à peinele soleil couché, je vis arriver mon amie ac-compagnée d’une autre qui était enveloppéed’un grand voile. Elles entrèrent et s’assirent.Et moi tout joyeux, je me levai, j’allumai lesflambeaux, et me mis entièrement à leursordres. Elles se défirent alors de leurs voileset je pus contempler la nouvelle jeune femme.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 681/1177

Page 681: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Allah ! Allah ! elle était comme la lune dansson plein ; et je pensais à part moi qu’elle étaitencore bien plus belle que tout ce que nosyeux avaient vu jusque-là ! Aussi je m’empres-sai de les servir et de leur apporter les plateauxremplis de mets et de boissons ; et elles semirent à manger et à boire. Et moi, pendant cetemps, j’embrassais la nouvelle jeune femmeet lui remplissais la coupe et buvais avec elle.Mais cela ne manqua pas de rendre jalouse lapremière adolescente, qui cependant n’en fitrien paraître et qui même me dit : « Par Allah !cette jeune femme est délicieuse ! Et d’ailleursne trouves-tu pas qu’elle est bien mieux quemoi ? » Je répondis naïvement : « Tu as raison,en vérité ! » Elle me dit : « Prends-la donc et vadormir avec elle, cela me fera plaisir ! » Je ré-pondis : « Tes ordres, je les respecte et les metssur ma tête et dans mes yeux ! » Elle se levaalors et nous prépara elle-même le lit et nousy entraîna. Et aussitôt je m’étendis contre manouvelle amie et la possédai jusqu’au matin.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 682/1177

Page 682: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

» Mais voici qu’en me réveillant je trouvaima main couverte de sang ; je crus voir lachose en rêve et me frottai les yeux pour bienme rendre compte, et je vis que c’était bienréel. Comme il faisait déjà grand jour, je voulusréveiller l’adolescente encore endormie, et jelui touchai légèrement la tête. Et aussitôt latête se sépara du corps et roula sur le sol.

» La jalousie de l’autre avait fait son œuvre.

» Ne sachant à quoi me résoudre, je restaiune heure à réfléchir, puis me décidai à me le-ver, à me dévêtir et à creuser une fosse dansla salle même où nous étions. J’enlevai doncles dalles de marbre et me mis à piocher et fisun trou assez grand pour contenir le corps, quej’enfouis aussitôt ; puis je comblai la fosse etremis les dalles de marbre dans le même étatqu’auparavant.

» Cela fait je me vêtis, je pris tout ce qui merestait encore d’argent, je sortis et allai trou-ver le propriétaire de la maison et lui payai

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 683/1177

Page 683: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

d’avance le prix d’une nouvelle année de bailet lui dis : « Je suis obligé de partir pourl’Égypte, rejoindre mes oncles qui m’y at-tendent. » Et je partis.

» Lorsque j’arrivai au Caire, j’y trouvai mesoncles, qui furent dans une grande joie en mevoyant et me demandèrent la cause qui m’avaitdécidé à venir en Égypte. Je leur répondis :« Simplement le grand désir de vous revoir, etla crainte de dépenser à Damas ce qui me rested’argent. » Ils m’invitèrent alors à demeureravec eux ; j’acceptai. Et je restai ainsi avec euxpendant toute une année à m’amuser, à boire,à manger, à visiter les choses intéressantes dela ville, à admirer le Nil et à me réjouir detoutes les façons. Malheureusement, au boutde ce temps, mes oncles, qui avaient réaliséleur gain en vendant leurs marchandises, son-gèrent à retourner à Mossoul ; mais, comme jene voulais point les y accompagner, je dispa-rus pour les éviter ; et ils partirent seuls en sedisant : « Il est probable qu’il est parti pour Da-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 684/1177

Page 684: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

mas nous y devancer afin de préparer le loge-ment, puisqu’il connaît bien cette ville. »

» Après leur départ je me remis à dépenseret à manger mon argent, et je restai ainsi auCaire durant encore trois ans ; et chaque annéej’envoyai régulièrement le prix du loyer de mamaison à mon propriétaire de Damas. Au boutde ces trois années, comme il me restait àpeine de quoi faire le voyage, je me décidai, àcause aussi de l’ennui et du désœuvrement oùj’étais, à regagner Damas.

» Je partis donc et j’arrivai à Damas et allaiaussitôt à ma maison où, à peine sur le seuil,je fus reçu avec une très grande joie par monpropriétaire, qui me souhaita la bienvenue etme remit les clefs de ma maison et me montraque la serrure était encore intacte et cachetéetoujours de mon sceau. Et, en effet, j’entrai etje vis que toute chose était identiquement dansl’ordre où je l’avais mise.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 685/1177

Page 685: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

» La première chose que je fis fut de laveraussitôt le parquet pour faire disparaître toutetrace du sang de la jeune femme tuée par sajalouse amie ; et alors seulement, tranquillisé,je me dirigeai vers le lit pour m’y reposer desfatigues du voyage. Et comme je soulevais lecoussin pour l’arranger, je vis, sous le coussin,un collier d’or avec, d’espace en espace, troisrangs de perles nobles parfaites. C’était juste-ment le collier de la jeune femme, qui avaitété mis sous l’oreiller la nuit de nos ébats. Àce souvenir, je me mis à verser des larmes deregret et à déplorer la mort de cette adoles-cente. Puis je cachai soigneusement le collierdans une doublure de mon vêtement.

» Au bout de trois jours de repos dans mamaison, je songeai à aller au souk pour essayerde trouver une occupation et pour voir mesconnaissances. Arrivé au souk, il était écrit parl’ordre du Destin que je devais être tenté parle Cheïtane et succomber à la tentation : cartoute destinée ne peut que s’accomplir. Et je

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 686/1177

Page 686: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

fus en effet, tenté de me débarrasser du collierd’or et de perles en le vendant. Je le tirai doncde la doublure de mon vêtement et le montraiau plus habile courtier du souk. Le courtierm’invita à m’asseoir dans sa boutique, et, lui-même, sitôt le souk bien en train, prit le collier,me pria d’attendre son retour, et s’en alla lesoumettre aux offres des marchands et desclients. Et, au bout d’une heure, il revint et medit : « Je croyais d’abord que ce collier étaiten or véritable et perles vraies, et qu’il devaitvaloir au moins mille dinars d’or. Mais je metrompais. Ce collier est faux. Il est façonnéd’après les artifices des Francs, qui savent imi-ter l’or, les perles et les pierres précieuses.Aussi on ne m’en a offert, au souk, que milledrachmes seulement au lieu de mille dinars. »Je lui répondis : « Oui, vraiment, tu as raison.Ce collier est faux. Je l’avais fait faire sim-plement pour me moquer d’une femme à la-quelle je l’avais donné en cadeau. Et, par leplus grand des hasards, cette femme vient demourir et l’a laissé en héritage à mon épouse.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 687/1177

Page 687: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Aussi nous avons décidé de le vendre à n’im-porte quel prix. Prends-le donc et vends-le à ceprix-là, et rapporte-moi les mille drachmes enquestion ! »

— Mais, à ce moment de sa narration, Schah-razade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 688/1177

Page 688: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Mais lorsque fut lavingt-huitième nuit.

Elle continua :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que le médecinjuif raconta ainsi la suite :

Lorsque le jeune homme dit au courtier :« Tu peux le vendre à mille drachmes ! » lecourtier comprit que le jeune homme neconnaissait pas la valeur du collier et qu’ill’avait volé ou trouvé, et que la chose devaitêtre éclaircie. Il prit donc le collier et alla leporter au chef principal des courtiers du souk,qui aussitôt le prit et alla trouver le wali dela ville et lui dit : « Voici ! ce collier m’avaitété volé ! Et justement nous venons de trouverle voleur. C’est un jeune homme qui est mis

Page 689: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

comme les fils des marchands, et il est à tel en-droit, chez le courtier tel ! »

Et le jeune homme continua à me raconterainsi son histoire :

« Aussitôt, et pendant que j’attendais le re-tour du courtier avec l’argent, je me vis entouréet saisi par les gardes, qui me traînèrent deforce chez le wali. Et le wali me questionna surle collier, et je lui racontai la même histoirequ’au courtier. Alors le wali se mit à rire et medit : « Je vais t’apprendre, moi ; le prix exact dece collier ! » Il fit signe à ses gardes, qui m’ap-préhendèrent, me dépouillèrent de mes vête-ments et me tombèrent dessus à coups deverges et de fouet jusqu’à me mettre tout lecorps en sang. Alors de douleur je m’écriai :« Je vais vous dire la vérité. Ce collier, oui,c’est moi qui l’ai volé au chef des courtiers ! »Et je pensai en mon âme qu’il valait encoremieux pour moi dire cela qu’avouer la véritéterrible de l’assassinat de la jeune femme dans

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 690/1177

Page 690: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

ma maison. Car sûrement j’aurais été condam-né à mort et tué de la même façon, en rachatde son meurtre.

» Mais à peine m’étais-je accusé de ce volqu’on se saisit de mon bras, et on me trancha lamain droite, comme punition de ce vol ; et onfit cuire mon bras dans l’huile bouillante pourcicatriser la plaie. Et aussitôt je tombai évanouide douleur. Et on me donna à boire quelquechose qui me fit recouvrer mes sens. Alors jeramassai ma main coupée et je revins à mamaison.

» Lorsque j’arrivai à ma maison, le proprié-taire qui avait appris la chose, me dit : « Dumoment que tu as été reconnu coupable delarcin et de choses illicites, je ne peux pluste garder dans ma maison. Tu vas donc re-prendre tes effets et t’en aller chercher un gîteailleurs ! » Je lui répondis : « Mon seigneur, jete prie de m’accorder seulement deux ou troisjours de délai pour que j’aie le temps de metrouver un autre logement ! » Et il me dit : « Je

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 691/1177

Page 691: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

veux bien d’accorder ce délai. » Puis il me lais-sa et partit.

» Quant à moi, je me jetai à terre et me misà pleurer et à me dire à moi-même : « Com-ment pourrais-je désormais retourner à Mos-soul, mon pays, et avoir le courage de revoirmes parents avec ma main coupée ! Et mes pa-rents ne me croiront pas lorsque je leur diraique je suis innocent ! Aussi maintenant je n’aiplus qu’à me laisser aller à la volonté d’Allah,qui seul peut m’envoyer un moyen de salut ! »

» La peine et les chagrins que je continuaià avoir me rendirent malade, et je ne pus allerchercher une autre maison. Aussi, commej’étais couché, le troisième jour, je vis tout àcoup ma maison envahie par les gens du gou-verneur général de Damas, et je vis s’avancervers moi le propriétaire de la maison et le chefdes courtiers. Et le propriétaire me dit : « Jedois te dire que le wali a mis le gouverneur gé-néral au courant du vol de ce collier. Et main-tenant il ressort de tout cela que ce collier ap-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 692/1177

Page 692: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

partenait en réalité, non point à ce chef descourtiers, mais au gouverneur général lui-même, ou plutôt à l’une de ses filles, qui a dis-paru, elle aussi, voilà bientôt trois ans ! Et l’onvient pour se saisir de toi ! »

» À ces paroles, toutes mes jointures semirent à trembler et tous mes membres aussi,et je pensai : « Maintenant, sans recours désor-mais, on va sûrement me mettre à mort. Il vautmieux que je dise toute la vérité au gouverneurgénéral. Et lui seul sera juge de ma mort oude ma vie. » Mais déjà j’étais saisi et garrot-té et traduit, la chaîne au cou devant le gou-verneur entre les mains duquel on me laissa,moi et le chef des courtiers. Et le gouverneurdit à ses gens, en me regardant : « Ce jeunehomme que vous m’amenez n’est point un vo-leur, et sa main a été coupée injustement, j’ensuis sûr ! Quant à ce chef des courtiers, c’estun menteur et un accusateur à faux ! Saisissez-vous donc de lui et jetez-le dans le cachot ! »Puis le gouverneur dit à ce chef-courtier : « Tu

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 693/1177

Page 693: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

vas tout de suite dédommager ce jeune hommepour sa main coupée, sinon je te ferai pendreet je confisquerai tous tes biens et toutes tesrichesses, ô courtier de malédiction ! » Et ils’écria, en s’adressant aux gardes : « Emme-nez-le de devant ma face, et sortez tous ! » Etalors il ne resta plus dans la salle que le gou-verneur et moi. Mais je n’avais plus ni carcanau cou ni les bras liés.

» Lorsque nous fûmes ainsi seuls, le gouver-neur me regarda avec une grande pitié et medit : « Mon enfant, tu vas maintenant me parleravec franchise et me dire toute la vérité sansme rien cacher. Raconte-moi donc comment cecollier est parvenu entre tes mains. » Je lui ré-pondis : « Ô mon maître et suzerain, je vousdirai la vérité ! » Et alors je lui racontai toutce qui m’était arrivé avec la première adoles-cente, comment elle m’avait procuré et avaitamené chez moi la deuxième adolescente, etcomment ensuite, prise de jalousie, elle avait

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 694/1177

Page 694: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

sacrifié sa compagne. Et je lui narrai la chosedans tous ses détails.

» En entendant mes paroles, le gouverneur,de douleur et d’affliction, inclina la tête sur sapoitrine, se couvrit la figure de son mouchoiret se mit à longtemps pleurer. Puis il se rappro-cha de moi et me dit :

» Sache donc, ô mon enfant, que la pre-mière adolescente est ma fille aînée. Dès sonenfance elle fut pleine de perversité, et fut,pour cette raison, tenue par moi avec unegrande sévérité. Mais, à peine fut-elle pubère,que je me hâtai de la marier, et, dans ce but, jel’envoyai au Caire chez son oncle, mon frère,pour l’unir à l’un de mes neveux, son proprecousin. Elle se maria donc ; mais, peu de tempsaprès, son époux mourut, et elle me revint etréintégra ma maison. Mais elle n’avait pasmanqué de profiter de son séjour en Égyptepour apprendre des Égyptiennes tous les vices,toutes les corruptions et tous les genres delibertinage. Et tu sais, puisque tu as été en

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 695/1177

Page 695: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Égypte, combien expertes dans la débauchesont les femmes de ce pays. Les hommes neleur suffisent point, et elles s’aiment et semêlent entre elles, et s’enivrent et se perdent.Aussi, à peine de retour ici, elle te rencontra etse donna à toi et t’alla trouver quatre fois desuite. Mais cela ne lui suffisait point. Commeelle avait déjà eu le temps de pervertir ma se-conde fille, sa sœur, et de se faire passionné-ment aimer d’elle, elle n’eut pas de peine à lapersuader de venir chez toi, après lui avoir ra-conté tout ce qu’elle faisait avec toi. Ma se-conde fille me demanda donc la permissiond’accompagner sa sœur au souk, et moi, jele lui permis. Et il arriva ce qui arriva ! Donclorsque ma fille aînée revint sans sa sœur, jelui demandai où était sa sœur. Elle ne me ré-pondit que par des pleurs, et finit par me dire,tout en larmes : « Je l’ai tout à fait perdue dansle souk, et je ne sais pas du tout ce qu’elle estdevenue ! » C’est ce qu’elle me dit, à moi. Maisbientôt elle s’ouvrit à sa mère et finit par luiraconter, en secret, toute l’histoire et la mort

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 696/1177

Page 696: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

de sa sœur, tuée de ses propres mains, dans tamaison. Et depuis lors elle est dans les larmeset ne cesse de répéter jour et nuit : « Je doispleurer jusqu’à mourir ! » Quant à tes paroles,ô mon enfant, elles n’ont fait que me confirmerdans ce que je savais déjà, et m’ont démon-tré qu’elle disait la vérité. Tu vois donc, monfils, combien je suis malheureux ! Aussi j’ai unsouhait à faire et une prière à t’adresser, et tune refuseras pas. Je désire ardemment faire detoi un membre de ma famille, et te donner enmariage ma troisième fille qui est une jeunefille sage, ingénue et vierge, et qui n’a aucundes vices de ses sœurs. Et je ne te demande-rai aucune dot, pour ce mariage ; au contraireje te rémunérerai largement moi-même, et turesteras chez moi, dans ma maison, comme unfils ! »

» Alors je lui répondis : « Qu’il soit fait sui-vant ta volonté, seigneur. Mais auparavant,comme j’ai appris dernièrement que mon père

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 697/1177

Page 697: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

était mort, je voudrais envoyer recueillir sonhéritage. »

» Aussitôt le gouverneur fit envoyer un ex-près à Mossoul, ma ville natale, pour recueillir,en mon nom, l’héritage laissé par mon père.Et moi, en effet, je me mariai avec la fille dugouverneur ; et, depuis ce jour, nous tous icinous vivons de la vie la plus prospère et la plusdouce.

» Et toi-même, ô médecin, tu as pu consta-ter de tes propres yeux combien je suis aimé ethonoré dans cette maison. Et tu ne me tiendraspas compte de l’incivilité que j’ai commise àton égard, durant toute ma maladie, en te ten-dant ma main gauche, puisque ma main droiteétait coupée ! »

— Pour moi, continua le médecin juif, je fusfort émerveillé de cette histoire, et je félicitai lejeune homme de s’être tiré de la sorte de cetteaventure. Et il me combla de présents, et me

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 698/1177

Page 698: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

retint trois jours près de lui dans le palais, etme renvoya chargé de richesses et de biens.

Et alors, moi, je me mis à voyager et à par-courir le monde, pour mieux m’instruire dansmon art. Et c’est ainsi que j’arrivai dans tonempire, ô roi puissant et généreux ! Et c’estalors que, la nuit dernière, il m’est advenu cetteaventure, désagréable plutôt, avec le bossu ! Etvoilà mon histoire ! »

— Alors le roi de la Chine dit : « Cette his-toire m’a assez intéressé. Mais tu te trompes,ô médecin ! elle n’est ni aussi merveilleuse niaussi étonnante que l’aventure du bossu. Doncil ne me reste plus qu’à vous faire pendre tousles quatre, et surtout ce tailleur de malédictionqui est la cause et le commencement de votrecrime ! »

À ses paroles, le tailleur s’avança entre lesmains du roi de la Chine et dit : « Ô roi pleinde gloire, avant de nous faire pendre, permets-moi, à moi aussi, de parler, et je te raconterai

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 699/1177

Page 699: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

une histoire qui, à elle seule, contient leschoses plus extraordinaires que toutes lesautres histoires réunies, et dépasse en prodigesl’histoire même du bossu ! »

Et le roi de la Chine dit : « Si tu dis vrai, jevous pardonnerai à tous ! Mais malheur à toisi tu me racontes une histoire faible d’intérêtet dénuée de choses sublimes. Car je n’hésite-rai pas à vous empaler, toi et tes trois compa-gnons, en vous faisant forer d’outre en outre,de la base jusqu’au sommet ! »

Alors le tailleur dit :

RÉCIT DU TAILLEUR

« Sache donc, ô roi du temps, qu’avant monaventure avec le bossu, j’ai été invité dans unemaison où l’on donnait un festin aux princi-paux membres des corporations de notre ville :

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 700/1177

Page 700: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

tailleurs, savetiers, vendeurs d’étoffes, bar-biers, menuisiers et d’autres aussi.

Et c’était de bon matin. Aussi, dès le leverdu jour, nous nous étions tous assis en rondpour commencer le premier repas et nous n’at-tendions plus que le maître du logis, lorsquenous le vîmes entrer accompagné d’un adoles-cent étranger, beau, bien fait et gentil, et vê-tu à la mode de Baghdad. Et il était aussi beauqu’on pouvait le souhaiter et aussi bien habilléqu’on pouvait l’imaginer. Mais il était osten-siblement boiteux. Il entra donc au milieu denous et nous souhaita la paix, et nous nouslevâmes tous pour lui rendre son salut. Puisnous allions tous nous asseoir, et lui avec nous,quand soudain nous le vîmes changer de cou-leur, s’abstenir de s’asseoir et se retirer poursortir. Alors nous tous, avec le maître de lamaison, nous fîmes nos efforts pour le retenirau milieu de nous, et le maître du logis insistabeaucoup et l’adjura et lui dit : « En vérité nousne comprenons rien à la chose. Je t’en prie, dis-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 701/1177

Page 701: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

nous au moins la cause qui te pousse à nousquitter ! »

Alors le jeune homme répondit : « Par Al-lah ! seigneur, je te supplie de ne point davan-tage insister pour me retenir. Car il y a ici, aumilieu de vous, quelqu’un qui est la cause quim’oblige à m’en aller. Et c’est ce barbier quevoilà assis au milieu de vous ! »

À ces paroles le maître du festin fut extrê-mement surpris et nous dit : « Comment peut-il se faire que ce jeune homme, qui vient d’arri-ver de Baghdad, puisse être incommodé par laprésence de ce barbier qui est ici ? » Alors noustous, les invités, nous nous tournâmes vers lejeune homme et nous lui dîmes : « De grâce,raconte-nous le motif de ta répulsion pour cebarbier ! » Il répondit : « Seigneurs, ce barbierà la figure de goudron et à l’âme de bitumeest la cause d’une aventure extraordinaire quim’est arrivée à Baghdad, ma ville, et c’est luiaussi, ce maudit, qui est la cause que je suisboiteux. Aussi j’ai juré de ne jamais habiter la

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 702/1177

Page 702: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

ville où demeurerait ce barbier et de ne jamaism’asseoir dans un endroit où il serait assis. Etc’est pour cela que j’ai été obligé de quitterBaghdad, ma ville, et de venir jusque dans cepays éloigné. Mais voici que je le retrouve icimême. Aussi, dès ce moment, je vais m’en al-ler, et, ce soir, je serai déjà loin de cette ville etde la vue de cet homme de malheur ! »

À ce discours, le barbier devint jaune deteint, baissa les yeux et ne prononça pas uneparole. Alors nous insistâmes tant auprès dujeune homme qu’il voulut bien nous raconterainsi cette histoire :

HISTOIRE DU JEUNE HOMME BOI-TEUX AVEC LE BARBIER DE BAGH-

DAD

(Racontée par le jeune homme boiteux

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 703/1177

Page 703: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

et rapportée par le tailleur.)

Sachez donc, ô vous tous ici présents, queje suis né d’un père qui était l’un des princi-paux marchands de Baghdad, et, par la volon-té d’Allah, mon père n’eut guère que moi pourenfant. Mon père, quoique fort riche et estiméde toute la ville, menait dans sa maison une viepaisible, calme et pleine de repos. Et il m’éle-va dans cette voie, et, lorsque j’eus atteint l’âged’homme, il me laissa toutes ses richesses, merendit maître de tous ses serviteurs et de toutesa famille, et mourut dans la miséricorde d’Al-lah, à qui il alla rendre compte de la dette desa vie. Et moi, je continuai, comme par le pas-sé, à vivre largement, à me vêtir de ses habitsles plus somptueux et à manger les mets lesplus exquis. Mais je dois vous dire qu’Allah, quiest Tout-Puissant et Très-Glorieux, m’avait misdans le cœur l’horreur de la femme, de toutesles femmes, et tellement que leur simple vuem’était un objet de souffrance et de désagré-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 704/1177

Page 704: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

ment. Je vivais donc sans me soucier d’elles,fort heureux d’ailleurs, et ne souhaitais rien deplus.

Un jour d’entre les jours, je marchais dansune des rues de Baghdad lorsque je vis venir demon côté une troupe nombreuse de femmes.Aussitôt, pour les éviter, je pris vivement lafuite et me précipitai dans une ruelle, qui seterminait en cul-de-sac. Au fond de cetteruelle, il y avait un banc sur lequel je m’assispour me reposer.

J’étais assis depuis déjà un certain temps,lorsque je vis en face de moi s’ouvrir une croi-sée, et une jeune femme y parut, qui tenait à lamain un petit arrosoir, avec lequel elle se mit àarroser des fleurs placées dans des vases sur lebord de la croisée.

Seigneurs, je dois vous dire qu’à la vue decette adolescente je sentis en moi se produirequelque chose que de ma vie je n’avais senti.Elle était, en effet, aussi belle que la lune dans

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 705/1177

Page 705: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

son plein ; elle avait un bras aussi blanc et dia-phane que le cristal, et elle arrosait ses fleursavec une gentillesse qui me ravit l’âme. Aussi,à la minute même, mon cœur fut enflammé etcomplètement captif, ma tête et mes penséesne travaillèrent qu’à son sujet, et toute monhorreur ancienne des femmes se transforma enun désir brûlant. Mais elle, une fois qu’elle eutarrosé ses plantes, elle regarda un peu distrai-tement à gauche, puis à droite, me vit et melança un regard allongé qui me retira entière-ment l’âme du corps. Puis elle referma la croi-sée et disparut. Et j’eus beau attendre là jus-qu’au coucher du soleil, je ne la vis plus ap-paraître ; et j’étais comme un somnambule oucomme quelqu’un qui n’est plus de ce monde.

Pendant que j’étais assis dans cet état, voicivenir et descendre de sa mule, près de la portede la maison, le kâdi lui-même de la ville, pré-cédé de ses nègres et suivi de ses serviteurs. Lekâdi entra alors dans la maison à la fenêtre de

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 706/1177

Page 706: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

laquelle j’avais vu l’adolescente, et je comprisqu’il devait être son père.

Je revins alors chez moi dans un état d’es-prit déplorable, et, tout plein de chagrins etde soucis, je me laissai tomber sur mon lit. Etalors vinrent à moi toutes les femmes de mamaison, mes parents et mes serviteurs, et touss’assirent en rond autour de moi et se mirent àme questionner et à m’importuner sur la causede mon état. Mais je ne voulus leur rien direà ce sujet et ne leur fis aucune réponse. Maismon chagrin augmenta tellement, de jour enjour, que je tombai sérieusement malade et fustout le temps l’objet des soins et des visites detous mes parents et amis.

Un jour, je vis entrer chez moi une vieillefemme qui, au lieu de gémir sur mon état et deme plaindre, vint s’asseoir au chevet de monlit et se mit à me dire des paroles fort doucespour me calmer ; puis elle me regarda attenti-vement, m’examina longuement, et dit en par-ticulier à tous mes gens de me laisser seul avec

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 707/1177

Page 707: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

elle. Alors elle me dit : « Mon enfant, je saisla cause de ta maladie, mais il faut que tu medonnes des détails ! » Alors je lui donnai tousles détails de la chose, et elle me dit : « En ef-fet, mon enfant, cette adolescente est la filledu kâdi de Baghdad, et cette maison est biensa maison. Mais sache que le kâdi n’habite pasau même étage que sa fille, mais à l’étage si-tué plus bas ; et tout de même, cette jeunefemme, quoique habitant seule est très gran-dement surveillée et bien gardée. Mais sacheaussi que je suis une habituée de cette maison,dont je suis l’amie ; tu peux donc être sûr quetu ne pourras arriver à tes fins que par mon en-tremise. Hardi donc ! et prends courage ! »

Ces paroles m’armèrent de fermeté et medonnèrent du courage ; et aussitôt je me levaiet me sentis le corps tout à fait dispos et re-venu complètement à la santé. Et, à cette vue,tous mes parents furent dans la joie. Et là-des-sus la vieille femme me quitta, en me promet-tant de revenir le lendemain me rendre compte

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 708/1177

Page 708: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

de l’entrevue qu’elle allait avoir avec l’adoles-cente, fille du kâdi de Baghdad.

En effet, le lendemain elle revint. Mais, à laseule vue de son visage, je compris que la nou-velle n’était pas bonne. La vieille femme medit : « Mon enfant, ne me questionne pas sur cequi vient de m’arriver ! J’en suis encore touteémue. Imagine-toi qu’à peine lui avais-je glis-sé à l’oreille l’objet de ma visite qu’elle se le-va toute droit et me dit avec la plus grandecolère : « Si tout de suite tu ne te tais pas,ô vieille de malheur, et ne cesse tes proposi-tions malséantes, je vais te faire punir commetu le mérites. » Alors moi, mon enfant, je nedis plus rien ; mais je me promis de revenir àla charge une seconde fois ! Car il ne sera pasdit que j’aie entrepris en vain un projet commecelui-là, où je suis experte comme pas une aumonde ! » Puis elle me quitta et partit.

Mais moi, je retombai encore plus grave-ment malade, et je cessai de boire et de man-ger.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 709/1177

Page 709: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Cependant la vieille femme, comme elle mel’avait promis, au bout de quelques jours revintchez moi, et son visage était éclairé, et elle medit en souriant : « Allons ! mon enfant, donne-moi la gratification de ma bonne nouvelle ! » Àces paroles, je sentis de joie mon âme revenirdans mon corps, et je dis à la vieille : « Certes,ma bonne mère, je te suis redevable de toutbienfait ! » Alors elle me dit : « Je suis retour-née hier chez l’adolescente en question ; lors-qu’elle vit que j’avais l’air tout à fait humble etabattu, et les yeux tout en larmes, elle me dit :« Ma pauvre tante, je te vois la poitrine bienoppressée ! Qu’as-tu donc ? » Alors je me mis àpleurer encore davantage et je lui dis : « Ô mafille et ma maîtresse, ne te rappelles-tu pointque je suis venue te parler d’un jeune hommepassionnément épris de tes charmes ? Eh bien !aujourd’hui ce jeune homme est juste sur lepoint de mourir à cause de toi. » Elle me répon-dit, avec le cœur pris de compassion et adou-ci extrêmement : « Mais qui est donc exacte-ment ce jeune homme dont tu me parles ? » Je

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 710/1177

Page 710: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

lui dis : « C’est mon propre fils, le fruit de mesentrailles. Il t’a vue, il y a quelques jours, à tacroisée, au moment où tu arrosais les fleurs, etil a pu voir un instant les traits de ton visage,et aussitôt, lui qui, jusqu’à ce jour, se refusaità voir n’importe quelle femme et avait horreurdu commerce des femmes, s’est senti éperdud’amour pour toi. Aussi lorsque, il y a quelquesjours, je lui annonçai le mauvais accueil quetu m’avais fait, il retomba encore dans un étatpire de maladie. Et maintenant je viens de lelaisser étendu sur les coussins du lit, prêt àrendre son dernier souffle à son Créateur ! Etje pense même qu’il n’y a plus aucun espoirde le sauver ! » À ces paroles, l’adolescentedevint toute pâle et me dit : « Et tout cela àcause de moi ? » Je répondis : « Mais oui, parAllah ! Aussi que comptes-tu faire à présent ?Je suis ta servante et tes ordres sont sur matête et sur mon œil ! » Elle dit : « Va au plusvite auprès de lui, et transmets-lui le salut dema part, et dis-lui que j’ai beaucoup de peinede sa peine. Et ensuite tu lui diras que demain,

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 711/1177

Page 711: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

vendredi, avant la prière, je l’attends ici même.Qu’il vienne donc chez moi, et je dirai à mesgens : « Ouvrez-lui la porte », et je le feraimonter dans mon appartement et nous passe-rons ensemble une heure entière. Mais il fau-dra qu’il s’en aille tout de suite après, avantque mon père revienne de la prière ! »

Lorsque j’eus entendu les paroles de lavieille, je sentis les forces me revenir et s’éva-nouir toutes mes souffrances et se reposer moncœur. Et je tirai de ma robe une bourse rempliede dinars et je priai la vieille de l’accepter. Elleme dit alors : « Maintenant raffermis ton cœuret sois content ! » Je lui répondis : « En véri-té, c’est bien fini ! » Et, en effet, mes parentss’aperçurent vite de ma guérison, et furent aucomble de la joie, ainsi que mes amis.

J’attendis donc de la sorte le jour du ven-dredi, et je vis arriver la vieille, qui me deman-da des nouvelles de ma santé, et je lui dis quej’étais dans le bonheur et la bonne santé. Etnous nous mîmes à causer jusqu’à l’heure où

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 712/1177

Page 712: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

tout le monde devait aller à la prière. Alorsje me levai et je mis mes plus beaux habitset me parfumai à l’essence de roses, et j’allaiscourir chez l’adolescente lorsque la vieille medit : « Tu as encore largement le temps. Il vautdonc beaucoup mieux, en attendant, allerd’abord au hammam prendre un bon bain et tefaire masser et te faire raser et épiler, surtoutmaintenant que tu relèves de maladie. Et tu net’en trouveras que mieux ! » Je répondis : « Envérité, c’est là une idée excellente et pleinede justesse. Mais il vaut mieux d’abord que jefasse appeler ici-même un barbier pour qu’ilme rase la tête ; et ensuite j’irai au hammamprendre le bain. »

J’ordonnai alors à un de mes jeunes servi-teurs d’aller me chercher un barbier, en lui di-sant : « Va vite au souk, et cherche-moi un bar-bier qui ait la main légère, mais qui soit sur-tout un homme sage, discret, modique de pa-roles et de curiosité, et qui ne me fende pas latête de ses paroles et de sa loquacité, comme

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 713/1177

Page 713: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

le font la plupart des individus de sa corpora-tion ! » Et mon serviteur courut à la hâte et merevint bientôt en m’amenant un vieux barbier.

Et ce barbier, c’est ce maudit-là que vousvoyez tous là devant vous, ô mes seigneurs !

Lorsqu’il fut entré, il me souhaita la paix,et je lui rendis son souhait de paix. Et il medit : « Qu’Allah dissipe loin de toi tout chagrin,toute peine, tout souci, tout deuil et toute ad-versité ! » Je répondis : « Puisse Allah exaucertes bons souhaits ! » Il continua : « Voici que jet’annonce la bonne nouvelle, ô mon maître, etle retour de tes forces et de ta santé. Et main-tenant que dois-je faire ? Te raser ou te tirerdu sang ? Car tu n’ignores pas que notre grandIbn-Abbas a dit : « Celui qui se fait raccourcirles poils le jour du vendredi se rend favorableAllah, qui éloigne de lui soixante-dix sortes decalamités ! » Et c’est le même Ibn-Abbas quia dit également : « Mais celui qui se fait tirerdu sang le jour du vendredi ou, ce jour-là, sefait appliquer des ventouses scarifiées, risque

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 714/1177

Page 714: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

de perdre la vue et court la chance de s’atti-rer toutes les maladies ! » Alors je lui répon-dis : « Ô cheikh, assez user de telles plaisante-ries, et lève-toi sur l’heure me raser la tête ; etfais vite, car je suis faible et je ne dois ni parlerbeaucoup ni attendre. »

Il se leva alors, et prit un paquet entourépar un mouchoir, où il devait y avoir son bas-sin, ses rasoirs et ses ciseaux ; il l’ouvrit et entira, non point un rasoir, mais un astrolabe àsept faces. Il prit, s’en alla au milieu de la courde ma maison, leva gravement la tête vers lesoleil, le regarda avec attention, examina l’as-trolabe et revint et me dit : « Tu dois savoir quece jour de vendredi est le dixième du mois deSafar de l’an sept cent soixante-trois de l’Hé-gire de notre saint Prophète (que soient sur luila meilleure des prières et la paix !). Or, ce queje sais de la science des nombres m’apprendque ce jour de vendredi coïncide exactementavec le moment précis où se fait la conjonc-tion de la planète Mirrikh et de la planète Hou-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 715/1177

Page 715: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

tared, et cela par sept degrés et six minutes.Or, cela démontre que l’action de se raser latête aujourd’hui même est une action faste ettout à fait excellente. Cela m’indique aussi clai-rement qu’aujourd’hui tu as l’intention d’avoirune entrevue avec une personne, dont le sortest démontré heureux. J’aurais encore à te ra-conter des choses qui doivent t’arriver, mais cesont des choses que je dois taire ! »

Je répondis : « Par Allah ! tu m’étouffesavec tous tes discours et tu me fais sortir l’âme.Et, de plus, tu as l’air d’augurer des chosesdésagréables. Or, je ne t’ai fait venir ici quepour me raser la tête. Lève-toi donc et rase-moi la tête sans allonger davantage ton dis-cours ! » Il répondit : « Par Allah ! si tu savaisvérité de la chose, tu me demanderais encorebien plus de détails et de démonstrations. Entout cas, il faut que tu saches que si je suisun barbier, je ne suis pas seulement barbier.En effet, quoique je sois le barbier le plus ré-puté de Baghdad, outre l’art de la médecine,

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 716/1177

Page 716: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

des plantes et des médicaments, je connais ad-mirablement la science des astres, les règlesde notre langue, l’art des strophes et des vers,l’éloquence, la science des nombres, la géo-métrie, l’algèbre, la philosophie, l’architecture,l’histoire et les traditions de tous les peuplesde la terre. Donc c’est avec raison que je teconseille, mon seigneur, de faire exactementce que t’ordonne l’horoscope que je viens deprendre, grâce à ma science et à l’examen descalculs astraux. Rends donc grâces à Allah quim’a fait venir chez toi, et ne me désobéis pas,car je te conseille le bien et c’est par intérêtpour toi que je te parle. Et, d’ailleurs, je ne de-mande qu’à te servir et à rester à ton service,même une année entière, et, cela sans aucunerémunération ! Mais aussi faut-il reconnaîtreque je suis un homme de quelque mérite et merendre justice ! »

À ces paroles, je lui dis : « Tu es un véri-table assassin et, il n’y a pas à dire, tu as résolude me faire mourir d’impatience et de folie ! »

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 717/1177

Page 717: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

— Mais, à ce moment de sa narration, Schah-razade vit s’approcher le matin et, discrète, arrêtason récit.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 718/1177

Page 718: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Et lorsque fut la vingt-neuvième nuit.

Elle dit :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que lorsquele jeune homme dit au barbier : « Tu as résolude me faire mourir d’impatience et de folie », lebarbier répondit :

« Sache pourtant, ô mon maître, que je suiscet homme que tout le monde connaît sous lenom d’El-Sâmet(76), à cause de mon peu de lo-quacité. Aussi tu ne me rends point justice enme croyant un bavard, surtout si tu veux bienune minute prendre la peine de me comparerà mes frères ! Car sache que j’ai six frères qui,eux, certainement, sont bien bavards ; et pourte les faire connaître, voici que je vais te direleurs noms. Le plus grand s’appelle El-Bacbouk

Page 719: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

ou Celui qui, en bavardant, produit un glou-glou comme une cruche ; le second, El-Haddârou Celui qui mugit coup sur coup comme unchameau ; le troisième, Bacbas ou le Glousseurenflé ; le quatrième, El-Kouz El-Assouani ou leCruchon incassable d’Assouan ; le cinquième,El-Aschâr ou la Chamelle enceinte ou le GrandChaudron ; le sixième, Schakâlik ou le Pot fêlé ;et le septième, El-Sâmet ou le Silencieux. Et cesilencieux, c’est moi, ton serviteur ! »

Lorsque j’entendis toutes ces paroles volu-biles du barbier, je sentis d’impatience éclaterma poche à fiel congestionnée, et je m’écriai enm’adressant à l’un de mes jeunes serviteurs :« Donne vite un quart de dinar à cet hommeet fais-le déguerpir loin de moi, pour le respectd’Allah ! Car je renonce absolument à me faireraser la tête ! » Lorsque le barbier entendit cetordre, il dit : « Ô mon maître, quelles parolesdures je viens d’entendre ! Par Allah ! sachebien que c’est sans aucune rétribution que jeveux avoir l’honneur de te servir ; et il me faut

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 720/1177

Page 720: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

absolument te servir, car cela m’est un devoird’être entièrement à ton service et d’exécutertoutes tes volontés. Et je me croirais déshono-ré pour toujours si j’acceptais ce que généreu-sement tu veux me donner. Car si, toi, tu n’asaucune idée de ma valeur, moi, par contre, j’aita valeur en très haute estime, et je suis sûrque tu es le digne fils de ton défunt père (qu’Al-lah l’ait en sa compassion !) ; car ton père étaitmon créancier pour tous les bienfaits dont ilme comblait ; c’était un homme plein de géné-rosité et de grandeur, et il me tenait en trèshaute estime, et tellement qu’un jour il envoyame mander ; et c’était un jour aussi béni quecelui-ci. Lorsque j’arrivai chez lui, je le trouvaientouré de beaucoup de visiteurs ; il les quit-ta aussitôt pour se lever et venir à ma ren-contre, et me dit : « Je te prie de me tirer unpeu de sang. » Alors je pris mon astrolabe, jemesurai la hauteur du soleil, j’examinai atten-tivement les calculs et je découvris que l’heureétait néfaste et que l’action de tirer le sang étaitce jour-là fort difficile. Et je fis part aussitôt

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 721/1177

Page 721: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

de mes appréhensions à ton défunt père, quise soumit docilement à mes paroles et prit pa-tience jusqu’à ce que fût venue l’heure faste etpropice pour l’opération. Je lui tirai alors unebonne mesure de sang ; et il se laissa docile-ment faire et me remercia très chaudement ;et me remercièrent aussi tous les assistants. Etpour me rémunérer du sang que je venais delui tirer, ton défunt père me donna sur l’heurecent dinars d’or. »

À ces paroles, je dis au barbier : « Puisse Al-lah n’avoir jamais en sa compassion mon dé-funt père qui a été assez aveugle pour avoir re-cours à un barbier tel que toi ! » Et le barbier,en entendant cela, se mit à rire en hochant latête et dit : « Il n’y a point d’autre Dieu qu’Al-lah, et Mahomet est l’Envoyé d’Allah ! Béni soitle nom de Celui qui transforme et ne se trans-forme point ! Or, moi, ô jeune homme, je tecroyais doué de raison, et maintenant jeconstate que la maladie que tu as eue t’a faitdevenir un radoteur. Mais, cela ne m’étonne

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 722/1177

Page 722: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

point trop, car je connais les Paroles Saintesqu’Allah a dites dans notre Saint et PrécieuxLivre dans le verset qui commence par cesmots : « Ceux qui compriment leur colère etfont grâce aux hommes coupables… » Donc jeveux bien oublier tes torts à mon égard et tesmanquements, et je t’excuse pour toute chose !Mais, vraiment, je ne comprends rien à ton im-patience et à sa cause. Ne sais-tu point queton père n’entreprenait jamais rien sans meconsulter, et qu’en cela il suivait, le proverbequi dit : « L’homme qui prend conseil se metà l’abri. » Et moi, sois-en bien sûr, je suis unhomme fort précieux, et tu ne trouveras jamaisun homme d’aussi bon conseil que moi ni plusversé dans les préceptes de la sagesse et dansl’art de conduire habilement les affaires. Mevoici donc debout sur mes deux pieds et at-tendant tes ordres et tout entier dévoué à tonservice. Mais, dis-moi, comment se fait-il doncque, moi, je ne sois point ennuyé de toi, et que,toi, tu sois tellement ennuyé et furieux ? Il estvrai que si, moi, j’use vis-à-vis de toi de tant de

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 723/1177

Page 723: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

patience, c’est uniquement par égard pour lamémoire de ton père, à qui je suis redevable detant de bienfaits. » Alors je lui répondis : « ParAllah ! c’en est trop, vraiment ! Tu viens de metuer avec ta volubilité et ton bavardage. Je terépète donc que je ne t’ai fait venir ici que pourque tu me rases la tête et t’en ailles ensuite auplus vite ! »

Et, en lui disant ces paroles, je me levai forten colère et voulus le chasser et m’en aller,bien qu’il m’eût déjà mouillé le crâne et savon-né. Alors il me dit sans s’émouvoir : « En vé-rité, je m’aperçois maintenant fort clairementque je t’ai causé un ennui insurmontable. Maisje ne t’en veux nullement pour cela, car je voisfort bien que tu as une intelligence faible et quetu es encore bien jeune, et il n’y a pas fort long-temps que je te portais encore, enfant, à chevalsur mon épaule, et que je te transportais de lasorte à l’école où tu ne voulais pas aller ! » Jelui répondis : « Voyons ! mon frère, par Allah,je te conjure, et par sa sainte vérité, de t’en al-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 724/1177

Page 724: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

ler d’ici pour me laisser vaquer à mes occupa-tions ! Va-t’en donc en l’état de ton chemin ! »Et, en disant ces mots, je fus pris d’une tellecrise d’impatience que je me déchirai les ha-bits et me mis à pousser des cris inarticulés,comme un fou.

Lorsque le barbier me vit agir de la sorte, ilse décida à prendre son rasoir et à le repassersur le cuir qui était attaché à sa ceinture. Maisil mit tant de temps à repasser et à repasserce rasoir sur le cuir que je fus sur le pointde sentir mon âme sortir de mon corps. Enfinil finit par s’approcher de ma tête, commençaà me raser sur un côté et m’enleva, en effet,quelques poils. Puis il s’arrêta, releva sa mainet me dit : « Ô mon jeune maître l’emporte-ment est une tentation du Cheïtane. » Et il merécita ces strophes :

« Ô sage ! tu dois longtemps mûrir ton projet,et ne jamais te hâter dans tes résolutions ! Et sur-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 725/1177

Page 725: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

tout quand tu es choisi pour être un juge de laterre.

Ô juge ! ne juge point avec dureté, et tu trouve-ras pour toi la miséricorde lors de ton tour fatal.

Et n’oublie point qu’il n’y a point sur la terre desi puissante main qui ne puisse être abaissée parla main d’Allah qui la domine.

Et n’oublie point que l’homme impie et tyran-nique trouvera toujours un tyran qui l’opprime-ra. »

Puis il me dit : « Ô mon maître, je vois fortbien que tu n’as aucune considération pourmes mérites et mes talents. Et pourtant c’estcette même main, qui te rase aujourd’hui, quitouche aussi et caresse la tête des rois, desémirs, des vizirs, des gouverneurs et de tousles gens nobles et illustres. Et c’est à mon in-tention, ou en l’honneur de quelqu’un qui meressemblait fort, que le poète a dit :

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 726/1177

Page 726: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

« Tous les métiers je les considère comme descolliers précieux, mais ce barbier est lui-même laplus belle perle du collier.

Il dépasse en sagesse et en grandeur d’âme lesplus sages et les plus grands ; et sa main tient souselle la tête des rois. »

En réplique à toutes ces paroles, je dis aubarbier : « Veux-tu enfin t’occuper de ton mé-tier, ou non ? En vérité tu m’as rétréci la poi-trine et complètement abîmé la cervelle ! »Alors il me dit : « Je finis par croire que tues un peu pressé d’en finir. » Et je m’écriai :« Mais oui, certes ! mais oui, certes ! mais oui,certes ! » Il dit : « Apprends donc un peu à tonâme la patience et la modération, car la hâteest une suggestion du Tentateur, et elle ne peutque procurer le repentir et tous les échecs defortune ! Et d’ailleurs notre suzerain Moham-mad (que sur lui soient la prière et la paix !) adit : « La plus belle chose au monde est cellefaite avec lenteur et toute mûre ! » Mais ce quetu viens de me dire excite grandement mon

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 727/1177

Page 727: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

intérêt, et je te prie de m’expliquer le motifqui te rend si impatient et pour lequel tu essi pressé. J’espère pour toi que c’est un motifagréable, et j’aurais bien de la peine s’il en étaitautrement. Mais vraiment il faut que je m’in-terrompe un peu, car il ne me reste plus quequelques heures de soleil favorable. » Alors illaissa le rasoir de côté, et prit son astrolabe ets’en alla au soleil et resta un bon moment dansla cour, et mesura la hauteur du soleil, maistoutefois sans me perdre de vue et en m’adres-sant de temps à autre quelque question. Puisil revint vers moi et me dit : « Si c’est pour laprière de midi que tu es si pressé, en vérité tupeux attendre tranquillement, car il nous resteencore trois bonnes heures ni plus ni moins. Jene me trompe jamais dans mes calculs. » Je luidis : « Par Allah sur toi ! épargne-moi tous cesdiscours, car tu m’as mis le foie en miettes ! »

Alors il reprit son rasoir, et se mit à le re-passer comme il avait fait auparavant, et re-commença à me raser un peu la tête ; mais il

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 728/1177

Page 728: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

ne put s’empêcher de continuer de parler et medit : « Je suis bien peiné de ton impatience ;et si tu voulais m’en révéler la cause cela teserait un bien et un profit. Car tu sais main-tenant combien ton défunt père me tenait enestime, et qu’il n’entreprenait jamais rien sansme consulter. » Je vis alors qu’il n’y avait pluspour moi de moyen de délivrance et je pen-sai en mon âme : « Voici qu’approche déjà letemps de la prière, et il faut que je sois chezla jeune femme, sinon ce sera trop tard et àpeine serai-je là que les gens auront terminé laprière et sortiront des mosquées. Et tout alorsserait perdu pour moi ! » Je dis donc au bar-bier : « Abrège enfin, et loin de toi toutes cesparoles vaines et cette curiosité indiscrète ! Jesuis, si tu veux absolument le savoir, obligé deme rendre auprès d’un de mes amis pour unepressante invitation à un festin ! »

À ces mots d’invitation et de festin, le bar-bier me dit : « Qu’Allah te bénisse ! et que cejour te soit plein de prospérité ! car justement

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 729/1177

Page 729: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

tu viens de me faire souvenir que j’ai invitéchez moi, pour aujourd’hui, plusieurs de mesamis, et que j’ai complètement oublié de leurpréparer le repas. J’y pense seulement en cemoment où c’est déjà trop tard ! » Alors je luidis : « Ne te préoccupe point de ce retard, j’yvais remédier tout de suite. Du moment queje ne mange point moi-même à la maison etque je suis invité à un festin, je veux bien tedonner tout ce que j’ai chez moi de mets, devivres et de boissons, mais à la condition quetout de suite tu mettes un terme à toute cetteaffaire et que tu achèves vite de me raser latête ! » Il me répondit : « Puisse Allah te com-bler de ses dons, et qu’il te le rende un jour enbénédictions ! Mais, ô mon maître, aie la bontéde m’énumérer un peu les choses dont tu veuxme gratifier, pour que je les connaisse ! » Je luidis : « J’ai à ta disposition cinq marmites rem-plies de toutes sortes de choses délicieuses :aubergines et courges farcies, feuilles de vignefarcies et assaisonnées au citron, boulettessoufflées au blé concassé et à la viande écra-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 730/1177

Page 730: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

sée, du riz aux tomates avec des petits mor-ceaux de filet de mouton, du ragoût aux petitsoignons ; de plus j’ai dix poulets rôtis, et unmouton grillé ; puis deux grands plateaux, l’unde kenafa(77) et l’autre de pâtisserie au fromagedoux et au miel ; des fruits de toutes sortes :des concombres, des melons, des pommes, deslimons et des dattes fraîches, et bien d’autresencore ! » Il me dit alors : « Fais donc apportertout cela en ma présence, que je voie ! » Etmoi, je fis apporter toutes ces choses, et illes examina et goûta à chaque chose, et il medit : « Ta générosité est une grande générosité.Mais il manque les boissons ! » Je lui dis : « J’aicela ! » Il me dit : « Fais apporter cela ! » Etje fis apporter six pots remplis de six espècesde boissons, et il goûta à chacune et me dit :« Puisse Allah te munir de toutes ses grâces !Que ton âme est généreuse ! Mais il manquel’encens, le benjoin et les parfums à brûler dansla salle, et aussi l’eau de roses et l’eau de fleursd’oranger pour en asperger mes hôtes ! » Je luifis donc apporter une cassette remplie d’ambre

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 731/1177

Page 731: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

gris, de bois d’aloès, de nadd, de musc, d’en-cens et de benjoin, le tout valant plus de cin-quante dinars d’or ; et je n’oubliai pas non plusdes essences aromatiques et les aspersoirsd’argent contenant les eaux de senteur. Etcomme le temps était devenu aussi étroit quel’était ma poitrine, je dis au barbier : « Prendstout cela ! mais finis de me raser toute la tête,par la vie de Mohammad, – que sur lui soientla prière et la paix d’Allah ! » Le barbier me ditalors : « Par Allah ! je ne prendrai point cettecassette avant de l’ouvrir et d’en voir tout lecontenu ! » Alors j’ordonnai à mon jeune servi-teur d’ouvrir la cassette, et le barbier laissa decôté son astrolabe, et s’accroupit par terre et semit à manipuler tous les parfums, encens, ben-join, musc, ambre gris, bois d’aloès qui étaientdans la cassette, et il les reniflait l’un aprèsl’autre et avec tant de lenteur et de temporisa-tion que je sentis mon âme sur le point de dé-laisser mon corps. Après cela il se leva et meremercia et prit son rasoir et se mit en demeure

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 732/1177

Page 732: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

de continuer à me raser la tête. Mais à peineavait-il commencé qu’il s’arrêta net et me dit :

« Par Allah ! » ô mon enfant, je ne sais tropqui de vous deux je dois bénir et louer au-jourd’hui, de toi ou de ton défunt père ! Car, envérité, le festin que je dois donner chez moi esttout entier dû à ton initiative généreuse et à tesdons magnanimes. Mais te le dirais-je ? Je n’aivraiment chez moi comme invités que des per-sonnes peu dignes de tout ce festin somptueux,car ce sont comme moi des gens de différentsmétiers. Mais ils sont délicieux et pleins d’in-térêt par leur personne. Et, s’il faut te les énu-mérer, ce sont : d’abord l’admirable Zeïtoun, lemasseur du hammam ; le gai et plaisant Salih,vendeur de pois chiches torréfiés et concas-sés ; Hâoukal, le vendeur de fèves fermentées ;Hakraschat, le vendeur de légumes ; Hamid,le balayeur de fumier ; et enfin, Hakaresch, levendeur de lait caillé !

» Tous ces amis que j’ai invités, pas plusque moi, ton serviteur, ne sont ni des bavards,

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 733/1177

Page 733: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

ni d’indiscrets curieux ; mais ce sont de fortbons vivants qui chassent toute mélancolie. Lemoindre d’entre eux a plus de valeur, à mesyeux, que le roi le plus puissant. Sache, en ef-fet, que chacun d’eux est réputé dans toute laville de Baghdad pour une danse et une chan-son différente. Et si cela te fait plaisir, je vaiste danser et chanter la danse et la chanson dechacun d’eux.

» Ainsi regarde-moi et vois bien ! Voici ladanse de mon ami Zeïtoun, le masseur ! La voi-là ! » Quant à sa chanson, la voici :

« Elle est gentille, mon amie, et l’agneau le plusdoux n’égale en rien sa douceur ! Je l’aime avecbrûlure ! Et elle aussi ! Et tellement m’aime-t-ellequ’à peine loin d’elle pour un instant, je la vois ac-courir et se jeter sur ma couche !

Elle est gentille, mon amie, et l’agneau le plusdoux n’égale en rien sa douceur ! »

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 734/1177

Page 734: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

» Mais, ô mon maître, continua le barbier,pour ce qui est de mon ami Hamid le balayeurd’ordures, voici sa danse !... Tu vois commeelle est suggestive et pleine de science et degaieté ! Mais quant à sa chanson, la voici :

« Ma femme ! elle est avare ! et, à l’écouter, jemourrais de faim !

Ma femme ! elle est avare ! et à l’écouter, dansma maison pour toujours je m’enfermerais !

Ma femme ! le pain, elle le cache dans l’ar-moire ! Mais si je ne mange point de pain, etcomme elle est laide à faire fuir un nègre au nezaplati, il me faudra bientôt me châtrer pour tou-jours ! »

Puis le barbier, sans me donner le tempsde faire un signe de protestation, imita toutesles danses de ses amis, et chanta toutes leurschansons. Puis il me dit : « Voici ce quepeuvent faire mes amis à moi. Si donc tu vou-lais bien rire, je te conseille dans ton intérêt

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 735/1177

Page 735: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

et pour notre plaisir à tous, de venir chez moifaire partie de notre compagnie, et de laisser làles amis chez lesquels tu m’as dit avoir l’inten-tion de te rendre. Car je vois que tu as encoresur la figure des traces de fatigue, et tu relèvesde maladie ; et il est possible que tu rencontresparmi tes amis des individus amateurs de vainsdiscours et ennuyeux parleurs et indiscrets cu-rieux ; et ils te feront retomber dans une mala-die bien plus grave que la première ! »

Alors je dis au barbier : « Pour aujourd’huiil ne m’est guère possible d’accepter ton invi-tation, mais ce sera pour un autre jour ! » Ilme répondit : « La chose qui est la plus avan-tageuse pour toi, je te le répète, est de hâter lemoment de ta visite chez moi, et de venir sansretard goûter toute l’urbanité de mes amis etprofiter de leurs admirables qualités. Et ainsi tuagiras selon le dire du poète :

« Ami, ne diffère jamais de profiter de la jouis-sance qui s’offre, et ne remets jamais au lendemain

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 736/1177

Page 736: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

la volupté qui passe ! Car la volupté ne passe pastous les jours et la jouissance à tes lèvres tous lesjours n’offre point ses lèvres. Sache que la fortuneest femme et, comme la femme, varie ! »

Alors, devant toutes ces harangues et tousces bavardages, je ne pus m’empêcher de riremais, avec le cœur tout bourré de pesante fu-reur ; puis je lui dis : « Maintenant je t’ordonnede terminer l’opération pour laquelle je t’ai faitvenir, et de me laisser m’en aller sur la voied’Allah et sous sa sainte protection ; et de toncôté tu t’en iras retrouver tes amis qui, àl’heure actuelle, doivent t’attendre avec impa-tience ! » Il me répondit : « Mais pourquoi re-fuses-tu ? En vérité, je ne te demande qu’unechose : me laisser te faire faire la connaissancede mes amis, ces délicieux compagnons, quisont loin d’être des gens indiscrets, car je t’as-sure qu’une fois que tu les auras vus tu nevoudras plus en fréquenter d’autres, et tu dé-laisseras tes amis de l’heure actuelle ! » Je luidis : « Qu’Allah augmente encore davantage le

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 737/1177

Page 737: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

bonheur que tu éprouves de leur amitié ! Et,d’ailleurs, je te promets qu’un jour je les invite-rai moi-même à venir à un festin que je donne-rai spécialement pour eux ! »

Alors ce maudit barbier consentit à être demon avis, mais me dit : « Du moment que jevois que tu préfères tout de même pour au-jourd’hui le festin de tes amis et leur société àla société de mes amis, aie donc assez de pa-tience pour attendre que je coure porter chezmoi tous ces vivres que je dois à ta générosité ;je les mettrai sur la nappe devant mes invités,et, comme mes amis n’auront point la sottisede se scandaliser si je les laisse seuls faire hon-neur à ma nappe, je leur dirai de n’avoir ni àcompter sur moi ni à attendre mon retour ; ettout de suite je reviendrai te rejoindre, et jet’accompagnerai où que tu désires aller ! » –Alors je m’écriai : « Oh ! le Très-Haut le Tout-Puissant ! Ô homme, va donc enfin retrouvertes amis et réjouis-toi avec eux dans l’épa-nouissement, et laisse-moi m’en aller retrouver

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 738/1177

Page 738: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

mes amis qui doivent attendre mon arrivéepour justement cette heure-ci ! » Et le barbierme dit : « Ah non ! jamais je ne consentirai à telaisser aller seul ! » Je lui répondis, en faisantde grands efforts sur moi-même pour ne pasl’insulter : « Mais sache enfin que l’endroit oùje vais ne peut être visité que par moi seul ! »Il me dit : « Alors je comprends ! je pense quetu as un rendez-vous avec une femme ! Car,sans cela, tu me prendrais avec toi. Et pourtantsache que je mérite cet honneur plus que n’im-porte qui au monde, et qu’en plus je te seraid’une très grande aide pour tout ce que tuvoudras faire. Et puis j’ai bien peur que cettefemme ne soit une perfide étrangère. Alors,malheur à toi si tu es tout seul ! Tu y laisserascertes ton âme ! Car cette ville de Baghdad nese prête guère à ces sortes de rendez-vous, oh !pas du tout ! Et surtout depuis que nous avonsce nouveau gouverneur qui est d’une terriblerigueur pour ces sortes de choses ; car on ditqu’il est sans zebb ni œufs, et que c’est par

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 739/1177

Page 739: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

haine et jalousie qu’il punit si sévèrement cessortes d’aventures ! »

À ces paroles, je ne pus plus tenir en place,et je m’écriai avec violence : « Ô toi le plusmaudit d’entre les perfides et les bourreaux !vas-tu, oui ou non, mettre un terme à tous cesbavardages dont tu m’assommes ?… » Alors lebarbier consentit à se taire un bon momentpendant lequel il reprit son rasoir et enfin ache-va de me raser toute la tête. Mais tout celaavait fait que le temps de la prière de midi étaitvenu ; et même la prière devait être déjà assezavancée et on devait être au sermon.

Alors je lui dis, pour pouvoir le faire dé-guerpir : « Va chez tes amis leur porter tous cesmets et toutes ces boissons ; et moi, je te pro-mets d’attendre ton retour pour que tu puissesm’accompagner à ce rendez-vous ! » Et j’insis-tai beaucoup pour le décider. Alors il me dit :« Je vois bien que tu veux me circonvenir pourte débarrasser de moi et t’en aller seul. Mais jete préviens que, ce faisant, tu te jettes dans des

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 740/1177

Page 740: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

calamités dont tu ne pourras plus trouver l’is-sue ni te délivrer. Je te conjure donc, dans tonintérêt, de ne point quitter cet endroit avantque je ne revienne te prendre et t’accompagnerpour savoir comment va se terminer ton aven-ture ! » Je lui dis : « Oui ! mais par Allah ! nesois pas trop lent à revenir ! »

Alors le barbier me pria de l’aider à mettresur son dos toutes les choses que je lui avaisdonnées, et sur sa tête les deux grands pla-teaux de pâtisseries, et, tout chargé, il sortitde chez moi. Mais, le maudit ! à peine était-ildehors qu’il appela deux portefaix, leur remitsa charge, leur dit de porter le tout chez lui àtel endroit ; et lui-même s’embusqua dans uneruelle obscure, à attendre ma sortie.

Quant à moi, immédiatement je me levai, jeme lavai le plus vite possible, et je m’habillaide mes plus beaux habits et je sortis de mamaison. Et à l’instant même j’entendis la voixdes muezzins sur les minarets qui appelaient

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 741/1177

Page 741: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

les croyants à la prière de midi en ce jour saintdu vendredi :

Bismillahi’rrahmani’rrahim ! Au nom d’Allah,le Clément-sans-bornes, le Miséricordieux !

La louange à Allah, Maître des humains, leClément, le Miséricordieux !

Suprême souverain, Arbitre absolu au jour dela Rétribution,

C’est toi que nous adorons, c’est toi dont nousimplorons le secours !

Dirige-nous dans le sentier droit,

Dans le sentier de ceux que tu as comblés detes bienfaits. Non pas de ceux qui ont encouru tacolère, ni de ceux qui sont dans l’égarement !

Une fois hors de chez moi, je me dirigeaien toute hâte vers la maison de l’adolescente.Lorsque je fus arrivé à la porte du kâdi, je meretournai par hasard et je vis le maudit bar-bier à l’entrée de la ruelle. Alors, comme la

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 742/1177

Page 742: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

porte de la maison était entr’ouverte pour moi,je me précipitai à l’intérieur et fermai vivementla porte. Et je vis dans la cour la vieille femme,qui me conduisit aussitôt à l’étage supérieur,où se trouvait l’adolescente.

Mais à peine étais-je entré que nous enten-dîmes des gens arriver dans la rue : c’était lekâdi, père de la jeune femme, et sa suite, quirevenaient de la prière. Et je vis, dans la rue,le barbier qui était debout et qui m’attendait.Quant au kâdi, la jeune femme me tranquillisaet me dit que son père ne la visitait que rare-ment, et que, d’ailleurs, il y avait toujours pourmoi un moyen de ne pas être aperçu.

Mais, pour mon malheur, Allah voulut qu’ilse produisît un incident qui me devait être fa-tal. En effet, il y eut cette coïncidence que jus-tement ce jour-là une des jeunes esclaves dukâdi avait mérité un châtiment. Et le kâdi, àpeine rentré, se mit à donner la bastonnade àcette jeune esclave, et il devait lui fouetter trèsfort le derrière, car elle se mit à pousser des

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 743/1177

Page 743: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

hurlements de travers ; et alors l’un des nègresde la maison entra pour essayer d’intercéderpour elle, et le kâdi furieux lui tomba dessusà coups de verges ; et ce nègre se mit aussi àhurler. Il y eut alors un tel tumulte que toutela rue fut mise en émoi, et le barbier de mal-heur crut que c’était moi qui étais pris et châ-tié et qui poussais ces cris. Alors il se mit àpousser des cris lugubres, à déchirer ses vê-tements, à se couvrir la tête de poussière, età implorer le secours des passants qui com-mençaient à se rassembler autour de lui. Et ilpleurait et disait : « On vient d’assassiner monmaître dans la maison du kâdi ! » Puis, tout encriant, il courut chez moi suivi de toute unefoule et prévint de la chose tous les gens dela maison et mes serviteurs, qui aussitôt s’ar-mèrent de bâtons et accoururent vers la mai-son du kâdi en vociférant et en s’excitant mu-tuellement. Et ils arrivèrent tous, et le barbier àleur tête, qui continuait à se déchirer les habitset à crier à tue-tête, devant la porte du kâdi,là où j’étais moi-même. Lorsque le kâdi enten-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 744/1177

Page 744: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

dit tout ce tumulte devant sa maison, il regar-da par la fenêtre et vit tout ce monde d’éner-gumènes qui frappaient contre la porte avecleurs bâtons. Alors, trouvant que la chose étaitpar trop grave, il descendit et ouvrit la porteet s’écria : « Ô bonnes gens, qu’y a-t-il donc ? »Et mes serviteurs lui crièrent : « C’est toi qui astué notre maître ! » Il leur dit : « Mais qui doncest votre maître et qu’a-t-il donc commis pourque je l’aie tué ?... »

— Mais à ce moment de sa narration Schah-razade vit apparaître le matin, et se tut discrète-ment.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 745/1177

Page 745: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Mais lorsque fut la tren-tième nuit.

Elle dit :

Il m’est parvenu, ô roi fortuné, que le kâdi,étonné, leur dit : « Et qu’a-t-il donc commis,votre maître, pour que je l’aie tué ? Et quevient-il faire au milieu de vous, ce barbier quicrie et qui se démène comme un âne ? » Alorsle barbier s’écria : « C’est toi qui, il y a un mo-ment, avais assommé mon maître à coups debâton, alors que j’étais dans la rue et que j’en-tendais ses cris ! » Le kâdi répondit : « Mais quidonc est ton maître ? D’où vient-il ? Où va-t-il ?Qui a pu l’introduire ici ? Et qu’a-t-il fait pourmériter des coups de bâton ? » Le barbier dit :« Ô kâdi de malheur, ne fais donc pas le ru-sé, car je connais toute l’histoire, la cause de

Page 746: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

l’entrée de mon maître dans ta maison et tousles détails de la chose. Je sais, en effet, et jeveux maintenant que tout le monde le sache,que ta fille est éprise de mon maître et que monmaître le lui rend bien ! Et je l’ai accompagnémoi-même jusqu’ici. Et alors, toi, tu l’as sur-pris dans le lit avec ta fille et tu l’as assom-mé à coups de bâton, aidé de tes serviteurs.Or, de ce pas, je vais t’obliger à venir avec moichez notre seul juge, le khalifat, à moins quetu ne préfères nous rendre sur-le-champ notremaître, et le dédommager des mauvais traite-ments que tu lui as fait subir, et nous le livrersain et sauf, à moi et à ses parents. Sans quoi,je vais être forcé d’entrer dans ta maison parla force et de le délivrer moi-même. Hâte-toidonc de nous le rendre ! »

À ces paroles, le kâdi fut interloqué et pleinde confusion et accablé de honte devant tousles assistants qui écoutaient. Mais il dit tout demême au barbier : « Si tu n’es point un men-teur, tu n’as qu’à entrer toi-même dans ma mai-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 747/1177

Page 747: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

son, je te le permets, et à le chercher partoutpour le délivrer ! » Alors le barbier se précipitadans la maison.

Quant à moi qui assistais de la fenêtre, der-rière le treillis de bois, à cette scène, lorsque jevis que le barbier s’était précipité dans la mai-son à ma recherche, je voulus m’enfuir. Maisj’eus beau chercher une issue, il n’y en avaitpas à ma portée qui pût ne pas être aperçue parles gens de la maison ou qui ne fût pas à la por-tée du barbier. Je trouvai alors, dans une deschambres où je cherchais une issue, un grandcoffre vide en bois, et je me hâtai d’y entrer mecacher, et je refermai le couvercle sur moi, etje coupai ma respiration.

Pour le barbier, lorsqu’il eut fureté danstoute la maison, il finit par entrer dans lachambre, dut regarder à droite et à gaucheet apercevoir le coffre. Alors, le maudit, sansrien dire, comprit que j’étais là-dedans, prit lecoffre, le chargea sur sa tête et l’emporta ; et ilgagna la sortie au plus vite, pendant que je me

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 748/1177

Page 748: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

sentais mourir d’épouvante. Mais, par la forcede la fatalité, pendant qu’il me portait, la popu-lace amassée voulut voir ce qu’il y avait dansle coffre, et tout à coup, le couvercle fut en-levé. Alors ne pouvant souffrir la honte et leshuées, je me levai précipitamment et je sau-tai à terre, mais si vite que je me cassai lajambe. Et c’est depuis ce temps que je suisboiteux. Mais, pour le moment, je ne songeaisqu’à fuir et à me cacher ; et, comme je trouvaislà une foule extraordinaire, je me mis à lui lan-cer des poignées d’or ; et je profitai de l’em-pressement de tous ces gens à ramasser l’orpour me dérober et courir à toute vitesse. Jeme mis ainsi à parcourir une grande partie desrues les plus obscures de Baghdad. Mais com-bien ne fus-je point terrifié lorsque je vis sou-dain le barbier derrière moi et que j’entendiscrier à haute voix : « Ô bonnes gens ! Grâces àAllah, j’ai retrouvé mon maître ! On a voulu mefrapper dans mon affection pour mon maître !Mais Allah n’a point permis le triomphe desméchants et me les a fait vaincre et m’a dési-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 749/1177

Page 749: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

gné pour le sauver d’entre leurs mains ! » Puisil me dit en courant derrière moi : « Ô monmaître, tu vois combien tu as mal fait d’agiravec impatience et de ne point écouter mesconseils. Et sans le secours d’Allah, qui m’asuscité pour ta délivrance, tu aurais subi le piretraitement et on t’aurait abîmé pour toujours !Demande donc à Allah de me conserver pourque je sois toute ma vie à ton service, et queje sois pour toi un guide perspicace, car, tu l’asconstaté, tu as l’esprit faible, emporté, et tu esun peu sot ! Mais, seigneur, où cours-tu ain-si ? Attends-moi ! » Alors, moi, ne sachant pluscomment me sauver de ce barbier, si ce n’estpar la mort, je m’arrêtai et lui dis : « Ô barbier,ne t’a-t-il point suffi de me réduire en l’état oùje suis ! Veux-tu donc ma mort ? »

Mais, comme je finissais de lui parler, je visjuste en face de moi, dans le souk, la boutiqueouverte d’un marchand que je connaissais. Jeme précipitai dans l’intérieur de la boutiqueet priai le propriétaire d’empêcher ce maudit

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 750/1177

Page 750: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

d’entrer derrière moi. Et il put l’en empêcheren lui montrant un énorme gourdin et en luifaisant des yeux terribles. Mais le barbier nepartit qu’en maudissant le marchand, le pèreet le grand-père du marchand, et en lui disanttoutes les injures qu’il connaissait.

Le marchand alors me questionna, et je luiracontai mon histoire avec ce barbier, et lepriai de me laisser dans la boutique jusqu’à laguérison de ma jambe ; car je ne voulais plusretourner dans ma maison, de peur d’être han-té tout le temps par le barbier dont la figurem’était plus insupportable que la pire calamité.Puis, immédiatement après ma guérison, jepris tout l’argent que je possédais ; puis je fisvenir les témoins et fis un testament par lequelje léguais à mes parents tout le restant de mafortune, mes biens et mes propriétés, mais àleur revenir seulement après ma mort ; et jenommai un homme sûr comme intendant pourveiller sur tout cela, et le chargeai de bien trai-ter tous les miens, grands et petits. Et, pour en

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 751/1177

Page 751: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

finir définitivement avec ce barbier, je résolusde quitter Baghdad, ma ville, et d’aller dans unendroit où je ne risquerais plus de me trouverface à face avec mon ennemi.

Je partis donc de Baghdad et ne cessai devoyager jusqu’à ce que je fusse arrivé dans cepays-ci, où je crus avoir réussi à me débarras-ser de mon persécuteur. Mais ce fut peine per-due, puisque je viens, ô mes seigneurs, de letrouver ici, au milieu de vous autres, à ce festinoù vous m’aviez invité !

Aussi vous pensez bien que je ne puis plusavoir de tranquillité avant que j’aie quitté cepays comme je quittai l’autre, et tout cela àcause de ce maudit, de ce pervers, de ce bar-bier assassin qu’Allah confonde, lui, sa familleet toute sa postérité ! »

— Lorsque le jeune boiteux, continua letailleur devant le roi de la Chine, eut prononcéces mots, il se leva tout jaune de teint, nous

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 752/1177

Page 752: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

souhaita la paix et sortit sans que nous eus-sions pu l’en empêcher.

Quant à nous tous, à cette histoire surpre-nante, nous regardâmes le barbier, qui se te-nait silencieux et les yeux baissés, et nous luidîmes : « Mais trouves-tu que le jeune hommeait dit la vérité ? Et, dans ce cas, pourquoi as-tu agi de la sorte et lui as-tu occasionné tousces malheurs ? » Alors le barbier leva la tête etnous dit : « Par Allah ! c’est bien en connais-sance de cause que j’ai agi, et je l’ai fait pour luiéviter de pires calamités car, sans moi, il étaitindubitablement perdu. Il n’a donc qu’à remer-cier Allah et à me remercier de ce qu’il ait per-du seulement l’usage de sa jambe au lieu de seperdre entièrement. Quant à vous autres, messeigneurs, pour que vous ayez la preuve que jene suis ni un bavard, ni un indiscret, ni sem-blable d’aucune manière à l’un quelconque demes six frères, et pour vous démontrer que jesuis un homme utile et bien avisé, et surtout

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 753/1177

Page 753: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

très silencieux, je vais vous raconter mon his-toire, et vous jugerez ! »

Sur ces paroles, nous tous, continua letailleur, nous écoutâmes en silence cette his-toire du barbier :

HISTOIRES DU BARBIER DE BAGH-DAD ET DE SES SIX FRÈRES

(Racontées par le barbier et rapportées par letailleur)

HISTOIRE DU BARBIER

Le barbier dit :

« Sachez donc, ô mes maîtres, que je vivaisà Baghdad sous le règne de l’émir des

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 754/1177

Page 754: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Croyants, El Montasser Billah(78). On vivaitheureux sous son pouvoir, car il aimait lespauvres et les petits, et la société des savants,des sages et des poètes.

Or, un jour d’entre les jours, le khalifat eutà se plaindre de dix individus qui habitaientnon loin de la ville, et il ordonna au gouver-neur-lieutenant de lui chercher ces dix indivi-dus. Et le destin voulut que, juste au momentoù on leur faisait traverser le Tigre en barque,je fusse sur la rive du fleuve. Et je vis ceshommes dans la barque et je me dis en moi-même : « Sûr ! ces hommes se sont donné ren-dez-vous dans cette barque pour y passer toutela journée à s’amuser, à manger et à boire. Aus-si il faut absolument que je sois leur invité etfasse partie du festin ! »

Je m’approchai alors de l’eau et, sans direun mot, moi le Silencieux, je sautai dans labarque et me mêlai à tous ceux-là. Mais sou-dain je vis arriver les gardes du wali, qui se sai-sirent d’eux, leur mirent à chacun un carcan au

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 755/1177

Page 755: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

cou et des chaînes aux mains, et finirent par sesaisir aussi de moi et me mettre également uncarcan au cou et des chaînes aux mains. Toutcela ! et je ne soufflai pas un mot et n’articulaipas une parole : ce vous est une preuve, messeigneurs, de ma fermeté de caractère et demon peu de loquacité. Je me laissai donc fairesans protester, et me vis conduit avec les dixindividus jusqu’entre les mains de l’émir desCroyants, le khalifat Montasser Billah.

À notre vue, le khalifat appela son porte-glaive et lui dit : « Coupe immédiatement latête à ces dix scélérats ! » Alors le porte-glaivenous rangea tous dans la cour, à la file, sousles yeux du khalifat, et, levant son glaive, ilfrappa la première tête et la fit sauter, puis ladeuxième et la troisième et jusqu’à la dixième.Mais lorsqu’il arriva à moi, le nombre des têtescoupées était dix et il n’avait pas d’ordre d’encouper davantage. Il s’arrêta donc et dit aukhalifat que son ordre était exécuté. Alors lekhalifat se tourna et me vit encore debout et

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 756/1177

Page 756: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

s’écria : « Ô porte-glaive, je t’ai ordonné decouper la tête aux dix scélérats ! Comment sefait-il que le dixième ait été épargné par toi ? »Le porte-glaive répondit : « Par les grâces d’Al-lah sur toi et par les tiennes sur nous ! J’ai cou-pé dix têtes ! » Il répondit : « Voyons ! compte-les un peu devant moi ! » On les compta et ontrouva en effet le nombre de dix. Alors le kha-lifat me regarda et me dit : « Mais qui es-tudonc, toi ? et que fais-tu ici au milieu de cesamateurs de sang ? » Alors moi, ô mes maîtres,et alors seulement, devant cette question del’émir des Croyants, je me décidai à parler. Jelui dis : « Ô émir des Croyants ! C’est moi quisuis le cheikh surnommé El-Samet à cause demon peu de loquacité. De sagesse il y a beau-coup chez moi ; mais, pour ce qui est de ladroiture de mon jugement, de la gravité de mesparoles, de l’excellence de ma raison, de la fi-nesse de mon intelligence, de mon peu de ver-biage, je ne t’en dirai rien, car ces qualités enmoi sont infinies. Quant à mon métier, c’estla coiffure. Et je suis l’un des sept fils de mon

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 757/1177

Page 757: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

père, et mes six frères sont tous vivants. Maisvoici l’aventure ! Ce matin même, je me pro-menais le long du Tigre ; je vis ces dix indi-vidus-là qui sautaient dans une barque ; et jeme mêlai à eux et je descendis avec eux et jecrus qu’ils étaient conviés à un festin sur l’eau.Mais à peine arrivés à l’autre rive, je m’aperçusque je me trouvais au milieu de criminels ; carje vis les gardes nous assaillir et nous mettrele carcan au cou. Et moi, quoique étranger àces gens, je ne voulus point parler, ni protester,et cela à cause de mon excès de fermeté habi-tuelle et de mon peu de loquacité.

Je fus donc conduit avec tous ceux-là entretes mains, ô émir des Croyants. Et tu ordonnasque l’on coupât la tête à ces dix criminels, etje restai seul entre les mains du porte-glaive ;et, malgré tout, je ne dis pas un mot. Je trouve,moi, que cela est du courage et de la fermetébien considérable. Et, d’ailleurs, rien que ceseul acte de me faire spontanément l’associéde dix inconnus, à lui seul est le plus grand

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 758/1177

Page 758: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

acte de bravoure que je sache. Mais ne soispoint étonné de mon action, ô émir desCroyants, car toute ma vie j’ai toujours agi dela sorte en obligeant des inconnus ! »

Lorsque le khalifat entendit mes paroles etapprit ainsi que j’étais plein de courage et devirilité, aimant le silence et la gravité, détes-tant la curiosité et l’indiscrétion quoi qu’en aitpu dire ce jeune boiteux qui était là tout àl’heure, ce jeune boiteux que j’ai sauvé detoutes sortes de calamités, il me dit : « Ô vé-nérable cheikh, barbier spirituel et grave ! dis-moi un peu, et tes frères les six ?… Sont-ilscomme toi ? Ont-ils en eux autant de sagesse,de science et de discrétion ? » Je répondis :« Qu’Allah m’en préserve ! Combien loin demoi ils sont situés ! Ô émir des Croyants, envérité tu viens de m’affliger d’un grand blâmeen me comparant à ces six fous qui n’ont riende commun avec moi, ni de près ni de loin.Car, à cause de leur bavardage insensé et deleur indiscrétion et de leur poltronnerie, ils

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 759/1177

Page 759: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

s’attirèrent bien des misères et, chacun d’eux,une difformité physique ; contrairement à moi,qui suis sain et complet de corps et d’esprit.En effet, le premier de mes frères est boiteux ;le second, est borgne ; le troisième, brèche-dent ; le quatrième, aveugle ; le cinquième ales oreilles coupées et le nez coupé ; et lesixième les lèvres fendues !

Mais, ô émir des Croyants, ne crois pointque j’exagère les défauts de mes frères et mesqualités. Car, si je te racontais leur histoire, tuverrais combien je suis différent d’eux tous. Etcomme leur histoire est infiniment suggestive,je vais, sans plus tarder, te la raconter :

HISTOIRE DE BACBOUK,LE PREMIER FRÈRE DU BARBIER

« Ainsi ! sache, ô commandeur desCroyants, que le plus âgé de mes frères, ledevenu boiteux, s’appelait El-Bacbouk, ainsi

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 760/1177

Page 760: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

nommé parce que, lorsqu’il se mettait à ba-varder, l’on croyait entendre le glou-glou d’unecruche. De son métier, il était tailleur à Bagh-dad.

Il exerçait son métier de tailleur dans unepetite boutique qu’il avait louée d’un hommetrès farci d’argent et de richesses. Cet hommehabitait au haut de la maison même où étaitsituée la boutique de mon frère Bacbouk ; et,tout à fait dans le bas de la maison, il y avait unmoulin où habitait un meunier et aussi le bœufdu meunier.

Un jour donc que mon frère Bacbouk étaitassis à coudre dans sa boutique, soudain, enlevant la tête, il aperçut au-dessus de lui, àla lucarne supérieure, une femme comme lalune à son lever, et qui s’amusait à regarderles passants. C’était l’épouse du propriétaire dela maison. À sa vue, mon frère Bacbouk sen-tit son cœur s’éprendre passionnément, et illui fut impossible de coudre ou de faire autrechose que de regarder la lucarne ; et ce jour-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 761/1177

Page 761: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

là il resta ainsi hébété et en contemplation jus-qu’au soir. Et le lendemain matin, dès le pointdu jour, il se remit à sa place et, tout en cau-sant un peu, il levait la tête vers la lucarne et,à chaque point qu’il faisait avec l’aiguille, il sepiquait les doigts, car chaque fois il dirigeaitson regard vers la lucarne. Il resta dans cet étatpendant plusieurs jours durant lesquels il netravailla et ne fit d’ouvrage même pas pour undrachme.

Quant à l’adolescente, elle comprit tout desuite les sentiments de Bacbouk mon frère, etrésolut de les mettre à profit de toute manièreet de s’en divertir beaucoup. Un jour donc quemon frère était encore plus hébété que d’habi-tude, elle lui jeta un regard rieur qui aussitôttransperça Bacbouk ; et Bacbouk regardal’adolescente, mais si drôlement qu’elle rentraaussitôt pour rire tout à son aise. Et le sot Bac-bouk fut au comble de la joie, ce jour-là, enpensant combien on l’avait regardé avantageu-sement.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 762/1177

Page 762: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Aussi, le lendemain, Bacbouk ne fut pointconsidérablement étonné en voyant venir danssa boutique, avec, sous le bras, une belle pièced’étoffe recouverte d’un foulard de soie, le pro-priétaire de la maison, qui lui dit : « Je t’ap-porte une pièce d’étoffe pour que tu m’entailles des chemises. » Alors Bacbouk ne doutaplus que le propriétaire ne fût envoyé par sonépouse, et il lui dit : « Sur mon œil et sur matête ! ce soir même les chemises serontprêtes. » En effet, mon frère se mit à travailleravec tant d’activité, se privant même de toutenourriture, que le soir, à l’arrivée du proprié-taire, les chemises, au nombre de vingt, étaienttaillées et cousues et pliées dans le foulardde soie. Et le propriétaire demanda : « Com-bien dois-je te payer ? » Mais juste à ce mo-ment, à la lucarne furtivement apparut la jeunefemme qui lança une œillade à Bacbouk et luifit signe avec les sourcils de ne point accepterde rémunération. Et mon frère ne voulut rienaccepter du propriétaire, quoiqu’il fût en cemoment dans une très grande gêne et qu’une

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 763/1177

Page 763: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

seule obole lui eût été d’un grand secours.Mais il s’estima fort heureux de travailler etd’obliger le mari pour l’amour et les beauxyeux de l’épouse.

Mais cela n’était que le commencement destribulations de ce Bacbouk de folie. En effet, lelendemain à l’aube, le propriétaire vint avec,sous le bras, une nouvelle pièce d’étoffe et dità mon frère : « Voici ! Chez moi on m’a dit qu’ilfallait que j’eusse des caleçons neufs pour lesporter en même temps que mes chemisesneuves. Et je t’apporte une nouvelle pièce pourque tu m’en tailles des caleçons. Et qu’ilssoient bien amples ! et n’épargne point les plisni l’étoffe ! » Mon frère répondit : « J’écoute etj’obéis ! » Et il fut durant trois jours entiers àl’ouvrage, et il ne prenait comme nourritureque le strict nécessaire, afin de ne pas perdrede temps, et surtout parce qu’il n’avait plus unseul drachme d’argent pour s’acheter le néces-saire. Lorsqu’il eut fini de travailler les cale-çons, il les plia dans le grand foulard et, tout

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 764/1177

Page 764: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

heureux et ne se possédant plus de joie, il mon-ta lui-même les porter au propriétaire.

Il est superflu de te dire, ô commandeurdes Croyants, que la jeune femme s’était en-tendue avec son mari pour se moquer de monbenêt de frère et pour lui faire les tours lesplus surprenants. En effet, lorsque mon frèreeut remis au propriétaire les caleçons neufs, lepropriétaire fit mine de vouloir le payer. Maisaussitôt, dans l’embrasure de la porte, la jo-lie tête de la femme apparut, ses yeux lui sou-rirent et ses sourcils lui firent signe de refu-ser. Et Bacbouk se refusa absolument à rece-voir n’importe quoi du mari. Alors le mari s’ab-senta un instant pour rejoindre son épouse, quiavait disparu, et revint bientôt auprès de monfrère et lui dit : « Moi et mon épouse avons ré-solu pour reconnaître tes bons services, de tedonner en mariage notre esclave blanche, quiest très belle et très gentille ; et, de la sorte,tu seras de la maison ! » Et mon Bacbouk pen-sa aussitôt que c’était là une excellente ruse de

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 765/1177

Page 765: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

la jeune femme pour lui procurer ses entréeslibres dans la maison, et il accepta aussitôt ; etaussitôt on fit venir la jeune esclave et on lamaria avec mon frère Bacbouk.

Lorsque, le soir venu, Bacbouk voulut s’ap-procher de l’esclave blanche, elle lui dit :« Non, non ! pas ce soir ! » Et il ne put, malgrétout son désir, prendre même un baiser de lajolie esclave.

Or, pour l’occasion, comme Bacbouk lo-geait d’ordinaire dans la boutique, on lui dit dedormir, ce soir-là, dans le moulin situé dansle bas de la maison pour qu’ils eussent plusde place, lui et sa nouvelle épouse. Et, aprèsle refus de copulation de l’esclave qui était re-montée chez sa maîtresse, Bacbouk fut obli-gé de se coucher tout seul. Mais, le matin, àl’aube, comme il dormait encore, soudain en-tra le meunier, qui disait à voix haute : « Cebœuf ! il y a déjà quelque temps qu’il est au re-pos. Aussi je vais tout de suite l’atteler au mou-lin pour lui faire moudre le blé qui s’amasse en

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 766/1177

Page 766: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

quantité considérable ! Les clients attendentque je leur livre la farine. » Il s’approcha alorsde mon frère en faisant semblant de le prendrepour le bœuf et lui dit : « Allons ! paresseux,lève-toi que je t’attelle ! » Et mon frère Bac-bouk ne voulut point parler et se laissa prendreet atteler au moulin. Le meunier l’attacha parle milieu du corps au mât du moulin et, lui as-sénant un grand coup de fouet, lui cria : « Yal-lah ! » Lorsqu’il eut reçu le coup, Bacbouk neput s’empêcher de beugler comme un bœuf.Et le meunier continua à lui donner de grandscoups de fouet et à lui faire tourner le moulinpendant longtemps ; et mon frère beuglait ab-solument comme un bœuf et reniflait sous lescoups.

Mais bientôt vint le propriétaire qui le vit,dans cet état, en train de tourner le moulin etde recevoir des coups. Et il alla aussitôt pré-venir son épouse qui dépêcha vers mon frèrela jeune esclave ; et elle le délia du moulinet lui dit avec beaucoup de compassion dans

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 767/1177

Page 767: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

la voix : « Ma maîtresse me charge de te direqu’elle vient d’apprendre les mauvais traite-ments qu’on t’a fait subir, et qu’elle est très pei-née de la chose, et que nous tous nous prenonspart à tes souffrances. » Mais le malheureuxBacbouk avait reçu tant de coups et était telle-ment recru qu’il ne put articuler un seul mot deréponse.

Pendant qu’il était dans cet état, vint lecheikh, qui avait écrit son contrat de mariageavec la jeune esclave ; le cheikh lui souhaita lapaix et lui dit : « Qu’Allah t’accorde une longuevie ! Et puisses-tu avoir un mariage béni ! Jesuis sûr que tu viens de passer une nuit dans lebonheur pur, dans les ébats les plus amusantset les plus intimes et dans les embrassades,baisers et fornications depuis le soir jusqu’aumatin ! » Mon frère Bacbouk lui dit : « Qu’Al-lah confonde les menteurs et les perfides deton espèce, ô traître à la millième puissance !Tu ne m’as jeté là-dedans que pour faire tour-ner le moulin à la place du bœuf du meunier, et

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 768/1177

Page 768: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

cela jusqu’au matin ! » Le cheikh l’invita alorsà raconter les détails de la chose ; et il les ra-conta. Alors le cheikh dit : « C’est très simple !Ton étoile ne s’accorde point avec l’étoile dela jeune femme ! » Bacbouk dit : « Ô maudit !va-t’en voir si tu peux inventer encore d’autresperfidies ! » Puis mon frère s’en alla réintégrersa boutique, où il se mit en devoir d’attendrequelque travail qui lui permit de gagner sonpain, lui qui avait tant travaillé sans être payé.

Or, pendant qu’il était assis, voici venir à luila jeune esclave blanche, qui lui dit : « Ma maî-tresse te désire ardemment ; et elle me chargede te dire qu’elle vient de monter sur la ter-rasse pour, de la lucarne, avoir le plaisir dete contempler. » Et, de fait, à l’instant même,mon frère vit apparaître à la lucarne la jeunefemme qui était tout en larmes, qui se lamen-tait et qui disait : « Pourquoi, mon chéri, as-tul’air ainsi boudeur, et tellement fâché que tu neme regardes même pas ? Je te jure sur ta vieque tout ce qui s’est passé dans le moulin s’est

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 769/1177

Page 769: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

passé à mon insu ! Et quant à cette esclavefolle, je ne veux même plus que tu lui fassesl’honneur de la regarder. Moi seule désormaisje serai tienne ! » Alors mon frère Bacbouk levala tête et regarda la jeune femme ; et sa seulevue lui fit oublier toutes les tribulations pas-sées, et il se reposa les yeux à contempler sabeauté et ses charmes. Puis il se mit à lui par-ler, et elle aussi, jusqu’à ce qu’il se fût per-suadé que tous ces malheurs étaient arrivés àd’autres qu’à lui.

Bacbouk, dans l’espoir de revoir la jeunefemme, continua à tailler et coudre chemises,caleçons, robes de dessus et robes de dessousjusqu’à ce que la jeune esclave fût venue unjour le trouver et lui dit : « Ma maîtresse te sa-lue et te dit que, cette nuit même, mon maître,son époux, s’absente à un festin chez un de sesamis, et cela jusqu’au matin. Aussi t’attend-elleavec impatience pour coucher avec toi et pas-ser cette nuit dans les délices et toutes sortesd’amusements ! » Et ce Bacbouk stupide faillit

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 770/1177

Page 770: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

complètement perdre la raison à cette nou-velle.

Or, la perfide jeune femme avait combinéun dernier plan, de connivence avec son mari,pour se débarrasser de mon frère et, de cettefaçon, se dispenser, elle et son mari, de luipayer le prix de tous les habits qu’on lui avaitcommandés. Le propriétaire avait donc dit àsa femme : « Comment faudra-t-il faire pour ledécider à pénétrer chez toi et, de cette façon,le surprendre et le traîner chez le wali ? » Ellerépondit : « Laisse-moi donc agir à ma guise, etje le tromperai d’une telle tromperie et le com-promettrai d’une telle compromission qu’il se-ra honni de toute la ville ! »

Tout cela ! et Bacbouk mon frère ne s’endoutait nullement ! Et il ignorait, d’ailleurs,toutes les ruses et toutes les embûches dontsont capables les femmes. Aussi, le soir venu,la jeune esclave vint le prendre et le conduisitauprès de sa maîtresse, qui aussitôt se leva,le salua, lui sourit et dit : « Par Allah ! ô mon

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 771/1177

Page 771: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

maître, comme j’arde de te voir enfin près demoi ! » Et Bacbouk lui dit : « Moi aussi ! maisvite, et avant tout, un baiser ! Et ensuite… »Mais il n’avait pas encore achevé de parler quela porte de la salle s’ouvrit, et entra le mari dela jeune femme, suivi de deux esclaves noirsqui se précipitèrent sur mon frère Bacbouk, legarrotèrent, le jetèrent à terre, et, pour com-mencer, lui caressèrent le dos de leurs fouets.Puis ils le chargèrent sur leurs épaules et letransportèrent chez le wali, qui aussitôt lecondamna à la peine suivante : après une ad-ministration de deux cents coups de lanières,on le hissa sur le dos d’un chameau, on l’y lia eton le promena par toutes les rues de Baghdad ;et un crieur public criait à haute voix : « Voilàcomment est puni tout homme qui assaille lesfemmes de ses semblables ! »

Or, pendant qu’on le promenait de la sorte,soudain le chameau devint furieux et se mit àfaire de grands écarts. Et Bacbouk ne put quetomber à terre, et du coup il se cassa la jambe.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 772/1177

Page 772: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Et, depuis ce temps, il est devenu le boiteuxqu’il est. De plus, le wali le condamna à l’exil,et Bacbouk, la jambe cassée, sortit de la ville.Mais, juste à temps, je fus prévenu de tout cela,ô commandeur des Croyants, moi son frère, etje courus derrière lui, et je le ramenai ici secrè-tement, je dois te l’avouer, et me chargeai desa guérison, de ses dépenses et de tous ses be-soins. Et je continue ! »

— À cette histoire de Bacbouk que je ra-contai, ô mes maîtres, au khalifat MontasserBillah, il se mit à rire aux éclats et me dit :« Comme tu racontes bien ! et quel joli récit ! »Je répondis : « En vérité je ne mérite point en-core ces louanges de ta part ! Car alors quediras-tu lorsque tu auras entendu l’histoire dechacun de mes autres frères ! Mais j’ai bienpeur que tu ne me croies un bavard ou unindiscret ! » Et le khalifat répondit : « Loin detoi ! Hâte-toi, au contraire, de me raconter cequ’il est advenu de tes autres frères, pour ornermes oreilles de cette histoire comme de

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 773/1177

Page 773: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

boucles d’or, et ne crains point de me la dé-tailler longuement, car je prévois qu’elle seradélicieuse et pleine de saveur ! » Je dis alors :

HISTOIRE D’EL-HADDARLE SECOND FRÈRE DU BARBIER

« Sache donc, ô émir des Croyants, quemon second frère s’appelait El-Haddar, car ilmugissait comme un chameau, et il étaitbrèche-dent. Comme métier, il ne faisait abso-lument rien, et il me donnait beaucoup de tra-cas par ses aventures avec les femmes, dontvoici l’une, entre mille.

Un jour qu’il marchait sans but précis dansles rues de Baghdad, il vit s’avancer de son cô-té une vieille femme qui lui dit à voix basse :« Écoute, l’homme ! j’ai à te faire une proposi-tion que tu es libre d’accepter ou de refuser, se-lon ton agrément. » Et mon frère cessa de mar-cher et dit : « J’écoute. » La vieille continua :

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 774/1177

Page 774: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

« Mais je ne puis te proposer cette chose quesi tu me promets de ne point te laisser allerà être bavard ou prolixe en paroles. » Et monfrère Haddar répondit : « Tu n’as qu’à parler. »Elle lui dit : « Que penses-tu d’un beau palaisavec de l’eau courante, des arbres fruitiers, oùle vin coulerait dans des coupes jamais vides,où tu verrais des visages ravissants, où tu trou-verais des joues lisses à baiser, des tailles fineset pliantes à posséder, et toutes choses à l’ave-nant, et où tu resterais, de la sorte, du soir jus-qu’au matin ? Et pour tout cela, pour jouir detout cela, tu n’aurais seulement qu’à te confor-mer à la condition posée ! » À ces paroles de lavieille, mon frère El-Haddar dit : « Mais, ô mamaîtresse, comment se fait-il que tu viennesme faire cette proposition précisément à moi,à l’exclusion de tout autre, parmi les créaturesd’Allah ? Et quelle est en moi la chose qui apu te plaire et te faire me préférer ? » Elle ré-pondit : « Je viens justement de te dire, il y aun instant de ne point être prolixe en paroles,de savoir te taire, et d’agir en silence. Suis-moi

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 775/1177

Page 775: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

donc et ne dis plus rien. » Puis la vieille s’éloi-gna vivement, et mon frère, alléché par la pré-vision de toutes les choses promises, se mit àla suivre jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés tousdeux à un palais de très belle apparence, où lavieille pénétra et fit pénétrer mon frère Had-dar. Et mon frère vit que l’intérieur en était,très beau, mais que ce qui y était contenu étaitencore bien plus beau : il tomba au milieu d’ungroupe formé par quatre jeunes filles incom-parables ; étendues sur les tapis, elles chan-taient d’une voix délicieuse des chansons quiauraient ému les roches les plus dures.

Après les cérémonies d’usage, l’une d’ellesse leva, remplit une coupe et la but. Et monfrère Haddar crut de son devoir de lui dire :« Que cela te soit sain et délicieux et plein deforces ! » Et il s’approcha vivement d’elle pourprendre d’elle la coupe vide et se mettre à sonservice. Mais elle, aussitôt, remplit la coupe etla lui offrit ; et Haddar prit la coupe et but. Etl’adolescente, pendant qu’il buvait se mit à lui

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 776/1177

Page 776: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

caresser la nuque, mais un peu trop vivement,car elle lui donna un fort coup avec la paumede la main. Alors mon frère Haddar se fâchafort, et se leva pour s’en aller, oubliant sa pro-messe de tout supporter sans protester. Mais lavieille s’approcha un peu de lui et lui cligna del’œil pour lui signifier : « Il ne faut pas ! Resteplutôt et attends la fin ! » Et mon frère obéit etresta et supporta patiemment toutes les fantai-sies de la jeune fille, qui le piquait, le pinçait, etlui caressait vivement la nuque d’une manièreen somme, pleine de malice et désagréable. Etles trois autres rivalisaient de leur mieux à quilui jouerait la meilleure farce : l’une lui tiraitl’oreille à l’arracher, l’autre lui donnait des chi-quenaudes à le faire pleurer, et la troisièmes’appliquait de préférence à le pincer avec lesongles. Et mon frère patientait beaucoup, carla vieille lui faisait toujours signe de ne riendire. Enfin, comme pour le récompenser de sapatience, la plus belle des jeunes filles se levaet lui dit de se déshabiller complètement ; et ille fit sans objection. Alors elle prit un asper-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 777/1177

Page 777: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

soir d’eau de roses et l’en aspergea et lui dit :« Tu me plais beaucoup. Mais tu as une barbeet des moustaches que je n’aime pas. Je n’aimepas les moustaches et les poils de barbe qui mepiqueraient la peau. Si donc tu veux venir avecmoi, il te faudra auparavant te raser complète-ment la face. » Il répondit : « Cela m’est biendifficile, car ce serait la plus grande honte quime pût arriver ! » Elle dit : « Je ne pourrai ja-mais t’aimer autrement ! Il le faut ! » Alors monfrère se laissa conduire par la vieille dans lachambre voisine ; et la vieille lui coupa toutela barbe et la lui rasa, puis les moustaches etles sourcils. Après quoi, elle lui farda la figurede rouge et de blanc et le reconduisit au milieudes jeunes filles. À cette vue, elles se mirentà rire et tellement qu’elles se renversèrent surleur derrière.

Puis la plus belle des jeunes filles s’avançavers lui et dit : « Ô mon maître, tu viens main-tenant de conquérir mon âme par la vue de tescharmes. Aussi je n’ai plus qu’une grâce à te

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 778/1177

Page 778: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

demander, c’est d’exécuter devant nous, ain-si nu et joli, quelque danse suggestive et élé-gante ! » Et comme El-Haddar se refusait unpeu, elle lui dit : « Je t’adjure, par ma vie, dele faire ! Et ensuite tu me posséderas ! » AlorsEl-Haddar, au son de la darabouka, rythmique-ment maniée par la vieille, s’entoura la tailled’un foulard de soie et, s’avançant au milieu dela pièce, dansa.

Il dansa et avec tant de drôlerie et decontorsions que les jeunes filles ne pouvaientplus se tenir de rire ; et elles se mirent à luilancer à la tête tout ce qu’elles avaient sousla main : les oreillers, les fruits, les boissons etjusqu’aux flacons.

Mais c’est alors seulement que se passa ladernière chose. La plus belle des jeunes fillesse leva et un par un, et en prenant toutes sortesde poses, et en regardant mon frère avec desyeux en coulisse et comme éperdus de passion,elle se mit à enlever ses vêtements et il ne luiresta plus que la chemise fine et l’ample ca-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 779/1177

Page 779: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

leçon de soie. Et, à cette vue, El-Haddar, quiavait interrompu sa danse, s’écria : « Allah ! Al-lah ! » et il s’affola extrêmement.

Alors la vieille femme s’approcha de lui etlui dit : « Maintenant, il s’agit d’attraper tonamoureuse à la course. Car ma maîtresse al’habitude, une fois excitée par les danses etla boisson, de se dévêtir toute, et de ne se li-vrer à l’amoureux que si, après l’examen de sesmembres nus, de son zebb en érection et de salégèreté à la course, elle le juge digne d’elle.Tu vas donc la poursuivre partout, de chambreen chambre, et le zebb debout, jusqu’à ce quetu puisses l’attraper. Et c’est alors seulementqu’elle te laissera monter sur elle ! »

À ces paroles, mon frère rejeta la ceinturede soie, et s’apprêta à la course. De son côté,la jeune fille rejeta sa chemise fine et son cale-çon, et apparut aussi nette qu’un jeune palmierfrissonnant sous la brise ; et elle prit son élanet s’élança, en riant aux éclats, et fit deux fois

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 780/1177

Page 780: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

le tour de la salle. Et mon frère Haddar, le zebbdebout et en avant, la poursuivait.

— Mais, à ce moment de sa narration, Schah-razade vit apparaître le matin et, pleine de discré-tion, n’en dit pas davantage.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 781/1177

Page 781: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Mais lorsque fut latrente-unième nuit.

Elle dit :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que letailleur de la ville de la Chine raconta ainsi auroi la suite de l’histoire que le barbier de Bagh-dad avait racontée aux invités, concernant sonsecond frère El-Haddar, et qu’il avait racon-tée pour la première fois au khalifat MontasserBillah :

« Mon frère Haddar, le zebb debout et enavant, se mit à la poursuite de l’adolescente lé-gère et rieuse. Et à cette vue, les trois jeunesfilles et la vieille, devant la figure peinte etsans barbe ni moustaches ni sourcils de monfrère Haddar dont le zebb nu érigeait folle-

Page 782: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

ment, furent prises d’un rire considérable, et semirent à trépigner et à battre des mains.

Quant à la jeune fille nue, après deux toursdans la salle, elle enfila une longue galerie,puis d’autres chambres, l’une après l’autre, ettoujours suivie et serrée de près par mon frèrequi haletait et dont le zebb s’érigeait à la folie.Et elle courait toujours, rieuse de toutes sesdents et mouvementée de ses hanches.

Mais soudain, à un détour, la jeune filledisparut, et mon frère, en ouvrant une portepar où il croyait la jeune fille sortie, se trouvaau milieu d’une rue. Et cette rue était la ruedes corroyeurs de Baghdad. Et tous les cor-royeurs virent El-Haddar, la barbe rasée, et lesmoustaches et les sourcils rasés et la figurepeinte comme une putain, et ils le huèrent, etils prirent des courroies et se mirent à le fus-tiger, tout en riant aux éclats, et à le battre sifort qu’il perdit toute connaissance. Après ce-la ils le juchèrent sur un âne à rebours, et luifirent faire le tour de tous les souks, puis fi-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 783/1177

Page 783: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

nirent par l’amener devant le wali. Le wali leurdit : « Qui est celui-ci ? » Ils répondirent : « Ce-lui-ci est un qui est tombé au milieu de nous,sortant soudain de la maison du grand-vizir. Etnous le trouvâmes dans cet état ! » Alors le wa-li fit donner à mon frère Haddar cent coups defouet sur la plante des pieds et le chassa de laville.

Alors moi, ô commandeur des Croyants, jecourus derrière lui et le ramenai en secret et lemis à l’abri. Puis je lui allouai de quoi vivre àma charge. Et tu peux juger maintenant que, sije n’étais pas un homme plein de courage et dequalités, je n’aurais pas supporté un pareil sot !

Mais, pour ce qui est de mon troisième frèreet de son histoire, c’est bien autre chose,comme tu vas voir !

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 784/1177

Page 784: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

HISTOIRE DE BACBACLE TROISIÈME FRÈRE DU BARBIER

« Bacbac l’aveugle, dit le Glousseur enflé,est mon troisième, et de son métier mendiant,et il comptait parmi les principaux de laconfrérie des mendiants, à Baghdad, notreville.

Un jour, le vouloir d’Allah et la destinéevoulurent que mon frère arrivât, tout en men-diant, à la porte d’une maison assez vaste. Etmon frère Bacbac, tout en criant ses invoca-tions habituelles pour demander l’aumône :« Ô donateur ! ô généreux ! » frappa de son bâ-ton à la porte de la maison. Or, il faut que je tele dise, ô commandeur des Croyants, mon frèreBacbac, comme les plus rusés de sa confrérie,avait coutume de ne jamais répondre quand,ayant frappé à la porte d’une maison, il enten-dait : « Qui va là ? » Il se taisait ainsi pour for-cer les gens de l’intérieur à ouvrir ; sans quoi,habitués qu’ils étaient aux mendiants, ils n’ou-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 785/1177

Page 785: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

vraient pas et répondaient simplement de l’in-térieur : « Qu’Allah te prenne en pitié ! » C’estla façon de renvoyer les mendiants.

Aussi, ce jour-là, on eut beau demander del’intérieur : « Qui est à la porte ? » mon frèrese taisait. Aussi finit-il par entendre des passe rapprocher et la porte s’ouvrit. Apparut unhomme auquel Bacbac, s’il n’eût pas étéaveugle, n’aurait certes pas demandé l’au-mône. Mais c’était sa destinée. Et chaquehomme porte sa destinée attachée à son cou.

L’homme lui demanda : « Que désires-tu ? »Mon frère Bacbac lui répondit : « Quelquechose, au nom d’Allah le Très-Haut ! »L’homme lui demanda : « Serais-tu aveugle ? »Il lui dit : « Oui, mon maître, et bien pauvre ! »L’homme répondit : « Dans ce cas, donne-moila main, que je te conduise. » Il lui donna lamain, et l’homme l’introduisit et lui fit monterdes marches jusqu’à le faire arriver à la ter-rasse, qui était fort haute. Et mon frère, essouf-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 786/1177

Page 786: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

flé, pensait : « Il va certes me donner les restesde quelque grand festin. »

Arrivés tous deux à la terrasse, l’hommelui dit : « Que veux-tu, aveugle ? » Mon frère,assez étonné, répondit : « L’aumône, pour Al-lah ! » Il répondit : « Qu’Allah t’ouvre ailleursla journée ! » Alors Bacbac dit : « Ô toi tel ! nepouvais-tu donc me signifier ta réponse alorsque j’étais encore en bas ? » L’homme répon-dit : « Ô toi qui es plus bas que mon cul, pour-quoi ne répondais-tu donc pas, toi-même,quand je criais de l’intérieur : « Qui est là ?Qui est à la porte ? » Déguerpis donc d’ici auplus vite, ou je vais te faire rouler comme uneboule, ô mendiant visqueux et de malheur ! »Et Bacbac fut obligé, aveugle qu’il était, de des-cendre au plus vite l’escalier, tout seul. Il luirestait encore une vingtaine de marches à des-cendre, quand il fit un faux pas et tomba etse mit à dégringoler l’escalier jusqu’à la porte.Et, dans cette chute, il se contusionna forte-ment la tête, et se mit à geindre, tout en se re-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 787/1177

Page 787: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

mettant à marcher dans la rue. Alors plusieursde ses compagnons mendiants, qui le virentgeindre ainsi, lui en demandèrent la raison, etil la leur fit connaître. Puis il leur dit : « Mainte-nant, compagnons, il faudrait m’aider à retour-ner prendre chez moi quelque argent pour quej’achète de quoi manger dans cette journée, in-fructueuse et maudite. Je suis ainsi obligé detoucher à nos économies qui, vous le savez,sont assez considérables, et dont vous m’avezconstitué le dépositaire. »

Or, derrière lui, était descendu l’homme enquestion, qui s’était mis à le suivre doucementet en le serrant de tout près, pour le surveillerun peu. Et il se mit donc à marcher derrièremon frère et les deux autres aveugles, sansqu’ils pussent s’en douter, jusqu’à ce qu’ilsfussent tous arrivés au gîte de Bacbac. Ils en-trèrent, et l’homme se faufila derrière eux vi-vement, avant qu’ils eussent eu le temps derefermer la porte. Et Bacbac dit à ses deuxcompagnons : « Avant tout, cherchez bien s’il

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 788/1177

Page 788: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

n’y a pas quelque étranger qui se soit cachédans la chambre. » À ces paroles, l’homme, quiétait un voleur de profession et fort réputé par-mi ceux de son métier, vit une corde qui étaitattachée au plafond, saisit la corde et grim-pa lestement et sans bruit jusqu’au plafond oùil s’assit tranquillement sur une poutre. Alorsles deux mendiants se mirent à chercher partoute la chambre et en firent tout le tour à plu-sieurs reprises en tâtant dans les coins avecleurs bâtons. Cela fait, ils revinrent près demon frère qui alors retira de la cachette toutl’argent dont il était le dépositaire et le comptaavec ses deux compagnons. Et ils trouvèrentqu’il y avait juste dix mille drachmes. Puis cha-cun d’eux prit deux ou trois drachmes, et on re-mit tout l’argent dans les sacs, et on cacha denouveau les sacs. Ensuite l’un des trois men-diants sortit un instant pour acheter de quoimanger, et revint bientôt, et tira de son bissactrois pains, trois oignons et quelques dattes. Etles trois compagnons s’assirent en rond pourmanger.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 789/1177

Page 789: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Alors le voleur se laissa doucement glisserle long de la corde et vint s’accroupir à côtédes mendiants, et se mit à manger avec eux.Et comme il s’était mis à côté de Bacbac, quiavait l’ouïe très fine, Bacbac l’entendit qui fai-sait du bruit avec ses mâchoires en mangeant,et il s’écria : « Il y a un étranger au milieu denous ! » et il tendit vivement la main du côtéd’où il entendait venir le bruit des mâchoires,et justement sa main tomba sur le bras du vo-leur. Alors Bacbac et les deux mendiants seprécipitèrent sur le voleur et se mirent à crieret à le frapper de leurs bâtons, en aveuglesqu’ils étaient ; et ils appelèrent les voisins ausecours, en hurlant : « Ô musulmans ! accou-rez à notre aide ! c’est un voleur ! Il veut nousenlever le peu d’argent de nos économies ! »Et les voisins accoururent et trouvèrent Bacbacqui tenait solidement, aidé de ses deux compa-gnons, le voleur qui essayait de se défendre etde se dégager. Mais le voleur, à l’arrivée desvoisins, feignit d’être aveugle lui aussi et fermales yeux et s’écria : « Par Allah ! ô musulmans,

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 790/1177

Page 790: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

je suis un aveugle et l’associé de ces trois quiveulent me frustrer de ma part dans les dixmille drachmes d’économies que nous possé-dons en commun. Je vous le jure par Allah !par le sultan ! par l’émir ! D’ailleurs, condui-sez-moi devant le wali ! » Alors arrivèrent lesgardes du wali qui se saisirent des quatrehommes et les conduisirent entre les mainsdu wali, qui demanda : « Quels sont ceshommes ? » Et le voleur s’écria : « Écoute mesparoles, ô wali juste et perspicace, et la véritét’apparaîtra. Et même, si tu ne veux pas mecroire, mets-moi immédiatement à la torture,moi le premier, pour me forcer à dire la vérité ;et tu mettras ensuite mes autres compagnons àla torture ; et ils seront bien obligés de t’éclai-rer sur notre affaire ! » Et le wali s’écria : « Sai-sissez cet homme et jetez-le par terre et frap-pez-le jusqu’aux aveux ! » Alors les gardes sesaisirent du faux aveugle, et l’un d’eux lui pritles deux pieds, et les autres se mirent à lui ap-pliquer dessus de grands coups de fouet. Dèsles dix premiers coups, le faux aveugle se mit

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 791/1177

Page 791: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

à hurler, puis soudain ouvrit l’un de ses yeux,qu’il avait tenu constamment fermé ; et aprèsquelques autres coups, il ouvrit ostensiblementson second œil.

À cette vue, le wali furieux s’écria : « Quelleest cette perfidie, ô trompeur effronté ? » Il ré-pondit : « Fais suspendre ma peine et je t’expli-querai tout ! » Et le wali fit suspendre la peine,et le voleur dit : « Nous sommes ici quatre fauxaveugles qui trompons les gens pour recevoirl’aumône, et surtout pour avoir la facilité d’en-trer dans les maisons, de regarder les femmesà découvert, et de les corrompre et de les mon-ter et de les charger, et de les voler ensuite,et d’inspecter l’intérieur des maisons et de pré-parer le vol à coup sûr. Et comme nous exer-çons ce métier lucratif depuis déjà un certaintemps, nous avons pu amasser à nous quatre lasomme de dix mille drachmes. Or, aujourd’hui,je réclamai ma part à mes compagnons, qui re-fusèrent de me la donner et, par contre, merouèrent de coups, et m’auraient assommé si

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 792/1177

Page 792: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

les gardes ne m’avaient tiré de leurs mains.Telle est la vérité, ô wali ! Maintenant, pourforcer mes compagnons à avouer, eux aussi,il n’y a qu’à leur appliquer le fouet commeà moi ! Et ils parleront ! Mais que les coupssoient bien assénés, sinon mes compagnons,qui sont fort endurcis, n’avoueront rien et segarderont bien d’ouvrir les yeux comme je lefis moi-même ! » Alors le wali fit saisir monfrère le premier. Mon frère eut beau protester,il eut beau crier qu’il était aveugle de nais-sance, on lui appliqua une torture bien plusforte encore, tellement qu’il s’évanouit. Revenuà lui, il n’ouvrit pas les yeux, et le wali lui fitdonner trois cents autres coups de bâton, puistrois cents autres ; et la même chose aux deuxautres aveugles, qui n’ouvrirent, d’ailleurs, pasles yeux, malgré les coups et les conseils duseul faux aveugle, leur compagnon improvisé.

Ensuite le wali fit quérir par le faux aveuglel’argent caché dans la chambre de Bacbac,mon frère, et donna le quart de cet argent,

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 793/1177

Page 793: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

deux mille cinq cents drachmes, au voleur, et ilgarda tout le reste pour sa caisse.

Quant à mon frère et à ses deux compa-gnons, les deux aveugles mendiants, le wali,après le châtiment, leur dit : « Misérablestrompeurs ! vous mangez le pain, don d’Allah !et vous jurez par son nom que vous êtesaveugles ! Sortez d’ici et qu’on ne vous revoiejamais plus à Baghdad ! »

Alors moi, ô commandeur des Croyants,ayant appris tout cela, je sortis de la ville à larecherche de Bacbac, et le trouvai, et le rame-nai secrètement à Baghdad, et le logeai chezmoi, et me chargeai de sa nourriture et de sonhabillement, et cela pour toujours !

Et telle est l’histoire de mon troisième frère,Bacbac l’aveugle ! »

À ce récit, le khalifat Montasser Billah semit à rire et dit : « Qu’on donne une gratifica-tion à ce barbier pour sa peine, et qu’il s’enaille ensuite ! » Mais moi, ô mes seigneurs, je

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 794/1177

Page 794: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

répondis : « Par Allah ! ô commandeur desCroyants, je ne saurais rien accepter avant dete raconter ce qui est advenu à mes trois autresfrères, et cela en peu de mots, pour te bienprouver combien je suis concis en paroles etpeu bavard de mon tempérament ! » Le khali-fat répondit : « Soit ! je veux bien subir le sup-plice d’avoir les oreilles rompues par tes ra-dotages et endurer encore quelques-unes detes importunités et lourdeurs, qui, d’ailleurs, nemanquent pas d’agrément. » Alors je dis :

HISTOIRE DE BACBACLE TROISIÈME FRÈRE DU BARBIER

« Bacbac l’aveugle, dit le Glousseur enflé,est mon troisième, et de son métier mendiant,et il comptait parmi les principaux de laconfrérie des mendiants, à Baghdad, notreville.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 795/1177

Page 795: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Un jour, le vouloir d’Allah et la destinéevoulurent que mon frère arrivât, tout en men-diant, à la porte d’une maison assez vaste. Etmon frère Bacbac, tout en criant ses invoca-tions habituelles pour demander l’aumône :« Ô donateur ! ô généreux ! » frappa de son bâ-ton à la porte de la maison. Or, il faut que je tele dise, ô commandeur des Croyants, mon frèreBacbac, comme les plus rusés de sa confrérie,avait coutume de ne jamais répondre quand,ayant frappé à la porte d’une maison, il enten-dait : « Qui va là ? » Il se taisait ainsi pour for-cer les gens de l’intérieur à ouvrir ; sans quoi,habitués qu’ils étaient aux mendiants, ils n’ou-vraient pas et répondaient simplement de l’in-térieur : « Qu’Allah te prenne en pitié ! » C’estla façon de renvoyer les mendiants.

Aussi, ce jour-là, on eut beau demander del’intérieur : « Qui est à la porte ? » mon frèrese taisait. Aussi finit-il par entendre des passe rapprocher et la porte s’ouvrit. Apparut unhomme auquel Bacbac, s’il n’eût pas été

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 796/1177

Page 796: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

aveugle, n’aurait certes pas demandé l’au-mône. Mais c’était sa destinée. Et chaquehomme porte sa destinée attachée à son cou.

L’homme lui demanda : « Que désires-tu ? »Mon frère Bacbac lui répondit : « Quelquechose, au nom d’Allah le Très-Haut ! »L’homme lui demanda : « Serais-tu aveugle ? »Il lui dit : « Oui, mon maître, et bien pauvre ! »L’homme répondit : « Dans ce cas, donne-moila main, que je te conduise. » Il lui donna lamain, et l’homme l’introduisit et lui fit monterdes marches jusqu’à le faire arriver à la ter-rasse, qui était fort haute. Et mon frère, essouf-flé, pensait : « il va certes me donner les restesde quelque grand festin. »

Arrivés tous deux à la terrasse, l’hommelui dit : « Que veux-tu, aveugle ? » Mon frère,assez étonné, répondit : « L’aumône, pour Al-lah ! » Il répondit : « Qu’Allah t’ouvre ailleursla journée ! » Alors Bacbac dit : « Ô toi tell nepouvais-tu donc me signifier ta réponse alorsque j’étais encore en bas ? » L’homme répon-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 797/1177

Page 797: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

dit : « Ô toi qui es plus bas que mon cul, pour-quoi ne répondais-tu donc pas, toi-même,quand je criais de l’intérieur : « Qui est là ?Qui est à la porte ? » Déguerpis donc d’ici auplus vite, ou je vais te faire rouler comme uneboule, ô mendiant visqueux et de malheur ! »Et Bacbac fut obligé, aveugle qu’il était, de des-cendre au plus vite l’escalier, tout seul. Il luirestait encore une vingtaine de marches à des-cendre, quand il fit un faux pas et tomba etse mit à dégringoler l’escalier jusqu’à la porte.Et, dans cette chute, il se contusionna forte-ment la tête, et se mit à geindre, tout en se re-mettant à marcher dans la rue. Alors plusieursde ses compagnons mendiants, qui le virentgeindre ainsi, lui en demandèrent la raison, etil la leur fit connaître. Puis il leur dit : « Mainte-nant, compagnons, il faudrait m’aider à retour-ner prendre chez moi quelque argent pour quej’achète de quoi manger dans cette journée, in-fructueuse et maudite. Je suis ainsi obligé detoucher à nos économies qui, vous le savez,

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 798/1177

Page 798: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

sont assez considérables, et dont vous m’avezconstitué le dépositaire. »

Or, derrière lui, était descendu l’homme enquestion, qui s’était mis à le suivre doucementet en le serrant de tout près, pour le surveillerun peu. Et il se mit donc à marcher derrièremon frère et les deux autres aveugles, sansqu’ils pussent s’en douter, jusqu’à ce qu’ilsfussent tous arrivés au gîte de Bacbac. Ils en-trèrent, et l’homme se faufila derrière eux vi-vement, avant qu’ils eussent eu le temps derefermer la porte. Et Bacbac dit à ses deuxcompagnons : « Avant tout, cherchez bien s’iln’y a pas quelque étranger qui se soit cachédans la chambre. » À ces paroles, l’homme, quiétait un voleur de profession et fort réputé par-mi ceux de son métier, vit une corde qui étaitattachée au plafond, saisit la corde et grim-pa lestement et sans bruit jusqu’au plafond oùil s’assit tranquillement sur une poutre. Alorsles deux mendiants se mirent à chercher partoute la chambre et en firent tout le tour à plu-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 799/1177

Page 799: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

sieurs reprises en tâtant dans les coins avecleurs bâtons. Cela fait, ils revinrent près demon frère qui alors retira de la cachette toutl’argent dont il était le dépositaire et le comptaavec ses deux compagnons. Et ils trouvèrentqu’il y avait juste dix mille drachmes. Puis cha-cun d’eux prit deux ou trois drachmes, et on re-mit tout l’argent dans les sacs, et on cacha denouveau les sacs. Ensuite l’un des trois men-diants sortit un instant pour acheter de quoimanger, et revint bientôt, et tira de son bissactrois pains, trois oignons et quelques dattes. Etles trois compagnons s’assirent en rond pourmanger.

Alors le voleur se laissa doucement glisserle long de la corde et vint s’accroupir à côtédes mendiants, et se mit à manger avec eux.Et comme il s’était mis à côté de Bacbac, quiavait l’ouïe très fine, Bacbac l’entendit qui fai-sait du bruit avec ses mâchoires en mangeant,et il s’écria : « Il y a un étranger au milieu denous ! » et il tendit vivement la main du côté

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 800/1177

Page 800: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

d’où il entendait venir le bruit des mâchoires,et justement sa main tomba sur le bras du vo-leur. Alors Bacbac et les deux mendiants seprécipitèrent sur le voleur et se mirent à crieret à le frapper de leurs bâtons, en aveuglesqu’ils étaient ; et ils appelèrent les voisins ausecours, en hurlant : « Ô musulmans ! accou-rez à notre aide ! c’est un voleur ! Il veut nousenlever le peu d’argent de nos économies ! »Et les voisins accoururent et trouvèrent Bacbacqui tenait solidement, aidé de ses deux compa-gnons, le voleur qui essayait de se défendre etde se dégager. Mais le voleur, à l’arrivée desvoisins, feignit d’être aveugle lui aussi et fermales yeux et s’écria : « Par Allah ! ô musulmans,je suis un aveugle et l’associé de ces trois quiveulent me frustrer de ma part dans les dixmille drachmes d’économies que nous possé-dons en commun. Je vous le jure par Allah !par le sultan ! par l’émir ! D’ailleurs, condui-sez-moi devant le wali ! » Alors arrivèrent lesgardes du wali qui se saisirent des quatrehommes et les conduisirent entre les mains

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 801/1177

Page 801: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

du wali, qui demanda : « Quels sont ceshommes ? » Et le voleur s’écria : « Écoute mesparoles, ô wali juste et perspicace, et la véritét’apparaîtra. Et même, si tu ne veux pas mecroire, mets-moi immédiatement à la torture,moi le premier, pour me forcer à dire la vérité ;et tu mettras ensuite mes autres compagnons àla torture ; et ils seront bien obligés de l’éclai-rer sur notre affaire ! » Et le wali s’écria : « Sai-sissez cet homme et jetez-le par terre et frap-pez-le jusqu’aux aveux ! » Alors les gardes sesaisirent du faux aveugle, et l’un d’eux lui pritles deux pieds, et les autres se mirent à lui ap-pliquer dessus de grands coups de fouet. Dèsles dix premiers coups, le faux aveugle se mità hurler, puis soudain ouvrit l’un de ses yeux,qu’il avait tenu constamment fermé ; et aprèsquelques autres coups, il ouvrit ostensiblementson second œil.

À cette vue, le wali furieux s’écria : « Quelleest cette perfidie, ô trompeur effronté ? » Il ré-pondit : « Fais suspendre ma peine et je t’expli-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 802/1177

Page 802: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

querai tout ! » Et le wali fit suspendre la peine,et le voleur dit : « Nous sommes ici quatre fauxaveugles qui trompons les gens pour recevoirl’aumône, et surtout pour avoir la facilité d’en-trer dans les maisons, de regarder les femmesà découvert, et de les corrompre et de les mon-ter et de les charger, et de les voler ensuite,et d’inspecter l’intérieur des maisons et de pré-parer le vol à coup sûr. Et comme nous exer-çons ce métier lucratif depuis déjà un certaintemps, nous avons pu amasser à nous quatre lasomme de dix mille drachmes. Or, aujourd’hui,je réclamai ma part à mes compagnons, qui re-fusèrent de me la donner et, par contre, merouèrent de coups, et m’auraient assommé siles gardes ne m’avaient tiré de leurs mains.Telle est la vérité, ô wali ! Maintenant, pourforcer mes compagnons à avouer, eux aussi,il n’y a qu’à leur appliquer le fouet commeà moi ! Et ils parleront ! Mais que les coupssoient bien assénés, sinon mes compagnons,qui sont fort endurcis, n’avoueront rien et segarderont bien d’ouvrir les yeux comme je le

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 803/1177

Page 803: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

fis moi-même ! » Alors le wali fit saisir monfrère le premier. Mon frère eut beau protester,il eut beau crier qu’il était aveugle de nais-sance, on lui appliqua une torture bien plusforte encore, tellement qu’il s’évanouit. Revenuà lui, il n’ouvrit pas les yeux, et le wali lui fitdonner trois cents autres coups de bâton, puistrois cents autres ; et la même chose aux deuxautres aveugles, qui n’ouvrirent, d’ailleurs, parles yeux, malgré les coups et les conseils duseul faux aveugle, leur compagnon improvisé.

Ensuite le wali fit quérir par le faux aveuglel’argent caché dans la chambre de Bacbac,mon frère, et donna le quart de cet argent,deux mille cinq cents drachmes, au voleur, et ilgarda tout le reste pour sa caisse.

Quant à mon frère et à ses deux compa-gnons, les deux aveugles mendiants, le wali,après le châtiment, leur dit : « Misérablestrompeurs ! vous mangez le pain, don d’Allah !et vous jurez par son nom que vous êtes

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 804/1177

Page 804: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

aveugles ! Sortez d’ici et qu’on ne vous revoiejamais plus à Baghdad ! »

Alors moi, ô commandeur des Croyants,ayant appris tout cela, je sortis de la ville à larecherche de Bacbac, et le trouvai, et le rame-nai secrètement à Baghdad, et le logeai chezmoi, et me chargeai de sa nourriture et de sonhabillement, et cela pour toujours !

Et telle est l’histoire de mon troisième frère,Bacbac l’aveugle ! »

À ce récit, le khalifat Montasser Billah semit à rire et dit : « Qu’on donne une gratifica-tion à ce barbier pour sa peine, et qu’il s’enaille ensuite ! » Mais moi, ô mes seigneurs, jerépondis : « Par Allah ! ô commandeur desCroyants, je ne saurais rien accepter avant dete raconter ce qui est advenu à mes trois autresfrères, et cela en peu de mots, pour te bienprouver combien je suis concis en paroles etpeu bavard de mon tempérament ! » Le khali-fat répondit : « Soit ! je veux bien subir le sup-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 805/1177

Page 805: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

plice d’avoir les oreilles rompues par tes ra-dotages et endurer encore quelques-unes detes importunités et lourdeurs, qui, d’ailleurs, nemanquent pas d’agrément. » Alors je dis :

HISTOIRE D’EL-KOUZ,LE QUATRIÈME FRÈRE DU BARBIER

« Mon quatrième frère, le borgne El-KouzEl-Assaouani, le Cruchon incassable, exerçait àBaghdad le métier de boucher. Il excellait dansla vente des viandes et des hachis, et savait àmerveille faire l’élevage et engraisser les mou-tons à grosse queue. Et il savait à qui vendrela bonne viande et à qui réserver la mauvaise.Aussi les principaux clients de la ville et lesplus riches des marchands ne s’approvision-naient que chez lui et n’achetaient guèred’autre viande que celle de ses moutons, desorte qu’en peu de temps il devint fort riche etpropriétaire de grands troupeaux et de grandespropriétés.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 806/1177

Page 806: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Cet état de prospérité ne cessant pas, monfrère El-Kouz était, un jour d’entre les jours,assis dans sa boutique, quand entra un grandcheikh à longue barbe blanche qui lui donna del’argent et lui dit : « Coupe-m’en, de la bonneviande ! » Et mon frère lui coupa ce qu’il avaitde meilleure viande, prit l’argent et rendit sonsalut au cheikh qui s’éloigna.

Alors mon frère examina les pièces d’argentqu’il venait de recevoir de l’inconnu, et consta-ta qu’elles étaient toutes neuves et d’une blan-cheur éblouissante. Aussi se hâta-t-il de lesmettre de côté, dans un coffret spécial, et sedit : « Voilà des pièces qui me porteront bon-heur ! »

Cinq mois durant, le vieux cheikh à lalongue barbe blanche ne cessa de venir tous lesjours remettre à mon frère El-Kouz quelques-unes de ces pièces d’argent blanches etneuves, pour de la viande fraîche et de bonnequalité ; et chaque fois, El-Kouz prenait soin demettre cet argent à part. Mais, un jour, El-Kouz

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 807/1177

Page 807: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

voulut compter tout l’argent qu’il avait amas-sé de cette manière, pour ensuite en acheterde beaux moutons et surtout quelques béliersqu’il voulait dresser à se battre entre eux, exer-cice fort recherché à Baghdad, ma ville. Maisà peine avait-il ouvert le coffret où il avaitmis l’argent du cheikh à la barbe blanche, qu’ils’aperçut qu’il n’y avait aucune espèce de mon-naie, et il ne trouva à la place que quelquesrondelles de papier blanc. À cette vue, il semit à se donner de grands coups sur la figureet la tête et à crier en se lamentant. Et il futbientôt le centre d’une grande quantité de pas-sants, auxquels il raconta sa mésaventure, sansque personne sût bien s’expliquer la cause de ladisparition de cet argent. Et El-Kouz continuaità crier et à dire : « Fasse Allah que ce mauditcheikh revienne maintenant, et je lui arracheraila barbe et le turban de mes propres mains ! »

À peine avait-il fini de prononcer ces der-nières paroles, que le vieillard apparut soudainet fendit vivement la foule assemblée et s’ap-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 808/1177

Page 808: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

procha de mon frère le boucher, comme pourlui donner de l’argent, selon son habitude. Etaussitôt mon frère se précipita sur lui et letint à la poitrine en s’écriant : « Ô musulmans,accourez ! secourez-moi ! Voici l’effronté vo-leur ! » Mais le cheikh ne perdit rien de songrand calme et, sans bouger, répondit à monfrère de façon à n’être entendu que de lui :« Choisis ! préfères-tu te taire ou aimes-tumieux te compromettre publiquement ? Carl’affront que je te ferai sera bien plus terribleque celui dont tu veux me charger ! » El-Kouzrépondit : « Mais quel affront peux-tu me faire,ô cheikh de bitume, et de quelle façon penses-tu me compromettre ? » Il dit : « Je prouveraidevant tous que tu vends habituellement auxgens de la viande humaine au lieu de viandede mouton ! » Mon frère répliqua : « Tu mens,ô mille fois menteur et mille fois maudit ! » Lecheikh dit : « N’est maudit et n’est menteur quecelui qui a dans sa boutique, en ce momentmême, un cadavre suspendu au crochet de saboucherie à la place d’un mouton ! » Mon frère

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 809/1177

Page 809: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

protesta vivement : « Si la chose est prouvéecomme tu la dis, ô chien fils de chien, mesbiens et mon sang t’appartiennent légitime-ment ! » Alors le cheikh se tourna vers la fouleet cria de toute sa voix : « Ô vous tous, mesamis, voyez ce boucher ! Jusqu’aujourd’hui ilnous a tous trompés, et a enfreint les préceptesde notre Livre ! Cet homme, tous les jours,au lieu de moutons, égorge des fils d’Adam etnous vend leur viande comme viande de mou-ton ! Et si vous voulez contrôler la vérité demon dire, vous n’avez qu’à entrer tous exami-ner sa boutique ! »

Aussitôt une clameur s’éleva de la foule quise précipita dans la boutique de mon frère et laprit d’assaut. Et, à la vue de tous, un cadavred’homme apparut suspendu au crochet, écor-ché, préparé, nettoyé et vidé ; et sur la plancheaux têtes, ils virent trois têtes humaines écor-chées et nettoyées et préparées au four pourêtre vendues ! Et, en effet, le cheikh à la longuebarbe blanche n’était autre qu’un sorcier versé

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 810/1177

Page 810: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

dans l’art de la magie et des envoûtements etbrusquement il avait pu faire aux yeux de tousd’une chose une autre chose.

À cette vue, tous les assistants se jetèrentsur mon frère en lui criant : « Impie ! sacrilège !fourbe ! » et lui tombèrent dessus, les uns àcoups de bâton, les autres à coups de fouet ;et les plus acharnés à lui porter les coups lesplus cruels étaient ses anciens clients et lesmeilleurs de ses amis. Quant au vieux cheikh,il se chargea pour sa part d’asséner un violentcoup de poing sur l’œil de mon frère, et lelui creva du coup irrémédiablement. Puis onprit le prétendu cadavre de l’égorgé, on garrotamon frère El-Kouz, et tout le monde, précédédu cheikh, arriva devant l’exécuteur de la loi.Et le cheikh lui dit : « Ô émir ! voici que nousamenons entre tes mains, pour qu’il subissela peine de ses crimes, cet homme, qui, dèslongtemps, égorgeait ses semblables pour envendre la chair comme viande de mouton. Tun’as plus qu’à prononcer la sentence et à faire

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 811/1177

Page 811: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

marcher la justice d’Allah, car voici tous les té-moins. »

Quant à mon frère, il eut beau se défendre,le juge ne voulut rien entendre de plus et lecondamna à subir cinq cents coups de bâtonsur le dos et le derrière ! Puis on confisqua tousses biens et toutes ses propriétés ; et il eut biende la chance d’avoir tant de richesses, car sanscela la peine pour lui eût été la mort sans re-mède. Puis on prononça contre lui la peine del’exil.

Mon frère, devenu borgne, le dos meurtride coups, presque mourant, sortit de la ville,et marcha droit devant lui, sans savoir où, jus-qu’à ce qu’il fût arrivé à une ville éloignée etinconnue de lui. Il s’y arrêta et résolut d’y fixerson habitation et d’y exercer le métier de save-tier, qui ne demande guère d’autre capital quede bonnes mains.

Il fixa donc sa résidence habituelle dansune encoignure, à l’angle de deux rues, et se

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 812/1177

Page 812: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

mit à travailler pour gagner son pain. Mais unjour qu’il était en train de coudre une pièceà une vieille babouche, il entendit des hennis-sements de chevaux et le bruit de la marchede nombreux cavaliers. Il demanda la causede tout ce tumulte et on lui répondit : « C’estle roi qui s’en va, selon son habitude, faire lachasse à pied et à courre, accompagné de toutesa suite. » Alors mon frère El-Kouz laissa unmoment son aiguille et son marteau, et se le-va pour voir passer le cortège du roi. Et pen-dant qu’il était debout et pensif, et rêvant à sonétat passé et présent, et aux circonstances qui,de boucher réputé, avaient fait de lui le der-nier des savetiers, le roi vint à passer à la têtede son merveilleux cortège ; et, par hasard, il yeut cette coïncidence que les yeux du roi tom-bèrent sur l’œil crevé de mon frère El-Kouz. Àcette vue, le roi changea de couleur et s’écria :« Qu’Allah me garde des malheurs de ce jourmaudit et de mauvais augure ! » Puis il fit tour-ner immédiatement bride à sa jument et re-broussa chemin, lui et toute sa suite et tous ses

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 813/1177

Page 813: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

soldats. Mais il donna en même temps l’ordreà ses esclaves de se saisir de mon frère et delui administrer le châtiment mérité. Et aussi-tôt les esclaves se précipitèrent sur mon frèreEl-Kouz et lui donnèrent tant de coups qu’ilsle laissèrent pour mort sur la route. Lorsqu’ilsse furent éloignés, El-Kouz se releva et rega-gna douloureusement son retrait sous la petitetoile qui l’abritait au coin de la rue, et il étaitmoulu et à peine vivant. Et comme, par hasard,un homme de la suite du roi était en retard etpassait devant son retrait, il l’adjura de s’arrê-ter, lui raconta le traitement qu’il venait de su-bir, et le pria de lui en dire le motif. L’hommese mit à rire aux éclats et lui répondit : « Monfrère, sache que notre roi ne peut tolérer la vued’un borgne, surtout si le borgne est borgne del’œil gauche ; cela lui porte malheur et il faittoujours tuer le borgne sans rémission. Aussi,je suis fort étonné que tu sois encore en vie. »

À ces paroles, mon frère, sans en entendredavantage, ramassa ses outils et ce qui lui res-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 814/1177

Page 814: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

tait de forces, et, sans tarder, il prit la fuite etne se reposa qu’une fois sorti de la ville. Et il semit à marcher jusqu’à ce qu’il fût arrivé à uneautre ville fort éloignée qui n’avait point de roini de tyran comme l’autre.

Il résida assez longtemps dans cette ville,en prenant soin, par précaution, de ne se mon-trer nulle part. Mais un jour qu’il était plustriste qu’à l’ordinaire, il sortit un peu pour res-pirer l’air et flâner un peu en regardant ; il en-tendit derrière lui des hennissements de che-vaux et aussitôt, se rappelant sa mésaventuredernière, il s’enfuit au plus vite et se mit à la re-cherche de quelque coin où se cacher ; mais iln’en trouva point. Toutefois il vit devant lui unegrande porte, et il poussa cette porte, qui céda,et il se précipita à l’intérieur. Devant lui s’al-longeait un grand corridor obscur, où il se ca-cha. Il y était à peine caché que soudain deuxhommes devant lui se dressèrent et se saisirentde lui et l’enchaînèrent et lui dirent : « Allahsoit loué, qui nous a permis enfin de te trou-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 815/1177

Page 815: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

ver, ô l’ennemi d’Allah et des hommes ! Voi-là trois jours et trois nuits que nous le cher-chons sans relâche, et tu nous as enlevé toutsommeil et tout repos. Et tu nous as fait goûterl’amertume de la mort ! » Et mon frère El-Kouzdit : « Mais, ô bonnes gens, à quoi Allah m’a-t-il donc condamné ? Et quel ordre vous a-t-il donc donné contre moi ? » Ils répondirent :« Tu veux nous perdre et perdre avec nous lemaître de cette maison ! Ne t’a-t-il donc pointsuffi de réduire tous tes amis à la misère, etle maître de cette maison à la dernière pau-vreté ? Et tu veux maintenant nous assassiner !Où est le couteau que tu tenais hier à la main,quand tu courais derrière l’un de nous ? » Àces paroles, ils se mirent à le fouiller et trou-vèrent à sa ceinture le couteau qui lui servaità couper le cuir du ressemelage. Alors ils ter-rassèrent El-Kouz et allaient l’égorger quand ils’écria : « Écoutez-moi, bonnes gens, je ne suisni un voleur ni un assassin ; mais j’ai une his-toire surprenante à vous raconter, et c’est mapropre histoire ! » Mais ils ne voulurent point,

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 816/1177

Page 816: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

l’écouter ; ils le foulèrent aux pieds et le bat-tirent et lui déchirèrent ses habits. Lorsqu’ilseurent ainsi déchiré ses habits et mis son dos ànu, ils virent sur son dos les cicatrices de tousles coups de bâton et de fouet qu’il avait re-çus dans les derniers temps, et ils s’écrièrent :« Ô maudit scélérat ! voici les traces des coupsanciens sur ton dos qui nous prouvent tous tescrimes passés ! » Et là-dessus, ils traînèrent lepauvre El-Kouz entre les mains du wali ; et El-Kouz réfléchissait à tous ses malheurs et se di-sait : « Combien grands doivent être mes pé-chés pour les ainsi expier, alors que je suis in-nocent de toute faute ! Pourtant je n’ai recoursqu’en Allah le Très-Haut ! »

Lorsqu’il fut entre les mains du wali, le walile regarda avec colère et lui dit : « Effronté mi-sérable ! certes les coups dont les traces sontsur ton dos nous sont une preuve suffisantede toutes tes malversations passées et pré-sentes. » Il dit et il ordonna qu’on lui adminis-trât aussitôt cent coups de verges ! Après quoi,

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 817/1177

Page 817: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

on le hissa et ficela sur le dos d’un chameau,et les crieurs le promenèrent à travers toute laville en criant : « Voilà la punition de celui quis’introduit criminellement dans la maison d’au-trui ! »

Mais la nouvelle de toutes ces mésaven-tures de mon frère El-Kouz ne resta pas long-temps sans me parvenir. Et je me mis aussitôtà sa recherche, et je finis par le retrouver et ce-la juste au moment où on le descendait éva-noui de sur le dos du chameau. Alors moi, ôcommandeur des Croyants, je me fis un devoirde le recueillir, de le soigner et de le rameneren secret à Baghdad, où je lui allouai de quoimanger et boire tranquillement jusqu’à la fin deses jours.

C’est là l’histoire de ce malheureux El-Kouz. Quant à mon cinquième frère, son aven-ture est surprenante et te prouvera, ô comman-deur des Croyants, combien je suis de beau-coup le plus prudent et le plus sage de mesfrères.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 818/1177

Page 818: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

HISTOIRE D’EL-ASCHÂRLE CINQUIÈME FRÈRE DU BARBIER

« C’est justement, ô commandeur desCroyants, celui de mes frères qui avait lesoreilles coupées et le nez également. On l’avaitnommé El-Aschâr, soit parce qu’il était grandet avait le ventre développé comme une cha-melle enceinte, soit aussi parce qu’il étaitcomme un grand chaudron. Mais cela ne l’em-pêchait point d’être d’une paresse extraordi-naire le jour, alors que, la nuit, il faisait toutessortes de commissions et gagnait de l’argentpour la journée suivante par toutes sortes demoyens illicites et assez bizarres.

Mais, à la mort de notre père, nous héri-tâmes chacun de cent drachmes d’argent. El-Aschâr, comme chacun de nous, prit les centdrachmes qui lui revenaient, mais ne sut guèrequel usage en faire. Enfin, il eut l’idée, entremille, de s’acheter un lot de verreries diverses

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 819/1177

Page 819: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

et de les vendre au détail ; et cela de préfé-rence à tout autre métier, à cause du peu demouvement que comportait ce métier-là.

Mon frère El-Aschâr devint donc marchandde verreries : à cet effet, il acheta un grandpanier où il mit les verreries, choisit un coind’une rue fréquentée, et s’y installa en mettantdevant lui le panier de verreries. Il s’accroupittranquillement, s’appuya le dos contre le murd’une maison, et se mit à offrir sa marchandiseaux passants, en la criant :

« Ô verres ! ô gouttes de soleil ! ô seins des ado-lescentes d’albâtre ! yeux de ma nourrice ! souffledurci et froid des vierges ! ô verres ! ô verres ! »

Mais le plus souvent El-Aschâr se taisait et,le dos bien appuyé à la muraille, il se laissaitaller à rêver tout haut. Et voici ce que, durantun de ces jours, au moment de la prière du ven-dredi, El-Aschâr pensait :

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 820/1177

Page 820: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

« Je viens de placer tout mon capital dansl’achat de ces verreries, à savoir centdrachmes. J’arriverai certes à vendre le toutdeux cents drachmes. Avec ces deux centsdrachmes j’achèterai encore d’autres verreries,et je les vendrai quatre cents drachmes, et jecontinuerai à vendre, à acheter et à vendrejusqu’à ce que je sois devenu possesseur d’ungrand capital. Alors j’achèterai de toutes les es-pèces de marchandises, drogueries et parfums,et je ne cesserai de vendre qu’après m’être faitde très importants bénéfices. Alors je pourraiacheter un grand palais, des esclaves, des che-vaux, et des selles avec des housses de bro-cart ouvragé d’or ; et je mangerai et je boirai ;et il n’y aura pas une chanteuse en ville queje n’inviterai à venir chanter dans ma maison.Puis je me mettrai en rapport avec toutes lesmarieuses les plus expertes de Baghdad et jeles enverrai auprès des rois et des vizirs ; et ilne se passera point un long temps que je neme marie avec, au moins, la fille du grand-vi-zir ! Car il m’est parvenu que cette jeune fille

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 821/1177

Page 821: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

est particulièrement belle et parfaite en perfec-tions ; aussi je lui constituerai une dot de milledinars d’or. Et je ne doute pas que son père, legrand-vizir, ne consente immédiatement à cemariage, mais, s’il n’y veut pas consentir, ehbien ! j’irai lui enlever sa fille en dépit de sonnez, et je la conduirai dans mon palais. Alors jem’achèterai dix jeunes garçons pour mon ser-vice particulier. Après cela, je me ferai fairedes habits royaux comme n’en portent que lessultans et les émirs ; et je commanderai au bi-joutier le plus habile de me faire une selle d’orincrustée de perles et de pierreries. Et alors,monté sur le plus beau cheval, que j’achèteraiau chef des bédouins du désert ou que je feraivenir de la tribu des Anezi, je me promèneraipar la ville avec des esclaves nombreux autourde moi, devant moi et derrière moi ; et, de lasorte, j’arriverai au palais du grand-vizir qui, àmon approche, se lèvera en mon honneur etme cédera sa place et se tiendra debout au-dessous de moi et s’estimera bien honoré d’êtremon beau-père. Et moi, j’aurai avec moi deux

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 822/1177

Page 822: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

jeunes esclaves porteurs d’une grande boursechacun, et dans chaque bourse il y aura milledinars. Je donnerai l’une des bourses au grand-vizir, comme dot de sa fille, et je lui ferai ca-deau de l’autre bourse simplement pour luimontrer ma générosité, ma magnanimité, etcombien à mes yeux le monde entier est peude chose. Puis je retournerai avec gravité chezmoi ; et lorsque ma fiancée m’enverra une per-sonne pour me faire parvenir ses compliments,je comblerai d’or cette personne et je lui feraicadeau d’étoffes précieuses et de robes magni-fiques. Et si le vizir vient à m’envoyer quelquecadeau de noces, je ne l’accepterai pas et jele lui retournerai, même si c’est un cadeau detrès grand prix, et tout cela pour lui bien prou-ver que j’ai l’âme haut placée et que je suisincapable de la moindre indélicatesse. Aprèsquoi, je fixerai moi-même le jour de mes noceset les détails de la cérémonie ; et je donneraimes ordres pour que rien ne soit épargné, tantpour le festin que pour le nombre et la qualitédes joueurs d’instruments, des chanteurs, des

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 823/1177

Page 823: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

chanteuses et des danseuses. Et je ferai dansmon palais tous les préparatifs nécessaires, jel’ornerai et le tendrai partout de tapis, et je jon-cherai le sol de fleurs depuis l’entrée jusqu’à lasalle du festin, et je ferai arroser le sol avec del’eau de roses et d’autres eaux de senteur.

» La nuit de mes noces, je revêtirai mesplus beaux habits et monterai m’asseoir sur untrône placé sur une estrade élevée, toute ten-due d’étoffes brodées de soie avec des des-sins de fleurs et des lignes colorées agréable-ment. Et pendant tout le temps que durerontles cérémonies et que l’on promènera au milieude la salle, ma femme avec tous ses atours etplus brillante que la pleine lune du mois de Ra-madân, moi je resterai immobile et grave etne la regarderai même pas, et ne tournerai latête ni à droite ni à gauche, et cela pour bienfaire voir la gravité de mon caractère et ma sa-gesse ! Et on finira par conduire ma femme de-vant moi, dans toute la fraîcheur de sa beautéet toute parfumée délicieusement. Et je ne bou-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 824/1177

Page 824: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

gerai pas davantage, au contraire ! Et je res-terai ainsi indifférent et grave jusqu’à ce quetoutes les femmes présentes à la noce se soientapprochées de moi et m’aient dit : « Ô notremaître et la couronne de nos têtes, voici tonépouse et ton esclave qui se tient respectueu-sement entre tes mains, et qui attend que tului fasses la grâce d’un regard. Elle est si fati-guée d’être ainsi debout ! et elle n’espère queton ordre pour s’asseoir ! » Mais, moi, je neprononcerai pas une seule parole, et ferai en-core mieux désirer ma réponse. Et alors toutesles femmes et toutes les invitées se prosterne-ront en baisant la terre beaucoup de fois de-vant ma grandeur. C’est seulement alors que jeconsentirai à abaisser mes yeux et à daignerregarder ma femme, mais rien qu’une fois, d’unseul regard ; après quoi, je relèverai les yeuxet reprendrai mon air de grande indifférence.Et les servantes emmèneront ma femme et,moi, je me lèverai et je descendrai changer devêtements pour en mettre d’autres bien plusriches et bien plus somptueux. Et on ramènera,

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 825/1177

Page 825: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

une seconde fois, devant mon estrade, la nou-velle mariée revêtue d’autres habits et avecd’autres atours et disparaissant sous l’amas desbijoux, de l’or et des pierreries, et parfuméeavec d’autres parfums bien plus agréables. Etj’attendrai que l’on m’en ait prié, à diversesreprises, pour regarder mon épouse, et toutde suite je relèverai les yeux pour ne plus lavoir. Et je continuerai d’agir de la sorte jusqu’àce que toutes les cérémonies soient complète-ment terminées.

— Mais, à ce moment de sa narration, Schah-razade vit apparaître le matin et, discrète, ne vou-lut point abuser davantage, cette nuit-là, de lapermission accordée.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 826/1177

Page 826: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Et lorsque fut la trente-deuxième nuit.

Elle continua ainsi à conter l’histoire au roiSchahriar.

Il m’est parvenu, ô roi fortuné, que le barbiernarra de la façon suivante la suite de l’aventure deson cinquième frère El-Aschâr :

» … jusqu’à ce que toutes les cérémoniessoient complètement terminées. Alors j’ordon-nerai à quelques-uns de mes jeunes esclavesde prendre une bourse contenant cinq cents di-nars en petite monnaie, et de jeter cette mon-naie par poignées dans toute la salle et d’endistribuer autant à tous les joueurs d’instru-ments et chanteurs, et autant à toutes les sui-vantes de mon épouse. Et les suivantes, aprèscela, conduiront mon épouse dans sa chambre,

Page 827: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

où je me rendrai moi-même, après m’être long-temps fait attendre. Lorsque j’entrerai chezelle, j’irai, sans la regarder, et en traversant lesrangs des femmes alignées sur deux files dansla chambre, m’asseoir sur le divan, et je de-manderai une coupe d’eau parfumée et sucrée,et je la boirai tranquillement, après avoir rendugrâces à Allah.

» Quant à mon épouse, je continuerai à nepas m’apercevoir de sa présence sur le lit,toute prête à me recevoir ; et pour l’humilieret lui faire bien sentir ma supériorité et le peude cas que je fais d’elle, je ne lui adresseraipas une seule fois la parole et je lui apprendraide cette façon comment j’entends en user àl’avenir avec elle. Car ce n’est point autrementqu’on arrive à rendre les femmes dociles,douces et tendres. Et, en effet bientôt je verraientrer et s’approcher la femme de mon oncle,qui se mettra à m’embrasser la tête et les mainset à me dire : « Ô mon maître, daigne regarderton esclave, ma fille, qui désire ardemment ton

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 828/1177

Page 828: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

approche, et lui faire l’aumône d’une paroleseulement ! » Mais moi, malgré les paroles res-pectueuses de la femme de mon oncle, quin’aura pas osé m’appeler son gendre parcrainte de paraître trop familière, je ne lui feraiaucune réponse. Alors elle continuera à mesupplier pour me toucher et elle finira, j’en suissûr, par se jeter à mes pieds, qu’elle baisera,ainsi que le pan de ma robe, et cela bien desfois, et par me dire : « Ô mon maître, je te jurepar Allah que ma fille est belle et vierge ! Jete jure par Allah qu’aucun homme n’a jamaisvu ma fille à découvert ni connu la couleur deses yeux ! De grâce, cesse de lui faire cet af-front et de l’humilier aussi grandement ! Re-garde comme elle est humble et soumise ; ellen’attend plus qu’un signe de toi pour te satis-faire en toutes choses ! »

» Là-dessus, la femme de mon oncle se lè-vera et me remplira une coupe d’un vin exquis,et donnera la coupe à sa fille qui aussitôt vien-dra me l’offrir avec soumission et toute trem-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 829/1177

Page 829: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

blante. Et moi, nonchalamment appuyé sur lescoussins de velours brodé d’or du divan, je lalaisserai se présenter entre mes mains et jeme plairai, sans la regarder, à la voir debout,elle, la fille du grand-vizir, devant moi, l’ancienmarchand de verreries qui criait sa marchan-dise au coin des rues :

» Ô gouttes de soleil ! seins des adolescentesd’albâtre ! yeux de ma nourrice ! souffle durci etfroid des vierges, ô verres ! ombilic d’enfant, ôverres ! miel coloré, ô verres !

» Et elle, devant tant de noblesse et degrandeur, ne pourra que me prendre pour unfils de quelque illustre sultan dont la gloireremplit le monde. Et elle me dira, les larmesaux yeux : « Ô mon seigneur, de grâce ! ne re-fuse pas cette coupe et ne la repousse pas desmains de ton esclave ! Car je suis la dernièrede tes esclaves ! » Mais, moi, à ces paroles jene ferai aucune réponse. Et elle alors finira pars’enhardir un peu, devant mon silence, et in-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 830/1177

Page 830: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

sistera auprès de moi pour me faire prendre lacoupe de vin, et l’approchera elle-même genti-ment de mes lèvres. Mais moi, devant une pa-reille familiarité, je deviendrai furieux, je la re-garderai terriblement et lui appliquerai sur lafigure un grand soufflet et lui allongerai dans leventre un violent coup de pied, là, comme ce-ci… »

Mon frère, continua le barbier, en pronon-çant ces paroles, fit le geste d’allonger leviolent coup de pied à sa prétendue femme,et le coup porta en plein sur le panier fragilequi contenait les verreries devant lui ; et le pa-nier, avec tout son contenu, roula au loin ! et ilne resta que des débris de tout ce qui consti-tuait toute la fortune de ce fou. Ah ! si j’avaisété là à ce moment, ô émir des Croyants, jel’aurais châtié comme il méritait, ce frère pleind’insupportable vanité et de fausse grandeurd’âme !

Mais, devant ces dégâts sans remède, El-Aschâr se mit à se donner de grands coups sur

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 831/1177

Page 831: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

la figure et à déchirer ses habits de désespoiret à pleurer et à se lamenter tout en continuantà se frapper. Alors, comme ce jour-là était pré-cisément un vendredi et que la prière de midiallait commencer dans les mosquées, les gensqui sortaient de chez eux virent mon frère danscet état, et les uns s’arrêtèrent à s’apitoyer surlui, et les autres continuèrent leur chemin enle traitant de fou et en riant extrêmement, unefois qu’ils eurent appris, d’un voisin, les détailsde l’extravagance de mon frère.

Pendant que mon frère se lamentait de lasorte en déplorant la perte de son capital avecles intérêts, voici qu’une femme de haut rangvint à passer par là se rendant à la mosquéepour la prière du vendredi. Elle dépassait enbeauté les femmes les plus belles ; de tout elle,se dégageait une vivifiante odeur de musc ; elleétait montée sur une mule harnachée de ve-lours et de brocart d’or ; elle était accompa-gnée d’un nombre considérable de serviteurset d’esclaves. À la vue de tous ces verres cas-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 832/1177

Page 832: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

sés et de mon frère qui se lamentait si fort enpleurant, la compassion entra dans son cœuret la pitié, et elle s’informa du motif d’un teldésespoir. Il lui fut répondu que le pauvrehomme avait un panier de verreries dont lavente le faisait vivre, que c’était là tout son ca-pital, mais qu’il ne lui en restait plus rien aprèsl’accident qui lui avait tout cassé en morceaux.Alors cette femme appela l’un de ses serviteurset lui dit : « Donne à ce pauvre homme tout ceque tu portes d’argent sur toi. » Et le serviteurdétacha immédiatement de son cou, où elleétait fixée par un cordon, une grande boursequ’il remit à mon frère. El-Aschâr la prit, l’ou-vrit et y trouva, après les avoir comptés, cinqcents dinars d’or. À cette vue, il faillit mourird’émotion et de la force de sa joie, et il se mit àappeler sur sa bienfaitrice toutes les grâces etles bénédictions d’Allah.

Devenu ainsi riche d’un moment à l’autre,El-Aschâr, la poitrine dilatée de plaisir, se ren-dit à sa maison pour y mettre cette fortune, et

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 833/1177

Page 833: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

il s’apprêtait à sortir pour aller à la recherchede quelque belle maison à louer où vivre à sonaise, quand il entendit frapper doucement àla porte. Il se leva et courut ouvrir et vit unevieille femme qu’il ne connaissait point et quilui dit : « Ô mon enfant, sache que le tempsde la prière en ce jour saint du vendredi estpresque écoulé, et je n’ai pas encore pu fairemes ablutions d’avant la prière. Je te prie doncde me permettre d’entrer un instant chez toifaire mes ablutions à l’abri des indiscrets. » Etmon frère lui répondit : « J’écoute et j’obéis ! »et il lui ouvrit toute grande la porte et l’intro-duisit et la mena à la cuisine, où il la laissaseule.

Au bout de quelques instants, la vieille vintretrouver mon frère dans sa chambre, et là ellese tint sur le vieux morceau de natte qui ser-vait de tapis dans la chambre, y fit quelquesgénuflexions assez à la hâte, puis elle terminasa prière en faisant pour mon frère des vœuxfort bien dits et pleins de componction. Et mon

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 834/1177

Page 834: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

frère, qui d’ailleurs ne se possédait pas de bon-heur, la remercia vivement et, tirant de sa cein-ture deux dinars d’or, les lui tendit généreu-sement. La vieille les repoussa avec dignitéet s’écria : « Ô mon enfant, qu’Allah soit louéqui t’a fait si généreux ! Aussi je ne m’étonneplus que tu saches si vite inspirer de la sym-pathie aux gens, même à ceux qui, commemoi, ne t’ont vu qu’une seule fois. Quant àcet argent que tu veux bien m’offrir, remets-le dans ta ceinture, car, à en juger à ta mine,tu dois être un pauvre saâlouk, et cet argentte doit être plus nécessaire qu’à moi, qui n’enai guère besoin. Et si vraiment, toi-même, tupeux aussi t’en dispenser, tu n’as qu’à le rendreà la noble femme qui te l’avait donné en voyanttes verres cassés en morceaux. » Mon frèrerépondit : « Comment ! ma bonne mère, tuconnais donc cette femme ? Dans ce cas, jete prie de me rendre le service de m’indiquerle moyen de la revoir. » La vieille répondit :« Mon fils, cette jeune femme, qui est fortbelle, ne t’a fait cette générosité que pour t’ex-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 835/1177

Page 835: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

primer son penchant pour toi, qui es jeune,beau et vigoureux, alors que son mari est im-puissant et bien en retard, une fois au lit, avecelle ; car il est affligé d’une paire d’œufs froidsà faire pitié. Lève-toi donc, mets tout ton ordans ta ceinture, de peur qu’on ne te le voledans cette maison sans cadenas, et viens avecmoi. Car je dois te dire que je suis au servicede cette jeune dame depuis longtemps, et c’estmoi qui lui fais toutes ses commissions se-crètes. Une fois que je t’aurai introduit, nemanque pas d’être très empressé auprès d’elle,de lui dire toutes sortes de paroles gentilleset de lui faire tout ce dont tu es capable ; etplus ce sera, mieux tu te l’attacheras ; car elle,de son côté, n’épargnera rien pour te procurertous les plaisirs, et tu seras le maître absolu desa beauté et de ses richesses, entièrement ! »

Lorsque mon frère entendit ces paroles dela vieille, il se leva, fit comme elle lui avaitdit et suivit la vieille qui se mit à marcher,et mon frère marcha derrière elle, jusqu’à ce

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 836/1177

Page 836: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

qu’ils fussent arrivés tous deux à un grand por-tail que la vieille heurta d’une façon particu-lière. Et mon frère était dans une très grandeémotion et ne se sentait pas de bonheur.

Au signal donné par la vieille femme, unejeune esclave grecque fort jolie vint ouvrir laporte très gentiment et leur souhaita la bien-venue en souriant d’un sourire engageant. Lavieille entra et mon frère la suivit ; et il futintroduit par la petite grecque dans une sallegrande et magnifique, située au milieu de cettevaste demeure, et tendue de grands rideauxde soie brodée d’or fin, et tapissée somptueu-sement. Et mon frère, se trouvant seul, s’assitsur un divan et enleva son turban, qu’il déposasur ses genoux, et s’essuya le front. Mais àpeine était-il là que les rideaux s’écartèrent, etapparut une adolescente incomparable et querien ne pouvait égaler devant les regards émer-veillés des hommes ; et elle avait sur elle toutce que l’on pouvait imaginer de beau en fait de

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 837/1177

Page 837: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

vêtements. Et mon frère El-Aschâr se leva de-bout sur ses deux pieds.

Et l’adolescente, lorsqu’elle le vit, se mit àlui sourire de ses yeux, et se hâta d’aller fermerla porte, qui avait été laissée ouverte. Elle s’ap-procha alors de mon frère, lui prit la main, etl’attira à elle sur le divan de velours d’or. Là ilserait inutile de détailler tout ce que, une heuredurant, mon frère et l’adolescente se firent l’unà l’autre en embrassades, copulations, baisers,morsures, caresses, coups de zebb, torsions,contorsions, variations, premièrement, deuxiè-mement, troisièmement, et autrement.

Après ces ébats, la jeune femme se releva etdit à mon frère : « Mon œil, ne bouge pas d’iciavant que je ne revienne ! » Puis elle sortit vi-vement et disparut.

Et voici que soudain, horrible et l’œil enfeu, à la porte brusquement ouverte, un nègreapparut, grand et tenant un glaive nu à la main,un glaive aux éclairs aveuglants. Et il cria au

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 838/1177

Page 838: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

terrifié El-Aschâr : « Malheur à toi, misérable !Comment as-tu osé pénétrer dans ce lieu, ôfils de putain, fils adultérin, produit mêlé detous les œufs pourris des scélérats ! » À ce lan-gage assez violent mon frère ne sut quelle ré-ponse apporter, et sa langue se paralysa et tousses muscles s’annihilèrent et il devint jaune deteint et affaissé de corps. Alors le nègre le prit,le mit complètement nu, et, pour allonger sonsupplice, se mit à lui donner de grands coupsdu plat de son sabre, et de la sorte plus dequatre-vingts coups ; puis il lui enfonça sonsabre dans les chairs en plusieurs endroits, jus-qu’à ce que mon frère tombât à terre et que lenègre le crût mort. Alors il appela d’une voixterrible, et aussitôt arriva une négresse avecun plateau rempli de sel. Elle posa le plateau àterre et se mit à remplir de ce sel les blessuresde mon frère qui, malgré ses souffrances hor-ribles, n’osait donner de la voix de peur qu’onl’achevât. Puis elle le couvrit entièrement de cesel et s’en alla. Alors le nègre poussa un se-cond cri aussi épouvantable que le premier, et

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 839/1177

Page 839: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

la vieille femme se présenta et aidée du nègre,fouilla les habits et la ceinture de mon frère,et en enleva tout l’or ; puis elle prit mon frèrepar les pieds et le traîna à travers les chambresjusqu’à un endroit de la cour où, par une ou-verture, elle le lança au fond d’un trou noir oùelle avait l’habitude de précipiter les cadavresde tous ceux que ses artifices attiraient danscette maison pour servir de monteurs solidesà l’assaut de sa jeune maîtresse, et pour en-suite être dépouillés et jetés dans ce souter-rain, après avoir été recouverts de sel afin queleurs corps ne sentissent pas mauvais.

Le souterrain au fond duquel mon frère El-Aschâr fut jeté était grand et plein de ténèbres,et les corps de ceux qui y avaient été précipitéss’amassaient en tas les uns sur les autres. Etil demeura là-dedans deux jours pleins, dansl’impossibilité d’aucun mouvement par suitede ses blessures et de sa chute. Mais Allah(qu’il soit glorifié et loué !) voulut que le seldont mon frère avait été bourré fût justement

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 840/1177

Page 840: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

la cause de sa guérison et empêchât le sangde se corrompre et l’étanchât. Ses blessures envoie de cicatrisation et ses forces un peu re-venues, mon frère put se dégager d’entre lescorps des morts, et se traîner tout le long dusouterrain à la faveur d’une faible lumière quilui parvenait du fond ; cette lumière provenaitd’une lucarne au mur qui fermait le souterrain.Il put se hisser jusqu’à la lucarne et de là reve-nir à la clarté du jour, hors du souterrain.

Il se hâta alors de regagner sa maison, où jevins le trouver et le soignai avec les remèdesque je savais tirer des plantes et des sucs vé-gétaux, et, au bout d’un certain temps, monfrère, complètement guéri, résolut de faire ex-pier à la vieille femme et aux autres le supplicequ’il avait enduré. Il se mit à la recherche dela vieille et suivit ses traces et remarqua l’en-droit où elle venait tous les jours pour attirerles jeunes gens qui devaient satisfaire sa maî-tresse et devenir ensuite ce qu’ils devenaient.Et, un jour, il se déguisa en Persan étranger

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 841/1177

Page 841: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

s’entoura la taille d’une ceinture qu’il remplitde morceaux de verre pour faire croire quec’était de l’or, cacha un grand sabre sous salongue robe de Persan, et alla attendre l’arrivéede la vieille, qui ne tarda pas à paraître. Aussi-tôt il s’approcha d’elle, fit semblant de mal par-ler l’arabe, notre langue, et imita le parler bar-bare des Persans pour dire à la vieille femme :« Bonne vieille, je suis un étranger et je vou-drais savoir où trouver un trébuchet pour peseret contrôler ces neufs cents dinars d’or, que j’ailà dans ma ceinture et que je viens de toucherpour la vente des marchandises que j’avais ap-portées de mon pays. » La maudite vieille demalheur lui répondit : « Mais certes, mon jeuneami ! tu tombes bien, car justement mon fils,qui est un beau garçon comme toi, est chan-geur de sa profession et te prêtera bien son tré-buchet. Viens donc, que je te conduise chezlui ! » Il lui dit : « Marche alors devant moi ! »Et elle marcha devant lui et lui derrière elle jus-qu’à ce qu’ils fussent arrivés à la maison enquestion. Et la même jeune esclave grecque

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 842/1177

Page 842: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

leur vint ouvrir, en souriant agréablement, etla vieille lui dit à voix basse : « Cette fois, j’ap-porte à notre maîtresse des muscles solides etde la chair bien à point ! » Et la jeune esclaveprit mon frère par la main et le conduisit dansla salle aux soieries, et resta avec lui à l’amuserquelques instants, puis alla prévenir sa maî-tresse, qui arriva et fit avec mon frère tout cequ’elle avait fait la première fois : et il n’y a au-cune utilité à le répéter. Puis elle se retira etsoudain apparut l’horrible nègre avec le glaivenu à la main, qui lui cria de se lever et de lesuivre en le traitant comme la première fois. Etalors mon frère, qui marchait derrière le nègre,sortit tout à coup le sabre de dessous sa robe,et d’une seule fois coupa net la tête du nègre.Au bruit de la chute, accourut la négresse, quisubit le même sort, puis l’esclave grecque, dontla tête vola d’un seul coup. Puis vint le tour dela vieille, qui accourait, prête à mettre la mainsur le butin. À la vue de mon frère, le bras cou-vert de sang et le sabre à la main, elle fut épou-vantée et tomba sur le sol ; et mon frère la prit

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 843/1177

Page 843: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

par les cheveux et lui cria : « Me reconnais-tu, ô vieille putain, fille de putain, ô pourriede malheur ? » Et la vieille répondit : « Ô monmaître, je ne te reconnais pas ! » Mon frère dit :« Sache donc, ô vieille avaleuse de zebbs, queje suis celui-là même chez lequel tu étais venufaire tes ablutions, ô cul de vieux singe ! celuique tu avais entraîné ici pour qu’il montât tamaîtresse et la satisfît, celui que tu avais traî-né par les pieds pour le jeter dans le souter-rain ! » Et, ce disant, mon frère, d’un seul coupde sabre, trancha la vieille et en fit deux mor-ceaux, puis, cela fait, il se mit à la recherche dela jeune femme qui avait par deux fois copuléavec lui.

Il la trouva bientôt, occupée à s’attifer età se parfumer, dans une pièce retirée. À savue, elle jeta un cri terrifié et se précipita à sespieds en implorant la vie sauve ; et mon frère,se souvenant des plaisirs vrais qu’elle lui avaitprocurés et qu’elle avait eus avec lui, lui ac-corda généreusement la vie sauve, et lui dit :

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 844/1177

Page 844: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

« Mais comment se fait-il que tu sois au mi-lieu de cette maison, sous la gouverne de cethorrible nègre que j’ai tué de ma main et qui adû te faire bien des horreurs ? » Elle répondit :« Ô mon maître, avant d’être enfermée danscette maison maudite, j’étais la propriété d’unriche marchand de la ville ; et cette vieille étaitune amie de la maison et venait souvent nousvoir et me témoignait, à moi surtout, beaucoupd’attachement. Un jour d’entre les jours, ellevint à moi et me dit : « Je suis invitée à unenoce qui n’a jamais eu sa pareille, et personneau monde n’en a encore vu une semblable. Etje viens pour t’emmener avec moi ! » Je melevai, je mis mes plus beaux habits et je prisavec moi une bourse contenant cent dinars etje partis avec la vieille. Nous arrivâmes bientôtà cette maison, où la vieille m’introduisit et oùje tombai, par sa ruse, entre les mains et sousla puissance du nègre atroce qui, après m’avoirravi ma virginité, me retint ici par la force etme fit servir ses desseins criminels, aux dépensde la vie des jeunes gens riches que la vieille

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 845/1177

Page 845: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

lui procurait. Et c’est ainsi que depuis troisans je ne suis qu’une chose entre les mains dela misérable vieille. » Alors mon frère lui dit :« Comme ton sort fut malheureux ! Mais, dis-moi, depuis le temps que tu es ici, tu dois sa-voir s’il y a beaucoup de richesses amasséespar ces criminels ! » Elle répondit : « Certes, ily en a ! et tant, en vérité, que je doute fortque tu puisses tout emporter à toi seul ; car dixhommes n’y suffiraient pas. Viens, d’ailleurs,voir de ton propre œil ! » Et elle prit mon frèreet lui fit voir de grands coffres remplis de mon-naie de tous les pays et de bourses de toutesles formes. Et mon frère en resta ébloui et im-mobile. Elle lui dit alors : « Ce n’est pas là lemoyen de faire sortir tout cet or ! Va donc cher-cher une quantité de portefaix et reviens aveceux pour les charger de tout cet or. Et, pen-dant ce temps, je vais moi-même préparer lescharges. »

Mon frère se hâta alors de courir à la re-cherche des portefaix, et, au bout d’un certain

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 846/1177

Page 846: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

temps, il revint avec dix hommes tenant cha-cun une grande couffe vide.

Mais, en arrivant à la maison, mon frèretrouva la grande porte largement ouverte ; etla jeune femme avait disparu, elle et tous lesgrands coffres. Et il comprit qu’elle s’était jouéede lui pour emporter à elle seule les principalesrichesses. Pourtant il se consola, en voyanttoutes les belles choses qui restaient dans lamaison et toutes les valeurs qui étaient enfer-mées dans les armoires, toutes choses qui pou-vaient le rendre riche pour le restant de sesjours. Aussi se promit-il de transporter tout ce-la le lendemain ; et, comme il était brisé de fa-tigue, il s’étendit sur le grand lit somptueux ets’endormit.

Le lendemain, en se réveillant, il fut à la li-mite de la terreur quand il se vit entouré parvingt gardes du wali, qui lui dirent : « Lève-toi tout de suite et viens avec nous chez lewali, qui te demande ! » Et ils l’emmenèrent,et refermèrent et scellèrent les portes, et le li-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 847/1177

Page 847: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

vrèrent aux mains du wali, qui lui dit : « J’ai ap-pris toute ton histoire et les assassinats que tuas commis et le vol que tu allais faire. » Alorsmon frère s’écria : « Ô wali, donne-moi le signede la sécurité et je te raconterai la vérité ! »et le wali alors lui donna le petit voile, signede la sécurité, et mon frère lui raconta toutel’histoire depuis le commencement jusqu’à lafin ; et il n’y a aucun profit à la répéter. Puismon frère ajouta : « Maintenant, ô wali pleind’idées justes et droites, si tu veux, je consensà partager avec toi tout ce qui reste dans cettemaison, et cela à parts égales ! » Mais le walirépliqua : « Comment ! tu oses prétendre aupartage ! Or, par Allah ! tu n’auras rien, carje dois prendre le tout et ne te rien laisser !Et tu dois t’estimer fort heureux d’avoir la viesauve ! D’ailleurs, tu vas immédiatement quit-ter la ville et ne plus y paraître, sinon tu subirasle pire châtiment ! « Et le wali, qui craignaitque le khalifat vint à savoir l’histoire de l’en-lèvement de l’argent pour son seul compte àlui, wali, exila mon frère. Et mon frère fut ainsi

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 848/1177

Page 848: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

obligé de fuir au loin. Mais, pour que la des-tinée s’accomplît entièrement, à peine était-ilhors des portes de la ville, qu’il fut assailli pardes brigands qui, ne trouvant sur lui ni or nivaleurs, se contentèrent de lui prendre les ha-bits qu’il avait sur lui, de le mettre nu, et de luidonner une quantité de coups de bâton ; et ilsfinirent, pour le punir de les frustrer d’une au-baine sur laquelle ils comptaient, par lui cou-per les oreilles et le nez également.

Et c’est alors que moi, ô commandeur desCroyants, je finis par apprendre les mésaven-tures de ce pauvre El-Aschâr. Alors je me misà sa recherche, et je n’eus de paix qu’en le re-trouvant. Et je le menai chez moi, je le soi-gnai, je le guéris et lui allouai de quoi mangeret boire pour le restant de ses jours.

Là est l’histoire d’El-Aschâr !

Mais pour ce qui est de l’histoire de monsixième frère et dernier, ô émir des Croyants,

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 849/1177

Page 849: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

elle mérite d’être entendue avant que je neprenne le temps de me reposer.

HISTOIRE DE SCHAKÂLIKLE SIXIÈME FRÈRE DU BARBIER

« Il s’appelait Schakâlik, le Pot fêlé, ô com-mandeur des Croyants, et c’est lui, d’entre mesfrères qui avait les lèvres coupées, et nonseulement les lèvres, mais aussi le zebb. Etson zebb ainsi que ses lèvres furent coupés àla suite de circonstances étonnantes extrême-ment.

Schakâlik, ce sixième frère, était d’entrenous sept le plus pauvre ; il était tout à faitpauvre. Je ne parle pas des cent drachmes del’héritage de notre père, car ces centdrachmes, Schakâlik, qui n’avait jamais vu desa vie autant d’argent à la fois, se hâta de lesmanger en une nuit en compagnie des chiffesdéplorables du quartier gauche de Baghdad.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 850/1177

Page 850: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Il n’était donc possesseur d’aucune des va-nités de ce monde périssable, et ne vivait quegrâce aux aumônes des gens qui le recevaientchez eux à cause de ses bons mots et de sesdrôleries.

Un jour d’entre les jours, Schakâlik étaitsorti à la recherche de quelque subsistancepour soutenir son corps exténué par les pri-vations, et il se trouva, en marchant par lesrues, devant la façade d’une magnifique mai-son qui s’ouvrait par un grand portique élevéde plusieurs marches. Et, sur les marches età l’entrée, il y avait un nombre considérablede serviteurs, de jeunes esclaves, d’officiers etde portiers. Et mon frère Schakâlik s’approchade quelques-uns de ceux qui stationnaient làet leur demanda à qui appartenait cette mer-veilleuse bâtisse. Ils répondirent : « Elle est lapropriété d’un homme d’entre les fils desrois. » Puis mon frère s’approcha des portiersqui étaient assis sur un grand banc au hautdes marches et leur demanda l’aumône, pour

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 851/1177

Page 851: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Allah ! Ils lui répondirent : « Mais d’où viens-tu donc pour ignorer que tu n’as qu’à entrerte présenter à notre maître pour qu’aussitôt tusois comblé de ses dons ? » Alors mon frèreentra, franchit le grand portique, traversa lacour spacieuse et le jardin, qui était rempli desplus beaux arbres et d’oiseaux chanteurs. Cettecour était pavée des plus beaux marbres blancset noirs, et le jardin était incomparable de te-nue, et nul humain n’en avait jamais vu le pa-reil. Tout autour, régnait une galerie à jour pa-vée de marbre ; de grands rideaux y entrete-naient la fraîcheur pendant les heures chaudes.Et mon frère continua à marcher et entra dansla salle principale, qui était toute couverte decarreaux de porcelaine colorés de bleu, de vertet d’or, avec des fleurs et des feuillages en-trelacés ; au milieu de la salle, il y avait unbeau bassin d’albâtre où coulait l’eau fraîcheavec un bruit fort doux. Une merveilleuse nattecolorée tapissait la moitié surélevée du sol ;et, appuyé sur des coussins de soie brodéed’or, sur la natte était assis à son aise un très

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 852/1177

Page 852: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

beau vieillard à la longue barbe blanche et àla figure éclairée par un sourire bienveillant.Et mon frère s’avança et dit au vieillard à labelle barbe : « Que la paix soit avec toi ! » Etle vieillard aussitôt se leva et répondit : « Etque sur toi soient la paix et la miséricorde d’Al-lah et ses bénédictions ! Que souhaites-tu, ô toitel ? » Mon frère répondit : « Ô mon maître, tedemander seulement l’aumône, car je suis ex-ténué par la faim et les privations ! »

À ces paroles, le vieillard montra unegrande commisération, et fut pris d’une telledouleur en apprenant cet état infortuné demon frère, qu’il fut sur le point de se déchirerles habits, et il s’écria : « Par Allah ! est-il doncpossible que je sois dans une ville et qu’unêtre humain soit dans cet état de faim où tute trouves ! Vraiment c’est là une chose queje ne puis supporter avec patience ! » Et monfrère s’écria en élevant ses deux mains versle ciel : « Qu’Allah t’accorde ses bénédictions !et bénis soient tes générateurs ! » Le vieillard

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 853/1177

Page 853: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

dit : « Il faut absolument que tu restes ici pourpartager mon repas et goûter au sel de manappe ! » Et mon frère s’écria : « Ô mon maître,que je te remercie ! car je ne puis me tenir pluslongtemps à jeun, ou je mourrai de faim ! »Alors le vieillard frappa ses mains l’une contrel’autre et dit au jeune esclave qui se présentaaussitôt : « Vite ! apporte l’aiguière d’argent etle bassin pour que nous nous l’avions lesmains ! » Et il dit à mon frère Schakâlik : « Ômon hôte, approche-toi et lave-toi les mains ! »

À ces paroles, le vieillard se leva et s’appro-cha lui-même, quoique le jeune garçon n’eûtplus reparu, et fit le geste de laisser couler surses mains l’eau d’une invisible aiguière, et dese frotter les mains comme si l’eau était ver-sée dessus réellement. À cette vue, mon frèreSchakâlik ne sut que penser ; mais, comme levieillard insistait pour le faire s’approcher à sontour, il s’imagina que c’était une plaisanterie,et comme il était lui-même réputé pour sesdrôleries et ses tours amusants, il s’avança et

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 854/1177

Page 854: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

se mit à faire le geste de se laver les mains,tout comme le vieillard. Alors le vieillard dit :« Ô vous autres, hâtez-vous de tendre la nappeet de nous apporter à manger, car ce pauvrehomme est pressé par la faim ! » Et aussitôtaccoururent de nombreux serviteurs qui semirent à aller et venir, tout comme s’ils ten-daient la nappe et la couvraient de mets nom-breux et de plats remplis jusqu’au bord. EtSchakâlik, quoique fort affamé, se dit que lespauvres devaient endurer les caprices desriches et se garda bien de faire voir le moindresigne d’impatience. Alors le vieillard lui dit :« Ô mon hôte, assieds-toi là, à côté de moi,et hâte-moi de faire honneur à ma nappe ! »Et mon frère vint s’asseoir à côté de lui, prèsde cette nappe imaginaire ; et le vieillard semit aussitôt à faire semblant de toucher à desplats, de prendre des bouchées et de faire mou-voir ses mâchoires et ses lèvres, tout commes’il mâchait réellement ; et il disait à monfrère : « Ô mon hôte, ma maison est ta maison,et ma nappe ta nappe ; ne te gêne donc pas, et

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 855/1177

Page 855: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

mange ton plein, sans honte ! Tiens, regarde cepain ; comme il est blanc et bien à point ! quepenses-tu de ce pain ? » Schakâlik dit : « Cepain est très blanc et, en vérité, délicieux et telque, de ma vie, je n’en ai goûté le pareil ! » Levieillard dit : « Je crois bien ! la négresse qui l’apétri est fort habile, et je l’ai achetée pour cinqcents dinars d’or ! Mais, ô mon hôte, prends etmange de ce plateau où tu vois se dorer cetteadmirable pâte losangée de kébéba au beurre,cuite au four ! Crois bien que la cuisinière n’ya épargné ni la viande rouge bien battue nile blé mondé et concassé ni le cardamomeni le poivre ! Mange-donc, pauvre affamé, etdis-moi, que penses-tu de son goût, de sonodeur et de son parfum ? » Mon frère répondit :« Cette kébéba est délicieuse à mon palais, etson odeur me dilate la poitrine ! Quant à la ma-nière dont elle est réussie, je dois te dire que,même dans les palais des rois, on n’en goûte desemblable ! » Et, en disant ces paroles Schakâ-lik se mit à agiter ses mâchoires, à mâcher, à

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 856/1177

Page 856: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

agiter ses joues et à avaler, tout comme s’il fai-sait la chose réellement.

Le vieillard dit : « Comme tu me fais plaisir,ô mon hôte ! mais je pense que je ne mérite pasces louanges, car alors que dirais-tu de ce metsqui est là, à ta gauche, de ces merveilleux pou-lets rôtis, farcis aux pistaches, aux amandes,au riz, au raisin sec, au poivre, à la cannelle età la viande hachée de mouton ? Et que dis-tude leur fumet ! » Mon frère s’écria : « Allah ! Al-lah ! que leur fumet est délicieux, et que leurgoût est savoureux et leur farce admirable ! »Le vieillard dit : « En vérité, que tu es plein debonnes manières et d’indulgence pour ma cui-sine ! Aussi je veux te faire, de mes propresdoigts, goûter de cet incomparable plat-ci ! »Et le vieillard fit le geste de confectionner unebouchée qu’il aurait prise à un plat sur la nappeet, l’approchant des lèvres de mon frère, luidit : « Prends et mange cette bouchée, ô monhôte, et tu me donneras ton opinion sur ceplat où les aubergines farcies nagent dans leur

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 857/1177

Page 857: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

sauce appétissante ! » Et mon frère fit le gested’allonger le cou, d’ouvrir la bouche, et d’ava-ler la bouchée ; puis il dit en fermant les yeuxde plaisir : « Ya Allah ! que c’est agréable etbon à digérer ! Je constate avec un plaisir inouïque nulle part ailleurs que dans ta demeure jen’ai goûté d’aussi bonnes aubergines farcies !Tout y est ménagé avec l’art des doigts ex-perts : la viande hachée d’agneau, les poischiches, les pépins de pin, les grains de carda-mome, la noix muscade, les clous de girofle,le gingembre, le poivre et les herbes aroma-tiques. Et je perçois, tant c’est bien fait, le goûtde chaque aromate ! » Le vieillard dit : « Aussi,ô mon hôte, je n’attends pas moins de ta faimet de ta politesse que de te voir avaler les qua-rante-quatre aubergines farcies qui sont dansce plat ! » Mon frère dit : « Il m’est aisé de lesavaler, car elles sont plus délicieuses que lesein de ma nourrice et plus caressantes à monpalais que les doigts des jeunes filles ! » Et monfrère fit le geste de prendre chaque auberginefarcie l’une après l’autre et de l’avaler en ho-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 858/1177

Page 858: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

chant la tête de plaisir et en faisant claquer salangue sur son palais. Et il pensait en lui-mêmeà tous ces mets, et sa faim s’exaspérait, et il sedisait qu’il se contenterait fort bien, pour as-souvir sa faim, d’un simple pain sec de fèvesmoulues ou de maïs. Mais il se garda bien detrahir son sentiment.

Le vieillard lui dit alors : « Ô mon hôte, queton langage est d’un homme bien élevé et ac-coutumé à manger en compagnie des rois etdes grands ! Mange, mon ami, et que cela tesoit sain et de délicieuse digestion ! » Et monfrère dit : « En vérité, pour ce qui est des mets,j’en ai assez mangé ! » Alors le vieillard frappases mains l’une contre l’autre et s’écria : « Vousautres ! enlevez cette nappe, et tendez-nous lanappe du dessert ! et portez-nous toutes les pâ-tisseries, toutes les confitures et tous les fruitsles plus choisis ! » Et aussitôt accoururent lesjeunes esclaves qui se mirent à aller et venir,et à agiter leurs mains, et à élever leurs brasarrondis au-dessus de leur tête, et à changer

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 859/1177

Page 859: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

la nappe pour en mettre une autre ; puis, àun geste du vieillard, ils se retirèrent. Et levieillard dit à mon frère Schakâlik : « C’estmaintenant, ô mon hôte, le moment de nousdulcifier. Commençons par les pâtisseries.N’est-elle pas réjouissante à l’infini, cette pâtefine, légère, dorée, arrondie, et farcie auxamandes, au sucre et aux grenades, dans cetteassiette, cette pâte de kataïefs sublimes ! Parma vie ! goûte une ou deux pour voir ! Hein !le sirop en est-il assez lié et juste à point, etla poudre de cannelle gentiment saupoudréeau-dessus ! On en mangerait, sans se rassasier,une cinquantaine ; mais il faut réserver uneplace pour cette excellente kenafa du plateaude cuivre ciselé. Regarde comme ma pâtissièreest habile, et comme elle a su enrouler ar-tistement les écheveaux de la pâte ! Ah ! degrâce, hâte-toi de t’en réjouir le palais avantque son julep ne s’écoule et qu’elle ne s’effrite :elle est si délicate ! Oh ! regarde ! et cette ma-hallabich à l’eau de roses et saupoudrée depistaches pulvérisées ! et ces porcelaines rem-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 860/1177

Page 860: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

plies de crème soufflée, relevée d’aromates etd’eau de fleurs d’oranger. Mange, mon hôte,et plonge ta main sans restriction là, bien ! »Et le vieillard donnait l’exemple à mon frère,et portait gloutonnement la main à la bouche,et avalait, tout comme dans la réalité. Et monfrère l’imitait excellemment, tout en sentant,de convoitise et de faim, l’eau lui mouiller leslèvres.

Le vieillard continua : « Aux confituresmaintenant et aux fruits ! Comme confitures,ô mon hôte, tu n’as que l’embarras du choix,comme tu peux le constater. Tu vois là, devanttoi, des confitures sèches, et des confituresdans leur jus. Je te conseille beaucoup lessèches, que je préfère, quoique les autres metiennent à cœur également. Vois cette trans-parente et rutilante confiture sèche d’abricots,étalée en large lames fines, fondantes, sympa-thiques ! Et cette confiture sèche de cédrats ausucre cristallisé, parfumée à l’ambre ! et l’autre,l’arrondie en une boule rose, de pétales de

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 861/1177

Page 861: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

roses et de pétales de fleurs d’oranger ! oh !celle-là surtout, vois-tu, j’en mourrai un jour !Réserve-toi ! Réserve-toi ! car je te conseille dete plonger un peu dans cette confiture humidede dattes farcies d’amandes et de clous de gi-rofle. Elle me vient du Caire, car à Baghdadon ne la fait pas si bien. Aussi ai-je chargéun de mes amis d’Égypte de m’envoyer centpots remplis de cette délicieuse-là ! Mais neva pas si vite, quoique ton empressement etton appétit m’honorent extrêmement. Je veuxque tu me donnes particulièrement ton avissur cette confiture sèche de carottes au sucre,aux noix et parfumée au musc ! » Mon frèreSchakâlik dit : « Oh ! celle-là dépasse tous mesrêves et mon palais est dans l’adoration de sesdélices ! Mais, à mon goût, je trouve que lemusc en est un peu fort ! » Le vieillard répon-dit : « Oh, non ! oh, non ! je ne trouve pas ; aucontraire ! car je suis accoutumé à ce parfum,et à l’ambre aussi, et mes cuisinières et mes pâ-tissières m’en mettent des tas et des tas danstoutes mes pâtisseries, mes confitures et mes

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 862/1177

Page 862: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

douceurs ! Le musc et l’ambre sont les deuxsoutiens de mon âme ! »

Le vieillard continua : « Mais n’oublie pasces fruits ! car j’espère que tu as encore dela place. Voilà des limons, des bananes, desfigues, des dattes fraîches, des pommes, descoings, des raisins et d’autres et d’autres ! Puisvoici les amandes fraîches, les noisettes, lesnoix fraîches et d’autres ! Mange, ô mon hôte,Allah est grand et miséricordieux ! »

Mais mon frère, qui, à force de mâcher àvide, ne pouvait plus remuer les mâchoires,et dont l’estomac était plus excité que jamaispar le rappel incessant de toutes ces bonneschoses, dit : « Ô seigneur, je dois t’avouer queje suis rempli, et qu’une bouchée de plus nesaurait s’introduire dans mon gosier ! » Levieillard répondit : « C’est étonnant que tu tesois si vite rassasié ! Mais nous allons boire.Nous n’avons pas encore bu. »

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 863/1177

Page 863: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Alors le vieillard frappa des mains, et ac-coururent les jeunes garçons aux manches etaux robes relevées soigneusement, et firent legeste de tout enlever, puis de mettre sur lanappe deux coupes et des flacons et des gar-goulettes et des pots lourds et précieux. Et levieillard fit semblant de verser du vin dans lescoupes, et prit une coupe imaginaire et la pré-senta à mon frère, qui l’accepta avec gratitudeet la porta à sa bouche et la but et dit : « Allah !ya Allah ! quel vin exquis ! » et il fit le geste dese caresser la poitrine de plaisir. Et le vieillardfit semblant de prendre un grand pot de vieuxvin et d’en verser délicatement dans la coupe,que mon frère but à nouveau. Et ils ne ces-sèrent de faire de la sorte, jusqu’à ce que monfrère eût fait semblant d’être dominé par les va-peurs de toutes ces boissons ; et il commença àhocher la tête et à dire des mots un peu vifs. Età part soi il pensait : « C’est maintenant pourmoi le temps de faire expier à ce vieillard tousles supplices qu’il m’impose ! »

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 864/1177

Page 864: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Alors mon frère se leva tout d’un coup,comme ivre absolument, leva le bras si hautque son aisselle se découvrit, et l’abaissa brus-quement en assénant un coup, si violent de lapaume sur la nuque du vieillard que toute lasalle en retentit ; et, relevant de nouveau sonbras, il lui porta un second coup encore bienplus violent. Alors le vieillard se mit dans unegrande indignation et s’écria : « Qu’as-tu fait, ôle plus vil d’entre les gens de la terre entière ! »Mon frère Schakâlik répondit : « Ô mon maîtreet la couronne de ma tête, je suis ton esclavesoumis, celui-là même que tu viens de comblerde tes dons, que tu as accepté dans l’intérieurde ta demeure, que tu as nourri à ta nappe avecles mets les plus exquis, des mets comme n’enont jamais goûté les rois mêmes, celui que tuas dulcifié avec les confitures, les compotes etles pâtisseries les plus douces, et dont tu as finipar assouvir l’ardente soif avec les vins les plusvieux et les plus précieux ! Mais qu’y faire ? il atellement bu de ces vins, qu’il s’est enivré, qu’ila perdu toute retenue et qu’il a levé la main sur

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 865/1177

Page 865: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

son bienfaiteur. Mais, de grâce ! excuse-le, cetesclave, car tu as l’âme plus haut placée que lasienne, et pardonne-lui sa folie ! »

À ces paroles de mon frère, le vieillard, loinde se montrer courroucé, se mit à rire haut etlongtemps, puis il finit par dire à Schakâlik :« Voilà déjà un long temps passé que jecherche dans le monde entier, parmi les gensréputés les plus drôles et les plus plaisants, unhomme de ton esprit, de ton caractère et de tapatience ! Et nul n’a su tirer aussi heureux par-ti que toi de mes plaisanteries et de mes toursbadins. Et tu es jusqu’ici l’unique qui ait endu-ré jusqu’à la fin ma plaisanterie, et qui ait eu lebon esprit d’entrer dans mon jeu ! Aussi, nonseulement je te pardonne ta conclusion, maisje veux que réellement, à la minute même, tume tiennes compagnie devant une nappe réel-lement couverte de tous les mets et de toutesles douceurs et de tous les fruits en question !Et jamais plus je ne me séparerai de toi désor-mais ! »

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 866/1177

Page 866: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Et, en disant ces paroles, le vieillard ordon-na réellement à ses jeunes esclaves de les ser-vir tout de suite et ne rien épargner. Ce qui futfait sans retard.

Après qu’ils eurent mangé les mets et sefurent dulcifiés avec les pâtisseries, les confi-tures et les fruits, le vieillard invita mon frèreà passer avec lui dans la seconde salle, cellespécialement réservée aux boissons. Et, dèsleur entrée, ils furent reçus au son des instru-ments d’harmonie et aux chants des esclavesblanches toutes plus belles que des lunes. Cesjeunes chanteuses, pendant que mon frère etle vieillard buvaient délicieusement les vins lesplus exquis, ne cessèrent de chanter sur tousles tons toutes les mélodies les plus char-mantes et avec des modulations et une valeurdes sons et un accent admirables. Puis, lé-gères, quelques-unes dansèrent comme les oi-seaux et fraîches et les ailes rapides et par-fumées. Et ce jour-là la fête se termina par

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 867/1177

Page 867: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

des baisers et des jouissances plus délicieusesqu’en songe.

Depuis lors, le vieillard s’attacha à monfrère d’une façon très solide, et en fit son amiintime et inséparable, et il l’aima d’un amourconsidérable, et lui fit chaque jour un présentnouveau et plus riche chaque fois. Et ils ne ces-sèrent de manger de boire et de vivre dans lesdélices et cela durant encore vingt années.

Mais la destinée était inscrite et devait seconsommer. En effet, au bout de ces vingt ans,le vieillard mourut, et aussitôt le wali fit saisirtous ses biens et les confisqua à son profit, caril n’y avait pas d’héritiers, et mon frère n’étaitpoint son fils. Alors mon frère, obligé de fuirla persécution et les mauvais desseins du wa-li, dut chercher le salut en quittant Baghdad,notre ville.

Mon frère Schakâlik sortit donc de Baghdadet se mit à voyager, et résolut de traverser ledésert pour se rendre à la Mecque, se sancti-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 868/1177

Page 868: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

fier. Mais, un jour, la troupe à laquelle il s’étaitjoint fut attaquée par des Arabes nomades, desbrigands coupeurs de routes, de mauvais mu-sulmans ne pratiquant point les préceptes denotre Prophète, que sur lui soient la prière etla paix d’Allah ! Tous furent dépouillés et ré-duits en esclavage, et mon frère échut au plusféroce d’entre ces brigands bédouins. Et ce Bé-douin conduisit mon frère dans sa tribu loin-taine, et en fit son esclave. Et tous les jours ille battait et lui faisait subir tous les suppliceset lui disait : « Tu dois être fort riche dans tonpays, rachète-toi donc et paie-moi rançon ! Si-non je te ferai subir les pires tortures et finiraipar te massacrer de ma main ! » Et mon frèrese lamentait et disait en pleurant : « Moi, parAllah ! je ne possède rien, ô cheikh des Arabes,et je ne connais même pas la route qui conduità la richesse, et je suis dénué de tout, et main-tenant je suis ton esclave et ta propriété, et jesuis tout entier entre tes mains. Fais-donc demoi ce que tu veux ! »

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 869/1177

Page 869: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Or, le Bédouin avait sous sa tente, commeépouse, une merveille d’entre les femmes, auxsourcils noirs et aux yeux de nuit ; et elle étaitchaude et brûlante en copulation. Aussi elle nemanquait pas, chaque fois que son mari le Bé-douin s’éloignait de sa tente, de se proposerà mon frère et de venir s’offrir à lui de toutson corps, ce produit du désert arabe. Quantà mon frère Schakâlik, qui, contrairement ànous tous, n’était pas fameux en assauts et enfoutreries, il se refusait à cette Bédouine, parhonte d’être vu par Allah le Très-Haut ! Pour-tant, un jour d’entre les jours, cette Bédouineenflammée réussit à troubler la continence deSchakâlik, mon frère, en rôdant sans cesse au-tour de lui avec des mouvements fort exci-tants de hanches, de seins et de ventre harmo-nieux. Et mon frère la prit, joua avec elle desjeux de circonstance et finit par la prendre surses cuisses. Pendant qu’ils étaient tous deuxdans cette posture, en train de s’entrebaiser,soudain le Bédouin terrible fit irruption dansla tente et vit le spectacle de son propre œil.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 870/1177

Page 870: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Alors le Bédouin plein de férocité tira de saceinture un coutelas large à trancher d’un seulcoup la tête d’un chameau d’une veine jugu-laire à l’autre. Et il saisit mon frère et commen-ça par lui couper les deux lèvres adultérines,et les lui enfonça ensuite dans la bouche. Et ils’écria : « Malheur à toi, ô traître perfide, voilàque maintenant tu as réussi à corrompre monépouse ! » Et, disant ces paroles, le Bédouindur saisit le zebb encore chaud de Schakâlik,mon frère, et le trancha à la racine d’un seulcoup, lui et les œufs. Puis il traîna Schakâlikpar les pieds et le jeta sur le dos d’un chameauet le conduisit au sommet d’une montagne oùil le jeta, et partit en l’état de son chemin.

Comme cette montagne est située sur laroute des pèlerins, plusieurs, qui étaient deBaghdad, le découvrirent sur leur passage, etreconnurent en lui Schakâlik le Pot fêlé, qui lesfaisait tant rire par ses drôleries. Et ils vinrenten hâte m’aviser, après lui avoir donné à man-ger et à boire.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 871/1177

Page 871: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Alors moi, ô commandeur des Croyants, jecourus à sa recherche, et je le portai sur mesépaules, et je le fis rentrer à Baghdad. Puis je leguéris de ses blessures, et je lui allouai de quoise suffire jusqu’à la fin de ses jours.

Et voici que moi, ô commandeur desCroyants, je suis maintenant entre tes mains,et que j’ai mis une grande hâte à te raconter,en peu de mots, l’histoire de mes six frères,quoique j’eusse pu te la raconter bien plus lon-guement. Mais j’ai préféré m’en abstenir pourne point abuser de ta patience, pour te montrercombien je suis peu porté au bavardage, etpour te prouver que je suis, non seulementle frère, mais le père de mes frères, dont,d’ailleurs, le mérite disparaît quand je suis làmoi que l’on appelle El-Sâmet ! »

— À cette histoire, continua le barbier auxinvités, que je racontai au khalifat MontasserBillah, le khalifat se mit à rire extrêmement etme dit : « En vérité, ô Sâmet, tu parles fort peu,

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 872/1177

Page 872: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

et tu es loin d’être affligé d’indiscrétion, de cu-riosité et de mauvaises qualités ! Mais, et j’aides raisons pour cela, je veux que sur l’heuretu abandonnes Baghdad et que tu t’en aillesailleurs. Mais hâte-toi surtout ! » Et le khalifatm’exila ainsi, injustement et sans me dire lemotif d’une telle punition.

Alors, moi, ô mes maîtres, je ne cessai devoyager par tous les pays et par tous les cli-mats, jusqu’à ce que j’eusse appris la mort deMontasser Billah et le règne de son successeurle khalifat El-Mostasem. Je revins alors à Bagh-dad ; mais je trouvai que tous mes frèresétaient morts. Et c’est alors que le jeunehomme, qui vient de nous quitter si malhon-nêtement, m’a appelé chez lui pour se faire ra-ser la tête. Et, contrairement à ce qu’il a dit, jevous assure, ô mes maîtres, que je ne lui ai faitque le plus grand bien, et probablement que,sans le secours que je lui ai porté, il aurait ététué par ordre du kâdi, père de l’adolescente.Aussi tout ce qu’il a raconté sur mon compte

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 873/1177

Page 873: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

est calomnie, et tout ce qu’il vous a rapporté demoi sur ma prétendue curiosité, mon indiscré-tion, mon verbiage, mon caractère grossier etmon manque de tact et de goût est absolumentfaux, mensonger et imaginaire, ô vous tous, lesassistants ! »

— Telle est, ô Roi fortuné, continua Schahra-zade, l’histoire en sept parties que le Tailleur de laChine raconta au roi. Puis il ajouta :

« Quand le barbier El-Sâmet eut achevécette histoire, nous tous, les invités, nousn’eûmes pas besoin d’en entendre davantagepour nous convaincre que ce barbier étonnantétait réellement le plus extraordinaire des ba-vards et le plus indiscret des barbiers qui sesoient vus sur toute la surface de la terre. Etnous fûmes persuadés, sans autre preuve quece que nous venions d’entendre, que le jeuneboiteux de Baghdad avait été la victime de l’in-discrétion insupportable de ce barbier. Alors,quoique toutes ses histoires nous eussent gran-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 874/1177

Page 874: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

dement amusés, nous jugeâmes qu’il fallaittout de même le punir. Nous nous saisîmes delui, malgré ses cris, et nous l’enfermâmes seuldans une chambre obscure habitée par les rats.Et, nous autres, les invités, nous continuâmesnotre festin et à manger, à boire et à nous ré-jouir jusqu’à l’heure de la prière de l’asr. Etc’est alors seulement que chacun de nous se re-tira, et que moi je revins chez moi pour donnerà manger à mon épouse.

Mais, à mon arrivée à la maison, je trouvaique ma femme me tournait le dos et était defort méchante humeur. Et elle me dit : « Est-ce ainsi que tu m’abandonnes toute la journéeet que, pendant que tu es dans la dilatationdu plaisir et de l’épanouissement, tu me laissesà la maison toute seule, triste et déplorable !Aussi, si tout de suite tu ne me fais pas sortiret ne me promènes pendant le reste de la jour-née, il n’y aura plus que le kâdi entre moi et toi,et je lui demanderai le divorce, sans différer ! »

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 875/1177

Page 875: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Alors moi, qui n’aimais pas la mauvaise hu-meur et les scènes d’intérieur, pour avoir lapaix et malgré la fatigue, je sortis promener mafemme. Et nous restâmes à parcourir les rueset les jardins jusqu’au coucher du soleil.

Et c’est alors, comme nous retournions aulogis, que nous fîmes la rencontre du petit bos-su qui t’appartient, ô roi puissant et généreux.Et le bossu, qui était dans le plus grand étatd’ivresse et gaîté, était en train de dire desbons mots fort plaisants à ceux qui l’entou-raient, et il récitait ces deux strophes :

« Entre la coupe transparente et colorée et levin subtil et purpurin, mon choix hésite et ne saitce qu’il faudrait élire !

Car la coupe est comme le vin subtil et purpu-rin ! Et le vin est comme cette coupe transparenteet colorée ! »

Puis le petit bossu s’interrompait, soit pourdécocher aux assistants quelque plaisanterie

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 876/1177

Page 876: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

divertissante, soit pour danser en s’accompa-gnant de son petit tambour. Et moi et monépouse, nous pensâmes que ce bossu nous se-rait un agréable compagnon de table et nousl’invitâmes à venir partager notre repas. Etnous restâmes à manger ensemble, et monépouse resta avec nous, car elle ne considéraitpas que la présence du bossu fût celle d’unhomme entier ; autrement elle ne serait pasrestée à manger en présence d’un étranger.

Et c’est alors que mon épouse eut cette idéede plaisanter avec le bossu et de lui enfoncerdans la bouche le gros morceau de poisson quil’étouffa.

Et c’est alors, ô roi puissant, que nousprîmes le bossu mort et que nous réussîmes ànous en décharger dans la maison du médecinjuif qui est ici avec nous. Et le médecin juif, àson tour, le jeta dans la maison de l’intendantqui, à son tour, en rendit responsable le cour-tier cophte.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 877/1177

Page 877: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Et telle est, ô roi généreux, la plus extra-ordinaire d’entre les histoires racontées au-jourd’hui devant toi ! Et elle est certainement,cette histoire du barbier et de ses frères, bienplus surprenante et délicieuse que l’histoire dubossu ! »

— Lorsque le tailleur eut fini de parler, leroi de la Chine dit : « En vérité, je dois recon-naître que ton histoire, ô tailleur, est fort inté-ressante, et qu’elle est peut-être plus sugges-tive que l’aventure de mon pauvre bossu ! Maisce barbier étonnant, où est-il ? Je veux d’abordle voir et l’entendre avant de prendre une dé-cision à votre égard à tous les quatre. Puisnous songerons à enterrer notre bossu, car ilest mort déjà depuis hier. Et nous lui construi-rons un beau tombeau, puisqu’il m’a tant amu-sé de son vivant et qu’il m’a été, même après samort, un motif de joie en me procurant l’occa-sion d’entendre cette histoire du jeune boiteuxavec le barbier et ses six frères, et les autreshistoires ! »

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 878/1177

Page 878: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

À ces paroles, le roi ordonna à ses cham-bellans de prendre le tailleur pour aller à la re-cherche du barbier. Et, une heure plus tard, letailleur et les chambellans, qui étaient allés dé-livrer le barbier de la chambre obscure, l’ame-nèrent au palais et le placèrent debout entreles mains du roi.

Et le roi examina le barbier et trouva quec’était un vieux cheikh âgé d’au moins quatre-vingt-dix ans, à la figure fort noire, à la barbefort blanche et aux sourcils également blancs,aux oreilles pendantes et percées, au nez d’unelongueur étonnante, et au maintien plein demorgue et de fierté. À cette vue, le roi de laChine se mit à rire bruyamment et lui dit : « ÔSilencieux, il m’est parvenu que tu savais ra-conter des histoires admirables et pleines demerveilleux. Aussi je voudrais t’entendre meraconter quelque peu de ces histoires que tuconnais si bien. » Le barbier répondit : « Ô roidu temps, on ne t’a pas trompé en te rappor-tant mes qualités. Mais, avant toutes choses,

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 879/1177

Page 879: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

je voudrais savoir moi-même ce que font ici,réunis tous à la fois, ce courtier chrétien, cejuif, ce musulman et ce bossu couché par terre,mort. Et pourquoi cette réunion étrange ? » Etle roi de la Chine rit beaucoup et dit : « Maispourquoi m’interroges-tu au sujet de ceux-làqui sont pour toi des inconnus ? » Le barbierdit : « J’interroge pour simplement démontrerà mon roi que je suis loin d’être un parleur in-discret, que je ne m’occupe jamais de ce quine me concerne point, et que je suis complè-tement innocent des calomnies racontées surmon compte, à savoir que je suis un bavard ex-traordinaire et le reste. Et sache aussi que jesuis digne de porter ce surnom de Silencieuxque je porte. Comme dit le poète :

« Lorsque tes yeux voient un homme avec unsurnom, sache que, si tu cherches bien, pour toisurgira toujours le sens de ce surnom. »

Alors le roi dit : « Ce barbier me plaît in-finiment. Je veux donc lui raconter l’histoire

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 880/1177

Page 880: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

du bossu, puis celle racontée par le chrétien,celle du juif, celle de l’intendant, et celle dutailleur ! » Et le roi raconta au barbier toutesces histoires, sans omettre un détail. Et il n’y apoint d’utilité ici à les répéter.

Lorsque le barbier eut entendu ces histoireset la cause de la mort du bossu, il se mit àhocher gravement la tête et dit : « Par Allah !voilà une chose étonnante et qui me surprendextrêmement. Vous autres ! levez le voile quirecouvre le corps de ce bossu mort, que je levoie ! » Et le barbier, une fois le corps du bossuà découvert, s’approcha, s’assit par terre, pritla tête du bossu sur ses genoux, et le regar-da attentivement à la figure. Et soudain il par-tit d’un éclat de rire et tel qu’il se renversa surson derrière par la force explosive de son rire.Puis il dit : « En vérité, à toute mort une caused’entre les causes ! Or, la cause de la mort dece bossu est la plus étonnante chose d’entre leschoses étonnantes ! Et elle mérite d’être ins-crite en très belle écriture d’or sur les registres

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 881/1177

Page 881: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

du règne, pour l’instruction des hommes fu-turs ! »

Et le roi fut surpris à l’excès en entendantles paroles du barbier et dit : « Ô barbier, ôSilencieux, explique-nous le sens de tes pa-roles ! » Il répondit : « Ô roi, je le jure par tagrâce et tes bienfaits, sache que ton bossu al’âme en lui ! Et tu vas la voir ! » Et aussitôt lebarbier tira de sa ceinture une fiole qui conte-nait un onguent, dont il enduisit le cou du bos-su, et il couvrit le cou d’un morceau de laine,et attendit que vint la moiteur. Alors il tira desa ceinture de longues tenailles en fer, les in-troduisit dans le gosier du bossu, les manipulaet les retira bientôt avec, au bout, tout le grosmorceau de poisson et l’arête, cause de l’étouf-fement du bossu. Et, à l’heure même, le bossueut un fort éternuement, ouvrit les yeux, revintà lui complètement, se caressa la figure de sesdeux mains et sauta debout sur ses deux pieds,et s’écria : « La ilah ill’Allah ! et Mohammad est

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 882/1177

Page 882: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

l’Envoyé d’Allah ! que sur lui soient la prière etle salut d’Allah ! »

À cette vue, tous les assistants furent stu-péfaits et dans une grande admiration pour lebarbier. Puis, revenus un peu de ce premiersentiment, le roi et tous les assistants nepurent s’empêcher de rire aux éclats de la minedu bossu. Et le roi dit : « Par Allah ! qu’elle estprodigieuse, cette aventure ! De ma vie je n’aivu chose plus étrange et plus extraordinaire ! »Puis il ajouta : « Ô vous tous, musulmans iciprésents, y a-t-il quelqu’un parmi vous qui aitvu de la sorte un homme mourir puis ressus-citer ? Or, si, par les bienfaits d’Allah, nousn’avions pas eu le barbier, le cheikh El-Sâmet,ce jour aurait été le dernier du bossu. Et cen’est que grâce à la science et au mérite de cebarbier admirable et plein de capacité que de-vons la vie sauve de notre bossu ! » Et tous lesassistants répondirent : « Oui, le miracle desmiracles ! »

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 883/1177

Page 883: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Alors le roi de la Chine, plein de joie, ordon-na que l’on mît immédiatement par écrit, enlettres d’or, cette histoire du bossu et celle dubarbier, et qu’on les conservât dans l’armoiredu règne : ce qui fut exécuté sur l’heure. En-suite il fit cadeau d’une magnifique robe d’hon-neur à chacun des inculpés, au médecin juif, aucourtier chrétien, à l’intendant et au tailleur, etles attacha tous quatre à sa personne et au ser-vice du palais, et leur fit faire la paix avec lebossu. Et il fit présent de cadeaux merveilleuxau bossu qu’il combla de richesses et nommaà de hauts emplois et dont il fit son compa-gnon de table et de boisson. Quant au barbier,il eut pour lui des égards tout particuliers, lui fitrevêtir une somptueuse robe d’honneur, lui fitfaire un astrolabe d’or, des instruments en or etdes ciseaux et des rasoirs incrustés de perles etde pierreries, et le nomma barbier coiffeur desa personne et du royaume, et en fit égalementson compagnon intime.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 884/1177

Page 884: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Et ils ne cessèrent tous de vivre de la viela plus délicieuse et la plus prospère jusqu’à ceque fût venue mettre un terme à leur bonheurla Ravisseuse de toute jouissance, la Disloca-trice de toute intimité, la Mort.

— Mais, dit Schahrazade au roi Schahriar,sultan des îles de l’Inde et de la Chine, ne croispoint que cette histoire soit plus admirable quecelle de la belle Douce-Amie ! » Et le sultans’écria : « Quelle Douce-Amie ! » Alors Schahra-zade dit :

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 885/1177

Page 885: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

HISTOIRE DE DOUCE-AMIEET D’ALI-NOUR

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, qu’il y avaitsur le trône de Bassra un sultan tributaire deson suzerain le khalifat Haroun Al-Rachid. Ils’appelait le roi Mohammad ben-Soleiman El-Zeini. Il aimait les pauvres et les mendiants,prenait en pitié ses sujets malheureux, et dis-tribuait de sa fortune à ceux d’entre eux quiétaient des croyants en notre prophète Mo-hammad, – que sur lui soient la prière et la paixd’Allah ! Et il était de tous points digne de ceque dit le poète sur ses vertus et sa vaillance,dans l’ode qui commence par cette strophe :

Le fer de lance devint sa plume, le cœur des en-nemis sa feuille d’écriture, et leur sang son encrehabituelle.

Page 886: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Et il avait deux vizirs : l’un deux s’appelaitEl-Mohin ben-Sâoui, et l’autre s’appelait El-Fadl ben-Khacân. Mais il faut savoir qu’El-Fadlben-Khacân était l’homme le plus généreux deson temps, doué d’un caractère fort agréable,de mœurs admirables et de qualités qui le fai-saient aimer de tous les cœurs et estimer deshommes de sagesse et de science qui venaientle consulter et lui demander son avis dans lesquestions difficiles ; et tous les habitants duroyaume, sans exception, faisaient des vœuxpour sa longue vie et sa prospérité, tant il fai-sait le bien et évitait de commettre le mal etl’injustice. Quant au deuxième vizir, le nomméBen-Sâoui, c’était bien autre chose : il détestaitses semblables et avait horreur du bien et culti-vait le mal, et tellement qu’un poète qui leconnut nous dit de lui :

Je le vis ! et aussitôt je me ramassai pour fuirla souillure de son approche et je relevai les pansde ma robe pour éviter le contact de sa turpitude.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 887/1177

Page 887: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Et je demandai le salut à mon coursier, loin de cetélément impur.

Aussi à chacun de ces deux vizirs si diffé-rents on peut appliquer un vers différent d’unautre poète :

Savoure avec délices la société de l’hommenoble, à l’âme noble, fils de noble ; car tu trouve-ras toujours que l’homme noble est né noble, d’unpère noble !

Mais fuis au loin le contact de l’homme vil, àl’âme vile, d’extraction vile ; car tu trouveras quel’homme vil est né de père vil !

D’ailleurs, les gens avaient autant de haineet de répulsion pour le vizir El-Mohin ben-Sâoui qu’ils avaient d’amour et d’attachementpour le vizir Fadleddine ben-Khacân. Aussi levizir Sâoui avait voué une grande inimitié aubon vizir Fadleddine et ne manquait aucuneoccasion de lui porter préjudice dans l’espritdu roi.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 888/1177

Page 888: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Or, un jour d’entre les jours, le roi de Bass-ra, Mohammad Ibn-Soleiman El-Zeini, était as-sis sur le trône de son royaume dans la sallede sa justice, et il était entouré de tous lesémirs et des principaux notables et des grandsde sa cour. Et le jour même on avait apprisl’arrivée à Bassra, sur le marché des esclaves,d’une nouvelle fournée de jeunes esclaves detous les pays. Aussi le roi se tourna vers son vi-zir Fadleddine et lui dit : « Je veux que tu metrouves une jeune esclave qui n’ait point sa pa-reille dans le monde, qui soit à la fois parfaiteen beauté, supérieure en perfections et admi-rable de douceur de caractère ! »

À ces paroles du roi adressées au vizir Fad-leddine, le vizir Sâoui, plein de jalousie de voirle roi mettre plutôt sa confiance en son rival,et voulant rebuter le roi, s’écria : « Mais, en ad-mettant que l’on puisse trouver une femme pa-reille, il faudrait y mettre comme prix au moinsdix mille dinars d’or ! » Alors le roi, plutôt exci-té par cette difficulté, appela sur le champ son

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 889/1177

Page 889: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

trésorier et lui dit : « Prends tout de suite dixmille dinars d’or et va les porter chez mon vi-zir Fadleddine ben-Khacân ! » Et le trésorier sehâta d’exécuter l’ordre. En même temps, le vi-zir Fadleddine sortit du palais pour satisfaireau désir du roi.

Le vizir Fadleddine se rendit aussitôt ausouk des esclaves, mais ne trouva rien qui ap-prochât de près ou de loin des conditions re-quises pour l’achat. Alors il fit venir tous lescourtiers qui s’occupaient au souk de l’achatet de la vente des esclaves blanches et noires,et leur recommanda de faire toutes recherchespour lui trouver une jeune esclave telle quela voulait le roi, et leur dit : « Il faut, chaquefois qu’une esclave atteint au souk le prix d’aumoins mille dinars d’or, que vous m’avisiezaussitôt ; et je verrai si elle peut convenir ! »

Et, en effet, désormais il ne se passa pasde jour que deux courtiers ou trois ne vinssentproposer une jolie esclave au vizir, qui, chaquefois, renvoyait et courtier et esclave sans faire

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 890/1177

Page 890: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

d’achat. Il vit de la sorte, en l’espace d’un mois,plus de mille jeunes filles plus belles les unesque les autres, et capables d’infuser la vie àmille vieillards impotents. Et il ne pouvait sedécider pour aucune d’entre elles.

Or, un jour d’entre les jours, le vizir Fad-leddine allait monter à cheval pour se rendreauprès du roi et le prier d’attendre encorequelque temps qu’il se fût acquitté de la com-mission, quand il vit s’approcher vivement uncourtier qu’il connaissait et qui, lui tenantl’étrier, le salua avec respect et récita ces deuxstances en son honneur :

« Ô toi qui fais se rehausser la gloire du règneet se redresser le vieil édifice des ancêtres, ô toi letoujours victorieux grand vizir !

Par ta générosité et tes bienfaits, tu redonnesla vie aux miséreux et aux mourants ! Et toutes tesactions sont toujours bien agréées d’Allah, notreSeigneur ! »

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 891/1177

Page 891: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Et, ces vers récités, le courtier dit au vizir :« Ô noble Ibn-Khacân, glorieux Fadleddine, jet’annonce que l’esclave dont tu as bien voulugénéreusement me donner la description estprésente, et tu peux en disposer ! » Et le vizirdit au courtier : « Vite amène-la à mon palais,que je la voie ! » Et le vizir rentra à son palaisattendre l’esclave ; et, une heure après, le cour-tier revint en tenant par la main l’esclave enquestion. Pour la dépeindre, je dirai seulementque c’était une adolescente svelte et élancée,aux seins droits et glorieux, aux paupièresbrunes, aux yeux de nuit, aux joues pleines etlisses, au menton fin et souriant et ombré lé-gèrement d’une fossette, aux hanches riches etsolides, à la taille mince d’abeille et à la croupelourde et souveraine. Elle entra et elle était vê-tue d’étoffes rares et choisies. Mais j’oubliaisde te dire, ô Roi, sa bouche était une fleur, sasalive plus douce que le julep, ses lèvres plusrouges que la noix de muscade dans sa fraî-cheur, et tout son corps plus fin et plus pliantque la branche tendre du saule. Quant à sa

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 892/1177

Page 892: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

voix, elle était plus mélodieuse que le chant dela brise et plus agréable que la brise qui passeparfumée aux fleurs des jardins. Et elle était detous points digne de ces vers d’un poète qui l’adépeinte :

Elle est de peau douce telle la soie, et de parlertel l’eau, avec des détours comme l’eau, et pure etreposante.

Et ses yeux ! Allah a dit : « Soyez ! » et ilsfurent. Ils sont l’œuvre d’un Dieu ! Et leur regardpenché trouble les humains plus que ne le ferait levin et son ferment.

Oh ! l’aimer ! À y penser aux heures nocturnes,mon âme se trouble et mon corps brûle ! Car jesonge à sa crinière de nuit et à son front d’aurore,illuminateur du matin !

Et c’est pourquoi, dès que pubère et mûrecomme la fleur, on l’appela Douce-Amie(79).

Aussi, lorsque le vizir la vit, il fut complè-tement émerveillé et il demanda au courtier :

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 893/1177

Page 893: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

« Quel est le prix de cette esclave ? » Il répon-dit : « À moi, son propriétaire me demande dixmille dinars, et j’ai arrêté ce prix avec lui, carje le trouve convenable, et le propriétaire m’ajuré qu’il y perdait, vu une quantité de chosesqu’il m’a énumérées et que je voudrais que tuentendisses toi-même de sa bouche, ô vizir ! »Alors le vizir dit : « Eh bien ! fais donc vite ve-nir le propriétaire ! »

Aussitôt le courtier vola chercher le pro-priétaire et revint se présenter avec lui entreles mains du vizir. Et le vizir vit que le pro-priétaire de la merveilleuse jeune fille était unvieux Persan, très âgé et réduit par la vieillesseaux os et à la peau. Comme dit le poète :

Le temps et la destinée m’ont vieilli ; et ma têtetremble et mon corps se casse. Car qui peut résis-ter à la force du temps et à sa violence ?

Jadis, debout je me tenais et le corps droit, et jemarchais vers le soleil. Maintenant, terrassé de ma

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 894/1177

Page 894: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

hauteur, la maladie est mon partage, et ma maî-tresse l’immobilité !

Il souhaita la paix au vizir, qui lui dit :« Alors c’est bien conclu, tu acceptes de mevendre cette esclave dix mille dinars d’or ?D’ailleurs, elle n’est pas pour moi, mais elleest destinée au roi ! » Le vieux répondit : « Dumoment qu’elle est destinée au roi, je préfèrel’offrir comme un présent, sans toucher lemoindre prix. Mais, ô vizir généreux, puisquetu m’interroges, c’est mon devoir de répondre.Et je te dirai que ces dix mille dinars d’or, c’està peine s’ils me dédommagent du prix des pou-lets dont je l’ai nourrie depuis son enfance, desrobes de valeur dont je l’ai toujours habilléeet des dépenses que j’ai faites pour son ins-truction. Car je lui ai donné plusieurs maîtres,sans compter ; et elle apprit la belle écriture,les règles de la langue arabe et de la languepersane, la grammaire et la syntaxe, les com-mentaires du Livre, les règles du droit divin etleurs origines, la jurisprudence, la morale et la

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 895/1177

Page 895: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

philosophie, la géométrie, la médecine, le ca-dastre ; mais elle excelle surtout dans l’art desvers, dans le jeu des instruments de plaisir lesplus variés et dans le chant et la danse ; en-fin elle a lu tous les livres des poètes et deshistoriens. Mais tout cela n’a fait que contri-buer à la rendre encore plus admirable de ca-ractère et d’humeur ; et c’est pourquoi je l’aiappelée Douce-Amie. » Le vizir dit : « Assuré-ment tu as raison. Mais je ne puis mettre plusde dix mille dinars d’or. Et, d’ailleurs, je vais teles faire peser et vérifier sur le champ. » Et, eneffet, le vizir Fadleddine fit aussitôt peser lesdix mille dinars en présence du vieux persan,qui les prit. Mais, avant de partir, le vieux mar-chand d’esclaves s’avança et dit au vizir : « Jedemande la permission à notre maître le vizirde lui donner un conseil. » Fadleddine répon-dit : « Certes ! donne ce que tu as ! » Le vieuxdit : « Je conseille à notre maître le vizir de nepas conduire Douce-Amie tout de suite cheznotre roi Mohammad ben-Soleiman El-Zeini,car c’est aujourd’hui seulement qu’elle est arri-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 896/1177

Page 896: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

vée de voyage, et la fatigue et le changementde climat et d’eau l’ont un peu épuisée. Aussi,le mieux pour toi et pour elle, c’est de la gar-der chez toi dans ton palais pendant encore dixjours ; et elle se reposera alors et elle hausse-ra en beauté, et elle prendra un bain au ham-mam, et elle changera de vêtements. Et c’estalors seulement que tu pourras la présenter ausultan ; et cela te fera beaucoup plus d’honneuret de mérite aux yeux de notre sultan ! » Et levizir trouva que le vieux était un homme debon conseil, et il l’écouta. Et il mena Douce-Amie dans son palais, où il lui fit préparer unechambre réservée où elle pût se bien reposer.

Or, le vizir Fadleddine ben-Khacân avait unfils d’une admirable beauté, comme la lune àson lever. Son visage était d’une blancheurmerveilleuse ; ses joues roses et avec, sur l’uned’elles, un grain de beauté comme une goutted’ambre gris ; et sur ses joues était un duvetfrais et soyeux ; et en tout il était comme dit lepoète :

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 897/1177

Page 897: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Les roses de ses joues ! plus délicieuses que lesdattes rouges et leurs grappes ! je veux les cueillir.

Mais oserai-je vers elle tendre mes mains ! J’aisi peur de n’être point agréé ! D’ailleurs, à quoibon ! Je l’ai déjà mis tout entier dans mes yeux !Et je m’en contente.

Si sa taille est tendre et si douce, son cœur estinexorable et si dur ! Ah ! pourquoi ce cœur neprendrait-il pas un peu des qualités de sa taille !

Car sa tendre taille si douce, si elle influait unpeu sur son cœur, il ne serait pas si injuste et si durpour mon amour ; et il ne commettrait point en-vers lui tant de délits.

Et toi, ami, qui me blâmes à cause de l’amouroù je suis pris, sache m’excuser un peu. Car cen’est plus moi qui suis mon maître ; et mon corpset toutes mes forces sont sous la puissance de cesmisères.

Et sache que le seul coupable, ce n’est pointlui et ce n’est point moi, mais c’est mon cœur ! Et

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 898/1177

Page 898: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

maintenant, je ne serais point en cet état de lan-gueur, si mon jeune tyran était magnanime.

Or, ce jeune homme, qui s’appelait Ali-Nour, ne savait encore rien de l’achat deDouce-Amie. Et, d’ailleurs, le vizir, son père,avait recommandé avant toutes choses àDouce-Amie de ne pas oublier les conseils qu’ilavait à lui donner. En effet, il lui avait dit :« Sache, ma chère fille, que je ne t’ai achetéeque pour le compte de notre maître le roi Mo-hammad ben-Soleiman El-Zeini, et pour que tusois sa favorite de choix. Aussi, il faut que tuprennes bien garde à toi, et que tu évites avecsoin toutes les occasions qui peuvent te com-promettre et me compromettre. Ainsi je doiste prévenir que j’ai un fils, un peu garnement,mais fort beau garçon. Il n’y a pas une seuleadolescente dans le quartier qui ne se soit li-brement donnée à lui et de la fleur de qui il n’aitjoui. Prends donc bien garde à toi, évite de lerencontrer, de lui faire même entendre ta voixou de lui montrer ton visage à découvert : tu

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 899/1177

Page 899: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

serais perdue, sans faute ! » Et Douce-Amie ré-pondit au vizir : « J’écoute et j’obéis ! » Alors levizir, rassuré là-dessus, la quitta et s’en alla àses affaires.

Or, par la volonté écrite d’Allah, les chosesprirent une tout autre tournure que celle sou-haitée par le bon vizir. En effet, quelques joursplus tard, Douce-Amie alla au hammam situédans le palais même du vizir, et les petites es-claves mirent toute leur science à lui donnerun bain qui fût le meilleur de leur vie. Aprèslui avoir lavé tous les membres et la chevelure,elles la massèrent et la frottèrent, puis ellesl’épilèrent soigneusement avec la pâte de sucreen caramel, lui versèrent dans les cheveux ledoux liquide aromatisé au musc, lui teignirentau henné les ongles des doigts et des orteils,lui allongèrent au kohl les cils et les sourcils,brûlèrent à ses pieds des cassolettes d’encensmâle et d’ambre gris, et lui parfumèrent ainsilégèrement toute la peau. Puis elles lui jetèrentsur le corps une grande serviette qui sentait les

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 900/1177

Page 900: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

fleurs d’oranger et les roses, lui serrèrent toutela chevelure dans une étoffé ample et chaudeet la conduisirent, hors du hammam, dans sonappartement réservé, où la femme du vizir, lamère du bel Ali-Nour, était à l’attendre pourlui souhaiter les souhaits d’usage au sortir dubain. À la vue de la femme du vizir, Douce-Amie s’avança et lui baisa la main ; et la femmedu vizir l’embrassa sur les deux joues et luidit : « Ô Douce-Amie, puisses-tu, par ce bain,éprouver le bien-être et les délices ! Ô Douce-Amie, que tu es belle maintenant, et brillante,et parfumée ! Tu illumines notre maison, qui,par toi, n’a plus besoin de flambeaux ! » EtDouce-Amie fut très émue, porta la main à soncœur, puis à ses lèvres et à son front, et, incli-nant la tête, répondit : « Que je te remercie, ôma maîtresse et mère ! Et puisse Allah te pro-curer tous les dons et toutes les jouissances surcette terre et dans son paradis ! En vérité, cebain me fut délicieux, et je n’avais qu’un re-gret : c’était de n’y être pas avec toi ! » Alorsla mère d’Ali-Nour fit porter à Douce-Amie des

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 901/1177

Page 901: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

sorbets et des pâtisseries, lui souhaita la santéet une savoureuse digestion, et songea à allerelle-même prendre un bain au hammam.

Mais sur le point de se rendre au hammam,la femme du vizir ne voulut pas laisser seuleDouce-Amie, par crainte et par prudence, etlaissa avec elle deux petites esclaves, et leurordonna de garder soigneusement la porte del’appartement réservé à Douce-Amie, et leurdit : « Sous n’importe quel motif, ne laissezpersonne entrer chez Douce-Amie, qui esttoute nue et qui peut attraper froid ! » Et lesdeux petites esclaves répondirent avec res-pect : « Nous écoutons et obéissons ! »

Alors la mère d’Ali-Nour, entourée de sesautres femmes, se rendit au hammam aprèsavoir embrassé une dernière fois Douce-Amie,qui lui souhaita un bain délicieux.

Or, sur ces entrefaites, le jeune Ali-Nour en-tra à la maison, chercha sa mère pour lui bai-ser la main, comme il faisait tous les jours, et

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 902/1177

Page 902: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

ne la trouva pas. Alors il marcha à travers leschambres et arriva à la porte de l’appartementréservé à Douce-Amie. Et il vit les deux pe-tites esclaves qui gardaient la porte et qui luisourirent, tant il était beau et tant elles l’ai-maient secrètement. Et il fut étonné de voircette porte ainsi gardée, et il dit aux petites es-claves ; « Ma mère est-elle ici ? » Elles lui ré-pondirent, en essayant de le repousser de leurspetites mains ; « Ah, non ! ah, non ! notre maî-tresse n’est pas ici ! Elle n’est pas ici ! Elle estau hammam ! au hammam ! Elle est au ham-mam, ô notre maître Ali-Nour ! » Il leur dit :« Mais alors que faites-vous ici, mes agneaux ?Écartez-vous pour que j’entre ici me reposer ! »Elles répondirent : « N’entre pas, ô Ali-Nour,n’entre pas ici ! Il n’y a là-dedans que notrejeune maîtresse Douce-Amie ! » Ali-Nours’écria : « Quelle Douce-Amie ? » Elles répon-dirent : « La belle, la Douce-Amie que ton père,notre maître le vizir Fadleddine, a achetée dixmille dinars, pour le sultan El-Zeini ! Elle sortdu hammam, elle est toute nue, avec seule-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 903/1177

Page 903: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

ment sur elle la grande serviette du bain !N’entre pas ! n’entre pas, ô Ali-Nour, elle pren-drait froid, et notre maîtresse nous battrait !N’entre pas, ô Ali-Nour ! »

Or, pendant ce temps, Douce-Amie enten-dait ces paroles de l’intérieur de son appar-tement, et elle pensait : « Ya Allah ! commentpeut-il bien être, ce jeune Ali-Nour dont le vi-zir, son père, m’a énuméré les exploits ? Com-ment peut-il être, ce beau garçon qui n’a laissé,dans tout le quartier, ni une jeune fille intacteni une jeune femme sans assaut ? Par ma vie !que je voudrais le voir ! » Et, n’y tenant plus,elle se leva debout sur ses pieds, et, toute odo-rante encore, toute la peau sentant les aro-mates du hammam, et toute fraîche et les poresouverts à la vie, elle s’avança vers la porte,doucement l’entr’ouvrit et regarda. Et elle levit. Et il était, cet Ali-Nour, absolument commela lune à son plein. Et, à ce simple regard,Douce-Amie fut secouée d’émotion et frémitdans toute sa chair. Et, de son côté, Ali-Nour,

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 904/1177

Page 904: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

par l’entrebâillement de la porte, avait eu letemps de jeter un rapide coup d’œil qui luiavait découvert toute la beauté de Douce-Amie.

Aussi Ali-Nour, emporté par le désir, criad’une voix si forte aux deux petites esclaves etles secoua si vivement, qu’elles s’enfuirent enpleurant d’entre ses mains ; elles s’arrêtèrentdans la seconde chambre, qui était ouverte, etse mirent à regarder de loin la porte de l’appar-tement que le jeune Ali-Nour n’avait pas prisla peine de fermer derrière lui, après avoir pé-nétré chez Douce-Amie. Et elles virent de lasorte, tout ce qui s’y passa.

En effet, Ali-Nour entra, et s’avança versDouce-Amie qui s’était jetée éperdue sur le di-van, et toute tremblante, les yeux grands ou-verts, attendait dans sa vive nudité. Et Ali-Nour porta la main à son cœur et s’inclinaentre les mains de Douce-Amie et lui dit dou-cement : « Ô Douce-Amie, c’est toi que monpère a achetée dix mille dinars d’or ! T’ont-ils

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 905/1177

Page 905: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

donc pesée sur l’autre plateau pour savoir tavaleur ? Ô Douce-Amie, tu es plus belle quel’or en fusion, et ta crinière plus torrentielleque celle de la lionne du désert, et ta gorgenue plus douce et plus fraîche que la moussedu ruisseau ! » Elle répondit : « Ali-Nour, à mesyeux effrayés tu apparais plus terrible que lelion du désert ; à ma chair qui te désire, plusfort que le léopard ; et à mes lèvres qui pâ-lissent, plus meurtrier que le glaive dur ! Ali-Nour ! tu es mon sultan ! et c’est toi qui meprendras ! Viens ! »

Et Ali-Nour, ivre, s’avança, se jeta sur le di-van, aux côtés de Douce-Amie. Et le couples’enlaça. Et les deux petites esclaves, au de-hors, s’étonnaient. Car ce fut, pour elles, assezétrange. Et elles ne comprenaient pas. Ali-Nour, en effet, après des baisers retentissantsde part et d’autre, se laissa glisser vers le basdu divan, prit les deux jambes de Douce-Amie,les attira autour de lui, les plia sur les cuisses,et pénétra dans le milieu de Douce-Amie. Et

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 906/1177

Page 906: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Douce-Amie l’entoura de ses bras, et tous deuxs’enlacèrent étroitement. Et pendant quelquetemps, ce ne fut plus que baisers et mouve-ments divers. Et il suça la langue de Douce-Amie, qui suça également la langue d’Ali-Nour.

Alors les deux petites esclaves furent prisesd’une grande terreur. Et elles s’enfuirent épou-vantées, en criant, et coururent se réfugier auhammam auprès de la mère d’Ali-Nour, qui jus-tement sortait du bain. Et elle était toute moitede la sueur qui s’égouttait de son corps. Et elledit aux petites esclaves : « Qu’avez-vous doncà crier ainsi, à pleurer et à courir, mes petitesfilles » Elles répondirent : « Ô notre maîtresse,ô notre maîtresse ! » Elle dit : « Malheur ! qu’ya-t-il donc, petites misérables » Elles répon-dirent en pleurant plus fort : « Ô notre maî-tresse, voici que notre jeune maître Ali-Nournous a frappées et nous a chassées ! Puis nousle vîmes pénétrer chez notre maîtresse Douce-Amie, et il lui suça la langue, et elle aussi ! Etpuis nous ne savons ce qu’il lui fit après, car

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 907/1177

Page 907: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

elle soupirait fort, et lui sur elle ! Et nous voiciterrifiées par tout cela. »

À ces paroles, la femme du vizir, quoiquechaussée de hautes socques en bois pour lebain et malgré son âge avancé, se mit à courir,suivie de toutes ses femmes, et arriva dansl’appartement de Douce-Amie, juste au mo-ment où Ali-Nour, ayant fini de jouir de la vir-ginité de Douce-Amie, avait entendu les crisdes petites esclaves et s’était enfui au plus vite.

Alors l’épouse du vizir, avec la figure jauned’émotion, s’avança vers Douce-Amie, et luidit : « Mais qu’est-il donc arrivé ? » Elle répon-dit, en répétant les paroles que le garnementAli-Nour lui avait apprises et lui avait recom-mandé de dire à sa mère, si elle l’interrogeait :« Ô ma maîtresse, pendant que je me reposaisde mon bain, couchée sur le divan, un jeunehomme entra que je n’avais jamais vu. Et ilétait très beau, ô ma maîtresse, et même il teressemblait, quant aux yeux et aux sourcils !Et il me dit : « C’est bien toi, Douce-Amie, que

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 908/1177

Page 908: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

mon père m’a achetée pour dix mille dinars ? »Je lui répondis : « Oui, c’est moi Douce-Amieque le vizir a achetée pour dix mille dinars !Mais je suis destinée au sultan Mohammadben-Soleiman El-Zeini ! » Il me dit alors, et ilriait : « Mais non, ô Douce-Amie ! mon pèreavait peut-être anciennement cette intention ;mais il a changé d’avis et m’a fait cadeau detoi entière ! » Alors moi, ô ma maîtresse, quine suis qu’une esclave soumise dès mon en-fance, j’ai obéi ! Et, d’ailleurs, je crois avoirbien fait ! Ah ! je préfère appartenir comme es-clave à ton fils Ali-Nour, ô ma maîtresse, quede devenir la femme légitime du khalifat lui-même qui règne à Baghdad ! » Alors la mèred’Ali-Nour dit : « Ah ! ma fille, quel malheurpour nous tous ! Cet Ali-Nour, mon fils, estun grand scélérat, et il t’a trompée ! Mais dis-moi, ma fille, que t’a-t-il fait ? » Douce-Amierépondit : « Je m’abandonnai toute à son pou-voir, et il me prit, et m’enlaça. » La mère d’Ali-Nour demanda : « Mais t’a-t-il prise complète-ment ? » Elle répondit : « Certes, oui ! Et même

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 909/1177

Page 909: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

il m’a possédée trois fois ! Ô ma mère ! » À cesparoles, la mère d’Ali-Nour s’écria : « Ah ! mafille, ce garnement t’a donc brisée et cassée ! »Et elle se mit à pleurer et à se frapper la fi-gure de ses mains, et toutes ses esclaves aus-si se mirent à pleurer et à hurler : « Oh, cala-mité ! oh, calamité ! » Car, au fond, ce qui ter-rifiait la mère d’Ali-Nour et les femmes de lamère d’Ali-Nour était la crainte qu’elles avaientdu père d’Ali-Nour. En effet, le vizir, quoiqued’ordinaire bon et généreux, ne pouvait pas to-lérer une pareille fredaine, d’autant moins quele roi lui-même était en cause et, par le faitmême, l’honneur et la situation du vizir. Et ilpouvait bien, dans sa colère, aller jusqu’à tuerde sa propre main Ali-Nour, son fils, ce jeunehomme qu’en ce moment toutes ces femmespleuraient comme déjà perdu à leur affectionet à leur amour.

D’ailleurs, sur ces entrefaites, le vizir Fad-leddine ben-Khacân entra, et vit toutes cesfemmes dans les pleurs et la désolation. Et

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 910/1177

Page 910: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

il demanda : « Mais qu’y a-t-il donc, mes en-fants ? » Alors la mère d’Ali-Nour s’essuya lesyeux, se moucha et dit : « Ô père d’Ali-Nour,jure-moi d’abord sur la vie de notre Prophète(que sur lui soient la prière et la paix d’Allah !)que tu te conformeras en tous points à ce queje te dirai ! Sinon, je préfère mourir que de par-ler ! » Alors le vizir jura, et sa femme lui ra-conta la prétendue fourberie d’Ali-Nour et lemalheur sans remède arrivé à la virginité deDouce-Amie.

Ali-Nour en avait fait voir bien d’autres àses père et mère ; pourtant, au récit de cettefredaine dernière, le vizir Fadleddine fut atter-ré, puis se déchira les habits, se donna descoups de poing sur la figure, se mordit lesmains, s’arracha la barbe et jeta au loin sonturban. Alors la mère d’Ali-Nour essaya de leconsoler et lui dit : « Ne t’afflige pas ! car, pource qui est des dix mille dinars, je te les resti-tuerai en leur entier en les prenant sur l’argentqui m’appartient ou en vendant quelques-unes

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 911/1177

Page 911: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

de mes pierreries. » Mais le vizir Fadleddines’écria : « Ô femme ! que dis-tu ? T’imagines-tudonc que je pleure la perte de cet argent dontje n’ai que faire ? Et ne sais-tu que c’est monhonneur entamé et la perte de ma vie qui m’af-fligent ? » Et son épouse lui dit : « Mais enfinrien n’est perdu, puisque le roi ignore mêmel’existence de Douce-Amie et, à plus forte rai-son, la perte de sa virginité. Avec les dix milledinars que je te donnerai, tu achèteras une es-clave très belle pour le roi ; et nous, nous gar-derons Douce-Amie pour notre fils Ali-Nourqu’elle aime déjà et qui connaît quel trésornous avons trouvé en elle : car elle est parfaiteen tous points. » Le vizir dit : « Mais, ô mèred’Ali-Nour, oublies-tu l’ennemi que nous lais-sons derrière nous, le second vizir qui a nomEl-Mohin ben-Sâoui, et qui finira un jour partout savoir. Ce jour-là, Sâoui s’avancera entreles mains du sultan et lui dira…

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 912/1177

Page 912: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

— Mais, à ce moment de sa narration, Schah-razade vit apparaître le matin et, discrètement, ar-rêta son récit.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 913/1177

Page 913: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Mais lorsque fut latrente-troisième nuit.

Elle dit :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que le vizirFadleddine dit à sa femme : « Ce jour-là, le vi-zir Sâoui, mon ennemi, s’avancera entre lesmains du sultan et lui dira : « Ô roi, voici quele vizir que tu cites toujours, et de l’attache-ment de qui tu prétends être sûr, a pris de toidix mille dinars pour t’acheter une esclave. Et,de fait, il acheta une esclave qui n’a pas sa pa-reille dans le monde. Et comme il la trouvaitmerveilleuse, il dit à son fils Ali-Nour, ce gamincorrompu : « Prends-la, mon fils ! Il vaut mieuxque ce soit toi qui en jouisses que ce vieux sul-tan, qui a déjà qui sait combien de concubinesde la virginité de qui il ne peut même pas arri-

Page 914: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

ver à jouir ! » Et cet Ali-Nour, qui s’est fait unespécialité de ravir les virginités, prit la belleesclave et, en un clin d’œil, la perfora d’outreen outre. Et le voici maintenant qui continue àpasser agréablement le temps avec elle en jeuxdivers, dans le palais de son père, au milieu desfemmes dont il ne quitte jamais l’appartement,ce fainéant, ce dissolu, ce jeune perforateur ! »

» À ces paroles de mon ennemi Sâoui,continua le vizir Fadleddine, le sultan, quim’estime, se refusera à le croire et lui dira :« Tu mens, ô Mohin Ben-Sâoui. » Mais Sâouilui dira : « Permets-moi d’envahir, avec latroupe, la maison de Fadleddine, et je t’amè-nerai l’esclave sur l’heure, et tu vérifieras lachose par ton propre œil ! » Et le sultan, quiest changeant, lui en donnera la permission,et Sâoui se précipitera ici avec les gardes, etprendra Douce-Amie au milieu de vous toutes,et la conduira entre les mains du sultan. Et lesultan interrogera Douce-Amie, qui ne pourraqu’avouer. Alors mon ennemi Sâoui triomphe-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 915/1177

Page 915: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

ra et dira : « Ô mon maître, tu vois combienje suis pour toi un bon conseiller ! Mais qu’yfaire ? Il est écrit que je serai toujours de peude poids auprès de toi, alors que ce traître deFadleddine sera toujours bien agréé ! » Alors lesultan changera de sentiment à mon égard, etme punira avec sévérité. Et je serai un objetde risée pour tous les gens qui m’aiment etm’estiment aujourd’hui ! Et je perdrai ma vie ettoute ma maison ! »

À ces paroles, la mère d’Ali-Nour dit à sonépoux : « Crois-moi, ne parle à personne decette affaire et personne n’en saura rien. Etconfie ton sort à la volonté d’Allah. Et rien n’ar-rivera que ce qui doit arriver. » Alors le vizirfut calmé par ces paroles, et la paix entra enlui pour ce qui était des conséquences futures ;mais il resta fort en colère contre son fils Ali-Nour.

Mais, pour ce qui est du jeune Ali-Nour, ilétait sorti en hâte de la chambre de Douce-Amie, aux cris qu’avaient poussés les deux pe-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 916/1177

Page 916: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

tites esclaves. Et il resta toute la journée àrôder par ci et par là, et ne rentra au palaisqu’avec la nuit, et se hâta de se faufiler auprèsde sa mère, dans l’appartement des femmes,pour éviter la colère du vizir. Et sa mère, mal-gré tout ce qui était arrivé, finit par l’embrasseret lui pardonna ; mais elle le cacha soigneu-sement, aidée en cela un peu par toutes sesfemmes qui, secrètement, jalousaient Douce-Amie d’avoir eu dans ces bras ce cerf incom-parable. Et, d’ailleurs, toutes étaient d’accordpour lui dire de se tenir bien en garde contre lacolère du vizir. Ainsi Ali-Nour fut obligé, pen-dant encore un mois entier, de se faire ouvrirde nuit, par les femmes, la porte de l’apparte-ment de sa mère, où il se faufilait sans bruit,et où, avec la connivence de sa mère, Douce-Amie venait le retrouver secrètement.

Un jour enfin, la mère d’Ali-Nour, voyantle vizir moins préoccupé que d’habitude, luidit : « Jusques à quand cette colère persistantecontre notre fils Ali-Nour ? Ô mon maître, nous

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 917/1177

Page 917: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

avons, il est vrai, perdu l’esclave, mais veux-tu aussi que nous perdions notre fils ? Car jesens bien que, si cet état de choses continue,notre fils Ali-Nour fuira pour toujours la mai-son de ses parents, et c’est nous qui le pleure-rons, ce fils unique, le fruit de nos entrailles ! »Et le vizir, ému, lui dit : « Mais quel moyen em-ployer ? » Elle répondit : « Cette nuit, passe lasoirée avec nous, et, quand Ali-Nour viendra,je vous ferai faire la paix. Et tu feras d’abordsemblant de vouloir le châtier et même le tuer,et tu finiras par lui donner Douce-Amie en ma-riage. Car Douce-Amie, sur tout ce qui j’ai puremarquer en elle, est admirable en toutechose. Et elle aime Ali-Nour, et je sais aussiqu’Ali-Nour l’aime autant. D’ailleurs, moi-même, comme je te l’ai dit, je te donnerai, surmon argent, le prix que tu as dépensé pourl’achat de Douce-Amie ! »

Le vizir se conforma à l’avis de sa femme et,à peine Ali-Nour entré dans l’appartement desa mère, il s’élança sur lui, le renversa sous ses

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 918/1177

Page 918: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

pieds et leva sur lui un couteau comme pourle tuer. Alors la mère se précipita entre le cou-teau et son fils et s’écria : « Que vas-tu faire ? »Le vizir s’écria : « Je veux le tuer ! » La mèredit : « Il se repent ! » Et Ali-Nour dit : « Ô père,auras-tu le cœur de me sacrifier ? » Alors le vi-zir eut les yeux pleins de larmes et dit : « Maistoi, malheureux, comment as-tu eu le couragede me ravir mon bien et peut-être ma vie ? »Et Ali-Nour répondit : « Écoute, ô mon père, ceque dit le poète :

» Admets un moment que j’aie si mal agi etcommis tous les délits ! Mais ne sais-tu que lesêtres d’élite aiment à pardonner, à faire grâce to-tale, universelle ?

Et ne sais-tu qu’il te sied d’agir ainsi, surtoutquand ton ennemi est entre tes mains, ou qu’il teconjure du fond du gouffre, au bas de la mon-tagne, alors que tu le domines sur les sommets ? »

À l’audition de ces vers, le vizir lâcha sonfils qu’il tenait renversé sous ses genoux, et

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 919/1177

Page 919: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

la compassion entra dans son cœur, et il luipardonna. Alors Ali-Nour se leva, embrassa lamain de son père et de sa mère, et se tint dansune pose de soumission. Et son père lui dit :« Ô mon fils, que ne m’as-tu dit que tu aimaisvraiment Douce-Amie, et que ce n’était passeulement un caprice passager selon ton habi-tude ! Car si j’avais su que tu étais prêt à êtrejuste envers notre Douce-Amie, je n’aurais pashésité à te l’accorder en présent. » Ali-Nour ré-pondit : « Mais certainement, ô mon père, jesuis prêt à faire mon devoir envers Douce-Amie ! » Et le vizir dit : « Dans ce cas-là, moncher enfant, la seule recommandation que j’aieà te faire et que tu ne doives jamais oublier,pour que ma bénédiction soit sur toi toujours,c’est de me promettre de ne jamais prendre enmariage légitime une autre femme que Douce-Amie, de ne jamais la maltraiter et de ne jamaist’en débarrasser en la vendant. » Et Ali-Nourrépondit : « Je te fais le serment sur la vie denotre Prophète et sur le Koran sacré de ne ja-mais prendre une seconde épouse légitime du

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 920/1177

Page 920: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

vivant de Douce-Amie, de ne jamais la maltrai-ter et de ne la revendre jamais ! »

Après cela, toute la maison fut dans la joie ;et Ali-Nour put posséder librement Douce-Amie, et il continua à vivre ainsi avec elle,dans l’épanouissement, pendant encore l’es-pace d’une année. Quant au roi, Allah lui fitcomplètement oublier les dix mille dinars don-nés au vizir Fadleddine pour l’achat d’une belleesclave. Mais, pour ce qui est du méchant vizirBen-Sâoui, il ne tarda pas à connaître toute lavérité de l’histoire ; mais il n’osa encore riendire au roi, sachant combien le vizir, père d’Ali-Nour, était bien agréé et aimé aussi bien par leroi que par tout le peuple de Bassra.

Mais, sur ces entrefaites, un jour, le vizirFadleddine entra au hammam, et, se hâtanttrop, il en sortit avant que sa sueur n’eût sé-ché ; et, comme, au dehors, il y avait eu ungrand changement de température, il attrapaun fort coup d’air qui aussitôt le jeta à bas etl’obligea à garder le lit. Puis son état s’aggrava,

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 921/1177

Page 921: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

il ne ferma plus l’œil ni le jour ni la nuit, et arri-va à une consomption qui fit de lui l’ombre dece qu’il avait été. Alors il ne voulut pas diffé-rer davantage de remplir ses derniers devoirs,et fit appeler auprès de lui son fils Ali-Nour, quise présenta aussitôt entre ses mains, les yeuxremplis de larmes. Et le vizir lui dit : « Ô monenfant, tout bonheur a une limite, tout bien uneborne, toute échéance un terme, et toute coupeun breuvage amer. Aujourd’hui, c’est mon tourde goûter à la coupe de la mort. » Puis le vizirrécita ces strophes :

« La mort peut bien t’oublier un jour, mais ellene t’oubliera pas le lendemain. Et chacun de nouss’achemine à pas pressés vers le gouffre de la per-dition.

Aux yeux du Très-Haut il n’existe ni plaine nihauteur. Toute hauteur est nivelée, et nul hommen’est petit et nul homme n’est imposant.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 922/1177

Page 922: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Et jamais l’on n’a vu ni roi, ni empire, ni pro-phète jeter un défi à la loi de la mort, et vivre in-définiment.

Puis le vizir continua ainsi : « Et maintenantmon fils, il ne me reste plus qu’une recomman-dation à te faire, c’est de mettre ta force en Al-lah, de ne jamais perdre de vue les fins der-nières de l’homme et surtout de prendre tou-jours grand soin de notre fille Douce-Amie, tafemme ! » Alors Ali-Nour répondit : « Ô monbon père, voici que tu nous quittes ! et y a-t-il sur la terre quelqu’un après toi ? Tu n’étaisconnu que par tes bienfaits, et le jour saintdu vendredi les orateurs sacrés citaient tonnom de la chaire de nos mosquées pour te bé-nir et faire des vœux pour ta longue vie ! » EtFadleddine dit encore : « Ô mon enfant, j’im-plore Allah de me recevoir, et de ne pas merepousser ! » Puis il prononça à haute voix lesdeux actes de foi de notre religion : « Je té-moigne qu’il n’y a d’autre Dieu qu’Allah ! et jetémoigne que Mohammad est le prophète d’Al-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 923/1177

Page 923: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

lah ! » après quoi il poussa un dernier soupir,et fut pour toujours écrit au nombre des élusbienheureux.

Et aussitôt le palais entier fut rempli de criset de gémissements ; et la nouvelle en parvintau sultan ; et toute la ville de Bassra ne tar-da pas à apprendre la mort du vizir Fadled-dine ben-Khacân ; et tous les habitants et jus-qu’aux petits enfants dans les écoles le pleu-rèrent. De son côté, Ali-Nour n’épargna rien,malgré son abattement, pour rendre les funé-railles dignes de la mémoire de son père. Et àces funérailles marchèrent tous les émirs, lesvizirs, y compris le méchant Ebn-Sâoui, qui fut,comme les autres, obligé de porter le cercueil,les hauts dignitaires, les grands du royaume ettous les habitants de Bassra, sans exception.Et au sortir de la maison mortuaire, le cheikhprincipal qui conduisait les funérailles récita enl’honneur du mort ces stances entre mille :

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 924/1177

Page 924: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

« Je dis à l’homme chargé de ramasser sa dé-pouille mortelle : Obéis à mon ordre, et sache quede son vivant il écoutait mes conseils.

Fais donc, si tu veux, sur son flanc couler l’eaulustrale ; mais prends soin d’arroser son corpsavec les larmes répandues par les yeux de laGloire, de la Gloire qui le pleure !

Loin de lui, les baumes mortuaires et tous lesaromates ! Pour l’embaumer dignement ne te sersque des parfums de ses bienfaits et de l’odeurdouce de ses actions en beauté !

Et que, pour porter sa dépouille mortelle, lesanges glorieux descendent du ciel lui rendre hom-mage ! Et qu’ils laissent leurs pleurs couler abon-damment !

Inutile donc de fatiguer du poids de son cer-cueil les épaules des porteurs ; car déjà les épaulesde tous les hommes sont fatiguées et harassées parle poids de ses bienfaits et par le lourd fardeau debien dont il les a chargées de son vivant ! »

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 925/1177

Page 925: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Après ces funérailles, Ali-Nour garda ledeuil longuement, et resta longtemps enfermédans sa maison, refusant de voir et d’être vu,et demeura dans cet état d’affliction un trèsgrand espace de temps. Mais, un jour d’entreles jours, pendant qu’il était assis tristement,il entendit quelqu’un frapper à la porte, et ilse leva ouvrir lui-même et vit entrer un jeunehomme de son âge, fils d’un des anciens amiset convives de feu le vizir ; ce jeune hommebaisa la main d’Ali-Nour et lui dit : « Monmaître, tout homme vit dans ses descendants,et un fils comme toi ne peut qu’être le filsillustre de son père ! Il ne faut donc pas éter-nellement t’affliger, et n’oublie pas les saintesparoles du Seigneur des Anciens et des Mo-dernes, notre Prophète Mohammad (que surlui soient la prière et la paix d’Allah !) qui a dit :« Guéris ton âme et ne porte point le deuil dela créature ! »

À ces paroles, Ali-Nour ne put rien trouverà redire ; et aussitôt il résolut de mettre un

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 926/1177

Page 926: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

terme à son affliction, du moins extérieure-ment. Il se leva, se transporta dans la sallede réunion et y fit transporter tous les objetsobligatoires pour dignement recevoir ses visi-teurs. Et dès ce moment il ouvrit les portesde sa maison et commença à recevoir tous sesamis jeunes et vieux. Mais il s’attacha parti-culièrement à dix jeunes gens, fils des princi-paux marchands de Bassra. Et, en leur com-pagnie, Ali-Nour commença à passer le tempsen réjouissances et en festins continuels ; etil n’était personne à qui il ne fit cadeau dequelque objet de prix ; et il ne recevait per-sonne sans qu’aussitôt il ne donnât une fêteen son honneur. Et il faisait tout cela avecune telle prodigalité, malgré les sages remon-trances de Douce-Amie, qu’un jour son inten-dant, effrayé de cette marche, vint le trouveret lui dit : « Ô mon maître, ne sais-tu que tropde générosité nuit et que de trop nombreuxcadeaux épuisent la richesse ? Et ne sais-tuque celui qui donne sans compter s’appauvrit ?Aussi, comme il parle vrai, le poète qui dit :

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 927/1177

Page 927: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

» Mon argent ! précieusement je le conserve,et, plutôt que de le volatiliser, j’en fais des lingotsfondus. L’argent est mon glaive et il est aussi monbouclier.

Et quelle folie d’en combler mes ennemis, mespires ennemis ! N’est-ce point, parmi les hommes,changer ma félicité en infortune ?

Car mes ennemis se hâteront de le manger etde le boire avec délices, et ne songeront même pasà faire au malheureux l’aumône d’une obole !

Aussi je fais bien de cacher soigneusement monargent à l’homme méchant et inexorable qui nesait point compatir aux maux de ses semblables.

Je garderai mon argent ! Car malheur aupauvre qui, altéré comme le chameau resté cinqjours loin de l’abreuvoir, demande l’aumône d’uneobole ! Son âme devient plus vile que l’âme duchien.

Oh ! malheur à l’homme sans argent et sansressources, serait-il même le plus savant d’entre lessages et d’un mérite plus brillant que le soleil ! »

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 928/1177

Page 928: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

À l’audition de ces vers récités par son in-tendant, Ali-Nour le regarda curieusement etlui dit : « Aucune de tes paroles ne saurait surmoi avoir quelque influence. Sache donc, unefois pour toutes, que je n’ai qu’une chose à tedire : tant que, tes calculs faits, tu trouves quej’ai encore de quoi déjeuner, garde-toi bien deme faire supporter la préoccupation et le soucide mon dîner ! Et comme il a raison excellem-ment, le poète qui dit :

» Si un jour j’étais réduit à la pauvreté et par lafortune abandonné, que ferais-je ? Simplement demes voluptés passées je me priverais, et me conten-terais de ne plus bouger ni bras ni jambes !

Et je vous défie, vous tous, de me citer un avarequi se soit attiré les louanges par son avarice,comme je vous défie de me montrer un prodiguequi soit mort de sa prodigalité. »

À l’audition de ces vers récités par Ali-Nour, l’intendant n’eut plus qu’à se retirer en

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 929/1177

Page 929: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

saluant respectueusement son maître Ali-Nour,et s’en alla veiller à ses affaires.

Quant à Ali-Nour, dès ce jour il ne sut plusmettre de bornes à sa générosité et à la bontéde son naturel, qui lui faisait donner tout cequ’il avait à ses amis et même aux étrangers.Il suffisait que l’un de ses invités lui dît :« Comme tel objet est joli ! » pour qu’aussitôtAli-Nour lui répondît : « Mais il t’appartient ! »ou qu’un autre lui dît : « Ô cher seigneur,quelle belle propriété tu as là ! » pour que toutde suite Ali-Nour lui dît : « Je vais immédiate-ment l’écrire à ton nom ! » et il se faisait appor-ter le calam, l’écritoire en cuivre et le papier,et écrivait la maison ou la propriété au nom del’ami, et la timbrait de son sceau. Et il conti-nua de la sorte durant l’espace d’une année en-tière ; et le matin il donnait un festin à tous sesamis et le soir il leur donnait un autre festin,toujours au son des instruments, et il faisait ve-nir les meilleurs chanteurs et les danseuses lesplus illustres.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 930/1177

Page 930: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Quant à sa femme, Douce-Amie, elle n’étaitplus écoutée comme avant, et même, depuisquelque temps, Ali-Nour la négligeait un peu ;et elle ne se plaignait jamais, mais se consolaitdans la poésie et les livres qu’elle lisait. Et unjour qu’Ali-Nour était entré dans son apparte-ment réservé, elle lui dit : « Ô Nour, lumière demes yeux, écoute ces deux strophes du poète :

» Certes ! plus on fait de bien, plus on pose dejalons pour se rendre heureuse la vie ! Mais crainsaussi les coups aveugles du Destin !

La nuit est faite pour le sommeil et le repos ;la nuit, c’est le salut de l’âme ; mais toi, tu t’esjeté tête baissée dans la dépense de ces heures re-posantes ! Aussi ne t’étonne point si, au matin, lemalheur sur toi vient à fondre soudain. »

À peine Douce-Amie eut-elle fini de réciterces vers que l’on entendit des coups frappés àla porte extérieure. Et Ali-Nour sortit de l’ap-partement de sa femme et alla ouvrir ; et c’étaitjustement l’intendant. Ali-Nour le conduisit

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 931/1177

Page 931: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

dans une chambre près de la salle de réunionoù, en ce moment, il y avait plusieurs des amishabituels, qui ne le quittaient presque plus. EtAli-Nour dit à son intendant : « Qu’y a-t-ildonc, que tu aies ainsi cette figure de tra-vers ? » L’intendant répondit : « Ô mon maître,ce que je redoutais tant pour toi est arrivé ! » Ildit : « Et comment cela ? » Il répondit : « Sacheque mon rôle est fini, puisque je n’ai plus riensous la main à gérer, t’appartenant. Et tu n’asplus quoi que ce soit en propriétés ou autreschoses qui vaille une obole ou même moinsqu’une obole. Et voici que je t’apporte les ca-hiers des dépenses que tu as faites et les ca-hiers de ton capital. » En entendant ces pa-roles, Ali-Nour ne put que baisser la tête, etdit : « Allah, est le seul fort, le seul puissant ! »

Or, justement l’un des amis assemblés dansla salle de réunion entendit cette conversationet se hâta d’aller immédiatement la rapporteraux autres, et leur dit : « Écoutez la nouvelle !voici qu’Ali-Nour n’a plus une obole qui

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 932/1177

Page 932: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

vaille ! » Et au moment même entra Ali-Nourqui avait, comme pour confirmer la vérité decette nouvelle, la figure toute changée et l’airfort tourmenté.

À cette vue, l’un des convives se leva, setourna vers Ali-Nour et lui dit : « Ô monmaître, je voudrais te demander la permissionde me retirer, car ma femme va accouchercette nuit même, et je ne puis vraiment la dé-laisser. Il faut donc que j’aille la retrouver auplus vite ! » Et Ali-Nour le lui permit. Alors seleva un second qui dit : « Ô mon maître Ali-Nour, il faut absolument que je me rende au-jourd’hui même chez mon frère qui fait célé-brer les cérémonies de la circoncision de sonenfant ! » Et Ali-Nour le lui permit. Puis chacundes convives se leva à son tour et trouva un ex-pédient pour se retirer, et cela jusqu’au dernier,de telle sorte qu’Ali-Nour se trouva tout seul aumilieu de la salle de réunion. Il fit alors appe-ler Douce-Amie et lui dit : « Ô Douce-Amie, tune sais pas encore ce qui vient de me tomber

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 933/1177

Page 933: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

sur la tête ! » Et il lui raconta tout ce qui venaitde se passer. Elle répondit : « Ô mon maîtreAli-Nour, il y a bien longtemps que je ne cessede te faire craindre ce qui a fini par t’arriveraujourd’hui. Mais tu ne m’as jamais écoutée,et même un jour tu m’as récité ces vers, pourtoute réponse :

» Si la Fortune, passant un jour devant laporte, la franchissait, saisis-la et, sans crainte,jouis-en à ta guise et fais-en profiter la foule de tesamis, car elle peut réussir à te glisser des mains.

Mais si elle a décidé d’élire chez toi un domi-cile ferme, tu peux en user largement, car ce n’estpoint ta générosité qui l’épuisera ; et si elle a ré-solu de s’en aller, ce n’est point l’avarice qui la re-tiendra.

» Aussi, quand je t’ai entendu réciter cesvers, je me suis tue, et n’ai point voulu te rétor-quer de réponse. » Ali-Nour lui dit : « Ô Douce-Amie, tu sais bien que je n’ai rien épargné pourmes amis, et c’est sur eux que j’ai dépensé tous

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 934/1177

Page 934: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

mes biens ! Aussi je ne crois pas que mainte-nant ils puissent m’abandonner dans le mal-heur ! » Et Douce-Amie lui répondit : « Par Al-lah ! je te jure qu’ils ne seront pour toi d’aucunprofit ! » Et Ali-Nour dit : « Eh bien : je vais dèscette minute me lever et m’en aller les trouverun à un, et je frapperai à leur porte ; et cha-cun d’eux me donnera généreusement quelquesomme ; et de la sorte je me constituerai un ca-pital que je consacrerai à faire le commerce ;et je laisserai de côté les distractions et le jeupour toujours. » Et, de fait, il se leva aussitôt etalla à la rue de Bassra où habitaient ses amis,car ses amis habitaient tous cette rue qui étaitla plus belle. Il frappa à la première porte, etune négresse vint ouvrir et lui dit : « Qui es-tu ? » Il lui répondit : « Dis à ton maître qu’Ali-Nour est à la porte et qu’il lui dit : « Ton ser-viteur Ali-Nour t’embrasse les mains et attendl’effet de ta générosité ! » Et la négresse rentraprévenir son maître qui lui cria : « Retournevite lui dire que je ne suis pas ici ! » Et lanégresse retourna dire à Ali-Nour : « Ô mon

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 935/1177

Page 935: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

maître, mon maître n’est pas ici ! » Et Ali-Nourpensa en lui-même : « Voilà un fils adultérin ! Ilse cache de moi ! Mais les autres ne sont pasdes fils adultérins ! » Et il alla frapper à la ported’un second ami et lui fit dire la même chosequ’au premier ; mais le second lui fit parvenirla même réponse négative. Alors Ali-Nour réci-ta cette strophe :

« J’étais à peine devant la maison, que j’en-tendis résonner le vide, et je vis tous les habitantss’enfuir, de peur que leur générosité ne fût par moimise à l’épreuve. »

Puis il dit : « Par Allah ! il faut que j’aille lesvisiter tous, dans l’espoir d’en trouver au moinsun qui ferait à lui seul ce que tous ces traîtresn’ont pas fait. » Mais il ne put en trouver unseul qui consentît à se montrer ou même à luifaire donner un morceau de pain. Alors il neput que réciter ces stances :

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 936/1177

Page 936: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

« L’homme prospère est comme l’arbre : lesgens l’entourent tant qu’il est couvert de fruits ;

Mais sitôt les fruits tombés, les gens se dis-persent à la recherche d’un arbre meilleur.

Tous les fils de ce temps sont frappés de lamême maladie ; car je n’en ai point rencontré unseul qui fût à l’abri de la contagion. »

Après quoi il fut bien obligé d’aller dire àDouce-Amie, avec un front soucieux : « Par Al-lah ! pas un d’eux n’a voulu se montrer ! » Ellelui répondit : « Ô mon maître, ne t’avais-je pasdit qu’ils ne t’aideraient en rien ? Maintenant,je te conseille simplement de commencer parvendre petit à petit les meubles et les objetsprécieux que nous avons à la maison. Et celanous permettra de vivre encore quelquetemps. » Et Ali-Nour fit ce que Douce-Amielui avait conseillé. Mais, au bout d’un certaintemps, il ne resta plus rien à vendre dans lamaison. Alors Douce-Amie prit Ali-Nour quipleurait et lui dit : « Ô mon maître, pourquoi

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 937/1177

Page 937: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

pleures-tu ? Ne suis-je pas encore là moi-même ? Et ne suis-je donc pas toujours lamême Douce-Amie que tu dis la plus belled’entre les femmes des Arabes ? Prends-moidonc et conduis-moi au souk des esclaves etvends-moi ! As-tu donc oublié que j’ai étéachetée dix mille dinars d’or par ton défuntpère ? J’espère donc qu’Allah t’aidera danscette vente et te la rendra fructueuse, et feraque je sois vendue à un prix encore plus élevéque la première fois. Quant à notre séparation,tu sais bien que, si Allah a écrit que nous de-vons un jour nous retrouver, nous nous retrou-verons ! » Ali-Nour lui répondit : « Ô Douce-Amie, jamais je ne consentirai à me séparerde toi, fût-ce une heure seulement ! » Elle luirépondit : « Ni moi non plus, ô mon maîtreAli-Nour ! Mais la nécessité est souvent loi,comme dit le poète :

» Ne crains point de tout faire, si t’y oblige lanécessité ! Et ne recule devant rien, si ce n’est de-vant la limite de la bienséance !

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 938/1177

Page 938: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Et ne te préoccupe de rien sans motif sérieux ;et bien rares sont les choses affligeantes dont lemotif soit sérieux ! »

À ces vers, Ali-Nour prit Douce-Amie dansses bras, l’embrassa dans les cheveux et, leslarmes sur les joues, il récita ces deuxstrophes :

« Arrête-toi de grâce ! et laisse-moi dans tesyeux cueillir un regard, un seul regard pour touteprovision de route ; et mon cœur abîmé s’en servi-ra comme remède dans la séparation meurtrière.

Mais si cela même te semble une demande exa-gérée, abstiens-toi et laisse-moi à ma tristesse soli-taire et à ma douleur ! »

Alors Douce-Amie se mit à parler à Ali-Nour et avec des paroles si douces, qu’elle ledécida à prendre le parti qu’elle venait de luiproposer, en lui démontrant qu’il n’avait que ceseul moyen d’éviter, lui Ali-Nour, fils de Fad-leddine ben Khacân, une pauvreté indigne de

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 939/1177

Page 939: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

lui. Il sortit donc avec elle et la conduisit ausouk des esclaves et s’adressa au courtier leplus estimé et lui dit : « Il faut que tu saches,ô courtier, la valeur de celle que tu vas crierau marché. Ne te méprends donc pas ! » Etle courtier lui répondit : « Ô mon maître Ali-Nour, je suis ton serviteur et je connais mesdevoirs et les égards que je te dois ! » AlorsAli-Nour entra avec Douce-Amie et le courtierdans une chambre du khân, et enleva le voilequi couvrait le visage de Douce-Amie. À cettevue, le courtier s’écria : « Ya Allah ! mais c’estl’esclave Douce-Amie, que j’avais vendue moi-même au défunt vizir pour dix mille dinarsd’or, il y a à peine deux ans ! » Et Ali-Nourrépondit : « Oui, c’est elle-même ! » Alors lecourtier dit : « Ô mon maître, chaque créatureporte sa destinée attachée à son cou et nepeut s’y soustraire ! Mais je te jure que je vaisconsacrer tout mon savoir à bien vendre tonesclave, et au prix le plus haut du souk ! »

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 940/1177

Page 940: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Et aussitôt, le courtier courut à la placemême où tous les marchands avaient l’habi-tude de se réunir, et attendit qu’ils fussent touslà, occupés qu’ils étaient en ce moment, un peupartout, à acheter des esclaves de tous les payset à les rassembler toutes vers ce point du soukoù l’on trouvait des femmes turques, grecques,circassiennes, géorgiennes, abyssines etautres. Lorsque le courtier vit que tous les mar-chands étaient là et que la place entière étaitremplie de la foule des courtiers et des ache-teurs, il se leva vivement, monta sur unegrosse pierre et cria : « Ô vous tous, mar-chands, et vous, hommes pleins de richesseset de biens, sachez que tout ce qui est arrondin’est pas noix ; tout ce qui est allongé n’estpas banane ; tout ce qui est rouge n’est pasviande ; tout ce qui est blanc n’est pas graisse ;tout ce qui est roux n’est pas vin ; tout ce quiest brun n’est pas datte ! Ô marchands illustresd’entre les marchands de Bassra et de Bagh-dad, voici que je propose aujourd’hui à votrejugement et à votre estimation une perle noble

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 941/1177

Page 941: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

et unique, qui, si on voulait être équitable, vau-drait plus que toutes les richesses accumulées !À vous donc de proposer le prix à crier d’abordcomme mise en vente ! Mais venez voir avanttout de vos yeux ! » Et il les entraîna tous,leur fit voir Douce-Amie, et aussitôt tous tom-bèrent d’accord de commencer par ouvrir lavente au cri de quatre mille dinars, commeprix premier de mise. Alors le courtier cria :« À quatre mille dinars, la perle des esclavesblanches ! » Et tout de suite un marchand ren-chérit en criant : « À quatre mille cinq cents di-nars ! » Mais juste à ce moment, le vizir benSâoui passait à cheval dans le souk des es-claves, et il vit Ali-Nour debout à côté du cour-tier, et le courtier qui criait un prix. Et il pensaen lui-même : « Ce garnement d’Ali-Nour esten train probablement de vendre le dernier deses esclaves après le dernier de ses meubles ! »Mais bientôt il entendit que le prix était celuid’une esclave blanche et il pensa : « Ali-Nourdoit en ce moment vendre son esclave, la jeunefemme en question, car je pense qu’il n’a plus

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 942/1177

Page 942: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

une obole. Oh ! si cela était vrai, comme celame rafraîchirait le cœur ! » Alors il héla lecrieur public qui accourut aussitôt en recon-naissant le vizir et qui baisa la terre entre sesmains. Et le vizir lui dit : « Je veux moi-mêmeacheter cette esclave que tu cries. Amène-la-moi vite que je la voie ! » Et le courtier, qui nepouvait se dérober à l’ordre du vizir, se hâtad’amener Douce-Amie et lui releva le voile de-vant le vizir. À la vue de ce visage sans pareilet de toutes les perfections de la jeune femmeet de sa taille magnifique, il fut émerveillé et ildit : « Quel prix a-t-elle atteint ? » Le courtierrépondit : « Quatre mille cinq cents dinars àla seconde criée. » Et le vizir dit : « Eh bien,moi je la prends à ce prix ! » À ces paroles,il regarda fixement tous les marchands, quin’osèrent hausser le prix, et pas un d’eux n’eutle courage d’augmenter, sachant la vengeanceque ne manquerait pas le vizir de tirer de l’au-dacieux. Puis le vizir ajouta : « Eh bien, ô cour-tier, qu’as-tu ainsi à rester immobile ? Va donc,puisque je prends l’esclave à quatre mille di-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 943/1177

Page 943: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

nars et que je t’en donne cinq cents pour tapeine ! » Et le courtier ne sut que répondre et,tête basse, alla trouver Ali-Nour un peu plusloin et lui dit : « Ô mon maître, quel malheurest le nôtre ! L’esclave s’échappe d’entre nosmains pour un prix dérisoire, pour rien ! Etc’est, comme tu peux le constater d’ici, le mé-chant vizir Ben-Sâoui, l’ennemi de ton défuntpère, qui dut deviner que c’était ta propriété,et qui ne nous laissa pas arriver au prix réel.Il veut la prendre au prix de la seconde criéeseulement. Et encore ! si nous étions sûrs qu’illa payera au comptant et tout de suite, nousnous consolerions un peu et nous remercie-rions Allah tout de même pour le peu ! Maisje sais que ce vizir de perdition est le plusmauvais payeur du monde, et je le connais delongue date, et je connais toutes ses ruses etses méchancetés. Voici ce qu’il a dû imaginerdans sa méchanceté : il t’écrira une lettre decréance à toucher chez l’un de ses agents au-quel il enverra dire en secret de ne rien tepayer du tout. Alors toi, chaque fois que tu

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 944/1177

Page 944: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

voudras aller te faire payer, l’agent te dira :« Je te paierai demain ! » et ce demain ne vien-dra jamais. Et toi tu seras tellement fatigué etennuyé de ce retard que tu finiras par prendreavec eux un arrangement et tu leur livreras lepapier signé par le vizir : et aussitôt l’agent lesaisira et le déchirera ! et de la sorte, tu perdsirrémédiablement le prix de ton esclave ! »

À ces paroles du courtier, Ali-Nour fut enproie à une colère à peine contenue et deman-da au courtier : « Maintenant, que faire ? » Ilrépondit : « Je vais te donner un conseil par le-quel tu atteindras au meilleur résultat : je vaismoi-même me diriger jusqu’au milieu du souken emmenant Douce-Amie. Alors toi, tu te pré-cipiteras derrière moi, et tu m’arracheras l’es-clave, et tu lui diras : « Malheureuse ! où vas-tu donc ? ne sais-tu que c’est simplement unserment que je viens d’accomplir, par lequelj’avais juré de faire le simulacre de te vendreau souk des esclaves pour t’humilier et te cor-riger de ton mauvais caractère à la maison ! »

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 945/1177

Page 945: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Puis tu lui donneras deux ou trois coups, et tula reprendras ! et alors tout le monde, et le vi-zir aussi, croira que vraiment tu n’avais ame-né l’esclave au souk que pour accomplir tonserment ! » Et Ali-Nour acquiesça et dit : « Voi-là vraiment la meilleure idée ! » Alors le cour-tier s’éloigna, alla au milieu du souk, prit l’es-clave par la main, l’amena devant le vizir El-Mohin ben-Sâoui, et lui dit : « Seigneur, le pro-priétaire de cette esclave est cet homme quiest là, à quelques pas au-dessus de nous ! Maisle voici qui vient à nous ! » En effet, Ali-Nours’approcha du groupe, s’empara violemment deDouce-Amie, lui donna un coup de poing etlui cria : « Malheur à toi ! Ne sais-tu que je net’ai fait venir au souk que simplement pour ac-complir mon serment ? Retourne vite à la mai-son, et garde-toi bien désormais d’être déso-béissante comme tu l’as été. Et ne va pas croireque j’aie besoin du produit de ta vente imagi-naire ! Et d’ailleurs, même au cas où je seraisdans le besoin, je préférerais vendre le dernierde mes meubles et leur vestige et tout ce qui

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 946/1177

Page 946: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

m’appartient, plutôt que de songer à t’amenerau souk ! »

Aux paroles d’Ali-Nour, le vizir Ben-Sâouis’écria : « Malheur à toi, jeune fou ! tu parlescomme s’il te restait encore un meuble ouquelque chose à acheter ou à vendre. Nous sa-vons tous que tu n’as plus une obole ! » Il ditet voulut s’avancer de son côté et se saisir delui par la violence. À cette vue, tous les mar-chands et tous les courtiers regardèrent Ali-Nour, qui était fort connu et fort aimé d’euxet dont ils se rappelaient encore le père, quileur avait été à tous un protecteur efficace etbon. Alors Ali-Nour leur dit : « Vous venez tousd’entendre les paroles insolentes de cethomme ; je vous en prends donc tous à té-moin ! » Et de son côté, le vizir leur dit : « Ômarchands, c’est par égard pour vous autresque je ne veux pas tuer du coup cet insolent ! »Mais les marchands se regardèrent tous lesuns les autres à la dérobée, et se firent dessignes avec les yeux comme pour dire : « Sou-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 947/1177

Page 947: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

tenons Ali-Nour ! » et à haute voix ils dirent :« En vérité, c’est une affaire qui ne nous re-garde pas. Arrangez-vous tous deux commevous le pourrez ! » Et Ali-Nour, qui, de son na-turel, était plein de courage et d’audace, s’élan-ça à la bride du cheval du vizir, saisit d’unemain le vizir et l’arracha de la selle et le jeta àterre. Puis il lui mit un genou sur la poitrine, etse mit à lui donner des coups de poing sur latête, dans le ventre et partout, et lui cracha àla figure, et lui dit : « Chien, fils de chien, filsadultérin, que ton père soit maudit, et le pèrede ton père et le père de ta mère, ô maudit,ô pourri ! » Puis il lui asséna encore un coupde poing très fort sur la mâchoire, et lui cassaquelques dents ; et le sang coula sur la barbedu vizir qui, d’ailleurs, était tombé juste au mi-lieu d’une mare de boue.

À cette vue, les dix esclaves qui étaientavec le vizir mirent leur épée nue à la main,et voulurent fondre sur Ali-Nour et le massa-crer et le mettre en morceaux. Mais toute la

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 948/1177

Page 948: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

foule les en empêcha et leur cria : « Qu’allez-vous faire, et de quoi vous mêlez-vous ! Votremaître est un vizir, c’est vrai ; mais ne savez-vous pas que celui-ci est le fils d’un vizir aussi !Et ne craignez-vous pas, imprudents, de lesvoir demain se réconcilier tous deux et alorsde supporter, vous autres, toutes les consé-quences ? » Et les esclaves virent qu’il étaitplus prudent de s’abstenir.

Mais, comme Ali-Nour s’était fatigué à forcede donner des coups, il lâcha le vizir, qui putse relever tout couvert de boue, de sang et depoussière, et sous les yeux de la foule qui étaitloin de le plaindre, il se dirigea du côté du pa-lais du sultan.

Quant à Ali-Nour, il prit Douce-Amie par lamain et, acclamé par toute la foule, il regagnasa maison.

Quant au vizir, il arriva au palais du roi Mo-hammad ben-Soleilman El-Zeini dans cet étatpitoyable, et s’arrêta au bas du palais et se mit

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 949/1177

Page 949: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

à crier : « Ô roi ! un opprimé ! » Et le roi le fitamener entre ses mains, et le regarda et vitque c’était son vizir El-Mohin ben-Sâoui. Et, aucomble de l’étonnement il lui dit : « Mais quidonc a osé commettre sur toi de tels actes ? »Et le vizir se mit à pleurer et récita ces vers :

« Est-il possible que le temps me prenne commevictime, alors que tu vis, toi-même, parmi les vi-vants de la terre de ce temps, et que je sois tris-tement la proie des chiens ardents, alors qu’intré-pide tu es mon défenseur ?

Est-il possible que tout altéré puisse à tes eauxvives se désaltérer, alors que moi, ton protégé, jemeurs de soif sous ton ciel, ô nuage bienfaisant quinous donnes la pluie ? »

Puis il ajouta : « Ô mon maître, est-ce làle sort de tous les serviteurs qui t’aiment ette servent avec ferveur, et est-ce ainsi que tutolères que de pareilles infamies soient com-mises contre eux ! » Et le roi lui demanda :« Mais qui donc t’a fait subir un pareil trai-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 950/1177

Page 950: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

tement ? » Il répondit : « Sache, ô roi, qu’au-jourd’hui j’étais sorti faire une tournée du côtédu souk des esclaves, dans le dessein d’acheterune esclave cuisinière qui sût m’apprêter lesmets que régulièrement ma cuisinière actuellese plaît à me brûler, et je vis dans ce souk-làune jeune esclave dont je n’avais jamais vu lapareille de ma vie entière. Et le courtier au-quel je m’adressai me répondit : « Je crois bienqu’elle appartient au jeune Ali-Nour, fils du dé-funt vizir Khacân. Or, ô mon seigneur et suze-rain, tu te souviens peut-être avoir donné an-ciennement dix mille dinars au vizir Fadled-dine ben-Khacân, pour acheter une très jolieesclave pleine de qualités. Le vizir Khacân netarda pas, d’ailleurs, à trouver et à acheter l’es-clave en question ; mais, comme elle était mer-veilleuse et qu’elle lui avait plu infiniment, illa donna en présent à son fils Ali-Nour. Et Ali-Nour, à la mort de son père, prit la voie desdépenses et des folies et si loin qu’il fut obli-gé de vendre ses propriétés, ses biens et jus-qu’à ses meubles. Et lorsqu’il eut été réduit à

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 951/1177

Page 951: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

n’avoir plus l’obole pour vivre, il mena au soukl’esclave, afin de la vendre, et la remit au cour-tier, qui la mit aussitôt à la criée. Et tout desuite les marchands se mirent à enchérir et tel-lement que le prix de l’esclave atteignit quatremille dinars. Alors moi, je vis cette esclave etrésolus de l’acheter pour mon suzerain le sul-tan, qui avait fourni le premier capital. J’ap-pelai le courtier et lui dit : « Mon fils, je tedonnerai moi-même les quatre mille dinars ! »Mais le courtier me montra le propriétaire de lajeune esclave ; et celui-ci, sitôt qu’il me vit, ac-courut comme un forcené et me dit : « Vieilletête de malédiction ! ô cheikh calamiteux etnéfaste ! je préférerais la vendre à un juif ouà un chrétien plutôt que de te la céder, mêmesi tu devais me remplir d’or le grand voile quila couvre ! » Alors je répondis « Mais, ô jeunehomme, ce n’est point pour moi que je la dé-sire, mais pour notre seigneur le sultan, qui estnotre bienfaiteur à tous et notre bon maître ! »Mais à ces paroles, au lieu de céder, il devintencore bien plus furieux, et se jeta à la bride

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 952/1177

Page 952: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

de mon cheval, et me saisit par une jambe etm’entraîna et me jeta, à terre ; puis, sans te-nir compte de mon âge avancé et sans respectpour ma barbe blanche, il se mit à me frapperet à m’injurier de toutes les façons et enfin memit dans cet état déplorable où tu me vois ence moment, ô roi juste ! Et tout cela ne m’arri-va, que parce que je voulus faire plaisir à monsultan et lui acheter une jeune esclave qui luiappartenait de droit et que je jugeais digne desa couche ! »

Et le vizir, à ces paroles, se jeta aux piedsdu roi et se mit à pleurer et à implorer la justicedu roi. Et à sa vue et à l’audition de son récit, leroi fut dans une colère telle que la sueur cou-la de son front entre ses yeux ; et il se tour-na du côté de ceux qui montaient la garde, lesémirs et les grands du royaume, et leur fit unseul signe. Et aussitôt quarante gardes armésde grands glaives nus se présentèrent entreses mains, immobiles. Et le sultan leur dit :« Descendez à l’instant même à la maison de

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 953/1177

Page 953: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

mon ancien vizir El-Fadl ben Khacân, et met-tez-la au pillage, et détruisez-la entièrement ;puis emparez-vous du criminel Ali-Nour et deson esclave, liez-leur les bras, et traînez-lespar les pieds dans la boue et amenez-les entremes mains. Et les quarante gardes répondirentpar l’ouïe et l’obéissance, et se dirigèrent surl’heure vers la maison d’Ali-Nour.

Or, il y avait au palais du sultan un jeunechambellan d’entre les chambellans, nomméSanjar, qui avait été d’abord mamelouk du dé-funt vizir Ben-Khacân, et avait été élevé avecson jeune maître Ali-Nour pour lequel il s’étaitpris d’une grande affection. La chance voulutqu’il se trouvât justement-là au moment del’entrée du vizir Sâoui et de l’ordre cruel donnépar le sultan. Et il courut en toute hâte, par deschemins raccourcis, jusqu’à la maison d’Ali-Nour qui, entendant la porte heurtée avec pré-cipitation, courut aussitôt ouvrir lui-même. Etil reconnut son ami le jeune Sanjar et voulutle saluer et l’embrasser. Mais le jeune Sanjar,

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 954/1177

Page 954: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

sans se laisser faire, lui dit : « Ô mon maître ai-mé, ce n’est point le moment des paroles ami-cales et des formules du salut ; car écoute ceque dit le poète :

« Ton âme libre, si pour elle tu redoutes la ty-rannie des liens et l’esclavage dur, déracine-la etvole ! Vole au loin et laisse dans les villes s’écrou-ler les maisons sur ceux qui les ont bâties.

Ô mon ami, tu trouveras bien d’autres paysque ton pays, sur la terre d’Allah vaste à l’infini !mais d’autre âme que ton âme tu ne trouveraspas ! »

Et Ali-Nour répondit : « Ô mon ami Sanjar,que viens-tu donc m’annoncer ? » Sanjar dit :« Lève-toi et sauve-toi et sauve l’esclaveDouce-Amie. Car El-Mohin ben-Sâoui vient devous tendre un filet où, si vous y tombez, ilse dispose à vous tuer sans miséricorde. Etd’ailleurs voici que le sultan, à son injonction,envoie contre vous deux, quarante de sesgardes armés de glaives nus ! Mon idée donc

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 955/1177

Page 955: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

est que vous preniez la fuite avant qu’il ne vousarrive malheur. » Et, à ces paroles, Sanjar ten-dit sa main pleine d’or à Ali-Nour et lui dit : Ômon maître, voici quarante dinars qui peuventt’être utiles en ce moment ; et je te prie deme pardonner de ne pouvoir être plus géné-reux. Mais nous perdons du temps ! Lève-toi etfuis ! »

Alors Ali-Nour se hâta d’aller prévenirDouce-Amie qui aussitôt se couvrit de sesvoiles ! et tous deux sortirent de la maison,puis de la ville et arrivèrent au bord de la mer,par l’assistance d’Allah. Et ils trouvèrent un na-vire qui allait justement partir et se préparaitdéjà à déployer ses voiles. Ils s’en appro-chèrent et virent le capitaine, debout au milieudu navire et qui criait : « Que celui qui n’a pasencore fait ses adieux les fasse, que celui quin’a pas encore fini de faire ses provisions fi-nisse, que celui qui a oublié chez lui quelqueobjet aille vite le chercher, car voici que nousallons partir ! » Et tous les voyageurs répon-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 956/1177

Page 956: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

dirent : « Nous n’avons plus rien à faire, ô ca-pitaine, c’est fini ! Alors le capitaine cria à seshommes : « Allez ! déployez les voiles et enle-vez les amarres ! » À ce moment Ali-Nour de-manda au capitaine : « Pour où partez-vous, ôcapitaine ? » Il répondit : « Pour la demeure depaix, Baghdad ! »

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, arrêta son ré-cit.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 957/1177

Page 957: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Et lorsque fut la trente-quatrième nuit.

Elle dit :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que lorsquele capitaine dit à Ali-Nour : « Pour la demeurede paix, Baghdad ! » Ali-Nour lui dit : « Atten-dez ! nous y allons ! » et, suivi de Douce-Amie,il monta à bord du navire, qui aussitôt mittoutes ses voiles dehors et, comme un grandoiseau blanc, prit son essor en volant, commedit le poète :

« Regarde le navire ! Son aspect te séduira. Levent rapide est son émule, et dans la lutte de vi-tesse on ne connaît le vainqueur.

Page 958: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Il est comme un oiseau aux ailes déployées qui,du haut de l’azur, fond sur la mer et s’y balance. »

Et le navire, par un vent favorable, se miten marche, emportant tous ces voyageurs. Voi-là pour Ali-Nour et Douce-Amie.

Quant aux quarante gardes envoyés par lesultan pour s’emparer d’Ali-Nour, ils arrivèrentà la maison d’Ali-Nour, la cernèrent de toutesparts, brisèrent les portes, envahirent l’inté-rieur et firent partout les recherches les plusminutieuses. Mais ils ne purent mettre la mainsur personne. Alors ils détruisirent la maisonfurieusement, et retournèrent rendre compteau sultan de leurs recherches infructueuses. Etle sultan leur dit : « Cherchez-les partout etfouillez toute la ville ! » Et-comme le vizir Ben-Sâoui arrivait en ce moment, le sultan l’ap-pela et, pour le consoler, lui donna une bellerobe d’honneur et lui dit : « Nul autre que moi-même ne te vengera, je te le promets ! » Et levizir lui souhaita une longue vie et la tranquilli-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 959/1177

Page 959: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

té dans le bonheur. Puis le sultan ordonna àses crieurs publics de crier dans toute la villel’avis suivant : « Si quelqu’un de vous, ô habi-tants, rencontre Ali-Nour, le fils du défunt vizirBen-Khacân, qu’il se saisisse de lui et l’amèneentre les mains du sultan ; et il aura une bellerobe d’honneur, en récompense, et la sommede mille dinars ! Mais si quelqu’un le voit etle cache, il subira un châtiment exemplaire ! »Mais, malgré toutes les recherches, nul ne sutce qu’était devenu Ali-Nour. Voilà pour le sul-tan et ses gardes.

Mais pour ce qui est d’Ali-Nour et deDouce-Amie, ils arrivèrent en paix à Baghdad,et le capitaine leur dit : « La voici, cette ville fa-meuse, ce Baghdad séjour de douceur ! C’est laville heureuse qui ne connaît point les rigueursdes frimas et des hivers, qui vit à l’ombre deses rosiers, aux tiédeurs du printemps, au mi-lieu de ses fleurs, de ses jardins, et au bruit deses eaux murmurantes ! » Et Ali-Nour remerciale capitaine pour ses bontés pendant le voyage,

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 960/1177

Page 960: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

et lui donna cinq dinars d’or pour prix de sonpassage et de celui de Douce-Amie, puis il quit-ta le navire et, suivi de Douce-Amie, il pénétradans Baghdad.

Le destin voulut qu’Ali-Nour, au lieu deprendre la route ordinaire, en prît une autre quile conduisit au milieu des jardins qui entourentBaghdad. Et ils s’arrêtèrent à la porte d’un jar-din entouré d’une grande muraille et dont l’en-trée était bien balayée, bien arrosée et avait dechaque côté un grand banc ajouré ; la porte,qui était très belle, était fermée ; mais, vers lehaut, elle supportait de très belles lampes detoutes les couleurs ; et, tout à côté, il y avait unbassin où coulait l’eau limpide. Quant au che-min qui conduisait à cette porte, il était tra-cé entre deux files de poteaux qui supportaientde magnifiques étoffes en brocart tendues auvent.

Alors Ali-Nour dit à Douce-Amie : « Par Al-lah ! cet endroit est bien beau ! » Elle répondit :« Reposons-nous alors ici pendant une heure,

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 961/1177

Page 961: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

sur ces bancs. » Et ils montèrent sur l’un desgrands bancs, après s’être bien lavé la figureet les mains à l’eau fraîche du bassin. Et ilss’assirent prendre le frais sur les bancs et res-pirèrent avec délices la brise douce qui pas-sait ; et c’était si bon qu’ils ne tardèrent pas às’endormir après s’être couverts de leur grandecouverture.

Or, ce jardin à la porte duquel ils s’étaientendormis s’appelait le Jardin des Délices, et aumilieu de ce jardin il y avait un palais qui s’ap-pelait le Palais des Merveilles, et c’était la pro-priété du khalifat Haroun Al-Rachid. Quand lekhalifat se sentait la poitrine rétrécie, il venaitse dilater et se distraire et oublier les soucisdans ce jardin et ce palais. Ce palais en entiern’était formé que d’une seule salle immense,percée de quatre-vingts fenêtres ; et à chaquefenêtre était suspendue une grande lampepleine de clarté ; et au milieu de la salle il yavait un grand lustre en or massif, aussi écla-tant que le soleil. Cette salle ne s’ouvrait que

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 962/1177

Page 962: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

lorsque venait le khalifat ; et alors on allumaittoutes les lampes et le grand lustre, et on ou-vrait toutes les fenêtres, et le khalifat s’asseyaitsur son grand divan tendu de soie, de velourset d’or, et ordonnait alors à ses chanteusesde chanter et aux joueurs d’instruments de lecharmer de leur jeu ; mais celui dont il aimaità entendre surtout la voix, c’était son chantrepréféré l’illustre Ishâk, celui dont les chants etles improvisations étaient connus du mondeentier. Et c’est ainsi qu’au milieu du calme desnuits et de la tiédeur douce de l’air parfuméaux fleurs du jardin, le khalifat se dilatait lapoitrine, dans la ville de Baghdad.

Or, celui que le khalifat avait mis commegardien de ce palais et de ce jardin était un bonhomme de vieillard, qui s’appelait le cheikhIbrahim, et il montait une garde vigilante, dejour et de nuit, pour empêcher les promeneurset les curieux et surtout les femmes et les en-fants d’entrer dans le jardin et de lui abîmer oude lui voler les fleurs et les fruits. Or, ce soir-là,

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 963/1177

Page 963: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

comme il faisait sa lente ronde habituelle toutautour du jardin, il ouvrit la grande porte et vitsur le grand banc deux personnes endormieset couvertes de la même couverture. Et il futtrès indigné et s’écria : « Comment ! voici deuxpersonnes assez audacieuses pour contreveniraux ordres sévères du khalifat qui m’a donnéle droit, à moi, cheikh Ibrahim, de faire subirn’importe quel châtiment à toute personne quis’approcherait de ce palais ! Aussi je vais leurfaire sentir un peu ce qu’il en coûte de s’empa-rer ainsi du banc réservé aux hommes du kha-lifat ! » Et le cheikh Ibrahim coupa une branchepliante et s’approcha des dormeurs et branditla branche et allait les fouetter d’importancequand soudain il pensa : « Ô Ibrahim, que vas-tu faire ? Frapper des personnes que tu neconnais pas et qui sont peut-être des étrangersou même des mendiants de la route d’Allah quela destinée a dirigés de ton côté ! Il faudraitd’abord voir leur visage ! » Et cheikh Ibrahimenleva la couverture qui cachait leur visage, etaussitôt s’arrêta charmé par ces deux visages

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 964/1177

Page 964: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

merveilleux dont les joues se touchaient dansle sommeil et paraissaient plus belles que lesfleurs de son jardin. Et il pensa : « Qu’allais-je faire ? Qu’allais-tu faire, ô Ibrahim aveugle !Tu mériterais qu’on te fouettât toi-même pourte punir de ton injuste colère ! » Puis le cheikhIbrahim recouvrit le visage des dormeurs, ets’assit à leurs pieds, et se mit à masser lespieds d’Ali-Nour, pour lequel il s’était senti unesympathie soudaine. Et Ali-Nour, sous la sen-sation de ces mains qui le massaient, ne tardapas à se réveiller, et vit que le masseur étaitun vieillard respectable et eut grande honted’être ainsi massé par lui, et retira aussitôt sespieds et se mit sur son séant avec précipita-tion ; et il prit la main du vénérable cheikh etla porta à ses lèvres, puis à son front. Alors lecheikh Ibrahim lui demanda : « Mon fils, d’oùvenez-vous tous deux ? » Ali-Nour répondit :« Ô seigneur, nous sommes des étrangers ! » Etles larmes lui vinrent aux yeux à ces paroles.Et le cheikh Ibrahim dit : « Ô mon enfant, jene suis pas de ceux qui oublient que le Pro-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 965/1177

Page 965: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

phète (que sur lui soient la prière et la paixd’Allah !) a recommandé, en plusieurs endroitsdu Livre, d’être hospitalier à l’égard des étran-gers et de les recevoir avec cordialité et debon cœur. Venez donc avec moi, mes enfants,et je vous ferai visiter mon jardin et mon pa-lais, et de la sorte vous oublierez vos peineset vous vous épanouirez et dilaterez la poi-trine ! » Alors Ali-Nour lui demanda : « Ô sei-gneur, à qui donc appartient ce jardin ? » Etcheikh Ibrahim, pour ne pas intimider Ali-Nouret aussi un peu pour se glorifier, lui répondit :« Ce jardin et ce palais m’appartiennent ; etils viennent comme héritage de ma famille ! »Alors Ali-Nour et Douce-Amie se levèrent, et,précédés de cheikh Ibrahim, ils franchirent laporte du jardin.

Ali-Nour avait vu à Bassra de bien beauxjardins, mais il n’en avait même rêvé de sem-blable à celui-ci. La grande porte était forméed’arcades superposées du plus bel effet, et cou-verte de vignes grimpantes qui laissaient

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 966/1177

Page 966: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

pendre lourdement de magnifiques grappes,les unes rouges comme des pierres de rubis,les autres noires comme l’ébène. L’allée où ilspénétrèrent était ombragée d’arbres fruitiersqui pliaient sous le poids de leurs fruits mûrs.Sur les branches les oiseaux gazouillaient dansleur langue des motifs aériens ; le rossignolmodulait ses airs ; le tourtereau roucoulait saplainte d’amour ; le merle sifflait de son sifflethumain ; le pigeon à collier répondait commeenivré de liqueurs fortes. Là, chaque arbre frui-tier était représenté par ses deux meilleures es-pèces ; il y avait des abricotiers avec des fruitsà amande douce et des fruits à amande amère ;il y avait même des abricotiers du Khorassan ;des pruniers aux fruits couleur des lèvresbelles ; des mirabelles douces à enchanter ; desfigues rouges, des figues blanches et des figuesvertes d’un aspect admirable. Quant aux fleurs,elles étaient comme les perles et le corail ; lesroses étaient plus belles que les joues des plusbelles ; les violettes étaient sombres comme laflamme du soufre brûlé ; il y avait les blanches

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 967/1177

Page 967: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

fleurs du myrte ; il y avait des giroflées et desvioliers, des lavandes et des anémones. Toutesleurs corolles se diadémaient des larmes desnuées ; et les camomilles souriaient de toutesleurs dents au narcisse ; et le narcisse regardaitla rose avec des yeux profonds et noirs. Le cé-drat arrondi était comme la coupe sans anseni goulot ; les limons pendaient comme desboules d’or. Toute la terre était tapissée defleurs aux couleurs par milliers ; car le prin-temps était roi et dominait tout le bocage ; carles fleuves féconds s’enflaient, et les sourcestintaient, et l’oiseau parlait et s’écoutait ; carla brise chantait comme une flûte, le zéphir luirépondait avec douceur, et l’air résonnait detoute la joie !

C’est ainsi qu’Ali-Nour et Douce-Amie, avecle cheikh Ibrahim, firent leur entrée dans leJardin des Délices. Et c’est alors que cheikhIbrahim, qui ne voulait pas faire les chosesà moitié, les invita à pénétrer dans le Palais

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 968/1177

Page 968: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

des Merveilles. Il leur ouvrit la porte et ils en-trèrent.

Ali-Nour et Douce-Amie s’arrêtèrent avecun éblouissement dans les yeux de toute lasplendeur de cette salle inouïe, et de tout cequ’elle avait en elle de choses extraordinaires,étonnantes et pleines d’agrément. Ils furent unlong temps à en admirer la beauté sans pa-reille ; puis, pour se reposer les yeux de toutecette splendeur, ils allèrent s’accouder à unefenêtre donnant sur le jardin. Et Ali-Nour, de-vant tout ce jardin et ces marbres éclairés parla lune, se mit à penser à ses peines passées, etil dit à Douce-Amie : « Ô Douce-Amie, en vé-rité, ce lieu est pour moi plein de charmes. Ilme rappelle tant de choses ! Et il fait descendrela paix en mon âme, et éteint le feu qui meconsume et la tristesse, ma compagne ! »

Sur ces entrefaites le cheikh Ibrahim leurapporta des provisions qu’il était allé chercher,et ils mangèrent leur plein ; puis ils se lavèrentles mains, et de nouveau allèrent s’accouder

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 969/1177

Page 969: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

à la fenêtre et regarder les arbres chargés deleurs beaux fruits. Au bout d’un certain temps,Ali-Nour se tourna vers cheikh Ibrahim et luidit : « Ô cheikh Ibrahim n’aurais-tu donc rienà nous donner comme boisson ? Car il mesemble bien que d’ordinaire on doit boire aprèsavoir mangé ! » Alors le cheikh Ibrahim leurapporta une porcelaine remplie d’une eaudouce et fraîche. Mais Ali-Nour lui dit : « Quenous apportes-tu donc là ? Ce n’est pas du toutcela que je désire ! » Il lui répondit : « C’estdonc du vin que tu désires ? » Ali-Nour dit :« Mais oui, certes ! » Cheikh Ibrahim reprit :« Qu’Allah m’en garde et m’en protège ! il y atreize ans que je m’abstiens de cette boissonnéfaste, car le Prophète (que sur lui soient laprière et la paix d’Allah !) a maudit celui quiboit n’importe quelle boisson fermentée, celuiqui l’exprime et celui qui la porte pour lavendre ! » Alors Ali-Nour lui dit : « Permets-moi, ô cheikh, de te dire deux mots ! » Il ré-pondit : « Dis-les ! » Il dit : « Si je t’indique lemoyen de faire ce que je te demande, sans que

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 970/1177

Page 970: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

tu sois ni le buveur du vin ni son fabricant nison porteur, serais-tu fautif ou maudit d’aprèsles Paroles ? » Il répondit : « Je crois quenon. » Ali-Nour reprit : « Prends donc ces deuxdinars et ces deux drachmes, monte sur cetâne qui est à la porte du jardin et qui nous aportés jusqu’ici, et va au souk, et arrête-toi àla porte du marchand d’eaux distillées de roseset de fleurs, qui a toujours du vin dans le fondde sa boutique ; et le premier passant que tuverras tu l’arrêteras et tu le prieras, en lui re-mettant l’argent, d’aller lui-même t’acheter laboisson, et cela pour deux dinars d’or, et tului donneras les deux drachmes pour sa peine.Et il te mettra lui-même les cruches de vin surl’âne, et, comme c’est l’âne qui les portera, lepassant qui les achètera, et nous qui les boi-rons, de cette façon tu ne seras pour rien danscette affaire, et tu ne seras ainsi ni le buveurni le fabricant ni le porteur ! Et, de cette façon,tu n’auras rien à redouter pour manquement àla sainte loi du Livre ! » Et le cheikh se mit, àces paroles, à rire bruyamment, et dit à Ali-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 971/1177

Page 971: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Nour « Par Allah ! de ma vie je n’ai rencontréquelqu’un aussi gentil que toi ni doué de tantd’esprit et de charme ! » Et Ali-Nour répondit :« Par Allah ! nous sommes tous deux tes obli-gés, ô cheikh Ibrahim ! Mais nous n’attendonsplus de toi que ce service que nous te deman-dons instamment ! » Alors le cheikh Ibrahim,qui, jusqu’à ce moment, n’avait pas voulu révé-ler l’existence au palais de toutes les boissonsfermentées, dit à Ali-Nour : « Ô mon ami, voi-ci les clefs de mon cellier et de ma dépense,qui sont toujours remplis pour faire honneur àl’émir des Croyants quand il vient ici m’hono-rer de sa présence. Tu peux y entrer et prendreà ta guise tout ce qui t’y plaira ! »

Alors Ali-Nour entra dans le cellier et cequ’il y vit le jeta dans la stupéfaction : toutle long des murs et sur des étagères, en bonordre, était rangés des vases et des vases touten or massif, en argent massif et en cristal ;et ces vases étaient incrustés de toutes les es-pèces de pierreries. Et Ali-Nour finit par se dé-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 972/1177

Page 972: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

cider, et il choisit ce qu’il voulut et retournadans la grande salle ; il déposa les vases pré-cieux sur le tapis, s’assit à côté de Douce-Amie,versa le vin dans des coupes magnifiques enverre cerclé d’or, et se mit à boire, lui et Douce-Amie, tout en s’émerveillant de toutes leschoses contenues dans ce palais. Et bientôtcheikh Ibrahim vint leur offrir des fleurs odo-rantes, et se retira discrètement plus loin, selonl’usage, quand il y a un homme assis avec safemme. Et tous deux recommencèrent à boirejusqu’à ce que le vin les dominât ; alors leursjoues se colorèrent, leurs yeux brillèrentcomme ceux des gazelles, et Douce-Amie dé-noua ses cheveux. Et le cheikh Ibrahim, à cettevue, fut pris d’une grande envie et se dit :« Pourquoi enfin m’asseoir ainsi loin d’eux aulieu de me réjouir avec eux. Et quand pourrai-je jamais me trouver à pareille fête, aussi char-mante que celle que me donne la vue de cesdeux admirables et beaux jeunes gens que l’onprendrait pour deux lunes ! » Et le cheikh Ibra-him, là-dessus, s’avança et s’assit à l’autre bout

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 973/1177

Page 973: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

de la salle de réunion. Alors Ali-Nour lui dit :« Ô seigneur, je te conjure par ma vie, de t’ap-procher et de t’asseoir avec nous ! » Et lecheikh Ibrahim vint s’asseoir à côté d’eux, etAli-Nour prit la coupe, la remplit et la tendità cheikh Ibrahim en lui disant : « Ô cheikh,prends et bois ! et tu en connaîtras toute lasaveur ! et tu sauras le délice du fond de lacoupe ! » Mais le cheikh Ibrahim répondit :« Qu’Allah me protège ! ô jeune homme,ignores-tu donc que voici bientôt treize ansque je n’ai commis pareil manquement ? Et nesais-tu que j’ai accompli deux fois mes devoirsde hadj à la Mecque glorieuse ? » Et Ali-Nour,qui voulait à toute force griser le cheikh Ibra-him, voyant qu’il n’arriverait pas à ses fins parla persuasion, n’insista pas davantage ; il butlui-même la coupe pleine, la remplit et la butde nouveau, puis, au bout de quelques instants,simula tous les gestes d’un ivrogne et finit parse jeter par terre, où il fit semblant de dormir.Alors Douce-Amie coula un long regard désoléet complexe sur cheikh Ibrahim et lui dit : « Ô

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 974/1177

Page 974: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

cheikh Ibrahim, regarde comment cet hommese comporte vis-à-vis de moi ! » Il lui répondit :« Quelle désolation ! mais qu’a-t-il donc à agirde la sorte ? » Elle dit : « Si encore c’était lapremière fois ! Mais c’est toujours ainsi qu’ilfait ! Il se met à boire et à boire, et coup surcoup, puis il se grise et s’endort, et me laisseainsi toute seule sans compagnon et sans per-sonne qui me tienne compagnie et boive avecmoi ! Et je ne trouve de la sorte de goût àla boisson, puisque personne ne partage macoupe, et je n’ai même plus le désir de chanter,puisque personne ne m’entend ! » Alors lecheikh Ibrahim, qui, sous l’influence de ces re-gards ardents et de cette voix chantante, sen-tait tous ses muscles frémir, lui dit : « En vérité,ce n’est point là une façon bien gaie de boire ! »Et Douce-Amie remplit alors la coupe, la luitendit en le regardant langoureusement et luidit : « Par ma vie ! je te prie de prendre cettecoupe et de l’accepter pour me faire plaisir !Et, de la sorte, je t’aurai bien de la gratitude ! »Alors le cheikh Ibrahim tendit la main, prit la

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 975/1177

Page 975: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

coupe et la but. Et Douce-Amie la lui remplitde nouveau et il la but, puis une troisièmefois en lui disant : « Oh ! mon cher seigneur,rien que celle-ci encore ! » Mais il lui répondit :« Par Allah ! je n’en puis plus ! ce que j’ai déjàbu est bien suffisant ! » Et elle insista beaucoupet avec beaucoup de gentillesse et, en se pen-chant vers lui, elle lui dit : « Par Allah ! il le fautabsolument ! » Et il prit la coupe et la porta àses lèvres, mais juste à ce moment Ali-Nouréclata de rire et se mit brusquement sur sonséant…

— Mais, à ce moment de sa narration, Schah-razade vit apparaître le matin et, discrète, remitau lendemain la suite de son histoire.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 976/1177

Page 976: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Aussi lorsque fut latrente-cinquième nuit.

Elle dit :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, qu’Ali-Nouréclata de rire et se mit brusquement sur sonséant et dit à cheikh Ibrahim : « Que fais-tudonc là ? Ne t’avais-je pas conjuré, il y a justeune heure, de me tenir compagnie, et n’avais-tu pas refusé, et ne m’avais-tu pas dit : « Il ya treize ans que je n’ai fait pareille Chose ! »Alors le cheikh Ibrahim eut bien honte, maisil se ravisa et se hâta de dire : « Par Allah ! jen’ai rien à me reprocher ! Toute la faute est àelle, qui a beaucoup insisté pour cela ! » AlorsAli-Nour se mit à rire ainsi que Douce-Amie,qui finit par se pencher à son oreille et luidit : « Laisse-moi faire, et ne le raille plus ! Et

Page 977: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

tu verras comme nous allons rire à ses dé-pens ! » Puis elle se versa une coupe et la but,en versa une à Ali-Nour qui la but, et continuaainsi à boire et à offrir à boire à Ali-Nour, sansplus faire la moindre attention à cheikh Ibra-him. Alors cheikh Ibrahim, qui les regardaitfaire fort étonné, finit par leur dire : « Quelleest donc cette façon d’inviter les gens à venirboire avec vous autres ? Est-ce donc simple-ment pour qu’on vous regarde faire ? » Et Ali-Nour et Douce-Amie se mirent à rire et telle-ment qu’ils s’évanouirent. Alors ils voulurentbien consentir à le faire boire avec eux, etcontinuèrent à boire de la sorte jusqu’au tiersde la nuit.

À ce moment, Douce-Amie dit à cheikhIbrahim : « Ô cheikh Ibrahim, veux-tu bien mepermettre de me lever pour aller allumer unede ces chandelles ? » Il lui répondit, déjà àmoitié ivre : « Oui ! lève-toi, mais n’en allumequ’une seule, une seule ! » Et elle se leva aus-sitôt, et courut allumer non point une, mais

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 978/1177

Page 978: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

toutes les chandelles des quatre-vingts chan-deliers de la salle, et revint prendre sa place.Alors Ali-Nour dit à cheikh Ibrahim : « Ôcheikh ! que j’ai du plaisir à rester avec toi !Mais ne veux-tu point me permettre d’allumerun de ces flambeaux ? » Et le cheikh Ibrahimlui répondit : « Soit ! lève-toi et allume un deces flambeaux, mais un seul ! et ne crois pointme tromper ! » Et Ali-Nour se leva et alla allu-mer non point un, mais les quatre-vingts flam-beaux et les quatre-vingts lustres de la salle,sans que cheikh Ibrahim y eût prêté la moindreattention. Alors toute la salle, tout le palaiset tout le jardin furent dans l’illumination. Etle cheikh Ibrahim dit : « En vérité, vous êtestous deux encore plus libertins que moi ! » Etcomme il était devenu complètement ivre, ilse leva et alla, en marchant de côté et d’autre,ouvrir toutes les fenêtres, les quatre-vingts fe-nêtres de la salle de réunion, et revint s’asseoiret continuer à boire avec les deux jeunes gens,et à faire avec eux résonner la salle de rires etde chansons.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 979/1177

Page 979: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Mais le destin, qui est entre les mains d’Al-lah l’Omniscient, l’Entendeur de tout, le Créa-teur des causes et des effets, voulut que le kha-lifat Haroun Al-Rachid fût, juste à cette heure,assis à prendre le frais, en face, à la clarté dela lune, à l’une des fenêtres de son palais quis’avançait sur le Tigre. Et, comme il regardaitpar hasard de ce côté-là, il vit toute cette illu-mination qui se réfractait et brillait dans l’air età travers l’eau. Et il ne sut que penser, et com-mença par faire appeler son grand-vizir, Gia-far Al-Barmaki. Et lorsque Giafar se fut présen-té entre ses mains, il lui cria : « Ô chien d’entreles vizirs ! tu es mon serviteur et tu ne memets pas au courant des choses qui se passentà Baghdad, ma ville ! » El Giafar lui répondit :« Je ne sais point ce que tu veux me dire parces paroles ! » Et le khalifat lui cria : « Certes !à cette heure Baghdad serait pris d’assaut parl’ennemi qu’il ne se passerait pas pire crimeque celui-là ! Ô maudit, ne vois-tu point quemon Palais des Merveilles est dans l’illumina-tion ! Et tu ignores quel est l’homme assez au-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 980/1177

Page 980: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

dacieux ou assez puissant pour pouvoir ainsiéclairer toute la grande salle, en allumer tousles lustres et tous les flambeaux et en ouvrirtoutes les fenêtres ! Malheur à toi ! Le titre dekhalifat ne m’appartient-il donc plus, pour quecette chose puisse être accomplie sans que jele sache ? » Et Giafar, un moment tout trem-blant, répondit : « Mais qui donc t’a dit que lePalais des Merveilles a ses fenêtres ouvertes,ses lustres et ses flambeaux allumés ? » Et lekhalifat dit : « Approche-toi d’ici et regarde ! »Et Giafar s’approcha du khalifat et regarda ducôté des jardins et vit toute cette illuminationqui faisait paraître le palais comme en feu etplus brillant que la clarté de la lune. Alors Gia-far comprit ce devait être une imprudence decheikh Ibrahim ; et, comme il était d’un naturelbon et plein de compassion, il pensa aussitôt àimaginer quelque chose pour excuser le cheikhIbrahim, le vieux gardien du jardin et du palais,qui probablement ne faisait la chose que pouressayer d’en tirer quelque profit. Il dit doncau khalifat : « Ô émir des Croyants ! le cheikh

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 981/1177

Page 981: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Ibrahim était venu me trouver la semaine der-nière et m’avait dit : « Ô mon maître Giafar,mon souhait le plus ardent est de célébrer lescérémonies de la circoncision de mes fils soustes auspices et durant ta vie et la vie de l’émirdes Croyants ! » Je lui avais répondu : « Et quesouhaites-tu de moi, ô cheikh ? » Il m’avait dit :« Je souhaite simplement pouvoir, par ton en-tremise, obtenir le permis de la part du khalifatde célébrer les cérémonies de la circoncisionde mes fils dans la grande salle du Palais desMerveilles. » Et je lui avais répondu « Ôcheikh ! tu peux dès à présent préparer tout cequ’il faut pour cette fête. Quant à moi, si Al-lah veut ! j’aurai une audience du khalifat et jelui soumettrai ton vœu ! » Alors le cheikh Ibra-him était parti là-dessus. Quant à moi, ô émirdes Croyants, j’avais complètement oublié dete faire connaître la chose en question ! » Alorsle khalifat répondit : « Ô Giafar, au lieu d’unefaute tu t’es fendu coupable de deux fautes pu-nissables. Et je dois te punir pour deux points.Le premier point, c’est que tu ne m’as pas mis

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 982/1177

Page 982: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

au courant du premier point en question. Lesecond point, c’est que tu n’as pas accordéla chose souhaitée à ce pauvre cheikh Ibra-him qui devait la désirer ardemment. En ef-fet, si le cheikh Ibrahim est venu t’implorer,c’était simplement pour te faire comprendrequ’il avait besoin, lui, malheureux, de quelqueargent pour couvrir ses frais. Or, d’un côté, tune lui as rien donné et, d’un autre côté, tu nem’as point prévenu pour que je puisse lui don-ner moi-même quelque chose ! » Et Giafar ré-pondit : « Ô émir des Croyants, j’ai oublié ! »Alors le khalifat lui répondit : « Soit ! je te par-donne cette fois ! Mais maintenant, par les mé-rites de mes pères et de mes ancêtres ! il nousfaut, dès cet instant, aller achever notre nuitchez le cheikh Ibrahim ; car c’est un hommede bien, un homme consciencieux, fort estiméde tous les principaux cheikhs de Baghdad, quile visitent souvent ; je sais qu’il est secourableenvers les pauvres et plein de compassion pourtous les besogneux ; et je suis sûr qu’en ce mo-ment il doit avoir chez lui tout ce monde-là

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 983/1177

Page 983: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

qu’il héberge et nourrit pour Allah ! Aussi, enallant ainsi là-bas, peut-être que l’un de cespauvres fera pour nous quelque vœu qui nousprofitera en ce monde et dans l’autre ; et peut-être aussi que notre visite sera de quelque pro-fit au bon cheikh Ibrahim qui sera, à ma vue,au comble de la joie, lui et tous ses amis ! »Mais Giafar répondit : « Ô émir des Croyants,voici que la plus grande partie de la nuit estécoulée ; et tous les invités du cheikh Ibrahimdoivent en ce moment être sur le point de s’enaller ! » Et le khalifat dit : « Il nous faut absolu-ment aller au milieu d’eux ! » El Giafar fut obli-gé de se taire ; mais il devint fort perplexe etne sut plus que faire.

Cependant le khalifat se leva à l’instantmême sur ses deux pieds, Giafar se leva entreses mains, et, tous deux suivis de Massrour leporte-glaive, ils se dirigèrent du côté du Pa-lais des Merveilles, toutefois après avoir pris laprécaution de se déguiser tous les trois en mar-chands.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 984/1177

Page 984: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Ils arrivèrent, après avoir traversé les ruesde la ville, au Jardin des Délices. Et le khalifats’avança le premier, et vit que la grande porteen était ouverte ; et il fut fort étonné et dit àGiafar : « Regarde ; voilà que le cheikh Ibra-him a laissé la porte ouverte. En vérité, cen’est point son habitude ! » Ils entrèrent pour-tant tous les trois et traversèrent le jardin etarrivèrent au bas du palais. Et le khalifat dit :« Ô Giafar ! Il me faut d’abord les observer tousen cachette et sans bruit, avant que d’entrerchez eux, et cela pour voir un peu ce que lecheikh Ibrahim a comme invités, pour juger dunombre des principaux cheikhs et des présentsqu’ils ont faits au cheikh Ibrahim, et des donsgénéreux dont ils l’ont comblé. Mais mainte-nant ils doivent tous être absorbés dans lespratiques religieuses des cérémonies, et cha-cun dans son coin, car je ne leur entends guèrede voix et je ne leur constate guère de pré-sence ! » Puis, à ces paroles, le khalifat regardaautour de lui et vit un grand noyer très haut ; etil dit : « Ô Giafar, je veux monter sur cet arbre,

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 985/1177

Page 985: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

car ses branches sont proches des fenêtres ; et,de là, je pourrai regarder à l’intérieur. Aide-moidonc ! » Et le khalifat monta sur l’arbre, et necessa de grimper d’une branche à une autrebranche qu’il n’eût atteint la branche qui étaitdirectement en face de l’une des fenêtres. Ils’assit alors sur la branche et regarda à traversla fenêtre.

Et voici qu’il vit un adolescent et une ado-lescente, tous les deux comme deux lunes,– gloire soit rendue à Celui qui les a créés ! – etil vit le cheikh Ibrahim, le gardien de son jar-din, assis entre eux deux, la coupe à la main ;et il l’entendit qui disait à l’adolescente : « Ôsouveraine des beautés, la boisson n’acquierttout son délice que par la chanson ! Aussi, pourt’encourager à nous charmer de ta voix mer-veilleuse, je vais te chanter ce que dit le poète !Écoute :

« Ya leili ! Ya eini(80).

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 986/1177

Page 986: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Ne bois jamais sans une chanson de ton amie !car, moi, j’ai remarqué que le cheval ne boit qu’aurythme du sifflement…

Ya leili ! Ya eini !

Puis ! cajole ton amie et flatte-la et caresse-la.Puis !… fonds sur elle et étends-la ! Tu as le grandet elle a le petit !…

Ya leili ! Ya eini ! »

En voyant le cheikh Ibrahim dans cette pos-ture et en entendant de sa bouche cette chan-son plutôt vive et guère convenable pour sonâge de vieux gardien du palais, le khalifat sen-tit de colère la sueur jaillir d’entre ses yeux ;et il se hâta de descendre de l’arbre et regardaGiafar et lui dit : « Ô Giafar, de ma vie je n’aieu sous les yeux un spectacle aussi édifiantque celui des respectables cheikhs de mosquéequi sont dans cette salle, en train de pieuse-ment remplir les cérémonies pieuses de la cir-concision. Cette nuit est, en vérité, une nuitpleine de bénédiction ! Monte donc à ton tour

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 987/1177

Page 987: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

sur l’arbre et hâte-toi de regarder dans la salle,de peur de manquer une occasion de te sancti-fier, grâce aux bénédictions de ces dignes chei-khs de mosquée ! » Lorsque Giafar entendit lesparoles de l’émir des Croyants, il devint fortperplexe, mais il n’hésita pas longtemps et sehâta d’escalader l’arbre et arriva en face dela fenêtre et regarda à l’intérieur. Et il vit lespectacle du groupe formé par les trois bu-veurs : cheikh Ibrahim, la coupe à la main et latête branlante pendant qu’il chantait, Nour etDouce-Amie qui le regardaient, et l’écoutaientet riaient extrêmement.

À cette vue, Giafar n’eut plus aucun doutesur sa perte. Pourtant il descendit de l’arbre ets’arrêta entre les mains de l’émir des Croyants.Et le khalifat lui dit : « Ô Giafar, béni soit Allahqui nous a faits de ceux qui suivent avec fer-veur les cérémonies extérieures des purifica-tions, comme en cette nuit même, et qui nouséloigne de la route mauvaise des tentations etde l’erreur et de la vue des débauchés ! » Et

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 988/1177

Page 988: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Giafar, tant grande était sa confusion, ne sa-vait que répondre. Le khalifat continua en re-gardant Giafar : « Mais autre chose ! je vou-drais bien savoir qui a pu conduire jusqu’ence lieu ces deux jeunes gens qui m’ont l’aird’être des étrangers. En vérité, je dois te dire,ô Giafar, que jamais mes yeux n’ont rien vu,en beauté, en perfections, en finesse de taille,en charmes de toute sorte, comme cet adoles-cent et comme cette adolescente ! » Alors Gia-far implora son pardon du khalifat, qui le lui ac-corda ; et il dit : « Ô khalifat, en vérité, tu as ditvrai. Ils sont fort beaux ! » Et le khalifat alorsdit : « Ô Giafar, remontons donc tous deux, en-semble, sur l’arbre, et continuons à les obser-ver de notre branche. » Et tous deux remon-tèrent sur l’arbre et s’assirent sur la branche, enface de la fenêtre, et ils regardèrent.

Justement en ce moment, le cheikh Ibrahimdisait : « Ô ma souveraine, le vin des coteauxm’a fait rejeter au loin la stérile gravité desmœurs et leur laideur ! Mais mon bonheur ne

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 989/1177

Page 989: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

sera complet qu’en t’entendant pincer lescordes d’harmonie ! » Et Douce-Amie lui dit :« Mais, ô cheikh Ibrahim, par Allah ! commentpincer les cordes d’harmonie si je n’ai pointd’instrument à cordes ? » Lorsque le cheikhIbrahim entendit ces paroles de Douce-Amie, ilse leva debout sur ses deux pieds, et le khali-fat dit à l’oreille de Giafar : « Qui sait ce qu’il vamaintenant faire, ce vieux libertin ? » Et Gia-far répondit : « Je n’en sais rien. » Cependantle cheikh Ibrahim, qui s’était absenté quelquesinstants, revint bientôt dans la salle en tenantà la main un luth. Et le khalifat regarda ce luthavec attention et vit que c’était justement leluth dont jouait d’ordinaire son chanteur fa-vori, Ishâk, quand il y avait fête au palais ousimplement pour le distraire. Alors le khalifatdit : « Par Allah ! c’est trop ! Pourtant je veuxbien entendre chanter cette adolescente mer-veilleuse ; mais si elle chante mal, ô Giafar, jevous ferai tous crucifier jusqu’au dernier ; etsi elle chante avec savoir et avec agrément,je ferai grâce à tous ceux-là, ces trois, mais

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 990/1177

Page 990: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

toi, ô Giafar, tout de même je te crucifierai. »Alors Giafar s’écria : « Allah-oumma ! puisse-t-elle ne pas savoir chanter, dans ce cas ! » Etle khalifat, étonné, lui dit : « Pourquoi préfères-tu le premier cas au second ? » Giafar répon-dit : « Parce que, crucifié en leur compagnie,je trouverai avec qui passer assez gaîment lesheures de mon supplice ! et nous nous tien-drons mutuellement compagnie ! » À ces pa-roles, le khalifat se prit à rire, en silence.

Cependant l’adolescente tenait déjà le luthd’une main et, de l’autre, elle en accordait sa-vamment les cordes. Après quelques préludestrès lointains et très doux, elle pinça les cordesqui vibrèrent de toute leur âme, à rendre li-quide le fer, à réveiller le mort et à toucher lecœur de la roche et de l’acier. Puis, soudain,s’accompagnant, elle chanta :

« Ya leil… !

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 991/1177

Page 991: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Mon ennemi, quand il me vit, vit combienl’amour aimait à me désaltérer à sa fontaine ! Et ils’écria : « Elle est trouble, l’eau de sa fontaine ! »

Ya ein… !

Mon ami, s’il prête l’oreille à de tels cris, n’aqu’à s’éloigner au très-loin ! mais oubliera-t-il ja-mais qu’elles me sont toutes dues, les délices goû-tées et les folies de nos amours ! Ô délices et foliesde nos amours !…

Ya leil… ! »

Douce-Amie, ayant chanté, continua à fairevibrer seul l’harmonieux luth aux cordes vi-vantes ; et le khalifat fit tous ses efforts pourne pas crier extatiquement, en réponse, un« Ah ! » ou un « Ya ein… ! » de plaisir. Et il dit :« Par Allah ! ô Giafar, de ma vie je n’ai enten-du une voix aussi merveilleuse et ravissanteque la voix de cette jeune esclave ! » Et Gia-far sourit et répondit : « J’espère maintenantque la colère du khalifat contre son serviteurs’est évanouie ! » Il répondit : « Certainement,

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 992/1177

Page 992: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

ô Giafar, elle s’est évanouie ! » Puis le khalifatet Giafar descendirent de l’arbre, et le khalifatdit à Giafar : « Maintenant je veux entrer dansla salle, m’asseoir au milieu d’eux, et entendrela jeune esclave chanter devant moi. » Il ré-pondit : « Ô émir des Croyants, si tu apparais-sais au milieu d’eux, ils en seraient fort déran-gés ; et quant au cheikh Ibrahim, il en mourraitde frayeur, sûrement ! » Alors le khalifat dit :« Il te faut donc, ô Giafar, m’indiquer quelquecombinaison pour arriver à connaître ce qu’ilen est exactement de toute cette affaire, sansdonner l’éveil à ceux-là et sans nous faire re-connaître. »

Là-dessus, le khalifat et Giafar, tout en son-geant profondément à combiner le stratagème,se dirigèrent lentement du côté de la grandepièce d’eau située au milieu du jardin. Cettepièce d’eau communiquait avec le Tigre etcontenait une quantité prodigieuse de poissonsqui venaient s’y réfugier et chercher la nour-riture qu’on leur jetait. Aussi le khalifat avait

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 993/1177

Page 993: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

précédemment remarqué que les pêcheurs s’ydonnaient rendez-vous, et même, un jour qu’ilétait à l’une des fenêtres du Palais des Mer-veilles, il avait vu et entendu les pêcheurs, etil avait donné ordre à cheikh Ibrahim de ne ja-mais permettre aux pêcheurs d’entrer dans lejardin et de pêcher dans la pièce d’eau ; et illui avait commandé de punir sévèrement toutcoupable.

Or, ce soir-là, comme la porte du jardinavait été laissé ouverte, un pêcheur était entréet avait dit en son âme : « Voilà pour moi unebonne occasion de faire une pêche fruc-tueuse ! » Ce pêcheur s’appelait Karim et étaitfort connu parmi les pêcheurs du Tigre. Il avaitdonc jeté son filet dans la pièce d’eau et, en at-tendant, il s’était mis à chanter ces vers admi-rables :

« Ô voyageur sur l’eau ! tu voyages en oubliantles périls et la perdition. Quand donc cesseras-tu

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 994/1177

Page 994: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

de t’agiter et sauras-tu que la fortune jamais ne teviendra si tu la cherches ?

Vois-tu point la mer furibonde et le pêcheurlas ? Il est las durant les nuits et fatigué, alors queles nuits sont pleines d’étoiles, que les nuits sont se-reines et pleines d’étoiles !

Il a tendu son filet de corde que la vague souf-flette ; et ses yeux ne voient et ne regardentd’autres seins que le sein de son filet.

Ne fais point comme le pêcheur, ô voyageur !Regarde ! voici en son palais l’homme qui sait leprix de la vie et de la terre, qui sait jouir des joursde la terre et des nuits de la terre et des biens de laterre ! Heureux, son esprit est au repos ; et il vit detous les fruits de la terre.

Regarde ! voici qu’il se réveille au matin aprèssa nuit de délices. Il se réveille au matin sous lesourire d’une gazelle adolescente, sous le regardde deux yeux de gazelle qui lui appartiennent etlui sourient !

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 995/1177

Page 995: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Gloire à mon Seigneur ! Il donne à l’un et privel’autre. L’un fait la pêche et l’autre mange le pois-son ! Gloire à mon Seigneur ! »

Lorsque Karim le pêcheur eut fini de chan-ter, le khalifat tout seul s’avança de son côté,se tint debout derrière lui, le reconnut et lui ditsoudain : « Ô Karim ! » Et Karim se retourna,saisi, en entendant son nom. Et, à la clarté dela lune, il reconnut le khalifat. Et il fut para-lysé par la terreur. Puis il se reprit un peu etdit : « Par Allah ! ô émir des Croyants, ne croispoint que je le fais pour enfreindre tes ordres ;mais c’est la pauvreté seule et ma nombreusefamille qui me poussent, ce soir, à agir de lasorte ! » Et le khalifat dit : « Bien ! ô Karim, jeveux bien ne point te voir. Mais veux-tu es-sayer de jeter ton filet en mon nom pour voirun peu ma chance ? » Alors le pêcheur fut dansla joie la plus grande et se hâta de jeter sonfilet à l’eau en invoquant le nom d’Allah, etpatienta jusqu’à ce que le filet eût atteint lefond de l’eau. Il le retira alors et y trouva de

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 996/1177

Page 996: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

toutes les espèces de poissons, et en nombreincalculable. Et le khalifat en fut fort satisfaitet lui dit : « Maintenant, ô Karim, déshabille-toientièrement ! » Et Karim se hâta de se désha-biller. Il enleva un à un ses vêtements : sa robede dessus aux manches amples, et toute rapié-cée de pièces multicolores et de morceaux delaine de mauvaise qualité, et toute pleine depunaises de la variété à queue et de puces as-sez nombreuses pour couvrir la surface de laterre, son turban, qu’il n’avait pas déroulé de-puis trois ans, et dont l’étoffe était faite de plu-sieurs morceaux de chiffons ramassés au ha-sard, et qui contenait des poux grands et despoux petits, de blancs et de noirs et d’autresaussi. Puis il déposa sa robe et son turban etse tint ainsi tout nu devant le khalifat. Alors lekhalifat commença, lui aussi, à se déshabiller.Il enleva d’abord sa première robe en soie is-kandarani et sa seconde robe en soie baâlba-ki, puis son mantelet de velours et son gilet, etdit au pêcheur : « Karim, prend ces vêtementset mets-les toi-même ! » Puis le khalifat prit lui-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 997/1177

Page 997: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

même la robe aux larges manches du pêcheuret son turban et s’en vêtit ; puis il s’enroula au-tour du menton le cache-nez de Karim et luidit : « Tu peux maintenant t’en aller à tes af-faires. » Et l’homme se mit à remercier le kha-lifat et lui récita ces deux strophes :

« Tu m’as rendu le maître d’une richesse sansbornes, comme sans bornes sera mon remercî-ment ; et tu me comblas de tous les dons, sanscompter.

Je te glorifierai donc tant que je serai aunombre des vivants ; et, à ma mort, mes os dans lesépulcre te remercieront encore. »

Mais à peine le pêcheur Karim avait-il finide réciter ces vers que le khalifat sentit toutesa peau envahie par les punaises et les pouxqui avaient élu domicile dans les loques dubonhomme, et tout cela se mit à circuler acti-vement tout le long de son corps. Alors il semit, de la main droite et de la main gauche, àles attraper par grosses poignées sur sa nuque,

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 998/1177

Page 998: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

sur sa poitrine et partout, et à les jeter au loinavec horreur, en mouvements désordonnés eteffarés. Puis il dit au pêcheur : « Misérable Ka-rim ! comment as-tu fait pour ainsi rassemblerdans tes manches et dans ton turban toutesles bêtes malfaisantes ! » Et Karim répondit :« Seigneur, ne crains rien, crois-moi ! mainte-nant tu sens les piqûres de ces poux ; mais situ as la patience de faire comme moi, dans unesemaine d’ici tu ne sentiras plus rien et tu se-ras désormais à l’abri de leurs piqûres ; et tun’y prêteras plus la moindre attention ! » Et lekhalifat se prit à rire malgré toute son horreur,mais il dit : « Malheur ! comment vais-je pou-voir laisser cette robe sur mon corps ? » Le pê-cheur dit : « Ô émir des Croyants, je voudraisbien te dire quelques paroles, mais j’éprouveune grande honte de les prononcer en pré-sence de l’auguste khalifat ! » Il répliqua : « Distout de même ce que tu as à dire. » Karim ré-pondit : « Il m’est passé par l’idée, ô comman-deur des Croyants, que tu as voulu apprendreà pêcher pour avoir entre tes mains un mé-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 999/1177

Page 999: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

tier qui te fit gagner ta vie ! Si cela était ain-si, ô commandeur des Croyants, ces habits etce turban feront bien l’affaire ! » Alors le kha-lifat se mit à rire beaucoup des paroles du pê-cheur, et le renvoya. Et Karim s’en alla en l’étatde son chemin, et le khalifat se hâta de prendrela corbeille en feuilles de palmier où étaient lespoissons de la pêche, couvrit soigneusementces poissons avec de bonnes herbes fraîcheset, chargé de la sorte, il alla retrouver Giafaret Massrour, qui l’attendaient un peu plus loin.En le voyant, Giafar et Massrour ne doutèrentpas que ce ne fût Karim le pêcheur, et Giafareut peur pour le pêcheur de la colère du khali-fat et lui dit : « Ô Karim, que viens-tu faire ici ?Hâte-toi de te sauver, car le khalifat est dansle jardin, cette nuit ! » Lorsque le khalifat en-tendit les paroles de Giafar, il fut pris d’un telrire qu’il se renversa sur son derrière. Et Gia-far s’écria : « Par Allah ! c’est notre souverainet maître, l’émir des Croyants lui-même ! » Etle khalifat répondit : « Mais oui, ô Giafar, ettu es mon grand-vizir, et c’est avec toi que je

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1000/1177

Page 1000: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

suis venu jusqu’ici, et tu ne m’as pas recon-nu ! Aussi comment veux-tu maintenant que lecheikh Ibrahim me reconnaisse, lui qui est toutà fait ivre ? Ne bouge donc pas d’ici et attends-moi jusqu’à mon retour ! » Et Giafar répondit :« J’écoute et j’obéis ! »

Alors le khalifat s’avança du côté de la portedu palais et frappa. Et aussitôt, à l’intérieurde la grande salle, le cheikh Ibrahim se levaet s’écria : « Qui est à la porte ? » Il répondit :C’est moi, ô cheikh Ibrahim ! » Il dit : « Et quies-tu ? » Il répondit : « Moi, Karim le pêcheur !J’ai appris que tu avais cette nuit des invités, etje suis venu t’apporter d’excellent poisson bienfrais et tout frétillant encore ! »

Or, Ali-Nour et Douce-Amie aimaient beau-coup le poisson, justement. Aussi, à ces motsde poisson bien frais et tout frétillant encore,ils se réjouirent tous deux au comble de lajoie, et Douce-Amie s’écria : « Ouvre-lui vite, ôcheikh Ibrahim, et laisse-le entrer avec le pois-son qui est avec lui ! » Alors le cheikh Ibrahim

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1001/1177

Page 1001: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

se décida à ouvrir la porte, et le khalifat, dégui-sé toujours en pêcheur, put entrer librement,et commença à faire les saluts d’usage. Maisle cheikh Ibrahim l’interrompit par un éclatde rire et s’écria : « Bienvenu soit entre nousle larron, le voleur de ses partenaires ! Har-di ! viens nous montrer ce poisson fameux quetu as ! » Et le pêcheur enleva l’herbe fraîcheet leur montra le poisson dans la corbeille ;et ils virent que le poisson était bien vivantet frétillait encore. Alors Douce-Amie s’écria :« Par Allah ! ô mes maîtres, que ce poisson estbeau ! c’est dommage qu’il ne soit pas frit ! »Le cheikh Ibrahim s’écria : « Par Allah ! tu disvrai ! » Et il se tourna vers le khalifat et lui dit :« Ô pêcheur, quel dommage que tu ne sois pasvenu avec ce poisson une fois frit ! Prends-ledonc et va vite nous le faire frire, et apporte-lenous ensuite ! » Le khalifat répondit : « Sur matête tes ordres ! je vais le faire frire et je vous lerapporterai aussitôt. » Ils lui répondirent tous àla fois. « Oui ! dépêche-toi de le faire frire et denous le rapporter ! »

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1002/1177

Page 1002: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Le khalifat se hâta de sortir et courut re-trouver Giafar et lui dit : « Ô Giafar, ils de-mandent que le poisson soit frit ! » Il répondit :« Ô émir des Croyants, donne-le-moi et je leferai frire moi-même ! » Le khalifat dit : « Parla tombe de mes pères et de mes ancêtres !nul autre que moi ne fera frire ce poisson ; etde ma propre main ! » Le khalifat alors alla àla hutte de roseaux qui servait d’habitation augardien du jardin, cheikh Ibrahim ; il se mità fureter partout et trouva tout ce qu’il fallaiten fait d’ustensiles à friture et d’ingrédients,même le sel, le thym, les feuilles de laurieret autres choses semblables. Il s’approcha dufourneau et se dit en lui-même : « Ô Haroun,souviens-toi que dans ta jeunesse tu aimaisbeaucoup à aller stationner dans la cuisine,avec les femmes, et que tu te mêlais de la cui-sine ! C’est maintenant le moment de montrerton art ! » Il prit alors la poêle, la mit sur le feu,mit le beurre et attendit. Quand le beurre futbien bouillant, il prit le poisson qu’il avait bienécaillé, nettoyé, lavé, salé et enduit légèrement

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1003/1177

Page 1003: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

de farine, et le mit dans la poêle. Le poissonbien cuit d’un côté, il le tourna sur l’autre côtéavec un art infini et, quand le poisson fut bienà point, il le retira de la poêle et l’étendit sur degrandes feuilles vertes de bananier. Puis il al-la au jardin cueillir quelques citrons, qu’il cou-pa et rangea également sur les feuilles de ba-nanier, et il porta le tout aux convives, dans lasalle, et le mit entre leurs mains. Alors le jeuneAli-Nour et la jeune Douce-Amie et le cheikhIbrahim tendirent leurs mains et se mirent àmanger ; et, lorsqu’ils eurent fini, ils se la-vèrent les mains et Ali-Nour dit : « Par Allah !ô pêcheur, tu viens de nous obliger infiniment,cette nuit ! » Puis il mit la main à sa poche eten retira trois dinars d’or d’entre les dinars quelui avait généreusement donnés le jeune cham-bellan de son père, à Bassra, le gentil San-jar ; et il les tendit au pêcheur et lui dit : « Ôpêcheur, excuse-moi, je t’en prie, de ne pou-voir te donner plus, car, par Allah ! si je t’avaisconnu avant les derniers événements qui mesont arrivés, je t’aurais donné bien plus et j’au-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1004/1177

Page 1004: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

rais pour toujours enlevé de ton cœur l’amer-tume de la pauvreté. Prends donc ces dinarsque mon état actuel me permet de te donner ! »Et il obligea le khalifat à accepter l’or qu’il luitendait ; et le khalifat le prit, le porta à seslèvres puis à son front comme pour remercierAllah et son bienfaiteur de ce don, et le mitdans sa poche.

Mais ce que cherchait avant tout le khalifat,c’était entendre la jeune esclave chanter de-vant lui. Aussi dit-il à Ali-Nour : « Ô mon jeunemaître, tes bienfaits et ta générosité sont surma tête et sur mes yeux ! Mais le souhait leplus ardent que je voudrais voir se réalisergrâce à ta bonté sans précédent, c’est que cetteesclave jouât un peu de ce luth, qui est là, etchantât de sa voix ; qui doit être admirable.Car les chants me ravissent et le jeu du luthégalement, et c’est ce que j’aime le plus aumonde ! » Alors Ali-Nour dit : « Ô Douce-Amie ! » Elle répondit : « Seigneur ? » Il dit :

« Par ma vie, si elle t’est chère ! chante-nous

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1005/1177

Page 1005: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

quelque chose pour faire plaisir à ce pêcheurqui désire ardemment t’entendre ! » À ces pa-roles de son cher seigneur, Douce-Amie, sanstarder, prit le luth, en tira quelques sons pourl’essayer et, pinçant soudain les cordes, elleexécuta un prélude qui enleva les auditeurs ;puis elle chanta ces deux strophes :

« La jeune, la flexible, la svelte jeune femme dubout tendre de ses doigts joua du luth, et mon âmeen un clin d’œil de ma peau s’envola !

À sa voix, l’ouïe fut rendue à ceux atteints desurdité ; et des muets irrémédiables s’écrièrent sou-dain : « Ô le ravissement de cette voix ! »

Puis Douce-Amie, ayant ainsi chanté, conti-nua à pincer les cordes de l’instrument et avecun art si merveilleux qu’elle ravit la raison àtous les assistants ; puis elle sourit et de nou-veau chanta ces deux strophes :

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1006/1177

Page 1006: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

« De ton pied adolescent, tu as touché notre solqui en a frémi de délices et rayonné ! Et la clartéde tes yeux a chassé au loin les ténèbres de la nuit.

Pour te revoir, ô jeune garçon, me voici prêt àparfumer ma demeure de musc, d’eau de rose etde résine aromatisée. »

Et Douce-Amie chanta d’une voix si mer-veilleuse que le khalifat fut au comble de lajouissance, et sa passion l’emporta si fort qu’ilne put plus retenir l’enthousiasme de son âmeet se mit à crier : « Ah ! ah ! ya Allah ! y Al-lah ! » Alors Ali-Nour lui dit : « Ô pêcheur, as-tu été bien charmé par la voix de l’esclave etpar son jeu sur les cordes d’harmonie ? » Etle khalifat répondit : « Oui, par Allah ! » AlorsAli-Nour, qui d’ordinaire donnait sans hésitertout objet qui plaisait à ses invités, lui dit : « Dumoment, ô pêcheur, que tu trouves l’esclave àta convenance, voici que je te l’offre et te ladonne en cadeau, le cadeau d’un cœur géné-reux qui ne reprend jamais ce qu’il a une fois

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1007/1177

Page 1007: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

donné ! Prends donc l’esclave ! Elle est tiennedésormais ! » Et Ali-Nour se leva à l’instantmême, prit vivement son manteau qu’il jetasur ses épaules et, sans même prendre congéde Douce-Amie, s’apprêta à quitter la salle deréunion, et laissa librement le khalifat déguiséen pêcheur prendre possession de Douce-Amie. Alors Douce-Amie lui jeta un regardplein de larmes et lui dit : « Ô mon maître Ali-Nour ! tu vas ainsi réellement me quitter etme répudier, sans même me dire un dernieradieu ? De grâce, arrête-toi un peu, juste letemps que je te dise deux mots d’adieu.Écoute, ô Ali-Nour ! » Et Douce-Amie récitaplaintivement ces deux strophes :

« Vas-tu t’échapper loin de moi, ô pur sangde mon cœur, toi dont la place est dans ce cœurmeurtri, entre ma poitrine et mes entrailles ?

Ah ! je te supplie, ô Toi le Clément sans bornes,de réunir ce qui est séparé. Toi le Généreux qui dis-tribues à ton gré les bienfaits aux humains ! »

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1008/1177

Page 1008: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Lorsque Douce-Amie eut fini sa plainte, Ali-Nour se rapprocha un peu d’elle et lui dit :

« Elle me fit ses adieux au jour de la sépara-tion, et me dit, en pleurant les brûlantes larmes dela séparation : « Que vas-tu faire maintenant, loinde moi, dans l’absence ? » Je lui dis : « Oh ! de-mande plutôt cela à celui qui reste près de toi ! »

En entendant ces paroles, le khalifat futdouloureusement affecté d’être la cause de laséparation de ces deux jeunes gens, et, d’unautre côté, il fut fort surpris de la facilité aveclaquelle Ali-Nour lui faisait cadeau de cettemerveille, et il lui dit : « Dis-moi, ô jeunehomme, et ne crains pas de me l’avouerpuisque je suis aussi âgé que ton père, crain-drais-tu d’être arrêté et puni pour avoir peut-être enlevé cette jeune femme, ou bien son-gerais-tu à me la céder pour combler tesdettes ? » Alors Ali-Nour lui dit : « Par Allah, ôpêcheur ! il m’est arrivé à moi et à cette es-clave une aventure tellement étonnante et des

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1009/1177

Page 1009: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

malheurs tellement extraordinaires que, s’ilsétaient écrits avec des aiguilles sur les coins in-térieurs des yeux, ils seraient une leçon à quiles lirait avec respect ! » Et le khalifat répon-dit : « Hâte-toi de nous raconter ton histoire etde nous en faire le récit détaillé, car tu ne peuxsavoir si cela ne sera pas pour toi une cause desoulagement et peut-être aussi de secours, carla consolation et le secours d’Allah sont tou-jours proches ! » Alors Ali-Nour dit : « Ô pê-cheur, de quelle façon veux-tu entendre de moile récit, en vers ou en prose ? » Et le khalifatrépondit : « La prose, c’est de la broderie sursoie, et les vers sont des séries de perles ! »Alors Ali-Nour dit : « Voici d’abord le cordonde perles » Et il ferma les yeux à demi et pen-cha son front et, en sourdine, il improvisa cesstrophes, sur le champ :

« Ami ! j’ai fui le lit de mon repos ! Et, d’êtreainsi loin du pays où je suis né, le chagrin saturemon âme !

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1010/1177

Page 1010: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Sache que j’avais un père que j’aimais et quim’était le plus doux des pères ! Il n’est plus près demoi, et seul le tombeau lui sert de refuge !

Depuis lors, les afflictions et les malheurs m’onttellement trituré qu’en sont broyées mes entrailleset en miettes mon cœur.

De son vivant, mon père m’avait choisi uned’entre les beautés, une jeune beauté pliantecomme le rameau à la taille onduleuse comme lerameau qu’un souffle fait ployer.

Je l’ai aimée, passionnément aimée, et j’aipour elle brûlé en entier l’héritage de mon père, etje l’ai aimée à la préférer au plus aimé de mes che-vaux rapides.

Mais un jour qu’à la fois tout me manquait, j’aipris la route qui conduit à la vente, moi qui pour-tant par-dessus tout crains la douleur des sépara-tions.

Le crieur public l’a criée sur le marché ! Et sou-dain un vieux débauché, pour l’avoir, a haussétout de suite le prix d’achat.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1011/1177

Page 1011: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

À la vue de l’ignoble vieux, la fureur m’a em-porté, et j’ai pris mon esclave par la main et voulul’emmener loin du marché !

Et déjà le vieux débauché s’imaginait assouvirsa convoitise, le vieux au cœur plein du feu flam-bant de l’enfer.

Alors moi, de ma main droite, je lui ai appli-qué un coup de poing, et de ma main gauche, éga-lement ! Et j’ai déversé sur lui la colère qui me dé-vorait.

Puis, dans la crainte d’être pris, j’ai regagné auplus vite ma maison pour y être à l’abri de la puis-sance de mon ennemi.

Et le roi de la ville a ordonné pour moi l’arres-tation et la prison. Et c’est alors que j’ai vu versmoi accourir le jeune et beau chambellan loyal.

Il m’a avisé de fuir au plus vite et au loin, pouréchapper aux stratagèmes de mes envieux.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1012/1177

Page 1012: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Et moi, j’ai emmené mon amie et, sous l’aidede la nuit, tous deux nous sommes sortis de notreville et nous avons pris la direction de Baghdad.

Et maintenant, ô pêcheur, sache bien que, hor-mis mon amie, je n’ai point de trésor ! Et je te ladonne en cadeau, ô pêcheur !

Ô pêcheur, sache bien que c’est la bien-aiméede mon cœur que je te donne, et qu’avec elle, c’estmon cœur lui-même que tu me ravis, ô pêcheur ! »

Lorsque Ali-Nour eut terminé d’égrener ladernière de ces perles, le khalifat lui dit : « Ômon maître, maintenant que j’ai pu m’émer-veiller de cette série de perles, veux-tu medonner quelques détails sur les broderies sursoie de cette histoire merveilleuse ? Alors Ali-Nour, qui croyait toujours parler au pêcheurKarim, lui donna tous les détails de son histoiredepuis le commencement jusqu’à la fin.

Lorsque le khalifat eut bien compris toutel’histoire, il dit : « Et maintenant où penses-tu t’en aller, ô mon maître Ali-Nour ? » Ali-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1013/1177

Page 1013: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Nour répondit : « Ô pêcheur, les terres d’Allahsont vastes à l’infini ! » Alors le khalifat lui dit :« Écoute-moi, ô jeune homme ! Je ne suisqu’un pêcheur obscur, mais je vais t’écrire surle champ une lettre que tu remettras en mainspropres au sultan de Bassra Mohammed ben-Soleiman El-Zeini. Et il la lira, et aussitôt tuverras pour toi d’heureuses conséquences ! »

— Mais, à ce moment de sa narration, Schah-razade vit apparaître le matin et ne prolongea pasdavantage le fil de son récit.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1014/1177

Page 1014: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Et lorsque fut la trente-sixième nuit.

Schahrazade dit :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que lorsquele khalifat dit à Ali-Nour : « Moi, je t’écrirai unelettre que tu feras parvenir toi-même au sultande Bassra, Mohammed ben-Soleiman El-Zeini ;et il la lira et tu en verras toutes les consé-quences heureuses ! » Ali-Nour répondit :« Mais a-t-on jamais vu sur terre un pêcheurécrire librement aux rois ? C’est là une chosequi n’est jamais arrivée ! » Et le khalifat lui ré-pliqua : « Tu dis vrai, ô maître Ali-Nour ! maisje vais tout de suite t’expliquer le motif qui mepermet d’agir de la sorte. Sache qu’étant en-core enfant, j’ai appris à lire et à écrire dansla même école et chez le même maître que

Page 1015: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

celui de Mohammed El-Zeini. Et même j’étaisbien plus avancé que lui, et j’avais une bienplus belle écriture que lui, et j’apprenais parcœur les vers ainsi que les versets du Livrebien plus facilement que lui. Et nous étions detrès grands amis. Mais, plus tard, il fut favorisépar la fortune et devint roi, tandis qu’Allah fitde moi un simple pêcheur. Mais comme il n’apas l’âme fière devant Allah, il continua avecmoi ses relations : et moi, il n’y a pas de choseque je lui demande qu’il n’exécute aussitôt ;et même, si tous les jours je lui faisais milledemandes, il les exécuterait toutes, certaine-ment ! » Lorsque Ali-Nour entendit ces pa-roles, il dit : « Écris alors ce que tu dis, que jele voie ! »

Alors le khalifat s’assit par terre, plia unejambe sur l’autre, prit une écritoire et un calamet une feuille, mit la feuille sur la paume de samain gauche et tint le calam de sa main droiteet écrivit cette lettre :

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1016/1177

Page 1016: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

« Au Nom d’Allah le Clément-sans-bornesle Miséricordieux !

» Et ensuite !

» Cet écrit est envoyé par moi Haroun Al-Rachid ben-Mahdi El-Abbassi à Sa SeigneurieMohammad ben-Soleiman El-Zeini !

» Je te rappelle que ma grâce t’enveloppe,et qu’à elle seule tu dois d’avoir été nommécomme mon représentant dans un royaume demes royaumes !

» Et maintenant je t’avise que le porteur decet écrit, fait de ma main propre, est Ali-Nour,fils de Fadleddine ben-Khacân qui fut ton viziret repose maintenant dans la miséricorde duTrès-Haut !

» Dès l’instant que tu auras lu mes paroles,tu te lèveras du trône du royaume et tu y met-tras Ali-Nour, qui sera roi à ta place ! Car voicique je viens moi-même de l’investir de l’autori-té dont je t’avais investi précédemment !

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1017/1177

Page 1017: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

» Prends donc bien garde de différer l’exé-cution de ma volonté ! Et que sur toi soit le sa-lut ! »

Puis le khalifat plia la lettre et la cacheta et,sans en révéler le contenu à Ali-Nour, il la luiremit. Et Ali-Nour prit la lettre, la porta à seslèvres, puis à son front, la mit dans son turbanet, à l’heure même, il sortit pour s’embarquerà destination de Bassra, tandis que la doulou-reuse Douce-Amie fondait en larmes dans soncoin abandonnée.

« Voilà, pour le moment, ce qu’il en estd’Ali-Nour. Mais, pour ce qui est du khalifat,voici !

Lorsque le cheikh Ibrahim, qui, pendanttout ce temps, n’avait rien dit, vit tout cela, ilse tourna vers le khalifat, qu’il prenait toujourspour Karim le pêcheur, et lui cria : « Ô le plusmisérable d’entre les pêcheurs ! tu nous as ap-porté deux ou trois poissons qui valent à peinevingt moitiés de cuivre et, non content d’avoir

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1018/1177

Page 1018: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

empoché trois dinars d’or, tu veux maintenantprendre pour toi cette jeune esclave ! Misé-rable ! tu vas tout de suite me donner la moitiéde l’or ; et, quant à l’esclave, nous la partage-rons aussi, et c’est moi qui commencerai, et toiaprès seulement. »

À ces paroles, le khalifat s’approcha vive-ment de l’une des fenêtres, après avoir lancéun regard terrible à cheikh Ibrahim, et frappases mains l’une contre l’autre. Aussitôt Giafaret Massrour ; qui n’attendaient que ce signal,accoururent dans la salle ; et, sur un signe dukhalifat, Massrour se précipita sur cheikh Ibra-him et l’immobilisa. Quant à Giafar, qui tenaità la main une magnifique robe qu’il avait en-voyé chercher en toute hâte par l’un de ses ser-viteurs, il s’approcha du khalifat, le dévêtit desloques du pêcheur et lui mit la robe de soie etd’or.

À cette vue, le cheikh Ibrahim terrifié re-connut le khalifat et, de honte, il se mit à semordre les bouts des doigts ; mais il hésitait

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1019/1177

Page 1019: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

encore à croire à la réalité et se disait : « Enfinsuis-je endormi ou éveillé ? » Alors le khalifat,de sa voix ordinaire, lui dit : « Eh bien ! cheikhIbrahim, quel est donc cet état où tu t’esmis ? » Et le cheikh Ibrahim, à ces paroles, re-vint complètement de son ivresse et se jeta laface contre terre avec sa longue barbe et récitaces deux strophes :

« Pardonne la faute, ô toi qui as la préséancesur toutes les créatures ! La générosité est due dumaître à l’esclave !

J’ai fait, je le confesse, ce à quoi m’avaitpoussé la folie ! Maintenant, à toi de savoir par-donner généreusement ! »

Alors le khalifat dit au cheikh Ibrahim : « Jete pardonne ! » Puis il se tourna vers la timideDouce-Amie et lui dit : « Ô Douce-Amie, main-tenant que tu vois qui je suis, laisse-toiconduire au palais ! » Puis tous quittèrent lasalle du Palais des Merveilles.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1020/1177

Page 1020: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Lorsque Douce-Amie fut arrivée au palais,le khalifat lui fit donner un appartement réser-vé à elle toute seule et mit à ses ordres desservantes et des esclaves. Puis il alla la trou-ver et lui dit : « Ô Douce-Amie, tu m’appartienspour le moment, puisque, d’un côté, je te dé-sire et que, de l’autre, tu m’as été si généreuse-ment cédée par Ali-Nour. Or, sache qu’à montour, pour reconnaître ce don, je viens d’en-voyer Ali-Nour comme sultan à Bassra. Et, siAllah veut, je lui enverrai bientôt une magni-fique robe d’honneur et je te chargerai de la luiporter toi-même. Et tu seras ainsi sultane aveclui ! » Puis le khalifat prit Douce-Amie dans sesbras et tous deux s’enlacèrent cette nuit-là. Etvoilà ce qu’il est advenu à eux deux.

Mais pour ce qui est d’Ali-Nour, voici !Lorsque Ali-Nour ben Khacân arriva, par lagrâce d’Allah, dans la ville de Bassra ; il alla di-rectement au palais du sultan Mohammad El-Zeini, monta au palais et lança un grand cri.Et le sultan entendit le cri et s’informa de ce

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1021/1177

Page 1021: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

cri et ordonna d’amener l’homme en sa pré-sence. Et Ali-Nour se présenta entre les mainsdu sultan, retira de son turban la lettre du kha-lifat et là lui remit. Et le sultan ouvrit la lettreet reconnut l’écriture du khalifat. Aussitôt il seleva debout sur ses deux pieds, lut attentive-ment le contenu et, l’ayant lu, il porta par troisfois la lettre à ses lèvres et à son front et dit :« J’écoute et j’obéis à Allah Très-Haut et aukhalifat, l’émir des Croyants ! » Et aussitôt il fitvenir les quatre kâdis de la ville et les princi-paux émirs pour leur faire part de sa résolu-tion d’obéir immédiatement au khalifat en ab-diquant le trône. Mais, sur ces entrefaites, en-tra le grand-vizir El-Mohin ben-Sâoui, l’enne-mi ancien d’Ali-Nour et de son père Fadleddineben-Khacân. Alors le sultan lui remit la lettrede l’émir des Croyants et lui dit : « Lis ! » Le vi-zir Sâoui prit la lettre et la lut et la relut, et futau comble de la consternation ; mais soudain,et d’un adroit tour de main, il déchira le bas dela lettre où il y avait le cachet noir du khalifat,le porta à sa bouche, le mâcha, puis le rejeta

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1022/1177

Page 1022: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

au loin. Alors le sultan, pris d’une grande co-lère, s’écria : « Malheur à toi ! ô Sâoui, quel dé-mon t’a poussé à commettre un acte pareil ? »Et Sâoui répondit : « Ô roi, sache que ce gredinn’a jamais vu le khalifat ni même son vizir Gia-far. C’est simplement une espèce d’escroc et degarçon rongé de vices ! C’est un Satan plein demalice et de fourberie. Il a dû trouver par ha-sard un papier sur lequel il y avait l’écrituredu khalifat ; et il a imité l’écriture et a com-mis un faux, et a écrit ainsi ce qu’il a voulu !Aussi comment songer, ô sultan, à abdiquer letrône alors que le khalifat ne t’a pas envoyéun exprès avec une patente écrite de sa nobleécriture ! D’ailleurs, si c’était vraiment le khali-fat qui t’avait envoyé cet homme, il l’aurait faitaccompagner par quelque chambellan ou parquelque vizir. Or, nous savons que cet indivi-du est venu seul ici ! » Alors le sultan répondit :« Et comment faire maintenant, ô Sâoui ? » Ildit : « Ô roi, confie-moi ce jeune homme, etje saurai bien arriver à la vérité. Je l’enverraià Baghdad accompagné d’un chambellan qui

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1023/1177

Page 1023: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

s’informera exactement des faits. Si la choseest vraie, ce jeune homme nous rapportera,cette fois, une vraie patente écrite de la nobleécriture du khalifat. Mais si la chose n’est pasvraie, le chambellan nous ramènera ce jeunehomme, et je saurai bien alors me venger de luid’une façon éclatante et lui faire expier le pas-sé et le présent. »

À ces paroles du vizir Sâoui, le sultan finitpar croire Ali-Nour réellement criminel, et nevoulut même pas patienter, tant il était entrédans une terrible colère. Et il cria à ses gardes :« Saisissez-le ! » Et les gardes saisirent Ali-Nour, et le jetèrent à terre et se mirent à luidonner la bastonnade jusqu’à ce qu’il se fûtcomplètement évanoui. Puis le sultan leur or-donna de lui passer les chaînes aux pieds etaux mains ; puis il fit mander le geôlier en chef.Et le geôlier en chef ne tarda pas à venir se pré-senter entre les mains du roi.

Or, ce geôlier s’appelait Koutaït. Lorsquele vizir le vit, il lui dit : Ô Koutaït, par ordre

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1024/1177

Page 1024: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

de notre maître le sultan, tu vas prendre cethomme-là et le jeter dans une fosse d’entre lesfosses creusées dans le cachot et le mettre jouret nuit à la torture, et fort durement. ». Koutaïtrépondit : « J’écoute et j’obéis ! » Et il emme-na Ali-Nour et le conduisit tout, de suite au ca-chot.

Lorsque Koutaït fut entré dans le cachotavec Ali-Nour, il referma la porte et fit aussitôtsoigneusement balayer le sol et nettoyer unbanc derrière la porte, il recouvrit ce banc d’untapis et y plaça un coussin ; puis il s’approchad’Ali-Nour, défit ses liens et le pria de monterse reposer sur le banc et lui dit : « Je n’oubliepoint, ô mon maître, que j’ai été maintes foisl’obligé du défunt vizir, ton père, sois doncsans crainte ! » Et aussitôt il se mit à traiter Ali-Nour avec égards et bonté, ne le laissant man-quer de quoi que ce fût ; et, d’un autre côté,il envoyait aviser journellement le vizir qu’Ali-Nour subissait les châtiments les plus terribles.Et cela dura ainsi quarante jours.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1025/1177

Page 1025: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Lorsque fut le quarante-unième jour, on vitarriver au palais un magnifique cadeau au roide la part du khalifat. Et le roi fut émerveilléde la richesse de ce cadeau ; mais comme il necomprenait point le motif qu’avait eu le khali-fat de le lui envoyer, il fit assembler ses émirset leur demanda leur avis. Alors quelques-unsformulèrent cette idée que ce cadeau ne pou-vait, dans la pensée du khalifat, qu’être destinéà celui que le khalifat avait envoyé pour être lesultan nouveau. Aussitôt le vizir Sâoui s’écria :« Ô roi, ne t’avais-je pas dit qu’il valait mieuxse débarrasser, de cet Ali-Nour, et que c’était làle parti le plus sage ? » Alors le sultan s’écria :« Par Allah ! tu me fais justement me souvenirde cet individu-là. Va vite me le chercher, etfais-lui couper la tête sans miséricorde ! » EtSâoui répondit : « J’écoute et j’obéis ! Pourtantje désirerais bien auparavant faire annoncerson supplice à toute la ville par les crieurspublics qui crieraient : « Que tous ceux quiveulent assister à l’exécution d’Ali-Nour ben-Khacân viennent au-dessous du palais ! » Et

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1026/1177

Page 1026: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

tout le monde viendra voir cette exécution ; etje serai ainsi vengé, et mon cœur sera rafraîchiet ma haine assouvie ! » Et le sultan lui répon-dit : « Tu peux faire ce que bon te semble ! »

Alors le vizir Ben-Sâoui se réjouit fort etcourut chez le gouverneur et lui ordonna defaire crier par toute la ville l’heure de l’exécu-tion d’Ali-Nour et tous les détails mentionnés.Et cela fut aussitôt fait. Aussi, en entendant lescrieurs publics, tous les habitants de la villefurent dans l’affliction et le deuil et se mirent àpleurer tous, jusqu’aux petits enfants dans lesécoles et aux boutiquiers dans les souks ; puisles uns s’empressèrent d’accourir occuper unebonne place peur voir passer Ali-Nour et assis-ter au spectacle douloureux de sa mise à mort,et les autres se rendirent en foule aux portes dela prison pour faire cortège à Ali-Nour dès sasortie.

Quant au vizir Ben-Sâoui, il prit dix de sesgardes et se hâta, dans sa joie, d’accourir à laprison et commanda qu’on lui ouvrit la porte

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1027/1177

Page 1027: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

et qu’on le laissât entrer. Alors le geôlier Kou-taït fit semblant d’ignorer le motif qui l’amenaitet lui dit : « Que souhaites-tu, ô notre maître levizir ? » Il répondit : « Amène vite en ma pré-sence ce jeune gredin vicieux ! » Le geôlier dit :« Il est maintenant dans le plus mauvais état àla suite de tous les coups qu’il a reçus et destortures qu’il a subies. Pourtant je t’obéis toutde suite ! » Et le geôlier s’éloigna et se dirigeavers l’endroit où était Ali-Nour et le trouva quirécitait doucement ces strophes :

« Hélas ! personne pour me secourir dans mesmalheurs ! Et voici mes maux augmenter d’inten-sité et leur remède se faire plus rare et plus cher !

L’absence impitoyable a consumé le plus purde mon sang et usé mon dernier souffle de vie ! Etla fatalité a fait de mes amis mes ennemis les pluscruels !

Ô vous tous qui me voyez ! N’y a-t-il donc per-sonne parmi vous pour compatir, pour juger del’étendue de ma misère et répondre à mon appel ?

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1028/1177

Page 1028: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Que la mort, malgré toutes ses terreurs, m’ap-paraît douce, maintenant que de cette vie j’ai reje-té tout espoir trompeur !

Seigneur ! ô Toi qui guides les annonciateursdes bonnes nouvelles ! ô Mer de générosité ! ôMaître des médiateurs de consolation !

Voici que je t’implore de toutes les blessuresd’une âme éprouvée ! Délivre-moi de mes calami-tés et de leur danger ! Pardonne mes bassesses etmes fautes ! Et oublie mes errements et ma ma-lice ! »

Lorsque Ali-Nour eut fini sa plainte, Koutaïts’approcha de lui, lui expliqua vite la choseet l’aida à se dévêtir promptement des habitspropres qu’il lui avait donnés en cachette, età se vêtir d’une vieille robe en loques, commeun misérable prisonnier, et le conduisit entreles mains du vizir Sâoui qui l’attendait en tré-pignant de haine. Et Ali-Nour le vit et constataquelle inimitié lui vouait cet ancien ennemide son père. Pourtant il lui dit : « Me voici, ô

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1029/1177

Page 1029: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Sâoui ! Penses-tu que le destin te sera toujoursfavorable pour ainsi mettre en lui ta foi ? Etignores-tu donc les paroles du poète :

» Ils ont jugé avec autorité et en ont profitépour outrepasser leurs droits et blesser l’équité ! Ilsignorent que bientôt leur verdict n’en sera plus unet se dissoudra dans le néant ! »

Et Ali-Nour ajouta : « Ô vizir, sache bienqu’Allah seul a le pouvoir, qu’il est le Seul Réa-lisateur ! » Alors il lui répondit : « Ô Ali, crois-tu m’intimider avec toutes tes sentences ? Or,sache que moi, en ce jour même, je vais te cou-per le cou en dépit de ton nez et du nez de tousles habitants de Bassra. Et, pour imiter ta ma-nière, je me conformerai à ce dire du poète :

» Laisse le temps agir à sa guise ! mais toi, sa-tisfais-toi en te rendant justice !

» Et comme il est admirable cet autre poètequi dit :

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1030/1177

Page 1030: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

» Celui qui vit après la mort de son ennemi, nefût-ce qu’un jour, a atteint le but désiré ! »

Là-dessus, le vizir ordonna soudain à sesgardes de se saisir d’Ali-Nour et de le jetersur le dos d’un mulet. Mais les gardes hési-tèrent en voyant la foule regarder Ali-Nour etlui dire : « Ordonne ! et sur l’heure nous lapide-rons cet homme et nous le mettrons en pièces,même au risque de nous perdre et de perdrenos âmes ! » Mais Ali-Nour dit : « Oh, non ! nefaites point cela, oh, non ! N’avez-vous pointentendu ces vers du poète :

» Tout homme a un temps déterminé à passersur la terre ! Passé ce temps, il doit mourir !

Mais aussi, si même les lions en leurs forêtsm’entraînaient, je n’aurais rien à redouter, tantque mon temps ne serait pas venu ! »

Alors les gardes se saisirent d’Ali-Nour, lehissèrent sur le dos d’un mulet et se mirent àparcourir toute la ville jusqu’à ce qu’ils fussent

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1031/1177

Page 1031: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

arrivés au bas du palais, sous les fenêtres dusultan. Et ils criaient tout le temps : « Voilàle châtiment qui attend celui qui commet desfaux en écriture ! » Puis il placèrent Ali-Nourjuste au lieu du supplice, à l’endroit même oùle sang d’ordinaire croupissait. Et l’exécuteur,l’épée nue à la main, s’avança et dit à Ali-Nour :« Je suis ton esclave soumis ! Si donc tu as be-soin que quelque chose soit faite, ordonne et jela ferai ; si tu as besoin de boire ou de manger,ordonne et je t’obéirai ! Car, sache que tu n’asplus que très peu d’instants à vivre, juste letemps que le sultan mette la tête à la fenêtre ! »Alors Ali-Nour regarda à droite et à gauche etrécita ces strophes :

« De grâce, répondez-moi ! Y a-t-il parmi vousun ami miséricordieux pour me venir en aide ?

Le temps de ma vie est passé, et accomplie madestinée ! Y a-t-il un homme charitable pour mesecourir et mériter la récompense de cette bonneœuvre ;

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1032/1177

Page 1032: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Pour jeter un regard sur ma misère et découvrirma tristesse et me donner un peu d’eau pour cal-mer les souffrances de mon supplice ? »

Alors tous les assistants se mirent à san-gloter, et le porte-glaive alla aussitôt prendreune gargoulette d’eau et la présenta à Ali-Nour.Mais aussitôt le vizir Ben-Sâoui se précipita desa place et donna un coup sur la gargoulette,qui se brisa, et cria, furieux, au porte-glaive :« Qu’attends-tu pour lui couper le cou ? » Alorsle porte-glaive prit un bandeau et banda lesyeux d’Ali-Nour. À cette vue, toute la foule sesouleva contre le vizir et se mit à l’injurier et àlui crier toutes sortes de choses ; et le tumultearriva bientôt à son comble, et l’agitation et lescris devinrent indescriptibles. Et soudain, pen-dant que régnait tout ce tumulte, une poussières’éleva et des clameurs confuses retentirent ets’approchèrent, en remplissant l’air et l’espace.

À ce vacarme et à cette poussière, le sultandevint attentif ; il regarda par la fenêtre de son

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1033/1177

Page 1033: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

palais et dit à ceux qui l’entouraient Voyez vitece qu’il en est ! » Mais le vizir Sâoui répondit :« Ce n’est point le moment ! Il faut avant toutcouper le cou à cet homme-là ! » Mais le sultandit : « Tais-toi donc, ô Sâoui ! Et laisse-nousvoir ce que c’est ! »

Or, cette poussière était la poussière soule-vée par les chevaux de Giafar, le grand-vizir dukhalifat, et par ses cavaliers.

Et la raison de leur arrivée subite était lasuivante. Le khalifat, après la nuit d’amour pas-sée dans les bras de Douce-Amie, était restétrente jours sans plus se la rappeler, ni se rap-peler toute cette histoire d’Ali-Nour ben-Kha-cân ; et personne non plus ne s’était trouvépour l’en faire souvenir. Mais, une nuit d’entreles nuits, comme il passait à côté de l’appar-tement réservé de Douce-Amie, il entendit despleurs et une voix douce et fine qui chantait ensourdine ce vers du poète :

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1034/1177

Page 1034: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

« Ton ombre, absent serais-tu ou proche demoi, ô délices ! ne me quitte jamais ! Et malangue, pour ma joie, aime à répéter ton nom, ôdélicieux ! »

Et comme, après ce chant, les sanglots re-doublaient d’intensité, le khalifat ouvrit laporte et entra dans l’appartement réservé. Etil vit que c’était Douce-Amie qui pleurait. À lavue du khalifat, Douce-Amie se jeta à ses piedset les embrassa par trois fois, puis récita cesdeux strophes :

« Ô toi d’illustre race et de noble filiation, ra-meau fertile qui ploie sous les fruits, ô produit ex-quis, d’un sang fameux !

Laisse-moi te faire te souvenir de la promesseque me fit ta bonté et que promit ta générosité sanségale ! Ah ! puisses-tu ne la pas oublier ! »

Mais le khalifat, qui continuait à ne plusse rappeler Douce-Amie et Ali-Nour, lui dit :« Mais qui es-tu, ô jeune fille ? » Elle répondit :

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1035/1177

Page 1035: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

« Je suis le cadeau que t’avait fait Ali-Nourben-Khacân. Et maintenant je souhaite te voiraccomplir la promesse que tu m’avais faite deme renvoyer près de lui avec tous les honneursdus. Et voilà bientôt trente jours que je suisici, et sans goûter une heure à la nourriture dusommeil. » À ces paroles, le khalifat fit man-der en toute hâte Giafar Al-Barmaki, et lui dit :« Il y a déjà trente jours que je n’entends plusparler d’Ali-Nour ben-Khacân ! Aussi je penseque le sultan de Bassra a dû le mettre à mort.Mais je jure, par ma tête et par la tombe demes aïeux, que si un malheur est arrivé à cejeune homme, je ferai périr celui qui en estla cause, même si c’est l’homme que j’aime leplus au monde ! Je veux donc, ô Giafar, quetu partes pour Bassra à l’heure même et quetu reviennes tout de suite m’apporter des nou-velles du roi Mohammad ben-Soleiman El-Zei-ni et de ses agissements vis-à-vis d’Ibn-KhacânAli-Nour ! » El Giafar se mit aussitôt en route.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1036/1177

Page 1036: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Giafar arriva donc à Bassra et vit tout ce tu-multe et ce vacarme et cette foule houleuse etexcitée, et il demanda : « Mais qu’est-ce doncque tout ce tumulte ? » Et aussitôt mille voix,parmi le peuple, lui répondirent et lui racon-tèrent tout ce qui était arrivé à Ali-Nour ben-Khacân. Lorsque Giafar entendit leurs paroles,il se hâta encore davantage d’arriver au palais.Et il monta chez le sultan et lui souhaita la paixet lui raconta le sujet de sa venue et lui dit :« J’ai ordre, si un malheur était arrivé à Ali-Nour, de faire périr celui qui en aurait été lacause et de te faire expier à toi, ô sultan, lecrime commis ! Où donc se trouve Ali-Nour ? »

Alors le sultan fit tout de suite amener Ali-Nour par les gardes qui allèrent le chercher surla place. À peine Ali-Nour était-il entré, queGiafar se leva et ordonna aux gardes d’arrê-ter le sultan lui-même et le vizir El-Mohin ben-Sâoui. Et aussitôt il nomma Ali-Nour sultan deBassra et le plaça sur le trône à la place de Mo-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1037/1177

Page 1037: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

hammad El-Zeini qu’il fit enfermer avec le vi-zir.

Puis Giafar resta à Bassra les trois jours ré-glementaires de l’invitation, chez le nouveauroi. Mais, au matin du quatrième jour, Ali-Nourse tourna vers Giafar et lui dit : « En vérité, jedésire vivement revoir l’émir des Croyants ! »Et Giafar voulut bien et dit : « Faisons d’abordnotre prière du matin, et partons ensuite pourBaghdad ! » Et le roi dit : « J’écoute etj’obéis ! » Et ils firent la prière du matin, ettous deux, accompagnés des gardes et des ca-valiers, et ayant avec eux l’ancien roi Moham-mad El-Zeini et le vizir Sâoui, prirent le cheminde Baghdad. Et pendant toute la route le vizirSâoui eut le temps de réfléchir et de se mordreles poings de repentir.

Ils se mirent donc à voyager, et Ali-Nourcaracolait aux côtés de Giafar, jusqu’à ce qu’ilsfussent arrivés à Baghdad, la demeure de paix.Et ils se hâtèrent de monter chez le khalifat,et Giafar lui raconta l’histoire d’Ali-Nour. Alors

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1038/1177

Page 1038: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

le khalifat fit approcher Ali-Nour et lui dit :« Prends ce glaive et coupe la tête, de ta propremain, à ton ennemi, ce misérable Ben-Sâoui ! »Et Ali-Nour prit le glaive et s’approcha de Ben-Sâoui. Mais celui-ci le regarda et lui dit : « ÔAli-Nour ! moi, j’ai agi vis-à-vis de-toi d’aprèsmon tempérament. Je ne m’y pouvais sous-traire. Mais toi, agis à ton tour d’après ton tem-pérament ! » Alors Ali-Nour jeta le glaive loinde lui, regarda le khalifat et lui dit : « Ô émirdes Croyants, il vient de me désarmer ! » Et ilrécita ce que dit le poète :

« J’ai vu mon ennemi et j’ai su comment levaincre ! Car l’homme pur est toujours vaincu parles paroles de bonté ! »

Mais le khalifat s’écria : « Soit ! laisse-le,toi ! » Et il dit à Massrour : « Ô Massrour ! lève-toi et coupe la tête de ce misérable ! » Et Mass-rour se leva et, d’un seul coup, trancha la têtedu vizir El-Mohin ben-Sâoui. Alors le khalifatse tourna vers Ali-Nour et lui dit : « Mainte-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1039/1177

Page 1039: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

nant, tu n’as qu’à me demander n’importequoi ! Estime le prix ! » Ali-Nour répondit : « Ômon maître, je ne souhaite point de royaume,et je ne veux avoir rien de commun avec letrône de Bassra. Car il n’y a pas pour moid’autre vœu à formuler que celui d’avoir lebonheur de contempler les traits de Ta Sei-gneurie ! » Et le khalifat répondit : « Ô Ali-Nour, de tout cœur amical et comme hommagedû ! » Puis il fit prier Douce-Amie de venir, etil la rendit à Ali-Nour, et leur donna un pa-lais d’entre les plus beaux palais de Baghdad,et leur alloua une pension somptueuse sur leTrésor. Et il voulut qu’Ali-Nour ben-Khacân de-vint son intime et son compagnon. Et il finitpar pardonner au sultan Mohammad El-Zeini,qu’il réintégra dans ses états en lui recomman-dant de bien faire attention à ses vizirs désor-mais. Et tous vécurent dans la joie et la pros-périté jusqu’à la mort.

— « Mais, continua la diserte Schahrazade,ne crois point, ô Roi, que cette histoire d’Ali-Nour

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1040/1177

Page 1040: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

et de Douce-Amie, toute délicieuse qu’elle soit, soitaussi merveilleuse ou aussi étonnante que celle deGhanem ben-Ayoub et de sa sœur Fetnah ! » Et leroi Schahriar répondit : « Mais je ne connais pointcette histoire ! »

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1041/1177

Page 1041: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

HISTOIRE DE GHANEM BEN-AYOUB ET DE SA SŒUR FET-

NAH

Et Schahrazade dit :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, qu’il y avait,en l’antiquité du temps et le passé des siècleset des âges, un marchand d’entre les mar-chands, très riche et père de deux enfants. Ils’appelait Ayoub. Le fils s’appelait Ghanemben-Ayoub, connu depuis sous le surnom d’El-Motim El-Massloub(81), et il était aussi beauque la pleine lune durant les nuits, et douéd’une merveilleuse éloquence et d’une déli-cieuse diction. La fille, sœur de Ghanem, s’ap-pelait Fetnah(82), tant elle avait en elle decharme et de beauté.

Page 1042: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

À sa mort, leur père, Ayoub, leur laissa detrès grandes richesses…

— Mais, à ce moment de sa narration, Schah-razade vit apparaître le matin et se tut discrète-ment.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1043/1177

Page 1043: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Mais lorsque fut latrente-septième nuit.

Elle dit :

Le marchand Ayoub, leur père, à sa mort,leur laissa de très grandes richesses. Entreautres choses, il leur laissa : cent charges desoieries, de brocarts et d’étoffes précieuses, etcent vases remplis de vessies de musc pur. Lescharges étaient toutes emballées, et sur chaqueballe il était écrit en gros caractères bien faits :À destination de Baghdad ; car le marchandAyoub ne pensait pas mourir si tôt et avaitl’intention de se rendre lui-même à Baghdadvendre ses précieuses marchandises.

Mais, une fois qu’Allah eut appelé le mar-chand Ayoub en son infinie miséricorde et queles jours de deuil furent passés, le jeune Gha-

Page 1044: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

nem songea à partir lui-même pour Baghdad àla place de son père. Il fit donc ses adieux àsa mère, à sa sœur Fetnah, à ses proches et àtous les habitants de son quartier et du voisi-nage ; puis il alla au souk, où il loua les cha-meaux nécessaires, chargea toutes ses ballessur les chameaux et profita du départ d’autresmarchands pour Baghdad pour faire route aveceux ; et il sortit après avoir remis son sort entreles mains d’Allah Très-Haut. Et Allah lui écrivitla sécurité si bien que Ghanem ne tarda pas àarriver à Baghdad sain et sauf, avec toutes sesmarchandises.

À peine arrivé à Baghdad, il se hâta de louerune fort belle maison, qu’il meubla somptueu-sement ; il y étendit partout de magnifiques ta-pis, des divans et des coussins, et n’oublia pasles rideaux aux portes et aux fenêtres ; puis il yfit décharger toutes les marchandises de sur ledos des chameaux et des mulets ; et il resta s’yreposer des fatigues du voyage et attendit tran-quillement que tous les marchands de Baghdad

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1045/1177

Page 1045: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

et les notables fussent venus, les uns après lesautres, lui souhaiter la paix et la bienvenue.

Il songea alors à aller au souk commencerla vente de ses marchandises. Il fit un paquetde dix pièces d’étoffes très belles et de finessoieries qui portaient chacune sur une éti-quette le prix déterminé, et se dirigea vers lesouk des grands marchands. Aussitôt il fut reçuavec empressement par tous les marchands,qui vinrent au-devant de lui et lui souhaitèrentla paix et l’invitèrent à accepter des rafraîchis-sements et le reçurent avec une très grandecordialité. Puis ils le conduisirent chez lecheikh du souk qui aussitôt, à la seule inspec-tion des marchandises, les lui acheta séance te-nante. Et Ghanem ben-Ayoub fit ainsi un gainde deux dinars d’or pour chaque dinar de mar-chandise. Et il fut fort content de ce gain, etcontinua ainsi à vendre tous les jours quelquespièces d’étoffe et quelques vessies de musc,avec un gain de deux pour un, et cela durantl’espace d’une année entière.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1046/1177

Page 1046: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Un jour, au commencement de la secondeannée, il alla au souk selon son habitude. Maisil trouva toutes les boutiques fermées, et lagrande porte du souk fermée également. Et,comme ce n’était point une fête, il fut étonnéet en demanda la raison. On lui répondit quel’un des principaux marchands venait de mou-rir et que tous les marchands étaient allés as-sister à ses funérailles ; et l’un des passantslui dit : « Tu feras bien d’y aller aussi, et d’ac-compagner le convoi, car cela te sera méri-toire. » Et Ghanem répondit : « Mais certaine-ment ! Seulement, je voudrais savoir où se fontles funérailles. » Alors on le lui indiqua ; et ilentra aussitôt dans une cour de mosquée prèsde là, fit ses ablutions minutieusement avecl’eau du bassin, et se dirigea en toute hâte versl’endroit indiqué. Il se mêla alors à la fouledes marchands et les accompagna à la grandemosquée où l’on fit les prières d’usage sur lecorps du défunt. Puis le convoi prit le che-min du cimetière qui était situé en dehors desportes de Baghdad. On entra dans le cimetière

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1047/1177

Page 1047: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

et on marcha à travers les tombes jusqu’à cequ’on fût arrivé à l’édifice en dôme où l’on de-vait déposer le défunt.

Les parents du défunt avaient déjà tenduune immense tente au-dessus du tombeau, ety avaient suspendu les lustres, les flambeauxet les lanternes. Et tous les assistants purententrer se mettre à couvert sous la tente. Alorson ouvrit le tombeau, on y déposa le corps, eton referma le couvercle. Puis les imans et lesautres ministres du culte et les lecteurs du Ko-ran commencèrent à réciter sur la tombe lesversets sacrés du Livre et des chapitres pres-crits. Et tous les marchands, ainsi que tous lesparents du mort, s’assirent en rond sur les ta-pis étendus sous la tente et écoutèrent religieu-sement les saintes Paroles. Et Ghanem ben-Ayoub, quoique pressé de rentrer chez lui, nevoulut point, par égard pour les parents, s’enaller tout seul, et il resta à écouter avec lesautres.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1048/1177

Page 1048: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Les cérémonies religieuses ne prirent finqu’avec le jour. Alors les esclaves arrivèrentchargés de grands plateaux couverts de metset de douceurs, et les distribuèrent largementà tous les assistants qui mangèrent et burentjusqu’à satiété, comme il est d’usage en toutenterrement ; puis on leur passa les aiguièreset les cuvettes et ils se lavèrent les mains, ets’assirent en rond silencieusement, commed’usage.

Mais, au bout d’un certain temps, comme laséance ne devait être levée que le lendemainmatin, Ghanem commença à s’inquiéter fort, àcause des marchandises qu’il avait laissées àla maison sans-gardien, et il eut peur des vo-leurs, et se dit en lui-même : « Je suis un étran-ger, et je passe pour être un homme fort riche.Aussi, si je passais une nuit loin de ma mai-son, les voleurs la pillerait entièrement et em-porteraient tout mon argent et le restant demes marchandises. » Et comme ses craintes nefaisaient qu’augmenter, il se décida à se lever

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1049/1177

Page 1049: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

et s’excusa auprès des assistants en leur di-sant qu’il allait satisfaire un besoin très pres-sant, et sortit au plus vite. Il se mit à marcheren suivant, dans l’obscurité, les traces du sen-tier jusqu’à ce qu’il fût arrivé à la porte de laville. Mais comme c’était déjà minuit, il trou-va la porte de la ville fermée, et ne vit aucunpassant s’en approcher ou s’en éloigner, et neput entendre d’autre voix que les aboiementsdes chiens et les glapissements lointains deschacals mêlés aux hurlements des loups. Alorsil s’écria, désappointé et effrayé : « Il n’y a deforce et de puissance qu’en Allah ! Auparavantc’était pour mon bien que j’avais peur, et main-tenant c’est pour ma vie ! » Alors il revint surses pas et se mit à la recherche de quelquegîte pour y passer la nuit à l’abri jusqu’au ma-tin. Il trouva bientôt une turbeh, non loin delà, entourée de quatre murs, et où il y avait unpalmier. Cette turbeh avait une porte de gra-nit qui était ouverte. Et Ghanem entra dans laturbeh et s’y étendit pour dormir ; mais le som-meil ne vint pas, et la terreur l’envahit d’être

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1050/1177

Page 1050: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

ainsi tout seul au milieu des tombeaux. Alorsil se leva debout sur ses deux pieds, et ouvritla porte et regarda au dehors. Et il vit une lu-mière qui brillait dans le loin, du côté de laporte de la ville. Il se mit à se diriger vers cettelumière, mais il vit qu’elle s’approchait elle-même sur le chemin qui conduisait à la tur-beh où il était. Alors Ghanem eut peur et re-vint précipitamment, et entra de nouveau dansla turbeh et prit soin de refermer soigneuse-ment la lourde porte et de repousser le loquet.Puis il n’eut de repos qu’il n’eût grimpé au hautdu palmier et ne se fût bien blotti entre lesbranchages. De là, il remarqua que la lumièrese rapprochait, et il finit par apercevoir troisnègres, dont deux portaient une grande caisseet le troisième tenait à la main une lanterneet des pioches. Lorsqu’ils furent tout près dela turbeh, l’un des porteurs vit que son com-pagnon à la lanterne s’était arrêté surpris etil lui dit : « Qu’arrive-t-il donc, ô Saouâb ? »Saouâb répondit : « Ne vois-tu pas ? » L’autredit : « Quoi donc ? ? » Saouâb répondit : « Ô

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1051/1177

Page 1051: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Kâfour, ne vois-tu pas que la porte de la turbehque nous avions laissée ouverte le soir, estmaintenant fermée et bien cadenassée de l’in-térieur ? » Alors le troisième nègre, qui s’appe-lait Bakhita, leur dit : « Quel petit esprit vousavez ! Ne savez-vous donc pas que les pro-priétaires des champs sortent tous les joursde la ville et viennent ici après avoir visitéleur plantation pour s’y reposer ? Ils entrentet prennent soin de refermer la porte sur eux,le soir venu, de crainte d’être surpris par desnègres comme nous, qu’ils redoutent énormé-ment ; car ils savent bien que nous les prenonspour les rôtir et nous régaler de leur chair deblancs. » Alors Kâfour et Saouâb dirent aunègre Bakhita : « En vérité, ô Bakhita s’il y aquelqu’un parmi nous qui soit modique d’es-prit, c’est bien toi ! » Mais Bakhita répondit :« Je vois bien que vous ne croirez à mes pa-roles que lorsque nous serons entrés dans laturbeh et que nous y aurons vu quelque per-sonne. Et je vous annonce même d’avance quesi, en ce moment, il y a quelqu’un dans la tur-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1052/1177

Page 1052: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

beh, ce quelqu’un, à la vue de notre lumière quis’approchait, aura grimpé, terrifié, au plus hautdu palmier. Et ce n’est que là que nous le trou-verons ! »

À ces paroles du nègre Bakhita, l’effaréGhanem, se dit en lui-même : « Quel nègreplein de malice ! Qu’Allah confonde tous lesSoudaniens pour ce qu’ils ont en eux de per-fidie et de malice ! » Puis, de plus en plus ter-rifié, il dit : « Il n’y a de force et de puissancequ’en Allah le Très-Haut l’Omnipotent ! Quiva maintenant pouvoir me délivrer de cetabîme ? »

Après cela, les deux nègres porteurs de lacaisse dirent au nègre porteur de la lanterne etdes pioches : « Ô Saouâb ! grimpe sur le mur etsaute dans la turbeh et ouvre-nous cette portequi est fermée de l’intérieur ; car nous sommesbien fatigués du poids de cette caisse contrenotre cou et sur nos épaules. Et nous te pro-mettons, si tu nous ouvres cette porte, de te ré-server le plus gros et le plus dodu des indivi-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1053/1177

Page 1053: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

dus que nous attraperons là-dedans, et nous tele ferons cuire une cuisson bien à point, à luibien dorer toute la peau, et nous nous enga-geons à ne pas laisser perdre inutilement uneseule gouttelette de sa graisse ! » Mais Saouâbrépondit : « Moi, comme je suis fort modiqued’intelligence, voici ce que je crois plutôt pré-férable de faire : comme cette caisse nous a étéconfiée, le mieux est de nous en débarrasser enla jetant dans la turbeh par-dessus la muraille,puisqu’on nous a donné l’ordre de la dépo-ser dans cette turbeh ! » Mais les deux autresnègres dirent : « Si nous jetons ainsi cettecaisse par-dessus la muraille, sûrement elle secassera ! » Saouâb dit : « Oui ! mais aussi, sinous entrons dans cette turbeh-là, j’aurai bienpeur des brigands qui doivent y être cachéspour assassiner les passants et dévaliser lesvoyageurs ! Car c’est dans cette turbeh que sedonnent, le soir, rendez-vous tous les brigands,pour faire entre eux le partage du butin. » Maisles deux nègres porteurs de la caisse lui répon-dirent : « Homme de peu d’esprit ! es-tu donc

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1054/1177

Page 1054: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

assez idiot pour ajouter foi à de pareilles insa-nités ! »

Et, là-dessus, les deux nègres déposèrentla caisse à terre, escaladèrent le mur et sau-tèrent dans la turbeh pour ouvrir la porte, pen-dant que le troisième leur tenait la lumière.Ils firent tous les trois entrer la caisse, refer-mèrent sur eux la porte de granit, et s’assirentse reposer dans la turbeh. Et l’un d’eux dit :« En vérité, ô mes frères, nous voici bien lasde cette longue marche et bien fatigués de toutce mouvement que nous nous sommes donnépour escalader des murs et ouvrir des portes,et voici que c’est minuit. Reposons-nous donctranquillement quelques heures avant de tra-vailler à creuser la fosse où l’on nous a com-mandé d’enfouir cette caisse dont nous igno-rons le contenu. Une fois bien reposés nousnous mettrons au travail. Or, voici ce que jevous propose : pour passer agréablement cesquelques instants de repos, que chacun denous, les trois eunuques noirs, raconte à tour

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1055/1177

Page 1055: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

de rôle le motif qui l’a obligé à devenir eunuqueet la raison qui l’a fait châtrer ! Et qu’il raconteles détails de son histoire depuis le commen-cement jusqu’à la fin ! De la sorte, nous passe-rons cette nuit fort agréablement. »

— Mais, à ce moment de sa narration, Schah-razade vit apparaître le matin et se tut discrète-ment.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1056/1177

Page 1056: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Mais lorsque fut latrente-huitième nuit.

Elle dit :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que lorsquel’un des nègres soudaniens eut proposé qu’ilsse racontassent mutuellement la cause de leureunuquat, le nègre Saouâb, qui portait la lan-terne et les instruments, prit le premier la pa-role et dit : « Voulez-vous que je vous raconte,le premier, le motif de ma castration ? » Lesdeux autres répondirent : « Certainement !hâte-toi de parler ! »

Alors l’eunuque soudanien Saouâb dit :

Page 1057: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

HISTOIRE DU NÈGRE SAOUÂB,LE PREMIER EUNUQUE SOUDA-

NIEN

« Sachez donc, ô mes frères, que j’avais àpeine cinq ans d’âge lorsque le marchand d’es-claves me prit et m’emmena de mon pays pourme conduire ici, à Baghdad. Il me vendit à unhomme d’armes du palais. Cet homme avaitune fillette qui, à ce moment, était âgée detrois ans. Je fus donc élevé avec elle ; et j’étaisl’amusement de tous les gens de la maisonlorsque je faisais jouer la petite fille, que jedansais pour elle des danses d’une grande drô-lerie, et que je lui chantais les chansons que jeconnaissais ; et tout le monde aimait le petitnégrillon.

Nous grandîmes ensemble de la sorte etnous atteignîmes, moi, l’âge de douze ans et,la petite, l’âge de dix ans. Et on continuait ànous laisser jouer ensemble, sans nous sépa-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1058/1177

Page 1058: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

rer. Aussi, un jour d’entre les jours, comme jela trouvais assise seule dans un endroit retiré,je m’approchai d’elle, selon mon habitude.

Or, à ce moment justement, la fillette venaitde prendre un bain complet dans le hammamde la maison, car elle sentait bon de fort loin,et elle était délicieuse et parfumée et toute lus-trale ; quant à sa figure, elle était comme lalune dans sa quatorzième nuit. Me voyant, ellecourut à moi et nous nous mîmes à jouer, ànous ébattre et à faire mille petites folies ; etelle me mordait et je l’égratignais, et elle mepinçait et moi également, si bien qu’au boutde quelques instants mon petit zebb s’érigeaet se gonfla et devint comme une clef énormeet saillit considérablement sous ma robe. Alorsla petite se mit à rire et s’élança sur moi etme renversa par terre sur mon dos et vint semettre à califourchon sur mon ventre ; et, là,elle se mit à se frotter et à me frotter et finitpar mettre mon zebb à découvert. À la vue demon zebb qui s’érigeait turgescent, elle le prit

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1059/1177

Page 1059: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

avec sa main et se mit à s’en frotter et à s’enchatouiller les petites lèvres de sa vulve, maisseulement par-dessus le caleçon qu’elle por-tait. Mais ce manège fit que ma chaleur s’inten-sifia et devint telle que j’accolai la petite fille, etelle m’accola et se suspendit à mon cou et meserra de toutes ses forces. Et voilà que soudain,je ne sais comment, mon zebb devenu commele fer perça le caleçon de la fillette et pénétraentre ses lèvres, et, du coup, lui enleva sa vir-ginité.

Une fois notre chose finie, la fillette se re-prit à rire et se mit à m’embrasser et à me cajo-ler ; mais moi, je fus terrifié de ce que je venaisde ravir et, sans plus m’attarder, je m’échappaides mains de ma petite maîtresse et me mis àcourir et allai me cacher chez un jeune nègrede mes amis.

Pour la petite fille, elle ne tarda pas à entrerà la maison ; et bientôt sa mère, à la vue desa robe fourragée et de son caleçon transpercéd’outre en outre, jeta un grand cri et examina

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1060/1177

Page 1060: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

la chose située entre les cuisses de la fillette ;et elle vit ce qu’elle vit ! Et elle tomba à larenverse et s’évanouit d’émotion et de colère.Mais elle revint à elle-même et, comme, ensomme, la chose était irréparable, elle ne tardapas à se calmer et prit toutes les précautionspour arranger l’affaire et cacher surtout l’inci-dent à son époux, le père de la fillette. Et elley réussit et patienta ainsi pendant deux mois,durant lesquels ils avaient fini par me décou-vrir et ne cessaient de me cajoler et de me fairede petits cadeaux pour m’obliger à rentrer àla maison de mon maître. Et, une fois rentré,ils continuèrent à ne parler jamais de cette af-faire-là et à la cacher soigneusement au père,qui m’aurait certainement tué ; et ni la mère nipersonne ne me désiraient tant de mal, car ilsm’aimaient beaucoup.

Au bout de ces deux mois, la mère réussità fiancer la fillette à un jeune barbier, qui étaitle barbier du père et qui venait souvent à lamaison à ce titre. Et elle lui constitua une dot

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1061/1177

Page 1061: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

sur son propre argent et lui fit le trousseau ety consacra tous ses efforts. Puis on songea àcélébrer les noces. Et c’est alors qu’on fit ve-nir le jeune barbier avec ses instruments ; eton me saisit, et le barbier me lia les bourseset me coupa mes deux œufs et, du coup, fitde moi un eunuque. Et la cérémonie du ma-riage eut lieu ; et on fit de moi l’eunuque dema jeune maîtresse, et désormais je dus mar-cher devant elle partout où elle allait, qu’ellese rendit au souk ou en visite ou à la maisonpaternelle. Et la mère fit les choses si discrète-ment que nul ne sut rien de l’histoire, pas plusle nouveau marié que les parents et amis. Et,pour faire croire aux invités à la virginité de lafillette, la mère égorgea un pigeon et teignit deson sang la chemise de la nouvelle mariée et,selon l’usage, elle fit circuler la chemise versla fin de la nuit, dans la salle de réunion, de-vant toutes les femmes invitées, qui pleurèrentd’émotion.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1062/1177

Page 1062: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Et, depuis ce temps, j’habitai, avec majeune maîtresse, dans la maison du barbier,son époux. Et je pus, de la sorte, impunément,me délecter tout à mon aise et dans la mesurede mes forces à sa beauté et aux perfectionsde son corps délicieux. Car mes œufs étaientpartis, il est vrai, mais mon zebb me restait.Je pouvais donc, sans risque et insoupçonné,continuer à baiser et à embrasser ma petitemaîtresse, jusqu’à ce qu’elle fût morte, elle etson mari, et sa mère et son père. Alors je de-vins, de droit, la propriété du Trésor, et je de-vins l’un des eunuques du Palais. Et cela fitque je devins votre compagnon, ô mes frèresnègres !

Et telle est la cause de ma castration et demon eunuquat. Et maintenant que la paix soitsur vous ! »

— Sur ces paroles le nègre Saouâb se tut, etle second nègre Kâfour prit la parole et dit :

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1063/1177

Page 1063: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe
Page 1064: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

HISTOIRE DU NÈGRE KÂFOUR,LE SECOND EUNUQUE SOUDANIEN

« Sachez donc, ô mes frères, que j’avais huitans d’âge au commencement de mon histoire.Mais déjà j’étais fort expérimenté dans l’artde mentir ; et, chaque année, une fois par anseulement, je faisais au marchand d’esclavesun mensonge tel que son cul se rétractait etqu’il en tombait à la renverse. Aussi le mar-chand d’esclaves finit par vouloir se débarras-ser de moi au plus vite, et il me mit entre lesmains du crieur public et lui dit de me crierau souk en disant : « Qui veut acheter un né-grillon avec son vice ? » Et le crieur se mit àparcourir avec moi tous les souks en criantla chose. Et bientôt un brave homme d’entreles marchands du souk s’approcha et deman-da au crieur : « Mais quel est le vice de ce petit

Page 1065: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

nègre ? » Il répondit : « C’est de mentir chaqueannée un seul mensonge, sans plus ! » Le mar-chand demanda : « Et quel prix a-t-on déjà pro-posé pour ce nègre avec son vice ? » Il répon-dit : « Six cents drachmes seulement. » Le mar-chand dit : « Je le prends. Et pour toi, vingtdrachmes de courtage ! » Et, séance tenante,on assembla les témoins de vente, et l’achat futconclu entre le crieur et le marchand du souk.Alors le crieur me mena à la maison de monnouveau maître, prit l’argent et le courtage, ets’en alla.

Mon maître ne manqua pas de m’habillerproprement et d’une façon qui m’allait ; et jerestai ainsi chez lui le reste de l’année, sans au-cun incident. Mais vint la nouvelle année, etelle s’annonça comme une année bénie, pleinede promesses pour la récolte, la fertilité et lesfruits. Aussi les marchands ne manquèrent pasde se donner mutuellement des festins dans lesjardins ; et chacun à son tour se mit à faireles frais de l’invitation jusqu’à ce que vînt le

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1066/1177

Page 1066: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

tour de mon maître. Alors mon maître invitales marchands à un jardin situé en dehors dela ville, et y fit porter tout ce dont on pouvaitavoir besoin en fait de nourriture et de bois-son ; et tout le monde s’assit à boire et à man-ger depuis le matin jusqu’à midi. À ce moment,mon maître eut besoin d’une chose qu’il avaitoubliée à la maison et me dit ; « Ô esclave,monte sur ma mule et va vite à la maison de-mander à ta maîtresse telle chose, et fais dili-gence pour revenir ! » Et moi j’obéis à cet ordreet je me dirigeai en toute hâte vers la maison.

Lorsque je fus près de la maison, je me misà jeter de grands cris et à répandre de grossesgouttes de larmes ; et aussitôt je fus entourépar un grand rassemblement de tous les habi-tants de la rue et du quartier, grands et petits.Et les femmes mirent la tête aux portes et auxfenêtres, et la femme de mon maître entenditmes cris et vint m’ouvrir, suivie de ses filles ; ettoutes me demandèrent la cause qui m’amenaitainsi. Je répondis en pleurant : « Mon maître,

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1067/1177

Page 1067: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

qui était au jardin avec les invités s’était absen-té un moment pour aller, contre un mur, sa-tisfaire un besoin. Et soudain le mur s’écrou-la et mon maître disparut sous les décombres.Alors, affolé, je sautai sur la mule et je vins entoute hâte vous mettre au courant de la situa-tion. » Lorsque la femme et les filles eurent en-tendu mes paroles, elles se prirent à lancer degrands cris, à déchirer leurs habits et à se frap-per le visage et la tête ; et tous les voisins ac-coururent et les entourèrent. Puis la femme demon maître, en signe de grand deuil, commecela se pratique d’ordinaire à la mort inatten-due du chef de la maison, se mit à bouleverserla maison, à détruire et casser les étagères etles meubles, à les lancer par les fenêtres, à bri-ser tout ce qui pouvait être brisé, et à enleverles portes et les fenêtres. Puis elle fit peindretous les murs extérieurs en bleu et y fit col-ler de la boue par plaques. Et elle me cria :« Misérable Kâfour, voilà que tu restes immo-bile ! viens donc m’aider à casser ces armoires,à détruire tous ces ustensiles et à mettre en

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1068/1177

Page 1068: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

morceaux toutes ces porcelaines ! » Alors, moi,sans avoir besoin d’un second appel, je m’élan-çai de tout cœur, et me mis à tout briser età tout abîmer, les armoires, les meubles pré-cieux, les porcelaines ; je brûlai les tapis, leslits, les rideaux, les étoffes précieuses et lescoussins ; cela fait, je m’en pris à la maisonelle-même et j’attaquai les plafonds et lesmurs, et je détruisis le tout de fond en comble.Et pendant tout ce temps je ne cessais de melamenter et de clamer : « Ô mon pauvremaître ! ô mon malheureux maître ! »

Après cela, ma maîtresse et ses filles enle-vèrent leurs voiles et, le visage découvert etles cheveux dénoués, sortirent dans la rue etme dirent : « Ô Kâfour, marche devant nouspour nous montrer le chemin, et conduis-nousà l’endroit où ton maître a été enterré sous lesdécombres. Car il nous faut le retrouver pour lemettre dans le cercueil et le ramener à la mai-son, et de là lui faire les funérailles qui lui sontdues ! » Alors je marchai devant elles en conti-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1069/1177

Page 1069: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

nuant à crier : « Ô mon pauvre maître ! » Ettout le monde me suivait, les femmes le visagedécouvert et les cheveux en désordre, avecdes cris et des gémissements. Et peu à peunotre cortège grossit de tous les habitants detoutes les rues que nous traversions, hommes,femmes, enfants, jeunes filles et vieillesfemmes ; et tous se frappaient le visage etpleuraient extrêmement. Et moi, je pris plaisirà leur faire faire ainsi tout le tour de la ville etje leur fis traverser toutes les rues ; et tous lespassants s’informaient de la cause de tout cela,et on leur racontait ce qu’on m’avait entendudire, et ils s’écriaient alors : « Il n’y a de forceet de puissance qu’en Allah le Très-Haut l’Om-nipotent ! »

Pendant ce temps quelques-unsconseillèrent à la femme de mon maître d’allerd’abord trouver le wali et de lui raconter lemalheur. Et tous allèrent chez le wali, tandisque, moi, je leur disais que j’allais les précéder

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1070/1177

Page 1070: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

au jardin sur les ruines qui avaient enterré monmaître.

— Mais, à ce moment de sa narration, Schah-razade vit apparaître le matin et se tut discrète-ment.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1071/1177

Page 1071: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Et lorsque fut la trente-neuvième nuit.

Elle dit :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que l’eu-nuque Kâfour continua ainsi le récit de son his-toire :

« Alors, moi, je courus au jardin ; et lesfemmes, avec tous les autres, se rendirent chezle wali et lui racontèrent la chose. Alors le walise leva et monta à cheval et prit avec lui desouvriers terrassiers chargés d’instruments, desacs et de couffes ; et tout le monde prit le che-min du jardin en suivant les indications quej’avais données.

Moi, de mon côté, je me couvris les che-veux de terre, je me mis à me frapper le visage,

Page 1072: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

et j’arrivai au jardin en criant : « Oh ! mapauvre maîtresse ! ah ! mes pauvres petitesmaîtresses ! ah ! mes pauvres maîtres ! » Etj’entrai de la sorte au milieu des invités.Lorsque mon maître me vit ainsi, la tête cou-verte de terre et me frappant le visage etcriant : « Ah ! qui va désormais me recueillir ?Ah ! quelle femme pourra jamais être aussibonne que ma pauvre maîtresse ! » il changeade couleur et devint jaune de teint et me dit :« Qu’as-tu donc, ô Kâfour ? Et qu’est-il arrivé,dis ? » Je luis dis : « Ô mon maître lorsque tum’eus donné l’ordre d’aller chez ma maîtressechercher la chose demandée, j’arrivai et jetrouvai que la maison s’était effondrée et avaitenseveli sous ses ruines ma maîtresse et sesenfants ! » il s’écria alors : « Ta maîtresse n’a-t’elle pas pu se sauver ? » Je dis : « Hélas ! non.Personne n’a pu se sauver ; et la première quifut atteinte, c’est ma maîtresse la grande ! » Ilme dit : « Mais la maîtresse la petite, la plusjeune de mes filles, n’a-t-elle pu échapper ? »Je dis : « Hé ! non. » Il me dit : « Et la mule,

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1073/1177

Page 1073: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

n’a-t-elle pas pu être sauvée, la mule, celle queje monte d’ordinaire ? » Je répondis : « Non, ômon maître, car les murs de la maison et lesmurs de l’étable se sont effondrés sur tout cequ’il y avait de vivant dans la maison, mêmesur les moutons, les oies et les poules ! Et toutcela devint une masse de chair informe et dis-parut sous les décombres. Et il ne reste pluspersonne. » Il me dit : « Et même pas tonmaître le grand, l’aîné de mes fils ? » Je dis :« Hélas ! non. Il n’y a plus personne de vivant.Et il n’y a plus ni maison ni habitants. Et il n’y amême plus trace de tout cela. Quant aux mou-tons, aux oies et aux poules, ils doivent être ence moment la proie des chats et des chiens. »

Lorsque mon maître eut entendu mes pa-roles, la lumière se changea à ses yeux en té-nèbres ; il perdit tout sentiment et toute volon-té ; et il flageola sur ses jambes ; et ses musclesse paralysèrent ; et son dos se cassa. Puis ilse mit à se déchirer les habits, à s’arracher labarbe, et à se frapper la figure, et à arracher

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1074/1177

Page 1074: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

son turban de dessus sa tête. Et il ne cessad’agir de la sorte et de se frapper qu’en voyanttoute sa figure en sang. Et il s’écriait : « Ah !mes enfants ! ma femme ! Ah ! quelle calamité !Ah ! quel malheur semblable au mien ? » Puistous les marchands, ses compagnons, semirent également à se lamenter et à pleureravec lui pour lui exprimer leur compassion etdéchirèrent leurs habits également.

Après cela, mon maître, suivi de tous les in-vités, sortit du jardin en continuant à se don-ner de grands coups, la plupart sur le visage. Etil devint comme un homme ivre. Mais à peineavait-il franchi la porte du jardin qu’il vit unegrande poussière et entendit de grands cris la-mentables. Et bientôt il vit poindre le wali avectous ses gens et suivi des femmes de la maison,de tous les habitants du quartier et de tous lespassants qui s’étaient joints à eux en cours deroute, par curiosité. Et tout le monde était dansles pleurs et les lamentations.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1075/1177

Page 1075: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

La première personne avec laquelle monmaître se rencontra face à face fut ma maî-tresse, son épouse, et, derrière elle, ses en-fants. À leur vue, mon maître resta interdit etsentit sa raison s’envoler ; puis il se mit à rireet tous se jetèrent dans ses bras et se sus-pendirent à son cou en pleurant et en disant :« Ô notre père ! qu’Allah soit béni pour ta dé-livrance ! » Il leur dit : « Qu’Allah soit béni, quinous fait revoir ton visage en toute sécurité !Mais comment as-tu fait pour te sauver et tetirer seul des décombres ? Car, pour nous,comme tu le vois, nous sommes saufs et enbonne santé. Et sans la terrible nouvelle queKâfour et venu nous annoncer, il ne serait rienarrivé, non plus, à la maison ! » Il s’écria :« Quelle nouvelle ? » Elle dit : « Kâfour est ar-rivé à la maison, la tête découverte, les habitsdéchirés, et il criait : « Ô mon pauvre maître !ô mon malheureux maître ! » Nous lui dîmes :« Qu’y a-t-il donc, ô Kâfour ? » Il dit : « Monmaître s’était accroupi contre un mur pour sa-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1076/1177

Page 1076: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

tisfaire un besoin, quand soudain le murs’écroula et l’enterra vivant ! »

Alors mon maître, à son tour, leur dit : « ParAllah ! mais Kâfour est venu à l’instant mêmeme trouver en criant : « Ô ma maîtresse ! ô lespauvres enfants de mon maître ! » Je lui dis :« Qu’y a-t-il donc, ô Kâfour ? » Il me dit : « Mamaîtresse vient de mourir, elle et tous les en-fants, sous les ruines de la maison ! »

Là-dessus, mon maître se tourna de moncôté et vit que je continuais à répandre la pous-sière sur mes cheveux et à me lamenter et àdéchirer mes habits et à jeter au loin mon tur-ban. Alors il me lança un cri terrible pour medire de m’approcher. Et je m’approchai et il medit : « Ah ! misérable esclave ! nègre de mau-vais augure, fils de putain et de mille chiens !Ah ! maudit de race maudite ! Pourquoi nousavoir causé tous ces tourments et occasionnétous ces troubles ? Mais, par Allah ! je vais tepunir selon ton crime, je vais séparer ta peaude ta chair et ta chair de tes os ! » Alors, moi,

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1077/1177

Page 1077: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

sans crainte, je lui dis : « Par Allah ! je te défiede me faire le moindre mal, car tu m’as ache-té avec mon vice et cela par devant témoins,et les témoins témoigneront que tu m’as ache-té en connaissance de cause. Tu savais doncque mon vice est de faire un mensonge tousles ans ; et c’est ainsi, d’ailleurs, que l’ont criéles crieurs. Or, je dois même l’aviser que toutce que je viens de faire n’est qu’un demi-men-songe, et que je me réserve, avant la fin del’année, d’accomplir la seconde moitié du men-songe entier que je dois accomplir ! » À ces pa-roles mon maître s’écria : « Ô le plus vil et leplus maudit d’entre les nègres, comment ! toutce que tu viens de faire n’est seulement que lamoitié d’un mensonge ? En vérité, quelle cala-mité énorme ! Va-t’en, ô chien fils de chien, jete chasse ! Tu es libre désormais de tout escla-vage ! » Je lui répondis : « Par Allah ! si, toi, tume lâches, moi, pas du tout ! Car je ne veuxpoint te lâcher, avant que l’année ne soit fi-nie et que je n’aie accompli l’autre moitié demon mensonge ! Alors seulement tu devras me

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1078/1177

Page 1078: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

conduire au souk et me vendre au même prixque tu m’as acheté, avec mon vice. Et d’ici-là,tu ne peux m’abandonner, car je n’ai point demétier pour en vivre. Et tout ce que je te dislà est chose légale, et légalement reconnue parles juges lors de mon achat ! »

Pendant que nous parlions de la sorte, tousles habitants, qui étaient venus là pour assisteraux funérailles, s’informèrent de ce qui arrivait.Alors on leur expliqua, ainsi qu’au wali et àtous les marchands et à tous les amis, le men-songe qui était mon œuvre et on leur dit :« Mais tout cela n’est seulement que la moitiéd’un mensonge ! » À cette explication, tous lesassistants furent au comble de la stupéfactionet trouvèrent que cette moitié-là était déjà bienénorme. Et ils me maudirent et me lancèrenttoutes sortes d’injures plus fortes les unes queles autres. Mais moi, je restais debout à rireet à dire : « Comment peut-on me faire desreproches, puisque l’on m’a acheté avec monvice ? »

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1079/1177

Page 1079: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Nous arrivâmes bientôt dans la rue où habi-tait mon maître ; et il constata que sa maisonn’était plus qu’un monceau de ruines, et il ap-prit que c’était moi qui avais le plus contribué àla destruction et qui avait cassé les choses quivalaient beaucoup d’argent car son épouse luidit : « C’est Kâfour qui a cassé les meubles etles vases et les porcelaines, et qui a tout sac-cagé ! » Et la fureur de mon maître ne fit qu’enaugmenter ; et il dit : « De ma vie je n’ai vuun fils de putain, un adultérin comme ce misé-rable nègre ! Et il prétend que tout n’est qu’undemi-mensonge ! Que serait-ce alors si c’étaitun mensonge complet ? Dans ce cas, ce seraitla destruction, au moins, de toute une ville oude deux villes ! » Là-dessus, il m’emmena deforce chez le wali, qui me fit appliquer une bas-tonnade soignée et telle que je perdis connais-sance et tombai évanoui.

Comme j’étais dans cet état, on fit venir unbarbier avec ses instruments, qui me châtracomplètement et cautérisa ensuite ma blessure

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1080/1177

Page 1080: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

au fer chaud. Et, à mon réveil, je constataique je n’avais plus d’œuf et que j’étais devenueunuque pour le reste de ma vie. Alors monmaître me dit : « De même que tu as brûlémon cœur en essayant de lui ravir ce qu’ilavait de plus cher, de même, à mon tour, je tebrûle le cœur en te ravissant ce que tu as deplus cher ! » Puis il me prit avec lui au souk etme vendit pour un prix bien plus fort que ce-lui qu’il avait payé, vu que j’étais devenu pluscher, parce que devenu eunuque.

Depuis lors, je ne cessai de jeter la discordeet le trouble dans toutes les maisons qui meprirent comme eunuque ; et j’allai, tout letemps, d’un maître à un autre, d’un émir à unémir, d’un notable à un notable, selon la venteet l’achat, jusqu’à ce qu’un jour je fusse deve-nu la propriété du palais de l’émir des Croyantsen personne. Mais déjà j’avais beaucoup bais-sé, et mes forces avaient diminué avec la pertede mes œufs.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1081/1177

Page 1081: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Et telle est, ô frères, la cause de ma cas-tration et de mon eunuquat. J’ai fini ! Ouassa-lam ! »

Lorsque les deux nègres eurent entendu cerécit de leur compagnon Kâfour, ils se mirentà rire et à se moquer de lui et lui dirent : « Tues un malicieux coquin, fils de coquin. Et tonmensonge a été un épouvantable mensonge ! »

Puis le troisième nègre, qui s’appelait Ba-khita, prit la parole à son tour et, s’adressant àses deux compagnons, leur dit :

HISTOIRE DU NÈGRE BAKHITA, LETROISIÈME EUNUQUE SOUDANIEN

« Sachez, ô fils de mon oncle, que tout ceque nous venons d’entendre là est ridicule etvain. Moi, je vais vous raconter la cause del’enlèvement de mes œufs et le motif de mon

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1082/1177

Page 1082: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

eunuquat, et vous verrez que j’ai mérité encorebien pis ! Car, moi, j’ai baisé ma maîtresse etj’ai forniqué avec l’enfant, fils de ma maîtresse.

Mais les détails de cette fornication sonttellement extraordinaires et tellement richesen incidents qu’il serait, pour l’instant, troplong de vous les raconter. Car, ô mes cousins,voici le matin qui s’approche et la lumière vanous surprendre avant que nous ayons eu letemps de creuser la fosse et d’y enfouir cettecaisse que nous avons portée jusqu’ici ; etpeut-être alors serons-nous compromis grave-ment et risquerons-nous de perdre nos âmes.Faisons donc le travail pour lequel nous avonsété envoyés ici : après quoi, je ne manqueraipas de vous raconter les détails de ma fornica-tion et de mon eunuquat. »

Sur ces paroles, le nègre Bakhita se leva etles deux autres se levèrent, bien reposés, ettous trois à la lumière de la lanterne, commen-cèrent à creuser la terre pour faire une fosse

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1083/1177

Page 1083: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

de la largeur de la caisse ; et Kâfour et Bakhi-ta piochaient et Saouâb ramassait la terre dansles couffes et la jetait au dehors ; et ils conti-nuèrent de la sorte jusqu’à ce qu’ils eussentcreusé une fosse profonde d’une demi-lon-gueur d’homme, et ils y déposèrent la caisseet la recouvrirent de terre, et égalisèrent lesol. Après quoi, ils reprirent leurs instrumentset leur lanterne, sortirent de la turbeh, refer-mèrent la porte et s’éloignèrent rapidement.

Tout cela ! et Ghanem ben-Ayoub, toujourscaché au haut du palmier, avait entendu toutesces paroles et avait vu disparaître les eu-nuques. Lorsqu’il se fut assuré qu’il était bienseul, il commença à se préoccuper fort ducontenu de la caisse et se dit : « Qui sait cequ’il peut bien y avoir dans cette caisse-là ! »Mais il ne put encore se résoudre à descendredu palmier, par peur de la nuit, et il attenditqu’apparussent les premières lueurs de l’aubematinale. Il descendit alors du palmier, et semit à creuser la terre avec ses mains et ne ces-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1084/1177

Page 1084: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

sa que lorsqu’il eut mis la caisse à découvert etqu’il l’eut tirée de la fosse.

Ghanem prit alors un caillou et se mit àfrapper sur le cadenas qui fermait le couverclede la caisse et finit par le casser. Et il leva lecouvercle, et il trouva dans la caisse une ado-lescente, non point morte, mais endormie, carsa respiration montait et descendait d’une fa-çon douce et réglée, et elle devait être seule-ment sous l’effet du banj.

Cette adolescente était d’une beauté sanspareille et d’un teint délicat et doux et déli-cieux. Elle était couverte de bijoux, de pierre-ries et de toutes sortes de joyaux ; elle avaitau cou un collier d’or incrusté de gemmes pré-cieuses, aux oreilles des pendeloques d’uneseule pierre merveilleuse, et aux chevilles etaux poignets des bracelets d’or et de dia-mants ; et cela devait valoir un prix bien plusélevé que tout le royaume du sultan.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1085/1177

Page 1085: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Lorsque Ghanem ben-Ayoub eut bien re-gardé la belle adolescente et constaté qu’ellen’avait subi aucune violence de la part des eu-nuques lubriques qui l’avaient portée jusque-làet avaient voulu l’enterrer vivante, il se pen-cha vers elle et la prit dans ses bras et l’étenditdoucement par terre sur son derrière. Lorsquel’adolescente eut respiré l’air vif qui lui péné-trait dans les narines, son teint se revivifia etelle poussa un grand soupir et toussa et éter-nua : et, à ce mouvement, tomba de sa boucheun gros morceau de banj capable d’endormirun éléphant d’une nuit à l’autre nuit. Alors elleentr’ouvrit les yeux et quels yeux ! et, encoresous l’effet du banj, elle tourna ses regardsadorables vers Ghanem ben-Ayoub et dit d’unevoix murmurante et d’une façon de prononcergentille et savoureuse : « Où es-tu donc, mapetite Riha ? tu vois bien que j’ai soif ! Hâte-toi de me rafraîchir ! Et toi, où es-tu, Zahra ? ettoi Sabiha ? et toi, Schagarat Al-Dorr ? et toi,Nour Al-Hada ? et toi, Nagma ? et toi, Soub-hia ? et toi surtout, ma petite Nozha, ô douce, ô

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1086/1177

Page 1086: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

gentille Nozha ? Où donc êtes-vous toutes, quevous ne répondez pas(83) ? » Et, comme per-sonne ne répondait, l’adolescente finit par ou-vrir les yeux complètement et regarda tout au-tour d’elle et, épouvantée, elle s’écria : « Mal-heur à moi ! voici que je suis seule au milieudes tombeaux ! Oh ! qui a pu m’enlever, etm’arracher de mon palais et de mon intérieuraux beaux rideaux et aux belles tapisseriespour me jeter ici entre les pierres des tom-beaux ? Mais quelle créature peut jamais sa-voir ce qu’il y a de caché au fond des cœurs !Ô Toi qui connais les secrets les plus fermés,ô Rétributeur, tu sauras reconnaître les bons etles mauvais au jour de la Résurrection, au jourde ton Jugement ! »

Tout cela ! et Ghanem demeurait immobilesur ses deux pieds. Alors il s’avança et dit :« Ô souveraine de beauté, toi dont le nom doitêtre plus doux que le jus de la datte et dontla taille est plus pliante que le rameau du pal-mier, je suis Ghanem ben-Ayoub ; et ici il n’y

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1087/1177

Page 1087: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

a, en vérité, ni palais avec des rideaux ni tom-beaux avec des morts, mais il y a ton esclaveenvoyé spécialement par le Maître Omniscientet Omniprésent pour te mettre à l’abri de toutdésagrément, te garder de toute affliction ette faire parvenir à tes fins ! Et alors peut-êtrem’accorderas-tu aussi tes bonnes grâces, ô dé-sirable ! » Puis il se tut.

Lorsque l’adolescente se fut bien assurée dela réalité de ce qu’elle voyait, elle dit : « Je té-moigne qu’il n’y a d’autre Dieu qu’Allah ! Et jetémoigne que Mohammad est l’Envoyé d’Al-lah ! Puis elle se tourna vers Ghanem, le regar-da de ses yeux brillants, se posa la main surle cœur et dit de sa voix délicieuse : « Ô jeunehomme béni, voici que je me réveille dans l’in-connu ! Peux-tu me dire qui m’a portée ici ? »Il répondit : « Ô ma maîtresse, ce sont troisnègres eunuques qui t’ont portée ici dans unecaisse. » Puis Ghanem raconta à l’adolescentetoute l’histoire, et comment il avait été surprispar la nuit hors de la ville, comment il était

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1088/1177

Page 1088: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

devenu la cause de sa délivrance à elle horsde la caisse, et comment, sans lui, elle seraitmorte étouffée sous terre. Puis il la pria de luiraconter son histoire et le motif de cette aven-ture. Mais elle lui répondit : « Ô jeune homme,qu’Allah soit glorifié qui m’a jetée entre lesmains d’un homme comme toi ! Je te priedonc, pour le moment, de te lever et de me re-mettre dans la caisse ; puis tu iras chercher surla route quelque muletier ou quelque loueur debêtes de somme qui puisse se charger de cettecaisse ; puis tu me feras porter dans ta maison.Alors seulement tu verras combien cela te seraprofitable et tu éprouveras, grâce à moi, toutessortes de délices et de bonheur ! Et je pourraiensuite te raconter mon histoire et te mettre aucourant de mes aventures. »

À ces paroles, Ghanem fut fort heureux etcourut tout de suite à la recherche de quelquemuletier ; et, comme le jour s’était déjà levéet que le soleil brillait de tout son éclat, lachose ne fut pas difficile : au bout de quelques

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1089/1177

Page 1089: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

instants, Ghanem revint avec un muletier, et,comme il avait déjà pris soin de remettre l’ado-lescente dans la caisse, il l’aida à mettre lacaisse sur le dos du mulet, et l’on prit en hâtele chemin de la maison. Et, pendant la route,Ghanem sentit que l’amour de l’adolescente luiavait pénétré le cœur ; et il fut au comble dubonheur en songeant qu’elle allait lui apparte-nir bientôt, cette adolescente qui, esclave auxenchères du souk, eût bien valu dix mille di-nars d’or, qui avait sur elle, en fait de bijoux,de pierreries et d’habits en étoffes précieuses,qui sait quelles richesses ! Et, tout à ses pen-sées joyeuses, il lui tardait d’arriver enfin à samaison. Il finit, suivi du muletier, par y arriveren toute sécurité, et il aida le muletier à des-cendre la caisse et à la porter à l’intérieur de lamaison.

— Mais, à ce moment de sa narration, Schah-razade vit apparaître le matin, et, discrète, cessales paroles permises.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1090/1177

Page 1090: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Mais lorsque fut la qua-rantième nuit.

Elle dit :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que Gha-nem ben-Ayoub arriva en toute sécurité à samaison avec la caisse, qu’il ouvrit et d’où ilfit sortir l’adolescente. L’adolescente examinala maison et vit que c’était une fort belle mai-son, toute tendue de tapis aux couleurs viveset joyeuses et toute tapissée d’étoffes et detentures aux mille couleurs et reposantes à lavue ; et des meubles précieux et bien d’autreschoses ; et elle vit de grandes balles de mar-chandises et d’étoffes de prix, et des charges desoieries et de brocarts, et des vases remplis devessies de musc. Elle comprit alors que Gha-nem était un grand marchand, maître de nom-

Page 1091: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

breuses richesses. Elle enleva alors le petitvoile dont elle avait pris soin de se couvrir levisage et regarda attentivement cette fois lejeune Ghanem ; et elle vit qu’il était beau ettrès près des cœurs, et elle l’aima et lui dit :« Ô Ghanem, tu vois que devant toi je ne mecouvre point le visage ! Mais j’ai bien faim, etje te prie de m’apporter vite de quoi manger. »Et Ghanem répondit : « Sur ma tête et sur monœil ! »

Ghanem courut alors au souk et acheta unagneau cuit au four, un plateau de pâtisseriesde la meilleure qualité qu’il prit chez le mar-chand de douceurs Hadj Soleiman, le plusillustre des marchands de douceurs de Bagh-dad, un plateau de halaoua, des amandes, despistaches et des fruits de toutes sortes, descruches pleines de vin vieux, et enfin des fleursde toutes les variétés. Et il porta le tout à lamaison et rangea les fruits dans les grandescoupes de porcelaine et les fleurs dans lesvases précieux et plaça le tout devant l’adoles-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1092/1177

Page 1092: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

cente. Alors elle lui sourit, et se serra contrelui, et lui jeta les bras autour du cou, et se mità l’embrasser et à le cajoler et à lui dire millechoses pleines de délices. Et Ghanem sentitl’amour s’incruster bien plus dans sa peau etdans son cœur. Puis tous deux se mirent àmanger et à boire jusqu’à la tombée de la nuit ;et, pendant ce temps, ils eurent tout loisir pours’habituer l’un à l’autre et s’aimer, vu qu’ilsétaient tous deux du même âge et d’égalebeauté. Lorsque vint la nuit, Ghanem ben-Ayoub se leva et alluma les lustres et les flam-beaux ; et la salle fut encore bien plus illumi-née par l’éclat de leurs visages que par la lu-mière des chandelles. Puis Ghanem apporta lesinstruments de plaisir, et vint s’asseoir à côtéde l’adolescente, et continua à boire avec elle,puis à jouer avec elle mille jeux fort agréableset à rire et à chanter les chansons les plus brû-lantes et les vers les plus harmonieux. Et celane fit qu’augmenter encore en eux la passionqu’ils éprouvaient l’un pour l’autre. Aussi béni

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1093/1177

Page 1093: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

soit et glorifié Celui qui unit les cœurs et jointles amoureux !

Ghanem et l’adolescente ne cessèrent leursébats et leur festin qu’à l’apparition de l’aubematinale. Et, comme le sommeil avait fini parpeser sur leurs paupières, ils s’endormirentdans les bras l’un de l’autre, mais sans rien ac-complir, ce jour-là, de définitif.

À peine réveillé, Ghanem ne voulut pas êtreen retard de bonnes manières, et courut ausouk acheter tout ce dont on pouvait avoir be-soin pour la journée, en fait de viandes, de lé-gumes, de fruits, de fleurs et de vins ; et il ap-porta le tout à la maison, et s’assit à côté del’adolescente ; et tous deux se mirent à man-ger avec plaisir jusqu’à ce qu’ils en eussent as-sez ; après quoi, Ghanem apporta les boissons,et tous deux se mirent à boire et à s’ébattrejusqu’à ce que leur visage se fût enflammé,que leurs joues se fussent colorées et que leursyeux fussent devenus plus noirs et plusbrillants. Alors l’âme de Ghanem ben-Ayoub

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1094/1177

Page 1094: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

désira avec ardeur baiser l’adolescente et cou-cher avec elle. Et Ghanem dit : « Ô ma sou-veraine, permets-moi de t’embrasser sur labouche, afin que ce baiser rafraîchisse le feude mes entrailles ! » Elle répondit : « Ghanem,attends encore un peu que je devienne ivre etque je perde toute retenue et toute notion ; etalors je te permettrai, en secret, de prendre cebaiser sur ma bouche, puisque alors je ne pour-rai plus sentir tes lèvres me sucer ! » Elle ditet, comme elle commençait à devenir un peuivre, elle se leva debout sur ses deux pieds, etse débarrassa de toutes ses robes et ne laissasur son corps que la chemise fine et sur sescheveux que le léger voile de soie blanche auxpaillettes d’or.

À cette vue, le désir se mouvementa chezGhanem, qui dit : « Ô ma maîtresse, me per-mets-tu maintenant de goûter ta bouche ? »L’adolescente répondit : « Par Allah ! c’est làune chose que je ne puis vraiment te per-mettre, ô Ghanem que j’aime, car il y a une

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1095/1177

Page 1095: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

chose fort contrariante qui est écrite là sur lecordon de mon caleçon ! Et je ne puis main-tenant te la montrer. » Alors Ghanem, à causede cette difficulté même à réaliser ce qu’il ar-dait si fort de faire, sentit son cœur déborderde passion, et il chanta, en s’accompagnant surle luth, ces strophes improvisées :

« J’implorai un baiser de sa bouche, sa bouchetourment de mon cœur, un baiser qui me guérît dela maladie !

Elle me dit : « Oh, non ! oh, non ! pas ça ! ja-mais ! » Je lui dis : « Que si ! que si ! »

Elle me dit : « Un baiser ! mais cela, doit sedonner de bon cœur ! Et toi, prendrais-tu, contremon désir, un baiser sur mes lèvres souriantes ? »

Je lui dis : « Mais un baiser pris par force, ônaïve, ne manque point de volupté ! » Elle me dit :« Que non ! que non ! pas moi ! pas moi ! Un bai-ser par force n’est bon, ô ravisseur, que sur labouche des bergères dans les montagnes ! »

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1096/1177

Page 1096: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Ghanem, après ce chant, sentit encore aug-menter l’intensité de sa folie et de ses élans, etles feux étinceler dans ses entrailles. Tout ce-la ! et l’adolescente ne lui accordait rien, quoi-qu’elle continuât à lui montrer toutes lesmarques d’une passion partagée. Et ils conti-nuèrent de la sorte, lui allumé considérable-ment et elle ne donnant rien, jusqu’à la tombéede la nuit. Alors Ghanem se leva et alluma lesflambeaux et éclaira les lustres et fit flamboyertoute la salle. Puis il alla se jeter aux piedsde l’adolescente et colla sa bouche contre cespieds merveilleux ; et il trouva qu’ils étaientcomme du lait et tendres et fondants commedu beurre frais ; et il enfouit sa tête entre cespieds et l’enfonça encore jusqu’aux jambes etplus haut, rapidement, entre les cuisses et semit à manger toute cette chair savoureuse ettiède et parfumée au musc, à la rose et aujasmin. Et elle frémissait de toutes ses ailes,comme frémit la poule docile. Et Ghanem, af-folé, s’écria : « Ô ma maîtresse, prends en pitiél’esclave de ton amour et le vaincu de tes yeux

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1097/1177

Page 1097: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

et le tué de la chair ! Sans toi et ta venue, jeserais dans le calme et le repos ! » Puis Gha-nem sentit les larmes lui mouiller de passionles coins des paupières. Alors l’adolescente luidit : « Par Allah ! ô mon maître, ô lumière demes yeux, moi, je te le jure, je suis éprise deton amour et te suis attachée de toute la pulpede ma chair ! Mais, sache-le bien, jamais jene me donnerai à toi ! et je ne te laisserai ja-mais m’approcher profondément ! » Ghanems’écria : « Mais quel en est donc l’empêche-ment ? » Elle lui dit : « Cette nuit même, jel’en dirai le motif, et peut-être m’excuseras-tualors ! » À ces mots, elle se laissa aller contrelui, et lui fit un collier de ses bras, et se mità l’embrasser et à le cajoler et à lui promettremille folies ! Et ils ne mirent fin à leurs jeux età leurs ébats qu’à l’approche du matin, et sansque l’adolescente eût dit à Ghanem le motif quil’empêchait de se donner à lui.

Et ils ne cessèrent de faire la même choseincomplète chaque jour et chaque nuit, et cela

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1098/1177

Page 1098: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

durant un mois entier. Et leur amour l’un pourl’autre n’avait fait que s’aiguiser et se nourrir.Mais une nuit d’entre les nuits, comme Gha-nem était étendu tout de son long contre l’ado-lescente, et que tous deux étaient ivres de vinet d’excitation insatisfaite, Ghanem allongea lamain sous la chemise fine, et tout doucementla glissa sur le ventre de l’adolescente et se mità caresser la peau lisse qui frémissait ; et len-tement il fit descendre sa main jusqu’au nom-bril qui s’ouvrait comme une coupe de cris-tal, et du doigt il en chatouilla les plis harmo-nieux. À cet attouchement, l’adolescente fris-sonna et se redressa dégrisée et porta vive-ment la main à son caleçon et vit qu’il étaittoujours bien attaché avec le cordon à glandsd’or. Cela la tranquillisa, et elle se laissa retom-ber dans son demi-sommeil. Alors Ghanem denouveau glissa sa main le long du ventre ado-lescent de cette merveille de chair, et arriva aucordon du caleçon et le tira soudain pour le dé-lier et faire tomber le caleçon qui emprisonnaitce jardin de délices. Alors l’adolescente se ré-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1099/1177

Page 1099: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

veilla tout à fait et s’assit sur son séant et dit àGhanem : « Que veux-tu donc faire, ô Ghanemde mes entrailles ? » Il répondit : « Te posséderenfin et t’aimer complètement et te voir parta-ger mes délices ! » Alors l’adolescente dit : « ÔGhanem, écoute-moi ! Je vais enfin t’expliquerma situation et te faire connaître mon secret.Et peut-être qu’alors tu admettras mes excuseset le motif qui m’a toujours empêchée de melaisser délicieusement pénétrer de ta virilité ! »Ghanem dit : « Certes, j’écoute ! » Alors l’ado-lescente souleva le coin de sa chemise et priten main le cordon de son caleçon et dit : « Ômon maître Ghanem, lis ce qu’il y a d’écrit surle bout de ce cordon ! » Et Ghanem prit le boutdu cordon et vit qu’il y avait, brodés dans latrame même en lettres d’or, ces mots d’écri-ture : Je suis à toi et tu es à moi, ô descendant del’oncle du Prophète !

Lorsque Ghanem eut lu ces mots d’écritured’or sur le bout du cordon, il retira vivementla main et, point rassuré, dit à l’adolescente :

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1100/1177

Page 1100: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

« Hâte-toi de me révéler le sens de tout cela ! »Et l’adolescente dit :

« Sache, ô Ghanem, que je suis la favoritedu khalifat Haroun Al-Rachid ; et ces motsécrits sur le cordon de mon caleçon teprouvent que je suis la propriété de l’émir desCroyants, et que je dois lui réserver le goûtde mes lèvres et le mystère de ma chair. Monnom, ô Ghanem, est Kouat Al-Kouloub(84). Et,dès mon enfance, je fus élevée dans le palaisdu khalifat, et je grandis, et je devins si belleque le khalifat me remarqua et vit ce qu’il yavait en moi de qualités, de perfections et dedons dus à la générosité de mon Seigneur. Etma beauté l’impressionna si vivement qu’il res-sentit pour moi un très grand amour, et il meprit, et me donna, dans le palais, à moi seule,un appartement réservé et mit à mes ordresdix jeunes esclaves agréables et gentilles et auvisage de bon augure. Puis il me fit présentde tous ces bijoux, de tous ces joyaux et detoutes ces belles choses dont tu m’as vue cou-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1101/1177

Page 1101: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

verte dans la caisse. Et il me préféra à toutesles femmes du palais et négligea même pourmoi son épouse favorite El Sett-Zobéida, sa pa-rente. Aussi Sett-Zobéida conçut pour moi unehaine qui ne tarda pas à montrer ses effets.

» Comme le khalifat s’était un jour absentépour aller faire la guerre à l’un de ses lieute-nants qui s’était révolté, Sett-Zobéida en pro-fita pour combiner son plan contre moi. Elleréussit à corrompre l’une de mes servantes etla fit appeler un jour chez elle et lui dit :« Lorsque dormira ta maîtresse Kouat Al-Kou-loub, tu lui mettras dans la bouche ce morceaude banj, après lui en avoir d’abord mis danssa boisson. Et moi je t’en récompenserai etje le donnerai la richesse et la liberté ! » Etla jeune esclave, qui avait été primitivementl’esclave de Zobéida, répondit : « Je le ferai,certes, parce que je te suis dévouée et ai-mante ! » Et, toute joyeuse à l’idée des récom-penses qui l’attendaient, elle vint chez moi etme donna à boire une boisson mélangée de

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1102/1177

Page 1102: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

banj. Et à peine cette boisson était-elle des-cendue dans mon intérieur que je tombai àterre comme une masse et mon corps entraen convulsion et mes talons arrivèrent à monfront, et je me sentis aller dans un autremonde. Lorsqu’elle me vit endormie, l’esclavealla chercher Sett-Zobéida qui vint et me mitdans cette caisse-là. Puis secrètement elle fitvenir les trois eunuques en question et les gra-tifia avec beaucoup de générosité, eux et lesportiers du palais, et me fit enlever de nuit,chargée sur les épaules des eunuques, et porterdans la turbeh où, pour ma délivrance, ô Gha-nem, Allah t’avait conduit et t’avait placé auhaut du palmier ! Car c’est bien à toi, ô Gha-nem de mes yeux, que je dois d’avoir échappéà la mort par étouffement dans la fosse de laturbeh. Et c’est grâce à toi également que jesuis maintenant en toute sécurité dans ta mai-son généreuse !

» Mais ce qui me préoccupe et jette letrouble dans mes esprits, c’est de ne point sa-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1103/1177

Page 1103: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

voir ce que le khalifat a dû penser et faire, àson retour au palais, en ne me voyant plus.C’est également, ô Ghanem, de ne pouvoir, liéeque je suis par le cordon de mon caleçon, medonner entièrement et te sentir palpiter dansmes entrailles !

» Et telle est mon histoire. Et je ne te de-mande que la discrétion et le secret. »

Lorsque Ghanem ben-Ayoub eut écoutécette histoire de Kouat Al-Kouloub et apprisquels liens l’unissaient à l’émir des Croyants etsu qu’elle était sa favorite et sa propriété, il serecula au fond de la salle par respect pour lenom du khalifat, et n’osa plus lever ses regardsvers l’adolescente, tant elle lui était devenuechose sacrée, et il alla s’asseoir seul dans uncoin et se mit à se faire mille reproches et àpenser combien il avait failli être criminel etcombien déjà il avait été audacieux en tou-chant seulement la peau royale de l’adoles-cente. Et il vit combien sa passion était mal-heureuse et son sort affligeant. Et il reprocha à

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1104/1177

Page 1104: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

la destinée ses coups injustes et ses calamitésimméritées. Pourtant il ne manqua pas de toutrapporter à Allah et de dire : « Glorifié soit Ce-lui qui a ses raisons pour faire travailler dansla douleur les cœurs nobles et pour éloignertoute affliction du cœur des méchants et deshommes vils ! » Puis il récita ces vers dupoète :

« Jamais le cœur de l’amoureux ne peut goûterla joie du repos, tant que l’amour le tient dans samain.

Jamais la raison de l’amoureux ne se peut gar-der intacte, tant que la beauté reste cachée sous unaspect de femme.

Un ami m’a demandé : « Qu’est-ce quel’amour ? » Je lui dis : « L’amour est une douceurdont le jus est savoureux et la pâte amère. »

Alors l’adolescente s’approcha de Ghanemet le pressa contre son sein et l’embrassa etlui fit un collier de ses bras ; et elle essaya de

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1105/1177

Page 1105: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

tous les moyens excepté un, pour le conso-ler ; mais Ghanem n’osait plus répondre auxcaresses de la favorite de l’émir des Croyants,et se laissait faire, sans protester, mais sansrendre baiser pour baiser et accolade pour ac-colade. Et la favorite, qui ne s’attendait pas àce changement si rapide de la part de Ghanem,tout à l’heure si allumé et maintenant si res-pectueux, redoubla de caresses et de cajole-ries, et de la main voulut l’inciter à répondreplus vivement à la chaleur de la passion qui ve-nait de s’attiser chez elle par le refus de Gha-nem. Mais Ghanem, une heure durant, ne vou-lut rien entendre de pareil et, comme le matinles avait déjà surpris dans cet état de passionallumée et contenue, Ghanem se hâta de sortirun moment pour aller au souk acheter les pro-visions de la journée, et resta dehors une heurede temps pour faire toutes sortes d’emplettesencore plus abondantes que les autres jours,maintenant qu’il savait le rang de son invitée.Il acheta toutes les fleurs des marchands defleurs, les plus beaux moutons rôtis des rô-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1106/1177

Page 1106: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

tisseurs, les pâtisseries les plus fraîches et lesdouceurs les plus juteuses, les plus soufflés etdorés des pains de froment pur, des crèmes dé-licieuses et des fruits en quantité, et porta letout et le mit entre les mains de l’adolescente.Mais à peine était-il entré que l’adolescentes’approcha de lui et se frotta contre lui langou-reusement et avec des yeux noirs de passion ethumides de désir, et lui sourit avec un sourirede ses lèvres et lui dit : « Par Allah ! comme tuas tardé loin de moi, ô mon chéri, ô le désiréde mon cœur ! Par Allah ! ce n’est point pen-dant une heure, mais une année que tu vienste t’absenter ! je sens bien maintenant que jene saurais plus me retenir ! ma passion se faitextrême et intolérable, et j’en suis toute consu-mée ! Ô Ghanem ! tiens ! prends-moi ! prends-moi ! Ô Ghanem ! je meurs ! » Mais Ghanemla repoussa doucement et dit : « Ô ma maî-tresse Kouat Al-Kouloub ! qu’Allah m’en pré-serve ! Cela, jamais ! Comment le chien pour-rait-il usurper la place du lion ? Car ce qui estau maître ne saurait appartenir à l’esclave ! »

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1107/1177

Page 1107: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Puis il s’échappa de ses mains et alla s’accrou-pir dans un coin, tout triste et tout soucieux.Mais elle alla le prendre par la main et leconduisit sur le tapis et l’obligea à s’asseoir àcôté d’elle et à boire avec elle et manger. Etelle se mit à lui donner à boire tellement qu’ils’enivra ; et elle se jeta sur lui et se colla contrelui, et qui sait ce qu’elle fit de lui à son insu !Puis elle prit son luth et chanta ces strophes :

« Il est broyé mon cœur d’amoureuse et émiet-té ! Insatisfaite et repoussée, pourrais-je ainsilongtemps demeurer ?

Ô toi, mon ami, ô gazelle qui m’évites sans dé-lit de ma part et sans motif, ignores-tu que la ga-zelle se retourne quelquefois pour regarder.

Absence ! éloignement ! amour extrême ! touts’est uni contre moi ! Mon cœur saura-t-il porterlongtemps encore le poids de tant d’infortunes ? »

À ces vers, Ghanem ben-Ayoub revint à luiet pleura d’émotion ; et elle, le voyant pleurer,

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1108/1177

Page 1108: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

se prit également à pleurer. Mais ils ne tar-dèrent pas à se remettre à boire et à réciter despoèmes jusqu’à la tombée de la nuit.

Alors Ghanem se leva et, comme il faisaittous les soirs, tira les matelas des grandes éta-gères du mur et s’apprêta à les étendre parterre pour le lit. Mais au lieu de faire un lit,comme tous les soirs, il prit soin d’en fairedeux, à distance l’un de l’autre. Et Kouat Al-Kouloub, fort contrariée, lui dit : « Pour qui cesecond lit ? » Il répondit : « Un lit est pour moiet un autre pour toi. Et dès cette nuit nous de-vons dormir de cette façon ; car ce qui est aumaître ne peut appartenir à l’esclave, ô KouatAl-Kouloub ! » Mais elle reprit : « Ô monmaître chéri, loin de nous cette morale suran-née ! Jouissons de la volupté qui passe, car de-main elle sera déjà loin ! Et, d’ailleurs, tout cequi doit arriver arrivera, et ce qui est écrit parle destin ne peut que s’accomplir ! » Mais Gha-nem ne voulut point. Et elle n’en fut que pluspassionnée et plus ardente et s’écria : « Par Al-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1109/1177

Page 1109: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

lah ! cette nuit ne se passera point que nousn’ayons couché ensemble ! » Mais il dit :« Qu’Allah nous en préserve ! » Elle reprit :« Viens, ô Ghanem, voici que je m’ouvre à toide toute ma chair ; et mon désir t’appelle etcrie vers toi ! Ô Ghanem de mes entrailles,prends cette bouche fleurie et ce corps mûripar ton désir ! » Ghanem dit : « Qu’Allah m’enpréserve ! » Elle s’écria : « Ô Ghanem, voicique toute ma peau se fait moite de ton désir,et ma nudité s’offre à tes baisers ! Ô Ghanem,l’odeur de ma peau est plus odorante que lejasmin ! Touche et sens, et tu t’enivreras ! »Mais Ghanem dit : « Ô Kouat Al-Kouloub, cequi est au maître ne peut appartenir à l’es-clave ! » Alors l’adolescente pleura de ses yeuxet prit son luth et chanta :

« Je suis belle et élancée. Pourquoi me fuis-tu ?Je suis belle en tous sens, vois ! et pleine de mer-veilles ! Pourquoi me délaisser ? »

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1110/1177

Page 1110: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

J’ai brûlé tous les cœurs de ma passion, et j’airavi le sommeil de toutes les paupières ! Et, fleurde feu, nul ne m’a cueillie !

Je suis un rameau, et les rameaux sont faitspour être cueillis, les rameaux pliants et doux etfleuris ! Je suis la branche douce et pliante et fleu-rie ! Ne veux-tu pas me cueillir !

Je suis la gazelle, et les gazelles sont faitespour la chasse, les gazelles fines et amoureuses. Jesuis la gazelle fine et amoureuse, ô chasseur ! faitepour tes filets ! Pourquoi ne me prends-tu pas danstes filets !

Je suis la fleur, et les fleurs aromatiques sontfaites pour être senties, les fleurs délicates et aro-matiques. Et je suis la fleur aromatique et déli-cate ! Ah ! pourquoi ne veux-tu point me sentir ? »

Mais Ghanem, quoique plus amoureux quejamais, ne voulut point manquer au respect dûau khalifat et, malgré tous les désirs de l’ado-lescente, continua de la sorte pendant encore

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1111/1177

Page 1111: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

un mois entier. Voilà pour Ghanem et KouatAl-Kouloub, la favorite de l’émir des Croyants !

Mais, pour ce qui est de Zobéida, voici !Lorsque le khalifat se fut absenté à la guerre,et qu’elle eut fait de sa rivale ce qui fut fait,elle ne manqua pas de tomber bientôt dansune grande perplexité et se dit en elle-même :« Que dirai-je au khalifat, à son retour, lorsqu’ilme demandera des nouvelles de Kouat Al-Kou-loub, et de quel visage le recevrai-je » Elle sedécida alors à faire venir une vieille femmequ’elle connaissait depuis son enfance et dontles bons conseils lui inspiraient une grandeconfiance ; et elle lui révéla son secret et luidit : « Que vais-je faire, maintenant qu’il est ar-rivé à Kouat Al-Kouloub ce qui est arrivé ? » Lavieille répondit : « J’ai tout compris, ô ma maî-tresse. Mais le temps presse, car le khalifat estsur le point de revenir. Aussi il y a beaucoupde moyens que je pourrais t’indiquer pour luitout cacher, mais je vais te donner le plus fa-cile, le plus rapide et le plus sûr. Fais vite ve-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1112/1177

Page 1112: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

nir un menuisier et donne-lui l’ordre de taillerdans une grande pièce de bois un mannequinde la forme d’un mort. On mettra ce manne-quin au tombeau en grande cérémonie ; on al-lumera les flambeaux et les cierges tout au-tour ; tu donneras l’ordre à tout le palais, àtoutes tes esclaves et aux esclaves de KouatAl-Kouloub de revêtir les habits de deuil et dese mettre tout en noir ; et tu leur ordonneras,ainsi qu’à tous les eunuques, dès avant l’arri-vée du khalifat, de tendre de noir tout le pa-lais et tous les corridors. Et lorsque le khali-fat, étonné, en demandera le motif, on lui di-ra : « Ô notre seigneur, votre maîtresse KouatAl-Kouloub est morte en la miséricorde d’Al-lah ! Puisses-tu vivre les longs jours qu’elle n’apas vécus ! D’ailleurs notre maîtresse Zobéidalui a rendu tous les honneurs de funéraillesdignes d’elle et de notre maître, et l’a fait en-terrer dans le palais même, sous une coupoleconstruite spécialement ! » Alors le khalifat se-ra très touché de tes bontés et pleurera et t’ensaura beaucoup de gré. Puis il ne manquera

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1113/1177

Page 1113: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

pas de faire venir les lecteurs du Koran et deles faire veiller sur le tombeau en récitant lesversets des funérailles. Mais si, au contraire, lekhalifat, qui sait que tu n’aimais pas Kouat Al-Kouloub, venait à te soupçonner et à se dire enlui-même : « Qui sait si la fille de mon oncle,Zobéida, n’a pas œuvré pour perdre Kouat Al-Kouloub ! », et si le soupçon augmentait en luiet le poussait à faire ouvrir le tombeau pourconstater de quelle mort était morte la favorite,toi, ô ma maîtresse, tu ne devrais pas avoir decrainte à ce sujet. Car, lorsqu’ils auront creu-sé la fosse et fait sortir le mannequin enterréet qui a été fait à l’image d’un fils d’Adam,et qu’ils auront vu ce mannequin habillé desétoffes les plus précieuses et recouvert du lin-ceul somptueux, alors, si le khalifat voulaitsoulever le linceul et les étoffes pour voir la fa-vorite une dernière fois, toi, ô ma maîtresse,tu ne manqueras pas de l’en empêcher et toutle monde aussi l’en empêchera en lui disant :« Ô émir des Croyants, il n’est point licite devoir une femme morte dont tout le bassin est à

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1114/1177

Page 1114: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

nu ! » Et le khalifat finira alors par être persua-dé de la mort réelle de sa favorite, et il la feraenterrer de nouveau, et il te saura gré de tonaction ! Et toi, de cette façon, tu seras délivréede ce souci, si Allah veut ! »

À ces paroles de la vieille, Sett-Zobéida vitqu’elle venait d’entendre là un excellent avis,et tout de suite elle fit de riches présents à lavieille et lui donna une très belle robe d’hon-neur et beaucoup d’argent et lui dit de se char-ger elle-même de l’exécution du projet. Et lavieille mit une grande diligence à faire exécu-ter le mannequin par le menuisier, et elle por-ta le mannequin à Sett-Zobéida et toutes deuxhabillèrent le mannequin avec les habits somp-tueux de Kouat Al-Kouloub et le mirent dansun linceul fort riche, et lui firent de très bellesfunérailles, et le mirent dans un tombeau encoupole construit à grands frais, et allumèrentles flambeaux et les lustres et les cierges, etétendirent les tapis tout autour du tombeaupour les prières et les cérémonies d’usage. Puis

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1115/1177

Page 1115: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Zobéida tendit tout le palais de noir et ordonnaà toutes les esclaves de mettre les habits noirsdu deuil. Et la nouvelle de la mort de Kouat Al-Kouloub se répandit dans tout le palais, et toutle monde, y compris Massrour et tous les eu-nuques, crut réellement à la chose.

Sur ces entrefaites, le khalifat revint de sonvoyage lointain et entra dans son palais et sedirigea en toute hâte vers l’appartement deKouat Al-Kouloub, qui seule occupait sa pen-sée. Et il vit les serviteurs et les esclaves etles suivantes de la favorite vêtus du noir desdeuils, et il commença à trembler d’appréhen-sion ; et bientôt il vit arriver au-devant de luiSett-Zobéida également vêtue des habits dedeuil. Et, comme il demandait la raison de toutcela, on lui répondit que Kouat Al-Kouloubétait morte. À cette nouvelle le khalifat tombaévanoui. Et lorsqu’il revint à lui, il demanda oùétait le tombeau pour aller le visiter. Alors Sett-Zobéida lui dit : « Sache, ô émir des Croyants,qu’à cause de mon affection pour Kouat Al-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1116/1177

Page 1116: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Kouloub je voulus l’enterrer dans mon proprepalais ! » Alors le khalifat, encore en habits devoyage, se dirigea vers l’endroit du palais oùétait situé le tombeau de Kouat Al-Kouloub. Etil vit les flambeaux et les Cierges allumés, etles tapis étendus tout autour. À cette vue, lekhalifat remercia et loua Zobéida pour son ac-tion méritoire et revint au palais.

Mais le khalifat, qui de sa nature était enclinau soupçon, ne tarda pas à avoir des doutes età s’inquiéter ; et, pour couper court à ces soup-çons qui le tourmentaient, il donna l’ordre defaire creuser la fosse du tombeau et d’en ex-humer le corps de sa favorite. Ce qui fut faitaussitôt. Et le khalifat, grâce au stratagème deZobéida, vit la forme en bois couverte du lin-ceul et crut que c’était sa favorite. Et il la fitinhumer de nouveau et fit tout de suite venirles ministres de la religion et les lecteurs duKoran, qui se mirent à réciter sur le tombeaules versets des funérailles, tandis que lui-mêmese tenait assis sur le tapis à pleurer toutes ses

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1117/1177

Page 1117: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

larmes, et tellement qu’il finit par tomber éva-noui de faiblesse et de douleur.

Et le khalifat ne cessa pendant un mois en-tier de faire venir les ministres de la religion etles lecteurs du Koran et de se rendre auprès dutombeau de sa favorite, où il se mettait à pleu-rer amèrement.

— Mais, à ce moment de sa narration, Schah-razade vit apparaître le matin et, discrète, cessales paroles permises.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1118/1177

Page 1118: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Mais lorsque fut la qua-rante-unième nuit.

Elle dit :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que le kha-lifat ne cessa, pendant un mois entier, de serendre au tombeau de sa favorite. Et le dernierjour du mois, les prières et la lecture du Korandurèrent depuis l’aube jusqu’à l’aube suivante ;et alors seulement chacun put rentrer chez soi.Et le khalifat, épuisé de larmes et de fatigue,rentra dans le palais et ne voulut voir per-sonne, pas même son vizir Giafar ni sonépouse et parente Zobéida, et tomba bientôtdans un lourd sommeil entre deux des esclavesfemmes du palais qui veillaient à tour de rôlesur le sommeil du khalifat. L’une des femmesétait assise près de la tête du khalifat et l’autre

Page 1119: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

à ses pieds. Au bout d’une heure, comme lekhalifat ne dormait plus profondément, il en-tendit la femme qui était assise près de sa têtedire à la femme qui était à ses pieds : « Quelmalheur, ô mon amie Soubhia ! » Soubhia ré-pondit : « Qu’y a-t-il donc, ô mon amie Noz-ha ? » Nozha dit : « Notre maître doit tout igno-rer de l’affaire, lui qui passe ses nuits à veillersur un tombeau où il n’y a qu’un morceau debois charpenté, un mannequin travaillé par lemenuisier. » Soubhia dit : « Comment, ô masœur Nozha ! Mais alors qu’est devenue KouatAl-Kouloub ? et quel malheur l’a donc at-teinte ? » Nozha dit : « Sache, ô Soubhia, quej’ai tout appris de notre sœur l’esclave aiméede Zobéida, notre maîtresse. Et Sett-Zobéidaa fait venir l’esclave et lui a remis du banjpour endormir Kouat Al-Kouloub ; et l’esclavea donné le banj à Kouat Al-Kouloub, qui s’en-dormit aussitôt. Alors notre maîtresse l’a faitmettre dans une caisse qu’elle a remise auxeunuques Saouâb, Kâfour et Bakhita en leurdonnant l’ordre de l’enterrer au loin dans une

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1120/1177

Page 1120: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

fosse. » Alors Soubhia, les larmes aux yeux,dit : « Ô Nozha, de grâce ! dis-moi vite si notredouce maîtresse Kouat Al-Kouloub est mortede cette horrible mort ! » Nozha répondit :« Qu’Allah préserve sa jeunesse de la mort !Mais non, ô Soubhia ! Car j’ai entendu Sett-Zo-béida dire à son esclave préférée : « J’ai appris,ô Zhara, que Kouat Al-Kouloub a pu s’échap-per de la fosse et qu’elle est maintenant dans lamaison d’un jeune marchand de Damas, nom-mé Ghanem ben-Ayoub El-Motim El-Mass-loub ; et cela depuis déjà quatre mois ! » Tuvois donc, ô Soubhia, combien notre maîtrele khalifat est malheureux d’ignorer l’existencede sa favorite, lui qui continue à veiller lesnuits sur un tombeau où il n’y a point demort ! » Et les deux esclaves continuèrent às’entretenir de cette façon pendant encorequelque temps, et le khalifat entendait leursparoles.

Lorsqu’elles eurent fini de parler et que lekhalifat n’eut plus rien à apprendre, soudain il

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1121/1177

Page 1121: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

se leva sur son séant, et cria d’une voix terriblequi fit s’enfuir les petites esclaves terrifiées,et entra dans une colère effroyable en pen-sant que sa favorite se trouvait chez un jeunehomme nommé Ghanem ben-Ayoub et cela de-puis déjà quatre mois. Et il se leva et fit man-der en sa présence les émirs et les notables, etaussi son vizir Giafar Al-Barmaki, qui arriva entoute hâte et baisa la terre entre ses mains. Etle khalifat lui dit avec une grande colère : « ÔGiafar, prends avec toi des gardes et informe-toi de la maison d’un jeune marchand de Da-mas, nommé Ghanem ben-Ayoub El-Motim El-Massloub. Et alors, toi et ta troupe, vous as-saillerez sa maison, vous en arracherez ma fa-vorite Kouat Al-Kouloub, et vous m’amènerezce jeune insolent que je me réserve de mettreà la torture ! » Et Giafar répondit par l’ouïe etl’obéissance. Et il descendit avec une troupe degardes et prit soin d’emmener le wali de la villeavec ses gens, et tous ensemble ne cessèrentde marcher et de faire des perquisitions qu’entrouvant la maison de Ghanem ben-Ayoub.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1122/1177

Page 1122: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

À ce moment, Ghanem venait de rentrer dusouk après avoir acheté les provisions de lajournée, et il était assis à côté de Kouat Al-Kouloub, et devant eux était un très beau mou-ton rôti et farci et bien d’autres mets, et ilsen mangeaient avec leurs doigts de toute leurâme. Au bruit qui se faisait au dehors, KouatAl-Kouloub regarda par la fenêtre et d’un seulcoup d’œil se rendit compte du malheur quis’abattait sur la maison ; elle vit toute la mai-son cernée par les gardes, les porte-glaives,les mamalik, et les chefs de la troupe, et ellevit à leur tête le wali de la ville et le vizirGiafar. Et tous tournaient autour de la maisoncomme le noir de l’œil tourne autour des pau-pières. Et elle ne douta plus que le khalifatn’eût appris toute l’histoire ; mais elle devinaégalement qu’il devait être fort jaloux de Gha-nem qui la tenait depuis quatre mois dans samaison. À cette pensée, son teint jaunit et sesbeaux traits changèrent et, toute épouvantée,elle se tourna vers Ghanem et lui dit : « Ô monchéri, avant tout, songe à te sauver ! Lève-toi

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1123/1177

Page 1123: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

donc et échappe-toi ! » Il répondit : « Ô monamie, ô lumière de mes yeux, comment pour-rai-je sortir et comment m’échapper d’une mai-son toute cernée par les ennemis ? » Elle luidit : « Sois sans crainte ! » Et aussitôt elle ledéshabilla complètement et le vêtit d’unevieille robe usée et râpée qui lui descendait jus-qu’aux genoux, et prit une grande marmite àviande et la lui mit sur la tête et mit sur lamarmite un plateau avec du pain et des porce-laines remplies des restes du repas, et lui dit :« Sors maintenant en cet état, et on te prendrapour le serviteur du traiteur et nul ne te fera demal. Et sois sans crainte pour tout le reste, carje saurai bien arranger la-chose et je connaisle pouvoir que j’ai en mains sur le khalifat ! »À ces paroles de Kouat Al-Kouloub, Ghanem,sans avoir le temps de faire ses adieux, se hâtade sortir et traversa les rangs des gardes et desmamalik en portant la charge de la cuisine surla tête, et il ne lui arriva aucun mal, car il étaitsous la protection du Protecteur qui seul sait

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1124/1177

Page 1124: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

délivrer les hommes bien intentionnés des dan-gers et de toute malchance !

Mais bientôt le vizir Giafar descendit decheval, et entra dans la maison, et arriva dansl’appartement réservé, et vit aussitôt au milieude la salle toute remplie de balles de marchan-dises et de soieries, la belle Kouat Al-Kouloub,qui avait eu le temps de se faire encore plusbelle et de mettre ses habits les plus richeset de s’orner de tous ses bijoux et de devenirbrillante comme les plus brillantes, et qui avaiteu le temps de rassembler dans une grandecaisse ses effets les plus précieux, ses joyaux,ses pierreries et toutes les choses de valeur.Aussi à peine Giafar avait-il pénétré dans l’ap-partement, qu’elle se leva debout sur ses deuxpieds et s’inclina et baisa la terre entre sesmains et lui dit : « Ô mon maître Giafar, voicique le calam a écrit ce qui devait être écritpar l’ordre d’Allah. Je me remets donc entre tesmains ! » Mais Giafar répondit : « Par Allah ! ôma maîtresse, le khalifat m’a donné l’ordre de

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1125/1177

Page 1125: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

me saisir seulement de Ghanem ben-Ayoub !Dis-nous donc où il est ! » Elle lui dit : « Ô Gia-far, Ghanem ben-Ayoub, après avoir emballéla plus grande partie de ses marchandises, estparti, il y a quelques jours, pour sa ville, Da-mas, revoir sa mère et sa sœur Fetnah. Et je nesais rien de plus et ne puis t’en dire davantage.Mais pour ce qui est de ma caisse à moi, quetu vois ici et où j’ai mis mes effets les plus pré-cieux, je veux que tu me la gardes bien et quetu me la fasses transporter au palais de l’émirdes Croyants ! » Et Giafar répondit : « J’écouteet j’obéis ! » Puis il prit la caisse et ordonna àses hommes de la porter, et, après avoir com-blé Kouat Al-Kouloub de prévenances, de soinset d’honneurs, il la pria de l’accompagner chezl’émir des Croyants ; et tous sortirent, toutefoisaprès avoir, selon l’ordre du khalifat, complè-tement pillé et mis à sac la maison de Ghanemben-Ayoub El-Motim El-Massloub.

Lorsque Giafar se fut présenté entre lesmains du khalifat, il lui raconta ce qu’il avait

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1126/1177

Page 1126: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

fait et le départ de Ghanem pour Damas et l’ar-rivée au palais de sa favorite Kouat Al-Kou-loub. Et le khalifat, qui était persuadé que Gha-nem avait fait à Kouat Al-Kouloub tout ce qu’ilétait possible de faire à une jeune femme belleet appartenant à autrui, entra dans une terriblecolère et ne voulut même pas voir Kouat Al-Kouloub et ordonna à Massrour de la faire en-fermer dans une chambre obscure et de lamettre sous la garde d’une vieille femme char-gée ordinairement de ces fonctions.

Mais pour ce qui est de Ghanem, le khalifatle fit rechercher partout par les cavaliers ; etde plus il voulut écrire de sa propre main unelettre au sultan de Damas, son vicaire, Moham-mad ben-Soleiman El-Zeini ; et il prit le calam,l’écritoire et une feuille et écrivit la lettre sui-vante :

» À sa seigneurie le sultan Mohammad ben-Soleiman El-Zeini, vicaire de Damas, de la partde l’émir des Croyants Haroun Al-Rachid, le cin-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1127/1177

Page 1127: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

quième khalifat de la descendance glorieuse desBani-Abbas.

» Au nom d’Allah le Clément-sans-bornes leMiséricordieux.

» Après la demande des nouvelles de tasanté qui nous est chère, et après notre prièreà Allah de te conserver de longs jours dans ladilatation et l’épanouissement !…

» Et ensuite !

» Ô notre vicaire, tu sauras qu’un jeunemarchand de ta ville, nommé Ghanem ben-Ayoub, est venu à Baghdad et a séduit et vio-lenté une esclave de mes esclaves, et a faitd’elle ce qu’il a fait. Et il a fui ma vengeance etma colère et s’est réfugié dans ta ville où il doitêtre en ce moment avec sa mère et sa sœur.

» Tu te saisiras de lui et tu le lieras et tu luidonneras cinq cents coups de lanières. Ensuitetu le traîneras par toutes les rues de ta ville, etun crieur marchera devant le chameau qui le

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1128/1177

Page 1128: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

portera, et criera : « Voilà le châtiment de l’es-clave qui ravit le bien de son maître ! » Et puistu me l’enverras pour que je le fasse mettre à latorture et lui fasse ce qui est à faire.

» Ensuite ! Tu pilleras sa maison et tu la rui-neras du faîte aux fondements et tu feras dis-paraître jusqu’aux traces de son existence.

» Et ensuite ! comme Ghanem ben-Ayoub aune mère et une jeune sœur, tu les prendras,tu les mettras toutes nues et tu les chasseras,après les avoir exposées durant trois jours auxyeux de tous les habitants de ta ville.

» Et porte une grande diligence et un grandzèle à exécuter » notre ordre !

» Ouassalam ! »

Et immédiatement, sur l’ordre du khalifat,un courrier partit pour Damas et marcha si vitequ’il y arriva au bout de huit jours, et non devingt et plus.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1129/1177

Page 1129: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Aussi lorsque le sultan Mohammad eutentre ses mains la lettre du khalifat, il la portaà ses lèvres et à son front, et, après lecture, mitimmédiatement l’ordre du khalifat à exécution.Il fit donc parcourir toute la ville par les crieurspublics, qui criaient : « Que ceux qui veulentpiller, se rendent à la maison de Ghanem ben-Ayoub et la pillent à leur guise ! »

Et aussitôt il se dirigea lui-même avec sesgardes vers la maison d’Ayoub, et frappa à laporte, et la jeune sœur de Ghanem, Fetnah, ac-courut ouvrir et dit : « Qui est là ? » Il répon-dit : « C’est moi ! » Alors elle ouvrit la porte et,comme elle n’avait jamais vu le sultan Moham-mad, elle se couvrit immédiatement le visagedu coin de son voile de tête, et courut prévenirla mère de Ghanem.

La mère de Ghanem, à ce moment, était as-sise sous la coupole du tombeau qu’elle avaitfait construire en souvenir de son fils Ghanemqu’elle croyait mort, depuis un an qu’ellen’avait plus entendu parler de lui. Et elle était

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1130/1177

Page 1130: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

toute en larmes et ne mangeait plus et ne bu-vait plus. Elle dit donc à sa fille Fetnah de faireentrer, et le roi Mohammad entra dans la mai-son et arriva au tombeau et vit la mère de Gha-nem qui pleurait et lui dit : « Je viens pour voirton fils Ghanem et l’envoyer au khalifat ! » Ellerépondit : « Malheureuse que je suis ! mon filsGhanem, le fruit de mes entrailles, nous a quit-tées, moi et sa sœur, depuis plus d’un an, etnous ne savons ce qu’il est devenu ! » Alors leroi Mohammad, qui était un homme plein degénérosité, ne put qu’exécuter l’ordre du khali-fat ; il fit immédiatement piller toute la maisonet prendre les tapis, les vases, les porcelaineset les choses précieuses ; puis il ruina toute lamaison et en fit transporter toutes les pierresloin de la ville. Puis, quoique la chose lui ré-pugnât fort, il fit mettre nues la mère de Gha-nem et la jeune Fetnah, sa sœur, et les fit expo-ser durant trois jours dans la ville avec défensede les couvrir d’une chemise sans manches, etles chassa de Damas. Et c’est ainsi que Fetnah

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1131/1177

Page 1131: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

et sa mère, grâce au ressentiment du khalifat,furent chassées de Damas.

Quant à Ghanem ben-Ayoub El-Motim El-Massloub, une fois sorti de Baghdad, il se mità marcher et à pleurer jusqu’à ce que son cœurse fût émietté ; et il continua de la sorte, sansmanger et sans boire, jusqu’à la fin de la jour-née ; et la faim et la douleur l’avaient affaibli.Il arriva enfin, mort de fatigue, à un village, etil alla à la mosquée du village et entra dansla cour et alla tomber épuisé sur une natte etappuya son dos contre un mur. Il resta de lasorte, sans connaissance, et le cœur battantd’une façon désordonnée, jusqu’au matin, etsans avoir eu la force de faire un mouvementpour demander quelque chose. Le matin, leshabitants du village vinrent à la mosquée pourla prière, et le virent étendu sans vie ; compre-nant qu’il était affamé et altéré, ils lui portèrentun pot de miel et deux pains et le firent mangeret boire ; puis ils lui donnèrent, pour s’habiller,une chemise sans manches, il est vrai, et toute

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1132/1177

Page 1132: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

rapiécée et pleine de poux. Puis ils lui deman-dèrent ; « Qui es-tu et d’où viens-tu, ô étran-ger ? » Et Ghanem ouvrit les yeux et regarda,mais ne put articuler un mot ni faire une ré-ponse ; et il se mit seulement à pleurer. Alorsils restèrent autour de lui pendant un certaintemps et finirent par s’en aller chacun à sontravail.

Ghanem, par la force de ses chagrins et lesprivations, tomba malade et continua à res-ter couché sur la vieille natte de la mosquéependant encore un mois ; et il devint faible decorps et bien changé quant au teint ; et soncorps fut dévoré par les puces et les punaises ;et il fut réduit à un état si misérable que lesfidèles de la mosquée se concertèrent un jourentre eux pour le porter à l’hôpital de Bagh-dad, vu qu’il n’y avait guère d’hôpital que là.Ils allèrent donc chercher un chamelier avecson chameau et lui dirent : « Tu vas mettre cejeune homme malade sur le dos de ton cha-meau et tu le porteras à Baghdad et tu le dé-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1133/1177

Page 1133: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

poseras à la porte de l’hôpital ; de cette façon,le changement d’air et les soins à l’hôpital leguériront certainement. Quant à toi, ô chame-lier, c’est à nous que tu reviendras réclamer cequi te sera dû pour le voyage et pour le cha-meau ! » Et le chamelier répondit : « J’écouteet j’obéis ! » Puis, aidé des assistants, il pritGhanem avec la natte sur laquelle il était cou-ché, et le hissa sur le dos du chameau et l’yconsolida.

Au moment même où le chamelier allaitpartir et où Ghanem pleurait sa misère, deuxfemmes très pauvrement vêtues, mêlées à lafoule qui regardait, virent le malade et dirent :« Comme ce pauvre malade ressemble à notrefils Ghanem ! Mais il n’est guère possible quece soit lui, ce jeune homme réduit à l’étatd’ombre ! » Et ces deux femmes, qui étaientcouvertes de poussière et venaient d’arriverdans la localité, se mirent à pleurer en son-geant à Ghanem. Car c’étaient justement lamère de Ghanem et sa sœur Fetnah, qui

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1134/1177

Page 1134: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

avaient fui Damas et continuaient maintenantleur route vers Baghdad.

Quant au chamelier, il ne tarda pas à mon-ter sur son âne et, prenant le chameau parle licou, s’achemina vers Baghdad. Il y arrivabientôt et alla droit à l’hôpital et fit descendreGhanem de sur le dos du chameau et, commec’était de très bon matin et que l’hôpital n’étaitpas ouvert, il le déposa sur la marche de laporte et s’en retourna à son village.

Ghanem resta ainsi étendu à la porte jus-qu’à ce que les habitants fussent sortis de leursmaisons : et ils le virent ainsi couché sur lanatte et réduit à l’état d’ombre, et ils l’entou-rèrent et se mirent à faire mille suppositions.Pendant qu’ils se communiquaient mutuelle-ment leurs réflexions, vint à passer le cheikhprincipal du souk, qui aussitôt écarta la fouleet s’approcha et vit ce jeune homme malade etse dit en lui-même : « Par Allah ! si ce jeunehomme entre à l’hôpital, il est d’avance perdufaute de bons soins et c’est certainement un

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1135/1177

Page 1135: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

homme condamné à mort ! Je vais donc leprendre moi-même dans ma maison, et Allahm’en récompensera dans son Jardin des Dé-lices ! » Alors le cheikh du souk ordonna à sesjeunes esclaves de prendre le jeune homme etde le transporter à la maison ; et il les y accom-pagna lui-même, et, à peine arrivé, il lui dres-sa un lit tout neuf avec de bons matelas et unoreiller tout neuf et bien propre ; puis il appelason épouse et lui dit : « Ô femme, voici un hôtequ’Allah nous envoie. Tu vas le servir avecbeaucoup de soin. » Elle répondit : « Certes !et il sera mis sur ma tête et sur mes yeux ! »Puis elle retroussa aussitôt ses manches, et fitchauffer l’eau dans le grand chaudron, et lui la-va les pieds, les mains et tout le corps ; ensuiteelle le revêtit des propres habits de son époux,et lui porta un verre de délicieux sorbet, et luiaspergea la figure d’eau de roses. Alors Gha-nem commença à respirer plus librement ; etles forces peu à peu commencèrent à lui reve-nir, et avec elles le souvenir de son passé et de

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1136/1177

Page 1136: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

son amie Kouat Al-Kouloub. Et voilà pour Gha-nem ben-Ayoub El-Motim El-Massloub.

Mais pour ce qui est de Kouat Al-Kouloub,lorsque le khalifat se fut mis tellement en co-lère contre elle…

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, cessa les pa-roles permises.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1137/1177

Page 1137: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Mais lorsque fut la qua-rante-deuxième nuit.

Elle dit :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que pour cequi est de Kouat Al-Kouloub, lorsque le khali-fat se fut mis tellement en colère contre elle etqu’il l’eut fait enfermer dans une chambre obs-cure sous la surveillance d’une vieille femmedu palais, elle resta en cet état pendant quatre-vingts jours, sans communiquer avec qui quece fût au palais. Et le khalifat avait fini par l’ou-blier complètement, lorsqu’un jour d’entre lesjours, comme il passait près de la chambre deKouat Al-Kouloub, il l’entendit chanter triste-ment les vers des poètes, puis s’interromprepour se parler à voix haute et se dire : Ô monami, ô Ghanem ben-Ayoub, quelle belle âme tu

Page 1138: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

étais et quel généreux et chaste cœur ! Tu asété grand vis-à-vis de qui t’a opprimé, et res-pectueux à l’égard de la femme de celui qui ra-vi les femmes de ta maison, et tu as sauvé del’opprobre la femme de celui qui a jeté la hontesur les tiens et sur toi ! Mais il viendra un jouroù, toi et le khalifat, vous vous tiendrez deboutdevant le Seul Juge, le Seul Juste ; et tu sor-tiras du conflit victorieux de ton oppresseur,avec Allah pour médiateur et les anges pour té-moins ! »

Lorsque le khalifat eut entendu ses paroleset compris le sens de sa plainte, alors que per-sonne n’était là pour l’écouter, il sut qu’il avaitété injuste à son égard et à l’égard de Ghanem.Il se hâta donc de rentrer dans le palais et char-gea l’eunuque en chef d’aller lui chercher KouatAl-Kouloub. Et Kouat Al-Kouloub se présentaentre ses mains et se tint la tête baissée, lesyeux pleins de larmes et le cœur bien triste ;et le khalifat lui dit : « Ô Kouat Al-Kouloub, jet’ai entendue m’accuser d’injustice et me re-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1139/1177

Page 1139: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

procher l’oppression : et tu as prétendu quej’avais mal agi envers celui qui m’avait fait lebien ! Qui donc est-il, celui-là qui a respectéune femme m’appartenant et dont j’ai com-promis les femmes, en retour ? celui-là, quia protégé mes femmes et dont j’ai déshonoréles femmes ? » Kouat Al-Kouloub répondit :« C’est Ghanem ben-Ayoub El-Motim El-Mass-loub ! Je te jure, ô khalifat, par tes grâces et tesbienfaits, que jamais Ghanem n’a essayé de meviolenter ; et il est loin d’avoir commis sur moides abominations ! Oh ! loin de lui, l’impudeuret la brutalité ! » Alors le khalifat, ne doutantplus, s’écria : « Quel malheur, ô Kouat Al-Kou-loub ! En vérité, il n’y a de sagesse et de puis-sance qu’en Allah, le Très-Haut l’Omniscient !Aussi, ô Kouat Al-Kouloub, demande, et tousles souhaits seront satisfaits ! » Alors Kouat Al-Kouloub s’écria : « Ô émir des Croyants, alorsje te demande Ghanem ben-Ayoub ! » Et lekhalifat, malgré tout l’amour qu’il continuaità ressentir pour sa favorite préférée, lui dit :« Cela sera fait, si Allah veut ! Je te le promets

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1140/1177

Page 1140: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

d’un cœur généreux qui ne revient jamais surce qu’il a donné ! Et il sera comblé d’hon-neurs ! » Kouat Al-Kouloub dit : Ô émir desCroyants, je te demande, lorsque Ghanem serade retour, de me donner à lui en cadeau pourque je sois son épouse aimante ! » Le khalifatrépondit : « À son retour, Ghanem te sera dûpour le voyage et pour le chameau ! » Et le cha-melier. Alors Kouat Al-Kouloub dit : « Ô émirdes Croyants, nul ne sait où se trouve Gha-nem ; et le sultan de Damas lui-même t’a ditqu’on ne savait ce qu’il était devenu. Permets-moi donc de faire moi-même les recherchesnécessaires, dans l’espoir qu’Allah daignera mele faire retrouver ! Le khalifat répondit : « Tu asla permission de faire ce que bon te semble ! »

À ces paroles, Kouat Al-Kouloub sentit sapoitrine se dilater de joie et son cœur s’épa-nouir, et elle se hâta de sortir du palais, aprèss’être munie d’une bourse contenant mille di-nars d’or.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1141/1177

Page 1141: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Le premier jour, elle parcourut toute la villede Baghdad et alla trouver les cheikhs desquartiers et les chefs des rues, et elle les inter-rogea sans pouvoir arriver à un résultat.

Le second jour, elle, alla au souk des mar-chands et visita toutes les boutiques et alla voirle cheikh principal du souk ; elle lui exposa lasituation et lui remit une grande quantité de di-nars, en le priant de les distribuer aux pauvresétrangers, à son intention.

Le troisième jour, comme elle était alléeau souk des orfèvres et au souk des bijoutiersaprès avoir pris avec elle mille autres dinars, etcomme elle avait fait appeler le cheikh des or-fèvres et des bijoutiers et lui avait remis de l’orà distribuer aux pauvres étrangers, le cheikhdu souk, à ces mots de pauvres étrangers, luidit : « Ô ma maîtresse, j’ai justement recueillidans ma maison un jeune homme étranger etmalade, dont j’ignore le nom et la qualité. (Or,c’était justement Ghanem ben-Ayoub ; mais lecheikh du souk ne le savait pas.) Mais ce doit

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1142/1177

Page 1142: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

être le fils d’un très grand marchand et denobles parents. Car il est, quoique comme uneombre, d’un très beau visage et doué de toutesles qualités aimables et toutes les perfections.Il doit certainement avoir été réduit à cet état,soit par de grandes dettes qu’il n’aura pu payer,soit par un amour malheureux et l’absence del’objet aimé. » À ces paroles, Kouat Al-Kouloubsentit son cœur battre en mouvements désor-donnée et ses entrailles remuer d’émotion, etelle dit au cheikh du souk des orfèvres et desbijoutiers : « Ô cheikh, comme tu ne peux quit-ter le souk à cette heure, fais-moi conduire parquelqu’un à ta maison ! » Et le cheikh des or-fèvres dit : « Sur ma tête et sur mes yeux ! »Et il lui donna un petit enfant du souk, quiconnaissait la maison et à qui il dit : « Vite ! ôFelfel, conduis ta maîtresse à la maison ! » Etle petit Felfel du souk marcha devant Kouat Al-Kouloub et la conduisit à la maison du cheikhdu souk, où se trouvait l’étranger malade.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1143/1177

Page 1143: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Lorsque Kouat Al-Kouloub entra dans lamaison, elle salua l’épouse du cheikh. Etl’épouse du cheikh la reconnut, car elleconnaissait toutes les nobles dames de Bagh-dad, qu’elle visitait souvent, et se leva et s’in-clina et baisa la terre entre ses mains. AlorsKouat Al-Kouloub, après les salutationsd’usage, lui demanda : « Ma bonne mère,peux-tu maintenant me dire où se trouve lejeune étranger malade que vous avez recueillidans votre maison ? » Alors l’épouse du cheikhse mit à pleurer et lui montra du doigt un litqui se trouvait là et lui dit : « Le voici sur le lit.C’est un jeune homme certainement de noblerace, car tout son maintien l’indique. » AlorsKouat Al-Kouloub se tourna vers le lit sur le-quel était étendu le jeune étranger, et le regar-da avec attention, et elle vit un jeune hommefaible et amaigri et comme une ombre ; et ellefut loin de deviner que c’était Ghanem ; mais,tout de même, elle fut prise pour lui d’unegrande compassion et se mit à pleurer et àdire : « Oh ! qu’ils sont malheureux les étran-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1144/1177

Page 1144: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

gers, même s’ils sont émirs dans leur pays ! ».Puis elle remit les mille dinars d’or à l’épousedu cheikh des orfèvres et lui recommanda dene rien épargner pour le bien-être du jeune ma-lade ; puis elle donna de sa propre main les re-mèdes prescrits au malade et les lui fit boire,puis, après être restée plus d’une heure prèsde sa tête, elle souhaita la paix à l’épouse ducheikh du souk, et remonta sur sa mule et re-tourna au palais.

Et tous les jours elle allait dans les diffé-rents souks et passait son temps en recherchescontinuelles, quand un jour le cheikh vint latrouver et lui dit : « Ô ma maîtresse Kouat Al-Kouloub, comme tu m’as recommandé det’amener tous les étrangers de passage à Bagh-dad, je viens conduire aujourd’hui entre tesmains généreuses deux femmes, l’une mariéeet l’autre jeune fille, et toutes deux probable-ment d’un très haut rang, car leur maintien etleur visage me l’indiquent ; mais elles sont mi-sérablement habillées de vêtements de poils

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1145/1177

Page 1145: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

de chèvre et portent chacune une besace aucou, comme les mendiants. Et leurs yeux sontpleins de larmes et leur cœur bien affligé. Etvoici que je te les amène, car toi seule, ô sou-veraine des bienfaits, tu sauras les consoler etles fortifier et leur éviter la honte et l’opprobredes questions indiscrètes ; car sûrement ce nesont pas des personnes qu’on peut soumettreaux questions indiscrètes. De mon côté, j’es-père que, grâce au bien que nous leur ferons,Allah nous réservera, au jour de la Rétribution,une place dans le Jardin des Délices ! » KouatAl-Kouloub répondit : « Par Allah ! ô monmaître, tu me fais souhaiter ardemment de lesvoir ! Où sont-elles donc ? » Alors le cheikhsortit, et alla les chercher derrière la porte etles amena entre les mains de Kouat Al-Kou-loub.

Lorsque la jeune Fetnah et sa mère furententrées chez Kouat Al-Kouloub, elle les regar-da et, voyant leur beauté et leur noblesse etles baillons dont elles étaient vêtues, elle se

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1146/1177

Page 1146: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

mit à pleurer et s’écria : « Par Allah ! ce sontdes femmes de noble naissance et point habi-tuées à la misère, car je vois bien à leur vi-sage qu’elles sont nées dans les honneurs etla richesse ! » Et le cheikh du souk répondit ;« Certes ! ô ma maîtresse, tu dis vrai ! Le mal-heur a dû s’abattre sur leur maison et la ty-rannie les opprimer et leur ravir leurs biens.Venons à leur aide, puisque nous aimons lespauvres et les misérables, pour mériter lesgrâces d’Allah le Miséricordieux ! » À ces pa-roles, la mère et la fille se mirent à pleurer età penser à Ghanem ben-Ayoub El-Motim El-Massloub. Et en les voyant pleurer, Kouat Al-Kouloub se mit à pleurer avec elles. Alors tamère de Ghanem lui dit : « Ô maîtresse pleinede générosité, fasse Allah que nous puissionsretrouver ce que nous cherchons d’un cœurdouloureux ! Celui que, nous cherchons est lefila de nos entrailles et la flamme de notrecœur, notre fils Ghanem ben-Ayoub El-MotimEl-Massloub ! »

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1147/1177

Page 1147: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

À ce nom de Ghanem ben-Ayoub El-MotimEl-Massloub, l’adolescente poussa un cri, carelle venait de comprendre que c’étaient là lamère de Ghanem et la sœur de Ghanem, ettomba évanouie. Et lorsqu’elle revint à elle,elle se jeta tout en pleurs dans leurs bras, etleur dit : « Espérez en Allah et en moi, ô messœurs, car ce jour sera le premier jour de votrebonheur et le dernier de vos malheurs ! Cessezdonc toute affliction ! »

— À ce moment de sa narration, Schahrazadevit apparaître le matin et, discrète, cessa les pa-roles permises.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1148/1177

Page 1148: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Mais lorsque fut la qua-rante-troisième nuit.

Elle dit :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que KouatAl-Kouloub dit à la mère et à la sœur de Gha-nem : « Cessez donc toute affliction ! » Puiselle se tourna vers le cheikh du souk des or-fèvres et des bijoutiers et lui donna mille dinarsd’or et lui dit : « Ô cheikh, tu vas maintenantles conduire à ta maison et dire à ton épousede les prendre au hammam et de leur donnerensuite de très beaux habits ; et qu’elle lescomble de soins et de prévenances, sans rienépargner pour leur bien-être ! »

Le lendemain Kouat Al-Kouloub ne manquapas d’aller elle-même à la maison du cheikh dusouk vérifier par ses propres yeux si tout avait

Page 1149: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

été exécuté d’après ses instructions. À peineétait-elle entrée que l’épouse du cheikh vint au-devant d’elle et lui baisa les mains et la re-mercia de ses générosités ; puis elle fit venirla mère et la sœur de Ghanem qui avaient étéau hammam et en étaient sorties toutes trans-formées et le visage rayonnant de noblesse etde beauté. Et Kouat Al-Kouloub se mit à leurparler fort gentiment pendant une heure detemps ; puis elle demanda à l’épouse du cheikhdes nouvelles de leur malade. Et l’épouse ducheikh répondit : « Il est toujours dans lemême état. » Alors Kouat Al-Kouloub dit : « Al-lons toutes le visiter et essayer de l’encoura-ger ! » Et elle prit les deux femmes qui, retiréesdans l’appartement des femmes n’avaient puvoir le malade couché dans la salle de réunion,et toutes entrèrent chez le jeune homme, etle regardèrent avec beaucoup de tendresse etde pitié, et s’assirent autour de lui à causer ;et, dans la conversation, le nom de Kouat Al-Kouloub fut prononcé. À peine le jeune maladeeut-il entendu prononcer ce nom de Kouat Al-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1150/1177

Page 1150: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Kouloub qu’aussitôt son teint pâle se colora,son corps amaigri se fortifia et son âme lui re-vint ; et il releva la tête, les yeux pleins de vie,et s’écria : « Où es-tu, ô Kouat Al-Kouloub ? »

Lorsque Kouat Al-Kouloub eut entendu lejeune homme l’appeler par son nom, en ou-vrant les lèvres pour la première fois, elle re-connut la voix de Ghanem ben-Ayoub et sepencha vivement vers lui et lui dit : « Ô monchéri ! tu es Ghanem ben-Ayoub ! » Il lui dit :« Oui ! c’est moi Ghanem ! » À ces mots, l’ado-lescente tomba à la renverse, évanouie. Quantà la mère de Ghanem et à sa sœur Fetnah, enentendant ces paroles, elles poussèrent un criet tombèrent à la renverse, évanouies.

Au bout d’un certain temps, elles finirentpar revenir à elles, et se jetèrent sur Ghanem,et il arriva ce qui arriva en fait de pleurs, de crisde joie et de baisers.

Puis Kouat Al-Kouloub, enfin plus calme,lui dit : « Gloire et louanges à Allah qui a per-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1151/1177

Page 1151: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

mis enfin notre réunion toutes ensemble, moi,ta mère et ta sœur ! » Puis elle lui raconta toutel’histoire et ajouta : « Le khalifat, après tout ce-la, a cru à ma parole et t’a accordé ses bonnesgrâces et m’a exprimé le désir de te voir ; deplus, il me donne à toi en cadeau ! » À ces pa-roles, Ghanem fut au comble de l’épanouisse-ment et continua à baiser la main de KouatAl-Kouloub qui lui baisait la tête et les yeux.Puis Kouat Al-Kouloub leur dit à tous : « At-tendez-moi ici. Je vais revenir ! » Et elle allaen toute hâte au palais et ouvrit la caisse oùil y avait ses choses précieuses, en tira beau-coup de dinars et alla au souk les donner aucheikh du souk en lui disant : « Achète pourchacune d’elles et pour Ghanem quatre cos-tumes complets de la plus belle étoffe et vingtmouchoirs et dix ceintures et dix choses dechaque pièce d’habillement ! » Et elle retournaà la maison où étaient Ghanem et les autres etles conduisit tous au hammam. Puis elle leurprépara des poulets et des viandes bouillies etde bon vin purifié, et pendant trois jours leur

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1152/1177

Page 1152: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

donna ainsi elle-même à boire et à manger, ensa présence ; et au bout de ces trois jours d’unrégime si réconfortant, ils sentirent la vie leurrevenir et leur âme retourner à sa place. PuisKouat Al-Kouloub les mena encore une fois auhammam et les fit changer de vêtements et lesramena à la maison du cheikh du souk. Quantà elle, elle songea alors à aller trouver le khali-fat et elle se présenta entre ses mains et s’incli-na jusqu’à terre et lui apprit le retour de Gha-nem ben-Ayoub et de sa mère et de sa sœurFetnah ; et elle ne manqua pas de lui dire com-bien la jeune Fetnah était jolie et toute neuveet pleine de beauté. Alors le khalifat dit à unesclave : « Va vite me chercher Giafar ! » EtGiafar vint et le khalifat lui dit : « Va vite mechercher Ghanem ben-Ayoub. » Et Giafar par-tit pour la maison du cheikh, où déjà Kouat Al-Kouloub l’avait précédé et avait informé Gha-nem de son arrivée et lui avait dit : « Ô Gha-nem, c’est maintenant surtout qu’il faut mon-trer au khalifat, qui charge Giafar de t’ameneren sa présence, ton éloquence de langage et ta

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1153/1177

Page 1153: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

fermeté de cœur et la pureté de tes paroles ! »Puis elle l’habilla de la plus somptueuse detoutes les robes neuves achetées au souk etlui donna beaucoup de dinars et lui dit : « Nemanque de jeter l’or par poignées en arrivantau palais et en traversant le rang des eunuqueset des serviteurs ! »

Sur ces entrefaites Giafar arriva à la mai-son, monté sur sa mule ; et Ghanem se hâtad’aller à sa rencontre, et lui souhaita la bien-venue et baisa la terre entre ses mains ; et ilétait maintenant devenu le beau Ghanem d’au-trefois, au glorieux visage et à l’aspect si atti-rant ! Et Giafar le pria de l’accompagner et leconduisit entre les mains du khalifat. Et Gha-nem vit l’émir des Croyants entouré de ses vi-zirs, de ses chambellans, de ses vicaires, desprincipaux personnages de son royaume et deschefs de ses gardes et de ses armées. Or, Gha-nem était éloquent de langage, ferme de cœur,conteur agréable, diseur attachant, improvisa-teur admirable. Il s’arrêta donc entre les mains

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1154/1177

Page 1154: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

du khalifat, regarda un instant le sol d’un airréfléchi, leva ensuite la tête vers le khalifat etimprovisa ces strophes :

« Ô roi du temps, un œil de bonté a regardé laterre et l’a fécondée, et nous sommes les enfantsde sa fécondité heureuse, sous ton règne plein degloire.

Voici que les sultans et les émirs se prosternentà ton seuil, la barbe dans la poussière, et déposenten offrande à ta grandeur leurs couronnes de pier-reries.

Voici que la terre n’est plus assez vaste ni laplanète assez large pour contenir la masse formi-dable de tes armées ! Ô roi du temps, plante testentes sur les terres planétaires de l’espace tour-noyant.

Et que les étoiles dociles et les astres nombreuxs’attellent à ton triomphe et accompagnent toncortège, ô chef spirituel !

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1155/1177

Page 1155: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Et que le jour de ta justice éclaire le monde etarrête les méfaits des criminels et récompense lesactions pures de tes féaux ! »

Le khalifat était charmé de la beauté desvers, de leur rythme nombreux, de leur puretéde langue et de l’éloquence de l’auteur.

— Mais à ce moment de sa narration, Schah-razade vit apparaître le matin et, discrète, ne pro-longea pas les paroles permises.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1156/1177

Page 1156: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Et lorsque fut la qua-rante-quatrième nuit.

Elle dit :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que lorsqueGhanem ben-Ayoub eut ainsi charmé le khali-fat Haroun Al-Rachid, le khalifat lui dit de s’ap-procher de son trône ; et Ghanem s’approchadu trône, et le khalifat lui dit : « Raconte-moitous les détails de ton histoire, sans rien mecacher de la vérité ! » Alors Ghanem s’assit etraconta au khalifat toute son histoire depuis lecommencement jusqu’à la fin. Mais il n’y a au-cun profit à la répéter. Et le khalifat fut com-plètement persuadé de l’innocence de Ghanemet de la pureté de ses intentions, surtout lors-qu’il vit le respect de Ghanem pour les motsécrits sur le caleçon de la favorite et il lui dit :

Page 1157: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

« Je te prie de libérer ma conscience de l’in-justice commise à ton égard ! » Et Ghanem luidit : « Ô émir des Croyants, je te libère ! Cartout ce qui appartient à l’esclave est la proprié-té du maître ! »

Le khalifat ne manqua pas, dans soncontentement, d’élever Ghanem aux plusgrandes charges du royaume ; il lui donna unpalais et des émoluments somptueux et desesclaves hommes et des esclaves femmes enquantité considérable. Et Ghanem se hâta deprendre avec lui, dans son nouveau palais, samère et sa sœur Fetnah et son amie Kouat Al-Kouloub. Puis le khalifat, qui avait appris queGhanem avait une sœur merveilleuse et viergeencore et toute jeune, nommée Fetnah, la de-manda à Ghanem qui répondit : « Elle est taservante et je suis ton esclave ! » Le khalifat nemanqua pas de l’en remercier et lui donna centmille dinars d’or ; puis il fit venir le kâdi et lestémoins et écrire le contrat de Fetnah. Et ce futle même jour et à la même heure que le khali-

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1158/1177

Page 1158: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

fat, d’une part, et Ghanem, de l’autre, entrèrentchacun chez sa femme, Fetnah pour le khalifat,et Kouat Al-Kouloub pour Ghanem ben-AyoubEl-Motim El-Massloub.

Et le khalifat, le matin, à son réveil, fut si sa-tisfait de la nuit qu’il venait de passer dans lesbras de la vierge Fetnah et du résultat obtenu,qu’il fit venir les scribes doués de la plus belleécriture, et leur fit écrire l’histoire de Ghanemdepuis le commencement jusqu’à la fin, pourqu’elle fût conservée dans l’armoire des pa-piers et pût servir aux générations futures etfit l’étonnement et les délices des sages qui se-raient appelés à la lire avec respect et à admi-rer l’œuvre du Créateur du jour et de la nuit.

— Mais, continua Schahrazade, en s’adres-sant au roi Schahriar, ne crois point, ô Roi dessiècles, que cette histoire merveilleuse soit plusagréable ou plus étonnante que l’histoire guerrièreet héroïque d’Omar Al-Némân et de ses fils Schar-kân et El-Makân ! » Et le roi Schahriar dit : « Tu

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1159/1177

Page 1159: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

peux certes ! la raconter, cette histoire guerrière,que je ne connais point ! »

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1160/1177

Page 1160: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Ce livre numérique

a été édité par la

bibliothèque numérique romande

https://ebooks-bnr.com/

en janvier 2020.

— Élaboration :

Ont participé à l’élaboration de ce livre nu-mérique : Sylvie, Anne C., Lise-Marie, Fran-çoise.

— Sources :

Ce livre numérique est réalisé principale-ment d’après : Le Livre des Mille et une Nuitstome premier, Bruxelles, La Boétie, 1947.

Page 1161: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

D’autres éditions ont été consultées en vue del’établissement du présent texte. L’illustrationde première page, Sughrat (Socrate) enseignantses élèves, figure dans le manuscrit d’un illustra-teur Seljuk du 13e siècle (Bibliothèque du Pa-lais de Topkapi, Istamboul). Les illustrationsdans le texte proviennent de l'édition Fas-quelle, 1908, (miniatures persanes, indiennesou turques tirées de G. de Malherbe, des col-lections de la BnF ou du Musée Guimet).

— Dispositions :

Ce livre numérique – basé sur un texte librede droit – est à votre disposition. Vous pouvezl’utiliser librement, sans le modifier, mais vousne pouvez en utiliser la partie d’édition spéci-fique (notes de la BNR, présentation éditeur,photos et maquettes, etc.) à des fins commer-ciales et professionnelles sans l’autorisation dela Bibliothèque numérique romande. Mercid’en indiquer la source en cas de reproduction.Tout lien vers notre site est bienvenu…

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1162/1177

Page 1162: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

— Qualité :

Nous sommes des bénévoles, passionnésde littérature. Nous faisons de notre mieuxmais cette édition peut toutefois être entachéed’erreurs et l’intégrité parfaite du texte par rap-port à l’original n’est pas garantie. Nos moyenssont limités et votre aide nous est indispen-sable ! Aidez-nous à réaliser ces livres et àles faire connaître…

— Autres sites de livres numériques :

Plusieurs sites partagent un catalogue com-mun qui répertorie un ensemble d’ebooks et endonne le lien d’accès. Vous pouvez consulterce catalogue à l’adresse : www.noslivres.net.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1163/1177

Page 1163: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

1 Les traductions anglaises de Payne et de Bur-ton, intégrales elles aussi, parurent en « éditionsprivées » (deux ou trois cents souscripteurs), etsont aujourd’hui introuvables. Une deuxième édi-tion de Burton fut, il est vrai, livrée au public, maisexpurgée.

2 Dans le Mourouf al dahar oua maadine aldjanhar, de l’historien arabe Aboul Hassan Ali Al-Massoudi.

3 Dans le Kitab al fihrist (987), de Mohammadben Is’hak Al-Nadim.

4 Le vague des noms propres et de la géogra-phie, dans les Mille nuits et une nuit est une choseadmirable. Inutile donc d’approfondir.

5 Schahriar : le Maître de la Ville. Mot persan.

6 Schahzaman : le Maître du Siècle ou duTemps. Mot persan.

7 « Que la paix (ou le salut) soit avec toi ! » estle salut usité chez les musulmans.

8 Asr, partie du jour où le soleil commence àdécliner.

Page 1164: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

9 C’est-à-dire une source d’eau.

10 Genni. D’où le mot génie.

11 Éfrit : le rusé. Synonyme de Genni.

12 Schahrazade : la Fille de la Cité.

13 Doniazade : la Fille du Monde.

14 Musulmans.

15 Le juge.

16 Un respectable vieillard.

17 Pluriel de genni.

18 Par euphémisme, c’est ainsi que les Arabesappellent souvent leurs femmes. On ne dit pasbeau-père, mais oncle : donc la fille de mon oncle,au lieu de ma femme.

19 La séance de justice. D’autres fois, ce motdésigne la salle même où se tient la séance.

20 Le dinar, près de dix francs de notre mon-naie.

21 Satan, le Malin.

22 Féminin d’éfrit. Diablesse.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1165/1177

Page 1165: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

23 Féminin de genni.

24 Salomon, fils de David. Les Arabes le consi-dèrent comme le maître des génies bienfaisants etmalfaisants.

25 Souk, marché.

26 Afarit est le pluriel d’éfrit.

27 Les Romains de Byzance et, par extension,tous les chrétiens et spécialement les Grecs.

28 Baisa la terre entre les mains du roi : c’est-à-dire s’inclina jusqu’à terre et baisa la terre devantle roi.

29 Place consacrée aux jeux.

30 Intendant.

31 Les lieutenants du roi ou ses représentants.

32 C’est-à-dire pour les grands jours.

33 Bang ou banj signifie ordinairement chez lesArabes anciens l’extrait de jusquiame ou même toutsoporifique à base d’une cannabis quelconque.

34 Boisson fermentée très appréciée desnègres.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1166/1177

Page 1166: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

35 Mamalik, pluriel de mamelouk, esclave.

36 Nousrani, c’est-à-dire nazaréen. C’est le nomque les musulmans donnent aux chrétiens.

37 Artal, pluriel de ratl, poids variant, selon lescontrées, entre deux et douze onces.

38 Dans le texte original : « mon ami ». Lespoètes arabes emploient presque toujours, par eu-phémisme, le genre masculin pour parler de leursamoureuses.

39 En arabe on emploie ce mot d’âme pour lesmots lui-même, soi-même, eux-mêmes, etc.

40 Khân, auberge.

41 Ahjam, pluriel de Ajami. Ce mot désignetous les peuples parlant une langue étrangère àl’arabe, et particulièrement les Persans et, en géné-ral, tous ceux qui-parlent mal l’arabe. Mais le plussouvent on ne se sert de ce mot que pour désignerles Persans.

42 Les Persans les appellent des kalendars oucalenders. Le mot saâlouk donne au pluriel saâlik.

43 Al-Barmaki ou le Barmécide.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1167/1177

Page 1167: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

44 Tibériade.

45 Hadj, pèlerin de la Mecque.

46 C’est-à-dire : fais le geste de saluer, en por-tant la main à la tête. C’est une des façons de fairele salut oriental.

47 Sorte de pâtisserie faite avec des filets trèsfins de vermicelle.

48 Formule usitée pour glorifier Dieu : « Dieuest tout-puissant ! »

49 C’est à dire de saphirs.

50 C’est le « c’était écrit ».

51 Bassora.

52 Zohal est le nom de la planète Saturne.

53 Mirrikh, c’est la planète Mars.

54 Houtared, c’est Mercure.

55 Marhaba ! Ahlan ! oua Sahlan ! et Anastina !Souhaits de bienvenue, intraduisibles mot à mot.Que l’accueil soit cordial, amical et facile !

56 Le tigre.

57 Les Barmécides, noble famille arabe.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1168/1177

Page 1168: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

58 Rihan, signifie myrthe et aussi toute planteodoriférante.

59 Mesr ou Massr est le nom que les Arabesdonnent aussi bien à l’Égypte qu’à la ville du Caire(Al-Kahirat).

60 Chamseddine : Soleil de la Religion. Noured-dine : Lumière de la Religion.

61 Même poème que celui de cette page.

62 Tombe.

63 La Souveraine de Beauté.

64 Sham : la Syrie ; et se dit aussi pour la villede Damas.

65 C’est-à-dire : Merveilleux.

66 Les Bani-Ommiah ou Ommiades, dynastiede khalifes, à Damas.

67 Dieu est généreux !

68 Halaoua : pâte blanche faite avec de l’huilede sésame, du sucre, des noix, etc., sous forme degrands pains hémisphériques.

69 Aaron, Josué.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1169/1177

Page 1169: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

70 Wali : gouverneur d’une province au nomd’un sultan.

71 Ardeb ou irdab : c’est la mesure arabe ditedes arides, encore aujourd’hui.

72 Nakib : gouverneur d’une province.

73 Expression très usitée ; elle signifie quequelqu’un n’a pas brillé dans l’accomplissementd’un acte quelconque. Au contraire, quand on dit :« Votre visage a blanchi », cela signifie que l’ons’est tiré d’une affaire fort brillamment et à sonavantage.

74 El-Saïedat, la grande dame, la maîtresse.

75 Formule pour prendre congé ou se retirer :« Que la paix soit sur vous ! »

76 El-Sâmet : le Silencieux.

77 Kenafa : pour la description de cette pâtis-serie fameuse en Orient, voir, précédemment, l’his-toire de Hassan Badreddine.

78 Montasser Billah ou le Victorieux-avec-l’aide-d’Allah.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1170/1177

Page 1170: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

79 Douce-Amie, – au lieu des mots arabes :Anis Al-Djalis, simplement pour la facilité de la lec-ture.

80 Ces mots qui signifient : « ô nuit ! ô lesyeux ! » sont le leitmotiv de toute chanson arabe.Ils reviennent à tout instant, soit comme prélude,soit comme accompagnement, soit comme finale.

81 El-Motim El-Massloub, c’est-à-dire : Celui quiest réduit en esclavage par l’amour ravisseur.

82 Fetnah, c’est-à-dire : Charmante séduction.– C’est également le nom d’une fleur jaune trèsodorante, la cassie (Acacia farneriana).

83 C’est-à-dire : Brise, Fleur du jardin, Aubedu matin, Branche de perles, Lumière de la route,Étoile de la nuit. Étoile du matin, Délices du jardin.

84 Kouat Al-Kouloub : Force des cœurs.

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1171/1177

Page 1171: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

Table des matières

NOTE DES ÉDITEURS DE LA PRE-MIÈRE ÉDITION

ORIGINE ET DATEMANUSCRITS ET ÉDITIONSARABESTRADUCTIONS FRANÇAISESCETTE TRADUCTION

UN MOT DU TRADUCTEUR À SESAMISINTRODUCTION

HISTOIRE DU ROI SCHAHRIARET DE SON FRÈRE, LE ROISCHAHZAMAN

FABLE DE L’ÂNE ET DUBŒUF ET DU MAÎTRE DELABOUR

ICI COMMENCENT LES MILLENUITS ET UNE NUIT

Page 1172: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

HISTOIRE DU MARCHANTAVEC L’ÉFRIT

CONTE DU PREMIERCHEIKHCONTE DU DEUXIÈMECHEIKHCONTE DU TROISIÈMECHEIKH

HISTOIRE DU PÉCHEUR AVECL’ÉFRITHISTOIRE DU VIZIR DU ROIIOUNANE ET DU MÉDECINROUIANE

LE FAUCON DU ROI SIN-DABADHISTOIRE DU PRINCE ETDE LA GOULEHISTOIRE DU JEUNEHOMME ENSORCELÉ ETDES POISSONS

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1173/1177

Page 1173: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

HISTOIRE DU PORTEFAIXAVEC LES JEUNES FILLES

HISTOIRE DU PREMIERSAÂLOUKHISTOIRE DU DEUXIÈMESAÂLOUKHISTOIRE DU TROISIÈMESAÂLOUKHISTOIRE DE ZOBÉIDA, LAPREMIÈRE ADOLESCENTEHISTOIRE D’AMINA LADEUXIÈME ADOLES-CENTE

HISTOIRE DE LA FEMME COU-PÉE, DES TROIS POMMES ETDU NÈGRE RIHANHISTOIRE DU VIZIR NOURED-DINE, DE SON FRÈRE LE VIZIRCHAMSEDDINE ET DE HASSANBADREDDINE

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1174/1177

Page 1174: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

HISTOIRE DU BOSSU AVEC LETAILLEUR, LE COURTIER CHRÉ-TIEN, L’INTENDANT ET LE MÉDE-CIN JUIF ; CE QUI S’EN SUIVIT ; ETLEURS AVENTURES RACONTÉES ÀTOUR DE RÔLE

RÉCIT DU COURTIER CHRÉ-TIENRÉCIT DE L’INTENDANT DUROI DE LA CHINERÉCIT DU MÉDECIN JUIFRÉCIT DU TAILLEURHISTOIRE DU JEUNE HOMMEBOITEUX AVEC LE BARBIERDE BAGHDADHISTOIRES DU BARBIER DEBAGHDAD ET DE SES SIXFRÈRES

HISTOIRE DU BARBIERHISTOIRE DE BACBOUK,

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1175/1177

Page 1175: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

LE PREMIER FRÈRE DUBARBIERHISTOIRE D’EL-HADDARLE SECOND FRÈRE DUBARBIERHISTOIRE DE BACBAC LETROISIÈME FRÈRE DUBARBIERHISTOIRE DE BACBAC LETROISIÈME FRÈRE DUBARBIERHISTOIRE D’EL-KOUZ, LEQUATRIÈME FRÈRE DUBARBIERHISTOIRE D’EL-ASCHÂRLE CINQUIÈME FRÈRE DUBARBIERHISTOIRE DE SCHAKÂLIKLE SIXIÈME FRÈRE DUBARBIER

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1176/1177

Page 1176: LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS (tome premier) · 2020-01-08 · ORIGINE ET DATE Les MILLE NUITS ET UNE NUIT sont un re- cueil de contes populaires. Deux documents, l’un(2) du IXe

HISTOIRE DE DOUCE-AMIE ETD’ALI-NOURHISTOIRE DE GHANEM BEN-AYOUB ET DE SA SŒUR FETNAH

HISTOIRE DU NÈGRE SAOUÂB,LE PREMIER EUNUQUE SOU-DANIENHISTOIRE DU NÈGRE KÂFOUR,LE SECOND EUNUQUE SOUDA-NIENHISTOIRE DU NÈGRE BAKHI-TA, LE TROISIÈME EUNUQUESOUDANIEN

Ce livre numérique

Le Livre des mille et une Nuits (tome premier) 1177/1177