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LE COMBAT SPIRITUEL DE CHARLES PÉGUY A la mémoire et à l'intention de tous ceux qui participèrent à ce combat. En particulier de ceux et celles qui m'accordèrent leur confiance et même leur amitié : Mme Charles Péguy, Jac- ques et Raïssa Maritain, Charles Lucas de Pcslouan, Pierre Paris, Marcel Germaine, Charles-Pierre Péguy, Et, entre tous, mon ami et mon frère Pierre Péguy. « Le combat spirituel est plus dur que la bataille d'hommes. » Cette phrase célèbre de Rimbaud l'étude qu'on va lire en veut être l'illustration. Lorsque j'achevais, voici douze ans, un livre où j'avais déposé les résultats de trente années de recherches et de méditations sur l'homme Péguy et sur son œuvre (1), je croyais être allé au fond des choses. Je me trompais. La réalité est inépuisable. Des œuvres relues et mieux lues, la découverte d'œuvres nouvelles ou nouvellement présentées, l'étude approfondie de quelques travaux historiques et cri- tiques de grande portée, la participation à des Colloques ou Entretiens passionnés ; par-dessus tout, l'inventaire d'une masse considérable de lettres et documents demeurés inédits jusqu'à une date très récente ont profondément transformé la vision que je m'étais faite du drame spirituel que Péguy a vécu, lorsqu'au lendemain de sa redécouverte de la -foi — il refusait, on le sait, le terme de « conversion » — il a été contraint de s'enfermer dans une attitude pratique de refus de « rentrée » dans l'Eglise. Le combat qu'il a mené fut sévère. Il a mis en jeu les intérêts les plus hauts. Il a fait s'affronter des êtres d'une qualité morale et spirituelle exceptionnelle ; capables de dureté parfois ; plus souvent de maladresse ou d'erreur ; jamais de faiblesse ni de bassesse. (1) Péguy, l'Homme et l'Œuvre, Hatier, 1962 (2« édition 1973, 287 pages).

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Page 1: LE COMBAT SPIRITUEL DE CHARLES PÉGUY · 2021. 1. 21. · 308 LE COMBAT SPIRITUEL DE CHARLES PÉGUY PREMIER ACTE LA DOUBLE CONFIDENCE « Paris, 5 mars (1907) — Déjeuné avec Péguy

LE COMBAT SPIRITUEL DE CHARLES PÉGUY

A la mémoire et à l'intention de tous ceux qui participèrent à ce combat.

En particulier de ceux et celles qui m'accordèrent leur confiance et même leur amitié : Mme Charles Péguy, Jac­ques et Raïssa Maritain, Charles Lucas de Pcslouan, Pierre Paris, Marcel Germaine, Charles-Pierre Péguy,

Et, entre tous, mon ami et mon frère Pierre Péguy.

« Le combat spirituel est plus dur que la bataille d'hommes. » Cette phrase célèbre de Rimbaud l'étude qu'on va lire en veut être

l'illustration. Lorsque j'achevais, voici douze ans, un livre où j'avais déposé les résultats de trente années de recherches et de méditations sur l'homme Péguy et sur son œuvre (1), je croyais être allé au fond des choses. Je me trompais. La réalité est inépuisable. Des œuvres relues et mieux lues, la découverte d'œuvres nouvelles ou nouvellement présentées, l'étude approfondie de quelques travaux historiques et cri­tiques de grande portée, la participation à des Colloques ou Entretiens passionnés ; par-dessus tout, l'inventaire d'une masse considérable de lettres et documents demeurés inédits jusqu'à une date très récente ont profondément transformé la vision que je m'étais faite du drame spirituel que Péguy a vécu, lorsqu'au lendemain de sa redécouverte de la -foi — i l refusait, on le sait, le terme de « conversion » — i l a été contraint de s'enfermer dans une attitude pratique de refus de « rentrée » dans l'Eglise.

Le combat qu'il a mené fut sévère. Il a mis en jeu les intérêts les plus hauts. Il a fait s'affronter des êtres d'une qualité morale et spirituelle exceptionnelle ; capables de dureté parfois ; plus souvent de maladresse ou d'erreur ; jamais de faiblesse ni de bassesse.

(1) P é g u y , l'Homme et l 'Œuvre , Hatier, 1962 (2« é d i t i o n 1973, 287 pages).

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Le sentiment majeur qu'inspire ce combat est l'admiration. Admira­tion d'ordre esthétique, n'hésitons pas à le dire ; mais qui dépasse l'esthétique. Les héros en sont des êtres de chair. Il ne s'agit pas pour eux d'un jeu, si noble soit-il. Il y va de tout : le salut de l'âme, la paix du cœur, la vie même. Un homme a entendu un appel. Répondra-t-il ? Quand ? Et comment ? Certains de ses amis l'exhortent, le sup­plient, le forcent, le menacent presque. D'autres le mettent en garde, le retiennent. Il hésite, i l résiste, i l attend. Quoi ? ... Pourquoi ? Et cela dure des années. Jusqu'à sa mort. Les « actes », comme dira dom Baillet, l'un des protagonistes, ne seront pas posés. Pourtant, n'en doutons pas, la réponse de Péguy fut celle que Dieu attendait. Non la plus simple ni la plus facile ; la plus difficile au contraire. Mais la plus vraie, la plus souplement adaptée aux exigences multiples et contradictoires de la réalité où cet homme élu avait été placé.

L'étude qu'on va lire ne contient à proprement parler aucun inédit , mis à part quelques extraits des lettres de Louis Baillet que Dom Bergeron, moine de l'abbaye de Solesmes, qui prépare sur ce prêtre ami de l'auteur d'Eue un ouvrage où i l publiera in tégra l ement la correspondance des deux amis, m'a autor isé à utiliser avant lui. Elle s'appuie sur des textes peu ou mal connus et surtout sur des documents versés en 1965 par les hér i t i ers du poète au Centre Char le s -Péguy d'Orléans que dirige M . Auguste Martin. Ceux-ci ont é t é inventor iés et c lassés par une é q u i p e de recherche du C.N.R.S. que j'ai l'honneur de diriger. Certains d'entre eux, qui sont la base m ê m e de cette é t u d e ont fait l'objet d'une publication toute récente .

I o En 1972 la Correspondance Péguy-Maritain, pub l i ée par M. Auguste Martin dans les Feuillets de l'Amitié Péguy (n o s 176 et 177) avec d'utiles commentaires et un trop bref mais admirable Avant-Propos (humble, ferme et lucide) du vieux « paysan de la Garonne ». 2° La correspondance Péguy-Marix (un de ces amis juifs « mystiques » si chers au c œ u r de P é g u y ) publ i ée et « s i tuée » par Jacques Viard dans un article du n u m é r o spécial de la Revue d'Histoire littéraire de la France (avril 1973) : « P r o p h è t e s d'Israël et annonciateur chré t i en d'après les archives des Cahiers ». Pres­que tous les textes de P é g u y que j'ai c i tés sont empruntés au tome II des Œ u v r e s en prose dans l 'édit ion de la P l é i a d e (référ. : Pr. II) ; quelques-uns aux Lettres et Entretiens publ iés il y. a long­temps par Marcel P é g u y (référence L . E.). Les t é m o i g n a g e s des Maritain sont tirés du livre cé lèbre de Raïssa les Grandes Amitiés (1942) et du Carnet de Notes de Jacques (Desc lée , 1965). Qu'il me soit permis de rendre ici hommage à la magistrale thèse de Pie D u p l o y é O.P. la Religion de Péguy qui m'a ouvert tant de voies nouve l l e s . » Et de dire enfin que ces pages sont l'ultime travail d'approche d'un Péguy devant Dieu que j'ai cru facile à écr ire , qui a vigoureusement résisté , mais qui, je l 'espère, verra le jour à l'automne, chez Desc l ée de Brouwer.

B. G.

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PREMIER ACTE LA DOUBLE CONFIDENCE

« Paris, 5 mars (1907) — Déjeuné avec Péguy chez ma mère, note Jacques Maritain dans son Carnet. Comblé de joie par ce qu'il me dit de lui (Il a fait le même chemin que nous). « Le Corps du Christ est plus étendu qu'on ne pense. »

Le 11 juin 1906, au terme d'une longue quête spirituelle poursuivie en compagnie de Péguy depuis 1901, lorsqu'ils fréquentaient ensemble pas­sionnément les cours de Bergson, Jacques, Raïssa et sa sœur Véra avaient été baptisés catholiques en l'église Saint-Jean-Baptiste de Mont­martre. Léon Bloy était leur parrain. Puis le jeune agrégé de philoso­phie — i l avait 24 ans — muni d'une bourse, était parti avec sa femme pour Heidelberg. Ils n'avaient révélé leur secret à personne ; ni à Péguy, ni aux parents de Raïssa, juifs ukrainiens très fidèles, ni à Mme Favre, agnostique et anticléricale farouche. D'inévitables indiscrétions s'étaient produites. « Je pars pour Paris, écrit Jacques Maritain dans son Carnet le 1e r mars. (Maria Vilbouchévitch nous a écrit que les parents de Raïssa mis au désespoir par notre conversion sanglotent toute la journée.) Je descends chez eux (...), j'arrive, non sans peine à les apaiser, à leur faire comprendre que leurs enfants ont trouvé le bonheur... »

« Moins de chance avec ma mère, ajoutait-il. Le 3 mars, je déjeune chez elle et je lui apprends notre conversion : c'est une catastrophe pour elle. Trahison de tous ses espoirs et de son rêve de me voir continuer Jules Favre... » Et Raïssa précise : « C'est l'idéal de l'éman­cipation des hommes qu'elle nous reprochait de trahir. » Telle était la situation lorsque le 5 mars, chez Mme Favre, les deux amis se firent leur double confidence. « Il a fait le même chemin que nous. » Cette formule rapide recouvre des différences profondes. Je ne puis, ni ne veux ici jalonner le « chemin » suivi par les deux amis. Mais i l est certain qu'ils n'étaient pas partis du même point (Péguy avait été à sa naissance, baptisé catholique) et qu'en mars 1907 ils n'étaient pas à la même étape. (Péguy n'avait pas repris la pratique des sacre­ments.) Etaient-ils passés par les mêmes sentiers ? En partie assuré­ment. Le rôle libérateur de Bergson avait été pour tous deux décisif, mais d'autres influences avaient joué sur l'un et sur l'autre qui ne les poussaient sûrement pas dans la même direction. A travers cer­tains de ses amis (Bernard Lazare, Eddy Marix) pour qui son admi­ration et son affection furent très vives (Pie Duployé naguère, plus récemment Jacques Viard l'ont prouvé), Péguy avait été profondément marqué par la mystique juive. Les Maritain avaient rencontré Léon Bloy qui les avait littéralement envoûtés. Or, cette influence, Péguy l'avait connue et violemment repoussée. « Elle comptait sur Péguy, écrit Raïssa, parlant de Mme Favre, pour défaire ce que Bloy seul avait fait, pensait-elle. Mais Péguy» Péguy, certes, était mal placé, à cette date, pour écarter son ami Jacques du catholicisme. Cependant, on le verra plus tard, Mme Favre ne se trompait pas tellement lorsqu'elle espérait en lui pour compenser, équilibrer l'action spiri­tuelle d'un homme aussi excessif que l'auteur de la Femme pauvre et du Salut par les Juifs.

En 1905, les Maritain avaient fait lire à Bloy, qui ignorait Péguy, les magnifiques pages sur la misère du Cahier De Jean Coste (1902),

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Aussitôt Bloy avait écrit à Péguy une lettre enthousiaste : « Vieux captif de la misère, n'ayant pas, à soixante ans, réussi à m'évader ; mais tout de même, cramponné encore à l'espérance, je vous remercie d'avoir, sans me connaître, pris la peine d'écrire pour moi cette remar­quable page... » Péguy n'avait pas répondu. Etait-il jaloux qu'une autre influence spirituelle s'exerçât si fortement sur ses amis ? Expli­cation évidemment insuffisante. Raïssa dans les Grandes Amitiés a émis l'hypothèse que Péguy fut jaloux de sa propre indépendance : « Nous comprîmes plus tard que, subissant une évolution très pro­fonde et réellement très personnelle, il ne voulait pas que l'on pût dire qu'il avait subi l'influence d'un autre et surtout celle de Léon Bloy pour qui, il nourrissait une singulière antipathie » (p. 236). C'est en effet très probable. Cette « singulière antipathie », i l suffirait de citer quelques passages du Salut par les Juifs pour la comprendre. Certes, nul n'était plus que Péguy capable de soutenir l'affirmation de saint Paul : « Salus ex Judaeis est » (Le salut vient des juifs). I l l'a fait abondamment dans le Dialogue Charnel et dans Eve (et en bien d'autres pages de son œuvre!). Mais pouvait-il supporter de lire au chapitre VIII "du Salut : « Rigoureusement parlant, je sais bien que les Israélites peuvent être appelés « mes frères », au même titre, j'en ai peur, que les plantes ou les animaux. Mais les aimer comme tels est une proposition qui révolte la nature ? » Peut-être la petite juive qui avait pénétré dans l'intimité du « vieux lion, plein de rayons » — comme dira Jacques un jour de juin 1908 — pouvait-elle supporter ces paroles qu'elle jugera pourtant plus tard « parfois inadmissibles », et qu'elle comparera à des « noirs qui sont de vraies taches ». Péguy, non juif mais ami et admirateur passionné de quelques juifs mysti­ques qui lui étaient apparus « ruisselants de la parole de Dieu », ne le pouvait pas.

Avouons-le. Nous sommes décontenancés. Nous suspendons notre jugement ; mais nous éprouvons une espèce d'angoisse spirituelle. Nous sommes ici — et ce n'est pas la dernière fois dans cette his­toire ! — en face d'un des phénomènes les plus irritants, les plus scandaleux même de la vie spirituelle : la pluralité des voies pour ceux qui, pourtant, sont entrés dans la seule Voie ; les explosions de mépris, de colère des uns contre les autres, de ceux qui sont et qui se croient les fils d'un même Père et qui vivent dans le même Amour.

« Comblé de joie ! » Merveilleux moment « où l'âme s'ouvre toute ». Maritain fut-il étonné ? i l ne le dit pas, comme si déjà i l avait deviné, comme s'il savait depuis longtemps où l'auteur des Situations allait nécessairement aboutir. Péguy, lui, fut surpris : « // parut un peu étonné que nous ne l'eussions pas attendu. » Notation souriante, fine et juste de Raïssa. Péguy était l'aîné — de dix ans ou presque (et même, aux Cahiers, i l était le patron). Ce titre d'aîné, nous verrons qu'il y tenait... Mais enfin, tout cela n'est rien, comparé à ces quelques mots : « Le Corps du Christ est plus étendu qu'on ne pense. » C'est Péguy qui les a dits — les guillemets le prouvent — et i l les a dits dès le premier moment. C'est capital. Certes, cette phrase n'explique pas le mystère ! mais elle le révèle, le mesure. Elle nous permet dès maintenant, de comprendre à quel niveau se situeront — au-delà de cette fragile joie d'un jour — les incertitudes, les incompréhensions, les déchirements. Mme Favre, bien entendu, n'avait pas été mise

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dans la confidence de Péguy qui avait demandé à ses amis de lui « garder le secret jusqu'à nouvel ordre ». Cela aussi est très impor­tant. Tout ce qui va suivre en est éclairé. Péguy n'était pas seul. I l était à la tête d'une Compagnie d'hommes libres qu'il avait pris en charge, qui lui avaient accordé leur confiance. Depuis près de dix ans, i l faisait appel à eux, s'appuyait sur eux. Il les voyait souvent partir ; mais beaucoup demeuraient fidèles et d'autres venaient vers lui, lui donnant force et courage. Maintenant qu'il était « revenu dans la maison du Père », comme i l l'écrira dans le Dialogue charnel, i l devait se considérer non plus seulement comme le chef d'une troupe de compagnons qui avaient décidé de faire route ensemble sur cette terre, mais comme ces curés des bonnes paroisses de France qui apparaîtront en 1914 dans l'évocation de la résurrection des morts de son poème d'Eve. Il avait charge d'âmes. Les abonnés étaient ses fidèles. Il ne devait pas les scandaliser, les heurter, les braquer. Depuis longtemps ceux qui — comme Daniel Halévy — savaient lire, avaient deviné le message qu'il leur donnerait un jour. Il avait mul­tiplié les signes, les clignotants, mais i l devait être prudent. Les « pensées à longue échéance » — dont i l parlait mystérieusement dans un de ses premiers Cahiers — étaient arrivées à maturité. Pour lui ! Mais pour les abonnés ? Il semble que les Maritain n'ont pas compris cela d'emblée. D'où certaines pressions précipitées et malheureuses. Us l'ont compris plus tard. Dans les Grandes Amitiés, avec beaucoup de douceur et un léger sourire, Raïssa devait parler de ce « troupeau d'élus que Dieu lui aurait donné à paître », qu'il devait « amener tous ensemble à l'unique bercail... »), (p. 267). Mais c'était en 1941. Trente ans avaient passé. De terribles déchirements s'étaient produits.

DEUXIEME ACTE LES « MISSIONS » DE JACQUES MARITAIN

Jacques Maritain était reparti pour Heidelberg le 7 mars. Le 11 mai, i l recevait la visite d'Eddy Marix, un de ces Juifs mystiques tant aimés par Péguy : 27 ans, passionné des textes sacrés, de santé très délicate, venu en Allemagne pour une cure, mandaté vers lui par Péguy. Le 13 mai, Marix rend compte de sa mission, dans une lettre pleine d'allégresse : « J'ai trouvé notre ami un peu maigre. Mais ce qui est tout à fait bon, ce sont les dispositions de l'esprit et le contentement intérieur de notre ami. Nous avons causé en toute sincérité. Jacques reste un philosophe. Il a gardé toute sa liberté d'analyse. Sa foi est en quelque sorte une hypothèse fervente. Il est bergsonien. L'Evolution créatrice lui cause une satisfaction profonde. Enfin, nous avons parlé des textes sacrés. Je n'ai pas hésité à lui confier mes intentions et mes projets historiques et leurs liens avec les vôtres. Je lui ai dit mes premières réflexions en faveur de la tradition juive contre le christianisme ; ce qui ne l'a pas empêché d'approuver certains de mes points de vue. Je pense qu'il nous sera un puissant auxiliaire dans tout ce travail. Nous aurons en tout cas une direction commune contre Renan... »

Le 15 mai (selon toute vraisemblance le jour même où i l reçoit cette lettre de Marix) Péguy lance vers Maritain un bulletin de général en chef : « Mon cher Jacques, j'ai besoin que vous vous fassiez libre du jeudi 27 juin au lundi 5 août, pour pouvoir faire aux

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Cahiers, la suppléance de Bourgeois. J'ai besoin aussi que nous causions par ordre dans le même temps. Vous êtes une pièce essentielle de mon système et j'ai très grand besoin de faire, pour l'achèvement de cette huitième série, un examen général... » Le 24 mai, nouvelle lettre, non moins impérative, mais plus explicite — réponse probable à une lettre de Maritain qui n'a pas été conservée. Péguy commence par un savoureux « je n'ai pas coutume de vous donner des conseils... » Après quoi i l organise la vie de Maritain — matérielle et intellectuelle — dans les moindres détails ; la voulant étroitement mêlée à la sienne pendant les mois et les années qui vont suivre :

« Nos différentes campagnes — (encore le « chef de guerre ») — se présenteraient de la façon suivante : vous reviendriez ici, comme vous le dites, au commencement de juillet, et vous rempla­ceriez Bourgeois pendant quatre semaines, sans vous fatiguer d'ail­leurs, et en pouvant travailler pour vous autant que vous voudrez, car il ne s'agit que d'un simple remplacement de présence.

Dans le même temps nous pourrions causer et conférer tous les deux autant qu'il est devenu nécessaire. Non qu? je veuille revenir sur la conversation décisive que nous avons eue quand vous nous avez visités à Paris. Mais au contraire je veux pousser tout cela plus avant et organiser désormais notre amitié dans le détail. Pour vous donner un exemple particulier de ce que j'en­tends par là. j'ai des amis qui se sont réfugiés depuis plusieurs années dans Vile de Wigíit (peregrinantes apud Anglos) et depuis tout ce temps je suis presque sans nouvelles d'eux, sauf une que je vous ai transmise. Il me semble qu'il vous revient de rétablir définitivement avec eux ma communication spirituelle.

Votre mère et votre sœur ont été reconduites, par éliminations successives de toutes les autres hypothèses, à chercher une maison d'été entre Palaiseau et Orsay. Voyez comme il serait salutaire que nous fussions voisins et habitués pendant plusieurs mois.

Vous retourneriez en Allemagne au commencement de l'année prochaine, dans les conditions et sous la réserve que vous dites. Vous en reviendriez avec une thèse prête, ce qui me parait aujour­d'hui très important. J'ai en effet, depuis que je vous ai vu, des vues que je vous soumettrai sur les situations temporelles que vous devez occuper.

A certains égards et dans certaines parties, notamment sur le livre de Bergson, je suis dans votre sens non seulement beaucoup plus que vous ne le croyez, mais beaucoup plus que vous n'y êtes vous-même. Je vous réserve peut-être dss surprises.

Donnez-nous sans tarder votre réponse ferme dans le sens que je vous demande, et où vous paraissez incliner vous-même.

Votre dévoué, CHARLES PEGUY. »

Nullement choqué par le ton de Péguy, Maritain répond le 31 mai : « Je suis aussi pressé que vous, d'organiser notre amitié dans le détail et j'ai grande joie à penser que je puis désormais (seul peut-être de tous vos amis) vous rendre certains services spirituels. » « Ne manquez pas, ajoutait-il avec une fraternelle douceur et une humilité évidemment non feinte, de me considérer à ce sujet comme je dois l'être, c'est-à-dire comme votre serviteur. »

Ces diverses lettres posent de nombreux problèmes qu'il n'est pas question de résoudre ici. Notons cependant l'importance accordée à l'Evolution créatrice — dont la publication avait été le grand événe­ment intellectuel de l'année. Dans un texte — resté longtemps inédit —

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qu'il écrivit au cours de l'été 1907 (on ne peut préciser davantage) et auquel fut donné pour titre Un Poète l'a dit, Péguy devait laisser échapper quelques réserves — discrètes, mais fermes — sur la der­nière œuvre de son maître. I l parlerait de « cette philosophie (...) qui est bonne, (...) mais qui, de ce qu'elle est contemporaine des modernes, vient précisément de recevoir, ainsi que nous le mon­trerons peut-être quelque jour en détail, quelques atteintes, quelques commencements de contamination... » Etait-ce là cette « surprise » annoncée le 24 mai à Maritain ? C'est une des énigmes de notre histoire. Enigme aggravée par la phrase de Marix dans sa lettre du 13 mai... et inversement par la lettre de Maritain le 31 mai ou étaient esquissés plusieurs thèmes annonçant déjà une vigoureuse critique de la philo­sophie bergsonienne...

Mais laissons en paix — quelle qu'ait pu être son importance dans les successives et diverses démarches de Péguy et de Maritain, la pensée de Bergson. Ce qui doit retenir, dans l'immédiat, notre attention (mais cela même qui paraît simple n'est pas sans poser de difficiles questions) c'est le service d'ordre spirituel que Péguy demandait à son ami, celui de le réinsérer dans la communion de l'Eglise, par l'intermédiaire d'un de ses ministres, dom Baillet. Ainsi apparaît, à travers une phrase solennelle et mystérieuse, le troisième protagoniste de ce drame spirituel.

A l'heure où Péguy s'était « débarrassé de son catholicisme », comme i l disait alors, Louis Baillet, Orléanais et « barbiste » (compagnon de la fameuse « Cour rose ») était entré au grand séminaire d'Issy, puis chez les bénédictins de Solesmes. Les lecteurs attentifs des premiers Cahiers le connaissaient bien : « J'ai un ami qui est resté catholique, ou, ce qui revient au même, un catholique est resté mon ami. Je le vois quelques heures tous les deux ou trois ans quand il passe à Paris. Car c'est aussi un provincial. Mon ami est prêtre.

— Vous avez un ami qui est prêtre catholique ? — J'ai un ami qui est devenu prêtre catholique. Il est resté mon

ami. C'est une amitié qui, pour aujourd'hui ne vous regarde pas. Si j'étais resté catholique, sans doute je serais devenu prêtre avec lui. »

Ainsi parlait Péguy le 13 avril 1900 dans le Cahier intitulé : Toujours de la Grippe. Baillet fut donc pour lui, dans le domaine de la foi, l'interlocuteur privilégié. Ange ! Messager de Dieu. « J'ai reçu ce matin une lettre de Baillet me commandant des bouquins, écrivait Emile Boivin, de Paris où i l partageait la vie militante du dreyfusard Péguy, le 28 février 1899. En tête, une petite croix ( + ). 77 signe : Louis Baillet, acolythe. N'empêche qu'il s'abonne au Mouvement socialiste pour six mois. » Et Péguy écrivait à André Bourgeois, le 1 e r septembre 1900 : « Mon ami, Louis Baillet, m'avait promis, avant d'entrer au séminaire, qu'il viendrait me voir, où que je fusse, immédiatement après son ordination. Il est venu. Ordonné il y a quelques mois, il est venu à Saint-Clair, il y a plusieurs semaines. Il a dit sa messe à l'église le matin et a passé la journée avec moi. Cela est indispensable. » Enfin, Baillet dans sa lettre du 16 avril 1909, à propos de la béatification de Jeanne d'Arc : « Te rappelles-tu nos conversations sur elle (c'est lui qui souligne) à Issy et sur les bords de la Loire ? » Et i l ajoutait ces mots qui vont loin : « Nos voies se séparèrent ; nos cœurs restèrent toujours étroitement unis et toujours Jeanne d'Arc fut celle à qui je confiai le soin de te rendre la lumière, la paix, la joie, le bonheur. »

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« Donne moi, dira-t-il encore, des nouvelles de tes enfants. Ton grand Marcel a dû bien changer depuis que je déposai un baiser sur son front, quelques jours après mon ordination, quelques instants après avoir dit la messe dans l'église de ton village... »

Ces textes — trop rares mais précis — permettent de mesurer le caractère tout à fait hors de l'ordinaire de l'amitié qui unissait Péguy et Baillet : virile et tendre, charnelle et mystique. A leur lumière qui ne comprendrait que le premier soin de Péguy, après son retour à la foi, ait été de rétablir avec cet ami sa communication spirituelle. Introduction naturelle, normale — seule possible à cette date — à son retour dans la communion catholique au Corps du Christ. Cepen­dant, on ne peut pas ne pas se demander pourquoi il jugea nécessaire d'utiliser pour cela un chargé de mission. Oui, sans doute, i l n'aimait pas les voyages ! mais enfin, l'enjeu était grand et l'île de Wight n'était pas au bout du monde ! On se prend à rêver sur ce qui aurait pu arriver, si Péguy lui-même — jouant dans la réalité cette parabole du Fils prodigue sur laquelle il a tant pleuré — était allé se jeter dans les bras de Baillet... ou si Baillet, écoutant ce premier mouvement dont i l a parlé plus tard, était parti voir son ami... Mais à quoi bon rêver ? Seuls comptent les faits.

Or, les faits sont vraiment étranges ; les lettres conservées au Centre Péguy nous révèlent, en effet, qu'au moment même où Péguy mandait Maritain vers Baillet, il alla, lui-même, passer quelques jours de vacances chez Eddy Marix au Tréport. Que dis-je vacances ? C'est de retraite qu'il faut parler. « Mon cher Eddy, écrivait-il le 20 août 1907, je tiens beaucoup à vous aller voir, non point pour me reposer, ce qui ne m'a jamais réussi, mais pour me recueillir avec vous et faire une retraite avant de commencer cette neuvième campagne... » « Votre chambre vous attend », répondit aussitôt Marix. Nous savons que Péguy a occupé cette chambre au début de septembre. Ce que furent les entretiens des deux amis, nous ne pouvons que le deviner. Jacques Viard a noté que le 14 août, à son retour à Paris, Péguy écrivit à Marix pour lui dire que s'il ne lui avait pas adressé les bonnes feuilles du texte (déjà imprimé) de Un Poète l'a dit, c'est que ce texte — selon un phénomène classique de la création littéraire — s'était fortement accru « entre les premières et les deuxièmes épreu­ves ». Or, se reportant aux divers états du texte que nous possédons aujourd'hui, i l a découvert que, pour l'essentiel, ces accroissements portaient sur des questions religieuses. On peut ainsi mesurer, de façon précise, la nature et la profondeur de l'influence alors exercée sur Péguy par ce « prophète juif ». Ici encore, nous pouvons rêver sur les moyens que Dieu emploie « lorsqu'il veut nous atteindre ». Relevons — avant de quitter Marix qui va s'effacer — les derniers mots de sa lettre, mots gamins et rieurs qui visaient l'un des grands adversaires de Péguy dans son combat contre le parti intellectuel et le monde moderne, Le Clerc de Pulligny. Ils nous révèlent à nouveau, en même temps que sa foi, les raisons de sa prudence à la publier : « Puissiez-vous alors n'avoir que de bonnes nouvelles à me donner — Dieu le veuille (c'est lui qui souligne), pouvons-nous dire entre nous sans fausse honte, mais que Pulligny ne l'entende pas ! Cela lui ferait peine !... »

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TROISIEME ACTE LA CONTRE-AMBASSADE ET LE REFUS DE PEGUY

24 août 1907 : « Chargé de mission par Péguy, j'arrive à l'île de Wight, à l'abbaye d'Appuldurcombe. Baillet-Dom Delatte. Il dit que Péguy doit tout donner, ne pas attendre. Je suis chargé d'une contre-ambassade, lui dire qu'il doit faire baptiser ses enfants. »

Notes trop brèves ; obscures et même équivoques. Qui désigne « Il » ? Dom Delatte ? Dom Baillet ? Les deux sans doute. Quel prêtre pouvait-il alors tenir à Péguy un autre langage ? Les dernières lettres de Baillet montreront bien que, sur ce point i l n'a pas cédé. Mais i l est des nuances dans l'art de conseiller et surtout d'ordonner. Si l'on en croit Raïssa qui fait formellement allusion au « dissentiment » de Péguy « avec Solesmes, qui l'avait profondément blessé », on est en droit de penser que c'est dom Delatte d'abord, qui a parlé avec force et autorité, exigeant l'application intégrale des commandements. Intuitif, sensible, ami du foyer de Péguy, Baillet a certainement réagi de façon plus humaine : « En août 1907, écrira-t-il le 16 avril 1909 à Péguy, au sujet de qui ses amis l'avaient alors inquiété, tu m'as député Maritain à Appuldurcombe. Ma joie fut telle que mon premier mouvement fut de demander la permission de t'aller voir ; le premier mouvement du père Abbé fut également de m'envoyer te rendre la visite que tu me faisais par procuration. La réflexion nous montra vite l'inopportunité d'une telle infraction à nos coutumes monastiques. Mais je grillais depuis du désir de t'écrire. Maritain t'a-t-il dit tout ce que je désirais te témoigner de tendresse fraternelle ? Moi-même ai-je pu le lui faire comprendre ?... » Pas de visite ; pas de lettre ; une contre-ambassade !... Dura lex ! Ne jugeons pas. Notons seulement que, ce jour-là, Jacques n'a pas écrit dans son Carnet : « comblé de joie ». Le drame commençait.

Sur sa nature exacte et ses causes profondes, les documents ré­cemment publiés — surtout si on les rapproche de textes de Péguy, essentiels (mais demeurés longtemps inédits) comme le Dialogue de l'Histoire et de l'Ame charnelle — ont modifié assez profondément mon jugement. A la suite des Tharaud, de Raïssa et de beaucoup d'autres (dont mon ami Pierre Péguy), j 'a i longtemps pensé que la difficulté capitale se situait dans le refus de Mme Péguy de suivre son mari. Le respect de la liberté de l'autre — surtout de cet autre privilégié qu'était l'épouse, la mère de ses enfants — était chez Péguy une exigence absolue. Il l'avait montré, au début de sa carrière, lors-qu'interrompant brusquement la polémique serrée qu'il menait alors contre Jaurès, i l avait pris fermement position en sa faveur contre ses adversaires (socialistes ou autres) qui l'avaient bassement accusé de lâcheté parce que, cédant au désir de sa femme, i l avait accepté que leur fille fît sa première communion. Il serait donc absurde de refuser cette explication. Et de la minimiser. Même si, comme le dit Raïssa (p. 270), et comme me l'a dit souvent Pierre Péguy, les Tharaud, « amateurs », romanciers, qui d'ailleurs n'ont pu suivre le drame que de l'extérieur et qui n'en ont eu que des échos indirects ont faussé les choses, cette opposition fondamentale a certainement existé. Et elle a sûrement joué un rôle important dans le refus obstiné de Péguy. Mais là n'est pas l'essentiel.

Ce que fut cet essentiel, i l est difficile de le formuler. Surtout

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si l'on n'est pas, si l'on ne veut pas être un théologien. Mais i l est possible et même facile de le sentir, dès qu'on se trouve en présence des lettres de Maritain postérieures à son retour de l'île de Wight. Affirmatives, doctrinaires, elles ne pouvaient avoir pour résultat que de bloquer Péguy dans son attitude d'attente, sinon de refus. Celui-ci, dit Raïssa, avait « reçu Jacques avec tendresse ». Sans pour autant faire le pas décisif auquel i l était invité. Avant de repartir pour Hei-delberg, Jacques avait donc décidé de rédiger pour son ami une mise au point de sa propre position. Plus exactement, c'était une véritable rétractation de celle qu'il avait prise dans leur dernière conversation : « Mon cher Péguy », commençait-il... Mais, pour donner à sa lettre la force d'une consultation de théologien, de directeur spirituel, i l parlait de son ami à la troisième personne, le désignant par le nom de Pierre (qui était, en effet, un de ses prénoms dont i l avait souvent usé dans ses premiers essais).

Mise en garde et presque mise en demeure, cette lettre a l'intérêt de mettre à nu deux des principaux obstacles qui ont empêché la réintégration par Péguy de la Communauté. Le premier réside dans la conception même de la Vérité. « Ce qu'il (Pierre) m'annonçait (il s'agit évidemment de sa décision d'ajournement) et la pensée d'avoir -à le contrister m'ont fait tant de peine que je me suis mis à essayer de le comprendre au lieu de regarder la Vérité... » (c'est moi qui souligne). Péguy à cette date (il le fut jusqu'à la fin, i l l'était depuis toujours) était convaincu que si la Vérité existe, que si Dieu est la vérité, aucun homme, aucun docteur ne peut, dans le domaine des réalités artistiques, morales et religieuses, la proclamer ni surtout l'im­poser aux hommes dans une doctrine, dans des croyances, dans des credo, dans des catéchismes. C'était le point central de la bataille qu'il menait depuis six ou sept ans contre le Parti intellectuel. Tout récem­ment encore, le 3 février 1907, dans le onzième Cahier de la VI I I e série, i l venait précisément de développer son admirable théorie sur la résonance des voix sur les grandes métaphysiques, langages de la créa­tion, langages éternels, qui ne peuvent être ni remplacés, ni dépassés. Cette théorie qui avait enthousiasmé Marix n'avait sans doute pas heurté Maritain puisque la rencontre du 5 mars est postérieure. Ce­pendant, à l'oreille la moins avertie, cette admiration de ce que nous appellerions aujourd'hui le pluralisme, rendait un son bien autre que la lettre terriblement dogmatique de Maritain qui ne cessait de faire appel à l'Eglise enseignante, à ses commandements, à ses règlements, à l'absolue nécessité pour tout chrétien d'abord de se mettre en règle. Ce qui nous frappe dans cette lettre, ce n'est pas seulement la passion de convaincre (qui va jusqu'à la menace), ce n'est pas l'habileté de la dialectique (qui est grande, certes !), ni même la violence (Vade rétro me Satana ! ose crier Maritain à Péguy comme Jésus l'avait fait à saint Pierre!), c'est une sorte de fanatisme de la vérité : « Mon cher Péguy, dites bien à Pierre que je ne veux pas le forcer, mais lui montrer la Vérité, que je vois. » Nous aurons à nous rappeler ce ton, ces formules, lorsque Péguy, deux ans plus tard, laissera éclater sa colère et sa désolation.

Le second obstacle, celui que s'acharne à détruire la lettre tout entière, nous l'avons déjà rencontré. Proclamer officiellement sa rentrée dans l'Eglise, pour le directeur des Cahiers, à cette date, c'était pratiquement les saborder. Or, les Cahiers étaient sa vocation

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propre, comme l'avait été pour Jeanne, la libération de la France. Il devait, lui aussi, obéir à ses voix. C'est-à-dire rester fidèle à ceux qui lui avaient fait confiance ; non pas se perdre avec eux, mais les sauver avec lui, par des moyens singuliers, nouveaux, non enregistrés dans les Codes et les Règlements, mais seuls possibles, seuls efficaces et qu'il fallait inventer. Contre quoi Maritain s'insurgeait, multipliant formules et démonstrations :

« L'action la plus belle du monde, et que nous jugeons la plus glorieuse pour Dieu, si elle exige pour être faite qu'on viole le plus petit commandement de Dieu, il faut s'abstenir de la faire, et la sacrifier à Dieu. Car Dieu n'a pas besoin de cette action, et c'est nous qui la jugions utile, mais c'est lui qui nous com­mandait. Si donc il était vrai que l'œuvre de Pierre, pour être faite, exigeât de retarder seulement d'un jour un commandement de Dieu, Pierre ne doit pas la faire, mais la sacrifier à Dieu (...) Rentrer dans l'Eglise, redevenir vivant dans le Corps de Jésus-Christ, recevoir la vie et la nourriture de la grâce comme un fils fidèle et non prodigue, ce n'est pas, ce n'est d'aucune manière et à aucun degré une œ u v r e , qui a besoin de mûrir, c'est un devoir, qui est tout mûri dès qu'il est vu ; ce n'est pas une œuvre, qui est relative et qui prend du temps comme tout ce qui est des hommes, c'est un devoir, qui est absolu et immédiatement éternel comme tout ce qui vient de Dieu. »

Péguy a-t-il répondu ? Nous l'ignorons. En tout cas, i l ne changea rien à son comportement. Ni les abonnés, ni peut-être sa famille ne connaissaient son retour à la foi. Au reste, entre Maritain et lui, le dialogue continuait ; assez détendu, mais plus en surface. Le 7 octo­bre, Jacques (qui, à travers Léon Bloy, méditait alors intensément sur les apparitions de la Salette) écrit à son ami une longue lettre qui n'aurait guère d'intérêt (étant donné l'indifférence de Péguy à cette dévotion mariale), si elle ne se présentait comme un petit traité A Propos de Jeanne d'Arc, destiné à démontrer une « analogie éton­nante entre le mystère de Jeanne d'Arc et le miracle de la Salette ». Elle ne pouvait guère servir et elle n'a guère servi à l'auteur du Mystère de la Charité, mais elle est un signe important et même une sorte de preuve, que, dès 1907, c'est-à-dire deux ans plus tôt que nous ne le pensions, Péguy avait repris sa méditation sur Jeanne, et que peut-être même il avait décidé de faire de son drame un « mystère ».

En décembre, longue lettre de Raïssa : Vie de saint François d'Assise (suite) (Mme Gervaise Clarisse Colettine se réclame de saint François dans le mystère). En mai 1908, les Maritain rentrent à Paris. Péguy certainement redoute une rencontre. Il accepte pourtant un déjeuner chez Mme Favre. « Je consens d'y aller s'il est bien entendu que chez votre mère nous vivons dans la paix du cœur », et i l signe ce bref billet : « Votre aîné » ! Le 26 juillet, les Maritain déjeunent chez les Péguy. Jacques note son « affliction extrême », sa « peine exces­sive ». Raïssa précise : « Il est épuisé de soucis, fatigué, malade ; et les siens ne le suivent pas dans son évolution spirituelle. » Péguy en­trait, en effet, dans la période la plus douloureuse de sa vie, qui allait le conduire aux limites du désespoir, à la tentation suprême du suicide. De cette crise terrible où tout s'est alors réuni pour l'accabler, i l est pourtant sorti vainqueur, et beaucoup plus profondé­ment engagé dans la foi. C'est alors, qu'en pleurant, i l a dit à Lotte, autre vieux compagnon de Sainte-Barbe, lui aussi récemment

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converti, venu le visiter fin septembre, dans sa chambre de malade : « Je ne t'ai pas tout dit, j'ai retrouvé la foi; je suis catholique » (cf. Pierre Pacary : Un Compagnon de Péguy, Joseph Lotte).

Tout semblait mis en place pour obtenir de cet « homme à la nuque raide » ce qu'il refusait depuis plus d'un an. Maritain dut penser que l'heure était venue de l'assaut décisif. I l y fut probable­ment poussé — mais était-ce nécessaire ? — par la rencontre qu'il avait faite, fin novembre (cf. Carnet) d'un prêtre à la forte person­nalité, un dominicain, appelé à exercer sur lui et Raïssa une grande influence, le père Clérissac, théologien thomiste de stricte observance, intellectuel vigoureux, « directeur » très ferme. Le vendredi 11 décem­bre, Maritain lance ce billet : « Mon cher Péguy, j'ai prévenu M. Clé­rissac ; 19, rue de Maurepas, Versailles ; après-demain dimanche dans l'après-midi. Votre tout dévoué, Jacques. » Et i l inscrivait ensuite, suprême exhortation, ces textes sacres : « Festinemus ergo ingredi in illam requiem... Ambulate — et currite — dum lucem habetis. Hâtons-nous donc d'entrer dans ce repos. Marchez et courez tant que vous avez la lumière. » Péguy s'était-il vraiment engagé pour ce rendez-vous ? Contrairement à Auguste Martin, je ne crois pas qu'on puisse en douter. Rien ne prouve d'ailleurs qu'il n'y soit pas allé. De toute manière, le résultat de cette démarche fut déplorable : « Mon cher Péguy, écrit Maritain le 29, j'ai hésité à vous écrire. Toutefois, je dois à Dieu et à vous de vous dire la vérité : je vous forcerais si j'en avais le pouvoir ; car je vous aime de tout mon cœur. » Suivait une mise au point des « temps et des dates » qui nous révèle quelques faits inconnus et pose quelques questions embarrassantes. Nous apprenons ainsi qu'après le retour de Maritain d'Angleterre, Péguy, ayant « refusé de faire sur-le-champ ce que Dieu (lui) mandait par l'intermédiaire de ses serviteurs » avait « pris l'engagement d'aller au mois de mai de cette année (1908) (se) confier à ces mêmes serviteurs ». Ces « serviteurs » étaient évidemment dom Baillet et dom Delatte. C'est donc à un voyage qu'il aurait fait lui-même à Appuldurcombe que Péguy se serait engagé. Engagement difficile à tenir à coup sûr pour un homme surmené, en proie à des difficultés matérielles qui furent particulièrement graves au printemps de 1908 ! Alors s'était produite la grave crise physique et morale de l'été et de l'automne. Maritain n'avait pas hésité à y voir un « signe ». « La grâce ne s'est point retirée de vous ; mais tandis qu'elle aurait pu opérer dans la paix, par la toute-puissance de Dieu — qui a promis à ceux qui se confieraient en son Cœur et particulièrement qui communieraient pour lui chaque mois, de « mettre la paix dans leur famille » —, il a bien fallu qu'elle travaillât par la seule voie que vous lui laissiez, la voie des troubles, des tourments, des maladies, des peines extrêmes, des tentations. » Péguy pouvait-il accepter, à cette date, une telle analyse ? Rien n'est moins sûr. Il avait trop énergiquement repoussé la conception traditionnelle de la souffrance bienfaisante dans les Cahiers de la Grippe ! Quelques années plus tard, i l est vrai, à l'époque de Clio, i l devait écrire d'étonnantes pages sur les savants manèges de la grâce. « Je sais, dira Clio, que la grâce est insidieuse, que la grâce est retorse et qu'elle est inattendue (...). Quand on la met à la porte, elle rentre par la fenêtre. Les hommes que Dieu veut avoir, il les a... » Et plus loin : « Quand la détresse paraît, mon ami, c'est que la chrétienté revient... » Pourtant, même, alors, i l ne dira pas

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exactement la même chose que ce que lui avait dit Maritain en 1908. Il reprendra seulement sous une autre forme, à la suite d'autres expé­riences vécues, plus cruelles encore peut-être que celles de 1908, ce qu'il avait écrit pendant l'été 1909, dans le Dialogue avec l'Ame char­nelle, sur sa maladie : « Non point une maladie, en réalité, mais un certain état généralement dû au surmenage en réalité, c'était la situa­tion au contraire, où enfin nous mesurons notre infirmité, où enfin nous la mesurons le plus juste(ment), où enfin nous la mesurons sainement; (...) Quand tous les voiles, quand enfin tous les masques sont tombés (...) les seuls moments de la vie où on ne mente pas... quand rien ne reste plus, quand rien ne subsiste dans l'homme que le sentiment de notre incurable, de son incurable néant... »

Quoi qu'il en soit de cette interprétation, à la suite de cette maladie, un nouveau fait s'était produit — que l'on ignora jusqu'à la publication de cette lettre par le père Duployé en 1965 — : Péguy était « sorti pour une fois du silence » et i l avait « reçu la grâce de désirer simplement, sans nul obstacle intérieur, les sacrements ». C'est évidemment là, que se place le rendez-vous pris avec le père Clerissac à quoi faisait allusion le billet du 11 décembre. Mais Péguy n'avait pas su « profiter de la victoire ! ». « Dieu, lui crie Maritain, voulait prendre sur lui votre joug et il voulait naître et renaître en vous le four de Noël par la Sainte Eucharistie. Vous ajournez encore... » Informé sur la per­sonnalité du père Clerissac, Péguy s'était-il dérobé à un affrontement qui ne pouvait aboutir qu'à un échec ? Ou, au contraire, était-il allé au rendez-vous pris pour lui par Maritain et, sorti meurtri de cette rencontre, avait-il ajourné à nouveau son retour aux sacramentelles formes (comme i l dira plus tard dans Clio) ? Il est difficile de choisir entre ces hypothèses. Certains textes qu'on lira plus loin, me pousse­raient à choisir la seconde. Une chose paraît certaine d'après le texte cité par Maritain (« Dieu a promis... de mettre la paix dans leur famille »), c'est que, désormais, Péguy avait tout dit à sa femme et que, dans son foyer, une terrible tension s'était établie.

Alors Maritain alerte Baillet. Et, Baillet écrit à Péguy. D'où cette admirable lettre de Péguy du 20 avril 1909 : « On t'a dit que je traver­sais des épreuves sans nombre. On a eu raison de te le dire. Mais il faut bien que tu saches que ces épreuves sont purement extérieures et purement temporelles [...] Il est difficile de vivre en chrétien dans les frontières où j'ai été placé [...] J'ai bien cru cet hiver que j'allais mourir (il veut dire l'automne). Nous t'aurions fait venir en temps utile. De ceci tu peux avoir une assurance totale. » Ce « nous » est-il de majesté ? Peut-être signifie-t-il que Péguy avait fait alors avec sa famille une sorte de compromis. On attendrait, on ajourne­rait. Puis i l s'était rétabli. Le 15 juin 1909, i l avait lancé vers ses « amis et abonnés » dans le Cahier X , 13, un S.O.S. qui disait sa détresse, mais aussi son invincible courage. Il y avait laissé entre­voir quelques-unes des découvertes spirituelles qui jalonnaient sa vie depuis deux ans : « Nourris dans d'autres philosophies, d'autres philosophies nous ont enseigné, une philosophie notamment nous a révélé que la réalité a un tout autre prix (...) qu'elle exige de tous autres calculs... Et que nous n'en avons jamais fini. » I l n'en disait pas davantage. Toujours discret, i l hésitait encore à se découvrir totalement. À la suprême confidence, i l allait consacrer ses vacances de 1909 en écrivant, d'une seule coulée, la plus belle, la plus forte

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de ses œuvres en prose, le Dialogue de l'Histoire et de l'Ame charnelle. Ce grand texte qui resta, hélas ! si longtemps ignoré et qui déborde de richesses de tous ordres était en fin de compte, et sans qu'il l'eût peut-être voulu, beaucoup plus qu'une réflexion sur l'Histoire, une méditation métaphysique et religieuse sur la condition humaine. A partir, d'une part, de la prise de conscience de son essentielle temporalité, à la lumière, d'autre part, de la donnée centrale de la révélation chrétienne, i l y mettait formellement en question, pour ne pas dire en accusation, l'Eglise catholique, ses chefs, ses docteurs, ses clercs. Il les proclamait coupables d'hérésie, non point de l'hérésie grossière, non dangereuse du matérialisme, mais de l'hérésie distin­guée, séduisante, à cause de cela même beaucoup plus redoutable, celle qui inspire tous les spiritualismes et tous les idéalismes, celle qui tend à négliger le corps, qui le méprise, le réduit à néant, et qui, par là même, refuse de considérer dans toute son ampleur et toutes ses conséquences, le mystère de l'Incarnation. Ainsi, au fil des pages et des jours, le Dialogue charnel était devenu d'une part une contem­plation de Jésus fait chair, de Jésus Homme-Dieu (singulièrement dans le moment suprême de l'Agonie au Jardin des Oliviers) et d'autre part, une furieuse fustigation des clercs.

Avant de lire quelques fragments de ces pages flamboyantes et pour en mieux sentir le caractère personnel, i l est indispensable de se rappeler qu'elles furent écrites au moment même où se produisait l'épisode le plus dramatique du combat dont nous retraçons les étapes : la visite faite par Jacques Maritain à Mme Péguy et à sa mère, Mme Baudoin. « Jeudi 22 juillet (1909). Visite à Mme Baudoin et à Mme Péguy. Echec complet. Rentré vendredi matin, après une nuit passée rue de Rennes » (chez sa mère, Mme Favre). Puis, le 5 août : « Déjeuné chez ma mère à Paris. Vu Péguy, avant le déjeuner. Conversation sur ma visite à Lozère, dont les femmes ne lui ont rien dit. Il me promet de voir Mgr Batifol ; demande seulement le secret » (Carnet). Et Raïssa : « Quand Jacques, à la demande de Péguy se rendit à Gif, il fut stupéfait de l'opposition ardente qu'il rencontra » (et qui lui fit comprendre un peu mieux les difficultés de la situation de Péguy dans sa famille). Or, voici ce qu'écrivait Péguy :

« Voi là ce qu'oublient trop, ce que perdent généralement de vue vos clercs, et ceux qui vivent dans la règle et même ceux qui vivent dans le siècle. Il y a beaucoup d'impiété dans leur ignorance du siècle (temporel) ; dans cette ignorance, plus ou moins volontaire, plus ou moins inconsciente, mais généralement très consciente ; dans ce mépris plus ou moins affecté ; beaucoup d'orgueil sans aucun doute et beaucoup de paresse ; qui sont dsux péchés capitaux; mais ce qui est (beaucoup) plus grave, en un sens infiniment plus grave, beaucoup d'impiété ; peut-être en un sens infiniment d'impiété ; beaucoup de méconnaissance d'une partie non pas essentielle, mais contreessentielle, jiwsteessenttelle, indispensable, complémentaire indispensable, nullement supplémen­taire ; ainsi infiniment de méconnaissance de ce qu'est la création, de ce qui fait la création même, de ce goût qu'elle a, de ce goût propre, de cette saveur sur la langue. Autrement alors ce ne serait pas la peine. Ce serait, c'eût été l'éternité tout de suite. Et alors moi l'histoire je n'existerais pas. Moi le u ie i l î i s sement . Moi la temporalité.

(...) Ils enlèvent la Création, l'Incarnation, la Rédemption; le mérite, le salut, le prix du salut ; le jugement et quelques outres ;

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et naturellement et plus que tout la grâce ; plus que tout mystère le mystère et l'opération de la grâce. Moyennant quoi, contents de ce léger bagage {mon ami je suis grande grande), partis du même pied léger, c'est alors généralement qu'ils partent dans le monde, et qu'ils commencent de donner des conseils aux laïcs. Ce que sont ces conseils nous ne le savons que trop. Car c'est alors que porteurs de ce léger bagage, de ce pied léger ils sont partis dans le siècle ; et aux laïques, aux pèms de famille, aux hommes qui portent dans le siècle l'épreuve de la vie alors ils se mêlent d'enseigner. Non seulement des conseils ; mais des enseignements ; mais des directions, mais des commandements ; ce que sont les uns et les autres, ce que sont tout ceia, hèlas ! le moins que l'on puisse dire, c'est que leur propre, le propre de. ces interven­tions, est de contrecarrer toujours l'opération de la grâce ; d'en prendre toujours le contre-pied, avec une sorte de patience effrayante. Ils marchent dans les jardins de la grâce avec une brutalité effrayante. Dans cette terre meuble, dans cette terre bénie, dans cette terre dz grâce tous leurs pas marquent, ils marchent dans les régulières plates-bandes, ils enfoncent le talon, ils font des mottes de terre. On dirait qu'ils sont engagés pour cela. Ils sont les ouvriers de l'heure où l'on travaille mal. On dirait qu'ils se proposent uniquement de saboter les jardins éternels. » (Pr. II, p. 358).

P é g u y é ta i t - i l a l lé voir Mgr Batifol ? Nous l'ignorons. Nous ne saurons donc sans doute jamais quels visages d'êtres vivants se profilent derr ière ces clercs qu'il a si furieusement pris à partie en 1909. Ni Maritain, ni dom Delatte, ni dom Baillet, ni le père Clérissac, ni Mgr Batifol ne les ont lues. Et c'est mieux ainsi, sans doute. Mais il les a conservées . Et nous devons nous en fé l i ­citer. A travers elles, nous comprenons mieux à quelle profondeur se situait son opposition à l'Eglise catholique de son temps. Elles nous permettent aussi de sentir le caractère de plus en plus tragi­que que prenait son combat avec des êtres qui avaient é t é les plus intimes compagnons de son pè ler inage . « Finalement, note Raïssa, la confiance fraternelle qui existait depuis plusieurs années commença à recevoir de profondes blessures. » L a publication, le 10 janvier 1910, du Mystère de la Charité de Jeanne d'Arc, allait ê tre l'occasion de faire apparaî tre ces « profondes blessures ».

QUATRIEME ACTE PEGUY SUSPECT

Cette œuvre surprenante, aussitôt saluée par tous, comme un événe­ment littéraire de première importance, qui s'intitule Mystère, s'ouvre par un signe de croix et par un Notre Père, met en scène une sainte à l'heure de sa vocation, et n'est faite que de dialogues religieux et de prières, nul chrétien aujourd'hui, — même s'il y découvre la trace des anciennes angoisses de Péguy, même s'il entend Jeanne poser des questions qui obligent sa conseillère spirituelle, Mme Gervaise, à lui rappeler le danger de tomber dans le péché d'orgueil —, nul chrétien aujourd'hui ne songerait à porter sur elle le jugement que Jacques Maritain se crut obligé d'adresser à son ami : « Mon cher Péguy, je ne peux pas vous cacher que votre Mystère m'a fait beau­coup de peine (...) Après l'avoir lu, je suis désolé. Je vois manifeste­ment que vous êtes encore loin du vrai christianisme, avec l'illusion d'y être arrivé et que vous faites part au public d'une illusion et d'une

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fausse piété comme si c'était la vraie foi et comme si c'était votre pensée définitive (...) Au milieu des paroles que vous leur prêtez (à vos personnages) des âmes clirétiennes se sentiraient perdues comme des étrangères (...) Elles penseraient que ces choses ne sont pas pour elles, mais pour les mondains (...) Vous avez mis (dans les paroles où s'exprime la vocation de Jeanne) une agitation toute romantique, une idée de Dieu moderne (...) qu'on dirait empruntée à Renan (...) Une idée toute moderne et matérialiste de notre responsabilité dans le mal qui s'accomplit et de la communion des Saints (...) Enfin, la méditation sur la Passion de Notre Seigneur, puisque vous avez voulu toucher aussi à Cela, est pleine d'inconvenance et d'irrévérence... Faire de la naïveté à propos de la Rédemption, se complaire dans les émotions et les pensées du populo (c'est Maritain qui souligne) en croyant penser à Dieu, c'est une chose toute moderne, malsaine, littéraire. »

Dans un bref commentaire en marge de cette lettre Jacques Mari­tain déclare : « Je regrette vivement aujourd'hui les termes que j'ai employés (...) leur espèce d'arrogance et d'inepte violence... » Pour­tant sur le fond des choses, i l affirme ne pas avoir varié. « Je con­tinue à faire mes réserves sur le Mystère. » Quel dommage qu'un vrai débat entre les deux hommes n'ait pu s'instituer ! Ce n'est pas ici le lieu de l'entreprendre. Et je ne me sens pas qualifié pour le faire. Notons seulement qu'il n'a pas encore été fait, à fond. Le père Duployé devrait sur ce point, aller beaucoup plus loin. Car c'est un débat majeur. Il y và de tout le christianisme. Notons aussi qu'à la lumière de cette lettre de Maritain, nous voyons plus clairement que ne nous permettait de le faire le beau travail critique d'Albert Béguin dans son édition du Mystère (au Club du Meilleur Livre) que les critiques spécifique­ment catholiques furent très réticents à l'égard de sa signification religieuse. On pourrait citer bien des textes. Je me bornerai à trois, qui me paraissent décisifs. Le premier est une lettre de Georges Dumesnil, universitaire catholique, directeur de l'Amitié française, à qui Joseph Lotte avait donné un article enthousiaste. Il lui répondit qu'il l'acceptait à une condition expresse : « Il faut que vous me don­niez une permission, celle de dégager la responsabilité de ma revue au point de vue doctrinal. Il me paraît, en effet, que votre Péguy est à cet égard fort suspect... » C'était le 18 mai 1910. Le second est le trop fameux article de François le Grix dans la Revue hebdomadaire du 17 juin 1911 (celui qui allait susciter, en septembre 1911, l'admirable pamphlet Un Nouveau Théologien). Il accusait Péguy d'avoir « chanté l'office tout de travers, en prêtre malhabile et un peu raisonneur », et prononçait à son propos, les paroles, alors redoutables entre toutes dans les milieux catholiques, de « mauvais modernisme ». Le dernier est une lettre, tout récemment retrouvée, du « converti littéraire » par excellence, reconnu dès cette époque comme très orthodoxe, nourri d'ailleurs de doctrine thomiste, véritable docteur in partibus infidelium : Paul Claudel ! André Gide... (oui, André Gide, protestant et agnostique et ce n'est pas le moins piquant de cette affaire) lui avait envoyé à Prague le Mystère, œuvre qu'il avait jugée « admirable ». Or Claudel lui répondit par un jugement presque aussi « défiant » que celui de Maritain. Moins grave, parce qu'il reconnaissait que s'exprimait en cette œuvre un « délicat sentiment chrétien et patriotique » et que les réserves étaient surtout dictées par un préjugé d'ordre politique ; inquiétant pourtant quand on songe quel était l'homme qui le portait :

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« Mon cher ami. J'ai passé ma journée d'hier dimanche à lire le Mystère de la

Charité de Jeanne d'Arc de Péguy, que vous m'avez envoyé et que j'avais ouvert avec défiance. Je croyais Péguy tdont je n'avais rien lu) le type du dreyfusard, de l'anarciusie, de iuuelUctuel. du tolstoïsant et autres horreurs. Mais voici un livre au contraire du plus (profond biffé) délicat sentiment chrétien et catholique, les pages sur la Passion sont de la plus profonde et de la plus émouvante beauté, et de tous côtés on trouve de ces choses que seul peut savoir un cœur profondément religieux. Quille tristesse de penser qu'après tout, tout cela n'est que de la littérature, et qu'un tel homme est du côté de ceux qui démolissent contre ceux qui construisent, de ceux qui chassent les moines de Solesmes et qui vendent aux enchères ces églises de village pareilles à celles où a prié Jeanne d'Arc. Un livre si édifiant écrit par un diulruc-teur.

J'aime mieux Mme Gervaise que Jeannette dont il a fait une sorte de protestante têtue, ne sactiant que faire des r^yrociies au Bon Dieu... »

De là à dire que le poète du Mystère de la Charité fut refusé par l'Eglise, i l n'y a qu'un pas... Je me garderai de le franchir. Je dirai seulement que l'Eglise des docteurs d'une part — intégriste ou moder­niste (car Péguy a réussi cette performance de dresser contre lui les uns et les autres) — et d'autre part l'Eglise sociologique, l'ensemble des pratiquants dévots et bien pensants de France — à part de rares exceptions — fut alors, à son égard, réservée, méfiante, pour ne pas dire hostile, et que le temps — loin d'arranger les choses, comme on pourrait naïvement le penser, à la seule évocation des Mystères de l'Espérance, des Tapisseries, de l'admirable Présentation, des Prières dans la Cathédrale et d'Eve, cette cathédrale poétique — les aggrava plutôt. Sur le plan doctrinal d'une part, à partir de 1913, lorsque s'en­gagea la lutte des catholiques néo-thomistes — à la tête desquels se trouvait Maritain — contre la philosophie bergsonienne, dont Péguy prit alors vigoureusement la défense. De récentes publications dans les Feuillets nous ont révélé qu'il était, en 1914, menacé d'une condam­nation par l'Index dont il ne fut sauvé... que par la guerre. Sur le plan sociologique d'autre part, où Péguy réussit cette autre perfor­mance de susciter à la fois contre lui conservateurs et progressistes, inconditionnels de Jaurès et marguilliers fusilleurs de la Commune, le conflit s'aggrava plus encore peut-être. Cet aspect du combat spirituel de Péguy est trop peu connu. Il est nécessaire de le mettre en lumière, car il rejoint les préoccupations les plus souvent exprimées par les jeunes chrétiens de notre temps. Conflit inévitable, à coup sûr ! Un socialiste sincère comme l'avait été Péguy, comme il l'était toujours, pouvait-il fréquenter, communiquer, communier avec des hommes qui avaient poussé très haut — et continuaient à proférer secrètement — le cri de « Mort aux Juifs ! » Pouvait-il entrer dans la communauté vivante d'hommes qui — avec plus ou moins bonne conscience — pactisaient avec un ordre social fabricateur de misère, écraseur des pauvres ? Sans le lui avoir dit peut-être, Jacques et Raïssa, au moment de leur conversion avaient rencontré cet obstacle, apparemment invin­cible : « Le grand obstacle au christianisme, notait Jacques en janvier-mars 1906, ce sont les chrétiens. Voilà l'épine qui me perce. Les chré­tiens ont abandonné les pauvres et les pauvres parmi les nations : les Juifs et la Pauvreté de l'âme, la Raison authentique. Ils me font hor-

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reur (...) Il faudra être au milieu d'eux comme des étrangers, venus d'ailleurs (...) Nous demeurerons écartés, sur le seuil. Nous ne repous­sons aucune vérité, nous ne séparons pas Dieu d'avec son Eglise, la charité d'avec le culte ; nous gardons le tout de la foi. Mais comment faire pour ne pas entrer en même temps dans la famille des satisfaits qui, au nom de leur salut éternel ont pris parti contre le salut temporel du monde? » (Carnet).

Publiant ces notes en 1965 Maritain déclarait que ce n'était là qu'un mirage que le « baptême avait immédiatement balayé ». Raïssa, de son côté, dans les Grandes Amitiés, a parlé de mirage à propos de la « médiocrité du monde catholique » qui « à leurs yeux mal dessillés semblait le lier aux forces de réaction et d'oppression ». Par Péguy, cette réalité ne lut jamais reconnue comme un mirage. Ses yeux ne furent jamais dessillés. Dans sa grande méditation de 1909 sur la situa­tion de l'Eglise de son temps, il avait écrit :

« ... Quand on voit ce qu'était ce peuple ; et quand on voit ce qu'on en a fait. Car qu'est-ce qu'il en reste, si l'on veut bien considérer que le peuple n'est plus chrétien, aucunement, qu'il n'y a plus un paysan, ni un ouvrier qui croit, et d'autre part que les riches ne sont point chrétiens, ne le peuvent point être, éliminés, conduits hors du seuil, arrêtés hors du seuil par les textes les plus rigoureux. Alors qu'est-ce qu'il en reste. Rien; autant que rien ; tempor'•llement autant que rien. Eternellement il reste la promesse éternelle. Ni les riches ni les pauvres ; ces deux moitiés, ces deux préoccupations de l'Evangile. Ni /:'s riches, parce que temporellement ils ne s'appauvrissent point. Ni les pauvres parce que spirituellement ils sont tombés à zéro, et que l'on ne sait, que l'on se demande comment ils remonteraient, parce qu'ils sont tombés à la plus extrême, à la plus basse misère {intellectuelle même et) spirituelle. Ni les riches {et les puissants) qui sont la grande préoccupation constante de l'Evangile. Par l'impossibilité où ils sont d'entrer dans le royaume de Dieu. Ni les pauvres, qui sont la seule matière de l'Evangile, étant les seuls qui puissent entrer, la seule matière, les seuls dont se puisse faire le royaume de Dieu. Alors qu'est-ce qu'il reste. On est épou­vanté des responsabilités qu'ils auront. »

Péguy n'a pas publié ces pages. Mais en juillet 1910, quand i l lui fallut dans Notre Jeunesse prendre position, après le Mystère, en face de ses amis vrais et faux, anciens et nouveaux, il reprit, sous une autre forme, cette méditation douloureuse :

... « On fait beaucoup de bruit d'un certain modernisme intel­lectuel qui n'est même pas une hérésie, qui est une sorte de pauvreté intellectuelle moderne, un résidu, une lie, un fond de cuve, un bas de cuvée, un fond de tonneau, un appauvrissement intellectuel moderne à l'usage des modernes et des anciennes grandes hérésies. Cette pauvreté n'eût exercé aucuns ravages, elle eût été purement risible si les voies ne lui avaient point été préparées, s'il n'y avait point ce grand mod?rnisme du cœur, ce grave, cet infiniment grave modernisme de la charité. Si les voies ne lui avaient point été préparées par ce mod?rnisme du cœur et de la charité. C'est par lui que l'Eglise dans le monde moderne, que dans le monde moderne la chrétienté n'est plus peuple, ce qu'elle était, qu'elle ne l'est plus aucunement ; qu'ainsi elle n'est plus socialement un peuple, un immense peuple, une race immense ; que le christianisme n'est plus socialement la reli­gion des profondeurs, une religion peuple, la religion de tout un

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peuple, temporel, éternel, une religion enracinée aux plus grandes profondeurs temporelles mêmes, la religion d'une race, de toute une race temporelle, de toute une race éternelle, mais qu'il n'est plus socialement qu'une religion de bourgeois, une religion de riches, une espèce de religion supérieure pour classes supérieures de la société, de la nation, une misérable sorte de religion distin­guée pour gens censément distingués ; par conséquent tout ce qu'il y a de plus superficiel, de plus officiel en un certain sens, de moins profond ; de plus inexistant ; tout ce qu'il y a de plus pauvrement, de plus misérablement formel ; et d'autre part, et surtout tout ce qu'il y a de plus contraire à son institution ; à la saint'té, à la pauvreté, à la forme même la plus formelle de son institution. • A la vertu, à la lettre et à l'esprit de son institu­tion. De sa propre institution. Il suffit de se reporter au moindre texte des Evangiles.

Il suffit de se reporter à tout ce que d'un seul tenant il vaut mieux nommer l'Evangile. »

Seulement cette fois, i l dépassait la constatation pour la contesta­tion. Et, poussant jusqu'au bout sa pensée, i l lançait à l'Eglise une véritable mise en demeure pour qu'elle fût enfin elle-même : non seu­lement Eglise des pauvres, mais Eglise pauvre :

« Il ne faut pas se dissimuler que si l'Eglise a cessé de faire la religion officielle de l'Etat, elle n'a point cessé de faire la reli­gion officielle de la bourgeoisie de l'Etat (...). C'est pour cela que l'atelier lui est fermé et qu'elle est fermée à l'atelier (...). Et elle ne se rouvrira point à l'atelier ; et elle ne se rouvrira point le peuple à moins que de faire., elle aussi, elle comme tout le momie, à moins que de faire les frais d'une révo lu t ion é c o n o m i q u e , d'une révolution sociale, d'une révolution industrielle, pour dire le mot d'une révolution temporelle pour le salut é terne l . »

A ces citations percutantes nous pourrions en ajouter beaucoup d'au­tres. Mais à quoi bon ? En 1910, les jeux sont faits. Toutes les voies d'une réintégration, d'une réinsertion du croyant Péguy dans l'Eglise visible de son temps sont bouchées. Elles le resteront jusqu'au bout. Des ponts sont rompus qui ne seront rétablis qu'à la toute dernière minute. Le jour du départ pour la guerre, Péguy put embrasser une dernière fois Jacques et Raïssa. Mais, bien avant cette date, Jacques s'était vu brutalement signifier son congé : « A la date d'aujourd'hui, avait écrit Péguy à Baillet, le 25 avril 1910, prend fin le mandat spi­rituel que j'avais donné à Maritain pour me représenter auprès de toi. Quand un ambassadeur met une telle opiniâtreté à s'acquitter mal de son mandat, il ne reste plus qu'à lui retirer ses pouvoirs... »

CINQUIEME ACTE LA RESIDENCE ET LA JOIE

« II faut le noter, il faut le redire... le pécheur, littéralement, rigou­reusement parlant, n'est pas moins chrétien que le saint. En un certain sens, mais non point en un certain sens lâche, libéral, moderne (...) en un sens chrétien, dans un langage chrétien, il n'est pas moins une pièce indispensable au fonctionnement du mécanisme. Jésus n'est pas moins venu, n'a pas moins souffert, n'est pas moins mort pour le pécheur que pour le saint (...) Il est venu pour sauver (tout) le monde. Voilà le christianisme, mon enfant (...) Les sacrements sont indélébiles

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LE COMBAT SPIRITUEL DE CHARLES PÉGUY 325

(...) les inscriptions sont éternelles... » Ainsi méditait Péguy, « chrétien et pécheur de l'espèce ordinaire », sur sa situation spirituelle pendant l'été de 1909 dans son Dialogue charnel. Nul orgueil, nul triomphalisme ; mais un vigoureux réalisme mystique, source profonde de la jaillis­sante Espérance. Ces réflexions subtiles, difficiles — non publiées —, d'un homme attentif à ne pas verser d'une hérésie dans une autre ont eu leur écho dans quelques boutades célèbres : « Ce qu'il y a d'embêtant, c'est qu'il faut se méfier des curés. Ils n'ont pas la foi ou si peu (...) Comme ils ont l'administration des sacrements, ils laissent croire qu'il n'y a que les sacrements. Ils oublient de dire qu'il y a la prière» On a voulu parfois minimiser ces « propos de table ». On a eu tort. Familiers, mais sérieux, ils expriment exactement la pensée ultime de Péguy sur la situation exceptionnelle où i l se trouvait placé. « Mon vieux, j'ai beaucoup changé depuis deux ans, dira-t-il à Lotte en sep­tembre 1912. Je suis un homme nouveau. J'ai tant souffert et tant prié (...) Je ne peux l'expliquer. Je vis sans sacrements. C'est une gageure. Mais j'ai des trésors de grâce, une surabondance de grâce inconcevable. » Il est parvenu, à cette date, sur un grand plateau spirituel, conquis de haute lutte, avec l'aide de la grâce. Il n'en des­cendra plus. Il vient d'accomplir en juin un « acte » décisif : le pèlerinage à Chartres et, dans la cathédrale, i l a prononcé les merveil­leuses prières :

« Nous ne demandons rien, refuge des pécheurs que la dernière place en votre purgatoire »...

(Présentation)

« Voici le lieu du monde où tout devient facile... Et plus que le péché, la sagesse en déroute.. »

(Résidence)

« Quand il fallut s'asseoir à la croix des deux routes Et choisir le regret d'avec que le remords... »

(Confidence)

Au mois d'août i l a repris et achevé Clio. Il y a inscrit les confi­dences fameuses entre toutes sur « l'homme de quarante ans », l'homme « qui sait que l'on n'est pas heureux ». Une fois encore, i l a réfléchi à la singulière place qui était la sienne dans le Corps mys­tique. Alors des cris d'action de grâce, mêlés à des impulsions de colère ont surgi à nouveau de sa gorge :

« Il y a peut-être des prières qui sont mal adressées et qui arrivent, bien, tout de même. Et il y a des mouvements du coeur mal destinés qui arrivent peut-être directement où il faut par un système de messageries particulièrement accélérées. Ces adora­tions stupides que l'on me fait, qui dit que je les garde. Ces invocations saugrenues et ces appels à ma justice, qui dit que je les garde. Il faut se méfier de la grâce, mon enfant. Il faut K méfier même de moi. Je suis très capable de redétourner ce qui avait été détourné premièrement. (...) Il serait trop facile de croire, dit-elle, pour plaire à quelques misérables dévots, que Dieu, lui aussi, peut-être pour plaire à quelques misérables dévots, va abandonner tout un peuple, et quel peuple, et tout un monde, et tout un siècle de ses créatures parce que ces créatures, parce que ce monde, parce que ce peuple sont dans le péché de n'être point dans les sacramentelles formes. (Et un peuple couvert par

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quels patrons). Où est-il dit que Dieu abandonne l'homme dans le péché. Il le travail!'.' au contraire. ( O h pourrait presque dire que c'est la qu'il l'abandonne le moins). Ce peuple acheuera un chemin qu'il n'a point commencé. Ce siècle, ce monde, ce peuple arrivera pur la roule par laquelle il n'est pas parti. Et beaucoup en outre et ainsi se revêtiront, se retrouveront dans les sacramen­telles formes. »

Péguy le sait : sur cette route où il avance très consciemment vers la mort (qu'il sent, qu'il sait prochaine), il n'est pas seul. Il parle à Dieu. (Et Dieu lui parle!) Il parle à la Vierge, sa mère, « étoile de la mer, refuge des pécheurs ». Il vit, littéralement, dans la com­munion des Saints. Mais parmi les vivants, à qui peut-il parler ? « Je ne veux ou ne peux voir personne, confie-t-il à Lotte le 29 septem­bre 1912. A part quelques juifs qui font leur prière. » Aucun de ceux dont c'est le ministère propre, n'est là pour l'accueillir, l'écouter, le conduire. Maritain l'avait adressé à Batiflol. Il l'a vu, sinon en 1909, en tout cas en 1910 : « J'ai rencontré Batiffol ; nous sommes très bien. Il m'a parlé de toi. Va le voir. Moi je reste un peu à l'écart. Ces gens-là ne savent pas ce que c'est que Jésus... » (20 septembre 1910 à Joseph Lotte).

« Ces gens-là »... Vraiment ? Tous ? Même Baillet ?... Qu'on se rassure ! Notre histoire finit bien. Non, parce que je l'ai

voulu ; mais parce que c'est ainsi. Au début d'octobre 1910, à l'heure où i l était aux prises avec les plus graves tentations, celle de l'amour interdit, et celles de la vanité littéraire, de l'ambition, de l'orgueil, Péguy avait reçu une nouvelle qu'il n'osait plus, sans doute, espérer : Baillet était arrive à Versailles pour baptiser un lils de sa sœur. Ce baptême avait-il été un prétexte ?... Je le penserais volontiers. Ce qui est certain, c'est que rencontrer Péguy était pour lui de la plus haute importance. « Je t'attendrai ici, lui disait-il le 8 octobre 1910, toute la journée de demain dimanche ; s'il t'est impossible de venir écris-moi en m'indi­quant où et ci quelle heure je pourrai te voir mardi ou mercredi {jeudi je ne suis pas libre). Je serai heureux, si tu n'y vois pas d'inconvénient, de causer avec toi de ton Mystère, surtout de certains passages qui m'ont louché ci fond. A bientôt. Voilà un bonheur que j'attends depuis dix ans : le voir! Ton frère,

Louis Baillet. »

Eh bien ! ce bonheur il l'a eu. Nous ne connaissons ni le jour ni l'heure de la rencontre. Mais nous savons qu'elle a eu lieu. « L'entre­vue que nous avons eue à Versailles, écrira Baillet, deux ans plus tard, toutes les circonstances et le détail de cette entrevue, me sont aussi sujet de remercier Dieu cl de le supplier... » Ah ! comme nous aimerions connaître ces détails et ces circonstances ! Comme nous aimerions savoir quels étaient les passages du Mystère qui avaient touché Baillet à fond. Ne nous perdons pas dans des hypothèses à jamais invérifiables. Au reste, le ton, comme toujours, compte ici plus que les paroles. C'est un frère qui parle à son frère ! et avec quelle délicatesse ! quelle humili té! (« Si tu n'y vois pas d'inconvénient. ») La « communication spirituelle », tant désirée par Péguy en 1907, était enfin rétablie. Ils comptaient bien tous deux l'approfondir : « Et toi, cher Charles, écrira Baillet en février 1912, tu n'oublieras pas, n'est-ce pas, que tu m'as alors formellement promis de venir me voir ici sans tarder. Quel bonheur ce sera pour moi de te recevoir»

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Los deux amis ne se sont pas revus. Mais ils demeurèrent en communication. Successivement Un Nouveau Théologien en septembre 1911, puis le Porche, en octobre, arrivèrent à Breda où séjournait alors BaiIlot. Puis, le 3 lévrier 1912, ce bref billet qui sonnait comme un cantique glorieux : « Aujourd'hui, Sainte Geneviève patronne de Paris, cinq centième anniversaire de la naissance de Jeanne d'Arc. » « Ton billet de l'Epiphanie m'a vivement touche, répondit Baillet le 23 février, car ta dévotion ci la Bienheureuse Jeanne d'Arc est un motif pour moi d'espérer ci ton sujet. Dans le même sens, les imprimés que lu m'as envoyés si gracieusement (il s'agit évidemment du Liiudet et du Porche, les Innocents n'avaient pas encore paru) n'ont pas man­qué d'être pour moi l'occasion de remercier Dieu et de le prier à ton sujet. De le remercier parce qu'il a fait en toi plus que je n'aurais osé croire (cela sonne comme un verset du Magnificat !). De le prier, parce que tu as encore beaucoup ci faire pour parvenir au terme en deçà duquel j'aurai plus à m'affligcr et à pleurer sur toi qu'à nie réjouir. Les grâces que Dieu l'a faites sont un motif d'espérer que tu ne t'arrêteras pas en chemin : mais il faut que tu y mettes du lien, de la prière, de ton courage, de tes œuvres, de ton humilité, de ton obéissance simple aux préceptes de la Sainte Eglise... » Baillet continuait sa lettre en faisant le récit de la mort (et d'abord de la conversion) du père de Raïssa. Mais avec quelle délicatesse! Le sujet était scabreux ! « Je n'ai pas à te dépeindre la joie de Jacques. Mais il me semble que malgré voire silence réciproque, lu seras heureux d'apprendre celte joie de celui que lu as appelé ton ami et que tu m'as fait connaître pour que je lui fasse du bien. Je te rends ainsi compte du mandai que tu m'as donné en me l'adressant... » (Ceci, notons-le au passage, donne un éclairage assez neuf sur la mission de l'ambassadeur de 1907... et confirme assez ce que disait Mme Favre sur le projet de Péguy de contrecarrer Léon Blov...) Avant de clore celte lettre déjà longue, comme visité par l'Esprit, dom Baillet avait bondi sur son missel. Tentant de prendre Péguy par son faible, la passion de la liturgie, ¡1 lui adressait un sermon... sur l'obéissance, sous forme de textes empruntés à la messe du dimanche dans l'Octave de l'Epiphanie. Laissant de coté le fragment admirable de l'Epître aux Colossiens sur la charité fraternelle, il avait choisi la Collecte, l'Evangile et le chant de la Communion où, par trois fois, étaient répétés les mots : « Et erat subditus illis. » (Et il leur était soumis.) Ces mots terminaient le fragment de saint Luc racontant l'épisode de Jésus au Temple parmi les docteurs, perdu et retrouvé. « J'ai pensé, disait le naïf et astucieux Baillet, que ces prières t'intéresseraient à plus d'un titre. Médite-les, je te prie, et sollicite humblement de Dieu la grâce de mettre un jour en pratique leurs enseignements. Là aussi, comme tou­jours quand il s'agit de toi et de ton état présent, je trouve de quoi ren­dre grâces à Dieu, de quoi m'affliger et pleurer sur toi et de quoi espérer. Tu sais, cher Charles, que de vraies lettres de toi me feraient plaisir ; un plaisir extrême ; surtout si elles m'annonçaient certains actes de toi, mais même si elles ne m'en donnaient que l'espérance. N'oublie pas tes promesses, anciennes et récentes, de visite. »

Enfin, après lui avoir timidement offert de lui envoyer son mémoire sur sainte Hedvvige (« ou bien est-ce trop étranger à tes préoccupations et trop farci d'érudition ? »)... il terminait par ces mots désarmants de confiance et de tendresse : « Crois-moi toujours, plus que je ne puis te le dire, ton frère Louis Baillet. »

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Comment Péguy a-t-il réagi ? Et a-t-il réagi ? Nous l'ignorons. Nous imaginons cependant qu'il a souri devant cette exégèse un peu abusive qui confondait la soumission aux parents et celle aux « docteurs ». Et peut-être eut-il envie de rappeller à Baillet qu'avant de retour­ner à Nazareth vivre sa vie cachée, soumis à ses parents, le même Jésus, dans la même page de saint Luc, avait commencé par leur échapper, pour aller enseigner les docteurs et s'occuper des affaires de son Père... Mais qu'importe, en vérité ! Les réalités qui comptent sont à un autre niveau. Ce qui apparaît ici, c'est qu'au-delà de toute difficulté de discipline ou de doctrine, ces deux chrétiens sont à nou­veau des frères. Communicantes ! A l'heure où i l reçut cette lettre, Péguy était au plus fort de sa crise sentimentale : tout proche, pour la seconde fois, du péché suprême, celui du désespoir. Qui peut nous empêcher de penser que cette lettre fut pour lui la main tendue qui l'a sauvé, une fois encore, de l'abîme ? C'est alors, très probablement, qu'il a écrit les Quatrains les plus débordants de foi et d'espérance. Quelques semaines plus tard, i l allait prendre la grande décision du départ pour Chartres. C'était enfin pour lui le salut, la paix, la résidence, et comme i l devait le dire en juillet 1914, dans les dernières pages de la Note conjointe, l'entrée dans le « domaine de la joie » ! A cette date, dom Baillet n'était plus parmi les hommes. En septembre 1913, atteint gravement par la tuberculose, i l avait été hospitalisé à Luxem­bourg dans la clinique de Fischmarket. Joseph Lotte alla le visiter. Il écrivit à Péguy que leur ami allait mourir et qu'il l'avait chargé de lui envoyer une médaille. « Cette médaille ne quittera jamais ma maison », répondit Péguy, et i l ajouta : « Dites-vous donc, une fois pour toutes, que je ne cours aucun danger en matière de foi. »

A vant de se lancer dans la « bataille d'hommes » i l lui restait dix mois à vivre. Ils furent encore employés à de rudes batailles. Mais

i l ne devait plus cesser de connaître la joie si chèrement acquise. Ce que nous avons appelé son combat spirituel était vraiment fini.

BERNARD GUYON (1)

(1) Bernard Guyon fut le compagnon du second fils de Charles P é g u y à l'Ecole Normale (1922-1926), puis à la Fondation Thiers (1928-1931). Il a connu très tôt non seulement l ' œ u v r e de P é g u y , mais sa famille, et ses illustres contemporains, adversaires ou amis. D è s 1934, il faisait à l'Ecole des Hautes Etudes de Gand, un cours public sur Péguy ou vingt ans de vie française. De là sont sortis son essai sur l'Art de Péguy (collection des Cahiers de l 'Amit ié P é g u y , n° 2, chez Minard, 1948) et son livre : Péguy, l'homme et l'œuvre (Hatier, 1962), dont une nouvelle é d i t i o n vient de paraître (janvier 1973).

Bernard Guyon est depuis six ans responsable d'une é q u i p e de recherche du C.N.R.S., la R.C.P. 161, c h a r g é e de classer les manuscrits et documents de tout ordre acquis en 1965, par la mairie d'Orléans et déposés au centre P é g u y , d'en rédiger la publication et de préparer les é l é m e n t s nécessa ires à la rédact ion d'une histoire de P é g u y et des Cahiers, et à la publication d'une éd i t ion intégrale et critique de l 'œuvre , et d'une correspondance généra le .