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LE CARACAZO (1989) VINGT APRÈS. DE L'ÉCONOMIE MORALE À L'INSTRUMENTALISATION POLITIQUE DE L'ÉMEUTE AU VENEZUELA Paula Vasquez Lezama De Boeck Supérieur | Revue internationale de politique comparée 2010/2 - Vol. 17 pages 127 à 142 ISSN 1370-0731 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-internationale-de-politique-comparee-2010-2-page-127.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Vasquez Lezama Paula, « Le Caracazo (1989) vingt après. de l'économie morale à l'instrumentalisation politique de l'émeute au Venezuela », Revue internationale de politique comparée, 2010/2 Vol. 17, p. 127-142. DOI : 10.3917/ripc.172.0127 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour De Boeck Supérieur. © De Boeck Supérieur. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Bibliothèque Sainte Geneviève - Paris 3 - - 195.221.72.178 - 24/10/2012 15h36. © De Boeck Supérieur Document téléchargé depuis www.cairn.info - Bibliothèque Sainte Geneviève - Paris 3 - - 195.221.72.178 - 24/10/2012 15h36. © De Boeck Supérieur

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LE CARACAZO (1989) VINGT APRÈS. DE L'ÉCONOMIE MORALE ÀL'INSTRUMENTALISATION POLITIQUE DE L'ÉMEUTE AUVENEZUELA Paula Vasquez Lezama De Boeck Supérieur | Revue internationale de politique comparée 2010/2 - Vol. 17pages 127 à 142

ISSN 1370-0731

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-internationale-de-politique-comparee-2010-2-page-127.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Vasquez Lezama Paula, « Le Caracazo (1989) vingt après. de l'économie morale à l'instrumentalisation politique de

l'émeute au Venezuela »,

Revue internationale de politique comparée, 2010/2 Vol. 17, p. 127-142. DOI : 10.3917/ripc.172.0127

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Revue Internationale de Politique Comparée, Vol. 17, n° 2, 2010 127

LE CARACAZO (1989) VINGT APRÈS. DE L’ÉCONOMIE MORALE À L’INSTRUMENTALISATION POLITIQUE DE L’ÉMEUTE AU VENEZUELA

Paula VASQUEZ LEZAMA

Vingt ans après les émeutes de fin février 1989, connues sous le nom duCaracazo, le bilan analytique qui reste à faire est traversé par des multiplesinterrogations. Comment la société vénézuélienne explique-t-elle cet évé-nement qui a fortement marqué la mémoire collective vénézuélienne ? Quelest le lien entre ces justifications et les analyses issues du champ académi-que ? Comment cet événement dramatique est-il devenu une ressource del’action politique en temps de « révolution bolivarienne » ? Le Caracazo de1989 n’est pas seulement devenu une date de commémoration mais un épi-sode dont le sens historique tant de l’émeute que de la répression constitue,en quelque sorte, l’enjeu ultime de la justification du tournant révolution-naire survenu au Venezuela avec le triomphe du commandant Hugo Chavezen décembre 1998. Il s’agit ici de reprendre ces questions à la lumière de ladiscussion académique sur cet événement en mobilisant des données ethno-graphiques et historiographiques sur le pillage au Venezuela 1. Comme nousl’avons montré ailleurs, dans ce contexte particulier « d’état d’exceptionhumanitaire » 2 émergent différents types de violences post-désastre, aux-quels répondent plusieurs postures morales qui vont de la compréhensionpour raison de survie à la condamnation morale rejoignant les stéréotypes

1. Cette recherche sur la violence post-désastre a été menée dans le cadre d’une étude plus large sur lagestion des sinistrés de la catastrophe qui affecta le Venezuela en décembre 1999. À partir d’une appro-che qui se veut une anthropologie des politiques publiques mais qui mobilise aussi des outils issus de lascience politique et de la sociologie, ce travail montre que la gestion de la population sinistrée fut profon-dément marquée par le moment historique bolivarien, ne serait-ce que par la coïncidence entre les cou-lées de boue et le referendum visant à valider la Constitution de 1999.2. Cf. FASSIN D. et VASQUEZ P., « Humanitarian Exception as the Rule : The Political Theology ofthe 1999 Tragedia in Venezuela », American Ethnologist, volume 32, n°3, 2005, p. 389-405.

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sur les classes socialement défavorisées. Cet article est basé sur l’examendes dossiers d’instruction judiciaire des familles des victimes des exactionsdes forces de l’ordre lors de la répression des pillages, sur l’élaborationd’une base de données composée de 600 articles de presse des journauxnationaux et locaux (El Nacional, El Universal, Talcual et El Carabobeño) etsur l’analyse d’une dizaine entretiens approfondis avec des secouristes etdes témoins.

Dans un premier temps, je rappellerai la conjoncture vénézuéliennedébut 1989 et la chronologie de l’émeute et la répression. Ce rappel chercheà problématiser des postures ambivalentes concernant l’acceptation dupillage ainsi que des exactions, c’est-à-dire, les règles d’acceptabilité de laviolence et de la répression dans l’histoire contemporaine vénézuélienne.Dans un deuxième temps, une révision critique de la discussion académiquesur le Caracazo, en particulier des contributions qui reposent sur la notiond’économie morale sera développée, en montrant qu’il est nécessaire égale-ment de problématiser les postures et les prises de position que les groupesdominants et puissants manifestent vis-à-vis des pillages et de leur répres-sion. Dans un dernier temps, il s’agit de mener à bien une comparaison entrele traitement politique du Caracazo et celui des pillages survenus lors de lacatastrophe de 1999, nommée au Venezuela La Tragedia, en particulier desémotions politiques qui ont pris d’assaut le discours politique 3. Par le biaisde l’analyse des controverses, l’objectif est de dévoiler les ressorts d’instru-mentalisation politique de la violence en temps de révolution bolivarienne.

Retour sur un point d’inflexion

Le Caracazo est indissociablement lié à la tentative du gouvernement deCarlos Andrés Pérez, élu en décembre 1988 et investi le 2 février 1989d’imposer un programme de réformes appelé « le grand tournant » (El GranViraje). Ce programme d’ajustement structurel sous l’égide du FMI, com-prenant une libération du taux d’échange et une dévaluation de la monnaiede 170 % était associé à une série des mesures drastiques de régulation éco-nomique, dit El Paquete (le Paquet), qui visait à initier un mouvement radi-cal de réformes néolibérales, condition pour obtenir du FMI un prêt de5.000 millions de dollars en trois ans 4.

3. Le 15 décembre 1999, le jour même des élections référendaires pour l’approbation de la nouvelleconstitution, dite bolivarienne, d’immenses coulées de boue ont balayé les quartiers populaires de Cara-cas et de La Guaira en laissant des centaines de morts et des centaines de milliers de sinistrés.4. Le programme d’ajustement comportait deux volets. À court terme, des mesures cherchaient à éta-blir les équilibres fondamentaux de l’économie : la fin du régime des changes multiples et l’unificationdes taux de change de la monnaie par suite d’alignement sur le taux libre, la libération des taux d’intérêt,

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Les émeutes commencèrent dans la banlieue est de Caracas, à Guarenas,par des manifestations contre les augmentations de 30 % des tarifs du trans-port public et de 83 % du prix de l’essence. Un conflit similaire éclata enmême temps dans le sud ouest de la ville. La police ne put contrôler la situa-tion et des dizaines de milliers de personnes participèrent dans des saccagesdes commerces de toutes les avenues de la ville de Caracas et de sa banlieueet d’autres villes de province. Les gens trouvaient à l’intérieur des magasinsles produits cachés par les commerçants qui attendaient la hausse des prixque la libéralisation annoncée allait provoquer. La télévision montrait lesimages d’hommes, de femmes, d’enfants et de vieillards que couraient entransportant des appareils électroménagers, des bœufs entiers sortis desboucheries, des vêtements, des disques, etc. Certains commerçants furentlynchés, des bus furent brûlés. Des pillages suivirent pendant toute la nuitet le 28 à midi le Président Carlos Andrés Pérez déclara l’état d’urgence,avec l’approbation du Congrès. Huit garanties constitutionnelles furentsuspendues 5. Le 28 février 1989 constitua une première dans l’histoire duVenezuela où un ensemble de mesures visèrent à mettre en place l’état desiège. La garantie constitutionnelle de la liberté d’expression fut restituée le10 mars et le reste des droits le 24 mars.

La déclaration de l’état d’exception rendit possible l’exercice d’un pou-voir de répression sans limite de la part des forces de l’ordre de l’État, enparticulier de la Guardia Nacional, la Police Militaire, et l’Armée de terre.L’ordre donné fut de réprimer en ouvrant le feu. Pendant trois jours, destroupes inexpérimentées composées de jeunes de vingt ans, sans aucuneexpérience, firent face à une situation sans précédent dans l’histoire dupays. Les soldats tiraient des longues rafales avec leurs mitrailleuses deguerre vers les bâtiments surpeuplés des quartiers populaires d’où venaientdes coups de feu isolés d’armes de poing. Ils ouvraient le feu contre toutepersonne qui courait dans la rue et donnaient le coup de grâce aux blessés.Jusqu’aux premiers jours du mois de mars, il n’y eut pas de limites contrel’abus de pouvoir des soldats de l’Armée de terre. Les ONGs estiment lebilan à au moins un millier de morts 6.

l’augmentation de tous les produits alimentaires sauf 18 intégrant le « panier de la ménagère », l’augmenta-tion du prix des combustibles et des services publics et l’augmentation « sélective » des salaires. Simultané-ment, le programme proposait une série de reformes structurelles qui visaient à long terme l’ouvertureexterne et la dérégulation de l’économie. Sur cet essai de réforme néolibérale, voir QUENAN C.,« Venezuela : le redressement économique inachevé », Problèmes d'Amérique Latine, n°29, 1998, p. 53-71.5. Les garanties de la Constitution de 1961 suspendues le 28 février 1989 sont définies aux articlessuivants : article 60 dont les alinéas concernent les conditions de la privation de liberté et la demeure endétention ; l’article 64 qui assure le droit à la libre circulation, l’article 66 sur la liberté d’expression,l’article 71 sur le droit aux rassemblements publics et privés, et l’article 115 sur le droit de manifesterpacifiquement sans armes.6. COFAVIC (Comité de familiares y víctimas del 27 de febrero) effectue un travail de longue haleinepour redonner une visibilité aux crimes sans procès apparemment commis par les agents des différentesforces de l’ordre vénézuéliennes, polices civiles et de l’Armée. Cette ONG apporte un soutien pratique

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Pour les historiens et analystes politico-économiques cette crise portetrois aspects socio historiques fondamentaux : la fin de « l’harmonie illu-soire » de la relation entre le peuple et l’État qui avait garanti pendant trenteans le fonctionnement du système de partis politiques, l’accroissement de lacorruption dans toutes les sphères des institutions publiques et une criseéconomique profonde conduisant à la paupérisation des classes populaireset moyennes 7. Pour y être vénézuélienne et avoir grandi à Caracas, je merappelle bien des années soixante-dix et quatre-vingt où circulait la légendepopulaire du Venezuela imaginé comme un pays qui avait miraculeusementmélangé « races » et « classes », où « tous les ranchos disposaient de magné-toscopes», où la classe moyenne « changeait de voiture tous les ans », oùmême « les plus pauvres buvaient du bon whisky écossais importé ». Lesémeutes du 27 février 1989 ont définitivement brisé ce mythe national.

Mais ce n’était pas la première fois que le pillage faisait irruption auVenezuela. Les cent premières années de vie républicaine ont été marquéespar la violence guerrière. Une fois consommée la désintégration de la GranColombia, le 19e siècle fut une période de guerres sanguinaires entre lescaudillos qui se disputaient le contrôle de Caracas. La nation n’avait d’exis-tence que formelle. Guerres, factions et révolutions dessinaient un tableaudésespérant signé par la violence sociale et politique. Simón Bolívar mêmeétait pessimiste sur le futur du Venezuela comme nation indépendante.D’après le Libertador, le territoire ne réunissait pas les conditions pourdevenir une République autonome 8.

Cette identification au seul domaine militaire distingue historiquementle Venezuela des autres territoires libérés. L’Armée y constitue la seule ins-titution qui se soit historiquement imposée pour organiser l’État- nation,assujettie toutefois à l’autoritarisme, à la violence et au patronage des cau-dillos des régions 9. L’absence d’institutions civiles suffisamment solides

aux victimes dans leurs démarches au cours de l’instruction des procès. Cf. http://www.cofavic.org.ve/.Pour sa part, PROVEA (Programa venezolano de educación-acción en derechos humanos) est égale-ment une ONG de défense des droits de l’homme qui anime d’importants forums d’opinion et est trèsactive dans les domaines de la diffusion d’information et de l’éducation en matière des droits del’homme. Cf. http://www.derechos.org.ve/.7. L’illusion d’harmonie est une image qui sert de titre à un ouvrage collectif précurseur des étudesvénézuéliennes sur la crise du modèle politique fondé sur le capitalisme étatique rentier. Cf. NAIM M.et PIÑANGO R., El caso Venezuela. Una ilusión de harmonía, Caracas, IESA, 1985. Par ailleurs, je suisici les indications fournies par Asdrúbal Baptista dans ses analyses de la crise économique. Cf.BAPTISTA A., « Temas acerca del futuro económico de Venezuela », Ideas sobre el porvenir deVenezuela, Caracas, Asociación Venezuela, Sociedad y Economía, 1993.8. Ce jugement marque les débuts de la République vénézuélienne, comme le résume un aphorismepopulaire au 19e siècle : Cundinamarca (Bogotá) était « l’université », Quito « le couvent », et Caracasla « caserne ».9. Les historiens montrent bien que l’unité de l’ensemble du territoire et sa maîtrise politique se sontfait attendre jusqu’au 20e siècle. Cf. LANGUE F., Histoire du Venezuela, de la conquête à nos jours,Paris, L’Harmattan, 1999. Les avatars de la consolidation d’un État civil et d’une nation pacifiques’expliquent par le rejet des caudillos de toute autorité nationale installée à la capitale et sont à l’origine

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pour soutenir le pouvoir politique a été lourde de conséquences. Pendanttout le siècle, l’Armée fomente des conspirations et des luttes intestinespour contrôler le pouvoir et, plus tard, le pays est submergé par une criseprofonde causée par la chute des revenus fiscaux et des pressions externespour payer la dette externe à la fin du 19e siècle.

Au Venezuela, le pillage se constitue historiquement comme une formeviolente de l’exercice du pouvoir mais aussi comme forme de résistance.C’est pourquoi cette pratique est « occultée » lorsqu’elle est pratiquée parl’Armée libératrice au 19e, incarnation même de la dignité de la nation sou-veraine. Au 20e siècle le pillage apparaît comme étant une stratégie mise enœuvre pour obtenir la satisfaction de revendications, à l’issue d’un régimeautoritaire, comme ce fut le cas lors de la chute des dictatures de JuanVicente Gómez en 1936 et de Marcos Pérez Jiménez en 1958. Ces deuxrégimes condensent la consolidation d’un État guerrier, technocrate et auto-ritaire garant de la paix et de l’ordre. Ainsi, l’enjeu de l’instauration duPacto de Punto Fijo qui a fonctionné entre 1961 et 1988 était d’établir desrègles de coexistence entre partis politiques et Forces armées et maintenirl’appareil de l’État à l’écart de l’influence militaire. Le Caracazo de 1989montre combien cette harmonie entre institutions civiles et pouvoir militaireétait illusoire.

La littérature académique et l’énigme du Caracazo

Les premières analyses du Caracazo soulignent que cette date marque leretour de l’événement dans l’historiographie contemporaine et qualifiaientles émeutes comme la plus grande des secousses interprétatives de l’histoirenationale 10. Commotion qui se situe à l’origine d’un enchaînement d’évé-nements politiques graves et extrêmement violents survenus moins de deuxans après : les coups d’états manqués du 4 février et 27 novembre 1992.Margarita Lopez Maya 11 explique les révoltes de février 1989 par la fai-blesse des institutions politiques et sociales vénézuéliennes. Cette défi-cience aurait des racines qui plongent dans un manque historique demédiation des demandes citoyennes et de représentativité des institutionsdémocratiques. La démonstration s’effectue par une comparaison entre lesévénements de février 1989 et la chute de la dictature du général Juan

des épisodes violents si fréquents et variés du 19e siècle. Cf. SORIANO DE GARCÍA PELAYO G.,« Sociedad civil e incivil en Venezuela », en SORIANO DE GARCÍA PELAYO G. et NJAIM H.,Vigencia hoy de Estado y sociedad, Caracas, Fundación Manuel García Pelayo, 1997, p. 170-197.10. Cf. SORIANO DE GARCIA PELAYO G., « El ‘acontecimiento’ : los media, las ciencias socialesy la historia », Politeia,. Instituto de estudios políticos UCV, volume 13, 1989, p. 81-113.11. LOPEZ MAYA M., « The Venezuelan Caracazo of 1989 : Popular Protest and InstitutionalWeakness », Journal of Latin American Studies, volume 35, 2003, p. 117-137.

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Vicente Gómez en 1935-1936, marquée par une vacance politique, par larécession économique et par la frustration sociopolitique. Mais peut-êtrel’absence d’entretiens directs avec les acteurs du Caracazo établit-elle unpanorama empirique partiel de la pratique même du pillage lors du Cara-cazo. Lopez Maya inscrit l’analyse du Caracazo dans la tradition analytiquede l’économie morale marxiste inaugurée par E.P. Thompson 12, notion quirelève du code moral dominant pendant les 18e et 19e siècles selon lequel lespauvres attendaient des autorités une protection vis-à-vis du marché, leurpermettant ainsi de subvenir à leurs besoins et de survivre. La rupture de cecode implicite engendrerait l’éclatement de troubles sociaux violents.L’historienne suggère que Carlos Andrés Pérez aurait rompu le code moralen 1989 à la suite de l’annonce des mesures d’ajustement économiqued’inspiration néolibérale et que la population s’est soulevée parce qu’elles’est sentie délaissée face aux abus des commerçants sans scrupules.

Mais la crise institutionnelle de représentativité ne suffit point pour com-prendre l’ambivalence qui caractérise le traitement politique et social duCaracazo, ambigüité qui devient d’ailleurs problématique lorsqu’on ana-lyse le discours des acteurs. Dans son analyse des émeutes de février 1989,Yolanda Salas 13 recense des mots utilisés par ses enquêtés pour définir lasituation (« séisme », « explosion ») et qui évoquent le fait « qu’une majo-rité invisible se présente d’un coup » sur la scène politique et sociale. Cephénomène ne s’apparenterait pas à une « violence politique » mais plutôtà une violence sociale de masses des pauvres, qui « (…) n’auraient pasd’identité autre que la pauvreté et l’exclusion du système institué… ». Larévolte populaire du 27 février 1989 ne serait pas inscrite dans la mémoirecollective sous la figure de l’épopée guerrière mais de la souffrance et de larépression militaire qui pénétra, peut-être à jamais, l’espace de vie des sec-teurs populaires. Salas précise cependant que cette révolte sociale se « repolitisera » par la suite lorsque les rebelles bolivariens brandiront commeétendard le massacre de février 1989 à l’occasion du coup d’état manqué du4 février 1992, hypothèse que je reprends de manière plus exhaustive à lafin de ce travail.

Fernando Coronil et Julie Skurski 14 proposent d’interpréter les représen-tations des pillages de février 1989 mobilisées par les agents de l’Étatcomme une opposition entre « société civilisée » et « barbarie », c’est-à-dire,

12. THOMPSON E. P., « The Moral Economy of the English Crowd in the Eighteenth Century », Pastand Present, volume 50-53, 1973, p. 76-136.13. SALAS Y., « La dramatización social y política del imaginario popular : El fenómeno del boliva-rismo en Venezuela », en MATO D., Estudios Latinoamericanos sobre la cultura y transformacionessociales en tiempos de globalización, Buenos Aires, CLACSO, 2001, p. 207.14. CORONIL F. et SKURSKI J., « Dismembering and Remembering the Nation : The Semantics ofPolitical Violence in Venezuela », Comparative Studies in Society and History, volume 33, n°2, 1991,p. 288-337.

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comme un reflexe de la société dominante qui inscrit la justification de larépression dans le registre pots-colonial. D’après eux, la répression auraitpour les classes dominantes un effet civilisateur sur des « masses » jamaisintégrées favorablement dans la société moderne. Selon leur analyse desdiscours officiels, la justification des exactions élaborée par certains repré-sentants de la classe politique dominante repose sur une « barbarisation »des pilleurs par l’utilisation de qualificatifs comme « marginaux » et des« antisociaux », incarnés dans la figure des « jeunes hommes issus de quar-tiers populaires à la peau foncée » 15. Ce constat s’inscrit dans la discussionde ce que ces auteurs appellent la « sémantique de la violence politique » auVenezuela.

« Les militaires ont affronté le barrio 16 comme s’il était ennemi mili-taire, la police l’a affronté comme un gang criminel, et la police politiqueou les services de renseignement l’a traité en tant qu’agent subversif » 17.

Pour Coronil et Skurski, les représentations des pillages de février 1989mobilisées par l’État, relèvent donc d’une opposition entre « société civili-sée » et « barbarie » qui inscrit la justification de la répression dans le regis-tre post-colonialiste de la société dominante. La répression aurait dans ceregistre un effet civilisateur sur des « masses » jamais intégrées favorable-ment dans la société moderne. La justification du massacre s’inscrirait doncdans une histoire longue de discriminations propre aux sociétés postcolo-niales latino-américaines. Mais il me semble que cette continuité évidentedans la longue durée ne doit néanmoins pas conduire à sous-estimer la pro-fonde rupture introduite par le Caracazo en tant qu’événement et les parti-cularités concrètes de la dynamique du pillage et sa répression. Ces auteursmontrent que Caracas apparut comme un champ de bataille et les élitesinterprétèrent l’émeute comme une révolte contre la rationalité capitaliste.Tant Fernando Coronil et Julie Skurski que Margarita Lopez Maya assimi-lent l’expression d’une « protestation non planifiée » à une « violencepolitique ». En revanche, leur perspective souffre de quelques limites pourcomprendre la dimension politique des émeutes au Venezuela car les voixde ceux qui approuvent ou condamnent le pillage et sa répression restentcruellement absentes de leur analyse et le sens de la justice sociale qui a pré-valu dans ce moment extrême est considéré comme allant de soi.

Même si leurs perspectives permettent de saisir les stratégies discursivesutilisées pour justifier la répression des pillages a posteriori ainsi que lamanière dont les élites interprétèrent l’émeute, ces analyses présentent des

15. Op. cit., p.320.16. Le terme barrio désigne dans l’espagnol du Venezuela les quartiers populaires urbains, constituésde logements précaires et autoproduits. Dans le cas de Caracas et de la zone métropolitaine ils sont situésle plus souvent sur les pentes en aval des montagnes de la cordillère de la côte au centre-nord du pays.17. CORONIL F. et SKURSKI J., op. cit., p. 323.

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limites, notamment pour comprendre en quoi au Venezuela la répression dupillage est finalement plus convulsive que systématique : elle est opportu-niste, démesurée et basée sur un système de complicités entre les agents desforces de l’ordre, le pouvoir politique et le système judiciaire.

Pillages et conflits moraux

C’est par le biais d’une enquête ethnographique sur les conséquences socia-les et politiques d’une catastrophe naturelle qu’affecta l’état de Vargas et lenord de la ville de Caracas en décembre 1999 que j’ai été confrontée à com-parer le Caracazo avec cet autre épisode violence extrême. La Tragediarappelait tant les émeutes de février 1989 que les exactions commises parles forces de l’ordre lors de sa répression. Cette remémoration était présentedans la rhétorique officielle avancée en fin 1999, d’une part dans le dénid’un possible rapprochement entre les répressions de 1989 et la lutte contreles pillages en décembre 1999, et d’autre part dans la promesse de faire jus-tice en accord avec les principes de la nouvelle Constitution bolivariennequi venait juste d’être approuvée. Ces souvenirs émaillaient aussi les dis-cours des associations des droits de l’homme, des médias, et de tous ceuxqui condamnaient le retour du « pillage » (le saqueo) dès que les circonstan-ces s’y prêtent.

Faisons le point sur les violences post catastrophe, en décembre 1999.Lors de l’arrivée des écoulements de boue les plus destructeurs, les premierspillages de petits commerces et de supermarchés ont lieu dans les zones noninondées. Un témoin raconte ainsi une mise à sac d’un supermarché. Il étaitdéputé à l’Assemblée Nationale et habitait la zone dévastée : « Nous avonsmarché jusqu’au supermarché de Caribe. On s’est tout de suite dit « allons-y avant que les pillages ne commencent », car les gens n’avaient plus à man-ger. Il va falloir mettre de l’ordre ici. Lorsque nous sommes arrivés, les gensétaient en train de piller le supermarché. Au début, nous avons pensé que legroupe de malandros était petit et qu’ils ne voulaient qu’un coffre-fort »(Entretien à Vargas, juin 2003).

Mon informateur et son compagnon se sont alors identifiés et ontdemandé aux malandros 18 d’arrêter la mise à sac et leur ont proposé de col-laborer avec eux pour l’organisation de la répartition de la nourriture :« Moi, j’étais armé, j’avais un revolver. On les a visés mais ils ont com-mencé tout de même a tout casser. À l’intérieur du local il y avait encoreplus de malandros, tous armés !! La bande était trop nombreuse pour nousdeux. Nous avons baissé les armes et on s’est mis à négocier avec eux. Nous

18. Le terme espagnol malandro est utilisé au Venezuela pour désigner les jeunes délinquants des quar-tiers urbains.

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sommes arrivés à un accord. On les a laissés prendre le coffre-fort, et puisnous les avons tous mis à la queue leu-leu, je veux dire, ceux qui ne vou-laient que de la nourriture. Tu sais, là, il n’y avait aucune autorité, ni mili-taires ni rien du tout…. » (Entretien à Vargas, juin 2003).

Le saccage finalement s’est ordonné et les marchandises ont été distri-buées le « plus équitablement possible », et les malandros sont partis avecle coffre-fort. Mon informateur, homme politique, n’était pas concerné parla mise au sac mais il se sentait plutôt responsable de la distribution équita-ble de la nourriture. Il voulait éviter que les malandros ne tirent profit de lasituation et empêchent les autres de trouver de quoi s’alimenter. Dans lerécit qu’il fit des événements, il ne décrit pas cette scène comme « dramati-que » et exprima une méfiance tacite vis-à-vis de l’État, qui l’amenait à pen-ser que la présence des forces de l’ordre n’aurait fait qu’empirer la situation.Son récit de la négociation avec les malandros n’était qu’une histoire de lacrise sociale qui a suivi la catastrophe de plus, qui finissait bien car il n’yavait eu ni morts ni blessés.

Trois aspects problématiques concernant la relation entre citoyens, cri-minalité et forces de l’ordre dans une situation d’anomie sont soulevés,l’enjeu étant l’autorité de l’État et le maintien de l’ordre public. D’abord, cerécit nous amène à réfléchir sur la « normalisation » du pillage et la recon-naissance de la légitimité de cette pratique dès lors que la situation le justi-fie. Le but n’est pas d’empêcher le saccage mais de distribuer le butin desorte que tout le monde ait sa part. Ensuite, mon informateur s’attendait àce que cela arrive, et il a donc pris le parti d’organiser cette distribution pourqu’il n’y ait pas d’injustice et que cela ne dégénère pas en une situation deviolence extrême. Enfin, pour lui les malandros sont encore des sujets avecil est possible d’entamer un dialogue, une négociation, au nom du bien-êtredes autres victimes. Il ne construit pas le malandro comme un autre maiscomme un sujet faisant partie intégrante de la communauté en crise. La non-criminalisation automatique des pilleurs implique une représentation del’anomie moins dramatisée que celle produite par les médias. Le principalmoteur de la négociation qu’il entame reste toutefois sa compassion enversceux qui attendaient au-dehors du magasin pour s’approvisionner en den-rées de toutes sortes.

Dans d’autres témoignages apparaît d’une manière très forte la mise enaccusation directe des agents des forces de l’ordre profitant de l’anomiepour commettre eux aussi des pillages et ne « tuant les pilleurs » que pourrécupérer leur butin. Le pillage comme sa répression font partie du jeu queles forces de l’ordre établissent dans les barrios urbains vénézuéliens entemps ordinaire, en dehors de toute circonstance exceptionnelle. Les fron-tières morales entre le pillage de survie et le pillage par vandalisme fixentles limites du droit à piller et produisent les représentations de la justesse de

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l’intervention des agents de l’État ou de l’injustice des répressions, générantdes fortes tensions politiques. Les entretiens rendent compte des discoursporteurs d’une criminalisation des forces de l’ordre de l’État, pour lesquel-les le pillage comme sa répression font partie du jeu qu’elles établissentdans les barrios urbains. Ces discours rassemblent dans la même figure cri-minelle l’État et les pilleurs malmenant physiquement les victimes. Il existepeu de témoignages écrits qui retracent l’interaction entre les forces del’ordre et les pilleurs pendant les saccages car les témoins craignent desreprésailles. C’est d’ailleurs la raison de l’absence de plaintes judiciairespour des exactions commises pendant le déroulement même des pillages,sauf dans les cas de « disparitions forcées ».

Dans la zone dévastée en décembre 1999, les forces de l’ordre n’inter-vinrent que de nuit. Elles n’agissaient pas pour arrêter les pilleurs en fla-grant délit mais opéraient par des rafles dans des blocs de maisonssélectionnées à partir des opérations des services de renseignement. Lesfusillades nocturnes laissaient entendre des affrontements entre les proprié-taires des maisons, les bandes armées et les forces de l’ordre. Les effectifsde la police politique nommée la Dirección de Servicios de InteligenciaPolicial (DISIP), après avoir effectué des travaux de renseignement, c’est-à-dire de collecte d’informations basées sur des rumeurs sur l’identité desprésumés pilleurs, procédaient ainsi à l’arrestation et à l’exécution des suspectsen dehors des scènes des pillages. En effet, des agents de la DISIP et del’Armée de terre auraient cherché les suspects de pillage chez eux, là où ilsétaient censés cacher le butin, ce qui expliquerait le mode opératoire nocturne.

Cette interaction entre pilleurs supposés, la DISIP et les soldats del’Armée de terre montre la complexité de ce que Javier Auyero 19 nomme lazone grise de la relation entre les groupes contestataires et les autorités dansl’étude de l’action collective. En effet, opérer par rafles nocturnes pourchercher des marchandises pillées ne relève plus de la répression du pillage,mais fait plutôt partie du jeu que les forces de l’ordre établissent dans lesbarrios urbains en temps ordinaire, en dehors de toute circonstance excep-tionnelle : celui du harcèlement permanent et de la complicité éventuelleavec le crime organisé.

En effet, soldats et agents de la DISIP auraient à leur tour pillé, pris lesbutins et fait du trafic avec les marchandises volées : « Un matin très tôt,nous avons entendu un bruit comme si quelqu’un était en train de piller unemaison. On entendait les coups pour ouvrir les portes. C’était des soldats etun major. Ils voulaient ouvrir un coffre-fort. J. était armé, il leur a crié de sor-tir, et quand j’ai vu une file de petits soldats au béret rouge, des parachutistes,

19. AUYERO J., « The Political Making of the 2001 Lootings in Argentina », Journal of Latin AmericanStudies, volume 38, 2006, p. 243.

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chacun avec un FAL, je les ai pris en photo, pendant que J. les visait avecson arme. Ensuite, les commandos de la DISIP sont arrivés en nous ordon-nant d’évacuer la zone » (Entretien avec un secouriste. Caracas, mai 2003).

La figure du soldat se dédouble ainsi entre celle du « héros » du sauve-tage et celle du « délinquant ». La presse signale en effet la présence depilleurs déguisés en agents de police qui essayaient de voler les marchandi-ses stockées dans les containers du port de La Guaira : « 64 personnes entrain de piller les containers des marchandises importées ont été arrêtéespendant la militarisation du port de La Guaira. Le Colonel Manuel Carpio ainformé que ces personnes ont été transférées au poste de commandement 58de la Garde nationale pour instruire leur dossier. L’officiel a observé queces personnes étaient habillées avec des uniformes de la police et des pom-piers. Il a aussi signalé que des ambulances conduites par de supposés pom-piers ont été arrêtées chargées de whisky. Les cartons d’alcool étaient cachéssous des boîtes de couches pour bébés destinées aux sinistrés refugiés » 20.

L’apparition du « soldat-pilleur » conduit à supposer que la répression nevisait pas à empêcher les pillages mais consistait en des représailles desagents de la DISIP contre des personnes qui avaient pillés des articles pen-dant la journée, qu’ils conservaient ensuite dans des maisons et dans desentrepôts de la zone. Les secouristes recommandaient aux gens en bonnesanté et dont la maison était en bonne état de rester chez eux car les immeu-bles risquaient d’être pillés, probablement par les militaires eux-mêmes.Les Forces armées n’ont divulgué après les événements aucun documentqui éclaircirait ou justifieraient de telles conduites.

Ces discours de dénonciation reposent sur l’absence de surveillance etde contrôle au sein des institutions de l’État. La vacance du regard institu-tionnel soulève un sentiment de déception et de méfiance à l’égard des for-ces de l’ordre 21. L’anomie est générée par les forces de l’ordre elles-mêmes,ce qui fait éclater les référentiels de l’État de droit. Les ONGs PROVEA etCOFAVIC accusent l’État d’avoir mal géré la crise, d’avoir réprimé defaçon sanglante les pillages sans respecter l’ordre juridique et d’avoirsaccagé 22. En effet, la déclaration de l’état d’urgence n’entraînait pas – aumoins de façon explicite dans le décret du 17 décembre 1999 – la suspen-sion des garanties constitutionnelles et encore moins l’application de la loi

20. MAYORCA J., « Militarizado el puerto de La Guaira para evitar nuevos saqueos », El Nacional,Caracas, 1999.21. MORILLO RAMOS M., « Los casos de Vargas generan dudas y diferencias en opinión del público »,El Universal, Caracas, 2000.22. Cf. PROVEA, El derecho a la vida no está suspendido, Programa venezolano de educación-acciónen derechos humanos, Caracas, 1999, 3 pages. Cofavic et Provea ont réussi à ouvrir un procès à l’Étatvénézuélien pour répondre aux cas spécifiques des disparitions forcées. Voir également les documentsdu Centro por la Justicia y el Derecho Internacional qui documente largement ces cas : http://www.cejil.org/comunicados.cfm?id=690 (consulté le 3 novembre 2009).

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martiale. Pourtant, l’ambiguïté du décret d’état d’urgence a permis de don-ner carte blanche aux corps de sécurité de l’État pour arrêter et réprimer lespilleurs.

La pratique de l’élimination des suspects de pillage relève d’une suspen-sion « opportuniste » des médiations institutionnelles. En suivant la pers-pective de Charles Tilly 23 qui propose un examen de la notion de « politiquede la violence collective » et qui distingue la « violence rituelle, les bagarreset les attaques dispersés » de « l’opportunisme, les négociations manquéeset la destruction coordonnée », la notion d’« opportunisme » marquel’action sociale développée dans des moments de violence collective qui,dans d’autres conditions, serait totalement interdite. Les disparitions dessuspects pilleurs lors de La Tragedia équivaudraient ainsi à des « repré-sailles sélectives » contre ceux qui avaient été désignés comme étant lesplus dangereux, les détentions servant d’ailleurs d’exemple pour ceux quiauraient été tentés de piller. La violence d’État s’est avérée opportuniste,létale et sélective.

En tout cas, pour le corps politique, le problème porte en fait sur la miseen scène de la controverse entre les différentes forces de l’ordre. Dans cettepolémique, il est moins question pour elles d’assumer ou de se défaire detoute responsabilité dans ces disparitions, que de renforcer les positions depouvoir au sein de ces corps. En effet, « l’affaire des droits de l’homme àVargas », comme l’a baptisée l’opinion publique vénézuélienne, a constituéla première crise politique majeure au sein du gouvernement d’Hugo Chávez.Le Colonel Jesús Urdaneta Hernandez a quitté son poste de Directeur de laDISIP, ce qui a été le premier signe significatif de divisions au sein du blocpolitique militaire bolivarien qui soutenait le Président Chavez au début deson premier mandat. La crise ne reposait toutefois pas sur une condamna-tion de l’exercice violent du pouvoir mais sur un supposé complot destiné àdénigrer l’image de la DISIP. Urdaneta Hernandez, lieutenant de l’Arméede terre, a été l’un des compagnons d’Hugo Chávez lors du coup d’Étatmanqué de 1992 et son confident dans la cellule de la prison militaire deYare. Ils ont été amnistiés en 1994 par le Président Rafael Caldera. Après letriomphe électoral de décembre 1998, il a été nommé par le président Cha-vez directeur de la DISIP et a entrepris alors des réformes de la police poli-tique. La version du lieutenant défend l’idée d’un complot destiné à ledétruire et à le destituer alors même qu’il avait mis en œuvre depuis quel-ques mois une opération d’épuration au sein de la DISIP 24. Il déclare avoirdonné suite à des dénonciations de cas de corruption au sein de ce corps

23. TILLY Ch., The Politics of Collective Violence, Cambridge, Cambridge University Press, 2003,p 130-150.24. BARRERA TYSZKA A. et MARCANO C., Hugo Chávez sin uniforme. Una historia personal,Caracas, Grupo Editorial Randhom House Mondadori, Colection Debate, 2005, p. 201.

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redouté pour ses pratiques répressives souvent éloignées des principes del’État de droit. Ainsi, d’après lui, l’attribution de ces disparitions aux effec-tifs de la DISIP relève d’un complot qu’il a tenté de démontrer en signalantqu’il n’y avait que 60 fonctionnaires de la DISIP sur toute la zone tandis quel’Armée de terre y comptait 8.000 soldats 25. En prenant ses distances avecChávez, Urdaneta, s’est autoproclamé son « bouc émissaire » 26.

Impunité, système judiciaire corrompu, militarisation des forces del’ordre sont des causes souvent évoquées par les associations de défense dedroits de l’homme pour expliquer l’échec du gouvernement à donner deséclaircissements sur les exactions. Néanmoins, cette controverse sur lesexactions exprime aussi un conflit entre les règles (le respect des droits del’homme) et les valeurs (de fidélité politique) entretenues par certains hom-mes de confiance du président appartenant, par ailleurs, à des corps de sécu-rité rivaux, DISIP et Armée de terre. Cette affaire relève ainsi d’un enjeu desociété portant sur la tension entre la refondation de la nation – l’instaura-tion d’institutions respectueuses de l’État de droit était l’une des bannièresde la nouvelle constitution bolivarienne – et la continuité de pratiquesrépressives abusives au sein des forces de l’ordre. En ce qui concerne l’ana-lyse de l’action collective et de son sens politique, à ce moment historiqueprécis, cette controverse montre également que l’autorité se situe à desniveaux multiples en occupant de positions souvent instables et fragiles 27.Ainsi, le répertoire voire le sens politique même des actions répressives,sont étroitement liés aux cadres moraux définis par ceux qui détiennent etexercent en l’occurrence le pouvoir.

Instrumentalisation politique de l’émeute

« Saccage, saccage, saccage populaire !! ». C’était l’une des consignes desmanifestations des étudiants des universités publiques vénézuéliennes audébut des années quatre-vingt-dix, lors de la discussion du projet de réformede l’éducation supérieure. Le pillage était devenu partie d’une stratégie demobilisation, sous la forme de la menace d’utilisation d’une mobilisationextrême et violente. Avoir le pouvoir de déclencher la mise à sac de Caracasest devenue une ressource politique convoitée dans un contexte de polarisa-tion politique. En effet, dans la conjoncture du coup d’état d’avril 2002, une

25. « Renunció Urdaneta a dirección de la Disip », El Universal, Caracas, 2000.26. BLANCO MUÑOZ A., Habla Jesús Urdaneta Hernández. El Comandante irreductible, Caracas,Fundación Cátedra Pío Tamayo, 2003, p. 199.27. Je reprends ici les notions classiques de cette littérature et les contributions récentes portant surl’Amérique latine : TILLY C., From Mobilization to Revolution. New York, Randhom House,1978 ; etTILLY C., The Politics of Collective Violence. Cambridge, Cambdridge University Press, 2003 ;AUYERO J., « The Political Making of the 2001 Lootings in Argentina », Journal of Latin AmericanStudies, volume 38, 2006, p. 241-265.

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rumeur signalait que José Vicente Rangel avait mentionné lors d’une réu-nion que seul le gouvernement avait « le pouvoir de faire descendre lesbidonvilles » dans la rue et que les opposants devraient s’en tenir aux con-séquences si jamais le gouvernement révolutionnaire faisait appel aux bar-rios pour attaquer les beaux quartiers. Mais, au delà des rumeurs et desmenaces, on peut constater que le président Chávez, dans ses allusions auxévénements du 27 février 1989 insiste toujours sur l’inéluctabilité de l’insur-rection dont il a été le leader en 1992. Dans ses allocutions officielles 28 le pré-sident revient d’ailleurs fréquemment sur son regret, en tant que militaire,d’avoir réprimé le peuple parce qu’il était au service d’un régime corrompu.Or, dans ce discours présidentiel, la justice consiste plus en l’éviction des partispolitiques traditionnels du pouvoir qu’en l’ouverture de procès judiciaires auxsoldats qui ont commis des exactions lors du Caracazo.

Ainsi, la réinterprétation de la violence du Caracazo comme un actepolitique n’aura lieu que quelques années après, en 1992, lorsqu’un grouped’officiers des bas rangs de l’Armée de terre, les « bolivariens » rebelles,déclarèrent publiquement avoir été en désaccord avec le Haut commande-ment des Forces armées sur la répression des émeutes. Le discours officieldu régime vénézuélien fournit également des éléments importants pour bâtircette légitimation symbolique, devenue ensuite politique, de l’insurrectiondes commandants bolivariens et des liens de cette insurrection avec les émeu-tes de février 1989. Martha Harnecker, l’une des théoriciennes les plus pro-lifiques de la révolution bolivarienne, affirme que : « Les commandants lesplus conscients se sont refusés à prendre part avec leurs troupes à la répres-sion du peuple » 29. Elle mobilise ce témoignage pour argumenter : « Unmilitaire interrogé me raconta que lorsqu’il vit le peuple affamé en train depiller un supermarché, il décida de discipliner le pillage [lors du Caracazo].Il organisa ainsi une queue pour obtenir les produits. En revanche, il empê-cha le vol des caisses de comptabilité car cela n’obéissait pas à une néces-sité, c’était en profiter pour voler ».

Trois éléments d’analyse découlent de ce témoignage. Tout d’abord,l’officier interrogé par Harnecker laisse entrevoir qu’il a désobéi aux ordresémanant de l’État-major ; il dit avoir ressenti de la sympathie pour le peuple« affamé » et n’avoir pu ouvrir le feu contre la foule. Difficile de connaître lavérité étant donné que le refus d’obéissance des officiels de la chaîne de com-mandement entraînait une accusation d’insubordination et rétrogradation, ce

28. Le président revient systématiquement sur les événements du Caracazo lors qu’il s’adresse à lanation pour commémorer le coup d’état manqué qu’il a dirigé le 4 février 1992. Le 4 février a été déclaréfête nationale en 2003, sous la dénomination « Jour de la dignité nationale ». Voir en particulier l’allo-cution télévisée : CHAVEZ H., « Celebración del 4° aniversario del Plan Bolívar 2000 », Venezolanade Televisión. Programa Especial, Caracas, VTV, 2003.29. HARNECKER M., Venezuela, una revolución sui generis, Caracas, Consejo Nacional de la Cultura,2004, p. 34-35.

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qui ne semble pas avoir été son cas. La mauvaise conscience de cet officier,déclarée dix ans plus tard devant le magnétophone de Harnecker, s’inscritdans la nécessité politique d’exprimer des regrets si l’on veut « se fairepardonner » par le peuple. En effet, il serait vraiment honteux pour un mili-taire bolivarien d’admettre sa participation volontaire et consentie à cetterépression sanglante, à moins de l’avoir fait pour « sauver le peuple ».L’officier échappe ainsi au stigmate de complicité d’une répression désor-mais moralement condamnée par le gouvernement au pouvoir. La ré-élabo-ration de son discours, à laquelle procède Harnecker, obéit à la nécessité dejustifier politiquement l’insurrection des officiers bolivariens le 4 février1992, dirigé par Hugo Chávez.

Ensuite, une dimension morale s’impose dans cette description des cir-constances qui conduisent ce colonel à éprouver de la sympathie envers le« peuple ». Dans son discours émerge la figure d’un « bon pilleur », d’un« pilleur innocent », figure emblématique du « peuple affamé », légitimedans sa demande bien qu’irrationnel car contraint par la nécessité biologi-que de la faim. Dans cette situation d’anomie, seul le militaire rationnel peutrestaurer l’ordre en organisant « le bon pillage », c’est-à-dire en créant unequeue devant le magasin que la foule est en train de saccager et en empê-chant le vol des caisses du supermarché. Lui seul est en mesure de distin-guer les « vrais » des « faux » besoins du peuple. Les « vrais » besoins sontde nature physiologique (nourriture, hygiène de base) tandis que la recher-che d’alcool ou d’électroménager relève de « faux » besoins, d’une récla-mation somptuaire déplacée de la part des nécessiteux. Lors des saccagescollectifs, les dénonciations ont en effet fleuri dans les médias, critiquant laconvoitise de produits moralement « illégitimes » (disques, électroména-ger, chaînes hi-fi, etc.) car non indispensables à la survie.

Enfin, Harnecker utilise ce témoignage pour poser le caractère vivace de lamémoire comme « lien vécu avec le présent éternel » qui a autorisé le gouver-nement à s’approprier politiquement la commémoration du 27 février 1989comme malédiction des Forces armées. Cette ré-élaboration des émeutes etde leur répression constitue une entreprise politique cruciale selon laquellele dévouement des officiers insurgés aurait contribué à leur rachat. Elle estexemplaire de la rhétorique bolivarienne concernant la damnation des For-ces armées et leur nécessaire rédemption : l’officier interrogé est une figurestéréotypée emblématique du soldat de l’Armée de terre (un homme, jeune,honnête, de teint brun, issu des milieux populaires et socialement conscient,un fils de la terre vénézuélienne) digne et souveraine.

Cette réinterprétation du Caracazo, et par extension le recours au pillageconstruit comme une action socialement juste, est donc devenue un élémentcrucial dans la structure des opportunités politiques ; opportunités qui, dansle régime politique actuel, peuvent être qualifiées de parallèles et fondées

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sur des non-dits et des implicites. Il n’est pas donc possible d’affirmer quedes forces politiques partisanes du projet du président Chavez puissentdéclencher ce type d’événements. Néanmoins, on pourrait ajouter à la« zone grise » que Javier Auyero identifie dans la relation entre la politiqueet le pillage 30, l’élément de la reconstruction et de la réinterprétation dupillage comme rédemption collective des acteurs, qu’il s’agisse de ceux quiincarneraient le Peuple ou bien de l’Armée de terre.

Pour finir, remarquons que le traitement rhétorique officiel de la violenceet de la répression des émeutes du 27 février 1989 – le Caracazo – demeurecirconscrit au registre moral et affectif. Les accusés étant des militaires etdes membres toujours actifs des Forces de l’ordre, le déplacement de la con-damnation vers la sphère juridique aurait eu en effet de lourdes conséquen-ces politiques. Les enjeux d’une telle démarche auraient été bien tropcompromettants pour la relation symbolique que le bolivarianisme a établieentre les secteurs populaires et les Forces armées. Les nuances dans l’utili-sation de certains dispositifs juridiques destinés à défendre les victimesexpriment les défaillances caractéristiques et historiquement constituées del’État de droit vénézuélien, en l’occurrence l’impunité et les abus de pou-voir des forces de l’ordre. Analyser ce glissement dévoile les ambivalencesdes pratiques et des discours sur le pillage et amène à comprendre les méca-nismes par lesquels une société peut accepter le pillage par déférence ou êtreconduite à le condamner.

30. HARNECKER M., op. cit., 2004.

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