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Le chemin parcouru Claude Lassis

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Le chemin parcouru

Claude Lassis

32.66 523878

----------------------------INFORMATION----------------------------Couverture : Classique

[Roman (134x204)] NB Pages : 438 pages

- Tranche : 2 mm + (nb pages x 0,07 mm) = 32.66 ----------------------------------------------------------------------------

Le chemin parcouru

Claude Lassis

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Chapitre 1

La propension à se demander si la vie valait le coup d’être vécue remontait plusieurs fois par jour d’une façon lancinante dans le cerveau de Renaud. Bien qu’il soit habitué depuis son enfance à soliloquer sur tout et sur rien pour le plaisir d’analyser les faits et les gestes de son entourage, jamais il n’avait connu un tel débordement de pensées concernant son ego.

Renaud, du plus loin qu’il se souvenait, avait toujours ressenti une joie de vivre débridée. Chaque moment de sa propre croissance avait été intensément disséqué, approfondi, pour en déguster le nectar de l’instant. En un mot, il avait tout ramené à lui sans aucune retenue, examinant ses parents et le reste de sa famille comme des êtres étant uniquement là pour le faire vivre dans un certain luxe. Ce n’est pas qu’il les méprisait, bien au contraire, mais aucune tendresse n’avait contribué à le rendre moins égocentrique.

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Aussi un grand changement se faisait dans sa vie lorsqu’il atteignait ses dix-neuf ans : il croisait le fer pour la première fois avec le dieu Cupidon…

Certes, l’élément féminin ne l’avait pas laissé indifférent jusque là, mais ce n’était que par pure curiosité pour l’autre moitié de l’humanité dans laquelle il ne s’était jamais complut. En dehors de ses proches qui lui portaient une tendresse démesurée, Renaud vivait dans un monde de garçons qui lui apportait en contre partie, la brutalité virile nécessaire à son équilibre.

Et puis un matin après avoir pris son petit déjeuner et prit une bonne douche, il s’habillait en tirant de son armoire ses vêtements au fur et à mesure, quand son regard apercevait un sac de voyages dont-il ne c’était pas servi depuis un séjour en colonie il y avait bien cinq ou six ans. Un flash puissant éblouissait son cerveau et presque mécaniquement il s’empressait de le remplir d’affaires de toutes sortes. Il ouvrait la porte du bureau de son père, pressait de son doigt le côté d’un petit meuble, où apparaissait un petit coffre. Avec un sourire entendu, il composait le code, Renaud… La fermeture s’ouvrait dans un feulement, Sans aucun scrupule il saisissait trois liasses de billets qui disparaissaient dans une poche intérieure. Ceci fait, il sortait avec le sac sur le dos sans savoir où aller. Après avoir déambulé toute la matinée il se trouvait devant une gare qu’il ne connaissait pas. Il prenait un billet pour une ville au bord de la mer, et basta !

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Chapitre 2

Julie n’avait pas eu le même parcours, sa vie avait été comme celle de tous les enfants ni meilleure ni pire que les autres jusqu’à l’âge de dix ans. Elle avait appris à se débrouiller seule au milieu du tohu-bohu familial, sans pouvoir juger, de par son jeune âge et surtout par le manque de comparaison, une autre vie que la sienne. L’arrivée de ses dix ans, dont l’anniversaire n’avait pas pu se faire chez-elle à cause de la petitesse des lieux, alors qu’elle voulait pour la première fois inviter quelques copines d’école, avait du se passer chez les parents de sa meilleure amie Marianne. Ce fût une révélation… Rien ne correspondait à ce qu’elle avait cru universel dans sa tête d’enfant. Tout brillait de propreté dans le petit pavillon, un ordre de bon aloi y régnait, et surtout les adultes, tout en surveillant la petite tribu, n’intervenaient pas dans le déroulement de la fête. Jamais anniversaire lui avait fait tant plaisir malgré la

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confrontation douloureuse que Julie ne pouvait s’empêcher de faire en pensant à son chez elle.

Depuis ce jour, un grand pan de lucidité ô combien critique s’était ouvert en elles. La cité HLM vomissait des pans de dégradations obscènes, avec ses murs grisés, son bout de terrain déprimant qui avait certainement été, il y avait de nombreuses années, un joli coin de verdure, voulait encore paraître avec quelques îlots de buissons pelés au milieu d’une terre défoncés, des bancs en pierre sans aucune symétrie gisaient la plupart au sol. Le pire se trouvait dans ce qui avait été un hall d’accueil. Tout était tagué de dessins pornographiques, que des mots abjects en renforçaient la honte des murs, semblaient se cacher sous une crasse visqueuse. Les boites à lettres défoncées dont les portes pendantes faisaient penser à un livre écorné, avaient semé des feuilles de prospectus qui jonchaient le sol défoncé par endroit. L’ascenseur ne fonctionnait plus depuis belle lurette et servait de planque aux dealers du coin et aux amours dévergondées d’une jeunesse paumée. Elle ne jugeait pas encore mais elle jaugeait sans complaisance la déchéance des lieux où elle avait pourtant grandi. Ne pensant pas un seul instant que c’était elle-même d’où provenait le dégradation des lieux.

Du coin de la table où le dîner de la veille avait été repoussé sans en retirer le graisseux de la sixième pizza de la semaine, elle prenait son petit déjeuner avant d’aller à l’école. Julie observait son père sans

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retenue, mal peigné, mal rasé, passant la plus grande partie de la journée en pyjama, les pieds dans des charentaises éculées, il n’exerçait que des petits boulots lorsqu’il n’avait plus de quoi se payer son paquet de gauloises. Malgré tout elle ressentait une certaine affection pour ce père qui ne disait mot en dehors d’un « Fout moi la paix » qu’il hurlait à tout bout de champs pour se donner l’impression d’exister, mais qui parfois posait un regard tendre sur sa fille.

Sa mère, qu’elle n’appelait plus maman depuis belle lurette, était une grosse femme dont la figure bouffie et couperosée par l’alcool, subvenait aux besoins de la famille en faisant des ménages et en gardant un tas de mômes pleurnichards pour un petit billet pendant que les mères allaient à la supérette en bas de la tour ou recevaient un homme pour se passer l’après-midi. Vévette, comme elle se nommait pour tout le monde, tenait la maison à coup de gueules et de beignes, distribuant-le tout à longueur de journée.

Julie avait aussi deux frères aînés de dix huit et treize ans qu’elle trouvait peu intéressants. Robert venait d’avoir la majorité et de ce fait était devenu en quelques mois un rouleur de mécaniques au cerveau obtus, vivant d’expédients peu avouables dont les drogues et les nombreux vols lui seraient fatales un jour. Il traînait tout la journée dans sa chambre en jouant mal de la guitare, suant à grosses coulures sur des joues vérolées, tapant du pied fortement pour remplacer la batterie et ainsi déclencher les foudres du

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voisin du dessous qui frappait régulièrement du balai sans inquiéter le moins du monde l’imbécile heureux. Parfois en passant il ébouriffait de ses doigts jaunis de nicotine les cheveux de Julie qui ne pouvait pas s’empêcher d’aller immédiatement se laver la tête.

Quant à son second frère Kévin, c’était un être malsain qui passait son temps à s’enfermer dans les toilettes ou à essayer de mettre la main sous les jupes de sa sœur lorsque celle-ci s’y attendait le moins. Une fois sur deux Julie parvenait à gifler ce frère aux gestes incestueux, sous les quolibets grivois de Vévette.

De cette vie, Julie n’en voulait plus. Elle avait du patienté jusqu’au jour de ses dix-sept ans, rongeant son frein sur la médiocrité de son existence tout en se défendant bec et ongles contre les attaques à son intégrité. Grande, élancée, une petite poitrine orgueilleuse, un fessier avantageux, des cheveux blonds tirant sur le roux auréolait son visage parsemé de taches de rousseur, elle était une beauté et elle le savait sans pourtant être provocante. Maintenant elle pouvait décider enfin de vivre. Depuis plusieurs jours, sans se faire remarquer, elle avait rempli son sac à dos de toutes choses pour partir vers une vie certes bien incertaine, mais une vie choisie. Depuis des années elle s’était composée un petit pécule en vue de ce moment fatidique où tout, elle en était sûre, lui sourirait.

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Chapitre 3

Julie n’avait jamais vraiment quitté son quartier. Comme bien des jeunes des cités, à part quelques sorties dans la capitale et dans les banlieues environnantes pour rendre visite deux ou trois fois par an à une tante éloignée, c’était le bout du monde. Elle quittait enfin cette banlieue honnie en marchant à grands pas ne s’octroyant aucune faiblesse nostalgique, malgré une pluie fine qui tombait sans discontinuer sur sa jolie frimousse. Elle suivait la nationale sept de Villejuif à Paris. Faisant claquer ses petits talons sur le trottoir, habillée d’un jean, d’un pull noir rehaussé d’une grande écharpe orange, elle se sentait bien. Julie avait décidé de ne pas entamer ses économies sans y être vraiment obligée et puis l’autobus ne prenait pas valeur de voyage sans retour. Sans détourner les yeux sur les automobilistes qui s’arrêtaient parfois à sa hauteur en lançant un « Je vous emmène quelque part mademoiselle ? »

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Julie ne répondait pas malgré l’envie de se laisser aller sur un siège moelleux pour ne plus sentir son sac à dos dont les bretelles lui cisaillaient les épaules, alors que la pluie se faisait agressive en tombant de plus en plus drue. Elle marchait en direction de la porte d’Italie pour prendre un métro qui la mènerait gare St Lazare. Pour le moment elle se concentrait sur sa marche, évitant les nombreuses flaques d’eau boueuses laissées par des travaux qui n’en finissaient pas depuis des mois. Comme si creuser des trous et les reboucher était un travail jamais fini. Elle râlait intérieurement que le temps ne se soit pas mis au diapason du soleil de joie qui lui inondait le corps, mais le ravissement d’être une autre personne balayait la grincheuse météo.

Enfin le métro où elle s’engouffrait avec promptitude, trouvait une place assise et se débarrassait de son coupe vent trempé qui lui gelait le corps. Elle rêvait déjà du train qui l’emmènerait au bord de la mer tout en se la représentant difficilement, ne l’ayant vu que sur le petit écran. Elle était sûre qu’en la découvrant elle serait purifiée de toutes les tristes années passées dans l’obscure médiocrité de sa famille. Elle se sentait brusquement soulagée d’être dans cette grande ville où personne ne lui adressait un regard. On ne la retrouverait plus, elle était noyée dans la masse des gens qui partaient au travail. Maintenant il était huit heures. Julie s’imaginait en souriant les allées et venues de ses frères dans la cité,

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puis dans les rues adjacentes, les cris d’orfraie de Vévette qui se moquait pas mal où sa fille pouvait être mais qui devait jouer son rôle de mère éplorée devant les voisins. Seul son père devait éprouver un certain embarras, quoique…

D’un mouvement du menton elle chassait ces idées sans intérêt, sortait du métro et souriait à la grande gare qui semblait lui faire un clin d’œil. La faim lui tenaillait l’estomac, aussi s’engouffrait elle dans une brasserie proche. Elle commandait un croque monsieur et une limonade. En toute quiétude Julie s’installait sur la moleskine d’un vert pisseux d’une banquette au fond de la salle. Pour se donner une contenance en attendant d’être servie, elle se mettait à fouiller dans une poche de son sac comme si elle ne retrouvait pas quelque chose d’important.

« Vous avez perdu votre porte-monnaie ? » S’entendait-elle demandé par une voix caressante, pendant qu’un crissement de chaise déplacée sur le carrelage lui faisait relever la tête.

« Je ne tiens nullement à vous importuner… » Ajoutait l’homme surpris du regard peu amène qui se fixait sur lui.

« Allez… détendez-vous, je ne vous veux aucun mal et puis… » Et il embrassait la salle d’un regard circulaire.

« Avec tout ce monde vous ne risquez rien ! »

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Le ton ironique de son vis à vis et le bruit de l’assiette et du verre que l’on plaçait devant elle, achevaient de la rassurer.

« J’aimerai être seule, soyez gentil laissez moi tranquille. »

L’homme d’une trentaine d’années jouait alors la carte dont il avait déjà joué, celle des nombreux clients qui les entouraient. Avec l’assurance de celui qui a vécu, liée à un machisme triomphant de l’homme fort sur la frêle jeune fille, il posait sa main sur l’avant bras velouté. En une fraction de seconde, sans que rien ni personne ne puisse deviner la conséquence de ce geste, une énorme gifle sonore claquait sur la joue de l’importun. Dans le silence qui s’était fait instantanément dans la salle, l’homme chancelait sous l’affront. Pourtant la marque des doigts se lisait sur sa joue témoignant de la force du coup.

« Petite traînée ! Je vais t’apprendre à me respecter ! »

Joignant le geste à la parole il saisissait les cheveux de Julie avec brutalité, les tirant jusqu’à lui faire heurter la tête sur la table. C’était tellement insensé qu’il fallait quelques secondes pour que deux jeune gens interviennent vigoureusement, aidés par le garçon de salle pour maintenir ce qui était devenu un forcené éructant des obscénités :

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« Espèce de salope, petite putain, je te retrouverai pour te corriger, tu… Et puis foutez-moi la paix merde, arrêtez de me tordre les bras… »

Pendant que l’homme se débattait avec force, Julie préférait quitter subrepticement les lieux avant d’attendre qu’un quelconque revirement en sa défaveur vienne tout remettre en question. Elle savait depuis son enfance la dure loi des grands ensembles où il fallait fuir lorsque l’on avait le moindre avantage. La foule de la rue l’accueillait de nouveau dans son cocon protecteur et bientôt son cœur qui battait encore violemment dans sa poitrine se calmait progressivement Elle avait eu très peur. Le retour du soleil lui redonnait le moral et bientôt ne pensait plus à l’incident. Un peu plus tard en se remémorant ces faits, Julie avait la pleine certitude qu’elle saurait se défendre des inquiétudes de la vie.

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Il est à peine probable pour un habitant d’une très grande ville de comprendre la stupéfaction que Julie ressentait en entrant dans la salle des pas perdus de la gare Saint Lazare. Rien à voir avec une quelconque gare de RER où les travailleurs se précipitent en se bousculant pour entrer dans les wagons comme happés par plusieurs bouches d’un ogre d’acier jamais rassasié… Non ! Après avoir gravi un grand escalier, elle débouchait sur les plates-formes des grandes lignes. Grand était son étonnement de constater la vue d’un monde plus lent, plus réfléchi, où une personne tirant parfois de lourdes valises pouvait se retrouver, après un cheminement aléatoire pour l’observateur, exactement au même endroit une demi-heure plus tard, prêt à recommencer une nouvelle errance sans bût apparent ! Avec intelligence Julie concluait qu’elle venait d’entrer dans le monde des voyageurs, très différent de celui des transportés.

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Son billet en poche, elle se mettait à flâner en attendant l’heure de départ de son train avec un certain amusement. Assise devant un guéridon, une tasse de chocolat fumant accompagnée de viennoiseries, cette pause lui permettait tout à loisir d’observer les travers amusants de ceux qui attendaient. Les uns se contentaient de piétiner devant les tableaux d’affichages affectant une impatience emprunte de théâtralité sachant que leurs mimiques et leurs gestes ne serviraient à rien, d’autres regardaient le visage amorphe des gens comme eux, intéressés uniquement lorsque des cris ou des chahuts troublaient le ronron sonore répercuté par les voûtes.

Enfin le numéro de quai pour Dieppe était affiché. Avec un petit pincement au cœur, Julie quittait à regret la salle des pas perdus, prenant vraiment conscience que chaque pas qui l’amenait vers son wagon la coupait définitivement de sa vie d’adolescente. Assise dans le train, le front appuyé sur la vitre pour en sentir la fraîcheur, elle se sentait pleinement adulte malgré une inquiétude en filigrane pour son avenir prochain. Elle était sûre d’avoir pris la bonne décision mais ne pouvait s’empêcher de verser une larme qu’elle souhaitait discrète lorsque les premiers tours de roues l’emmenaient vers l’inconnu.

Ses compagnons de compartiment étaient tous de vieilles personnes dont les importants baluchons promettaient de longs séjours. Après quelques mots échangés sur le temps qui n’était pas aussi ensoleillé

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que jadis, chacun se mettait à sommeiller dans son coin en prenant soin de temps en temps d’aller fouiller dans un sac une quelconque collation arrosée de boisson bue dans une gourde plus ou moins cabossée. Julie faisait semblant de dormir pour ne pas avoir trop la tentation de la faim. Dans sa précipitation elle avait oublié de prendre le moindre casse-croûte ainsi qu’un peu d’eau. Elle se reprochait amèrement cette inconscience qui lui tournait la tête comme un manège infernal qui ne devait jamais s’arrêter Elle sombrait dans le néant. Julie reprenait ses esprits stimulés par de nombreux tapotements qu’elle ressentait sur les joues. Elle ouvrait les yeux sur un visage bienveillant dont le regard était chargé d’inquiétude.

« Cela ne va pas mademoiselle ? Soufrez-vous de quelques choses ? Ah ! Je vois c’est certainement la faim… »

Elle fouillait dans son sac, en sortait une part de brioche qu’elle tendait à Julie.

Julie avait choisi Dieppe sans connaissance particulière, seul le critère kilométrique avait retenu son attention et puis elle avait lu qu’elle pourrait aller en Angleterre en ferry… Mais cela n’avait été qu’une possibilité utopique parmi tant d’autres… Elle n’avait pas prêté attention que son train était omnibus. Si les premiers temps elle en avait éprouvé de l’agacement, la suite lui donnait tort, tant était distrayant le paysage

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qui défilait, et par la diversité des voyageurs qui s’asseyaient à ses côtés.

« Vous voulez une tranche de rosbif ? » Proposait gentiment une femme d’un certain âge en ouvrant un énorme panier d’osier. Julie refusait d’un merci timide, tandis qu’un jeune homme croquait de bon appétit une demi-baguette d’où sortaient prêt à s’échapper des rondelles de saucisson sur un lit de feuilles de salade. Elle crut défaillir tant elle avait faim en se reprochant de ne pas avoir accepté l’offre de la dame.

« Je suis persuadé que vous ne refuserez pas la moitié de mon sandwich ? » Prononçait d’une voix douce le garçon légèrement penché en avant pour éviter d’être entendu par la femme.

« Laissez-vous tenter ! Rien qu’à vos yeux, qui sont d’ailleurs forts beaux, je sens que vous mourez de faim… »

Une deuxième fois Julie voulait refuser mais la proposition était par trop tentante. Elle opinait du chef malgré elle et se retrouvait contrite et soulagée à la fois avec un morceau du délicieux sandwich. Elle remerciait en fermant les yeux un instant l’aimable jeune homme et mordait sans plus attendre le pain croustillant. Lorsqu’elle avait fini l’estomac calé, un gobelet en carton empli d’une boisson pétillante entrait dans son champ de vision, sans plus tergiverser elle s’en saisissait avec vivacité tant elle

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avait soif, remarquant la main aux longs doigts qu’elle effleurait par inadvertance.

Un instant plus tard, alors que les voyageurs assoupis creusaient d’avantage les sièges, Julie levait imperceptiblement les yeux. Elle avait feint de dormir pour ne pas être importunée mais la curiosité était trop forte, elle voulait détailler l’homme qui lui avait donné une partie de son repas avec gentillesse. Bien qu’elle se savait en sûreté, grande avait été sa surprise de ne lire aucune demande salace dans l’œil de son vis à vis, ce qui depuis qu’elle avait eu ses treize ans ne lui était jamais arrivée. Dans les cités plus qu’ailleurs, ce genre de troc était monnaie courante et bien des fois elle avait eu à se défendre de gestes déplacés, après avoir accepté quelques friandises ou des compliments sur sa beauté, seul son ami d’enfance Gatien, avec qui elle jouait parfois au docteur, avait éveillé par la douceur de ses caresses quelques émois charnels, mais jamais plus. A seize ans Julie était vierge de corps et de sentiments amoureux.

Le garçon devait avoir dans les vingt cinq ans. Vêtu d’un pantalon de velours noir et d’une chemise à carreaux rouges, son allure était celle de quelqu’un qui travaille au dehors, tout ceci était pourtant démenti par son visage d’enfant sage aux traits réguliers sans aucune lourdeur, où ses cheveux châtains gominés lui donnait un air de premier de la classe. Toute sa personne semblait avenante quoiqu’un peu surannée dans son maintien. Pourtant un je ne sais quoi de

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déraisonnable pouvait se remarquer par son menton légèrement fuyant, impression que la jeune fille ne pouvait déceler tant l’ensemble correspondait à l’un de ses idéaux masculins.

Les yeux perdus dans le paysage qui défilait, elle suivait la montée et la descente des fils électriques le long de la voie, les taches de couleurs dans les prés où paissaient vaches et moutons, les bosquets qui disparaissaient rapidement alors que les grands arbres dans le le lointain semblaient se retenir de disparaître. Les clochettes stridentes qui ponctuaient les passages à niveaux, l’amusaient comme une petite fille. Seul un quartier de lune accroché dans le ciel suivait le train sans effort apparent.

Enfin le train arrivait en gare de Dieppe. Le flot des voyageurs chargés de valises se précipitaient avec grande vitesse on ne sait pourquoi vers la sortie où Julie les retrouvaient sur le trottoir, les valises aux pieds, cherchant du regard avec énervement celle ou celui qui se permettait de les faire attendre. L’amusement à regarder cette scène de la vie ordinaire ne s’éternisait pas plus longtemps, avec angoisse elle venait soudain de se rendre compte que personne ne l’attendait et, qu’elle ne savait pas où aller. Pendant un instant elle paniquait pensant même à retourner dans sa banlieue. La honte d’elle-même la décidait à ne pas capituler, à forcer le destin et comme il faisait beau la direction de la mer se trouvait toute indiquée. Julie marchait un bon moment le long du port de pêche,