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56 perdent des plumes en cas de retard, d’attitude négative en classe, etc. D’après son site web, ce jeu éducatif a déjà sé- duit les enseignants de 7’000 élèves, répartis dans 25 pays du monde. Shawn Young, lui- même professeur de physique au lycée, explique qu’il ne vise pas à changer le contenu de l’ensei- gnement, mais bien la façon dont on enseigne. Habité par la même volonté, l’Américain Ben Bertoli est en train de mettre sur le marché «ClassRealm», un programme de gestion de la classe basé lui aussi sur la quête de points d’ex- périence, mais qui va encore plus loin: il intègre une plateforme internet sur laquelle les élèves peuvent s’entraider et les parents venir consta- ter l’avancée de leurs adolescents. Utiliser le vocabulaire des apprenants Avant Shawn Young et Ben Bertoli, plusieurs professeurs – la plupart actifs dans des hautes écoles américaines – avaient déjà pris le parti de transformer leur classe en grand jeu de rôle. But de l’exercice? Sortir des traditionnels cours magistraux et tenter d’impliquer davantage les étudiants, grâce à une structure d’enseigne- ment basée sur les mécanismes du jeu vidéo. Il faut dire qu’aux Etats-Unis, quelque 97% des jeunes dégainent leur manette au moins une fois par semaine. Le vocabulaire du jeu est La rentrée scolaire 2014 a réservé une double surprise à Sherryl, Canadienne et mère de Ben, 15 ans. «Lorsqu’il est revenu du lycée un des premiers soirs, j’ai demandé à Ben ce qu’ils avaient fait en classe les jours précédents. Il m’a répondu: on a joué.» Perplexe, la quadragénaire a mis cette réponse sur le compte de l’humour de son ado. Quelques semaines plus tard, lors de la réunion des parents d’élèves, Sherryl a subi un nouveau choc: Adam, le professeur d’histoire de Ben, s’est dit «extrêmement satis- fait du travail en classe de mon fils. J’en suis presque tombée de ma chaise: jusque-là, les en- seignants s’étaient toujours plaints du manque d’engagement de Ben.» Ce qu’a découvert par la suite Sherryl, c’est qu’Adam, comme de nombreux enseignants de la jeune génération, a décidé de s’inspirer de la méthode éducative «Classcraft», lancée l’an dernier par son compatriote Shawn Young. Conçue comme un jeu de rôle, «Classcraft» transforme les élèves en une horde de guéris- seurs, mages et guerriers qui s’affrontent à coups de points d’expérience (l’un de ces per- sonnages peut être découvert en p. 60). Pour gagner lesdits points, les adolescents peuvent par exemple rendre des travaux supplémen- taires, aider leurs camarades ou encore partici- per activement lors des cours. A l’inverse, ils Longtemps cantonné aux classes préscolaires, l’apprentissage par le jeu s’étend désormais à tous les niveaux de formation. Même les très sérieuses écoles secondaires supérieures sont conquises. Quels sont les avantages et les risques de cette ludification? Analyse. TEXTE | Patricia Michaud Le jeu s’immisce à l’école ÉDUCATION Hemispheres8_Dossier_p44-68_PRINT_Mise en page 1 11.11.2014 14:21 Page 56

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perdent des plumes en cas de retard, d’attitudenégative en classe, etc.

D’après son site web, ce jeu éducatif a déjà sé-duit les enseignants de 7’000 élèves, répartisdans 25 pays du monde. Shawn Young, lui-même professeur de physique au lycée, expliquequ’il ne vise pas à changer le contenu de l’ensei-gnement, mais bien la façon dont on enseigne.Habité par la même volonté, l’Américain BenBertoli est en train de mettre sur le marché«ClassRealm», un programme de gestion de laclasse basé lui aussi sur la quête de points d’ex-périence, mais qui va encore plus loin: il intègreune plateforme internet sur laquelle les élèvespeuvent s’entraider et les parents venir consta-ter l’avancée de leurs adolescents.

Utiliser le vocabulaire des apprenantsAvant Shawn Young et Ben Bertoli, plusieursprofesseurs – la plupart actifs dans des hautesécoles américaines – avaient déjà pris le partide transformer leur classe en grand jeu de rôle.But de l’exercice? Sortir des traditionnels coursmagistraux et tenter d’impliquer davantage lesétudiants, grâce à une structure d’enseigne-ment basée sur les mécanismes du jeu vidéo. Ilfaut dire qu’aux Etats-Unis, quelque 97% desjeunes dégainent leur manette au moins unefois par semaine. Le vocabulaire du jeu est

La rentrée scolaire 2014 a réservé une doublesurprise à Sherryl, Canadienne et mère de Ben,15 ans. «Lorsqu’il est revenu du lycée un despremiers soirs, j’ai demandé à Ben ce qu’ilsavaient fait en classe les jours précédents. Il m’arépondu: on a joué.» Perplexe, la quadragénairea mis cette réponse sur le compte de l’humourde son ado. Quelques semaines plus tard, lorsde la réunion des parents d’élèves, Sherryl asubi un nouveau choc: Adam, le professeurd’histoire de Ben, s’est dit «extrêmement satis-fait du travail en classe de mon fils. J’en suispresque tombée de ma chaise: jusque-là, les en-seignants s’étaient toujours plaints du manqued’engagement de Ben.»

Ce qu’a découvert par la suite Sherryl, c’estqu’Adam, comme de nombreux enseignants dela jeune génération, a décidé de s’inspirer de laméthode éducative «Classcraft», lancée l’andernier par son compatriote Shawn Young.Conçue comme un jeu de rôle, «Classcraft»transforme les élèves en une horde de guéris-seurs, mages et guerriers qui s’affrontent àcoups de points d’expérience (l’un de ces per-sonnages peut être découvert en p. 60). Pourgagner lesdits points, les adolescents peuventpar exemple rendre des travaux supplémen-taires, aider leurs camarades ou encore partici-per activement lors des cours. A l’inverse, ils

Longtemps cantonné aux classes préscolaires, l’apprentissagepar le jeu s’étend désormais à tous les niveaux de

formation. Même les très sérieuses écoles secondaires supérieures sont conquises. Quels sont les avantages

et les risques de cette ludification? Analyse.TEXTE | Patricia Michaud

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«une meilleure façon de véhiculer l’idée quel’apprentissage est réel, personnel et ancré dans une expérience contextualisée», constateSeann Dikkers dans une interview accordée àl’e-magazine vousnousils.fr. Ce professeur del’Université de l’Ohio a lui aussi choisi de muerses enseignements semestriels en un jeu de plu-sieurs dizaines d’heures, où les travaux devien-nent des quêtes servant à accumuler des points.

«Gamifier» leur classe – c’est-à-dire utiliser lastructure et les mécanismes du jeu – pour mo-tiver les étudiants n’est pas le seul moyen pourles pédagogues de faire entrer les activités lu-diques à l’école. De plus en plus d’enseignantsont recours aux contenus des jeux de rôle, desociété ou vidéo pour transmettre des savoirsou mettre en pratique des connaissances. En France, plusieurs projets ont été lancés afinde mieux exploiter le potentiel des «seriousgames» (lire en page 18). On peut citer les créa-tions, en 2013, du «Serious Game research net-work» au sein de l’Université de Toulouse etdu «Play Research Lab» à Valenciennes.

Les enseignants doivent redéfinir leur rôleLongtemps cantonné aux classes préscolaires,le jeu est donc en train de se faire une placetout au long du parcours de formation, jusquedans les niveaux secondaires supérieurs. Lesorigines de l’engouement pour cet outil péda-gogique sont à chercher du côté de la crise del’enseignement survenue à la fin des années2000. «Auparavant, les professeurs étaient lesdétenteurs du savoir. Mais depuis la générali-sation des smartphones, les élèves et étudiantsont toutes les connaissances à disposition dansleur poche», rappelle Gustave Brandys. Férude jeu sous toutes ses formes et coauteur dublog spécialisé «Gus and Co», cet enseignantgenevois de gymnase dispense plusieurs mo-dules de formation continue – au niveau can-tonal et fédéral – sur l’utilisation du jeu àl’école. «Les enseignants doivent donc redéfi-nir leur rôle, sortir du savoir pur et être da-vantage axés sur le savoir-faire.» M. Brandysprécise que pour une partie de la nouvelle gé-nération de professeurs, qui ont eux-mêmesbaigné dans la culture du jeu vidéo, il est toutnaturel d’y avoir recours en classe.

TROIS QUESTIONS ÀSerge DelafontaineAssistant à l’Institut d’informatiquede gestion de la HES-SO Valais-Wallis et auteur d’une étude surl’utilisation du jeu dans la forma-tion tertiaire.

Quelle est actuellement l’im-portance en Suisse du jeudans l’enseignement?L’école enfantine emploie cou-ramment le jeu comme méthoded’enseignement. Au niveau pri-maire, il commence à apparaître,tout comme aux niveaux secon-daire et tertiaire, de manièrecertes encore assez parcimo-nieuse. Les formes les plus utili-sées y sont les jeux de rôle et de simulations, ainsi que les défis cognitifs. C’est une phasede transition: de plus en plusd’enseignants souhaitent faire le pas mais sont découragés parles a priori culturels et le manquede formations spécifiques.

Quelles sont les raisons quipoussent les professeurs àludifier leurs cours?Il y a une forme de pression théo-rique, venue d’outre-Atlantique:les pédagogues entendent forcé-ment à un moment ou un autreparler de la gamification pédago-gique. Parallèlement, en Suisse,les sociétés spécialisées dans laformation continue – par exempleen entreprise — utilisent ellesaussi couramment le jeu pouraugmenter l’attractivité de leurscours, ce qui crée un exemple àsuivre.

Quels sont les principauxavantages et inconvénientsde l’apprentissage par le jeu?D’abord le fort pouvoir de motiva-tion de cette technique amusante.Cela s’avère particulièrement utilepour les tâches répétitives ou lamémorisation d’une longue listed’éléments. Du côté des inconvé-nients, le jeu n’est pas forcémentadapté à tous les types de per-sonnalités. Il peut par exemplecréer des blocages chez les per-sonnes les plus introverties.

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Les écoles helvétiques n’échappent pas à cetengouement pour une méthode d’apprentis-sage qui présente – selon ses défenseurs – denombreux avantages: source de plaisir et doncde motivation, le jeu permet non seulementd’intégrer et d’approfondir les connaissancesles plus «sèches», mais aussi d’impliquer lesélèves en tant qu’acteurs, voire de leur appren-dre la collaboration. De plus en plus d’ensei-gnants suisses, tous niveaux confondus,adoptent la philosophie du célèbre créateur dejeux vidéo Raph Koster, à savoir «Learning isthe drug» («c’est la volonté d’apprendre tou-jours plus qui rend le joueur accro», ndlr).«Lorsqu’il a du plaisir à apprendre, l’élève per-sévère», confirme Pascale Marro, rectrice de laHaute école pédagogique (HEP) Fribourg, quiforme les enseignants cantonaux des degréspréscolaires et primaires (découvrez son visageactuel en p. 62).

Meilleure intégration de la matièreCertains établissements primaires privés ontfait le pari de baser l’intégralité de leurs ensei-gnements sur l’expérimentation. C’est le cas del’école active de Malagnou, à Genève, qui en-courage les élèves à découvrir leurs propresstratégies d’apprentissage. Or, «à partir du mo-ment où l’on prône l’expérimentation, on ac-cepte forcément d’intégrer la composanteludique», note Emmanuel Bouvier, le respon-sable pédagogique de l’école. Selon lui, «lescours ex cathedra ne parlent souvent qu’auxbons élèves». Jouer et explorer afin de titiller lacuriosité des enfants permet au contraire de ral-lier le plus grand nombre. «Il n’est pas rare quelorsqu’ils sortent de notre école, les élèves bé-néficient de connaissances plus approfondiesque leurs homologues du public. C’est dumoins ce que nous ont rapporté des ensei-gnants du cycle d’orientation.»

A l’autre bout de l’échelle de la formation, Oli-vier Duvanel est lui aussi un inconditionnel du«learning by doing». Ce professeur en micro-technique à la Haute Ecole Arc Ingénierie or-ganise depuis huit ans des concours de projetspour les étudiants en ingénierie. «L’idée estpartie du constat que de nombreux jeunes aubénéfice d’un CFC se retrouvaient chez nousdans un contexte beaucoup trop théorique. Le

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taux d’abandon étant élevé, nous avons décidéde réagir en lançant des travaux pratiques mul-tidisciplinaires basés sur toute la théorie de lapremière année de cours.» Chaque équipe estdotée d’un budget de 1’000 francs, dont elle faitusage notamment pour sous-traiter certainesphases du projet. «Hormis la mise en pratiquede leurs connaissances, les étudiants ont doncl’occasion d’apprendre la gestion du personnelet des finances», souligne Olivier Duvanel, quiprécise que les résultats de l’expérience sontbluffants. «Le concours est un facteur de sti-mulation incroyable. En fin de projet, lesjeunes travaillent jusqu’à quatorze heures parjour sans que nous ayons à les pousser.»

Professeur en informatique de gestion à laHES-SO Valais-Wallis Haute Ecole de Gestion& Tourisme, Alexandre Cotting a pour sa partdécidé d’accroître l’intérêt de ses étudiantsgrâce à l’un des plus célèbres jeux de la planète:Lego. «Je forme des groupes de quatre ou cinqpersonnes, qui doivent créer une île paradi-siaque en Lego. J’endosse alors le rôle d’unclient souhaitant monter un business touris-tique sur place. Les étudiants doivent plancherensemble sur un projet concret.» Si le jeu nedure que quelques heures, le professeur y faitréférence durant le reste du semestre chaquefois qu’une notion théorique est en lien avecl’un des problèmes rencontrés. Alexandre Cot-ting constate que depuis qu’il utilise cette mé-thode, les étudiants intègrent mieux la matière.

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Par contre, peu de ses collègues profitent desbénéfices du jeu dans leur cours. Cette frilosité,il la met notamment sur le compte du manquede connaissance des outils à disposition.

Et le goût de l’effort?Selon Florence Quinche, professeure formatriceà la HEP Vaud, la réticence de certains péda-gogues face à la ludification de leurs enseigne-ments est plutôt un phénomène culturel.«Chaque année, je propose aux professeurs déjàen activité une formation continue sur le jeuvidéo. Il n’y a jamais d’inscrits!» A l’inverse, laformatrice constate que les futurs enseignants –du primaire, secondaire et gymnase – fréquen-tant actuellement les bancs de la HEP sont deplus en plus ouverts à l’utilisation pédagogiquedes jeux. «Une de mes étudiantes a, par exempleeu l’idée de simuler des voyages grâce à un jeuvidéo puis de faire écrire en anglais aux élèvesde sa classe de stage le récit de leurs aventuresfictives.» Interrogée sur l’éventuel risque – par-fois mis en avant par ses détracteurs – que l’ap-prentissage par le jeu tue le goût de l’effort chezles élèves, Florence Quinche (découvrez son vi-sage actuel en p. 62) rétorque «qu’il est totale-

ment erroné de penser que le jeu ne demandepas d’effort. Au contraire!»

Même son de cloche chez Gustave Brandys:«Il ne faut pas confondre plaisir et facilité. Lejeu peut être à la fois plaisant et difficile.» Dansses classes gymnasiales, l’enseignant genevoisutilise notamment les jeux de rôle afin de fairecollaborer tous les élèves à une quête d’infor-mations collective, par exemple sous formed’expédition scientifique virtuelle. Selon lui, ledanger potentiel de l’utilisation du jeu enclasse se situe ailleurs: «Il faut bien faire la dif-férence entre les jeux qui génèrent une moti-vation intrinsèque (le joueur est motivé parl’envie d’acquérir de nouvelles connaissances,ndlr) et ceux qui misent sur l’espoir d’une ré-compense extrinsèque.» Pour Gustave Bran-dys, les méthodes telles que «Classcraft» sontà l’image des gommettes à l’école enfantine:elles poussent parfois les élèves à travailler uni-quement pour obtenir un «su-sucre», qu’ils’agisse d’un autocollant ou de points d’expé-rience, sans réellement avoir d’intérêt pour lamatière apprise.

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