langues, discours et inter cultures n°1 du... · identité nationale, identité citoyenne le sens...
TRANSCRIPT
Langues, discours
et inter cultures
Revue semestrielle du Laboratoire de Recherche
Interdisciplinaire : Analyse du Discours, Didactique des
langues et Interculturalité LIRADDI (Université Alger2)
ISSN : 2602-5558
Adresse mail : [email protected]
Année universitaire 2017-2018
Laboratoire de recherche LIRADDI
Université Alger2
Analyse du Discours, Didactique des Langues
et Interculturalité
Regards croisés sur les discours de l’altérité dans
l’espace méditerranéen
Directrice de la revue
Professeure Karima AIT DAHMANE
Novembre 2017/ numéro 1
Président d’honneur
HAMIDI KHAMISSI
Recteur de l’Université Alger 2
Directrices de rédaction
EL BAKI Hafida et AMOROUAYACH Essafia
Comité de parrainage scientifique
Ait Djida Mohand Mokrane, (Université de chlef ), Amari – Allouche
Nassima, ﴾Université Alger 2),Al khatib mohammed ﴾Al
albaytuniversitymafraq, (Jordanie),Barry Alpha, Université Michel de
Montaigne-Bordeaux 3 (France),Boualili Ahmed, Université de Tizi-
Ouzou, Boudjadja Mohamed, Université de Sétif 2,Charaudeau Patrick,
Université de Paris 13 (France),Chadli Abdelkader Yamna, Université
Michel de Montaigne-Bordeaux 3 (France) Cherrad Nedjma, Université
des frères Mentouri Constantine,Ghebalouyamilé, ENSSP, Alger,
Hamitouche Fatiha, Université Alger 2,Lounis Aziza, Université Alger 2,
Ngalasso- Mwatha Musanji, Université Michel de Montaigne - Bordeaux
3(France),Reggad Fouzia, ,Université de Sétif 2, Richard Arnaud,
Université Paul Valéry Montpellier 3 (France),Rosier Laurence, Université
libre de Bruxelles (Belgique),Saadi Nabil, Université de Béjaia, Siagh-
Bouchentouf Zohra, Université de Vienne(Autriche),Siblot Paul, Université
Paul Valéry Montpellier 3 (France),SteuckardtAgnès, Université Paul
Valéry Montpellier 3 (France),Yermeche Ouerdia, , ENS de Bouzaréah,
Alger.
Comité de Rédaction :
Ait Djida Mohand Mokrane, Amari – Allouche Nassima, Amorouayach
Essafia, Benslimane Radia, Chettouh chahla, El Baki Hafida, Guidoum
Ratiba, Hamitouche Fatiha, Oulebsir Fadila, Temmar Malika,
Boudjadja Mohammed, Yermèche Ouardia.
Politique éditoriale
Langues, discours et inter-cultures est une revue semestrielle du laboratoire
LIRADDI particulièrement ouverte aux travaux de sciences du langage, de
Didactique des langues et de Littérature. Elle a pour fonction de faire
connaître les travaux scientifiques et de contribuer ainsi aux échanges entre
les chercheurs spécialisés et les doctorants, en favorisant les rapprochements
interdisciplinaires. Les problématiques de l’analyse du discours, les relations
inter-discursives, interculturelles et sémiotiques, les positionnements
idéologiques des discours, la sociolinguistique, la didactique des langues-
cultures, la perspective de la réception et de l'interprétation constituent les
axes des équipes de recherche du laboratoire LIRADDI.
Ne sont acceptés pour expertise que des articles qui n’ont pas été
publiés ni soumis pour publication ailleurs au moment de l’expertise.
Ces derniers doivent être envoyés par courriel aux responsables de la
rédaction.
Les contributions soumises ne doivent pas dépasser 30 à 35000 signes
espaces compris (Times New Roman n°12).
Les références doivent obéir aux normes en vigueur disponibles sur le
web pour la référenciation des ouvrages et des articles de revues.
Les notes doivent faire l’objet d’une intégration automatique en Word
en bas de page en numérotation continue.
Les articles proposés seront évalués anonymement par deux membres
du comité scientifique. Ils peuvent être acceptés, admis sous réserve de
modifications, ou refusés.
La revue Langues, discours et inter cultures publie aussi trois articles de
Varia par numéro. Les propositions doivent être transmises à la directrice de la
revue, qui se charge de les faire circuler auprès du Comité de la rédaction.
Cette rubrique cherche à promouvoir le dialogue entre les disciplines, les
langues et les cultures en proposant aux équipes scientifiques nationales et
internationales une tribune supplémentaire pour exposer leurs travaux.
Avant-propos.......................................................................................... 10
Musanji NGALASSO-MWATHA, Professeur émérite, Université
Bordeaux Montaigne Senior Research Fellow, University of
Johannesburg (South Africa), Identité nationale, identité citoyenne. Le
sens des mots ...........................................................................................
13
Sofiane ZADRI, Maître-assistant, Université de Sétif, Quand El
Moudjahid et El Watan informent du "Printemps arabe" : Quelles
représentations ? Quels inter-discours....................................................
36
Karima AIT DAHMANE, Professeure & Essafia
AMOROUAYACH Maitre de conférences A, Université Alger 2,
Abdelkader résistant anticolonial et initiateur du dialogue des
religions dans les deux rives de la Méditerranée....................................
61
Radia BENSLIMANE, Maitre de conférences A,Université d’Alger
2, L’altérité ou l’Unité de l’univers dans Islam, l’autre visage d’Eva
De Vitray- Meyrovitch.............................................................................
79
Belaïd DJEFEL, Maître de conférences, ENS d’Alger, Du local à / et
de l’universel : pour une nouvelle conscience du monde et de la
culture......................................................................................................
88
Mohamed Rafik BENAOUDA, Maître de conférences, Université de
Médéa, Djebel Amour …et de haine de Jean MOLARD : un hymne à
l’altérité ?.................................................................................................
101
Sommaire
Naima MERIDJ, Maître-assistante, Université de Chlef,
Représentation de l’altérité à travers l’écriture de Salim
Bachi.......................................................................................................
117
Chahla CHETTOUH, Maïtre de conférences, Université Alger 2,
Parole libre et multiple dans l’œuvre d’Assia
Djebar......................................................................................................
132
Hafida EL BAKI, Professeure, Université Alger 2 Altérité et inter
culturalité en contexte bilingue scolaire : quelles constructions,
quelles représentations ? Eléments d’analyse à partir de récits
d’apprenants du moyen...........................................................................
137
Aldjia OUTALEB-PELLE, Professeure, Université de Tizi Ouzou,
Enseignement du FLE et altérité.............................................................
149
10
Avant-propos
Regards croisés sur les discours de l’altérité dans l’espace
méditerranéen
Le thème Regards croisés sur les discours de l’altérité dans l’espace
méditerranéen invite à une réflexion sur le concept d’altérité et sur les
discours qui le portent à l’ère de la mondialisation ; contexte
particulièrement favorable à l’emploi de clichés ou stéréotypes ethniques et
religieux, issus des imaginaires, des cultures et des visions du monde.
Tous les articles de ce numéro traitent des questions théoriques centrales
dans l’étude des processus de catégorisation et de stéréotypisation de
l’altérité en favorisant des rapprochements interdisciplinaires entre
analystes du discours, littéraires, didacticiens, historiens et politologues. Ils
montrent que les médias (presse écrite, chaînes télévisuelles d’information,
presse numérique …) produisent des images qui font appel à différents
“modèles de mémoire” (celle des mots et celle des dires), créent des effets
de réel ou des amalgames et imposent des discours stigmatisants.
La revue s’ouvre sur la contribution de M. Mwatha Ngalasso qui analyse et
explique les expressions identité nationale et identité citoyenne. Celles-ci
deviennent problématiques dans le contexte de la mondialisation et
particulièrement dans les situations de migration où l’autre n’est perçu que
sous l’angle de la différence, donc de l’altérité. Cela apparaît avec évidence
dans les discours médiatiques, parfois littéraires, mais surtout politiques.
Les mots-clés (identité, altérité, nation et Etat) font/sont souvent l’objet de
confusions, dans l’espace méditerranéen, en raison de la difficulté objective
qu’il y a à les définir séparément. M. Sofiane Zadri étudie les modalités de
constitution de(s) discours, des représentations, des figures de l’altérité et
des positionnements idéologiques des instances médiatiques dans le
contexte immédiat des « émeutes de janvier 2011 ».
11
L’article de Karima Ait Dahmane et Essafia AMOROUAYACH reconstitue
la façon dont les discours des deux rives de la Méditerranée ont présenté
l’Emir Abdelkader – symbole de la résistance à la conquête française –
pendant et après la période coloniale. L’analyse des représentations permet
de rendre compte au lecteur des qualités humaines et spirituelles de ce
redoutable guerrier.
L’article de R. Benslimane est centré sur la lecture du livre Islam, l’autre
visage d’Eva De Vitray- Meyrovitch. L’auteure insiste, particulièrement,
sur l’importance de repenser l’altérité selon la mystique musulmane et plus
exactement selon la pensée soufie de l’Unité universelle. La contribution
de B. Djefel met l’accent sur des solutions possibles en indiquant, avec
l’appui des voix dissensuelles, les ouvertures, les possibilités de solidarité et
d’émancipation qu’ouvre pour le monde une réelle compréhension de
l’autre dans ce qu’il a de plus authentique, et de plus humain. M.R.
Benaouda, Naima Merdji et Chahla Chettouh proposent de travailler
l’altérité du point de vue de la compréhension et de la production littéraire
des écrivains francophones : Jean Molard, Salim Bachi, Assia Djebar. Ces
derniers considèrent que toute littérature est un champ de combat
d’identités, de langues, de signatures qui revendiquent le droit à la
modernité.
Les deux derniers articles de cette revue s’inscrivent dans le cadre de la
didactique de l’interculturel .L’article de Hafida El Baki porte sur le
processus de construction des savoirs chez de jeunes apprenants concernant
les questions identitaires et culturelles, dans le contexte du bilinguisme
scolaire où une interrelation s’établit inconsciemment entre les deux
cultures des deux langues enseignées en l’occurrence l’arabe et le français.
Aldjia Outaleb analyse des représentations culturelles dans l’enseignement
d’une langue étrangère (le FLE) en Algérie à travers un questionnaire-débat
12
mené auprès d’un groupe d’élèves fréquentant les classes de 3.A.S. des
lycées publics.
Nous laissons aux lecteurs le plaisir de découvrir toutes les différences et
les analogies entre les approches présentées par les auteurs sus- cités.
Professeure Karima AIT DAHMANE
Directrice du laboratoire LIRADDI
Université Alger 2
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 13-35
13
NGALASSO-MWATHA Musanji,
Université Bordeaux Montaigne (France)
Senior Research Fellow, University of Johannesburg
(South Africa) EA 4593 CLARE et UMR 5115
du CNRS Les Afriques dans le Monde
Identité nationale, identité citoyenne
Le sens des mots
J’ai choisi de vous entretenir aujourd’hui de l’identité nationale et de l’identité
citoyenne qui deviennent problématiques dans les contextes de la mondialisation et
particulièrement dans les situations de migration où l’autre n’est perçu que sous
l’angle de la différence, donc de l’altérité. Je me propose d’analyser et d’expliquer
ces deux expressions qui font/sont souvent l’objet de confusions, en Afrique
comme ailleurs, en raison de la difficulté objective qu’il y a à les définir
séparément et du conditionnement des schémas idéologiques, particulièrement
réducteurs et indécrottables, hérités de la période coloniale1. Or une insuffisante
appréhension des idées et un mauvais usage des mots peuvent conduire à des
résultats désastreux qui constituent la plus redoutable menace pour le « vivre
ensemble » en République et rendent singulièrement ardue la recherche de
réconciliation en cas de conflits. Un travail d’intelligence, donc d’analyse et
d’explication, est nécessaire pour dégraisser le mammouth idéologique et, ainsi,
décoloniser les mentalités (du colonisé et du colonisateur) et les mots qui les
portent (Ngalasso-Mwatha, 2016).
C’est donc à un exercice de vocabulaire et de clarification conceptuelle que je
vous invite ce matin. Il est, en effet, de bonne méthode, quand on aborde la
réflexion sur un sujet important, d’aller à l’origine des mots, de découvrir leur
1Sur le colonisé, la colonisation et le colonialisme lire Césaire 2000, Fanon 2001,
Memmi 2015 et NgugiwaThiong’o 2011.
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 13-35
14
étymologie avant d’appréhender les différents sens qu’ils peuvent avoir en
contexte. Les linguistes disent que les mots n’ont pas de sens, ce qui étonnent
toujours les non-linguistes, mais qu’ils ont des significations contextualisées. C’est
le contexte, au sens jakobsonien du terme2, qui éclaire le sens réel d’un mot dont
les dictionnaires fournissent le sens général, souvent vague et imprécis, parfois
restreint et restrictif. La signification, qui a un lien direct avec le signe linguistique
dans sa double face signifiante et signifiée, renvoie à un procès psychologique actif
et actuel tandis que le sens demeure une image mentale passive et statique3.
1. Eux et nous ou altérité et identité
Commençons par altérité. Le sens fourni par le dictionnaire pour ce mot est le
suivant : « fait d’être un autre, caractère ou état de ce qui est autre »4. Signalons,
dès à présent, que le latin, qui est la langue-mère du français, avait deux termes
pour signifier l’idée de « autre ». Le premier, alter – alteris, désignait « l’autre
parmi deux éléments, deux individus, deux objets » et le second, alius – alii
« l’autre parmi plusieurs »5. La différence s’explique par le fait que le latin, comme
le grec, le sanskritet l’arabe, avait deux façons de marquer la pluralité : il opposait
le duel (pluriel restreint à deux éléments) au pluriel à proprement parler qui
2Chez Roman Jakobson (1963 : 213) contexte renvoie à référent et inclut à la fois les éléments
relevant de l’environnement linguistique et de la situation extralinguistique.
3Sur le signe, le sens et la signification en sciences du langage lire notamment Saussure 1966,
Guiraud 1972, Rastier 1987, etc.
4La plupart des définitions sont données d’après Le Petit Robert.
5Les Grecs avaient également deux mots pour « autre » : αλλος (qui a donné en français
allochtone, allogame, allogène, allomorphe, allopathe, allophone, etc.) et έτερος (qui est à
l’origine de hétéroclite, hétérodoxe, hétérogame, hétérogène, hétéromorphe, hétéronome,
hétéronyme, hétérosexuel,
hétérozygote) avec des sens voisins. Tous les deux étaient opposés à όμός « le même, semblable,
identique » (d’où homogame, homogène, homographe, homologue, homonyme, homophile,
homophobe, homophone, homosexuel, homozygote).
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 13-35
15
comprend un nombre d’éléments supérieur à deux6. Les deux mots ont donné, en
langue française, des dérivés extrêmement nombreux comportant, à chaque fois,
l’idée de « autre ». Selon que l’on fait référence à alter ou à alius, on obtient, de
fait, des sens variés et contrastés.
En latin le terme alter était opposé à idem « le même, semblable à soi », qui a
donné, en français, le mot identique et ses dérivés (identité, identitaire, identifier,
etc.). L’altérité, le fait d’être autre, différent, s’oppose donc à l’identité, à la
« mêmeté », le fait d’être le même, semblable à soi-même ; l’altérité, en tant que
dissemblance, dissimilitude, s’oppose ainsi à la ressemblance, à la similitude.
L’autre terme équivalent à identité c’est ipséité (du latin ipse « soi-même »), le fait
d’être soi-même. Cette opposition est analogue à celle que l’on fait habituellement
entre Nous, c’est-à-dire la communauté à laquelle « Je », sujet parlant, appartient,
et Eux, la communauté des autres, différente de la nôtre, étrangère à la nôtre7. On
oppose de la même manière Ici « lieu où l’on se trouve » à Là-bas « lieu autre que
celui où l’on se trouve », c’est-à-dire « ailleurs », éventuellement « au-delà ». Sur
le plan temporel, on oppose Maintenant « dans le moment présent et actuel,
aujourd’hui » à Jadis « dans le temps passé, hier ou avant » ou à Demain « plus
tard qu’aujourd’hui », mais, éventuellement, à Jamais « en un temps quelconque,
un jour passé ou futur [sens positif : si jamais…], à aucun moment, en nul temps
[sens négatif : ne… jamais] ». On voit bien que cette gradation était tout à fait
pertinente pour désigner le fait d’être Soi ou Autre, dans le temps comme dans
l’espace.
6On retrouve, en français, la réminiscence de cette opposition duel/pluriel, dualité/pluralité,
dualisme/pluralisme dans l’usage des termes second et deuxième pour désigner « ce qui vient
après le premier » selon que le nombre total des éléments considérés est égal ou supérieur à
deux. Dans la langue courante cette opposition tend à s’estomper au bénéfice de deuxième dont
l’usage se trouve largement généralisé.
7Sur l’opposition Nous vs Eux lire l’excellent ouvrage de Tzvetan Todorov (1989),
en particulier les chapitres portant sur « l’exotique ».
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 13-35
16
Si l’on examine le champ lexical de l’altérité (ensemble des termes issus de la
même racine latine), on s’aperçoit qu’il y a toute une série de mots qui sont
attachés à cette notion, par dérivation ou par composition, allant de autre « qui
n’est pas le même, semblable, qui est différent, distinct » et autrui « le prochain,
les autres hommes » et altruisme « disposition à s’intéresser et à se dévouer pour
autrui » (qui viennent directement de alter) à subalterne (composé de sub « sous »
et alter), en passant par altérer « rendre autre, modifier, changer » (et ses dérivés :
altération, altérant, altérable, altérabilité, altéragène), alterner « passer de l’un à
l’autre » (et ses dérivés : alternance, alternant, alternant, alternat, alternateur,
alternatif, alternative, alternativement, alterne, alterné), altercation « le fait d’être
en conflit avec un autre, d’avoir une prise de bec avec lui, d’échanger des propos
vifs et peu amènes ». On trouve encore des mots composés comme autrefois,
autrement dont la relation à alter est claire. Le lien du mot autant « marque de
comparaison d’égalité accompagnant un verbe » à la même série paraît moins
évident sans être moins authentique : le terme provient du croisement de alterum et
tantum. On soupçonne plus difficilement l’appartenance à la même famille du
terme adultérer « altérer, rendre autre, modifier, fausser, falsifier, vicier » (y
compris adultérateur, adultération, adultère, adultéresse, adultérieurement,
adultérin, adultérinité, adultériser) qui désigne un mode de rapport à l’autre, en
l’occurrence à un autre partenaire : il est formé à partir du préfixe ad « vers » et du
lexème alter « autre » dont la première voyelle a subi une légère modification
d’articulation (passant de la voyelle antérieure ouverte [a] à la voyelle postérieure
fermée [u].
Si nous nous intéressons aux termes liés à l’autre mot désignant « autre », alius,
nous découvrons un certain nombre de lexèmes qui viennent directement du latin
comme alias « autrement dit ou appelé »8, alibi « moyen de défense tiré du fait
8Terme employé en informatique pour désigner le « fichier utilisé comme raccourci pour
accéder à un autre fichier (appelé l’original) ».
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 13-35
17
qu’on se trouvait, au moment de l’infraction, dans un lieu autre que celui où elle a
été commise », qu’on était ailleurs, autre mot qui vient de alius et qui signifie
précisément « à un autre endroit », ou encore alii, pluriel de alius, qui désigne une
pluralité d’autres éléments, d’autres personnes9. Le mot aussi « marque de
comparaison accompagnant un adjectif ou un adverbe et exprimant un rapport
d’égalité » (de la forme neutre aliud + sic « ainsi », avec la forme composée
aussitôt « dans le moment même, au même instant ») appartient à la même série.
Le terme allergie « réaction à un agent pathogène venant de l’extérieur» et ses
dérivés (allergène, allergique, allergisant, allergologie et allergologue) sont
parfois associés, à tort, au champ lexical de alius. Ils proviennent, en réalité, d’une
racine grecque : αλλος « autre » et εργεια « action ». Quand on est allergique à
quelque chose cela veut dire qu’on n’est pas réceptif à cet autre élément, à cet objet
extérieur pour lequel on manifeste une certaine incompatibilité. Le terme littéraire
allégorie qui désigne « un mythe ou une narration métaphorique représentant de
manière précise une idée générale » a, lui aussi, un lien direct, non pas avec le latin
alius mais avec le grec αλλος.
Le champ conceptuel ou notionnel de l’altérité regroupe l’ensemble des mots
qui ont un sens voisin, opposé ou associé à « autre ». Nous pouvons ainsi identifier
toute une série de mots en relation avec altérité pour des raisons de synonymie,
d’antonymie ou d’association idéelle.
Sur le plan de la synonymie, altérité apparaît comme équivalent à différence,
dissimilitude, dissemblance et opposition.
S’agissant de l’antonymie, altérité s’oppose, nous l’avons vu, à identité, ipséité,
mêmeté, similitude, ressemblance, égalité ou équivalence comme autre s’oppose à
identique, même, semblable, ressemblant, égal ou équivalent.
9Ainsi dans une liste bibliographique faisant figurer plusieurs auteurs pour un même
ouvrage ou article on écrit « X et alii ».
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 13-35
18
Au niveau de l’association idéelle, autre est souvent associé mentalement à
étranger (celui qui n’est pas de chez nous, qui n’a pas les mêmes ancêtres que
nous), étrange, bizarre, anormal, inquiétant, menaçant, dangereux : « l’autre c’est
l’étranger qui vient manger notre pain ».
Sur le plan axiologique, celui des valeurs, autre est généralement placé à un niveau
hiérarchique correspondant à inférieur, moins bon, plus mauvais, pire (que nous,
ici, maintenant), donc méprisable, indésirable « chez nous », expulsable. Cette
conception taxinomique et hiérarchisante, on la trouve déjà chez les Grecs qui
utilisaient le terme βαρβαρος pour désigner l’étranger par opposition à
έλλην(hellène), nom que les Grecs se donnaient à eux-mêmes. Mais βαρβαρος
voulait d’abord dire « celui qui ne sait pas parler, celui qui balbutie, qui a un
langage chaotique fait d’onomatopées et de sons mal articulés, celui qui dit « bar-
bar-bar-bar » (rappelant le langage « glossolalique » des premiers hommes ou des
malades mentaux), celui qui ne sait pas prononcer de façon claire et distincte. Pour
les Grecs les gens qui ne savaient pas parler grec étaient privés de la capacité de
parler tout court. Ces gens-là ne pouvaient être que des non-grecs, donc des
étrangers. Et, aux yeux des Grecs (et, plus tard, des Latins qui leur succéderont en
tant que puissance colonisatrice du monde), les étrangers sont nécessairement
étranges, les plus étranges d’entre tous étant, pour eux, les plus anciens habitants
de l’Afrique du nord auxquels sera définitivement attachée la dénomination
berbère (par l’intermédiaire du latin barbarus).
Voilà le raisonnement que l’on peut faire autour de l’extraordinaire aventure des
signes linguistiques au gré de l’histoire, de la géographie et de la formation sociale.
Cette petite promenade dans le champ lexical et sémantique des mots en rapport
avec l’altérité, donc avec l’identité, permet de mieux saisir leur sens en situation et
en contexte, à travers les multiples réseaux de synonymie, d’antonymie et
d’association idéelle.
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 13-35
19
Or tout individu est porteur d’une multiple identité, donc d’une multiple altérité :
personnelle, professionnelle ou religieuse, ethnique, nationale ou citoyenne. C’est à
ces trois derniers concepts que je voudrais consacre maintenant l’essentiel de ma
réflexion. Tout peuple aspire à constituer une nation voire un Etat. Ces deux
derniers termes sont souvent utilisés l’un pour l’autre. Ils sont fréquemment
confondus soit par ignorance soit intentionnellement.
2. Nation
Le mot nation vient du verbe latin nasci, natum qui veut dire « naître ». Cette
racine a donné naissance, natal, natif (et naïf), national, nationaliser,
nationalisation, etc. mais aussi nature, naturel, naturaliser, naturalisation, etc.
Pendant longtemps, de l’antiquité jusqu’au Moyen-âge, le mot a conservé un sens
conforme à l’étymologie : la nation est définie comme un groupe d’hommes et de
femmes qui ont une origine commune, qui sont nés sur le même sol. Ce sens
primitif, qui rapproche le mot nation d’ethnie et de peuple dans les acceptions
expliquées ci-devant, va rapidement évoluer, après la chute de l’Empire romain,
pour revêtir des nuances contrastées.
Aujourd’hui, le terme nation possède deux sens principaux, l’un ancien, l’autre
moderne, qui se recoupent et se recouvrent partiellement.
Le premier sens, celui dont il vient d’être parlé, met en avant la naissance sur un
territoire donné. La nation a partie liée avec le terroir, la terre des ancêtres, la terre
des pères géniteurs, la patrie. Elle pose automatiquement un droit du sol, quand ce
n’est pas un droit du sang. L’idée de patrie renvoie au sentiment d’une pax
romana synonyme de cessation des guerres intestines, donc d’ordre « républicain »
opposé au chaos menaçant de la barbarie et de l’incivisme. L’idée de patriotisme
implique un degré élevé de loyalisme envers la nation qui est aussi un engagement
à mourir pour défendre la patrie. Le patriotisme, expression de la conscience
nationale, n’est pas à confondre avec le nationalisme qui est une idéologie exaltant
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 13-35
20
le sentiment national et militant pour la sauvegarde des intérêts nationaux, dans
une forme de protectionnisme étroit qui peut conduire à l’isolement politique,
économique et culturelle. Comme l’ethnie dont elle est l’émanation, la nation,
parfois désignée du terme nation-ethnie, se caractérise par la conscience de
partager une même origine, un même territoire, une même culture, donc une même
langue ; à la différence de l’ethnie qui se satisfait de ses coutumes et de ses
traditions au sein d’une structure où elle coexiste avec d’autres entités de même
nature qu’elle, et face au peuple qui est portée par une aspiration forte au
changement et par un désir ardent d’autonomie, la nation apparaît comme la
réalisation même de ce projet et de l’idée de peuple dans ce qu’elle a de plus
achevé. Vue dans ce cadre la nationalité est quelque chose que l’individu ne choisit
pas, pas plus qu’il ne choisit son ethnicité. Il demeure qu’on peut changer de
nationalité au sens de citoyenneté. Quand un Etat octroie la nationalité à un
individu, en lui accordant les droits civiques dont jouissent les naturels du pays,
c’est, en réalité, de la citoyenneté qu’il s’agit.
L’idée de nation, au sens moderne, celui de nation-Etat ou d’Etat-nation10, est
précisément fondée sur un itinéraire alliant le passé et le futur d’un peuple ; c’est
un mélange d’héritage et d’ambition. On la trouve bien exposée par Ernest Renan
(1823-1892) dans le texte d’une conférence qu’il a prononcée le 11 mars 1882 à la
Sorbonne. Chez cet auteur la notion de nation se confond avec celle d’Etat. Les
exemples qu’il donne ne laissent planer aucun doute à cet égard (Renan 2009 : 11)
:
« Depuis la fin de l’Empire romain, ou, mieux, depuis la dislocation de l’Empire de Charlemagne, l’Europe occidentale nous apparaît divisée en nations […]. La France, l’Angleterre, l’Allemagne, la
10Les deux expressions sont souvent utilisées comme synonymiques. Il existe cependant une
nuance, mince mais non négligeable, entre elles : nation-Etat met en avant l’antériorité de la
nation par rapport à l’Etat alors qu’Etat-nation met l’accent sur la préexistence de l’Etat à la
nation, généralement par gommage des identités ethniques originelles.
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 13-35
21
Russie resteront encore, dans des centaines d’années, et malgré les aventures qu’elles auront courues, des individualités historiques, les pièces essentielles d’un damier, dont les cases varient sans cesse d’importance et de grandeur, mais ne se confondent jamais tout à fait. Les nations, entendues de cette manière, sont quelque chose d’assez nouveau dans l’histoire. L’Antiquité ne les connut pas ; l’Egypte, la Chine, l’antique Chaldée ne furent à aucun degré des nations. C’étaient des troupeaux menés par un fils du Soleil ou un fils du Ciel. Il n’y eut pas de citoyens égyptiens, pas plus qu’il n’y a de citoyens chinois ».
Etudiant le rapport entre le langage et les nationalités, le linguiste Michel Bréal
(2009 : 60), affirme, lui aussi, que « L’idée de la nationalité est une idée moderne.
Après quelques tentatives obscures, elle fait son entrée dans le monde en 1848. On
ne peut douter qu’elle soit en un rapport étroit avec l’avènement de la démocratie
». La nation moderne apparaît donc comme un résultat historique obtenu à partir
d’une série de faits convergeant dans le même sens.
En droit international, le principe des nationalités consiste à affirmer que toute
collectivité qui a conscience de former une nation est fondée à disposer d'un État
propre. Les sujets, membres d’une même nation, ne partagent pas seulement le
même trajet historique ; ils partagent aussi le même projet politique qu’ils
s’efforcent de construire ensemble. La nation est un peuple reconnu et accepté
comme tel par la communauté des nations. C’est un peuple qui a cessé de rêver
d’autonomie car il l’a désormais obtenue. Il n’est plus dans le rêve éveillé, il est
dans la réalité émerveillée. La nation-Etat est l’expression d’un peuple gouverné
par une autorité souveraine instituée comme pouvoir central. Cette reconnaissance
revêt une importance de premier ordre car elle fait de la nation le cadre légal et
légitime dans lequel se vit la nationalité en tant que lien juridique et politique qui
rattache un individu à une communauté nationale à laquelle il a adhéré. Dans ce
cas, la nationalité, synonyme de citoyenneté, peut faire l’objet d’un choix délibéré.
Le moyen d’expression de la nation c’est la langue nationale qui exerce une
fonction nationalitaire (qui fait référence à la nation). Signalons que l’expression
langue nationale est utilisée en Afrique avec des sens différents selon les pays.
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 13-35
22
Dans certains Etats elle désigne une « langue véhiculaire utilisée comme langue
administrative régionale ». C’est le cas, par exemple, au Congo-Kinshasa : le
ciluba, le kikongo, le kiswahili et le lingala, revêtus du statut flou et mal défini de
langues nationales par opposition au français langue officielle, se partagent quatre
grandes régions où coexistent 221 langues locales. Dans la plupart des pays le
terme renvoie simplement à « langue autochtone » par opposition à « langue
étrangère ».Au Bénin et Cameroun, par exemple, toutes les langues locales sont
dites « nationales »11.Cela a le mérite de la clarté. On va ainsi d’ethnie à nation, en
passant par peuple, sans solution de continuité.
Dans le processus conduisant à l’émergence d’une nation-Etat, au sens moderne, le
rôle prépondérant est joué par les classes moyennes soucieuses de prendre une part
active à la vie économique et politique du pays. Interrogeons-nous maintenant sur
la nature de l’Etat à proprement parler, qui ne se confond pas nécessairement avec
la nation, et sur ses caractéristiques spécifiques.
3. Etat
Le terme vient du verbe latin stare, statum « être debout », d’où « manière d’être »
d’une personne ou d’une chose. L’évolution populaire du mot a donné des dérivés
tels que étatique, étatiser, étatisme alors que l’évolution savante a fourni
parastatal (synonyme de paraétatique), statalisme (particularisme lexical propre à
un Etat), statistique (étude quantitative destinée à renseigner le gouvernement),
statut (ensemble des lois qui concerne l’état et la capacité juridiques d’une
personne), etc.
11Sur la différence entre « langue nationale » et « langue officielle » voir Ngalasso-Mwatha 2015.
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 13-35
23
L’Etat (avec une majuscule)12désigne l’autorité politique suprême à la tête d'un
groupe humain. Cette conception est très ancienne. Pour Platon (2002), écrivant au
IVe siècle av. J. C., l’Etat idéal, dont le philosophe-roi devrait être le gardien, est
une cité juste (καλλιπολις ou callipolis)13 alliant science (έπιστήμη ou épistémè),
sagesse (σοφία ou sophía) et puissance (δόξα ou dóxa)14, puissance de l’opinion et
de l’adhésion populaires. Le Dictionnaire de l’Académie française, dans sa 6ème
édition (1835) donne de l’Etat la définition suivante :« Forme du gouvernement
d'un peuple, d'une nation ». Il s’agit d’un gouvernement institué pour représenter
l’autorité politique souveraine, considérée comme une personne juridique et
morale, exerçant son emprise sur un territoire donné au moyen d’une 12Sur l’Etat lire Bourdieu 2012, Goyard-Fabre 1999 et Weber 1971. Sur le rapport entre Etat et
langues voir Ngalasso-Mwatha 1986.
13 Les premiers Etats étaient constitués de villes souveraines qu’on appelle, pour cette raison, des
cités-Etats. La cité-Etat est fondée sur une logique centripète qui s’oppose à la logique centrifuge
de l’État-nation. Le territoire d’une cité-Etat est, en effet, structuré autour d’un espace central
(homeland) enfermé dans une enceinte de murailles faisant office de frontière et comprenait un
arrière-pays (hinterland) formé de terres cultivables destinées à l’approvisionnement de la cité-
Etat en denrées alimentaires, plus les confins environnants (farland) formant une réserve. On
trouve des exemples de cités-Etats, dès le IIIe millénaire avant J.C., en Mésopotamie, actuel Irak
(Ur, Uruk, Lagash, Umma) et en Phénicie, actuel Liban (Byblos, Sidon, Tyr). Des cités-Etats ont
également existé en Grèce (Athènes, Sparte), en Italie (Rome, Venise, Gênes, Pise), en Afrique
du nord (Carthage), en Afrique de l’ouest (Koumbi auGhana, Ouagadougou au Burkina Faso,
Tombouctou, Gao et Djenné au Mali, Kano, Zaria, Ibadanet Ifé au Nigeria). Ici la citoyenneté
est fondée sur la citadinité par laquelle toute personne adulte accède à la responsabilité juridique.
Sur les cités-Etats voir Hansen 2000 ; sur les cités-Etats en Afrique lire Holder 2002.
14 Voir ce dialogue entre Socrate et Glaucon (frère de Platon) qui lui sert de répondant :
« [Socrate] Eh bien !N'oserons-nous pas poser aussi que l'homme, pour être doux envers ses amis
et sesconnaissances, doit, par nature, être philosophe et avide d'apprendre? – [Glaucon] Posons-
le.
– Donc, philosophe, irascible, agile et fort sera celui que nous destinons à devenir un beau et bon
gardien de la cité. – Parfaitement, dit-il. – Telles seront ses qualités. » (La République, livre II,
376c : 66).
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 13-35
24
administration qui décide légitimement en son nom. On retrouve cette idée chez le
sociologue allemand Max Weber (1864-1920) qui insiste lourdement sur « le
monopole de la contrainte physique légitime » comme l’un des attributs majeurs de
l’institution étatique : « L’État est une entreprise politique à caractère institutionnel
lorsque et tant que sa direction administrative revendique avec succès, dans
l’application de ses règlements, le monopole de la contrainte physique légitime
[…] à l’intérieur d’un territoire déterminable » (Weber 1971 : 97). En droit
international l’Etat est défini comme une nation (ou un groupe de nations) dotée
d'un gouvernement (ou d'une autorité politique souveraine) reconnu par la
communauté internationale.
Or qu’est-ce qui fonde un Etat, au sens d’Etat-nation ? Est-ce la race, la langue, la
religion ou le territoire ? Ernest Renan, qui a particulièrement bien analysé cette
notion, évoque chacun des critères que voilà pour finalement les éliminer tous.
La race ne peut pas constituer la base d’un Etat, car « La considération
ethnographique n’a […] été pour rien dans la constitution des nations modernes.
[…] La vérité est qu’il n’y a pas de race pure et que faire reposer la politique sur
l’analyse ethnographique, c’est la faire porter sur une chimère » (Renan 2009 : 21).
L’auteur montre que le mot race n’a pas le même sens pour les anthropologues
(qui le considèrent seulement d’un point de vue biologique et y voient une
descendance par le sang) et pour les historiens (qui voient la race comme un
phénomène non stable qui se fait et se défait avec le temps, au gré des métissages,
et qui n’a pas d’application en politique).
Selon Ernest Renan (2009 : 25), la langue ne peut pas, non plus, constituer la base
d’un Etat : « La langue invite à se réunir ; elle n’y force pas. Les Etats-Unis et
l’Angleterre, l’Amérique espagnole et l’Espagne parlent la même langue et ne
forment pas une seule nation ». De fait, on peut, comme je l’ai déjà écrit
(Ngalasso-Mwatha 2001 : 158), parler la même langue sans parler le même
langage. Ce qui s’est passé au Rwanda en 1994 le prouve : dans une crise de folie
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 13-35
25
généralisée, des Rwandais ont tué des Rwandais à l’arme blanche en parlant tous,
bourreaux et victimes, rigoureusement la même langue, le kinyarwanda (Ngalasso-
Mwatha 2008 : 178). C’est un protagoniste du roman de Véronique Tadjo,
L’ombre d’Imana. Voyages jusqu’au bout du Rwanda qui l’affirme: « Nous
parlions la même langue, portions les mêmes noms, avions les mêmes
préoccupations… » (p. 123). En revanche on peut parler le même langage,et
s’entendre, sans parler la même langue. L’exemple de la Suisse, souvent cité, est là
pour en témoigner. Voilà un Etat de petite dimension où coexistent, apparemment
harmonieusement, quatre langues très différentes (l’alémanique, le français,
l’italien et le romanche) toutes admises comme langues nationales et officielles
sans que cela ne menace en rien l’unité de l’Etat-nation helvétique. Ce qui fonde la
nation, dit Renan, c’est la volonté. « Il y a dans l’homme quelque chose de
supérieur à la langue : c’est la volonté ». C’est la conscience du peuple qui dit à
quelle nation ce peuple appartient. Cette idée est reprise en 1891 par le linguiste
Michel Bréal (2009 : 63-64) :
« Ce qui constitue les nations, c’est quelque chose de plus profond et de plus intime que la ressemblance du vocabulaire. Il importe peu que la langue soit la même si l’esprit est différent : la facilité de communication ne fait alors que mieux accuser la divergence des cœurs. ».
Un autre linguiste de haut vol, Antoine Meillet (2009 : 77), qui écrit en 1915,
abonde dans le même sens en dénonçant le principe de la nationalité fondé sur la
langue, qu’il rend responsable, pour une large part, de la première guerre
mondiale :
« […] la guerre actuelle apparaît comme la suite des longues luttes qui
ont abouti à imposer à une grande partie du monde la langue de la
nation indo-européenne, puis à substituer les langues indo-
européennes soit les unes aux autres, soit à des nations parlant des
langues d’autres familles. »
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 13-35
26
Je voudrais ici ouvrir et refermer aussitôt une courte parenthèse. Dans son élan
rhétorique Ernest Renan (2009 : 25) affirme de façon péremptoire: « Un fait
honorable pour la France, c’est qu’elle n’a jamais cherché à obtenir l’unité de la
langue par des mesures de coercition ». Affirmation bien étonnante en 1882 quand
on pense au texte présenté par l'Abbé Grégoire à la Convention nationale
(Parlement), le 4 juin 1794, presque cent ans auparavant, et dont le titre était
dépourvu d’ambigüité : Rapport sur la nécessité et les moyens d'anéantir les patois
et d'universaliser l'usage de la langue française. Les recommandations du prélat
accompagnaient un discours, qu’on qualifierait aujourd’hui de
« linguicidaire »15,qui exaltait l’unité nationale par l’unicité linguistique en
stigmatisant et en vouant aux gémonies les langues régionales, péjorativement
dénommées « patois ». Songez aussi à l’interdiction faite aux écoliers de parler les
langues régionales en France et les langues maternelles dans les pays de
colonisation. Sur des panneaux posés ostensiblement sur la pelouse à l’entrée des
écoles en Bretagne on pouvait lire : « Il est interdit de parler breton et de cracher
par terre » (ailleurs c’était l’alsacien, le basque, le catalan, le corse, le flamand,
l’occitan ou le saintongeais), comme si les deux faits (« parler une langue
régionale » et « cracher par terre ») étaient aussi infâmants l’un que l’autre. En
Afrique l’utilisation du symbole16, objet infamant s’il en fût, jouait exactement le
15Adjectif dérivé de linguicide « fait de tuer une langue » (issu du latin lingua « langue » et
caedere« tuer ») que l’on peut définir comme la volonté délibérée d’anéantir une langue soit en
faisant disparaître ceux qui la parlent (génocide ou ethnocide) soit en édictant des lois scélérates
(par exemple des décrets interdisant de pratiquer la langue maternelle) qui aboutissent à la
disparition de la langue visée. Le linguicide ne doit pas être confondu avec la glottophagie « fait
de manger une langue » (du grec γλωσσα ou glossa « langue » et φαγειν ou phagein « manger »)
qui relève de la dynamique des langues : la langue la plus puissante finit par supplanter la langue
la plus faible et par la faire disparaître.
16 « Objet symbole d’infamie qu’un élève surpris à parler à l’école dans une langue africaine
devait conserver tant qu’il n’avait pas lui-même pris en faute un autre élève » (Dictionnaire
Universel 2008). L’objet infamant imposé aux élèves pris en flagrant délit de péché linguistique
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 13-35
27
même rôle : il s’agissait de pousser les enfants à mépriser et, en fin de compte, à
abandonner l’usage de leurs langues identitaires pour s’approprier exclusivement la
langue coloniale.
Mais revenons à Ernest Renan. Poursuivant son raisonnement, notre auteur exclut
également la religion comme fondement de l’Etat (Renan 2009 : 27): « La religion
ne saurait non plus offrir une base suffisante à l’établissement d’une nationalité
moderne ».Une manière de proclamer le principe de la laïcité17 : il n’y a pas de
religion d’Etat ; l’Etat est un espace de liberté qui doit veiller sur toutes les
religions sans s’identifier à aucune.
Enfin l’historien récuse la géographie, c’est-à-dire le territoire, comme fondement
de l’Etat (Renan 2009 : 30): « Non, ce n’est pas la terre plus que la race qui fait
une nation. La terre fournit le substratum, le champ de la lutte et du travail ;
l’homme fournit l’âme ». La dimension territoriale doit, d’ailleurs, être entendue
de manière ouverte, comme un espace continu ou discontinu, car un Etat peut
réunir des territoires dispersés de par le monde. Un exemple simple suffit à illustrer
ce propos : l’Etat français aujourd’hui est constitué de tous les individus qui sont
nés dans l’hexagone ou ailleurs (dans les départements et territoires d’outre-mer
situés dans la Caraïbe, l’Océan Indien et le Pacifique), qui n’ont pas
nécessairement le même passé mais qui ont marqué, de gré ou de force, leur
adhésion aux idéaux républicains et accepté de partager le même projet d’avenir. Il
était, en Bretagne, learvoc’h « la vache », ailleurs un bout de carton, un ruban de papier, un
bâton, une brique ou un objet métallique ridicule.
17 Ce principe est énoncé en France pour la première fois le 26 août 1789 quand l’article 10 de la
Déclaration des droits de l’homme et du citoyen proclame la liberté religieuse : « Nul ne doit être
inquiété pour ses opinions, même religieuses (...) ». En 1791 la Constitution instaure la liberté
des cultes. En 1905 est promulguée la Loi de séparation des Églises et de l’État : « La
République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte » (art.2). Enfin le 15 mars
2004 est promulguée la Loi interdisant, dans les établissements scolaires, le port de signes ou de
tenues manifestant une appartenance religieuse.
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 13-35
28
serait donc plus juste de définir l’Etat comme un espace réunissant des individus et
des groupes d’individus qui partagent la même volonté de vivre ensemble, par-delà
le lien du sang, du sol et de la langue.
Ernest Renan (2009 : 30-31) conclut son propos en résumant ainsi le fond de sa
pensée :
« Une nation est une âme, un principe spirituel. Deux choses qui, à vrai dire, n’en font qu’une, constituent cette âme, ce principe spirituel. L’une est dans le passé, l’autre dans le présent. L’une est la possession en commun d’un riche legs de souvenirs ; l’autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis. […]. Avoir des gloires communes dans le passé, une volonté commune dans le présent ; avoir fait de grandes choses ensemble, vouloir en faire encore, voilà les conditions essentielles pour être un peuple ».
L’Etat est une idée. Il existe parce qu’il est pensé et voulu. Il existe dès lorsque les
membres d’un ou de plusieurs groupes humains, ayant un passé commun ou non,
vivant sur le même territoire ou non, partageant la même culture ou non, parlant la
même langue ou non, acceptent de vivre ensemble, malgré tout, et de construire
une nouvelle histoire commune, pour le meilleur et pour le pire. Il peut prendre des
formes variées (monarchie, oligarchie ou république) et s’aligner sur des régimes
de toutes sortes (socialisme, libéralisme ou totalitarisme). Il est le cadre politique et
juridique dans lequel se définit et se vit la citoyenneté. Les individus qui le
constituent sont appelés citoyens, parce qu’ils sont soumis aux mêmes lois de la
cité. L’Etat bénéficie de nombreux attributs régaliens et dispose d’un vaste éventail
de moyens d’action (un gouvernement, un parlement, un système judiciaire, un
système éducatif, un réseau de communications), y compris les moyens de
coercition (une armée et une police). Il peut, selon sa configuration, se doter d’une
ou de plusieurs langues officielles ou langues de l’Etat choisies normalement
parmi les langues nationales. L’imposition d’une langue commune ayant une
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 13-35
29
fonction référentiaire18 est une manière de consolider l’identité citoyenne sans
anéantir le sentiment d’identité ethnolinguistique.
L’idée de l’Etat ne s’identifie pas nécessairement à celle de la nation. Ces deux
concepts doivent être soigneusement distingués, même s’ils ne sont pas toujours
séparables. Il est vrai que le lien qui les tient ensemble n’est pas évident pour tout
le monde. La plupart des organisations instituées au XIXe siècle en Europe se sont
arrangées pour que les deux notions coïncident. Mais ce n’est pas toujours et
partout le cas. Dans la relation quasiduale (égalité vs inégalité) entre l’Etat et la
nation on peut, en gros, distinguer trois cas de figures.
Premier cas : l’Etat et la nation constituent une seule et même réalité instituée, ce
qu’on peut noter par la formule [Etat = Nation]. Ici l’Etat est l’émanation de la
nation. C’est pourquoi on peut parler de nation-Etat : l’existence de la nation
précède celle de l’Etat ; une ethnie ou un peuple devenu nation se mue en Etat dès
lors qu’il se dote d’un gouvernement et des pouvoirs régaliens. Dans ce cas la
citoyenneté coïncide avec la nationalité, voire avec l’ethnicité : la langue ethnique
est en même temps la langue nationale et la langue officielle. L’exemple qui vient
immédiatement à l’esprit est celui du Japon dont on dit qu’il est constitué d’une
population ethniquement homogène : l’Etat japonais est issu de la nation japonaise,
émanation du peuple japonais ; le japonais est à la fois langue ethnique, langue
nationale et langue officielle. On pourrait sans doute dire la même chose du
Portugal, de la Hollande ou de l’Irlande du sud. Je ne vois aucun exemple d’Etat de
ce type en Afrique, les seules situations qui s’en approchent, mutatis mutandis,
18Cette fonction, qui fait référence à l’Etat-nation en tant qu’institution, n’est pas à confondre
avec la fonction référentielle de Jakobson qui porte sur le référent de l’énoncé et qui consiste à
dire quelque chose de quelque chose (c’est la fonction de communication par excellence). Sur
l’ensemble des fonctions sociolinguistiques évoquées ici (vernaculaire, véhiculaire,
nationalitaire, référentiaire) lire Gobard 1976.
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 13-35
30
étant celles du Rwanda et du Burundi dont la population, largement homogène, se
réclame de la même nationalité-citoyenneté.
Deuxième cas : l’Etat est plus grand et plus englobant que la nation, selon la
formule[Etat > Nation]. Ici l’Etat est constitué de la somme de plusieurs
nationalités. On parle d’Etat-nation, précisément d’Etat multinational
(multiethnique et multilingue). C’était naguère le cas de l’URSS (Union des
Républiques Socialistes Soviétiques) : la citoyenneté soviétique portée par la
langue officielle (le russe) coexistait avec une pluralité de nationalités symbolisées
par les langues nationales (arménien, biélorusse, estonien, géorgien, kazak, letton,
lituanien, moldave, ukrainien, etc.). C’était également le cas de l’ex-Yougoslavie
avec la citoyenneté yougoslave portée par une langue appelée « serbo-croate » et
plusieurs nationalités distinctes : serbe, croate, slovène, albanais, bosnien,
macédonien. C’est encore le cas aujourd’hui de l’actuel Royaume-Uni (ou Grande-
Bretagne) avec la citoyenneté britannique symbolisée par la langue anglaise et les
nationalités anglaise, écossaise, galloise, irlandaise ayant chacune sa langue
nationale propre. Au tournoi des 6 nations de rugby les équipes d’Angleterre,
d’Ecosse, d’Irlande (sud et nord réunis) et du Pays des Galles s’affrontent pour
défendre les couleurs de leurs nations pourtant fédérées dans le Royaume-Uni.
C’est enfin le cas, mutatis mutandis, de la plupart des Etats africains issus de la
colonisation et des frontières artificielles et arbitraires définies à Berlin en 1885, à
cette différence que les ethnies ne bénéficient pas de la reconnaissance en tant que
nations.
La plupart des Etats africains devenus indépendants ont conservé les langues
héritées de la colonisation (l’anglais, le français, le portugais et l’espagnol) comme
langues officielles exclusives (Ngalasso-Mwatha, 2011). Cependant quelques Etats
ont élevé certaines de leurs langues nationales au rang de langues officielles en
association avec la langue d’origine coloniale. La Tanzanie a deux langues
officielles : le kiswahili, langue nationale, et l’anglais, langue étrangère. La
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 13-35
31
République Centrafricaine a également deux langues officielles : le sango, langue
nationale, et le français, langue étrangère. Il en va de même du Burundi avec le
kirundi et le français. Au Rwanda le kinyarwanda, langue nationale, partage le
statut de langue officielle avec deux langues étrangères, le français et l’anglais. On
retrouve la même situation à Madagascar avec trois langues officielles : le
malagasy, le français et l’anglais. Parmi les Etats qui sont allés encore plus loin on
trouve l’Afrique du sud avec 11 langues officielles : l’anglais, l’afrikaans et 9
langues nationales (sizulu, sixhosa, siswati, sindebele, sepedi, sesotho, setswana,
shitonga et tshivenda). Le Zimbabwe possède 16 langues officielles : l’anglais et
15 langues nationales. Aucun Etat africain n’a accordé le statut officiel exclusif à
une langue nationale19.
Troisième cas : La nation est plus englobante que l’Etat, selon la formule[Etat <
Nation]. Ici l’Etat est un élément appartenant à une nation multiétatique et
monolingue. C’est le cas de la nation arabe formée d’une vingtaine d’Etats
souverains situés sur deux continents, l’Afrique et l’Asie. La même nationalité
(arabe) coexiste avec une pluralité de citoyennetés20. La langue ethnique, l’arabe,
est aussi la langue nationale et la langue officielle. La Mauritanie, Etat
partiellement arabe, possède deux langues officielles : l’arabe, langue nationale, et
le français, langue étrangère. Les Etats du Maghreb (Algérie, Maroc et Tunisie) ont
l’arabe comme langue officielle et utilisent le français comme langue de travail.
Conclusion
Pour terminer cet aperçu consacré à deux mots-clés (identité, altérité, nation et
Etat) appartenant au vocabulaire savant mais passés depuis longtemps dans 19Pour le détail sur cette question voir Ngalasso-Mwatha 2015.
20 Les Etats constitutifs de la Nation arabe sont : Algérie, Arabie Saoudite, Bahreïn, Comores,
Djibouti, Egypte, Emirats arabes unis, Irak, Jordanie, Koweït, Liban, Libye, Maroc, Mauritanie,
Oman, Palestine, Qatar, Somalie, Soudan, Syrie, Tunisie et Yémen.
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 13-35
32
l’usage courant, il faut rappeler que le but principal de l’entreprise était de définir,
analyser et expliquer ces termes dans leur rapport à la langue, de manière à la fois
simple et rigoureuse afin de rendre leur intelligence accessible au plus grand
nombre des citoyens ordinaires, pour la plupart non spécialistes de la linguistique
et de la sociologie politique. Ma conviction est qu’un bon usage des mots peut
contribuer à régler les maux de la société et rendre moins conflictuel, donc plus
supportable, le vivre ensemble. Résumons l’essentiel de ce qu’il convient de retenir
au bout de ce parcours.
Une même réalité puisse correspondre aux quatre entités ainsi distinguées : une
ethnie peut constituer, à elle seule, un peuple, une nation et un Etat. On connaît,
par ailleurs, l’existence d’ethnies-nations distincts d’Etats-nations. Si l’Etat peut
équivaloir à une nation, il peut aussi être plus ou moins englobant qu’elle. Ce qui
différencie fondamentalement ces diverses entités c’est à la fois la relation qu’elles
entretiennent avec la langue, la culture, l’histoire et le territoire, et l’importance des
moyens dont elles disposent pour gérer des intérêts naturellement divergents et
résoudre les conflits qu’inévitablement ces intérêts suscitent.
Dans les sociétés modernes l’Etat-nation est le modèle de référence qui permet de
définir les autres types de communautés. Il représente le niveau le plus élevé et le
plus englobant de la solidarité nationale. Sa formation et sa pérennité dépendent du
degré d’adhésion des divers groupes humains qui composent ce qui s’appelle un
peuple. La conscience nationale, le sentiment patriotique et la loyauté indéfectible
envers la Chose Publique ne peuvent être acquis par l’ensemble des citoyens qu’au
moyen d’une bonne qualité de l’éducation civique qui relève de la responsabilité
de l’Etat.
L’Etat-nation a intérêt à maintenir sur la scène politique nationale toute la diversité
des formes de solidarité, d’association et d’organisation des groupements humains
qui, d’une manière ou d’une autre et dans le respect de la loi, concourent à la
structuration de la nation, à l’édification de la conscience nationale et à la
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 13-35
33
réalisation des nobles idéaux de paix, d’unité et de fraternité. C’est le rôle de l’Etat
d’assurer leur devenir dans le processus général.
Bibliographie
Bourdieu Pierre 2012, Sur l'État. Cours au Collège de France (1989-1992), Paris,
Le Seuil.
Bréal Michel 2009, Le langage et les nationalités (texte publié dans la Revue des
deux mondes en 1891), In Langue française et identité nationale, Limoges,
Lambert Lucas : 35-74.
Césaire Aimé 2000, Discours sur le colonialisme suivi du Discours sur la
négritude, Paris, Présence africaine [1ère éd. 1955].
Fanon Frantz 2001, Peau noire, masques blancs, Paris, Seuil [1ère éd. 1952].
Gobard Henri 1976, L’aliénation linguistique. Analyse tétraglossique, Paris,
Flammarion.
Goyard-FabreSimone 1999, L'État, figure moderne de la politique, Paris, Armand
Colin.
Grégoire (Abbé) 1794, Rapport sur la nécessité et les moyens d’anéantir les patois
et d’universaliser l’usage de la langue française, présenté à la Convention
nationale le 4 juin 1794.
Guiraud Pierre, 1972, L’étymologie, Paris, PUF.
HansenMogensHerman 2001,Polis et cité-État. Un concept antique et son
équivalent moderne, Paris, Belles Lettres.
HolderGilles2002, De la « cité-État » en Afrique noire. L’espace et le politique
chez les Saman du pays dogon (Mali), Cahiers d’études africaines, 166 : 257-284.
Meillet Antoine 2009, Les langues et les nationalités (texte publié en 1915 dans la
revue Scientia n° 18), In Langue française et identité nationale, Limoges, Lambert
Lucas : 75-89.
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 13-35
34
Memmi Albert 2015, Portraits [Portrait du colonisé, Portrait du colonisateur,
Portrait du décolonisé arabo-musulman et de quelques autres, Portrait d'un juif,
La Libération du juif et L'Homme dominé], édition critique coordonnée par Guy
Dugas, Paris, éd. CNRS, coll. Planète libre.
Ngalasso-MwathaMusanji 1986, Etat des langues et langues de l’Etat au Zaïre,
Politique africaine, 23 « Des langues et des Etats » : 6-27.
Ngalasso-MwathaMusanji 2001, Développement des langues, développement par
les langues : un enjeu majeur pour les systèmes d’éducation, In Regnault Elisabeth,
Henri Follet et Pierre-Louis Gauthier, dir.,Les enjeux du pluralisme linguistique
pour les systèmes d’éducation et de formation, Sèvres, AFEC : 155-163.
Ngalasso-MwathaMusanji 2008, Le trauma dans la littérature africaine et les mots
pour l’écrire, In Peter Kuon, éd., Trauma et texte, Frankfurt am Main – Berlin –
Bern – Bruxelles – New York – Oxford – Wien, Peter Lang : 161-183.
Ngalasso-MwathaMusanji 2011, L’Afrique face à l’Europe : les dépendances
culturelles, Africultures n° 83 « Indépendances africaines : chroniques d’une
relation » : 162-177.
Ngalasso-MwathaMusanji 2015, Dynamique des langues et politiques linguistiques
en Afrique depuis 50 ans, In Karima Ait Dahmane et Nadia Grine
coord.,Al’AdâbwaLlughât (Lettres et Langues)[Alger], 10 : 81-108.
Ngalasso-MwathaMusanji 2016, Ethnie, peuple, nation, Etat, langue. De l’identité
ethnolinguistique à la conscience citoyenne, Kouméolo ANATE, Essoham
ASSIMA-KPATCHA & Koffi Nutefé TSIGBE (éds), Ethnicité, Crises
sociopolitiques et processus de réconciliation nationale, Lomé, Letria&Ceroce.
Ngugi Wa Thiong'o 2011,Décoloniser l'esprit, Paris, Ed. La Fabrique.
Platon2002, La République, Paris, Garnier-Flammarion [Ouvrage écrit au IVe
siècle av. J.C.].
RastierFrançois1987, Sémantique interprétative, Paris, Presses universitaires de
France.
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 13-35
35
Renan Ernest 2009, Qu’est-ce qu’une nation ? (Conférence faite en Sorbonne le 11
mars 1882), In Langue française et identité nationale, Limoges, Lambert Lucas :
9-34.
Saussure Ferdinand de 1966, Cours de linguistique générale, Paris, Payot.
TodorovTzvetan 1989, Nous et les autres. La réflexion française sur la diversité
humaine, Paris, Seuil.
WeberMax 1971, Économie et Société, Paris, Plon [1ère éd. 1921].
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 36-60
36
ZADRI Sofiane
Université de Sétif
Représentations et inter discours quand El Moudjahid et
EL Watan informent du "printemps arabe"
Introduction
L’ « événement » "printemps arabe" donne lieu à une production discursive
médiatique abondante alimentée par une polémique interdiscursive dans un
espace social et discursif conflictuels. Ce qui s’apparente, pour reprendre
Maingueneau à une « révolution » discursive entendue comme « le moment où
s’ouvre un réseau nouveau de situations d’énonciation, de prises de parole
légitimes » (Maingueneau D., 1991 : 107). Cet article garde les traces des faits
historiques et rend compte de la multitude d’opinions, des figures de l’altérité,
des imaginaires, des représentations et des « idéologies » qui traversent les
sociétés contemporaines. Le discours journalistique transcende son
premier rôle d’information et devient, en fait, un lieu de "constructions
historiques", d’imaginaires, des "mémoires collectives" (Moirand S., 2007) par
le biais de "formulations", de "constructions syntaxiques", d’expressions
porteuses de "mémoire" et de sens.
Notre réflexion part alors du questionnement fondamental sur la constitution
des "positionnements idéologiques" dans et par les discours que les sujets
parlants, souvent conditionnés par des rapports de conflictualité et
d’antagonisme, tiennent à propos des réalités factuelles, ici les événements du
"printemps arabe". Nous tâchons d’abord de rendre compte des enjeux
subjectifs du discours journalistique à travers l’étude des représentations, des
désignations et des dénominations de l’événement et de ses acteurs. Les notions
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 36-60
37
d’altérité et d’interdiscursivité permettront ensuite d’étudier les liens
interdiscursifs qui se constituent dans le discours actualisant, rappelant des
"événements" et des "dires" ; de voir les modalités de représentation de
l’"Autre" évoqué et de définir les frontières, la relation qu’un discours instaure
vis-à-vis de ce qu’il considère comme "extérieur", de l’"Autre" et de son
discours. Toutes ces stratégies énonciatives et discursives participent à la
constitution et à la définition d’une « mémoire » et d’une « identité » (de
positionnement) discursives propres à chaque instance médiatique. Quelles
désignations, représentations de l’événement dans les deux quotidiens El
Moudjahid et El Watan ? Quels interdiscours ? Quelles altérités ? Quels
positionnements idéologiques ?
1. Le discours journalistique : tensions et prises de positions
Le discours d’information se trouve, à la fois, doublé et conditionné par des
positionnements politiques et idéologiques souvent divergents des organes
d’information. En effet, les sources que le journal cite, la manière de les citer,
les sujets à qui il donne la parole, le traitement et la hiérarchisation de
l’information sont révélateurs du positionnement idéologique du journal. Le
positionnement est pris ici comme ce qui « touche à l’instauration et au maintien
d’une identité énonciative » et à la « position qu’occupe un locuteur dans un
champ de discussion, aux valeurs qu’il défend (consciemment ou
inconsciemment) et qui caractérisent en retour son identité sociale et
idéologique » (Charaudeau P. et Maingueneau D., 2002 : 453).
Nous avons remarqué une différence flagrante dans le traitement de
l’information, les positions et les points de vue entre la presse privée et étatique
vis-à-vis, d’une part, des émeutes de janvier 2011 en Algérie et des « révoltes
arabes », d’autre part. La différence apparait lorsque par exemple, El Moudjahid
constate une « nette baisse d’intensité de la violence »1 alors qu’El Watan
1El moudjahid du 09-01-2011.
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 36-60
38
affirme que « les émeutes ne baissent pas en intensité à travers le pays »2. Le
Soir d’Algérie et El Watan3 à la Une donnent respectivement les titres « Il faut
que ça change » et « L’Algérie doit changer » : une manière de récuser
l’hypothèse selon laquelle les émeutes ne sont qu’une question de prix. D’où la
nécessité de prendre en charge la dimension politique. Le soir d’Algérie4 à la
Une, et par un jeu de mots sous forme interrogative "Les émeutes de la fin ?",
semble vouloir rejeter l’idée de réduire les émeutes à des « révoltes de la faim »
qu’il remplace par « fin » pour faire allusion à ce qui se passe dans le monde
arabe. Ce faisant, il se démarque d’autres discours qui insistent sur le facteur
économique à l’instar d’El Moudjahid5. Force est de constater par conséquent
que chaque discours « est orienté […] il est censé aller quelque part »
(Charaudeau P. et Maingueneau D., 2002 : 187).
Si on jette un coup d’œil sur les Unes des éditions parues durant les mois de
janvier et février des quotidiens El Watan, Liberté et Le Soir d’Algérie, on
remarque que les révolutions tunisienne, égyptienne et libyenne y tiennent une
place centrale. En revanche, El Moudjahid semble, les reléguer à un second
plan. Cela témoigne également de l’imaginaire mis en œuvre considérant ces
révoltes comme proches ou lointaines de l’Algérie. La question de proximité ou
d’éloignement est relative. C’est le « mode de traitement de la nouvelle qui
rendra ce lieu événementiel proche ou lointain » : le lieu est proche s’il est
présenté comme pesant une menace sur les intérêts des lecteurs, il est lointain
s’il est traité avec distance « empêchant de ressentir la pression d’une menace, et
l’espace public sera alors ressenti comme appartenant à un monde différent du
sien […] » (Charaudeau, 2005 : 110).
2 El Watan du 09-01-2011.
3 Le Soir d’Algérie et El Watan éditions du 11/01-2011.
4 Le soir d’Algérie du 07/08-01-2011.
5 Voir El Moudjahid du 09/10/11/12/13/15-01-2011.
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 36-60
39
Peut-on dire que ces différences révèlent l’aspect tendancieux du discours
journalistique ? Au-delà de cet aspect, nous estimons que le "printemps arabe" a
donné lieu à des prises de parole contradictoires qui participent de la
construction d’une identité énonciative propre à chaque instance médiatique.
2. « Printemps arabe », un événement médiatico-discursif
« Printemps arabe », une appellation de surcroit médiatique, témoigne de
l’importance des médias dans les mouvements sociaux, en tant que constructeurs
de l’événement et acteurs immédiats vu leur rôle symbolique d’information dans
les sociétés contemporaines. C’est dire que le discours médiatique est très
influent dans l’univers discursif relatif à « l’événement ». Cependant d’autres
discours coexistent :ceux de différents acteurs sociaux, de différents genres
(débats, déclarations politiques, polémiques, essais et ouvrages, etc.) qui ont
leur importance dans la représentation que l’on se fait de l’événement et qui
sont souvent repris dans le discours médiatique6parce qu’ils participent dans la
constitution des figures de l’événement, dans ses réglages de sens. Dans cette
optique, Duffour F. affirme que « dans la mise en mots d’une réalité factuelle,
les discours ont la double capacité de la représenter linguistiquement et de la
construire par cet acte même » (2007 : 177). Ainsi convient-il de dire que
l’événement est toujours construit par les médias, qu’il « ne se donne jamais
dans sa vérité nue, il se manifeste ce qui implique aussi qu’il est manifesté,
[…] il n’existe pas en dehors de sa construction » (Alban Bensa et Eric Fassin,
2002 : 09). Dans cet ordre d’idées, Charaudeau souligne que l’événement ne
prend une « existence signifiante qu’à travers la réception-saisie-systémisation-
structuration qu’en fait le sujet parlant » (2005 : 79).
6 Vu le rôle de médium que les médias assument, ils constituent en fait le lieu de rencontre,
voire de confrontation des discours des différents acteurs sociaux qu’ils approuvent ou
réfutent et par rapports auxquels ils éprouvent, très souvent, la nécessité de se situer. Ce qui
renforce, par ailleurs, l’aspect polémique de l’énonciation journalistique.
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 36-60
40
Ceci dit, cette construction n’est pas une transposition fidèle de la réalité des
faits, bien au contraire, les médias, "machine à fabriquer du sens social" selon
l’expression de P. Charaudeau, imposent ce qu’ils construisent de l’espace
public (2005 : 12). En effet, ils s’expriment, d’abord, par le biais du langage qui
est, à la fois, « intégralement formel et intégralement traversé par des enjeux
subjectifs et sociaux » (D. Maingueneau, 1987 : 07). On peut dire, en
conséquence, que toute activité langagière ou "discours" quelque que soit le
genre dont il relève, et particulièrement le discours médiatique, est investi de
subjectivité, de représentations, de stéréotypes et de visions ou modes de
découpage du réel laissant s’exprimer des « positionnements idéologiques » à
l’intérieur d’un champ discursif. Cela parce que tout positionnement « […] doit
légitimer sa parole en définissant la place dans l’interdiscours » (Maingueneau
D. et Cossutta F., 1995 : 114) en marquant aussi « une identité énonciative […],
un lieu de production énonciative bien spécifié » (Charaudeau P.et
Maingueneau D., 2002 : 453).
On aura compris, à la lumière de ces affirmations, le pourquoi des divergences
des points de vue entre les deux quotidiens El Moudjahid et El Watan lorsqu’ils
rendent compte d’un même fait. Cette différence apparait clairement, lors de la
chute de Ben Ali, dans les deux titres respectivement d’El Watanet El
Moudjahid7 thématisant, chacun à sa façon, l’événement en question : « Ben
Alichassé du pouvoir », « Le premier ministre tunisien Mohamed Ghannouchi
président par intérim » (« Après plusieurs jours de trouble sociaux » en
surtitre). Nous constatons que, relativement au même fait, les titres des deux
journaux opèrent différemment lors de la mise en mots de l’information : El
Watan insiste sur le fait que Ben Ali (sans mention de sa fonction, ce qui
constitue une hypothèse sous le mode de la connivence avec les lecteurs) a
quitté le pouvoir sans mentionner aussi le pays en question comme si cette
information était inutile : cela contribue à poser l’événement en question dans
7 El Moudjahid et El Watan, éditions du 15 janvier 2011.
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 36-60
41
un univers supposé familier et proche des lecteurs. En outre, l’utilisation du
participe passé : « chassé » qui est péjorative témoigne du fait que le président
a quitté le pouvoir à la suite de la pression populaire. Quant à El Moudjahid il
refuse d’évoquer le fait que Ben Ali ait été forcé de quitter le pouvoir et insiste
plutôt sur le fait que Ghannouchi, « ministre tunisien » est président par intérim
avec comme cause « des troubles sociaux » (en surtitre) évitant ou refusant
ainsi de parler de "révolution". Il procède à un détournement habile de
l’attention des lecteurs par « omission », si on peut dire, voulue de
l’information principale.
3. "Printemps arabe" et presse écrite algérienne (El Moudjahid et El
Watan)
3.1. L’acte dénominatif et représentation(s) de l’événement
Ce point se rapporte à l’intervention subjective de type interprétatif consistant
essentiellement en l’acte dénominatif qui aboutit à la construction de
représentations ou de stéréotypes. Les désignations et les catégorisations de
l’événement et de ses acteurs renseignent sur les paramètres et les systèmes
d’évaluation interne au locuteur-journaliste qui attribue des étiquettes
signifiantes aux objets dénotés, donnant lieu à une certaine représentation de
l’événement et de ses acteurs. En effet, on note une tendance d’ElMoudjahid à
des dénominations qui "minimisent" de l’ampleur de l’événement et parfois qui
vise sa dénégation. Autre l’ « émeute », El Moudjahid utilise des désignations
dont la connotation souvent dévalorisante, réduit de l’ampleur de l’événement. Il
ne s’agira nullement d’un "mouvement populaire" et encore moins d’une
"révolte".
1. « Les violentes protestations perpétrées par des jeunes ont engendré des
dégâts matériels … que les citoyens réprouvent unanimement et rejettent
énergiquement […] ». El Moudjahid, "La raison doit prévaloir" du 07/08-
01-2011, p3.
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 36-60
42
2. « Les actes de violence et de vandalisme commis par certains émeutiers
portent grandement préjudice à la collectivité […] ». Idem.
3. « Le recours à la violence et parfois au vandalisme […] n’est pas la
solution pour résoudre des problèmes sociaux[…]». El Moudjahid, "Non à
la solution du pire" du 09-01-2011, p 4.
4. « on sait ce qu’il en a coûté au pays à la fin des années 80 avec ce genre
de dérive sociale ». Idem.
En (1), « violente » est un adjectif évaluatif axiologique négatif8. Le verbe
« perpétrer » l’est aussi puisqu’il connote une action "condamnable". Dans cet
énoncé, le L-J9 oppose deux actants ; "les jeunes" et "les citoyens". En effet, ces
« jeunes » sont perçus, en (2), comme des « émeutiers » (appellation fortement
stigmatisante) qui ont « commis » des actes de « vandalisme » (les trois termes
sont axiologiques négatifs) que les « citoyens » réprouvent unanimement et
énergiquement. Du coup, il y a une exclusion de ces « jeunes » du groupe de
« citoyens ». Le sens implicite est : ces jeunes qui commettent ces actes de
vandalisme ne peuvent être des citoyens, ou du moins de "bons citoyens". En
(3), « violence » et « vandalisme » sont des termes évaluatifs axiologiques
négatifs. Le premier l’est dans la représentation référentielle (Kerbrat-
Orecchioni, 1980 : 74-75) puisque la « violence » est une donnée honnie dans
l’imaginaire des sociétés démocratiques. Quant au deuxième, le trait axiologique
de péjoration se localise au niveau du suffixe « isme » (Idem.). Ces deux termes
participent à la « dénonciation » de l’émeute. En (4), le L-J renvoie
implicitement au « printemps berbère » de 1980 pour lequel il dénie toute
velléité démocratique et identitaire en le rattachant à une crise sociale ; mais il
reconnait son influence sur octobre 1988, deux événements qui s’apparentent,
selon lui, à une « dérive », terme qui colle une étiquette signifiante dont la
8« La violence » est une donnée dévalorisée dans les sociétés contemporaines, dites
« démocratiques ».
9 Locuteur-Journaliste est abrégé désormais en L-J.
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 36-60
43
connotation est péjorative parce que faisant allusion à la « décennie noire » et au
« terrorisme ». Cela constitue aussi un rappel de faits qui a une grande force
persuasive du fait de l’ancrage de cette période « difficile » dans l’imaginaire
des locuteurs algériens, et qui fait actualiser dans la mémoire des lecteurs
certaines données qui renforcent leur adhésion à ce positionnement.
Il en est de même pour l’événement "Printemps arabe" ; on note l’absence de
l’expression « printemps arabe » et autres appellations qui lui conféreraient de
l’importance. Les dirigeants arabes sont souvent désignés par des appellations
impartiales et objectives puisque relatives à la fonction qu’ils assument :
« présidents » ou « dirigeants ». Il en résulte une représentation négative de
l’événement et de ses acteurs ; le « printemps arabe » dont on nie l’existence est
perçu comme un mouvement régressif.
1. « Le pays est à l’abri de toute dérive de nature à compromettre ce
formidable capital des Algériens ». El Moudjahid, "La justice sociale
priorité des propriétés", du 08-02-2011, p 4.
2. « […] l’œuvre nécessite d’être consolidée par le génie propre de ce peuple
et non par la tentation du mimétisme ».El Moudjahid, "De nouvelles
conquêtes" du 02-03-2011, p7.
3. « L’Algérie active avec beaucoup d’efficacité […] dans une conjoncture
qui est marquée par l’instabilité dans certains pays arabes. El Moudjahid,"
Un pays stable, une diplomatie active" du 06-03-2011, p 9.
4. « Pour le chef de la diplomatie algérienne, "il faut se demander pourquoi
[…] " dans une allusion aux dernières révoltes ou révolutions dans
certains pays arabes » El Moudjahid. L’échec des mobilisations actuelles
s’explique par la sérénité du peuple algérien" du 27-02-2011, p 3.
En (1), il s’agit d’un cadrage effectué par le biais d’une axiologisation négative
de l’événement assimilé à une « dérive », terme axiologique négatif, qui peut
« compromettre », connotant aussi une action péjorative. En (2), le L-J renvoie
implicitement à l’événement "Printemps arabe" par l’expression « tentation du
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 36-60
44
mimétisme », dont le trait axiologique de péjoration se localise au niveau du
support signifiant, le suffixe « isme ». Dans l’énoncé (3) le L-J oriente son dire
et se focalise sur un aspect de l’événement, « l’instabilité », qualification qui sert
à le désigner. Il en résulte que l’événement sera perçu sous l’angle de la
péjoration dans la mesure où le L-J impose, si on peut dire, un certain cadrage
consistant à affirmer que l’événement que vivent « certains pays arabes », qui
encore une fois n’est pas nommé, est un "processus de changement régressif".
En (4), apparait une intervention subjective de type interprétatif qui réside dans
l’acte dénominatif de l’événement, « révoltes ou révolutions arabes ». On note
ici que c’est pour la première fois que cette désignation apparait dans le corpus
d’El Moudjahid. L’emploi de la préposition « ou » indiquant, d’un point de vue
grammatical le choix, marque d’un autre côté l’hésitation du L-J entre
« révoltes », appellation qui tend vers une diminution de l’ampleur de
l’événement, et « révolutions » qui participe par contre de son amplification ; le
L-J évite de prendre une position claire, ce qui participe de la constitution d’une
identité énonciative de positionnement spécifique au L-J.
Contrairement à El Moudjahid, nous avons constaté une activité de
catégorisation qui participe d’un effet de dramatisation de l’événement dans le
discours d’El Watan. En effet, « émeute », « mouvement de contestation »,
« soulèvement populaire» et même dans certains cas « révolte populaire »
constituent les appellations récurrentes des événements de janvier 2011 en
Algérie.
1. « Car, de ce qui va en rester, c’est bien cela. Une balafre dans le corps
social […] ». El Watan,"Rien ne va plus" du 07.01.2011, p2.
2. « Qu’en est-il de la révolte de janvier 2011 ? ».El Watan,"Les classes
moyennes et la classe politique pour relayer les émeutes" du 09 01. 2011,
p2.
3. « Mais l’on aurait évidemment tort de généraliser en réduisant cette lame
de fond à un autre « chahut de gamins » ». Idem.
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 36-60
45
L’énoncé (2) révèle une intervention subjective de type interprétatif qui réside
dans l’acte dénominatif de l’événement, « révolte », qui lui attribue de
l’importance participant d’un effet de dramatisation, lequel est renforcé en (1)
par le terme « tsunami ». L’expression « chahut de gamins », dont la connotation
est péjorative, désigne dans ce contexte les événements du 05 octobre 1988.
Cette expression se trouve guillemetée, indiquant justement une parole autre qui
s’invite dans le fil du discours, par rapport à laquelle le L-J se distancie.
En ce qui concerne l’événement "Printemps arabe", El Watan est enclin à utiliser
les appellations supposant une évaluation axiologique méliorative et permettant
en conséquence de produire une représentation positive et amplificatrice de
l’événement.
1. « Un printemps tunisien, comme en rêvent depuis toujours des millions
d’Algériens, sevrés eux aussi, de liberté et de démocratie Vivement l’effet
domino ! ». […]». El Watan, "Ben Ali chassé du pouvoir" du 15-01-2011,
p 3.
2. « On a beau essayer d’interpréter la passivité des autorités algériennes
face à l’accélération de l’histoire et au vent de démocratisation qui souffle
à nos frontières immédiates et dans notre sphère géographique, on n’en
trouvera aucun argument sensé et responsable expliquant cette
déconnexion de l’Algérie officielle face aux bouleversements historiques
qui s’opèrent autour d’elle […] qui donne l’impression que l’Algérie est
loin de l’épicentre du séisme démocratique qui ébranle notre région ».
[…] ». El Watan, "Le pouvoir déconnecté" du 01-02-2011, p28.
3. « Il est évident que la plupart des régimes arabes sont sous tension face à
l’éventualité de la révolution tunisienne ». El Watan, "Les régimes arabes
en état d’alerte" du 16-01-2011, p 7.
4. « [...] se cache le souhait de voir se maintenir le régime d’El Gueddafi et
l’avortement de la révolution du peuple libyen ». El Watan, " Bouteflika
soutient El Gueddafi " du 14-03-2011, p 12.
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 36-60
46
L’énoncé (1) permet au L-J, non seulement de faire un parallélisme entre la
Tunisie et l’Algérie laissant entendre ainsi que "le régime algérien n’est pas
démocratique", mais également d’afficher une position subjective par la dernière
phrase-énoncé, « vivement l’effet domino ! » dans laquelle le L-J marque son
engagement affectif favorable à une révolte en Algérie, lequel est renforcé
davantage par l’indice typographique « ! ». Cette révolte se voit revêtir une
connotation positive par une désignation métaphorique « printemps ». Le terme
« révolution » en (3) et (4) ainsi que les désignations métaphoriques de
l’événement (« l’accélération de l’histoire », le « vent de démocratisation »,
« bouleversement historiques » et « séisme démocratique » en (2), permettent
non seulement d’indiquer une intervention subjective de L-J, mais elles placent
aussi l’événement sur l’axe axiologique mélioratif. Choisir de qualifier
l’événement en Tunisie et en Libye de « révolution » est une manière de lui
conférer de l’importance10. En revanche, une représentation négative toujours
dévalorisante des dirigeants arabes résulte des appellations et des désignations
péjoratives, parfois ironiques et sarcastiques, qui servent à les dénommer.
1. « Le régime autoritaire tunisien est tombé. […] le maitre de Carthage,
[…],affiche profil bas et quitte son pays en cachette […] triste fin pour un
homme qui se faisait « élire » par des scores brejnéviens à faire pâlir les
dictateurs africains[…] Le Maghreb des peuples commencent visiblement
à se libérer des carcans autoritaires qui l’enserrent […]».El Watan,
"Bouteflika perd son ami Ben Ali" du 15-01-2011, p 5.
2. « […] le peuple tunisien s’est affranchi d’un des régimes les plus
tyranniques d’Afrique du Nord […]. « Le « zinochet » proclamera aussi
l’état d’urgence […] ont scandé hier des tunisiens déterminés à
10 Nous reprenons ici deux emplois relevés dans la définition du Robert (2005) : « 1)
Changement très important dans la société. 2) « Renversement du régime constitutionnel
accompagné de grands changements sociaux »
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 36-60
47
s’émanciper d’un régime despotique et maffieux ».El Watan, Ben Ali
chassé du pouvoir" du 15-01-2011, p 3.
3. « En 2011, à l’âge canonique de 73 ans, le même Bouteflika est plus que
jamais au sommet du pouvoir […]. Une exception ? Plutôt une règle
générale dans un monde arabe gouverné d’une main de fer par de vieux
croulants qui s’accrochent désespérément à leur fauteuil et à leurs
privilèges […] les pays arabes étouffent encore sous des régimes
totalitaires faits de pétromonarchies rétrogrades, d’improbables dictatures
[…] et d’autocraties bornées ». El Watan,"La gérontocratie plutôt que la
démocratie" du 02-02-2011, p 10.
Dans ces exemples, les désignations des régimes arabes par les termes
« autoritaire », « despotiques », et des dirigeants africains par « dictateurs »,
indiquent une intervention subjective portant une évaluation négative, un trait
axiologique de péjoration.
Celui-ci se localise, en (1) au niveau de la représentation référentielle de ces
deux unités lexicales. En outre, l’adjectif subjectif, antéposé par rapport au nom,
« triste », témoigne d’une réaction émotionnelle de "pitié" de L-J par rapport à
son énoncé, ou proprement à l’objet dénoté la « fin ». Toutefois, nous estimons
que dans ce contexte il y a "ironie" et que le L-J ne se porte pas comme adhérent
à cette attitude affective, comme le laisse croire l’appellation sarcastique « le
maître de Carthage ». Dire que cet énoncé est ironique, implique une
énonciation polyphonique. En effet, l’énonciateur, qui coïncide avec le L-J, met
en scène, à travers sa propre énonciation pour la subvertir et la disqualifier, un
autre énonciateur "ridicule", dont il se distancie, qui prendrait sérieusement en
charge l’énoncé (Maingueneau, 2005 : 152), ou plus exactement le sentiment
exprimé. Les guillemets dans « élire » est l’une des marques de cette
distanciation et non prise en charge du contenu de l’énoncé.
En (2), l’adjectif « tyrannique » est axiologique négatif ; la « tyrannie » est
perçue dans les sociétés démocratiques comme donnée dévalorisante et honnie.
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 36-60
48
Cette axiologisation négative est renforcée par les verbes « s’affranchir »11 et
« s’émanciper » dont le sémantisme suppose quelque chose de "contraignant",
de "mauvais" duquel on se libère, ici un régime « tyrannique », « despotique » et
« maffieux ». Le L-J recourt à une dénomination sarcastique, voire un sobriquet
dévalorisant, « zinochet », pour renvoyer au président tunisien. En (3), l’adjectif
« canonique » qui qualifie l’âge du président Bouteflika implique un emploi
sarcastique, du moins humoristique. Si on peut avancer que « vieux » peut être
considéré comme un évaluatif non-axiologique puisqu’il renvoie à une
description "objective" de l’état, de l’âge d’une personne, d’une chose,
« croulants » quant à lui est axiologique péjoratif, qui permet de désigner par
généralisation les dirigeants « monde arabe ». On voit bien que le L-J s’élève
contre la gérontocratie dans le monde arabe en incluant l’Algérie. On constate
une description "dévalorisante"- appliquée à tout monde arabe -par le biais des
termes axiologiques péjoratif soulignés : « totalitaires », « rétrogrades »,
« bornées ».
A partir de l’analyse de ces énoncés, on peut dire que l’acte dénominatif
débouche sur la construction de(s) figure(s) et de(s) sens de l’événement. Il
renseigne également sur un certain positionnement adopté à l’égard de celui-ci.
3.2. « Le Tunisien peureux et obéissant »
Sur un autre registre, le discours journalistique favorise et permet la circulation
et la réactualisation des représentations et stéréotypes ; il peut même être
producteur de valeurs, de conceptions, d’idées et de représentations stéréotypées
qui peuvent se généraliser.
Dans l’exemple qui suit, on voit l’apparition du stéréotype du « Tunisien » qui
atteint, dans le discours que je le L-J tient, l’ « Algérien » : « Les Tunisiens
11 En effet, le Robert (2005) donne la définition suivante du verbe "s’affranchir" : « 2. se
délivrer de (ce qui gêne) ».
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 36-60
49
qu’on a coutume de présenter chez nous comme un peuple peureux et obéissant,
[…], vient de donner une leçon de courage et d’engagement patriotique à tout le
monde arabe. Aux Algériens surtout » (El Watan, "Bouteflika perd son ami Ben
Ali" du 15-01-2011, p 5).
On voit dans l’énoncé la manifestation d’une représentation stéréotypique12 du
Tunisien, « peureux et obéissant », (termes axiologiques négatifs) supposée
partagée, et ce par l’usage de « Nous » inclusif renvoyant dans ce contexte à
tous les Algériens. Le L-J effectue ensuite une sorte d’annulation de cette
représentation négative du Tunisien par le biais d’une valorisation de ce peuple
qui, en se révoltant, "a donné une leçon de courage à tout le monde arabe" et
« aux Algériens surtout » ; le terme « courage » est axiologique mélioratif
puisqu’il suppose une valeur morale appréciable. Dès lors, on assiste à une sorte
de renversement des rôles : cette représentation négative de "peureux et
d’obéissant" atteint les Algériens qui deviennent objet de stigmatisation par ce
stéréotype.
3.3. L’Autre et son discours
L’activité discursive ne peut faire abstraction des discours, relatifs à
l’événement "Printemps arabe", qui circulent dans l’espace social. Or chaque
quotidien est appelé à maintenir une identité discursive et à refléter un lieu
idéologique, on voit, dans une perspective dialogique, l’apparition dans le fil du
discours que le L-J tient de son Autre, d’un autre discours tenant un
positionnement autre, pour ne pas dire adverse par rapport auquel il se situe. La
définition d’une identité de positionnement s’opère dans un rapport constitutif
avec l’ « Autre » et « l’interdiscours » (Maingueneau D., 1991: 163) dans la
mesure où « une irréductible altérité le texte comme le sujet » (Idem. : 153) ; le
12Le stéréotype correspond à un jugement « préconstruit », à « un élément préalable au
discours, non asserté par le sujet énonciateur, non soumis à la discussion, et dont on a oublié
l’origine discursive » (Amossy Ruth et Anne herschberg pierrot, 2007 : 107).
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 36-60
50
réseau propre des relations interdiscursives avec les différents discours (officiel,
religieux, des expert, etc.) que toute instance médiatique délimite est un élément
très marquant de la « mémoire » et l’ « identité » discursive. Cette dernière
apparait dans la relation et les types de frontières tracées avec les discours
officiel et religieux (Autier-Revuz J., 1995 : 236).
3.3.1. La relation aux discours officiel et religieux
El Moudjahid conçoit ces deux discours sous le mode du Même par le biais de
la stratégie de l’effacement énonciatif dans une posture pragmatique
d’"adhésion": le discours rapporté s’inscrit dans une posture de co-énonciation
(Rabatel A., 2004) avec les discours officiel et religieux favorable à la
production d’un point de vue commun entre discours citant et cité. Il est
également significatif de noter que la principale, pour ne pas dire l’exclusive,
source énonciative sur laquelle se base El Moudjahid est le discours officiel par
rapport auquel il maintient une posture d’adhésion. El Watan, quant à lui,
conçoit ces deux discours sous le mode de l’Autre par le biais de leur
réprobation en adoptant posture de distanciation et de rejet ; une modalisation et
interprétation systématique qui s’accompagne de leur axiolologisation négative.
El Watan cite le discours officiel dans le fil du discours que pour le discréditer.
On note aussi la tendance à s’appuyer sur la parole et l’autorité des experts et
des spécialistes qui corroborent les thèses défendues par les L-J. En outre, il y a
une tendance à s’appuyer sur la parole des acteurs de l’événement conçue sous
le mode du Même.
3.3.2. Le type de l’Autre évoqué et les frontières tracées avec les
discours autres
El Moudjahid trace souvent des frontières non-marquées vis-à-vis des discours
Autres auxquels il renvoie sous le mode de la connivence et de l’implicite
(discours fanatique, certains cercles, des mains maléfiques, etc.) pour traduire
comme négatives les unités de sens construites par cet Autre. Autre trait
essentiel est l’exclusion de la parole des acteurs de l’événement "émeutes de
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 36-60
51
janvier 2011 en Algérie " et "printemps arabe". Cela signifie naturellement la
dénégation de toute autre parole que celle des officiels. A l’opposé, El Watan
distingue plus ou moins clairement cet Autre, la classe dirigeante et ses alliés en
général ; cet autre est clairement désigné, « la classe dirigeante », « le pouvoir »,
« le gouvernement », « relais du pouvoir », « l’Algérie officielle » dans le fil du
discours et se trouve objet d’axiologisation négative. Nous avons remarqué
également qu’il y a recours aux procédés ironiques qui, tout en invoquant une
parole Autre dans le fil du discours, cherchent à la réfuter. Examinons ces
énoncés :
1. « il reste que des cercles opportunistes persistent à vouloir faire dans
l’amalgame en revendiquant ce qui est déjà une réalité politique évidente
dans notre pays ». El Moudjahid, "La justice sociale priorité des priorités"
du 08-02-2011, p4.
2. « Tout le monde le constate en Algérie, en dehors de ces cercles assoiffés
de revanche sur un sort qui a été contraire à leurs visées aventuristes ».
Idem.
3. « […] à ceux qui en Algérie et à l’étranger appellent de tous leurs vœux à
la déstabilisation de l’Algérie, sans le moindre égard pour les aspirations à
la paix et à la tranquillité des Algériens qui font confiance au président
Bouteflika ». El Moudjahid, "Le double message" du 20-02-2011, p 04.
En (1) et (2) apparaît une activité de positionnement par rapport à l’Autre, lequel
est pris dans une activité d’axiologisation négative. Or les frontières que L-J
trace avec cet Autre sont floues : « cercles opportunistes », « aventuristes »,
« assoiffés de revanche », termes axiologiques négatifs dont le but est de
disqualifier le positionnement de cet autre. En (3) il y a une mention, dans une
relation polémique, de l’Autre, d’un discours et positionnement autre. Le L-J ne
cite pas clairement cet Autre auquel il renvoie en traçant des frontières non-
marquées sous le mode de la connivence avec les lecteurs : "ennemis intérieurs
et extérieurs" qui "espèrent" la « déstabilisation de l’Algérie ». Ce qui lui permet
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 36-60
52
d’évoquer implicitement le thème de « manipulation » en se présentant, faut-il le
noter, comme étant la voix de tous les Algériens qui « font confiance au
président Bouteflika ».
1. « L’Algérie, n’est ni la Tunisie, ni l’Egypte, ni la Libye, ni le Maroc et ne
peut être comparée qu’à elle-même ». El Moudjahid, "Le double
message" du 20-02-2011, p04.
2. « Non, les ingrédients d’une révolte populaire –que l’on veut sortir au
forceps -n’existe pas en Algérie »Idem.
Ces deux énoncés fonctionnent comme des réactions, des réponses à d’autres
discours qui circulent à propos de l’événement et qui adoptent un
positionnement contraire ; ils sont pris dans l’interdiscours et la polémique liés à
la formation discursive du "Printemps arabe". En effet, la négation, que Ducrot
(1984 : 204-205) décrit en termes polyphoniques grâce à la distinction entre
locuteur et énonciateur, effectue une mise en scène de deux points de vue, deux
attitudes antagonistes de deux énonciateurs : le premier prend en charge le point
de vue rejeté et le second, le rejet de ce point de vue(Ducrot repris par D.
Maingueneau, 1987 : 57).
Cela se vérifie dans l’énoncé (1) qui met en scène un énonciateur qui défend le
point de vue selon lequel "l’Algérie est la Tunisie, est l’Egypte, est la Libye, est
le Maroc", et un autre énonciateur, le L-J, qui par le caractère réfutatif de la
négation, récuse ce présupposé, cette parole autre que lecteur est censée
identifier. Il en est de même dans l’énoncé (2), qui est pris lui aussi dans une
polémique plus explicite dans la mesure où le caractère réfutatif y est renforcé,
en plus de « ne …pas », par le « non » au début le l’énoncé. On voit, en fait,
qu’un énonciateur2, qui coïncide avec le L-J, récuse d’une manière péremptoire
le point de vue, qu’on peut paraphraser "les ingrédient d’une révolte populaire
existe en Algérie", attribué à un autre énonciateur1, construit dans l’énoncé,
auquel renvoie le pronom «on », conçu sous le mode de l’Autre. Dans ce
contexte, on peut dire que cet Autre renvoie généralement aux différents
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 36-60
53
discours participant de la rumeur publique et qui tiennent un positionnement
adverse désigné précédemment par "ceux qui en Algérie ou à l’étranger veulent
déstabiliser l’Algérie". Cela dit, il est curieux de relever qu’El Watan reprend la
même affirmation sous forme d’interrogation appellative :
1. « Comment peut-on rester aussi zen […] en s’efforçant avec un aplomb
aussi déroutant de convaincre que l’Algérie n’est ni la Tunisie, ni l’Egypte
pour craindre de mauvaises surprises ? ». El Watan, "Le pouvoir
déconnecté" du 01-02-2011, p 28.
2. «Ce qui montrerait qu’il s’agit d’une véritable révolte qu’il fallait
absolument faire déraper et passer pour un violent «chahut de gamins», ce
qu’ont d’ailleurs fait l’ENTV et les médias officiels en ne montrant que des
dégâts matériels, sur des biens publics et privés ». El Watan, édition du
14.01.2011, "Décryptage. De l’origine des émeutes", p 3.
On remarque dans l’énoncé (1), l’aspect polémique de l’énonciation lié à la
négation. Celle-ci permet, en fait, d’évoquer et de récuser un discours conçu
sous le mode de l’Autre, attribué à un autre énonciateur. Il est curieux de noter
que parmi les discours auxquels le L-J pourrait renvoyer, pour les réfuter, il y a
celui d’El Moudjahid. On en conclut que la parole de L-J renvoie implicitement
à celle d’El Moudjahid, dans la mesure où tous ces points de vue sont exprimés
dans des articles de « commentaire », favorables à l’expression un peu franche
de positionnement idéologique du journal. En (2), l’Autre, ce qu’on considère
comme extérieur est clairement désigné ; les frontières tracées correspondent à
un mode de séparation affirmée avec l’autre quitte à savoir si la relation est
d’accord ou de conflit.
On peut avancer que les discours d’El Moudjahid et d’El Watan s’opposent
réciproquement ; la parole de l’un semble être une réaction, voire une réfutation
de la parole de l’autre. La constitution du discours de l’un est solidaire de la
prise en charge du discours de l’autre dans un rapport d’altérité constitutif.
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 36-60
54
3.4. « Mémoire » des mots et liens interdiscursifs
Sur un autre registre, on relève des expressions, des désignations, porteuses
d’une mémoire discursive que les médias font circuler (S. Moirand, 2003 : 83-
84) qui établissent des liens interdiscursifs entre événements présents et passés
ou qui rappellent des énonciations déjà tenues dans différents contextes. A titre
d’exemple, l’expression « Je brûle, donc je suis » (à la une d’El Watandu 21-02-
2011) évoque une citation célèbre de Descartes qu’elle imite « je pense, donc je
suis », c’est en cela qu’elle est porteuse de mémoire discursive, qui "concerne
l’existence historique de l’énoncé au sein des pratiques discursives réglées par
des appareils idéologiques" (Courtine J-J., 1981 : 52-53).
« Chahut de gamins », « émeutes de la faim », « émeutes du pain », « printemps
démocratique », « printemps tunisien », « printemps noir », « printemps
algérien », sont autant d’expressions, d’énoncés ou de formulations13 qui
désignent des événements survenus en Algérie à des moments donnés de
l’histoire ; ils fonctionnent comme des rappels de ces événements sans qu’on ait
besoin de les nommer avec précision. Cela contribue par conséquent à
l’établissement des liens interdiscursifs entre "événements", inscrits dans
l’histoire et reliés entre eux par des relations de ressemblance ou d’implication.
1. « […] il s’agit d’une véritable révolte qu’il fallait absolument faire
déraper et passer pour un violent« chahut de gamins » […] ». El Watan
édition du 14-01-2011, p 03.
2. « Mais l’on aurait évidemment tort de généraliser en réduisant cette lame
de fond à un autre « chahut de gamins » ». El Watan, "Les classes
moyennes et la classe politique pour relayer les émeutes "du 09-01-2011,
p 2.
13 La "formulation" est définie selon l’auteur comme étant une séquence linguistique de
dimension syntagmatique inférieure, égale ou supérieure à la phrase qui marque la présence
dans l’intradiscours. (J-J. Courtine, 1981 : 50).
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 36-60
55
3. « Un printemps tunisien, comme en rêvent depuis toujours des millions
d’Algériens, sevrés eux aussi, de liberté et de démocratie. Vivement
l’effet domino ! ».El Watan, "Ben Ali chassé du pouvoir" du 15-01-
2011, p 3.
Le L-J a été amené à étayer ses propos par un rappel d’un événement antérieur
pour expliquer un événement présent. En conséquence, un lien interdiscursif
s’établit entre ces deux événement ; d’où l’expression « chahut de gamins ».
Cette expression fait référence aux événements d’octobre 1988 et fonctionne
comme un rappel inscrit dans la mémoire discursive de la société algérienne.
« Chahut de gamins » permet d’actualiser une énonciation déjà tenue par Ali
Ammar, président de l’Amicale des Algériens en Europe, qui lors d’une
déclaration a qualifié les événements d’octobre 1988 de la sorte : « c’est un
chahut de gamins qui a dérapé, un point c’est tout » (B. Stora, 1995 : 79).
1. « Les classes moyennes et la classe politique savent, désormais, ce qu’ils
ont à faire pour transformer cet hiver impétueux en printemps
démocratique… ».
2. « Octobre 1988 avait son fameux « Bab El Oued Echouhada ». Les
émeutes du printemps noir leur « pouvoir assassin » et le tonitruant
« Ulacsmahulac » (pas de pardon). El Watan, "Les classes moyennes et la
classe politique pour relayer les émeutes" du 09-01-2011, p2.
Dans ces exemples, les expressions « printemps démocratique », « printemps
noir », portent aussi en elles une mémoire discursive et permettent d’actualiser
certaines données symboliques localisées au niveau de la compétence
idéologique et encyclopédique des co-énonciateurs. De ce fait, elles peuvent être
abordées comme des formulations au sens de Courtine. En effet, elles permettent
la constitution d’un lien interdiscursif puisqu’elles évoquent respectivement le
"printemps des peuples" 1848 en Europe (perçu comme mouvance de
démocratisation majeure) et les événements de 2001 en Kabylie.
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 36-60
56
3.5. L’Algérie, une exception au « printemps arabe »?
Outre l’acte dénominatif, l’interdiscours que toute instance médiatique
maintient, à travers les sources qu’elle cite, le type de discours (politique,
officiel, spécialiste, acteurs de l’événement, etc.) sur lequel elle se base, réfute
ou commente est lié intrinsèquement au maintien d’une identité énonciative de
positionnement à l’égard du "Printemps arabe". El Moudjahid par sa vocation a
joué le rôle de vecteur et de garant du discours et du positionnement officiel à
travers une argumentation essentiellement politique14 et un discours élogieux des
pouvoirs publics. Il a entretenu une parole consistant à dire que l’Algérie est une
exception à l’événement et un positionnement idéologique défavorable à celui-
ci. Le "Printemps arabe" est perçu comme un processus de changement négatif
par le biais d’une axiologisation négative de l’événement et de ses acteurs. El
Watan quant à lui, à travers un discours de contestation du pouvoir algérien,
s’est démarqué du positionnement idéologique officiel tout en entretenant une
parole consistant à dire que l’Algérie n’est pas une exception au "Printemps
arabe" ; positionnement idéologique favorable à l’événement qui est perçu
comme un processus de changement positif par le biais de son axiologisation
positive et de son amplification.
1. « Le pays est à l’abri de toute dérive de nature à compromettre ce
formidable capital des Algériens ».El Moudjahid, "La justice sociale
priorité des priorités, du 08-02-2011,"p4.
2. « Ce qui se trame dans le Monde arabe, à la faveur de la montée de la
fièvre démocratique, le pays est préservé de ses ondes de choc […]». El
Moudjahid, "La suprématie du droit", du 20-02-2011,p 04.
14Elle est politique de par les types d’arguments utilisés qui paraissent, dans la majorité des
cas, comme obéissant aux mots d’ordre du pouvoir. L’argumentation est y centrée aussi sur
des valeurs sociales et idéologiques telles que « nation », « Etat de droit », « société civile »,
etc.
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 36-60
57
En (1), il s’agit d’une construction praxématique effectuée par le biais d’une
axiologisation négative de l’événement assimilé à une « dérive », terme
axiologique négatif, qui peut « compromettre », connotant aussi une action
péjorative, ce « formidable », adjectif affectivo-axiologique positif, capital des
Algériens. Le L-J, en (2) ne nomme pas l’événement « révolutions arabes » ou
« Printemps arabe » auquel il renvoie implicitement par l’expression « le Monde
arabe ». Ce qui signifie un "rejet" total de l’appellation ou la "dénégation", à
travers ce choix discursif, de l’existence d’un tel événement désigné aussi par
« fièvre démocratique ». Cette activité de positionnement apparaît clairement
dans ces deux énoncés :
1. « L’Algérie, n’est ni la Tunisie, ni l’Egypte, ni la Libye, ni le Maroc et ne
peut être comparée qu’à elle-même ». El Moudjahid, "Le double
message", du 20-02-2011, p 4.
2. « Non, les ingrédients d’une révolte populaire -que l’on veut sortir au
forceps- n’existe pas en Algérie ». Idem.
Ces deux énoncés rejettent catégoriquement l’éventualité de "contagion
démocratique" et affirment, avec une modalité de certitude, que l’Algérie est bel
et bien une exception au Printemps arabe. En (2), « l’on » est indice de la
présence de L-J dans le discours vu l’emploi prestigieux qu’implique cette
construction syntaxique. Le pronom « on » renvoie dans ce contexte aux
"ennemis de l’Algérie", à cet Autre qui se voit disqualifié. Par conséquent, une
disposition défavorable à l’événement se dessine par rapport à l’événement et
surtout à l’effet de contagion en Algérie.
1. « […] car comme dit Khaled, un Algérien de France, si le régime
égyptien est par terre, il ne faudrait pas beaucoup pour celui de l’Algérie
subisse le même sort. Amen… ». El Watan, "Moubarak, Kadhafi, Assad,
Bouteflika, Abdallah… de grâce dégagez" du 06-02-2011,p 8.
2. « Un printemps tunisien, comme en rêvent depuis toujours des millions
d’Algériens, sevrés eux aussi, de liberté et de démocratie. Vivement
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 36-60
58
l’effet domino ! ».El Watan,"Ben Ali chassé du pouvoir", du 15-01-2011,
p 3.
3. « Le vent de la démocratie souffle en Arabie, annonçant le crépuscule des
dictateurs. Après la Tunisie et l’Egypte, le cercle de la contestation des
régimes s’élargit gagnant la Jordanie […] et bien évidemment l’Algérie ».
El Watan, "La contestation se propage", du 10-02-2011, p 8.
En (1), on voit le recours à un argument d’autorité fondé sur le témoignage d’un
acteur du mouvement, « un Algérien de France », validant justement
l’hypothèse de la "contagion révolutionnaire" en Algérie. L’emploi d’
« Amen… », qui exprime un "vif souhait", fait apparaitre de manière assez
explicite et significative la voix de L-J et sa réaction ou prédisposition
émotionnelle favorable à un éventuel effet de contagion. En somme, il s’avère
qu’il se constitue, à travers les stratégies de mise en argumentation, des choix
énonciatifs et discursifs, les contours du positionnement qui consiste à dire que
"l’Algérie n’est pas une exception au "Printemps arabe" ". L’énoncé (2) permet
non seulement de faire un parallélisme entre la Tunisie et l’Algérie laissant
entendre ainsi que "le régime algérien n’est pas démocratique", « sevrés eux
aussi », mais également d’afficher une position subjective par la dernière
phrase-énoncé, « vivement l’effet domino ! » dans laquelle le L-J marque son
engagement affectif favorable à une révolte en Algérie, lequel est renforcé
davantage par l’indice typographique « ! ». Cette révolte se voit revêtir une
connotation positive par une désignation métaphorique « printemps ». Le L-J
semble prendre la parole à la place de « millions d’Algériens » pour marquer
son positionnement, sa joie à l’égard du « printemps tunisien » et "souhaiter" un
printemps algérien. L’énoncé (3) réfère à l’événement "Printemps arabe" par les
expressions « le vent du changement », « le vent de la démocratie », perçu sur
le plan axiologique comme mouvance positive et à l’égard duquel le L-J adopte
une attitude favorable. Par contre, l’appellation « dictateurs » qui sert à
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 36-60
59
qualifier les régimes et les présidents des pays arabes est marquée
péjorativement au niveau de la représentation référentielle qu’elle implique.
Ce qui débouche sur la constitution d’une représentation négative. L’événement
dont on rend compte est lié au cas algérien par une étroite relation de similitude.
Par conséquent, apparaît le positionnement que le L-J adopte vis-à-vis de
l’événement et par rapport à l’hypothèse de "contagion démocratique" en
Algérie : « l’Algérie n’est pas une exception à l’événement ».
Conclusion
Notre analyse a montré la divergence flagrante dans l’appréhension de la réalité,
de l’actualité : il y a constitution, par rapport à l’événement d’une parole en
étroite relation avec le positionnement idéologique du sujet parlant lequel se
conforme dans son discours à la vocation de l’instance médiatique et de sa ligne
éditoriale. Analyser le discours journalistique sur l'événement revient même à
saisir partiellement le "sens" qu’on lui a attribué, du moins à appréhender une
partie de l'histoire des événements relatés et des opinions qui circulent, surtout si
l’événement en question présente des enjeux capitaux pour la communauté ou
s’il opère une rupture, supposée ou effective, avec un certain ordre préétabli. Le
discours médiatique, lieu d’express ion sociale, politique et culturelle,
devient un discours influent dans l’univers discursif d’une société donnée. A
travers les liens et les lieux interdiscursifs par le biais desquels ils se constitue, il
offre un terrain privilégié pour étudier la multitude des courants idéologiques,
des représentations qui traversent les sociétés contemporaines.
Références bibliographiques
Alban Bensa et Eric Fassin, « Les sciences sociales face à l’événement », in
Qu’est-ce qu’unévénement ?, Terrain n° 38/mars 2002.
Amossy Ruth et Anne Herschberg Pierrot, (1997) 2007, Stéréotypes et clichés,
Armand colin, Paris.
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 36-60
60
Authier-Revuz J., 1995, Ces mots qui ne vont pas de soi. Boucles réflexives et
non-coïncidences du dire, T 1, Larousse, Paris.
Charaudeau P. et Maingueneau D., 2002, Dictionnaire d’analyse du discours,
Seuil, Paris.
Charaudeau P., 2005, Les médias et l’information. L’impossible transparence du
discours, De Boeck Université, Bruxelles.
Courtine Jean-Jacques, « Quelques problèmes théoriques et méthodologiques en
analyses du discours, à propos du discours communistes adressé aux chrétiens »,
In n° 62, 1981, pp 9-128.
Ducrot O., 1984, Le dire et le dit, Minuit, Paris.
Duffour Françoise, 2007, « Des rhétoriques coloniales à celles du
développement. Archéologie discursive d’une dominance », Thèse de doctorat,
Université Paul-Valéry, Montpellier III.
Kerbrat-Orecchioni C., 1980, L’énonciation. De la subjectivité dans le langage,
Armand Colin, Paris.
Le Robert (2005), Dictionnaire de français, Paris.
Maingueneau Dominique, 2005, Analyser les textes de communication, Armand
Colin, Paris.
Maingueneau Dominique, 1991, L’analyse du discours. Introduction aux
lectures de l’archive, Hachette, Paris.
Maingueneau Dominique, 1987, Nouvelles tendances en analyse du discours,
Hachette, Paris.
Maingueneau. D. et Cossutta. F., "L’analyse des discours constituants", in
Langages n°117, 1995, p. 112-125.
Moirand Sophie, 2007, Les discours de la presse quotidienne. Observer,
analyser, comprendre, PUF, Paris.
Moirand Sophie, « Les lieux d’inscription d’une mémoire discursives », in
JuhaniHarma, 2003, Le langage des médias : discours éphémères ?
L’harmattan, Paris.
Rabatel Alain, « L'effacement énonciatif dans les discours rapportés et ses effets
pragmatiques », Langages, 2004/4 n° 156, pp 3-17.
Stora Benjamin, 1995, Histoire de l’Algérie depuis l’indépendance, La
découverte, Paris.
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 61-78
61
Karima AIT DAHMANE
et Essafia AMOROUAYACH
Université Alger 2
L’Emir Abdelkader résistant anticolonial et initiateur du
dialogue des religions dans les deux rives de la
Méditerranée
« Ne demandez jamais l’origine d’un homme : interrogez plutôt sa vie, ses actes, son courage, ses qualités, et vous saurez ce qu’il est. Si l’eau puisée dans une rivière est saine, agréable et douce, c’est qu’elle vient d’une source pure ». (Abdelkader)
« Il n’y a présentement dans le monde, que trois hommes auxquels on
puisse accorder légitimement la qualification de grands ; et tous
appartiennent à l’Islam : ce sont Abd-el-kader, Mohamet-Ali et
Chamyl»1disait le maréchal français Soulten 1849. (BELLEMARE, 1864 :
4).Cet article est consacré au premier d’entre eux.
Figure emblématique de la résistance au colonialisme français en Algérie,
l’Emir Abdelkader n’est pas un simple combattant. Né au sein d’une famille
chérifienne, chef politique et religieux, théologien et philosophe, humaniste
et exégèse, homme de plume et d’épée, il a œuvré pour l’ouverture aux
autres, le dialogue des cultures et des religions et s’est distingué par des
positions historiques remarquables qui peuvent être un modèle pour
comprendre la tolérance religieuse et lutter contre l’islamophobie dans le
contexte international actuel.
1Mohamet-Ali (1769-1849) vice - roi d’Egypte, considéré comme le fondateur de l’Egypte
moderne, Chamyl (1797-1871) troisième Imam du Daghestan, héros de l’indépendance du
Caucase.
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 61-78
62
1. Problématique et objectifs
Comment est représenté l’Emir Abdelkader dans les discours coloniaux ?
Comment est-il représenté aujourd’hui dans les discours français et les
discours algériens? En quoi la figure de l’Emir dans le discours colonial se
différencie-t-elle de l’image du « héros national » de l’Algérie? Quels
recoupements, quelles différences entre les discours des deux rives de la
Méditerranée ? Comment un chef guerrier, « musulman», peut-il devenir le
« protecteur des chrétiens » et l’initiateur du dialogue islamo-chrétien ?
Telles sont les questions auxquelles nous essaierons de répondre. Notre
objectif est d’analyser la manière dont les discours des deux rives de la
Méditerranée ont présenté l’Emir Abdelkader pendant et après la période
coloniale selon les sensibilités politiques et les positionnements idéologiques.
Pour ce faire nous prendrons appui sur des faits historiques répertoriés et
vérifiables. Nous comparerons différents points de vue sur l’altérité et nous
essaierons de caractériser la figure-extrêmement complexe- de l’Emir dans
les discours coloniaux et les contre-discours des autorités françaises et
algériennes des années 2000, qui n’ont pas toujours échappé aux implicites
des discours qu’ils récusaient.
2. Positionnement théorique
Avant d’aborder notre étude il n’est pas superflu de commencer par quelques
précisions terminologiques du concept Altérité tel qu’il correspond à notre
démarche analytique. Altérité vient du latin alter qui signifie autre. La Grande
Encyclopédie Bordas, en donne la définition suivante : « altérité désigne le fait
d’être autre, ou le caractère de ce qui est autre ». La notion d’altérité est
indissoluble de celle d’identité « caractère de ce qui est le même en tant que le
même s’oppose au différent » (id.).L’altérité est liée à la reconnaissance de
l’autre dans sa différence qu’elle soit ethnique, sociale ou religieuse. Elle doit
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 61-78
63
être comprise sur la base d’une division entre « soi » et l’autre ou entre « nous »
et « eux ». L’identité nous aide à comprendre qui nous sommes et ainsi, elle
différencie « nous » des « autres ». Connaître et reconnaitre l’autre passe par les
représentations sociales que l’on s’en fait. C’est à ces représentations véhiculées
et construites par des discours sur l’Emir Abdelkader que nous avons focalisé
notre attention.
3. Corpus d’analyse
Le volume des textes exclut l’ambition d’exhaustivité et impose de choisir. La
première étape de notre travail a été une recherche bibliographique
accompagnée de consultations d’archives françaises à Alger pour vérifier
quels sont les discours qui ont pu être conservés. Nous avons eu le plaisir
de découvrir que les bibliothèques de la capitale conservent un fonds
important de documents exceptionnels sur la conquête. Du point de vue de la
recherche, ces documents nous interpellent et doivent faire l’objet de nos
préoccupations pour une restitution historique de la nation algérienne. Nous
avons souhaité les faire connaître à un large public, spécialement aux personnes
qui veulent transmettre un savoir sur ce passé commun. Nos ressources ont été
enrichies par des ouvrages édités au cours de ces dernières années, des articles,
des textes journalistiques traitant du personnage de l’Emir Abdelkader.
4. Figures de l’altérité
4.1. Abdelkader : l’autre, l’ennemi à vaincre
Après la prise d’Alger en 1830, Si Mahieddine et son fils Abdelkaker participent
à la résistance contre l’invasion de l’armée française. Abdelkader se distingue
par son courage et son intelligence. En 1832 des tribus de la région de
Mascacara, proposent le titre de Sultan à son père qui décline l’offre en sa
faveur. Le 25 novembre de cette même année, à l’âge de 24 ans, Abdelkader
reçoit l’allégeance et une reconnaissance de sa souveraineté. L’investiture a lieu
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 61-78
64
sous un frêne " Edrardara" dans la plaine de Ghriss. Abdelkader prête serment
devant une assemblée de savants et de notables qui s’engagent à lui obéir.
Après la mubayâna2, Abdelkader incarne l’image du prince des croyants « Amir
el mu’minine ».
Proclamé Emir, il lance un appel au djihad3 contre les conquérants :
Les Français n’ont quitté leur pays, dit-il, que pour conquérir le nôtre.
Mais je suis l’épine que Dieu leur a placée dans l’œil et, si vous
m’aidez, je les rejetterai à la mer (LEYNADIER et CLAUSEL, 1846 :
4-5).
C’est un chef guerrier profondément religieux qui proclame la lutte armée pour
repousser les envahisseurs « les roumi », comme en témoigne cet extrait :
Vous êtes maintenant commandés par des roumi, jugés par des roumi,
administrés par des roumi ! […] Malgré la mission que Dieu m’a
donnée de combattre l’infidèle jusqu’à la dernière goutte de mon sang,
je lui ai laissé quelque repos […] Le jour de réveil est arrivé ! Levez-
vous tous à ma voix, ô musulmans, Dieu a mis entre mes mains son
épée flamboyante, et nous allons fertiliser les plaines de notre pays avec
le sang de l’infidèle (id.).
L’Emir ne pouvait accepter la sujétion à un État chrétien, il se voyait investi
de la mission sacrée de défendre son peuple et de le guider pour résister à la
colonisation. Les moyens pacifiques qu’il avait utilisés jusqu’à lors pour
repousser les forces coloniales françaises et lutter contre leur oppression ayant
échoués, il était contraint de passer au djihad défensif. Il s’était engagé à
mener avec ses soldats un combat sans merci contre les ennemis et avait
2Serment d’allégeance qui trouve des racines dans le Coran (serment traditionnel d’allégeance
prêté au prophète la nuit d’Al-‘Aqaba et sous l’Arbre historique). Al-‘Aqaba est l’endroit où
le prophète Mohamet rencontra les gens de Médine quand il se disposait à émigrer de la
Mecque (en 622). Le serment dit Bay’at-er-ridwân eut lieu, sous un arbre, en 627. 3En arabe djihad comporte la racine djahdqui comprend l’idée d’effort, d’énergie, il désigne,
la lutte armée, l’utilisation maximum de ses forces, de son énergie, de son endurance dans la
bataille contre l’ennemi
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 61-78
65
déclaré qu’il n’hésiterait pas à payer de sa personne pour les vaincre.
L’infidèle représente l’adversaire à vaincre. Le praxème « roumi » témoigne
d’une véritable dialectique du Même et de l’Autre nourrissant le dialogisme
interdiscursif de la formation discursive coloniale. « Roumi » indique
l’appartenance à la race conquérante. Comme nous le rappelle IBN
KHALDOUN :
Par le mot « Roum », les conquérants musulmans désignaient les
Chrétiens d’origine étrangère, c’est-à-dire les colons de race
latine et les troupes de l’empire byzantin ; aux indigènes
romanisés, qui tous professaient le christianisme4 (IBN
KHALDOUN, 1856 : 493).
« Roumi» est le symbole de la colonisation antérieure.Amin MAALOUF
(2009), dans Les mots voyageurs, définit ce conceptcomme suit :
Dans le Maghreb, le mot “roumi” désigne un chrétien européen;
et même, dans l’argot militaire, une jeune recrue fraîchement
débarquée de la métropole.
Comme le souligne l’Archevêque d’Alger Henri TESSIER5, dans le contexte de
l’époque les Français étaient considérés comme des chrétiens et les Algériens
comme des musulmans. Les deux camps justifiaient leur combat à travers un
vocabulaire religieux. Pour appuyer ses propos, l’Archevêque cite des autorités
chrétiennes et l’Emir Abdelkader. Ainsi, dit-il :
Le pape Grégoire XVI a salué lui-même le débarquement français
comme une victoire de la chrétienté. […] Charles X qui, « à la
veille du départ de la flotte, le 12 mai, invite ses alliés à une
conférence internationale qui fixerait le sort d’Alger pour le plus
5L’émir et les chrétiens", Conférence du 7 décembre 2004 à Lyon de Mgr TEISSIER et de
M. BOUTALEB
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 61-78
66
grand avantage de la chrétienté ». […] Nous trouvons le même
type de référence, mais en sens inverse, dans les premières
correspondances de l’Emir avec les responsables français. […] le
colonel Churchill rapporte dans son ouvrage publié à Londres en
1867 quelques-unes des phrases sévères de l’Emir sur les
motivations de son combat. Dans ces textes, il utilise le mot
« chrétien » pour désigner ses adversaires […] (2004).
Dans le contexte de la colonisation, l’appellation chrétien stigmatise « une
culture radicalement étrangère, à laquelle il parait impossible de se soumettre
sans risque pour les croyances, les traditions, les institutions locales »
(J.FREMEUX, 2008 : 1002).
4.2. 4.2. L’Emir Abdelkader surnommé " Jugurtha"
Jugurta, roi des numides (118-105), né vers 154 av. JC à Cirta, actuelle
Constantine petit-fils de Massinissa est considéré comme une figure de
légende, un symbole de la résistance à la puissance romaine en Afrique du
nord. L’Emir Abdelkader a été comparé par ses contemporains à ce roi et
désigné par le sobriquet à connotations valorisantes : "Jugurtha". Citons :
- Le maréchal BUGEAUD qui dans son Mémoire du 24 novembre 1845
porte les jugements suivants sur 1845 sur l’Emir Abelkader :
Assurément un homme très remarquable que l’histoire doit placer à
côté de Jugurtha. C’est un ennemi actif, intelligent et rapide, qui
exerce sur les populations arabes le prestige que lui ont donné son
génie et la grandeur de la cause qu’il défend. C’est plus qu’un
prétendant ordinaire ; c’est une espèce de prophète, c’est
l’espérance de tous les musulmans fervents.
- M. POUJOULAT dans un chapitre intitulé « Parallèle de Jugurtha et
d’Abd-El-Kader », extrait des Etudes africaines écrit :
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 61-78
67
Maître de la Numidie, Jugurtha, le neveu, le fils adoptif de Micipsa,
se maintenait par la vigueur de sa volonté, l’habileté de sa
diplomatie, le courage de ses troupes […] Prêtre et guerrier,
Abdelkader s’est présenté comme le défenseur de l’islamisme
menacé par la France […]A un signal du Marabout guerrier, le
Désert pourrait s’ébranler […] les batailles de Jugurtha, avec les
éléphants ressemblaient assez aux batailles d’Abdelkader ; elles se
composaient de ruses, de pièges, de fuites simulées … Jugurtha
exerçait beaucoup d’emprise par son prestige personnel, mais nous
croyons qu’Abdelkader en exerce bien plus encore. Telle est sa
séduction que parfois même les officiers français n’ont pas pu s’y
dérober (1847 : 92-99).
- François GUIZOT, homme d’Etat français, dans Mémoires pour servir à
l'histoire de mon temps fait l’éloge de l’Emir Abdelkader en évoquant
Sallustre homme politique et historien romain qui a fait connaitre le roi de
la Numidie dans son magistral ouvrage La guerre de Jugurtha :
Jugurtha n'était [...] ni plus habile, ni plus hardi, ni plus persévérant
que cet homme-là, et s'il y a de notre temps un Salluste, l'histoire
d'Abd-el-Kader mérite qu'il la raconte. (1865 : 154) éd. Michel
Lévy frères, 1865, L'Algérie et
- Arthur RIMBEAUD âgé de 15 ans, pour un concours académique de
poésie en vers latins auquel il a participé en 1867 sur le sujet du roi de la
Numidie " Jugurtha", écrit un poème de 75 vers dans lequel il actualise la
résistance de ce roi face à la puissance romaine en rendant hommage à
l’Emir Abdelkader qu’il surnomme "le nouveau Jughurta" :
Dans les monts d’Algérie, sa race renaîtra :
Le vent a dit le nom d’un nouveau Jugurtha…
Il est né dans les montagnes d’Algérie un enfant, qui est
grand ;
Et la brise légère a dit : “ Celui-là est le petit-fils de
Jugurtha !…”
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 61-78
68
- Léon ROCHES a honoré les deux icônes algériennes qui se sont
distingués entre autre par leur immense courage en défiant de grandes
puissances mondiales :
Les Arabes de l’Algérie sont encore les Numides que
combattaient les Romains, il y a 2000 ans et […] Abdelkader
est un Jugurtha (1884).
L’Emir Abdelkader a su impressionner par son courage et ses qualités
personnelles aussi bien des militaires d’une puissante armée qu’il a affrontée
durant dix- sept ans, que des historiens, poètes, chercheurs qui lui ont consacré
de nombreux écrits. Son adversaire le plus acharné, le maréchal BUGEAUD, n’a
pas manqué de vanter ses mérites. L’admiration de ses contemporains pour son
courage et ses faits d’armes est à l’origine du sobriquet "Jugurtha" qui lui a été
attribué. Ce sobriquet a comme nous l’avons mentionné plus haut été créé sur la
base d’une comparaison entre les deux héros. Les écrits que nous avons
consultés mettent en évidence des traits caractéristiques communs aux deux
personnages tels que : « nobles » « guerriers », « symboles de la résistance à
l’invasion étrangère », « courageux », « hommes politiques et diplomates »,
« éloquents », « doués d’une grande intelligence », « tacticiens », « cavaliers
hors pairs » « excellent au javelot ou à l’épée », « meneurs d’hommes »,
« charismatiques » « aimés de leurs peuples », « admirés par leurs adversaires »,
« beaux ».
L’actualisation de la dénomination « Jugurtha moderne » s’inscrit dans une
certaine vision que les officiers de l’armée d’Afrique peuvent avoir du
« meilleur ennemi » ou de l’homme exceptionnel au sein de l’Histoire.
4.3. La conduite des combats de Bugeaud et de l’Emir Abdelkader
Bugeaud est nommé Chef d’Etat-major en Algérie en 1842.Il met en place
la politique « des terres brûlées ». Il lance les razzias qui s’emparent des
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 61-78
69
troupeaux, incendient les récoltes et les villages, affament les tribus, pratiquent
les "enfumades", soumettent les prisonniers à toutes les horreurs de la brutalité.
Pour échapper aux combats, des populations civiles se sont cachés dans des
grottes. Bugeaud avait proposé d’emmurer ces grottes ou d’enfumer « comme
des renards » et donc d’asphyxier tous ceux, y compris femmes et enfants qui
s’y réfugiaient. Interpellé sur la brutalité de ses méthodes, il répond :
Messieurs, on ne fait pas la guerre avec des sentiments de philanthropie.
(Discours du 15 janvier 1840).
« Razzia » est emprunté à l’arabe classique « gâzwâh ». Dans le contexte de la
conquête, il s’agit d’une stratégie visant à détruire les fondements mêmes de la
puissance d'Abd el-Kader.
Conformément au coran l’Emir Abdelkader a eu recours au petit djihad
qui n’a de bien fondé qu’en cas de légitime défense. Il a su imaginer des plans
remarquables, en mettant en place sur le terrain, une stratégie de harcèlement
incessant de l’ennemi qu’il exécutait grâce à la force extrêmement mobile de la
cavalerie qu’il avait constituée.
Face aux atrocités militaires, l’Emir avait mis en place un code de bonne
conduite à l’égard des prisonniers de guerre : « Tout Arabe ayant un Français ou
un chrétien en sa possession est tenu pour responsable de la façon dont il est
traité [...]. Au cas où le prisonnier se plaindrait du plus léger sévice, l’Arabe qui
l’a capturé perdrait tout droit à une récompense ».
Les Français faits prisonniers par l’Emir avaient toujours été bien traités :
- Partout où Abdelkader était présent, les Français en son pouvoir étaient,
en vérité, traités plutôt en invités qu’en prisonniers.
- La répugnance d’Abdelkader de voir des femmes prisonnières était
extrême. Un jour, la cavalerie d’un de ses khalifas lui ramena, comme
une brillante capture, quatre jeunes femmes. Il se détourna en signe de
dégoût. « Les lions, dit-il, en guise de sarcasme, les lions attaquent les
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 61-78
70
animaux qui savent se défendre : les chacals se rabattent sur les autres
[...]
- Par son humanité, Abd El Kader avait fait beaucoup plus qu’inaugurer
une ère nouvelle dans le traitement des prisonniers chez les Arabes.
CHURCHILL (2011 : 233- 235).
La noblesse de son attitude et l’humanité dont il avait fait preuve à l’égard des
prisonniers de guerre lui valurent un très grand prestige chez ses adversaires.
4.4. La reddition de l’ennemi
L’Emir Abdelkader a résisté à la conquête française de 1832 à 1847.
Après 15 années de lutte, la continuation des combat était vaine et sans issue.
L’’Emir avait fait savoir aux généraux Lamoricière et Cavaignac qu’il était prêt
à rendre les armes à condition d’être exilé à Alexandrie ou à Acre. Cependant,
en dépit de la promesse française qui lui avait été faite d’un exil en terre d’Islam,
il a été emprisonné avec ses compagnons à Toulon le 29 décembre 1847, puis au
château de Pau, ensuite au château d’Amboise dans des conditions douloureuses
de détention. L’histoire retiendra que la France a commis un parjure en refusant
à l’Emir l’exil en pays musulman. Le fait de capituler, après 15 ans d’une guerre
atroce, contre l’une des armées les plus puissantes du monde, est un acte de
sagesse, car continuer à combattre aurait été suicidaire ou génocidaire pour le
peuple algérien, particulièrement après la prise de la smala le 16 mai 1843, le
massacre6 des populations et les pressions de la France sur le Maroc.
Dans une lettre adressée à son père, le roi des Français, le duc d’Aumale révèle
son admiration pour l’émir :
6Dans son livre La France et l’Algérie en guerre 1830-1870, 1954-1962, paru en 2002, de
J. Frémeaux estime qu’entre 1830 et 1870, la population globale de l'Algérie est passée de
3 millions d'habitants environ à 2.125.000, soit une perte de 875.000 personnes civiles. Les
morts de la conquête (1830-1847) ont été évalués à environ 400000.
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 61-78
71
Abdel-Qadir vient de me faire ses adieux. Je ne puis cacher l’émotion
que me font éprouver la dignité et la simplicité de cet homme... Pas une
plainte ! Pas un mot de regret ! Il n’a eu de paroles que pour me
recommander ceux qui l’avaient servi pour m’assurer qu’il ne songerait
plus qu’au repos. 7
Le 16 octobre 1852, après une révolution et un changement de régime,
l’Emir Abdelkader est libéré par Napoléon III qui l’autorise d’abord à aller en
Turquie puis à Damas. Abdelkader n’a devant ses yeux que la mort symbolique
qui le conduit au grand Djihad.
Dans ce contexte, le praxème « djihad » acquiert un nouveau sens, celui donné
après une expédition militaire par le prophète lui-même dans ce hadith: "le
prophète dit à ses compagnons "nous sommes revenus du petit jihad au grand
jihad ». Les compagnons répondirent «quel est ce grand jihad?» Le prophète
répondit, «celui du cœur ou dans une autre version, la lutte contre les
passions »" (cité par Cheikh Mohammad Salah al MUNADJADJID, 2003). Le
grand djihad a ici un sens ésotérique ; il s’agit de la lutte intérieure contre ses
propres faiblesses et son égo. Les dures épreuves qu’avait subies l’Emir
l’avaient rendu encore plus fort. Au cours de son exil, il s’est consacre à l’étude
de textes scientifiques sacrés, à l’enseignement de la théologie, à la méditation,
aux œuvres de bienfaisance et a maintenu un contact épistolaire avec Mgr
Dépuch(1800-1856), premier évêque d’Alger et l’abbé Suchet. Les nombreux
visiteurs qu’il recevaient étaient fascinés par son érudition, sa sagesse, son
humanisme, son ouverture d’esprit et « en un tiers de siècle, dans l'exil, il était
devenu une autorité morale et spirituelle internationale, un pont entre l'occident
et l'orient, l'apôtre inlassable d'un islam d'ouverture »(L’Emir Abdelkader, le
meilleur ennemi des Français, 2015).
7 Lettre du duc d’Aumale au roi de la France, 25 décembre 1847.Cf. Abd el-Kader et l’Algérie
au XIXe siècle dans les collections du musée Condé à Chantilly [catalogue d’exposition],
Paris, Somogy, 2003, p. 47.
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 61-78
72
4.5. L’image de l’Emir dans le discours officiel français des années 2000
Dans un discours prononcé devant des étudiants algériens à l’Université de
Constantine le 5 décembre 2007,Nicolas Sarkozy, ex-président français, a mis
l’accent sur les grandes valeurs humaines qui caractérisent le premier résistant
algérien à colonisation :
Je pense à l’Emir Abd El Kader, sans doute la plus belle et la plus noble
figure de l’histoire algérienne, je pense à sa foi, une foi si rayonnante, je
pense à son Islam si authentique, si ouvert, si humaniste. Je pense à ce
héros qui s’était battu jusqu‘au bout de ses forces pour l’indépendance
de l’Algérie et qui en 1860 à Damas sauva tant de vies chrétiennes du
massacre, non pas parce qu’elles étaient chrétiennes mais parce que
c’étaient des vies et qu’il considérait que sa foi de musulman lui faisait
un devoir de sauver des vies... Oui, moi, le Président de la République
française, je pense à la sagesse de cet homme de culture et de foi qui
entretenait une correspondance suivie avec l’évêque d’Alger et qui
voulut être enterré à côté du tombeau d’Ibn Arabî, ce grand sage de
l’Islam dont il se considérait comme le disciple et qui a dit : « Je
professe la religion de l’Amour, l’Amour est ma religion et ma foi .
Sarkozy emprunte des mots et des dires qui fonctionnent comme des rappels
mémoriels à des événements antérieurs. Plus précisément, il cite la
correspondance entre l’Emir Abdelkader et Mgr Antoine Dupuch. Dans une de
ses lettres, l’évêque avait écrit:
- Rends-moi la liberté de celui de mes frères qui vient de tomber dans tes
mains guerrières.
L’Emirlui avait donné la réponse qui suit:
- [...] vous auriez dû me demander la remise en liberté, non d’un seul, mais
de tous les Chrétiens qui ont été faits prisonniers depuis la reprise des
hostilités. Je dirai mieux encore : Ne seriez-vous pas, à un double titre, à la
hauteur de cette mission à laquelle vous vous dévouez si vous cherchiez à
l’étendre à un nombre égal de Musulmans qui languissent dans vos
prisons ? [id.]
Ainsi, les deux hommes avaient pu négocier la libération non pas seulement
d’un officier français, mais de plusieurs centaines de prisonniers musulmans et
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 61-78
73
chrétiens. Cet échange de lettres rend compte de l’existence d’un dialogue
interreligieux pendant la guerre.
Pour saisir au mieux le sens des catégorisations « homme de culture et de foi »,
nous nous reportons aux évènements de Damas. En juillet 1860, lors de
l’insurrection des druzes, l’Emir Abdelkader s’était engagé à rétablir l’ordre et
avait défendu des milliers de chrétiens qui étaient la cible d’un terrible massacre.
Pour le remercier de cet acte héroïque, Mgr octave Pavy lui avait une lettre, à
laquelle l’Emir avait donné cette réponse :
Ce que nous avons fait de bien avec les chrétiens, nous nous devions de le
faire par fidélité à la foi musulmane et pour respecter les droits de
l’humanité…Toutes les religions apportées par les prophètes depuis Adam
jusqu’à Mohamed reposent sur deux principes : l’exaltation du Dieu Très-
Haut et la compassion pour ses créatures. (Lettre d’Abdelkader le 11 juillet
1862).8
L’interdiscours est un domaine de mémoire caractérisé par un réservoir
d’énoncés, de textes et de témoignages. L’Emir Abdelkader avertissait les
druzes en ces termes :
Prenez garde à ce que vous allez faire. Vous pouvez déshonorer l’Islam,
vous pouvez vous perdre et perdre votre ville. L’Europe ne serait pas
insensible aux maux dont vous accableriez les Chrétiens. Réfléchissez! 9.
L’Emir avait sauvé des Musulmans, des Chrétiens et des Juifs. Il avait épargné à
l’humanité une guerre certaine. Le choix de la citation d’Ibn Arabî, maître
spirituel de l’Emir, n’est pas neutre « la religion que je professe, est celle de
l’amour [...], l’Amour est ma religion et ma foi! ». A la suite de son
intervention à Damas, l’Emir recevait chez lui de nombreux visiteurs (militaires,
8 Archives de l’archevêché d’Alger, Lettre N°AAA121/5/117.
9 Lettre de Poujoulat citée par CH. R. AGERON, Abdelkader, souverain d’un royaume arabe
d’Orient, Revue de l’Occident musulman et de la Méditerranée, N°1, 1970 : 18.
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 61-78
74
politiciens, hommes d’Eglise, journalistes, écrivains, etc.). Il a brillamment
marqué les esprits, imposé le respect et suscité l’admiration de tous ceux qui
l’avait côtoyé.
4.6. La figure de l’Emir Abdelkader « de la nation» dans les discours
politiques algériens
Les discours politiques algériens se sont bien souvent focalisés sur le
parcours militaire de l’Emir face à l’armée française. Les représentations qui se
dégagent dans ces discours sont : « héros de la résistance anticoloniale »,
« guerrier redoutable », «rusé »,« cavalier hors pair » « courageux », « fin
stratège », « insaisissable », « chef religieux »« protecteur de son peuple »,
« chef de guerre et conducteur de foule », « cavalier hors pair » « homme de
sabre » « bâtisseur de l’Etat algérien moderne » ; catégorisations déjà présentes
dans les discours des officiers de la conquête. On s’étonne d’un silence sur
l’humanisme qui avait inspiré son combat, sur son militantisme pour la tolérance
et sur les messages de félicitations qu’il avait reçus à la suite de son geste de
protection des chrétiens salué par plusieurs rois, chefs d’Etat européens et
musulmans On s’étonne aussi d’une digression dans ces discours sur les trois
dernières décennies de sa vie (1853-1883), son installation à Damas, son intérêt
pour les innovations technologiques (fonctionnement de la machine à vapeur),
son activité politique et son enterrement à Damas.
La production livresque sur l’Emir Abdelkader est considérable. Son personnage
aux diverses facettes : militaire, politique, littéraire, mystique a inspiré de
nombreux écrivains et ce, depuis le XIXème siècle. Citons à titre d’exemple,
Victor Hugo, Théophile Gautier, Gustave Flaubert, Artur Rimbaud. Nous nous
sommes penchées sur préface rédigée par le président Abdelaziz Bouteflika de
la version en français du livre " Le faucon du désert : Abdelkader et l'occupation
française de l'Algérie" de l'écrivain britannique Wilfrid Scawen Blunt, éditée en
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 61-78
75
2013 en Egypte. Comme nous pourrons le constater dans ce qui suit, à travers
des phrases extraites de cette préface, le président a mis l’accent sur les traits du
chef de guerre pacifiste, sur les valeurs de sagesse, de clémence, de générosité,
de tolérance, d’humanisme qui caractérisent la pensée, l’œuvre de l’Emir et qui
lui ont valu une reconnaissance internationale. L’Emir Abdelkader est considéré
comme l’initiateur du droit humanitaire. La codification du droit international,
remonte à la première convention de Genève en 1864. Bien avant cette
convention, en 1837, en pleine lutte contre l’armée française, l’Emir Abdelkader
avait édicté des règles pour que les prisonniers soient bien traités et sans
discrimination. Il avait même accepté que des prêtres puissent les assister. Toute
digression à ce droit était sévèrement sanctionnée.
L’Emir Abdelkader a établi le droit au bon traitement des prisonniers, ce
principe d’humanité est évoqué en ces termes par le président Bouteflika :
L'Emir Abdelkader a posé les jalons d'un code de conduite à la fois
humanitaire et humaniste, lui l'homme qui d'une main brandissait le sabre
de la force et de l'autre donnait l'espoir aux opprimés et aux vulnérables
[…] Il força ainsi le respect de ses adversaires avant les alliés.10
Le président met l’accent sur les valeurs d’ouverture aux autres, du respect du
droit à la différence, de la tolérance qui caractérisent l’Emir Abdelkader, en
rappelant le fait suivant :
Deux prisonniers français avaient fait part de leur intention de se convertir
à l'islam croyant que c'était l'unique moyen pour eux d'obtenir leur liberté.
Ayant compris leur véritable motivation, l'Emir Abdelkader, les rassura en
leur faisant comprendre qu'ils n'étaient pas dans l'obligation de changer de
10 A. Bouteflika, Préface de la traduction en langue arabe de l'ouvrage intitulé Le faucon du
désert: Abdelkader et l'occupation française de l'Algérie de l'écrivain et diplomate britannique
Wilfrid Scawen Blunt.
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 61-78
76
confession car il appliquait la parole d'Allah : "point de contrainte en
islam".11
L’Emir a protégé les chrétiens lors de son exil en Syrie. Cet acte héroïque a
empêché le déclenchement des violences au Moyen-Orient :
A Damas où il s'était établi, il œuvrait conformément à sa religion tolérante
loin des convictions étroites qui prévalent de nos jours, pour jeter les bases
d'un humanisme plus large dont nous avons grandement besoin en cette
conjoncture que l'humanité tout entière, et plus particulièrement le monde
arabe, traverse.12
L’Emir incarne parfaitement le prototype de l’homme universel qui a su dresser
les bases du dialogue des religions : le respect de la vie humaine, des croyances
et de la diversité.
Notre tour d’horizon sur les écrits portant sur l’Emir Abdelkader nous
permet de dire pour terminer :
En premier lieu, l’humanisme de l’Emir Abdelkader n’est pas en contradiction
avec son engagement dans la résistance à la colonisation.
En deuxième lieu, le dialogue entre l’Islam et le Christianisme est possible
même en période de guerre quand il existe des hommes exceptionnels : « Si les
musulmans et les chrétiens m’écoutaient, je ferai cesser leurs querelles et ils
deviendraient frères »dit l’Emir (BOUAMRANE, 2001 :143﴿,
En troisième lieu, la comparaison des discours français et des discours algériens
montre, que même s’il y a des représentations communes, la figure de l’Emir
dans l’imaginaire français ne correspond pas toujours à la « grande figure
nationaliste » de l’Algérie pour des motifs différents, les deux mythes ont été
construits au cours des histoires coloniale et postcoloniale, dans des contextes de
confrontation idéologique.
11 Idem.
12 Ibid.
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 61-78
77
En tous cas, il existe sans doute un espace réservé au débat d’idées sur la figure
complexe de l’Emir. Il serait très intéressant de rappeler son action en faveur des
droits de l’homme, de diffuser ses écrits qui sont aujourd’hui d’une saisissante
actualité : le problème de l’extrémisme dans le monde, du dialogue
interreligieux qu’il pose au XIXème siècle semblent être rédigés pour notre
époque.
Références bibliographiques
AIT DAHMANE, K. (2005), « La conquête de l’Algérie dans les écrits militaires
(1830-1847). Désignations et représentations de l’altérité ». Thèse en sciences du
langage, soutenue à Montpellier III.
AMOSSY, R. (1997), Stéréotypes et clichés. Langue, discours et société. Paris,
Nathan.
BOUAMRANE CH, (2001), L’Emir Abdelkader, résistant et humaniste, Alger,
Editions Hammouda, 2001
BRUNO E, 2004,« L’Emir Abdelkader, un grand penseur de l’Islam », Nouvel
Observateur,hors série, n° 54, consacré aux "Nouveaux penseurs de
l’Islam"(avril-mai 2004).
CHARAUDEAU, P. & MAINGUENEAU D. (2002), Dictionnaire de l’analyse
du discours. Paris, Seuil.
CHEIKH MOHAMMAD SALAH AL MUNADJADJID, L’islam en questions
réponses,2003, https : //islamaqa.info/fr/ 10455
CHURCHILL Ch.H. (1971), La vie d’Abdelkader, trad. M.Habart, SNED,
Alger, 1971.
DETRIE, C., SIBLOT, P. et VERINE, B. (éds) (2001), Termes et concepts pour
l’analyse du discours. Une approche praxématique, Paris, Champion.
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 61-78
78
FREMEUX J.Abd el-Kader, chef de guerre (1832-1847), dans : « Revue
historique des armée », n.250 (2008), pp.100-107
JULIEN, C.-A. (1964), Histoire de l’Algérie contemporaine. La conquête et les
débuts de la colonisation, tome 1, Paris, PUF.
LACHREF, M. (1965), L’Algérie : nation et société, Paris, Maspéro.
MAALOUF, A. (2009) http://www.aminmaalouf.net/fr/2009/08/les-mots-
voyageurs-4-roumi
MOIRAND, S. (2003), « Les lieux d’inscription d’une mémoire
interdiscursive », dans Härmä J., Le langage des médias : des discours
éphémères ?, Paris, l’Harmattan, pp. 83-111.
SIBLOT, P. (2005), «Les fanatiques et le discours colonial », Mots. Les
langages du politique, n° 79, Discours de violence au nom de la foi, pp.73-81.
SIBLOT, P. (1997), « Nomination et production de sens : le praxème », dans
Langages 127, pp. 38–55.
Article tiré du GEO Histoire n°2, "1830-1962 • L'Algérie : de la conquête
française à l'indépendance "http://www.geo.fr/en-kiosque/magazine-geo-
histoire-l-algerie-de-la-conquete-francaise-a-l-independance-99488
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 79-87
79
Radia BENSLIMANE
Université Alger2
L’altérité ou l’Unité de l’univers dans Islam, l’autre visage
d’Eva de Vitray-Meyrovitch
Intellectuelle brillante en quête d’absolu ne dissimulant pas son amour de
l’islam, Eva De Vitray- Meyrovitch était d’abord chercheure, responsable du
département des Sciences humaines au CNRS (Centre national de la recherche
scientifique) après la Seconde Guerre mondiale, puis écrivaine, traductrice et
enseignante à el Ahzhah au Caire (où elle a enseigné pendant cinq ans la
philosophie comparée). Une quarantaine d’ouvrages témoignent de sa recherche
ardente, partant d’un doctorat en philosophie, avec pour sujet de thèse « La
symbolique chez Platon », jusqu’à la mystique musulmane.
Dans son livre intitulé Islam, l’autre visage, Éva de Vitray-Meyerovitch confie à
Rachel et Jean-Pierre Cartier qui l’interrogent, l’influence qu’a exercée sur elle
la pensée de Muhammad Iqbal, de Rûmi, d’IbenArabi, des philosophes et des
savants musulmans qui ont tant nourri la pensée, l’art et la littérature des
civilisations orientale et occidentale. Outre l’entretien dans lequel l’écrivaine
retrace son parcours intellectuel, Islam, l’autre visage contient une réflexion
profonde sur la mystique musulmane et sur ses fondements qui tournent autour
du concept central de ‘’l’Unité de l’univers’’.
Il s’agit donc pour nous de découvrir le regard surprenant d’une occidentale sur
la pensée mystique musulmane, une trace lumineuse de compréhension de
l’intelligence médiévale orientale musulmane et une voie d’accès à l’islam de
paix, d’universalité et d’altérité. D’ailleurs la question de l’altérité sera abordée
d’un point de vue ‘’ésotérique’’. Il s’agit de repenser l’altérité selon la mystique
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 79-87
80
musulmane et plus exactement selon la pensée soufie, en se penchant,
particulièrement, sur la pensée mystique de Djallaldin Rûmî. Pour ce faire, et
afin de mettre en exergue la spécificité de cette approche, nous la confronterons
avec la conception contemporaine de l’altérité.
Si on consulte le Petit Larousse, l’altérité est «le caractère de ce qui est autre».
Mais cette définition n’est pas suffisante pour cerner ce concept philosophique
ambigu qui, d’ailleurs, dépasse toute tentative de définition. On peut aussi
évoquer la célèbre citation de R. Barthes, à propos de l'un des traits constants de
toute mythologie petite-bourgeoise, l’impuissance à imaginer l'Autre : «
L'altérité est le concept le plus antipathique au ‘’bon sens’’» (Barthes, 1957 :
44).
L’Etymologie du mot est latine alter, autre. Le concept de l'altérité conduit à se
questionner sur ce qui est autre (alter) que soit (ego), sur nos rapports avec cet
autre. Dans le langage courant, l'altérité est l'acceptation de l'autre en tant
qu’être différent et la reconnaissance de ses droits à être lui-même. Sartre
affirme qu’autrui: « C’est l’autre, c’est-à-dire le moi qui n’est pas moi »(Sartre,
1943 : 275).Autrui est défini, donc, paradoxalement comme étant mon
semblable, mon pareil, un autre moi. Mais dans autrui, il y a alter, autre. Soit
un moi autre.
Selon Sartre la connaissance d’autrui se fait par analogie avec soi.
Réciproquement, l’égo se connait en regardant autrui comme un miroir qui lui
renvoie son image. Le regard d’autrui permet, selon ce philosophe, d’accéder à
la connaissance de soi comme ego, puisqu’il conçoit que l’être est un être-vu :
« J'ai besoin d'autrui pour saisir à plein toutes les structures de mon être, le Pour-
soi renvoie au Pour autrui » (Sartre, 1943 : 260).
Dans l’Islam, l’autre visage, Eva Meyrovitch insiste, sur la notion de
‘’ fraternité’’ «universalisme fraternel » qui est importante dans le langage soufi
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 79-87
81
et qui, en réalité, désigne le lien de similarité qui nous unit à l’autre et qui
dépasse le simple lien de sang. Etre frère (dans l’humanité) c’est être semblable
tout en étant différent1. Les concepts fraternité/altérité se juxtaposent et se
complètent. C’est en reconnaissant, par exemple, l’altérité de l’autre qu’on
augmente le sentiment de fraternité.
Ce qui, d’ailleurs, attire l’écrivaine vers le monde de la mystique musulmane
c’est cette tolérance spontanée (conséquence d’un fort sentiment de fraternité)
en même temps que la profondeur de l’abandon au Divin. Dans ce sens
l’écrivaine revient d’une manière récurrente sur le symbole de la roue, qu’elle
présente comme le symbole même de la tolérance du véritable Islam. Elle
affirme que « la soumission à Dieu est le moyeu de la roue, le centre immuable»
(Meyrovitch, 1995: 45).
Effectivement, dans la tradition islamique le cercle constitue un symbole de la
plénitude et de la perfection. Les mystiques musulmans ont souvent recours à la
comparaison du rapport de l’homme avec son créateur à un mouvement
circulaire. Dans ce sens, Eva de vitray-Meyerovitch explique que dans la
conception spirituelle des soufis, le monde est représenté par une circonférence :
« l’étincelle, qui n’est qu’un point, revêtira un aspect circulaire quand on le fait
virevolter et tourner créant ainsi l’illusion d’une continuité purement subjective,
la manifestation de l’Un (Dieu) n’étant, en réalité, que le déploiement d’un
point. » (Meyrovitch, 2014: 66). Ainsi, dans le langage codé des mystiques
soufis le Divin représente le point central (celui du départ et de l’achèvement),
alors que le cercle symbolise l’existence.2
1Le petit Robert définit la fraternité comme étant le « Lien existant entre les hommes
considères comme membre de la famille humaine ; sentiment profond de ce lien »
2Dans ce sens (et par analogie à ce qui a été évoqué plus haut) le derviche tourneur dans certaines
traditions soufies tourne sur lui-même évoquant la position centrale de l’homme dans le système
solaire. Ce dernier, une main tendue vers le ciel, l’autre tournée vers la terre, mène une danse qui
prend forme d'une prière ou d'une incantation, dans un mouvement circulaire. Sa danse est un art qui
lui permet d’entrer en rapport avec le céleste, menant à l'union suprême.
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 79-87
82
L’abandon total et irréversible à Dieu est, donc, l’attitude de celui qui se trouve
au centre de la roue, celui qui a fait son chemin et qui a purifié son cœur. Alors
que celui qui croit détenir la vérité et qui, par conséquent, fait tout pour
l’imposer aux autres, reste en réalité à l’extérieur de la circonférence de la roue.
C’est pour ainsi dire qu’il n’y a pas ‘’ma vérité’’ et ‘’la vérité’’ de l’autre, qui
ne se rencontreront jamais. « LA » Vérité se trouve au milieu pour celui qui
veut s’en approcher.
Etre au centre de la roue c’est être, selon la conception mystique musulmane,
dans la soumission, l’abandon et l’acceptation, c’est aussi être dans la vérité (et
non pas détenir la vérité), qu’on soit musulman, chrétien, juif ou autre. Par
contre, si l’on reste sur le pourtour du cercle on risque de glisser vers le
fanatisme ou l’intégrisme. Car tout être qui n’a pas connu ‘’goûté’’ le
rapprochement avec le centre (le Créateur), par le biais d’un cœur purifié, et
malgré tout ce qu’il peut dire ou réciter, il ne vivra que dans l’apparence, et tant
qu’il sera dans l’apparence il peut être sujet à l’égarement et à l’erreur.
Cette perspective du monde nous rapproche, en réalité, du sens de ‘’l’Unité de
l’univers’’, une notion sur laquelle insiste tant les soufis. Sans prétendre à une
véritable analyse de ce concept ésotérique complexe, ni même à une simple
définition, nous dirions seulement que cette conception de ‘’l’Unité du
monde’’ nous renvoie à l’harmonie de l’univers et la nécessité pour l’homme de
prendre conscience de sa véritable essence ‘’divine’’ puisqu’il est en définitif
crée par Dieu et à son image. Ceci dit, il ne sera pas aisé de déterminer par le
seul raisonnement humain ce qu’est ’’l’Unité de l’univers’’ ou l’essence divine
de tout être, puisque « rien ne Lui est semblable », cette notion transcende toutes
les formes de conceptions et de connaissances humaines. La conception de’’
l’Unité de l’univers’’ telle que la conçoit les philosophes soufis ne définit pas les
êtres comme une partie du créateur (associés ou dissociés de Lui), mais que
toutes créatures dépendent entièrement de Lui. Il est le Seul, l’Unique, le
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 79-87
83
transcendant « C’est Lui le Premier et le Dernier, l’Apparent et le Caché, et Il
est Omniscient » (Sourate 57 Le fer, verset 3)
C’est pourquoi, dans cette perspective il ne peut y avoir place ni à l’intégrisme
ni au racisme ni, d’ailleurs, au nationalisme. Dans ce sens Meyrovitch cite la
phrase d’Iqbel: « Il n’y a ni Afghan, ni turc, ni fils de Tartarie. Nous sommes
tous le fruit d’un même jardin, d’un même tronc. Nous sommes la floraison d’un
même printemps. » (Meyrovitch, 1995: 36).
Dans la même optique l’écrivaine cite le grand penseur spirituel DjallalDin
Rûmî3 (poète mystique persan qui a profondément influencé le soufisme, il a
vécu entre 1207 et 1273), elle affirme que l’œuvre de ce maître mystique est
d’un grand universalisme. Rûmî dans Islam, l’autre visage est la figure même de
la tolérance absolue. A propos de l’œuvre et de la vie du mystique, l’écrivaine
affirme qu’« il s’agit vraiment d’un universalisme fraternel dont je signale en
passant qu’il est l’essentiel du véritable Islam. » (Meyrovitch, 1995: 102)
Elle insiste beaucoup sur son œcuménisme et sa modernité incroyable, affirmant
que cette philosophie de tolérance est née de l’ultime conviction qu’il ne peut y
avoir de divinité que la réalité suprême et que l’expérience profonde de l’union
avec Lui est la même pour tous les mystiques. Il faut dire que le message de
Rûmî est un message d’amour qui reprend les valeurs essentielles des religions
monothéistes en leur attribuant une dimension fraternelle, universelle loin de
tout dogmatisme, N’a-t-il pas dit : « Nous sommes comme une flûte qui, dans un
seul mode, s’accorde avec deux cents religions ? » (Meyrovitch, 1995: 98).
Aussi, Meyerovitch insiste sur le fait que l’Islam ne renie pas les autres
religions. D’ailleurs elle montre que Rûmî tire son sens de l’universalisme du
coran lui-même en citant, entre autre, ce verset :
3Il faut préciser que Meyrovitch a consacré une grande partie de sa vie à traduire les œuvres
de Rûmî.
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 79-87
84
« Si Dieu avait voulu, il aurait fait de vous une seule communauté. Il a voulu vous éclairer par vos différences. Donc faites le bien, aidez-vous les uns et les autres et Dieu vous éclairera un jour sur vos divergences. » (Meyrovitch, 1995: 110)
Il convient donc pour les musulmans de respecter les divergences voulues par le
créateur, d’accepter la foi des autres, dans leur altérité, d’apprendre à les
connaitre dans une perspective de rapprochement entre les peuples, synonyme
d’unité universelle mais dans la diversité. Cependant, l'altérité ou les rapports
alter/égo dans la conception mystique musulmane sont assez particuliers. Autrui,
par exemple, est intégré, non pas dans un processus d’accomplissement de soi,
mais dans celui du cheminement vers la connaissance de Dieu: soit dans la quête
de la vérité divine qui nourrit tous les êtres. La fraternité pourrait être définie par
les mystiques Soufis comme le rapport qui permet la détermination dynamique
de la quête perpétuelle, mais sans alter/égo, vers le Divin.
On est donc loin la pensée de l’autrui sartrienne. Dans L'existentialisme est un
humanisme, Sartre affirme que c’est par l’autre que le ‘’je’’ peut comprendre
l’essence même de son existence et approfondir sa connaissance véritable de
soi-même. Autrui est, donc, capable d’accéder au plus profond de ma
conscience, de ma subjectivité et peut me déterminer. Son existence est une
donnée capitale dans la détermination de mon être, puisque sans lui je n’existe
pas :
« Pour obtenir une vérité quelconque sur moi, il faut que
je passe par l'autre. L'autre est indispensable à mon
existence, aussi bien d'ailleurs qu'à ma connaissance que
j'ai de moi. Dans ces conditions, la découverte de mon
intimité me découvre en même temps l'autre, comme
une liberté posée en face de moi, qui ne pense, et qui ne
veut, que pour ou contre moi. Ainsi découvrons-nous
tout de suite un monde que nous appelons
'intersubjectivité, et c'est dans ce monde que l'homme
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 79-87
85
décide ce qu'il est et ce que sont les autres. » (Sartre,
1946: 66-67)
Cependant, dans la spiritualité musulmane, l’individu a, certes, besoin de l’autre
pour se renforcer, comme il a besoin de puiser dans l’énergie du groupe mais en
réalité il peut accéder aux vérités profondes en menant sa propre quête
spirituelle indépendamment des autres, et donc de l’alter. L’autre ne peut être
défini, à l’instar de la philosophie sartrienne, comme un autre moi. Tout comme
on peut s’accomplir sans rechercher son propre ego dans l’autre4.
Il n’y a donc pas de place à l’altérité dans le sens sartrien du terme, puisque
l’humain dans la mystique musulmane soufie ne se définit pas par rapport aux
autres (considérés comme étant ses frères dans l’humanité menant la même
quête que lui, chacun dans sa tradition) mais, il se définit plutôt par rapport à
Dieu dans une relation de communion. Ce qui nous amène peu à peu au cœur de
la mystique ésotérique musulmane, qui est, sans aucun doute, la recherche
constante de l’Unité. Les mystiques musulmans aspirent tous à cette Unité qui
transcende l’alter/égo.
Le livre de Mayrovitch évoque un nombre important d’exemple et de citation
sur la fusion du soufi et de son créateur. Il s’agit, selon l’écrivaine, d’une
fastidieuse nostalgie qui pousse constamment le mystique, amoureux du divin, à
rechercher l’Unité perdue. Dans ce sens, elle cite cet admirable vers de Rûmi,
tiré du Mathnawi :
« Quand l'homme et la femme deviennent un, Tu es cet un; quand les unités sont effacées, Tu es cette unité. Tu as façonné ce "je" et ce "nous" afin de pouvoir jouer au jeu de l'adoration
4On a l’exemple, dans la philosophie arabe, du grand chef-d’œuvre du philosophe andalou
AboûBekr Thofaïl « Hayy ben Yaqdhân » (le vivant fils du vigilant), connu sous le titre « Le
philosophe autodidacte ». Il relate l’histoire d’un enfant élevé par une gazelle sur une île
déserte. Il grandit, observe, réfléchit et arrive à s’éveiller seul à la philosophie et à la
connaissance de Dieu.
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 79-87
86
avec toi-même, afin que tous les "je", les "tu" deviennent une âme et soient à la fin immergés dans le Bien-Aimé » (Meyrovitch, 1995: 86)
On dépasse donc la doctrine du ‘’je’’ ’’tu’’ de la philosophie sartrienne vers
l’union totale. Cependant, ce dépassement de l’alter/ égo et cette union avec
le créateur ne peuvent se réaliser qu’au prix d’un abandon total et d’une
mortification de l’égo. Chose pour laquelle, le mystique soufie accorde une
grande importance aux pratiques conduisant à la mortification de l’égo, au
polissage des cœurs pour gagner la proximité du divin. Nous serons tentée
de citer encore une fois les propos de Rûmî: « Si tu bois, assoiffé, de l’eau
dans une coupe, c’est Dieu que tu contemples au sein de l’eau. Celui qui
n’est pas un amoureux (de Dieu) ne voit dans l’eau que sa propre image. »
(Meyrovitch, 2014: 51)
Pour terminer, je dirai que Mayrovitch peut nous sembler s’être effacée derrière
un rôle de passeur et de traductrice, pour que les paroles de Rûmî et des autres
poètes et philosophes soufis nous parviennent. Mais en définitif, on réalise
qu’elle a moins rapporté les paroles des savants mystiques musulmans, qu’elle a
essayé de penser avec eux et qu’elle nous enseigne à penser avec eux.
Ainsi la lecture de L’islam l’autre visage nous éclaire sur la question de
l’altérité, nous permettant de repenser avec les mystiques de la période
médiévale le rapport alter/ego. Ce qui est saisissant chez ces mystiques, c’est
cette constante recherche de l’Unité dans leur vision du monde. Où l’expérience
avec le Divin les mènent à dépasser, voire transcender les conflits entre l’égo et
l’alter, entre soi et soi-même / soi et l’autre. Toutefois, la transcendance
Alter/ego ne peut être accomplie que par l'Amour éminent (de soi, de l’autre et
du Divin). La quête du soufi doit le mener vers le sentiment d’amour le plus
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 79-87
87
achevé, le plus extrême. L’amour passionnel5 devient l’anéantissement de soi
dans l’être absolu. L’amour est la seule force qui met l’univers en mouvement
dans la conception mystique : « L’amour seul est éternel » (Mayrovitch, 2014:
p.36).
Références bibliographiques
Barthes, Roland, Mythologies, éditions du Seuil, Paris, 1957.
De Vitray- Meyrovitch, Eva, L’islam l’autre visage, Albin Michel, paris 1995.
Universalité de l’islam, Albin Michel, 2014 (édité à titre posthume).
Sartre, Jean-Paul, L'Etre et le Néant, Paris, éd. Gallimard, 1943
L'existentiaIisme est un humanisme, Paris, Nagel, 1946.
Le petit Robert 2002
5« Celui qui est purifié par l’amour est pur, et celui qui est absorbé par le Bien Aimé et a
renoncé à tout le reste est un soufi. » (Propos d’un maître soufi, in Eva de Vitray-
Meyerouvitch, Universalité de l’islam, Albin Michel, Paris, 2014, p. 176).
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 88-100
88
Belaïd DJEFEL
Ecole normale supérieure d’Alger
Du local à / et de l’universel : pour une nouvelle conscience
du monde et de la culture
« On ne rendra pas la vie supportable par des raisonnements
scientifiques ou de bons sentiments, mais par des interprétations
cohérentes qui peuvent exiger de chacun une part de sacrifice pour
qu'on ne donne pas, par exemple, de leçons à autrui au nom de nos
propres aveuglements ». (P. Legendre)
« Mais c’est de l’homme qu’il s’agit ! Et de l’homme lui-même
quand donc sera-t-il question? Quelqu’un au monde élèvera-t-il la
voix ?
Car c’est de l’homme qu’il s’agit, dans sa présence humaine ; et
d’un agrandissement de l’œil aux plus hautes mers intérieures.
Se hâter ! se hâter ! témoignage pour l’homme ! » (Saint-John
Perse)
« Il faut bien qu’existe quelque part un lieu où nous puissions être
en paroles, actes et voyages à l’abri de toute destruction. » (N.
Farès)
« Un jour la beauté sauvera le monde ». Voici un oracle que l’on pourrait bien
attribuer à un philosophe présocratique, fasciné et tourmenté à la fois par les
fragments de vérité qui se déploient devant sa vision. Ce fragment de discours
appartient à Dostoïevski, le plus obscur des écrivains du XIX° siècle, et
probablement de tous les temps, grand sondeur devant l’éternel des abîmes de
l’âme humaine. Depuis l’époque trouble qui a permis la formulation d’un tel
énoncé, la laideur n’a pas desserré, malheureusement, son étreinte sur le monde.
La beauté dont parle Dostoïevski est voilée pour notre époque, où « tout
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 88-100
89
conspire à étendre l’insignifiance » (C. Castoriadis). Nous ne pouvons pas
entrevoir en effet les splendeurs que déploie devant nous le monde, ni sentir la
présence de l’Autre parce que nous ne les percevons pas avec nos sens, mais
avec et à travers des objets, qui opèrent, s’agissant par exemple de la télévision,
« une forme pernicieuse de violence symbolique » (Bourdieu, 1996 :16).
La société technicienne, obsédée par l’efficacité, aliène l’homme et le dépossède
de ses capacités créatrices. Heidegger voit dans ce qu’il appelle « l’indifférence
technologique », la figure contemporaine de l’errance, anéantissant toute forme
de détresse, toute finalité ontologique. Cerné de toutes parts par des puissances
qui débordent sa volonté, l’homme vit sous le règne d’une technique étrangère
au sens, une ère de la parfaite absence de sens, « du non-sens d’une action
humaine posée comme absolue. » (Heidegger, 1958 :115) Les ravages de la
vision du monde propagée par le «technolibéralisme» altèrent sérieusement les
nouvelles générations populaires : « les captifs du nouveau mensonge de masse,
de l’auto-crétinisation interactive » (P. Legendre) sont dispensés de tout effort
d’apprentissage, de tout effort de dépassement de soi. La nouvelle réalité
impose la vitesse et l’action, la rentabilité, la compétition, la jouissance
perpétuelle. Assaillies par l’urgence des nécessités pratiques, les masses ont du
mal à s’approprier un discours rationnel. Le schéma est tout tracé pour elles :
courir, s’agiter, faire à la hâte, travailler sans but, réagir sans distance, répondre
aux sollicitations incessantes, gagner toujours plus d'argent, capitaliser,
consommer un maximum, être inculte, errant, sans racine, réfugié, sans histoire,
aphasique, amnésique, être un agent de la machine productive. La
marchandisation fait que la réflexion est bien souvent délaissée au profit de
l’émotion, la théorie au profit de l’utilisation pratique. Dans L’Homme sans
gravité, Charles Melman analyse la « Nouvelle économie psychique », mutation
issue de notre dépendance aux objets « qui nous fait passer d’une économie
organisée par le refoulement à une économie organisée par l’exhibition de la
jouissance » (Melman, 2002 :18-19). L’individu tend de plus en plus à
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 88-100
90
s’autoréférencer, « à chercher dans ses ressources propres ce qu’il trouvait
auparavant dans le système social de sens et de valeurs où s’inscrivait son
existence » (Martin, 200 :175). La dépossession est totale ; l’homme, transformé
en « consommateur prolétarisé » est dessaisi de ses rêves et de ses utopies :
même la puissance magico-mythique de la langue s’est effondrée. Aux grandes
métaphores, et au langage qui révèle les « questions de pensée, de société et de
société et de pouvoir » (Khatibi, 1997 : 26), on a substitué les grands concepts
opératoires sur lesquels peut bien s’appuyer, pour ses bénéfices et son
rayonnement, le Grand marché consumériste. Le nouveau Léviathan se décline
sous une série de mots barbares : management, marketing, croissance,
régulation, dérégulation, Cac 40, nasdaq, gestion, rendement, entreprise, marché,
multinationales. Ce vocabulaire managérial, rappelle Pierre Legendre dans un
entretien avec A. Rubens, est, pour une large part, guerrier :
« Les procédés et manœuvres du Management planétaire […] c’est
la mobilisation, à travers le système économique et financier
transcontinental, des représentations historiques et de l’inventivité
scientifique et technique des peuples, de la capacité stratégique des
Références dominantes, et par-dessus tout, le maniement des
pulsions jusqu’à la lutte à mort, dans le but apparent de réunir
l’humanité par le commerce pacifique ».
Les fantasmes individuels priment sur le sens commun :
« En Occident, poursuit Legendre, la communication semble
enterrer jusqu’à l’usage du terme de parole. Le marketing politique,
la publicité, le jargon de l’entreprise démonétisent la parole. Ce
mot, communication, s’est même infiltré dans les relations
personnelles. Comment faire entendre que la communication mutile
la parole ?»
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 88-100
91
Les mutations brutales à la fois de la subjectivité et de l’existence collective
vont engendrer des dégâts importants sur la cohésion sociale et la stabilité des
relations internationales :
« Tout laisse en effet penser que les bouleversements induits par
mutations économiques et culturelles sur l’identité contemporaine
conduisent à une crise des significations imaginaires sociales (
montée de l’individualisme, essor de la consommation et des
technologies de l’information, désaffection du politique et repli sur
la sphère privée, recherche passionnée du bonheur et poussée du
psychologisme, etc. » (Martin, 2001 : 181).
Les réflexes sur lesquels s’appuie l’idéologie néo-libérale (recherche effrénée
des profits, culte de la rentabilité, optimisation du chiffre d’affaire…) imposent
partout un univers social décousu, « constitué d’une agrégation de valeurs
distinctes, intégrées ou dissociées, centripètes et centrifuges » ( Farrugia, 1997 :
30). La machinerie économique mondialisée et l’oligarchie qui la contrôle
réorientent les positions sociales : il ne s’agit plus, selon le célèbre sociologue
A. Touraine, de rapport de domination haut/bas mais entre dedans /dehors, entre
« exclus et intégrés » (Touraine, 1997 : 13). Cette idéologie adaptée au
capitalisme concurrentiel et consumériste alimente « un imaginaire de la crise et
donc un imaginaire de l’hétéronomie qui vient modifier les processus de
socialisation» (Martin, 2001 : 181).
Le libéralisme économique se fonde sur une exploitation illimitée des
ressources. La crise écologique est peut-être le symptôme le plus visible de tous
ces dérèglements crées par cette énorme vague de fond qui traverse les sociétés
dans tous les sens. Cette crise, émanerait en partie, comme le soutient Lynne
White, d’une certaine vision anthropocentrique provenant des matrices grecques
et judéo-chrétienne de l’Occident :
« Depuis que la science et la technique sont deux mots sacrés dans
notre vocabulaire contemporain, certains peuvent se réjouir, de ce
que, premièrement, d’un point de vue historique, la science
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 88-100
92
moderne soit une extrapolation de la théologie naturelle, et,
deuxièmement, que la technique moderne peut, en partie,
s’expliquer comme une réalisation volontariste occidentale du
dogme chrétien de la transcendance de l’homme et de » sa légitime
domination sur la nature » (White, 2009 : 21-22).
De nombreux penseurs montrent parfaitement comment la domination du
paradigme newtonien, qui a donné naissance à la modernité technoscientifique, a
paralysé les autres pensées, celle des romantiques, entre autres, qui aspiraient à
« une grande synthèse de l’unité et de l’universalité » (Lukacs 1971, 17), et qui,
déjà, diagnostiquaient en leur temps, la « perte du sens humain ». « Le poète
comprend la nature mieux que l’homme de science » affirme Novalis, qui
n’aspire pas, en poète à dominer le monde, mais à « embrasser l'univers entier de
manière telle que de l'ensemble de ses dissonances naisse, malgré tout, une
symphonie » (Lukacs 1971, 17).
De ce panorama noir que nous venons de dresser, une série de questions
émerge :
1– Quelles vérités notre époque peut-elle dresser ou adresser à
l’obscurité et à la violence d’un âge qui semble vivre de la perte de son
sens ?
2 - Comment le chaos peut-il se traverser en nous détournant du
scepticisme et du nihilisme qui s’emparent d’un siècle dont le but se
trouve rongé par les seules valeurs de gain ?
3 - Quelle forme prendra la nouvelle conscience du monde et de la
culture? Quels en seront les lois, les contenus, les orientations, les
modalités de sa mise en pratique ?
Les questions posées demandent des réponses adaptées et courageuses, et elles
sont de différentes natures : politiques, pratiques, poétiques, éthico-
philosophiques. Le premier pas doit accomplir le saut nécessaire pour sortir du
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 88-100
93
désarroi sociohistorique causé par une pensée porteuse de mort, pensée réactive,
dirait Nietzsche, tueuse de sa propre vie comme de la vie du monde. La crise
écologique dans laquelle nous nous abîmons en est l’exemple vivant ; son
traitement ne doit pas être dicté par cette même pensée simplificatrice, victime
de ses propres figures homogénéisantes, hiérarchisantes, qui se retourne contre
elle-même et combat ses propres conditions.
Comment alors sortir de ces limites, de ces apories ? Comment rendre à
l’homme sa gravité, et au monde son épaisseur et sa densité ? Dans la
conclusion de son livre Le Divin marché, Dany-Robert Dufour rejoint de plus en
plus les thèses des sociologues et philosophes inquiets et radicaux. Pour lui, la
réponse est d’ordre éthique : « Il y a fort à parier, soutient-il, que le dépassement
des apories de la civilisation occidentale ne se fera pas sans qu’elle aille se
ressourcer auprès d’autres civilisations, celle que son délire commence à mettre
en péril » (Dufour, 2007 : 313). La solution peut donc provenir de l’Autre, ainsi
que le soutient à son tour Pierre Legendre, qui propose de retrouver cet « au-delà
de l’individu » qui existe en Afrique, par exemple, et, probablement, dans de
nombreuses cultures périphériques, qui échappent aux propositions et aux visons
d’un logos proclamant « la dissociation absolue des signes et du sens »
(Touraine, 1996 : 17).
La deuxième réponse est philosophique : il faut déconstruire le logos, repenser
ses conditions, dit Derrida ; faire reculer les bordures, les limites, les déplacer,
les différer et arriver ainsi à retrouver dans les nœuds de la pensée occidentale,
« la loi de la composition et la règle de son jeu » par lesquelles elle organise son
ordre et sa logique de domination. Ainsi réussit-on à provoquer, « par un double
geste, une double science, une double écriture », un au-delà de la pensée, « un
renversement de l’opposition classique et un déplacement général du système »
(Derrida, 1972 : 392).
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 88-100
94
« Si la totalisation alors n’a plus de sens, ce n’est pas parce que
l’infinité d’un champ ne peut être couverte par un regard ou un
discours finis, mais parce que la nature du champ – à savoir le
langage est un langage infini – exclut la totalisation : ce champ est
en effet celui d’un jeu, c’est-à-dire de substitutions infinies dans la
clôture d’un ensemble fini » (Id., 1967 : 423).
La Troisième réponse est d’ordre poético-politique. Il faut inventer de nouvelles
métaphores, propose Glissant ; le monde, dit-il, est « Relation », « Tout-
monde », « chaos-monde ». L’idée d’un monde unipolaire qui entend dicter sa
raison et imposer l’idée universelle de ses paradigmes vole en éclats. La
reconfiguration glissantienne du monde passe par un « ébranlement de
catégories et de disciplines liées au déploiement de la métaphysique de l’Un ».
Le monde ne doit plus reproduire les figures traditionnelles de la domination, la
notion d’universel n’est plus la même que celle habituellement imposée par les
impératifs et le poids d’une conscience historique mondiale fomentée par deux
siècles d’hégémonie occidentale. L’Universel, sous la plume de Glissant, n’a
plus alors l’unique « couleur blanche » qu’il a toujours eue ; il est désormais
soumis aux rythmes et au vertige de la « Relation », de « racines allant à la
rencontre d’autres racines. » (Glissant, 1996, 23). Ce travail de recomposition,
après celui d’ « ébranlement » de Derrida, est l’œuvre de la parole du poète qui
« mène de la périphérie à la périphérie, reproduit la trace du nomadisme
circulaire, oui ; c’est-à-dire qu’elle constitue toute périphérie en centre, et plus
encore, qu’elle abolit la notion même de centre et de périphérie » (Glissant,
1990, 41).Si le savoir doctrinaire et l’herméneutique qui va avec sont
disqualifiés, c’est parce que, nous dit encore Glissant, les concepts issus de ce
même savoir sont devenus inopérants, voire dangereux. Le voile d’ignorance a
pour effet de neutraliser les différences, pour renfermer chacun dans l’intimité
de sa conscience ou de sa raison pratique.
La démarche inclassable de l’écrivain maghrébin Abdelkébir Khatibi procède
d’une manière différente. Si Édouard Glissant s’appuie sur l’image du
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 88-100
95
« Divers », impossible à comptabiliser, et qui sape l’idée de « modèle », le
« Dehors » forgé par Khatibi, qui appelle à décentrer en nous le savoir
occidental , à « nous décentrer par rapport à ce centre, à cette origine que se
donne l’Occident », multiplie les centres de référence et de décision. Khatibi
interroge l’impensé de la pensée, c’est-à-dire le chaos mental et ontologique que
les savoirs des sociétés de commandement et de domination ont occulté. Il
développe une « Pensée autre », qui « exige de la pensée l’exercice d’une
violence novatrice entre les cultures, leurs rencontres et leurs résistances à la
pulsion de cruauté des uns et des autres» (Khatibi, 1983, 63), A la « pensée-
contre », Khatibi lui oppose une « Pensée-autre », une «pensée de l’extranéité »,
qui accomplit une double tâche : réinterroger et redéfinir, d’une part, afin de les
redéployer dans un espace de sens nouveau les marqueurs issus du monde des
idées occidental, et réarticuler, d’autre part, les discours élaborés par les
différentes sociétés du monde arabe sur elles-mêmes. La refondation doit passer
nécessairement par ce concept de « double critique » qui « consiste, soutient-il, à
opposer à l’épistémè occidentale son dehors impensé tout en radicalisant la
marge, non seulement dans une pensée en arabe, mais dans une pensée autre qui
parle en langues, se mettant à l'écoute de toute parole - d'où qu'elle vienne»
(Khatibi, 1983, 63).
Telles sont résumées les conditions d’une transmutation de la conscience du
monde, qui doit, en premier lieu opérer, « une nouvelle redistribution du
langage », et instaurer une nouvelle « logique du sens et de la vie » (Mbembe,
2010 : 10). On ne doit plus ainsi se contenter d’un seul point de vue, d’une seule
vision. Pour construire une nouvelle solidarité internationale, il faut, et cela ne
relève pas seulement des compétences d’un seul bloc, d’une seule région de la
planète, proposer une alternative aux idéologies modernes et au projet globaliste,
totalitaire et destructeur, sous couvert de progressisme, qu’elles ont générés. Il
faut, en d’autres termes, sortir des paradigmes dominants qui hantent la pensée,
forment et fabriquent les petits récits, régulent les états d’âme, décrètent l’état
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 88-100
96
d’exception. Face à « la résurgence de la scolastique » (Garaudy, 2015 : 93 ) qui
tend à « reféodaliser » la planète avec le concours de la surpuissance des
entreprises géantes transcontinentales, ces empires transversaux, nouveaux
concurrents des États, il nous faut élaborer des projets sérieux et ambitieux qui
puissent remplir le vide sidéral crée par une pensée anthropophage et proposer à
la place des créations qui mettraient au « centre de la vie humaines d’autres
significations que l’expansion de la production et de la consommation, qui
poseraient des objectifs de vie différents pouvant être reconnus par les êtres
humains comme valant la peine. » (C. Costoriadis, 1994). En un mot, il nous
faut, comme le propose P. Legendre, retrouver cet « au-delà de l'individu » qui
existe en Afrique, refaire le trajet en sens inverse pour retrouver « la dialectique
de l’Un et du multiple, du singulier et de l’universel » combattue par la
rationalité scientifique :
« Et on peut grandir en humanité sans être condamné au retour à la
régression fusionnelle, qui ferait disparaître notre individuation, ou
encore à la stagnation au stade infantile, dans lequel le capitalisme
et la société de marché nous maintiennent en nous faisant croire que
nous ne pouvons exister comme individus qu’en considérant les
autres comme des rivaux ». (Viveret, 2005 : 229).
Ainsi pourrons-nous faire naître une éthique de l’agir et du faire, ouvrir à l’être
une possibilité de compréhension et d’écoute absolument déterminante. Il nous
faut pour cela renouveler le savoir pour saper et perturber en profondeur ce qui a
été soumis depuis toujours au principe d’identité et de cohérence. La portée
révolutionnaire de l’esthétique-éthique de Glissant qui annonce « la mutation
douloureuse de la pensée» (Glissant, 1996, 19), réside dans sa volonté de
perturber l’axe de rotation par lequel transite toutes les idéologies faussement
progressistes qui entendent requalifier pour les bénéfices d’une seule partie, les
termes des échanges, en créant de nouvelles appellations : « la créolisation est
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 88-100
97
imprévisible, alors que l’on pourrait calculer les effets d’un métissage »
(Glissant, 1996, 19).
C’est cela que nous appelons une nouvelle conscience du monde, celle qui
tendra toujours, au nord comme au sud, à instaurer et faire valoir une existence
débarrassée des systèmes de pensée qui s’affrontent dans une forme de
surenchère nihiliste, capable surtout « d’explorer non des essences immuables et
toutes faites, mais les failles et les interstices, les différents lieux d’où émerge le
neuf, et surtout ce qui est en mouvement » (Mbembe, 2006). Militer pour une
nouvelle conscience du monde, c’est vouloir construire et développer une
pensée autre, une pensée neuve, « capable de débusquer, selon les termes du
philosophe africain Achille Mbembe, les forces primales du capitalisme […]
devenues abstraites, anonymes, immatérielles» (Mbembe, 2006). Ainsi,
pourrons-nous développer une meilleure compréhension, ou encore une
intercompréhension, ou une « interconnaissance », selon le terme coranique, tel
qu’il est défini dans le verset : « O homme ! Nous vous avons crées d’un mâle et
d’une femelle, et Nous avons fait de vous des nations et des tribus pour que vous
vous entre-connaissiez » (Coran, 49 :13). Redéfinies sur cette base, les
entreprises de domination et d’exploitation cèdent la pas à une approche
nouvelle qui consiste à explorer les vastes terres que la pensée n’a pas encore
visitées, et qui parvient à relever dans une démarche sincère, « le défi d’habiter
plusieurs mondes et formes d’intelligibilité en même temps, non dans un geste
d’écart gratuit, mais de va et vient, qui autorise l’articulation d’une pensée de la
traversée, de la circulation » (Mbembe, 2006). Cette sorte de pensée, qui veille
ouvrir la pensée elle-même, à ce qui « éveille le penser, l’inquiète et le met en
mouvement », comporte, bien entendu des risques énormes. Mais « ces risques
seraient plus graves encore si on en venait à se murer dans le culte de la
différence». (Mbembe, 2006).
Il faut pour parvenir à cet idéal, qui consiste à « recombiner, dans ce monde
dualisé où la dérive des continents s'accélère, les éléments d'unité et de diversité
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 88-100
98
[…], à gérer la diversité, à combiner l'unité de la loi ou de la règle avec la
multiplicité, la pluralité des intérêts, des valeurs et des droits » (Touraine, 1996 :
15),inventer une langue et une écriture qui soient capables de réparer les
infrastructures psychiques abîmées par des siècles de violence, et de surtout
« désœuvrer », selon le terme du philosophe italien Georgio Agamben, et donc
d’empêcher de s’épanouir les logiques de domination économique, les replis
identitaires et les élans impérialistes ; empêcher que se répète ce geste insensé
qui tend à devenir une réalité politique tangible : cette façon de construire le
monde sans les autres, et qui ne reconnait pas des chronologies plurielles du
monde. Tout dépendra donc de la quantité d’énergie que déploiera chacun pour
concrétiser cet évènement de grande importance :
« En réalité, grandir en humanité dans la création et dans la
coopération avec autrui est possible si notre désir se situe dans
l’ordre de l’être, et non de l’avoir et de la possession. Tout ce que je
ferai au niveau individuel pour vivre ma vie intensément, pour être
à la bonne heure, sera aussi une occasion d’être mieux dans mes
rapports avec l’univers (recherche de la beauté et de la vérité), avec
autrui (l’amitié comme alternative à la rivalité) et avec moi-même
(la sérénité comme alternative à la guerre, ou à la tension intérieure)
(Viveret, 2005 : 229).
C’est cela la tâche de cette nouvelle conscience : éviter la « catastrophe, la
dissociation qui aboutit à ce que les oppositions et les rapports de domination ne
soient plus limités ou compensés par aucun principe religieux, culturel, moral ou
autre, d'appartenance commune, de définition de l'humaine condition »
(Touraine, 1996 : 17).Cette nouvelle pensée, ou culture, est cette lecture qui peut
anticiper les évènements, éviter les pièges en tous genres, celle qui est capable
aussi de traquer les formes d’aliénation presqu’invisibles, le contrôle
informatisé, et qui induit toujours, dans sa marche et sa démarche, « un
supplément, un additif, une inscription marginale (pour reprendre ici des figures
derridiennes) qui se réfugie en marge du pouvoir et du savoir, là précisément où
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 88-100
99
l’idée résiste, se met à circuler selon d’autres catégories que celles qui dominent,
peu visible parfois aux yeux des forces les plus répressives » (Martin, 2016).
La littérature peut devenir ce lieu d’accueil de l’Autre, un lieu d’exercice et de
traduction, où la parole retrouve son pouvoir d’appel, sa force de dislocation et
de rupture, Sortir des clichés, des préjugés, de la « pensée hantée », des clôtures,
de la dictature du même, des lectures conventionnelles, c’est soumettre les
formules usées à un travail de « désœuvrement », et reconquérir ainsi le pouvoir
d’appel des mots, leur charge d’illumination et de menace : « Il faut bien
qu’existe quelque part, nous dit Nabil Farès, un lieu où nous puissions être en
paroles, actes et voyages à l’abri de toute destruction ».
Références bibliographiques
Bourdieu (P), Sur la Télévision, Editions Raison d’Agir, 1996.
Costoriadis (C), « Un monde à venir », entretien avec Olivier Morel, Paris,
La République des lettres, 1994.
Derrida (J), Marges de la philosophie, Paris, Minuit, 1972.
Dufour (D-R), Le Divin marché, Paris, Denoël, 2007.
La Cité perverse, Paris, Denoël, 2009,
Farrugia (D), « Exclusion, mode d’emploi », Cahiers internationaux de
sociologie,
Vol. C II, 1997.
Garaudy (R.), La Philosophie occidentale au XX° siècle, Alger, Editions El
Borhane, 2015.
Glissant (E), Introduction à une poétique du divers, Paris, Gallimard, 1996.
Poétique de la relation, Paris, Gallimard, 1990.
Heidegger (M), Essais et conférences, Paris, Gallimard, 1958.
Khatibi (A), « Entretien », L'œuvre d'AbdelkébirKhatibi, Rabat, Marsam, 1997.
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 88-100
100
Legendre (P), « Démocratie, cet ersatz de religion », Entretien avec Alain
Rubens,
squiggle.be.
Lukacs (G), « Novalis et la philosophie romantique de la vie ». In: Romantisme,
1971, n°1-2. L'impossible unité? pp. 13-24.
Martin (J. C), Figures des temps contemporains, Editions Kimé, 2001.
« Etre philosophe et deleuzien veut dire pour moi entrer dans une pensée en
acte »,
Entretien avec J. Daudy, Le Philosophe, 2016.
Mbembe (A), Sortir de la grande nuit. Essai sur l’Afrique décolonisée, Paris,
Editions
La Découverte, coll. « Cahiers libres », 2010.
« Entretien » avec Sylvain Thevoz, www.langaa-rpcig.net/
« Qu’est-ce que la pensée postcoloniale », Entretien avec O. Mongin, N.
Lempereur,
J-L. Schlegel, Esprit, décembre 2006.
Melman (Ch), L’Homme sans gravité, Entretien avec Jean-Pierre Lebrun, Paris,
Denoël,
2002.
Touraine (A), « Identité et modernité », Les Frontière de la modernité.
Modernité et postmodernité au Québec, sous la direction de Michaël E, Andrée
Fortin et Guy Laforest, Québec: Les Presses de l’Université Laval; Paris,
L'Harmattan, 1996.
Viveret (P.), Pourquoi ça ne va pas plus mal ?, Paris, Editions Fayard, 2005.
White (L, Jr), Dominique BOURG et Philippe ROCH (dir.), Crise écologique,
crise
des valeurs? Défis pour l’anthropologie et la spiritualité, sous la dir. D. Bourg et
P. Roch, Genève, Labor et Fides, 2009.
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 101-116
101
Mohamed Rafik BENAOUDA
Université Yahia FARES de Médéa
Djebel Amour … et de haine de Jean MOLARD :
un hymne à l’altérité
Bon nombre de définitions de la notion de l’altérité placent l’Ego et l’Alter au
centre de tout processus de reconnaissance de l’autre partie dans sa différence
ethnique, culturelle, sociale et religieuse.
Jean Molard est un ancien soldat-infirmier dans la classe 56-2/A au 29e bataillon
de Tirailleurs Algériens qui nous donne à lire dans Djebel Amour…et de haine
la véritable conception qu’il se fait du prochain. Pendant treize mois passés dans
les montagnes du Djebel Amour1, l’auteur a remplacé sa mitrailleuse par une
musette de pansement et tenté de comprendre de l’intérieur ces « indigènes »,
capables du meilleur comme du pire.
En effet, attaché à une certaine image de l’Homme, Molard a défié l’armée
française qu’il servait et l’Eglise qui l’avait envoyé en Algérie comme «
séminariste ». Par le truchement de témoignages courageux, il essaie dans un
style Saidien2 de remonter à la source du conflit entre Français et Algériens et
qui s’est soldé par une guerre des plus meurtrières. Il nous décrit comment les
Français considéraient l’Autre comme une partie inférieure d’eux même. Il
ajoute aussi que la plus grande erreur commise par la France se résume comme
suit : « On ne peut prétendre faire une même nation de Dunkerque à
Tamanrasset, ni même mener une pacification « propre », quand des populations
1Chaîne montagneuse d'Algérie située au centre du pays et constituant une partie de l'Atlas
saharien.
2 Edward Said
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 101-116
102
entières et les individus qui les composent n’on même pas droit, dans la bouche
des dominants, à un nom digne » (Molard, 2003 :106)
Séduit par son prochain, Molard se démarque d’une armée qui comptait
maîtriser le peuple autochtone sans le connaître de près : « La relation d’une
armée avec un peuple en révolte qu’il est chargé de mater est toujours difficile.
A plus forte raison lorsque cette armée est étrangère à ce peuple, loin de son
histoire, de sa langue, de sa culture, de sa religion, de sa manière de vivre… »
(Molard, 2003 :108).
La lecture des mémoires de guerre que Molard relate suscite les interrogations
suivantes : quelles conceptions Molard donne-t-il à « l’alter » et l’ « égo » ?
Dans quelles mesures peut-on affirmer que dans bien des cas, l’auteur se
rapproche de l’ « alter » et s’éloigne de l’ « égo »?
Pour répondre à ces questions, nous appréhendons la notion de l’Altérité chez
Molard d’un point de vue sociologique où le « dehors » et le « dedans » sont
l’avers et le revers d’une même médaille, pour ainsi reprendre Georges Simmel.
(Simmel, 1908)
I) L’altérité du « dehors » dans Djebel Amour …et de haine
Dans un chapitre qu’il consacre à la notion d’altérité, le sociologue allemand
Georges Simmel souligne que l’unité de la distance et de la proximité, présente
dans toute relation humaine, s’organise en une constellation dont la formule la
plus brève est Cette antinomie est développée davantage par Simmel en
« altérité du dehors » et « altérité du dedans » :la distance à l’intérieur de la
relation signifie que le proche est lointain, mais le fait même de l’altérité signifie
que le lointain est proche (Simmel, 1908 : 54).
Pour ce qui est de l’altérité du « dehors », Simmel précise qu’elle concerne les
pays, peuples et groupes situés dans un espace et/ou un temps distants et dont le
caractère « lointain » voire « exotique », est établi en regard des critères propres
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 101-116
103
à une culture donnée correspondant à une particularité nationale ou
communautaire. (Simmel, 1908 : 54). La réflexion du sociologue allemand
nous conduit à comprendre que l’altérité du dehors dont il est question dans
Djebel Amour…et de haine serait synonyme de compassion, reconnaissance et
rapprochement de l’alter qui est l’individu algérien pendant la guerre d’Algérie .
En effet, dès les premières lignes de ses mémoires, Molard n’hésite pas à
préciser aux lecteurs qu’il est parti en Algérie non pour faire la guerre mais pour
passer le service militaire qui avait à l’époque un caractère obligatoire pour tous
les jeunes français en bonne santé. Il ajoute aussi que la formation dont il avait
bénéficié au séminaire l’avait grandement préparé pour ne jamais porter les
armes car elle condamnait toute sorte de torture et de racisme :
Certains professeurs étaient fortement opposés, au nom
de la foi chrétienne et de la simple morale humaine,
aux violences faites aux populations et surtout
l’utilisation de la torture. Et j’avais ainsi baigné depuis
1954 dans ces idées du droit des peuples, du respect de
tout homme, du rejet du racisme et surtout du refus de
la torture. (Molard, 2003 :16)
Dans un autre passage, l’auteur confie aux lecteurs que ses propres positions
avaient été confortées par un conseil que son formateur au séminaire lui avait
donné au moment où il s’apprêtait à quitter le séminaire pour rejoindre le port de
Toulon où on regroupait tous les jeunes appelés qui partaient en Algérie :
Je me souviens qu’au moment du départ, alors que je le
quittais, le professeur de séminaire qui était davantage
chargé de ma formation m’a dit avec une certaine
solennité : « et n’oublie pas Jean, que j’aimerais mieux
te savoir mort que complice de tortures ». Une telle
phrase, objectivement dure, je l’avais acceptée parce
qu’elle correspondait à un choix de vie. (Idem :104)
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 101-116
104
C’est ainsi que Molard avait pris la décision de passer son service militaire en
tant qu’infirmier non en tant que véritable soldat de terrain, remplaçant sa
mitrailleuse par une musette de coton et de bandelettes. Aussi, souligne- t-il
clairement dans ses mémoires qu’il faisait partie d’une minorité de soldats
français venus en Algérie contre leur gré et qui s’opposaient à toute forme de
traitement inhumain des indigènes qu’il répartit en trois catégories : les
Algériens qui étaient dans l’armée française, les Algériens qui étaient dans les
rangs du FLN3 et le reste de la population algérienne.
Concernant les Algériens de l’armée française, Molard dénonce une certaine
injustice dans le traitement par rapports aux soldats français. Il n’arrivait pas à
comprendre comment un arabe qui lutte pour la France et qui laisse même sa vie
sur le champ de bataille se fait traiter comme un soldat de seconde catégorie par
les responsables militaires français :
Et pour moi, le premier boulot, en même temps que
l’inventaire des dégâts, est surtout de rassurer le blessé.
Non, il n’est pas seul dans ce chaos de bruit de cris de
sang, mais non, Ali,(ou Robert), dis pas ça, je t’assure,
tu vas pas mourir, ton turc, c’est pas bien grave. Il faut
lui parler à tout prix, lui dire n’importe quoi, qu’il va
avoir une permission, qu’il sera rapatrié en France ou
qu’il retrouvera son douar. (Ibid. 44)
Dans un autre passage, Molard condamne la manière dont on faisait le deuil
quand un soldat français et un soldat musulman tombaient sur le champ de
bataille. Il se demande si les « musulmans » qui sont morts sous l’uniforme
français sont comptabilisés parmi les morts du camp français. Il ajoute aussi que
la politique de l’armée française quand un soldat perd la vie était connue et
approuvée par les autorités françaises:
3 Front de Libération Nationale algérien.
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 101-116
105
Ces bataillons de tirailleurs présentaient l’intérêt, en
cas de décès, de ne pas traumatiser à tout coup
l’opinion publique métropolitaine. Quand le village de
Saint Machin les Ormeaux apprenait la mort d’un de
ses gars, c’était des centaines de gens, bouleversés, qui
se demandaient à quoi servaient ces combats qui leur
tuaient leurs jeunes et n’en finissaient pas. Quand
c’était Ahmed ou Mustapha qui tombait dans le djebel,
il n’y avait pas de dégâts collatéraux en métropole.
(Ibid. 43)
Outre les indigènes de l’armée française, Molard avait toujours de la compassion
pour les combattants algériens qui tombaient entre les mains de l’armée
française. Dans un passage empreint d’humanisme, l’auteur nous confie qu’à
chaque fois il était appelé à soigner un combattant algérien pour qu’il révèle le
maximum d’informations, il le traite comme un soldat français, comme un
Homme tout simplement : « Déjà dans le coma de la mort, je fais ce que je peux,
avec le plus de douceur possible, non pas pour le rendre présentable, je m’en
fiche, mais pour que dans son agonie, il sente enfin une main qui ne lui veut pas
de mal. »(ibid.78)
Le même comportement était réservé par Molard aux combattantes du FLN. Il
nous dit d’ailleurs qu’en faisant semblant, un jour, de soigner une vieille qui
n’avait plus que quelques heures à vivre, il était heureux d’avoir vu dans ses
yeux autre chose que de la peur et de la haine rentrée. Et qu’il y avait, pour une
fois, une petite lumière qui ressemblait à un regard d’humanité. (Ibid.71)
Pour ce qui est de la troisième catégorie d’Algériens, elle représente la majorité
des autochtones qui espéraient vivre dignement dans une Algérie algérienne,
dans un climat d’honneur et de fierté. Ils n’avaient selon Molard aucun pouvoir,
ni économique, ni politique et étaient privés de toute reconnaissance culturelle.
Ils vivaient comme des êtres tolérés pour les travaux manuels mal payés, ou
refoulés dans les montagnes ou dans « le bled » (Ibid.107)
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 101-116
106
De même, l’auteur attaque de front le racisme linguistique dont souffraient les
algériens durant la période coloniale. Les appellations désobligeantes pour
désigner les individus ou des familles d’individus expriment selon lui un refus
de reconnaissance de dignité, d’égalité et bien évidemment de fraternité et
révèlent l’impossible cohabitation dans l’égalité : « Il y a bien plus que de
simples mots déplaisants, il y a le refus de considérer l’autre comme un homme
à part entière. Dis-moi comment tu nommes l’étranger et je te dirai l’idée que tu
te fais de l’humanité. » (Ibid.107)
Convaincu de l’échec du projet chimérique de l’Algérie française, juste et
fraternelle, Molard souligne dans un passage saisissant et porteur de sens qu’on
ne peut prétendre faire une même nation de Dunkerque à Tamanrasset, ni même
mener une pacification « propre », quand des populations entières et les
individus qui les composent n’ont même pas droit, dans la bouche des
dominants, à un nom digne. Il est à signaler aussi que dans Djebel Amour …et
de haine, la reconnaissance de l’ « alter » comme un homme qui a droit au
même traitement que l’ « égo » est accentuée sur le plan typographique par
l’emploi des termes dévalorisants entre guillemets, une technique à laquelle
Molard recourt pour dire aux lecteurs qu’il était contre toute sorte d’injures ou
d’appellations désobligeantes. Parmi les appellations, porteuses de mépris et de
haine, proférées contre la population autochtone et qui sont mises entre
guillemets par l’auteur, nous recensons : « fellaga », « ennemi », « méchants
cons », « zone à nettoyer », « chasse aux rebelles », « hors la loi »,
« fellouzes », « sales gus »…
En gros , nous pouvons dire que Jean Moloard -en dépit de son statut de soldat
parti faire la guerre d’Algérie- s’était préparé moralement pour rester fidèle à ses
conceptions humanistes de l’ « autre », tout en essayant de sensibiliser l’opinion
publique française sur des faits qui continuent jusqu’à présent à ternir son
image. Il n’a pas peur de dire dans l’après-propos de ses mémoires qu’il ne
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 101-116
107
décrit que ce qu’il a vécu en Algérie entre 1956 et 1957 et que connaître la
guerre et ses dangers lui a permis de gagner le droit de parler sans se faire traiter
de moraliste de bureau. (Ibid.130)
De même, il est à signaler que cette altérité du « dehors » qui fait de l’ « alter »
un congénère immédiat, se place aux antipodes de ce que Simmel entend par
« altérité du dedans » qui fait de l’ « égo » un dissemblable qui s’éloigne
davantage de la logique et de la raison par ses comportements et ses
convictions. Comment se manifeste donc cette altérité du « dedans » dans les
mémoires de Molard ?
II) L’altérité du « dedans » dans Djebel Amour … et de haine
Pour décrire la situation où le prochain se retrouve au cœur de ce qu’on entend
par l’altérité du « dedans », Georges Simmel précise qu’elle est liée à une
appartenance de groupes (national, ethnique, communautaire, religieux…) qui se
distinguent à l’intérieur d’une organisation sociale ou culturelle et peuvent y être
considérés comme source de malaise ou de menace (Simmel : 1908 : 54).
Molard faisait partie de la « Gauche » qui était contre la guerre et qui constituait
un réel danger et une sérieuse menace contre les projets expansionnistes de la
France coloniale. A travers ses mémoires, il décrit un malaise existentiel dans
une société passive, une sorte de solitude dans les rangs de l’armée qu’il sert et
l’église à laquelle il se voue. Cet éloignement du prochain dont il est question
dans Djebel Amour et… et de haine gravite autour de deux pôles essentiels que
Louis Althusser appelle (Appareil Répressif de l’Etat et Appareil Idéologique de
l’Etat) (Althusser, 1970 : 67)
Pour ce qui est de l’ARE, Molard affiche clairement dans ses mémoires son
mécontentement vis-à-vis des pratiques policières et militaires en Algérie dont le
maître-mot était la « torture ». Il précise aussi que la torture touchait à la fois les
prisonniers algériens et les Français qui œuvraient pour que les Algériens aient
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 101-116
108
leur indépendance. L’affaire « Maurice Audin » est un exemple des plus
synthétiques de cette torture généralisée puisqu’elle avait fait monter d’un bon
cran la tension et les critiques, nous dit-il en pensant aussi qu’en supprimant les
opposants ou en les faisant taire, le pouvoir ou les ultras supprimaient toute
possibilité de débat et instauraient la dictature de l’idée unique. (Ibid.156)
Il ajoute également que le caractère despotique de l’armée française entrainait
tous les jeunes français dans une guerre dont il ne connaissait que l’appellation
et qui les muait en parfaits sanguinaires : « Peu avaient des convictions
politiques un peu structurées, d’autant moins que l’âge de la majorité légale était
de 21ans. On imposait à ces jeunes le devoir de tuer, alors qu’ils n’avaient pas
encore le droit de vote ! … » (Ibid. 22).
Molard se moque aussi de ce projet de pacification « armée » que les autorités
militaires de son pays voulaient faire réussir par tous les moyens. Dans un
registre sarcastique, il souligne qu’il fallait ratisser, nettoyer, purger, contrôler,
passer au peigne des fusils, pour tout dire « pacifier », afin d’en extraire toute
présence humaine, forcément hostile. (Ibid.32)
Pour décrire les conséquences des horreurs de la guerre, il n’hésite pas à dire
que la guerre d’Algérie a fait des militaires de « véritables machines à tuer » qui
restaient insensibles dans les situations les plus macabres :
On peut manger, bien assis sur sa pierre et de bon
appétit, sans même leur avoir tourné le dos, à trois
mètres de cadavres dont les brûlures sont pourtant
horribles à en vomir. Qui, en temps normal, pique-
niquerait à côté de corps étendus et défigurés ? C’est ce
jour-là que j’ai brutalement réalisé : mon pauvre vieux,
qu’est-ce que tu es devenu ? (Ibid.64)
Les méthodes de l’armée française sont comparées par Molard à celle de la
Gestapo nazie qui est facilement identifiable et relativement aisée à dénoncer,
parce qu’elle se fait « à froid », systématiquement et qu’elle engage la
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 101-116
109
responsabilité d’un Etat qui « couvre » sa pratique tout en la niant.(Molard,
2003 :75)
Dans un passage poignant, l’auteur nous donne à lire une scène où l’animal se
faisait plus humain que les soldats qui prenaient du plaisir à chaque torture, à
chaque contrôle routinier musclé :
L’horreur du tableau a été moins dans le degré de
blessures infligées au vieil homme, que dans la
différence du comportement des hommes et de la bête.
Le chien, manifestement, n’avait aucune envie de
s’acharner sur un homme exposé au grand jour et
immobilisé…les gradés et son maître semblaient
devenus enragés par le manque de zèle de la bête. On
les sentait prêts à mordre à sa place. Triste spectacle de
ces hommes à qui un chien semblait donner une leçon
d’humanité. (Ibid. 97)
Pour appuyer davantage sa position vis-à-vis de cet outil de l’ARE, Molard
souligne que l’armée française avait donné aux militaires tous les pouvoirs, y
compris celui de vie et de mort, et enlevait aux « indigènes » le peu de droits qui
leur avaient été concédés. Il termine cette incrimination par affirmer qu’en
Algérie, la torture, si largement pratiquée, allait de soi, coulait de source, de la
source coloniale, de la source du racisme(Ibid.112).
De la dénonciation de l’armée française, Molard se tourne vers la presse et
l’Eglise, deux outils de l’Appareil Idéologique de l’Etat qui ont fortement
contribué à ce qui s’est passé en Algérie entre 1830 et 1962.
En parlant de la presse française, l’auteur commence par dire que les militaires
français étaient fortement conditionnés par une certaine presse qui faisait
l’apologie de la guerre et d’expansionnisme au nom de la civilisation et du
christianisme. Il n’hésite pas à dire que le comportement des militaires n’était
que le reflet et l’expression de ce que leurs parents, leur environnement, leur
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 101-116
110
milieu pensaient de l’Algérie, de la colonisation, des populations arabes, de la
répression ou de la torture(Ibid.22).
De même, il cite quelques titres de journaux qu’il lisait secrètement au séminaire
car ils se réclamaient de l’ « opposition » et luttaient pour que l’opinion publique
abandonne les conceptions stéréotypées de la guerre et des populations
étrangères tout en remettant en question la politique dite de « pacification » :
Au séminaire aussi on lisait beaucoup la presse, y
compris les journaux « d’opposition » qui critiquaient
cette guerre, la colonisation qui l’avait provoquée, les
positions des responsables politiques et beaucoup
d’entre nous faisaient leurs critiques et les
condamnations des méthodes utilisées par l’armée
française. …Nous lisions beaucoup, surtout « une
certaine presse » que nous nous échangions : France-
observateur, l’Express, Le monde, Témoignage
chrétien, le Canard enchaîné… et les discussions
portaient désormais sur la guerre, la torture, les doutes
sur les résultats de la pacification (Ibid.17).
Comme exemple de la propagande mise en place par l’armée française, Molard
cite dans ses mémoires un certain Léo. P., un journaliste venu en Algérie pour
couvrir la guerre en fonction des exigences de l’armée française. Ce dernier
excellait selon l’auteur dans le récit décalé de ce qu’il voyait, notait, et vivait sur
le terrain :
Léo.P.n’était pas un militaire, il était journaliste, venu
pour faire du reportage…et le soir à la radio du
commandant, il dictait des articles qui nous
paraissaient un peu « décalés » par rapport à notre
propre vision des choses. Il rappelait une grande
imagination et un verbiage de circonstances (Ibid.138).
Poursuivant son indignation, Molard décrit d’une manière neurasthénique le
manque de professionnalisme, d’objectivité et de neutralisme d’une presse qu’il
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 101-116
111
qualifie de « symptomatique ». Il nous confie que cette presse qui était censée
jouer le rôle de « garde-fou » dans la société a malheureusement beaucoup
participé à ce concert de simplismes, en s’interdisant toute autre parole que celle
des factions en place. L’auteur n’hésite pas à pointer du doigt le caractère
ridicule d’une presse qui joue avec ses principes fondateurs :
Je me souviens encore de cette UNE du principal
quotidien d’Oran : la partie haute de cette première
page, à l’occasion des funérailles d’un soldat mort au
combat, titrait en grosses lettres avec la phrase du
colonel qui avait présidé la cérémonie : « notre cause
est juste parce que des hommes acceptent de mourir
pour elle ». La moitié basse de la même page annonçait
en lettres à peine plus petites que « au cours d’un
combat à Oued Machin, l’armée tue cinquante
rebelles ». La juxtaposition de ces titres hurlait le
ridicule. Qu’un colonel devant un cercueil se fende
d’une phrase aussi stupide que ronflante, on peut
comprendre ! mais que l’équipe d’un journal ne voie
pas que, selon le même critère de sang versé, son
deuxième titre rend cinquante fois plus juste la cause
de « l’ennemi » est désarmant de bêtise… (Ibid :157)
Molard termine sa réflexion sur la presse française par se poser une question
substantielle sur ce que la France connaît en ce début du troisième millénaire :
« Si selon la presse actuelle, les problèmes de la France de 2002 avec le
chômage, les banlieues, les exclusions et l’insécurité peuvent être aujourd’hui
considérés comme importants, comment qualifier ceux qui écrasaient l’Algérie
des années 1954-62 ? » (Molard, 2003 :159).
Concernant le deuxième outil de l’AIE remis en question, Molard n’hésite pas à
faire la différence entre l’autorité cléricale de France et le séminaire qui l’avait
formé et qui s’inscrit dans la lignée des congrégations ou sociétés religieuses,
comme celle des Pères Blancs, traditionnellement proches des milieux
musulmans, ou bien encore des prêtres de la Mission de France. Il ajoute aussi
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 101-116
112
qu’une grande partie de séminaristes envoyés en Algérie étaient peu sensibles
aux discours de propagande et s’attachaient à leur foi chrétienne et à l’amour
universel des hommes, dénonçant chemin faisant les comportements militaires
envers les personnes pauvres et sans défense. (Ibid :124)
D’un ton hurlant la déception et la trahison, Molard précise qu’il se réclamait
d’une Eglise des marges qui s’opposait à un collectif épiscopal politisé,
manipulé et qui tournait le dos aux valeurs prônées par l’Evangile :
Et pourtant, l’Eglise, celle du collectif épiscopal
français, celle de Rome, s’est quasiment tue pendant
les cinq premières années de guerre. Mais
heureusement, pas toute l’église et même pas tout
l’épiscopat. L’Eglise des marges parlait, elle qui
regroupait pour la circonstance, avec des prêtres et des
religieux (ses), les chrétiens que l’on disait à l’époque
« de gauche » ou « progressistes », mais pas seulement
eux. (Ibid.171)
Il ajoute aussi que cette démission de l’autorité cléricale qui était dans
l’incapacité d’avoir une parole collective forte ne faisait que discréditer l’Eglise
de France aux yeux des religieux sincères et imprégnés d’humanisme et animés
par des idéaux communs d’humanité, concernant la guerre, la décolonisation, le
droit des peuples à disposer d’eux-mêmes : « L’Eglise en tant que corps
constitué, celle du Magistère, malgré tout ce qu’elle savait, a laissé les gens se
débrouiller tout seuls avec leur conscience, comme si elle était dans l’incapacité
d’avoir une parole collective forte » (Ibid.173).
Jean Molard n’omet pas de reprocher à l’Eglise de Rome sa non-implication
dans la lutte pour la dignité humaine et pour la paix dans certaines sphères
géographiques. Il nous dit que même plus haut placés, et plus à l’abri des
pressions militaires ou politiques françaises, les gens de Rome étaient, eux aussi,
aux abonnés absents (Molard, 2003 :174).
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 101-116
113
Ce sentiment de malaise et de solitude au sein de l’Eglise avait poussé l’auteur
et beaucoup de séminaristes à tourner le dos à l’Eglise qui ne représentait plus à
leurs yeux l’Evangile, la seule voie de la foi. Molard remercie Dieu de l’avoir
envoyé en Algérie car la guerre lui a permis d’avoir une foi ébranlée mais
épurée :
Mais à quelque chose malheur est bon. La foi sort
secoué, mais purifié. Ne pouvant pas compter sur l’aide
de l’autorité, on ressent davantage le besoin de
retourner à l’Evangile, à son essentiel…En Algérie,
c’est le ferment de l’Evangile qui a aidé des chrétiens à
ne pas sombrer, comme d’autres ont trouvé des raisons
de refus dans leur propre engagement politique,
syndical, de type humaniste(Ibid.178).
L’auteur termine ses témoignages sur le rôle honteux de l’Eglise durant la guerre
d’Algérie en utilisant une image des plus éloquentes où les colonisés sont
assimilés à des brebis, les militaires à des loups et l’Eglise à un berger qui avait
la tête ailleurs :
Une fois de plus, j’ai eu honte, mais cette fois, ce
n’était plus de mon pays, c’était de mon Eglise. Je
pensais à tous ceux qui s’étaient mouillés pour résister,
ceux qui avaient connu al prison, j’ai pensé aux
torturés et j’ai revu certaines images…pendant que les
brebis se battaient avec le loup, le berger avait la tête
ailleurs (Ibid.176).
Pour finir, il faut préciser que si Molard s’en prend violemment dans ses
mémoires à la presse et à l’Eglise, c’est parce qu’elles ont massivement
contribué par leur hypocrisie à faire des Français un peuple égoïste, vil et
comparse :
En Algérie, ce ne sont pas seulement des militaires qui
ont été plus ou moins complices ou acteurs de la
torture, c’est la France toute entière. Face à ce
problème, l’immense majorité des civils de l’époque
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 101-116
114
parfaitement informés pour qui le souhaitaient, a été
aussi aveugle, aussi « tolérante », aussi lâche, aussi
complice que la plupart qui n’ont fait que reproduire
sur place ce qui se pensait et se disait (ou ne se disait
pas ) en métropole(Ibid.103).
Ainsi nous pouvons dire que l’altérité du « dedans » est un sentiment qui isole
l’individu dans son propre entourage, qui l’éloigne de l’idéologie collective mais
qui le rapproche dans bien des cas de la valeur réelle de la vie et de l’Homme.
Pour revenir de manière synthétique sur la relation existant entre l’altérité dite
du « dedans » et celle dite « du dehors » dont il est question dans Djebel
Amour…et de haine, nous soulignons une scène où l’auteur se rapproche d’un
vieux paysan algérien qui lui rappelle son père et par la même occasion
s’éloigne des soldats de son bataillon car ils lui rappellent le soldat allemand de
la seconde guerre mondiale :
Un jour, nous « ramassons » un vieux paysan qui
laboure son champ avec un mulet et pauvre charrue de
bois. Le vieux parlemente avec le capitaine sur le
problème de son animal qu’il ne peut abandonner…j’ai
pensé à mon père, paysan comme cet homme qui peut
être ce jour-là, labourait lui aussi… En plus profond
me revenait, une fois de plus, le souvenir des soldats
allemands. Enfants, je les avais souvent vus alors qu’ils
occupaient le Camp de Sathonay, dans l’Ain…ils nous
faisaient grande peur quand ils bloquaient le village
avec des mitrailleuses, fouillaient les maisons et
« ramassaient » tous els hommes, y compris dans les
champs. (Ibid.69)
En guise de conclusion, nous pouvons dire que Djebel Amour …et de haine est
un texte écrit avec beaucoup de courage car il cristallise le mal-être que
beaucoup d’anciens Français ressentent aujourd’hui. Dans la préface de ces
mémoires, Maurice, un « ancien d’Algérie » et ami de Jean Molard nous livre
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 101-116
115
que c’est ce genre d’écrits qui permettront à la France de se réconcilier avec
elle-même et aller de l’avant en toute sérénité :
après tant d’années de silence, la parole à jaillit chez
« les anciens d’Algérie » …il faut que les réalités se
disent et se redisent pour que s’expriment les
consciences longtemps auto-muselées, pour la nation,
trop souvent présentée comme la patrie des droits de
l’homme, sache se reconnaître capable et coupable
d’horreur, et enfin, aussi, surtout , afin que les leçons
soient tirées pour le présent et l’avenir (Ibid. 7).
Il ajoute aussi que la France « doit faire des nombreuses mémoires individuelles
une grande mémoire collective, la seule capable de permettre à la France
d’assumer, de digérer et de dépasser les traumatismes qui pèsent encore sur de
nombreux « anciens d’Algérie » comme sur beaucoup de rapatriés » (Ibid.8).
Il incite aussi les historiens français à s’intéresser de près aux multiples
témoignages que les « anciens d’Algérie » peuvent faire sur ce qu’ils ont vécu
réellement en Algérie, loin de toute défiguration des réalités : « L’ensemble de
ses témoignages écrits, parfois discordants, nourrissant la recherche et les
travaux des spécialistes, historiens et autres, finira bien par se réunir, comme les
petits ruisseaux dans la grande rivière, pour faire une mémoire commune,
assumée, dont le pays a besoin »(Ibid. :181). De son côté, Molard termine ses
mémoires en les présentant comme la bataille pour la défense de l’Homme qui
est restée une des principales constantes de sa vie de citoyen français et homme
d’Eglise (Ibid.182).
Djebel Amour …et de haine de Jean Molard est essentiellement une conception
fraternelle et égalitaire que de Jean Molard réserve à l’Autre dont les traits ont
déjà été dessinés par Sartre, Césaire et Memmi et d’autres militants qui ont
mobilisé leurs plumes pour la dignité humaine. De par les positions prises par
l’auteur vis-à-vis de l’ « alter » et de l’ « égo », nous pouvons dire qu’il s’agit
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 101-116
116
d’un texte à prendre en considération dans le processus de la lutte contre la
conception intrinsèquement et extrinsèquement stéréotypée de l’ « indigène » et
qui jusqu’à présent ne cesse de creuser davantage le fossé entre l’Européen et
les autres races, entre le Christianisme et les autres religions, entre la France et
son Histoire coloniale.
Références bibliographiques
ALTHUSSER Louis, « Idéologie et appareils idéologiques d’État. (Notes
pour une recherche) », article publié in La pensée, Paris, 1970
MOLARD Jean, Djebel Amour…et de haine, un séminariste dans la guerre
d’Algérie, Editions Golias, Villeurbanne, 2003.
SIMMEL Georges, Sociologie, étude sur les formes de la socialisation
(1908), P.U.F., 1999.
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 117-131
117
Naima MERDJI
Université de Chlef
Représentation de l’altérité à travers
l’écriture de Salim Bachi
Introduction
Le monde littéraire est un espace qui permet aux lecteurs de voyager, de
connaitre des lieux, des faits et des cultures. Ces dernières constituent des
sources inépuisables donnant une grande place à l’interculturel dans le monde.
Une fiction tente avant de distraire, à informer, à raconter mais surtout à
introduire une culture voire plusieurs. L’altérité met en évidence un
universalisme abstrait cherchant l’acceptation de la différence. La littérature crée
des liens pour se rapprocher de l’Autre à travers différentes représentations
imaginaires. Elle diffuse des opinions, des principes et des idéologies qui se
croisent, se heurtent et installent des contradictions dans la description du regard
de l’Autre. Ce dernier est considéré comme une catégorie faisant partie d’une
autre culture marquant une différence, voire une pluralité plus ou moins
acceptée. Martine Abdallah-Pretceille décrit l’espace de la production littéraire
ainsi : « Le texte littéraire, production de l’imaginaire, représente un genre
inépuisable pour l’exercice artificiel de la rencontre avec l’Autre : rencontre par
procuration certes, mais rencontre tout de même » (Abdellah-Pretceille&
Porcher, 1996 :138)
L’écriture de Salim Bachi raconte cette rencontre et décrit le croisement des
cultures, en particulier dans Autoportrait avec Grenade, Moi, Khaled Kelkal, et
Le dernier été d'un jeune homme. Comment Salim Bachi décrit-il l’altérité dans
un monde qui vire à l’universalisme ? Quelle réalité culturelle est l’objet de sa
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 117-131
118
représentation? Comment le discours littéraire participe-t-il à la construction
identitaire au milieu d’un choc culturel ?
Titulaire d’une maîtrise et d’un DEA en lettres modernes, Salim Bachi est un
romancier algérien qui a quitté l’Algérie en 1997 afin de poursuivre ses études à
Paris. Il s’est affirmé en tant qu’écrivain en traitant des sujets nationaux et
universels incontournables. Il est l’auteur de huit romans, deux récits et un
recueil de nouvelles. Il refuse d’être classé par origines ethniques et se considère
comme écrivain universel ou seulement « un citoyen du monde » (Bachi, 2005 :
33). Cela ne l’empêche de s’intéresser de près aux stéréotypes ethnique et
religieux, incrustés dans les esprits par le biais des cultures, des idéologies et des
imaginaires collectifs. Il vise un lectorat francophone en publiant dans des
maisons d’éditions françaises.
Son écriture renferme souvent une réflexion qui met en valeur plusieurs
référents (religieux, historique, mythique, littéraire et artistique). Le lecteur est
confronté à deux mondes différents voire plus qui s’affrontent dans un texte. Le
regard de soi-même ainsi que celui de l’Autre s’installent dans son texte,
introduisant ainsi une double perception, cherchant une identité sous la
domination du doute, de l’incertitude des personnages et parfois en subissant le
poids de plusieurs cultures.
Ce regard échangé met en évidence le discours du Moi mais aussi celui de
l’Autre créant ainsi une interaction, dans laquelle les personnages sont
confrontés à l’exclusion d’autrui et parfois de soi-même quand la confusion
s’installe en recherchant une identité perdue, mais aussi la reconnaissance de son
prochain ouvrant ainsi la voie vers l’Autre. L’auteur multiplie les références
dans ses romans et détermine les identités culturelles dans un univers commun.
L’interculturel participe largement dans le processus de la communication avec
l’Autre malgré sa diversité culturelle. Le Moi essaye de le comprendre mais pas
forcément de l’accepter.
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 117-131
119
Un des principes de l’altérité est cette nouvelle perception du monde, une
représentation qui multiplie les cultures et gère une interaction sociale. Des
rapports interculturels se créent mettant en œuvre une ouverture vers un
pluralisme omnipotent. Une interculturalité se dégage de l’écriture de Salim
Bachi prenant différentes formes, à commencer par sa propre biographie.
1. L’auteur entre deux cultures
Dans son premier récit, l’auteur raconte son voyage à Grenade. Il retrace le
parcours d’un voyageur tout en dévoilant la civilisation arabe au moment où elle
rayonnait de l’autre côté de la Méditerranée. Il rencontre plusieurs personnes
réelles et imaginaires, à commencer par son éditeur jusqu’à ses personnages,
créant de remarquables dialogues. Il dessine le portrait d’une ville de la
civilisation arabe à l’apogée de sa gloire.
Comment rendre, au fil de la plume, les impressions qui
traversent l’esprit d’un étranger ? Je l’ai toujours été
pourtant, étranger. Étranger en son pays, comme le dit
Villon, étranger en France ou je vis depuis huit ans,
étranger à moi-même enfin, me comprenant peu,
m’interrogeant trop (BACHI, 2005 :16).
Cette sensation d’être étranger dans son propre pays le ronge. Même installé en
France, son problème d’identité n’est pas réglé pour autant. Ses idées et ses
pensées ne sont plus en cause mais pas son physique : « Avec ma tête de
métèque, de juif errant, de pâtre arabe, on peut difficilement me prendre pour un
descendant de Charles Quint. » (BACHI, 2005 :17)
Cette identité multiple qui s’installe avec métèque, juif, arabe et descendant de
Charles Quint met en évidence la personnalité de l’auteur qui sait où se trouve sa
place dans une société étrangère. VINSONNEAU Geneviève (2002) détermine
une identité culturelle, non seulement par la nature qui constitue un individu,
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 117-131
120
mais aussi par sa relation avec son appartenance. Après ce regard sur soi, le
regard de l’autre est également relevé dans l’exemple qui suit :
- Cierra la puerta ! gueule mon voisin de lit. …Mon nouveau
compagnon. Un vieil Espagnol.
- Comment tu t’appelles ? Il parle français
- Salim
- Jack ? Il est à peu près sourd.
- Non. Salim
- C’est pas un prénom français, ça.
- Arabe. Et toi ?
- Quoi ?
- COMMENT T’APPELLES-TU ?
- Pas besoin de crier. Je m’appelle Pedro.
- […]
- J’étais légionnaire, c’est pour ça que je parle français.
J’étais là-bas, chez toi.
- En Algérie ?
- Pendant la guerre. A Sidi Bel Abbes. Je ne comprends pas
pourquoi, vous, les Algériens, vous avez refusé de rester
français ?
- On en avait marre.
- C’est la faute à de Gaulle. Il nous a menti.
- Un grand homme.
- Tu parles, Jack, un salopard, oui. Et maintenant, les
Algériens, vous êtes en France, c’est pas vrai, ça ?
- En partie.
- Vous auriez été plus heureux si la France était restée chez
vous. Maintenant, y a des Algériens partout. De la porte de
Clignancourt à la mairie de Saint-Ouen, et plus loin encore.
Vous êtes partout. Dans toute la France.
- Sur toute la terre, Pedro.
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 117-131
121
- J’aime bien discuter avec toi, Jack. (Bachi, 2005 :122-124)
L’identité du personnage est son histoire, réelle soit-elle ou imaginaire, elle
repose sur l’affirmation du ʺjeʺ, pas le ʺjeʺ de Descartes, qui pense donc qui
existe, mais le ʺjeʺ qui se construit avec l’interaction dans des relations
d’inclusion/exclusion. Le Moi accorde une grande importance à son
appartenance à un groupe, mais l’acceptation d’autrui génère une grande
émotion chez l’individu. L’interculturalité est déclenchée dès qu’une rencontre
communicationnelle se fait entre le Moi et autrui. Elle proclame le droit à la
liberté d’être différent et exige une reconnaissance de l’altérité
La tolérance commence par l’acceptation de l’Autre, à commencer par son
identité (nom, origines, langue…). Un léger rejet se sent dans ce dialogue qui dit
long sur les relations d’échanges. L’Altérité est concrètement visible dans les
relations raciales en développant des préjugés, des catégorisations, des
stéréotypes, des identités sociales selon (JODELET, 2005 :23-47).
2. Khaled Kelkal et son affirmation de soi
Dans le roman Moi, Khaled Kelkal, Salim BACHI retrace la vie, les pensées et
les rêves mais aussi les inquiétudes, les peurs et les souffrances d’un jeune
algérien de 24 ans. Né à Mostaganem, il émigre en France avec sa mère pour
rejoindre son père. C’est un brillant élève qui réussit à avoir une place au lysée.
Le racisme et l’incompréhension finissent par l’emmener à sa perte. Khaled
Kelkal devient l’ennemi public n°1 en 1995. Il participe à plusieurs attentats.
Traqué et abattu de onze balles sous le regard des Français sur les chaînes de
télévision. Ce personnage raconte son cauchemar au lycée La Martinière quand
sa différence avec les autres lycéens commence à se sentir :
On m’avait jeté dans la gueule du loup : le lycée La Martinière. Je venais d’avoir 18 ans comme dans la chanson de Dalida qu’écoutait en boucle maman. Je me suis retrouvé confronté à un mur. A la cantine, je refusais de manger du porc, me
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 117-131
122
singularisant encore plus […] La viande pas halal, elle n’était pas préparée comme le veut notre religion. Je me sentais encore plus musulman depuis que je les connaissais et les observais chaque jour. […] - ma peau mate, mes yeux noirs, mes cheveux hirsutes et indomptés – me rangeait dans la catégorie barbare qu’il convenait de traiter comme inamicale par essence, éloignée des convenances des bonnes manières. Tout cela participait bien sûr de l’impression de rejet que j’éprouvais dans ma chair. (BACHI, 2012 :43-44)
Khaled Kelkal a vécu en France depuis l’âge de deux ans, a grandi avec les
coutumes algériennes de la cité, inculquées par ses parents et son entourage. Au
Lycée il a été confronté à un autre monde, une autre culture où des lycéens
français voient en sa personne un étranger avec son physique typiquement
maghrébin et son attachement à ses mœurs. Ce choc culturel soulève chez lui
des interrogations et le rend vulnérable à toutes les tentations.
Toute sa vie bascule après son premier délit. Un élève studieux devient voleur
de voiture. Il écope de quatre ans de prison pendant lesquels il commet son
premier meurtre, partageant la cellule d’un intégriste qui réussit à l’endoctriner
vu sa vulnérabilité. Après son initiation en Algérie, il part en France avec
l’intention de faire du mal. Il organise des cellules terroristes dans plusieurs
villes telles que Lille, Lyon et Paris. Il apprend à fabriquer des bombes
artisanales et son nom commence à être partout connu en France. Dans le
Dictionnaire de l’altérité et des relations interculturelles, cette quête identitaire
est ainsi définie :
La mouvance des représentations inscrit la construction
identitaire dans une tension entre continuité (fidélité à des
traditions, transmission d’une mémoire collective) et
rupture (questionnements, crise). Dans l’histoire des
individus et des collectivités, on observe toute fois des
phases de figement (momentané) des processus à un
moment et dans un contexte donnés, converger vers des
identifications institutionnelles, religieuses, ethniques ou
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 117-131
123
territoriales que d’aucuns ne manqueront pas d’exploiter à
des fins politiques (FERREOLE & JUCQUOIS, 2003 :157)
Cette quête continue d’une identité perdue trouve sa voie dans l’entente et
l’harmonie d’une institution ou dans le patriotisme mais trouve surtout la
sérénité et le réconfort dans la religion. Elle offre un refuge aux individus et aux
collectivités en phase de rupture avec leur monde et de figement face à
l’inconnu.
La sortie du roman coïncide avec l’affaire de Mohammed MERAH. Ce qui est
frappant, c’est la ressemblance du parcours des deux terroristes. Dans un
entretien avec Grégoire Le ménager du Nouvel Observateur, le 26 mars 2012,
Salim BACHI précise que « Tous deux ont d’ailleurs fini de la même manière:
abattus par les forces de l’ordre, avec un traitement médiatique très
comparable. Merah avait 23 ans, et Kelkal 24 ». (BibliObs, 2012)
Un jeune franco-Maghrébin en quête d’identité se retrouve perdu entre deux
mondes, goûtant à l’injustice des discriminations. Son origine, son ethnie, sa
religion et le lieu où il vit n’arrange pas les choses. Se retrouver dans un monde
différent de celui auquel il était habitué a créé une fissure dans son esprit puis
dans son âme car la complicité de ses amis et de ses professeurs du collège lui
manquait. Il avait conscience qu’il pouvait réussir mais aussi qu’il ne pourrait
jamais s’intégrer. A ce propos, au cours d’une interview KELKAL dit : « Nos
parents nous ont donné une éducation, mais en parallèle les Français nous ont
donné une autre éducation, leur éducation. Il n'y a pas de cohérence » (Le
Monde, 1995)1. La religion était son échappatoire, son refuge, son équilibre
mental parce qu’il avait retrouvé ses origines, le soutien de ses proches et surtout
1 Le Monde publie le 7 octobre 1995 le texte d'un entretien avec Khaled Kelkal, réalisé le 3
octobre 1992 à Vaulx-en-Velin par un chercheur allemand en sciences sociales et politiques,
Dietmar Loch, http://antisophiste.blogspot.com/2009/04/khaled-kelkal-terroriste.html.
Consulté le 20/8/2016.
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 117-131
124
une communauté qui lui offrait une nouvelle identité. Sa fierté et sa différence
l’ont poussé dans la voie de l’Islam radical cherchant une identité, un foyer et un
soutien moral surtout. Il a appris l’arabe et a lu le Coran en prison pendant son
incarcération. Une colère incommensurable le ronge de l’intérieur : victime
d’une injustice et ses efforts non reconnus freinent son élan pour entreprendre
des études supérieures. « ces sentiments mêlés d’amour et de haine, de rejet et
de désir d’appartenir à ce qu’il fallait bien appeler l’élite du lycée La Martinière,
rencontrèrent l’humiliation lorsque je fus insulté par des flics » (BACHI,
2012 :47). La mort pour lui n’est pas la fin mais une délivrance de ses maux, de
son humiliation et de celle de ses proches par sa faute (surtout son père). Il
perdit son humanité et tua sans scrupule, la couleur et l’odeur du sang ne
l’écœurait pas. Aucun remord ni doute n’est détecté chez le personnage :
Je n’étais jamais parvenu à entrer dans une histoire comme
une forêt, abandonnant toute réalité pour m’enfoncer dans
les sous-bois de l’imaginaire, me laissant envahir par le
doute, le mystère, la crainte d’une rencontre inattendue… je
restais sur le seuil. Mon royaume est de ce monde.
(BACHI, 2012 :98)
Un choc culturel voit le jour quand la conscience n’arrive pas à assimiler la
culture de l’autre dans une relation d’échange. Cohen-Émerique le définit
comme « une réaction de dépaysement, plus encore de frustration ou de rejet, de
révolte ou anxiété » (1999 :304). Ce choc génère des émotions contradictoires
entre amour et haine, vivre ou mourir dans l’incompréhension de et par l’Autre.
Si dans ce roman, l’acceptation n’est pas très évidente pour le personnage et son
entourage, un personnage arabe qui vit avec les Français. Dans le deuxième
roman, le personnage est un Français, vivant avec les Arabes, tentant de toutes
ses forces de faire accepter l’idée d’une Algérie française. Une fusion qui
suppose une égalité, un partage, un rapprochement comme celui des deux voies
d’un rail, qui ne se rencontre jamais même s’ils vont dans la même direction.
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 117-131
125
3. Albert Camus et la reconnaissance d’autrui
Dans Le dernier été d’un jeune homme, Salim BACHI décrit l’enfance, la
famille, les origines de son personnage, l’Algérie où a vécu Albert Camus. Il
nous fait part à travers les souvenirs d’un voyageur au bord d’un bateau en
direction de l’Amérique latine, d’une enfance perturbée par la misère, par une
maladie cruelle qui freine son élan vers un avenir sportif, il évoque le manque
du père, le silence de la mère, la main de fer de la grand-mère, la tendresse des
oncles et des tentes, l’aide précieuse des professeurs. Après qu’on lui ait
diagnostiqué une tuberculose, Albert Camus est admis à l’hôpital Mustapha
Bacha. De longues journées et d’interminables nuits lui permettent de découvrir
la littérature, la philosophie à travers la lecture mais surtout d’éprouver le besoin
de mettre noir sur blanc ses pensées et ses idées.
Encore une fois, Salim BACHI s’introduit dans l’esprit de son personnage. Dans
ce roman, le protagoniste est un homme de lettres né en Algérie, un philosophe
qui a côtoyé Jean Paul Sartre. Il développe sa théorie sur l’absurde, un homme
qui rêvait d’une Algérie française, un journaliste et un combattant dans la
résistance française, il a obtenu le prix Nobel de la littérature en 1957. Comme à
son habitude, l’auteur marque une certaine distance vis-à-vis de ses personnages.
Même s’il reprend leur vie en la décortiquant étape par étape, aucune critique
n’est notée. Ses descriptions se caractérisent par l’objectivité mais aussi par la
force de l’auteur de rester neutre envers tout ce qui entoure ses personnages. Il
infiltre leurs esprits pour étaler de probables pensées et de vraisemblables
sentiments en suivant son instinct mais surtout en prenons soin de bien se
documenter sur leurs vies. Avec une écriture marquée par la simplicité, l’auteur
entreprend le monde d’Albert Camus. Il fait jaillir les sentiments d’un jeune
homme jusque-là inconnu par les lecteurs. Il met en exergue le profil
psychologique d’un homme médiatisé, connu par ses romans, ses pièces de
théâtre, ses essais et d’autres travaux encore. L’auteur nous projette dans
différentes époques et mêle les connaissances de plusieurs cultures. Le
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 117-131
126
protagoniste, en l’occurrence Camus décrit l’Algérie comme un lieu reliant
l’Occident et l’Orient, un lieu où toutes les religions vivent ensemble et où les
races sans distinction se mêlent:
Il suffit de comparer la statuaire grecque et les pâles copies
romaines qui encombrent les caves du Vatican pour
comprendre que l’esprit a déserté ces reliques d’un autre
âge. Aujourd’hui, l’Afrique du Nord est à un carrefour où
les races se mêlent, où les hommes de toutes les religions
vivent ensemble, sans ignorer pourtant la violence qui les
entoure. L’Occident et l’Orient se rejoignent en Algérie, par
hasard de l’Histoire qui ne se reproduira plus. Nous, les
artistes, nous sommes les gardiens de ce temple. (BACHI,
2013 :163)
Salim BACHI s’est inspiré de la vie d’Albert CAMUS en général et de son
dernier voyage au Brésil en particulier. Il se glisse dans la peau de cet écrivain
de renommé internationale pour nous faire part de ses souffrances, et mettre en
évidence les espérances d’une âme sensible. Dans une croisière vers l’Amérique,
des souvenirs remontent sur face et recensent son parcours :
Étranger, j’appartiens à un autre monde. Je ne comprends
pas leur langue. Je les côtoie chaque jour mais ne pénètre
jamais dans leurs maisons. Je ne sais comment ils vivent,
élèvent leurs enfants, aiment leurs épouses, traitent leurs
sœurs. Les mères chantent-elles les mêmes berceuses que
les nôtres, ou alors la langue arabe, barbare à mes oreilles,
se pare-t-elle des séductions de Mille et Une nuits où
Schéhérazade ne s’exprimerait plus en français, comme
dans les contes d’Antoine Galland que je lisais enfant, mais
dans un arabe chantant, mélodieux, celui des femmes qui
étendent le linge sur les terrasses de la vieille ville et que
j’espionne parfois, aimanté par ce monde trouble ?
(BACHI, 2013 :52)
Dans cet extrait, deux formes d’Altérité se tracent : la première est l’exclusion,
la deuxième est l’acceptation de l’Autre avec ses différences. La langue reste le
moyen le plus sûr pour faire valoir une culture et mettre en œuvre des relations
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 117-131
127
interculturelles. Salim BACHI décrit minutieusement le regard que porte Camus
aux algériens. Il était fasciné par la langue arabe, tantôt barbare, tantôt
mélodieuse, mais aussi par leur mode de vie qui reste différent de celui des
français. Le protagoniste se considère comme étranger, mais comment peut-il se
percevoir ainsi s’il est né en Algérie ? Il vit en Algérie mais il vit dans un autre
monde, en d’autres termes, un autre groupe social. Se considère-t-il comme tel
ou c’est l’Autre qui le rejette ? Décrit-il ses pensées ou celles de l’Autre ? Même
s’il les côtoie tous les jours et il est bien accueilli selon les règles de l’autre
société car l’hospitalité l’exige, il reste toujours une personne qui vient du
dehors. Il acquit le droit du sol mais pas le droit du sang. L’accueil de l’étranger
dépend de l’ouverture de l’esprit des groupes sociaux mais aussi de la capacité
de l’étranger à assimiler leurs règles (religion, rites, coutumes...). La
confrontation commence d’abord par soi, en lui donnant l’occasion de s’ouvrir à
l’autre, de dépasser ses préjugés. Aller vers l’Autre nécessite une ouverture
culturelle qui se fait progressivement dans l’esprit du Moi.
En 1930, on célébra le centenaire de la conquête de l’Algérie et j’entrai au grand lycée d’Alger, rebaptisé pour l’occasion lycée Bugeaud. On fêta le siècle de la conquête avec un faste inouï. C’était beau. Et irréel. Ridicule aussi. Comment percevaient-ils cela ? Je veux dire les Arabes, […] Oncle Gustave, qui m’aimait bien, me jugea en âge de lire Les Œuvres militaires du maréchal Bugeaud. Il me tendit le livre en précisant : « Nous leur apportons la civilisation. Ils doivent comprendre qu’il faut marcher avec nous. – Les Arabes, eux, disent que nous avons raison de nous réjouir maintenant, puisqu’il n’y aura pas d’autre centenaire de l’Algérie française. – Tu sais ça comment ? – Je l’ai entendu dire. – Ils se trompent. Ils ne sont rien sans nous. (BACHI, 2013 :29-30)
L’identité issue de rencontre n’est pas toujours positive car l’acculturation n’est
établit qu’en faveur de la culture dominante au détriment d’une autre comme la
société occidentale face à la société colonisée, dite primitive. L’idée de
supériorité est toujours présente quand il s’agit du rapport dominant/dominé.
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 117-131
128
L’auteur l’exprime par la voix narrative de l’oncle Gustave, qui affirme que le
ʺNousʺ apporte la civilisation et que l’Autre n’est rien sans le ʺNousʺ. Le mot
ʺArabesʺ est en soi une discrimination, une manière très subtile de classer cet
Autre en race, en communauté différente de celle du personnage. L’oncle
Gustave développe déjà un sentiment d’exclusion contrairement à Albert Camus
qui pense à ce que les autres pensent de la fête du centenaire. Un pas timide vers
l’Autre est détecté dans la voix narrative du protagoniste quand il se soucie de ce
qu’ils (Arabes) peuvent penser d’une fête pour un siècle d’occupation. La
phrase ʺils doivent comprendre qu’il faut marcher avec nousʺ sous-entend que
les Arabes doivent suivre les Français et accepter leur présence en Algérie.
Niant par-là, ce qui constitue leur identité et forme leur union. Considérés
comme inférieurs, ils nécessitent le soutien des Français pour guider leurs faits
et gestes, un soutien qui les rendra plus civilisés.
Deux personnages de la même communauté (française) développent deux
regards différents vis-à-vis des Arabes, l’un les considère comme subalternes
qui dépendent de la bienfaisance du dominant, l’autre comme des alliés qui
pensent et développent des sentiments mais qui n’ont pas encore leur place dans
la société. L’acculturation s’est vue changer de perspective vers une
interculturalité. Au lieu d’assimiler la culture dominante, une reconnaissance des
cultures étrangères est préconisée dans la limite des valeurs des unes et des
autres pour l’établissement d’une nouvelle société avec des normes communes.
Conclusion
L’écriture fictionnelle et/ou factuelle de Salim BACHI est alimentée de
mythologie et de théologie mais surtout d’Histoire mettant en œuvre
l’interculturalité. L’auteur s’intéresse à de multiples cultures qui enrichissent ses
écrits et fertilisent son imagination. Il propose différents sujets d’actualités,
traités avec l’objectivité d’un chercheur en Histoire. Il se met dans la peau de ses
personnages (Arabes, Français, Portugais…) pour raconter leur vision du
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 117-131
129
monde, un regard commun construit à partir de stéréotypes. L’écriture de Salim
BACHI nous révèle en partie des éléments culturels et religieux qui contribuent
largement dans la formation de l’imaginaire collectif, quant à ses différentes
lectures, elles forment son imaginaire individuel. Son écriture nourrit la
mémoire culturelle, en exploitant les œuvres littéraires, artistiques et en mettant
en œuvre les valeurs d’un peuple à un moment donné. A travers ces mémoires se
dessinent des stéréotypes, des préjugés et de la discrimination.
A travers une écriture neutre, objective et impartiale, les personnages réussissent
à développer deux types de visions : celle du Moi à lui-même mais aussi à
l’Autre et puis la vision du Moi par l’Autre. Une double perception qui décrit
l’image de l’Autre sous le regard du Moi et vice versa. Mais aussi la place que
se donne le Moi au sein de la société. La représentation n’est qu’une sorte de
grille qui facilite la compréhension du réel. Elle forme aussi des croyances et
installe des stéréotypes qui remplissent les fonctions interprétatives. Un
imaginaire permet de justifier les actes du groupe et de comprendre le monde
sans que les stéréotypes deviennent un outil péjoratif. C’est plus un outil qui
schématise le réel et facilite la compréhension quant à l’appartenance à un
groupe, formant par là une identité personnelle d’abord, puis collective, d’où le
concept de l’identité culturelle. Ce qui rassemble les individus pour une identité
collective est généralement la Foi ou le nationalisme. Si l’individu perd ces deux
repères, il perd les valeurs de références qui constituent son identité.
L’acquisition d’une reconnaissance passe par l’affirmation du Moi. Marquer sa
différence favorise d’abord l’accès à la liberté. Le Moi dès lors s’engage dans
une lutte pour légitimer cette différence. Une reconnaissance commence par une
connaissance et cette dernière s’installe grâce au dialogue entre le Moi et l’Autre
afin d’atténuer la distance et de les rapprocher davantage, sans faire disparaître
ce qui sort de l’ordinaire, sans laisser tomber les normes. L’affirmation de soi
est plus intense quand elle est alimentée par la reconnaissance d’autrui.
L’altérité assure cette reconnaissance d’autrui avec la différence qui forme son
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 117-131
130
identité culturelle. Khaled Kelkal se considère comme étranger par ses origines,
son physique et sa manière de voir la vie. Cette vision se confirme par le rejet
pressenti au Lycée, et même après. Ses efforts se sont limités aux études pour
s’intégrer à la société française et y trouver sa place mais cette dernière a
récompensé ses efforts par l’isolement, le reniement et l’exclusion. Albert
Camus se sent aussi étranger que Khaled Kelkal. Il est étranger à la langue, à la
culture et à l’idéologie algérienne. Lui qui rêvait d’une Algérie française, voit
ses espérances disparaitre à jamais après la guerre. Les algériens le considèrent
aussi comme tel, vu qu’il n’a réussi ni à s’intégrer à leur mode de vie, ni à
déchiffrer et apprendre leur langue. L’altérité dans l’écriture de Salim BACHI
est représentée sous deux formes. La première forme est l’exclusion sociale, la
deuxième est l’acceptation de l’Autre dans son processus de construction d’une
nouvelle identité. L’auteur décrit le croisement de différents regards à travers
une approche interculturelle. La représentation de l’immigrant en terre d’exil et
le dominant en terre dominée est l’image par excellence de cette relation
interculturelle.
Références bibliographiques
ABDALLAH-PRETCEILLE, Martine, PORCHER, Louis, (1996) Éducation
et communication interculturelle, Paris : Presse Universitaire de France, coll.
L’éducateur.
BACHI, Salim (2005) Autoportrait avec Grenade. Paris, Rocher.
BACHI, Salim (2012) Moi, Khaled Kelkal, Paris, Grasset.
BACHI, Salim (2013) Le dernier été d’un jeune homme, Paris, Flammarion.
COHEN-ÉMERIQUE, Margalit (1999), « Le choc culturel, méthode de
formation et outil de recherche », in DEMORGON Jacques et LIPIANSKY
Edmond-Marc (sous la dir. De), Guide de l’interculturel en formation. Paris,
Retz, pp 301-315.
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 117-131
131
FERREOL, Gilles & JUCQUOIS, Guy (2003) Dictionnaire de l’altérité et des
relations interculturelles, Paris, ARMAND COLIN
JODELET, Denise, (2005) « Formes et figures de l’altérité », in SANCHEZ-
MAZAS, Margarita, LICATA, Laurent (dir), L’Autre : Regards psychosociaux,
chapitre 1, Grenoble : Les Pr.esses de l’Université de Grenoble, pp 23-47
LEVI-STRAUSS, Claude, (1976), L’identité. Séminaire interdisciplinaire dirigé
par Claude Lévi-Strauss professeur au collège de France. 1974-75, Paris,
Grasset.
VINSONNEAU, Geneviève, (2002) L’identité culturelle, Arnaud Collin, coll.
U. Série psychologie.
Sitographie :
http://bibliobs.nouvelobs.com/actualites/20120326.OBS4584/mohamed-merah-
ressemble-beaucoup-a-khaled-kelkal.html. Consulté le 10/08/2016.
http://antisophiste.blogspot.com/2009/04/khaled-kelkal-terroriste.html. Consulté
le 20/8/2016
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 132-136
132
Chahla CHETTOUH
Université Alger2
Parole libre et multiple dans l’œuvre d’Assia Djebar
Le thème de cette rencontre « Regards croisés sur les discours de l’altérité dans
l’espace méditerranéen» convient à merveille à l’auteure que j’ai choisie, car
Assia Djebar a toujours revendiqué cette interculturalité qui s’exprime à travers
son œuvre au sein de laquelle nous assistons à la formation du sujet interculturel
qui se manifeste dans la représentation littéraire où émergent les croisements des
cultures. En effet, l’auteure inscrit dans son écriture des espaces et des temps
anciens et unit les différentes cultures, dont elle est issue. Assia Djebar, elle-
même, n’a cessé de proclamer son appartenance à deux univers : algérien et
français. A travers l’œuvre djebérienne, on retrouve un besoin d’identification et
un fort sentiment de solidarité avec les femmes algériennes qui va ainsi créer un
lien entre l’individualité de la narratrice-auteure et la collectivité.
-Une langue d’exil:
Mais la question de la langue – celle de l’ancien colonisateur- va compliquer et
rendre difficile l’engagement dans cette seule voie de solidarité féminine.
Comment raconter les femmes dans cette langue de l’ennemi?
Tout a commencé avec l’histoire de la «fillette arabe allant pour la première fois
à l’école, un matin d’automne, main dans la main du père» (Femmes d’Alger
dans leur appartement, p160). Pour la petite fille, cette langue apprise à l’école
coloniale est désignée comme langue du père, puisque lui-même était instituteur
de français.
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 132-136
133
Le fait d’écrire en français apparaît difficile pour Assia Djebar puisque, pour
elle s’est se confronté à un paradoxe : Cette langue l’éloigne mais la libère à la
fois et cette situation fait de notre écrivaine une éternelle vagabonde contrainte à
l’entre-deux, incapable de s’ancrer.
Assia Djebar s’interroge dans ses textes sur le drame linguistique non pas pour
traduire le dualisme linguistique entre la langue du dominant, celle du dominé et
le déchirement qu’elle entraîne, mais dans une perspective différente. La
question qui va préoccuper Assia Djebar est la suivante: Comment délivrer cette
parole étouffée par le biais du discours dominant, qu’est le français?
Dans Femmes d’Alger dans leur appartement (…)et surtout l’Amour la fantasia
(1985) elle pose tout particulièrement ce problème. L’arabe féminin, du corps
voilé perd tout le vivace et le jeu de ses couleurs quand il est dépossédé par le
français, la langue de l’extérieur. Le drame linguistique n’est pas une cause
d’enrichissement et de jouissance mais il reste pourtant une source de lucidité et
de liberté.
Le français exprime tous les tabous, les non-dits de la condition féminine du
Maghreb et se révèle donc particulièrement efficace.
«Le français m’est langue marâtre. Quelle est cette langue
mère disparue, qui m’a abandonné sur le trottoir et s’est
enfuie ? Langue-mère idéalisée ou mal aimée, livrée aux
hérauts de foire ou aux seuls geôliers!...Sous les poids des
tabous que je porte en moi comme un héritage, je me
retrouve désertée des chants de l’amour arabe. Est-ce
d’avoir expulsé de ce discours amoureux qui me fait
trouver aride le français que j’emploie ?... » (1995 : 43﴿
Alors qu’apprendre le français paraît comme un privilège, il s’avère que cette
langue lui engendre une douleur causée par une impossibilité de dire l’amour en
français: «La langue française pouvait tout m’offrir de ses trésors inépuisables,
mais pas un, pas le moindre de ses mots ne me serait réservé…» (id.).
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 132-136
134
Parce qu’il n’est pas possible de dire l’amour dans la langue du colonisateur,
coupée de sa langue maternelle, l’auteure se mettra à la quête d’une autre langue
pour nous introduire dans cet univers: «En fait, je cherche, comme un lait dont
on m’aurait autrefois écarté, la pléthore amoureuse de la langue de ma mère»
(1995:92).
Ainsi, Assia Djebar a besoin de restituer aux femmes de sa région la parole qui
leur a été confisquée, une parole qui se trouve être en arabe dialectale. Le
problème qui se pose est celui-ci: comment est-il possible de restituer cet arabe
dialectal, donc un parler oral, par le biais de la langue française ?
L’écrivaine choisit d’inventer une langue, hors système linguistique, une langue
en constant déplacement, c’est-à-dire entre divers airs culturelles. Assia Djebar,
par son écriture, d’ici et d’ailleurs, arrive à effectuer des rencontres spatio-
temporelles, entre le présent et le passé mais aussi avec celui de la mémoire
collective.
Lise Gauvin évoque la question du brassage des cultures chez les écrivains
francophones, dans son ouvrage L’écrivain francophone à la croisée des
langues (entretien avec des écrivains francophone).
Il s’avère que par le biais de l’écriture/traduction du parler féminin des femmes
de sa région, Assia Djebar parvient à transcender les frontières linguistiques
d’une part, celles imposées par chacun des modes d’expression orale et écrite
d’autre part, au prix de certaines négociations aussi originales qu’heureuses. Elle
affirme: «Je terminerai en affirmant que écrivain en langue française, je pratique
sûrement une franco-graphie». En effet, l’auteure arrive à créer, chez le lecteur,
l’illusion de la perception visuelle et celle de la perception auditive. L’écrivaine
fronco-algérienne fait appel à différents stratagèmes scripturaux qui font que la
narratrice, et à la suite le lecteur «voient» des femmes cloîtrées dans leur
appartement et «entendent » leurs voix.
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 132-136
135
Parmi les stratagèmes créant de la perception auditive : la polyphonie narrative.
En effet, dans Loin de Médine, les voix des différentes narratrices-celle de
l’historienne-narratrice, celles des « rawiyates», des témoins, se relaient,
s’entrecroisent souvent et parfois se confondent créant ainsi chez le lecteur
l’illusion de la perception auditive simultanée.
Un autre stratagème utilisé par Assia Djebar est celui de la traduction des non-
dits. Nous citons l’exemple où elle évoque le voile, en traduisant littéralement
l’expression de l’arabe au français : « je ne sorte plus protégée » (c’est-à-dire,
voilée). « Je sors déshabillée ». Un autre exemple de traduction littérale de
l’arabe au français « l’ennemi » ce qui désigne l’époux en arabe.
Par ailleurs, Assia Djebar travaille constamment à renouveler la mémoire au lieu
de tenter de l’enfermer jalousement. Dans son œuvre Nulle part dans la maison
de mon père, l’auteure reconstitue la mémoire du passé qui fait de son écriture,
une écriture de l’errance et du nomadisme.
Dans Loin de Médine elle se lance dans une entreprise et une réflexion
historique. Elle va reconstituer la mémoire collective musulmane, en remontant
jusqu’à après la mort du prophète:
«J’écrivais donc Loin de Médine, narration à plusieurs niveaux pour me
rapprocher de «ce vieux temps remis debout» mais pour me rapprocher aussi des
passions de la parole libre et multiples des femmes de Médine, humbles ou
connues mais transmettrices et actrices de cette histoire islamique» (1991 :6).
Fatima, fille du Prophète et Antigone (fille d’Œdipe et de la reine Jocaste) sont
réunis. Toutes les deux figures contestent et se révoltent au nom des valeurs
divines. Assia Djebar nous transporte à Médine pour donner la parole à des
femmes influentes dans l’entourage du prophète. Elle nous fait découvrir les
faces d’une histoire ignorée, oubliée. Ainsi, Fatima, l’indomptable fille du
prophète, apparaît comme une Antigone arabe. La jeune veuve du prophète
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 132-136
136
Aicha va, quant à elle, s’installe dans son rôle de diseuse de mémoire. Plusieurs
autres femmes vont, dans ce sens, mêler leurs voix pour se souvenir. Les voix
des femmes, mêlées à celle de l’auteur, vont s’élever dans une perspective
résolument féministe, pour éviter de sombrer dans l’oubli, le destin fascinant de
ses femmes musulmanes.
Dans Les nuits de Strasbourg, on retrouve cette réécriture du mythe. On peut
citer Jacqueline, qui par sa voix, comme Antigone, «est celle qui dérange. Elle
dérange l’ordre établi. Elle perturbe les notions de bien et de mal » (Fraise,
1988: 95).
Au terme de cette communication, nous pouvons conclure que l’interculturalité
est une réalité incontournable dans l’œuvre d’Assia Djebar. Le contact des
cultures détermine l’acte même d’écrire. La reconstitution du passé, la réécriture
du mythe mais aussi l’intertextualité et l’emprunt dynamisent l’écriture, en
déconstruisant et en réorganisant l’espace texte pour abolir les frontières.
Références bibliographiques:
Djebar, A. (1995), L’Amour, la fantasia. Paris, Albin Michel.
(2002),Femmes d’Alger dans leur appartement. Paris, Albin Michel.
(1997), Les nuits de Strasbourg. Paris, Actes Sud.
(1991), Loin de Médine. Paris, Albin Michel.
(2007),Nulle part dans la maison de mon père, Paris, Fayard.
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 137-148
137
Hafida ELBAKI
Université ALGER 2
Altérité et inter culturalité en contexte bilingue scolaire :
quelles constructions, quelles représentations ?
Eléments d’analyse à partir de récits d’apprenants du
moyen
Introduction
Nous avons choisi d’élaborer notre réflexion et notre analyse autour de la
thématique de l’interculturel dans le cadre scolaire bilingue, car l’école est bien
évidemment l’espace éducatif primordial socle d’une société moderne dans
laquelle se fait l’évolution.
Sa mission est en effet, celle de la socialisation et de l’apprentissage
préconisés à travers les contenus scolaires, dont l’objectif est d’assurer une
éducation et une formation qui vont permettre aux apprenants de consolider à
la fois leurs valeurs nationales , culturelles, et par l’intermédiaire des langues
étrangères en l’occurrence le français(enseigné dès la 3ème AP) d’accéder à
d’autres cultures, d’autres visions du monde qui les entourent notamment dans le
contexte actuel, celui de la mondialisation, de la progression du numérique, de
l’ouverture vers d’autres sociétés et d’autres cultures, (comme le stipule la loi
d’orientation de 2008 du Président de la république).
Cependant, une grande complexité due à de nombreux paramètres qui
interfèrent, rendent la concrétisation de ces objectifs difficilement réalisables et
ce à plusieurs niveaux relevant particulièrement de
l’enseignement/apprentissage de la langue française.
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 137-148
138
En nous situant dans le contexte de l’inter culturalité en situation de
bilinguisme scolaire, nous nous sommes interrogées sur le processus de
construction de cette relation souvent très complexe (due au contexte socio-
historique de l’Algérie) entre les cultures des deux langues et par là même,
comment s’élaborent les savoirs des apprenants et les pratiques de
communication. Quelle passerelle peut être établie d’une culture à l’autre.
Sur la base de quelles stratégies élaborées par les institutions éducatives à
travers les programmes et les contenus scolaires, dans l’enseignement
/apprentissage de la langue française se réalise l’inter culturalité ?
Quelles pratiques pédagogiques ? Sont –elles en mesure de faire naître chez les
apprenants des capacités et des points de vue, une prise de conscience de leur
culture et de la culture de l’Autre tout autant que la simple transmission d’un
savoir ?
Quelles relations interculturelles sont mises en place entre les deux cultures
véhiculées par les deux langues en présence, l’arabe et le français ? Quel est
l’apport de la langue source dans cette interrelation ?
1° Rapports langue et culture en didactique des langues étrangères
La nécessité d’intégrer la dimension culturelle dans l’enseignement des langues,
est largement acceptée car elle peut être la source d’une meilleure acquisition
des pratiques langagières, ce qui permet par là même, de rendre possible à
travers cet enseignement, la communication avec des locuteurs de la langue
étrangère.
En effet, l’introduction de la langue étrangère offre une vision du monde
différente de celle de la langue source, car l’apprenant doit acquérir et
comprendre les spécificités de la langue avec ses variations syntaxiques et
sémantiques ainsi que les implicites qu’elle véhicule en rapport avec la
dimension culturelle.
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 137-148
139
L’introduction de l’enseignement/apprentissage du français langue étrangère, en
3ème année du primaire entraîne la confrontation de deux systèmes linguistiques
(celui de la langue arabe enseignée en 1ère année du primaire et celui du français)
et de deux cultures véhiculées par les deux langues.
Cette confrontation des deux systèmes linguistiques et culturels peut aussi bien,
être la source d’incompréhension que d’interprétations erronées dans les
pratiques langagières des apprenants lorsque l’enseignement/apprentissage porte
essentiellement sur l’acquisition de compétences linguistiques, faisant quasiment
abstraction de l’aspect culturel de la langue cible.
2°Le rôle de l’approche communicative dans l’introduction de la dimension
interculturelle
Si comme on le préconise, La dimension interculturelle doit nécessairement
accompagner l’enseignement d’une langue étrangère, elle ne peut cependant
contourner l’option dite communicative très répandue aujourd’hui du moins
théoriquement. On s’accorde à dire il n’est pas possible de communiquer en
situation, sans partager un certain nombre de connaissances et de pratiques
culturelles.
En effet, chez tout individu, la capacité à communiquer(en langue source ou en
langue cible), est loin de se limiter à la détention d’un capital linguistique. Elle
relève aussi d’un capital communicationnel dont la culture constitue un élément
essentiel qui permet d’accéder au sens dans différents contextes linguistiques et
culturels en situation et par là même aux implicites véhiculées par la langue.
En Algérie, c’est vers les années 2000, que s’est intégré progressivement le
courant de l’approche communicative après plusieurs décennies d’un
enseignement inspiré des méthodologies semi-traditionnelles structuro-globale
et audio-visuelle. L’objectif est d’assurer un moyen de communication
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 137-148
140
authentique à travers des activités langagières de compréhension et de
production à l’oral et à l’écrit.
Ce qui nous amène à nous interroger sur l’efficacité des contenus scolaires en
rapport avec l’approche communicative largement préconisée par les
programmes, répondent-ils à ces objectifs ?
De même quel rôle l’enseignant a-t-il dans la réalisation de ces objectifs ?
Quelle contribution peut-il apporter pour répondre aux besoins des apprenants
face à l’apprentissage de la langue ?
Il est évident que l’objectif communicatif est primordial. Celui-ci doit pour
motiver les apprenants, les placer dans le contexte réel de la langue sous tous ses
aspects communicationnels qui intègrent à la fois l’aspect linguistique et l’aspect
culturel.
Pour ce faire, les contenus scolaires doivent s’appuyer sur des supports
authentiques qui répondent aux besoins des apprenants dans le but de favoriser
aussi bien un savoir qu’un savoir-faire dans des conditions de communication
réelles, sociales et culturelles.
3° Les contenus des manuels scolaires
Les méthodes par l’intermédiaire des programmes privilégient l’approche
communicative mais lorsque l’on observe les contenus à enseigner à travers les
manuels scolaires nous constatons qu’ils ne répondent pas aux objectifs ni aux
besoins des apprenants même si théoriquement, ils prônent la compétence de
communication.
Le manuel scolaire de la 1ère AM se compose de 3 projets comprenant chacun 2
ou 3 séquences.
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 137-148
141
Dans ce manuel, c’est la grammaire structurale qui prédomine (exercices
structuraux traditionnels) et c’est l’aspect linguistique qui est privilégié aux
dépens de la compétence discursive et e communicationnelle
Les contenus proposés sont étroitement liés à la première langue, l’arabe. Ils
sont transférables dans des situations de la vie quotidienne de l’apprenant
algérien. Les données sont familières aux apprenants.
Nous proposons quelques extraits à titre d’exemples : Le projet 1 du manuel de
la 1ère AM présente dans la première séquence le thème de l’hygiène :
• Pour la séance du vocabulaire : à partir d’un support iconique représentant
une salle de bains, l’apprenant doit pour cette activité décrire le lieu en
utilisant le vocabulaire adéquat ; une simple acquisition de mots ( déjà
connus par les apprenants à ce stade de l’apprentissage) sans aucune
situation authentique de communication.
• Pour la séance de grammaire : des exercices structuraux sont présentés
aux apprenants (sous l’appellation activités) avec des phrases hors
contexte, aucun rapport avec l’authenticité de l’approche communicative.
Exemples de supports pour introduire des points de grammaire :
« Tous les soirs les enfants se douchent »
« Les feuilles des arbres tombent »
« Les abeilles fabriquent le miel »
« La terre est ronde »
Pour terminer la séquence un texte destiné à la lecture : « gestion de l’eau dans
les campagnes » extrait d’un roman de Abdelhamid Benadougha écrivain de
langue arabe.
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 137-148
142
Même déroulement dans une deuxième séquence concernant le thème de
l’alimentation avec également des phrases hors contexte, par exemple
« J’évite les boissons sucrées »
« Des vents forts soufflent et la mer est agitée »
La lecture a comme support un texte « l’olivier » de Mouloud Mammeri
Donc on place toujours l’apprenant dans le contexte algérien alors qu’il est en
train d’apprendre une langue étrangère le français.
Le thème du projet 2 est « Le progrès de la science »
Même déroulement et à la fin de la séquence, lecture d’un texte « Ali le
pêcheur »de Tahar Ouethard
La séquence « la pollution » présente un texte de Mohamed DIB extrait de la
Grande maison texte qui évoque la patrie, sans aucune continuité avec le thème
de la séquence.
La dernière séquence du projet porte sur le dérèglement du climat et comme
lecture, on propose un texte d’ Assia DJEBBAR « L’Algérie heureuse »
Nous constatons à partir de ces quelques observations que les thèmes proposés
ne sont pas repris dans une activité de communication ; en effet, les activités
préconisées dans les différentes séquences se limitent à l’aspect linguistique de
la langue. Elles n’introduisent pas la dimension interculturelle.
La langue française est donc perçue comme une sorte de surcodage
(changement d’étiquettes) de l’univers langagier habituel de l’apprenant.
Ce qui revient à effacer la dimension interculturelle en classe de langue
réduisant ainsi l’approche du français à l’acquisition de formes linguistiques
nouvelles qui ne permettent pas d’avoir une vision du monde autre.
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 137-148
143
Aucune réflexion n’est établie sur les différences ou les similitudes
socioculturelles entre les deux langues. Aucune interaction ne peut se réaliser
dans ce cadre rigide.
Les supports textuels retracent les mêmes réalités, ils se caractérisent par
l’absence des marques socioculturelles relatives à la langue cible.
Introduction de thèmes généraux des lieux communs qui ne stimulent pas
l’intérêt des apprenants quelque soit leur niveau scolaire ; absence de
dénominations toponymiques, habitudes vestimentaires, culinaires, fêtes, lieux
touristiques
Les textes de lecture ne proposent pas des modes culturels différents, ceux des
natifs de la langue cible pour faciliter à l’apprenant l’interprétation des activités
langagières et notamment la relation qui existe entre les structures syntaxiques et
le structures sémantiques ainsi que leur interprétation
De ce fait, les apprenants à la fois guidés par les contenus scolaires proposés, et
par la mise en œuvre de ses contenus ne sont pas en mesure de développer leurs
acquisitions linguistiques de manière autonome qui leur permettra de dépasser le
cadre rigide de cette pratique pédagogique et d’atteindre l’objectif fixé par les
programmes, celui d’apprendre à s’exprimer librement dans des situations de
productions différentes. Il appartient donc à l’enseignant, de créer une
dynamique en classe, des interactions qui permettent aux apprenants, d’établir à
la fois des connaissances de leur propre culture et celle de la langue qu’ils sont
en train d’apprendre.
4° Analyse des récits : constats et observations
L’expérimentation que nous avons menée portait sur une analyse des
productions écrites des apprenants du cycle primaire et du cycle moyen
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 137-148
144
Sur un échantillon d’une vingtaine d’élèves de la première année moyenne,
nous avons recueilli des productions écrites portant sur un récit libre dont le
thème était de raconter librement sans support, des vacances, un voyage, ou une
histoire ….
Dans cette perspective, nous avons voulu observer si, en proposant des tâches
plus motivantes éloignées des contraintes scolaires, laissant libre cours à
l’imagination (il faut rappeler que dans la tâche habituelle de la production
écrite, l’apprenant est toujours guidé par une boite à outils ou par des éléments
du texte qu’il faut reproduire), on obtiendrait de meilleures performances et par
là même ,voir si les compétences linguistiques acquises dans le cursus scolaire
leur permettent de formuler leurs récits et comment se réalisent les
constructions et les représentations de la langue cible.
Par ailleurs, il faut souligner que l’influence de l’environnement n’est pas des
moindres non seulement au niveau linguistique car la présence du français en
dehors de l’institution scolaire est très présente (affiches publicitaires, enseignes,
les médias, l’accès au numérique internet et autres,…). L’influence de la culture
française dépend aussi de la motivation et des représentations que l’on peut
avoir à l’égard du français selon le milieu socio culturel.
Nous avons observé à travers l’analyse des productions écrites du moyen que les
apprenants ne se sont pas comportés de la même façon devant la réalisation de
cette activité commune au niveau discursif et au niveau de la richesse du
vocabulaire(mots nouveaux qui ne figurent pas dans leur manuel souvent liés à
l’aspect culturel de la langue).
Cependant un point commun retenu pour l’ensemble des apprenants est celui
d’une maitrise insuffisante de la compétence linguistique, difficultés
d’acquisition des outils linguistiques et de l’organisation de leurs récits, à utiliser
les moyens linguistiques pour communiquer, ainsi les éléments discursifs
propres à la communication ne sont pas assimilés.
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 137-148
145
Les apprenants éprouvent de grandes difficultés lorsqu’il s’agit de manipuler les
structures syntaxiques et sémantiques relatives à la langue française, et les
objectifs fixés par les institutions sont loin d’être atteints, ces difficultés
persistent d’un cycle à un autre et on aboutit à un cumul d’échecs dans
l’apprentissage de la langue en question. Ils sont plus préoccupés par le souci de
réaliser des phrases correctes que par l’apport nouveau que peut leur apporter
l’apprentissage de la langue française.
Les déficiences à l’écrit sont le résultat non seulement d’une maîtrise très
insuffisante des compétences linguistiques, mais elles sont également le résultat
de la quasi-absence de l’enseignement de la compétence de communication qui
doit faire l’objet d’une étroite relation avec l’aspect culturel de la langue.
En conséquence, l’acquisition d’une compétence linguistique doit forcément être
doublée de l’acquisition d’une compétence discursive basée sur des supports
authentiques qui favorisent non seulement l’acquisition d’un savoir mais aussi
d’un savoir-faire, dans des situations de communications réelles et ainsi avoir la
capacité d’utiliser la langue cible dans des situations sociales et culturelles
données.
Dans l’analyse de ces récits, les points de différenciation entre les apprenants
sont relatifs à la manière dont ils ont réalisé leurs énoncés.
Pour environ 60% des récits, les contenus sont élaborés en relation avec les
acquis en contexte scolaire. Nous avons observé que la plupart d’entre ont fait
appel à la mémorisation de certaines structures syntaxiques et sémantiques du
texte scolaire ; ce qui dénote chez ces apprenants un sentiment de sécurité face
aux contraintes scolaires et face à la reproduction de schémas attendus par
l’enseignant, auxquels ils sont soumis dans le cadre de leur apprentissage.
Dans 40% des récits, nous avons observé que les apprenants se sont détachés du
contexte scolaire, ils ont donné libre cours à leur imagination à la fois en
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 137-148
146
réinvestissant les outils linguistiques acquis et en enrichissant leur vocabulaire
d’éléments nouveaux différents de ce qu’ils ont acquis ; ils se sont quasiment
situés dans un contexte d’expression écrite introduisant les éléments de leur
environnement de leur vécu et de leur expérience (ils ont introduit des lieux
touristiques étrangers avec leur dénomination ,des modes de vie, vestimentaire,
culinaire ) etc..)
Parallèlement, ce qui est le plus récurrent c’est aussi la description de leur
environnement immédiat avec des représentations communes entre les deux
cultures et sur ce point le constat que l’on peut faire, c’est qu’à ce stade de
l’apprentissage, ces apprenants ne semblent pas distinguer clairement les
différences entre les deux cultures arabe et français, car dans leur quotidien de
manière générale, pour tous ces apprenants surtout en milieu urbain, les deux
cultures semblent se confondre aussi bien sur le plan linguistique puisque les
deux langues sont souvent mélangées et alternées, que sur le plan culturel , les
modes de vie , culinaire, vestimentaire le sont aussi dans l’environnement.
Certains traits de la culture algérienne se croisent avec ceux de la culture
française. Cela fait partie de leur vécu, ils ne peuvent donc percevoir des
différences culturelles.
Dans cette perspective, on peut dire qu’il s’agit de la fusion de deux cultures,
comme un ensemble perçu globalement (non pas indissociable mais appréhendé
comme un tout. Cela a été qualifié de syncrétisme culturel par certains
sociolinguistes ; terme utilisé par le linguiste A. Martinet pour signifier le cas
ou deux unités lexicales ou grammaticales se confondent dans un contexte
donné.
Donc les représentations et les relations entre les deux cultures que peuvent
avoir ces apprenants à l’égard de langue française, sont difficilement détectables
à ce stade de leur apprentissage, ils sont peut être conscients des différences
entre les deux cultures mais ce syncrétisme les place dans une situation où la
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 137-148
147
normalité semble prédominer.IL est évident que l’appartenance au milieu socio
culturel est une variable incontournable pour situer l’altérité le rapport à l’Autre.
Conclusion
L’objectif à atteindre dans l’apprentissage du FLE, est celui d’atteindre à terme,
une compétence de communication langagière qui consiste non seulement à
s’approprier un savoir et un savoir-faire mais également avoir la capacité de
réaliser des activités langagières dans des situations et des contextes de
communication variés.
Ainsi l’enseignement du français devrait être basé davantage sur des contenus
qui mettent en avant l’aspect culturel de la langue non pas pour accumuler des
éléments culturels de la langue cible, ni même pour s’identifier aux natifs, mais
pour répondre aux besoins des apprenants vivant dans un monde de diversités
culturelles et d’être en conformité avec la réalité extra-scolaire. Les contenus ne
doivent pas être en décalage avec les avancées technologiques et scientifiques.
Dans ce contexte de bilinguisme scolaire, il est évident que l’interrelation
s’établit du moins inconsciemment entre les deux cultures des deux langues
enseignées. La langue source ne constitue pas un obstacle mais au contraire une
base d’appui qui va permettre à l’apprenant de filtrer ses connaissances, d’être
au contact de l’interculturel qui véhicule des pratiques d’apprentissage
différentes. L’apprenant est amené à connaître la langue dans ses spécificités et
ses variations sémantiques, ainsi que dans l’implicite qu’elle véhicule en rapport
avec la dimension culturelle et par là même, établir des interactions, des
analyses, des réflexions à la fois sur la langue qu’il est en train d’apprendre et
en même temps sur la langue première. Cette démarche pourrait donner lieu à
une meilleure compréhension et une meilleure maîtrise de la langue cible.
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 137-148
148
Il appartient donc à l’enseignant, de créer une dynamique en classe, des
interactions qui permettent aux apprenants, d’établir à la fois des connaissances
de leur propre culture et celle de la langue qu’ils sont en train d’apprendre.
Ainsi montrer aux apprenants les différences ou les similitudes de la langue
source et de la langue cible, permettrait de les doter de moyens communicatifs
afin de prendre conscience des aspects culturels des deux langues et de leur
interaction et d’améliorer leurs pratiques de la langue française dont l’objectif
est de pouvoir accéder à des études scientifiques et de faire face à des situations
socio- professionnelles dans un monde en constante évolution.
Bibliographie
ABDALLAH-PRETECEILLE Martine & PORCHER Louis, 2001, Education
etcommunication interculturelle, Paris, PUF.
BUILLES Jean-Claude, 1998, L’interculturel, CLE International.
DEMOUGIN Françoise, 2008, « Approches culturelles de l’enseignement du
français », Paris, Revue Tréma n° 30.
MARTINET André, 1960, Eléments de linguistique générale, Paris, Colin.
ZARATE Geneviève, 1995, Représentations des étrangers et didactique des
langues, Paris, Didier.
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 149-162
149
Aldjia Outaleb-Pellé
Université de Tizi-Ouzou
Enseignement du FLE et altérité
Introduction
L’enseignement-apprentissage des langues étrangères tient une place
fondamentale dans la construction de la personnalité de l’apprenant, dans son
enrichissement intellectuel et dans son ouverture au monde. Avec la
mondialisation, la connaissance de plusieurs langues favorise l’employabilité
des jeunes dans leur pays comme dans les pays étrangers. C’est pourquoi, à la
fin du cursus scolaire, l’enseignement doit permettre la maîtrise d’au moins
deux langues étrangères en tant qu’ouverture sur le monde et moyen d’accès à
la documentation et aux échanges avec les cultures et les civilisations
étrangères. Pour atteindre cet objectif, les élèves sont sensibilisés à
l’apprentissage d’une première langue étrangère – le français- dès l’école
primaire et la pratique de l'oral est prioritaire à tous les niveaux dès la
scolarisation de l’enfant. A ce propos, les instructions officielles émanant du
ministère de l’enseignement et de l’éducation (2006) insistent, qu’à l’issue du
cycle secondaire, « l’élève doit avoir acquis une bonne maitrise des langues
(code et emploi). Et, il doit être capable de lire, de comprendre et de produire
toute une variété de discours, afin de pouvoir s’intégrer dans la société
d’aujourd’hui. » Enfin, le système éducatif, encore régi par l’ordonnance n°
76/35 du 16 Avril 1976, insiste sur l’importance particulière réservée à
l’enseignement de la langue française « Le français défini comme moyen
d’ouverture sur le monde extérieur, doit permettre à la fois l’accès à une
documentation scientifique d’une part, mais aussi le développement des
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 149-162
150
échanges entre les civilisations et la compréhension mutuelle entre les peuples
».
Une langue-plusieurs cultures
De nos jours, les recherches sur l’enseignement des langues étrangères ont
élargi et diversifié leurs terrains d’enquêtes (Martine Abdellah-Pretceille,
1998). Par exemple, l’étude du français n’est plus centrée simplement sur la
langue et la culture de la France, mais également sur la langue et la culture
françaises de tout Autre utilisateur de cette langue. L’Autre, celui qui utilise,
dans son pays, ce même code, à sa manière, et selon son mode de vie. Ainsi,
toutes les langues, à l’instar du français, ont la capacité d’exprimer des
cultures diverses, parfois étrangères les unes des autres.
Enseigner, aujourd’hui, la langue française démontre à l’apprenant, la richesse
culturelle d’un même code langagier et l’incite à découvrir d’autres
communautés s’exprimant par et grâce à l’usage d’une même langue
(Véronique Castellotti et Daniel Moore, 2011).
Dans ce contexte multiculturel et plurilingue qui rassemble des pays et des
communautés autres que françaises, le français devient d’un coup, « topos
interculturel, topos intertextuel, topos source de nouveaux horizons »
(Georges Freris, 2009 : 53).
Sous cet aspect, l’utilisation d’un français, combien même différent des
normes du français standard, et véhiculant une culture aussi singulière, devrait
permettre aux autres cultures qui utilisent la langue française, de se faire
connaître, de se rapprocher de l’Autre, de dépasser toutes les frontières,
géographique, sociale et culturelle. De ce fait, la fonction de l’enseignant de
FLE ne consiste pas seulement à transmettre l’outil servant à communiquer ;
sa formation doit inclure la connaissance d’autres peuples, d’autres cultures,
d’autres traditions, d’autres modes de vie, qui parlent le français car, comme
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 149-162
151
le soutient (Georges Fréris, 2004 : 204) « partager la même langue
n’implique pas le partage des mêmes imaginaires ».
L’apprenant de la langue étrangère prendra conscience que le français, canal
de communication, a le grand avantage de permettre à d’autres traditions de
s’exprimer, qu’en découvrant d’autres entités et communautés culturelles, il
développe et enrichit son propre savoir et son processus d’apprentissage
devient un plaisir, un épanouissement. Ainsi, la dimension culturelle de
l’enseignement de la langue s’impose-t-elle d’elle-même (Martine Abdallah-
Preitcelle, 2003 ; Geneviève Zarate, 1993, 1995).
Brève histoire de l’enseignement du français
Une étude diachronique nous apprend que l’enseignement des langues
étrangères s’effectuait à travers des extraits d’œuvres littéraires que
l’enseignant exploitait en classe de langue. Or, l’évolution des approches
méthodologiques et des objectifs fixés par l’institution scolaire algérienne,
ainsi que des supports ou moyens utilisés ont eu beaucoup d’impact sur
l’enseignement des langues étrangères, en général, du français, en particulier.
Nous sommes ainsi passé rapidement des méthodologies traditionnelles où le
texte littéraire avait une place centrale, aux méthodologies qui lui réservaient
une place très limitée, pour ne pas dire l’écartaient des manuels de l’élève.
Parallèlement, de statut de langue d’enseignement, le français devient une
matière à enseigner en passant par le français langue scientifique et technique.
Ainsi, l’enseignement du FLE est-il fondé sur des pratiques purement
langagières (l’apprentissage des règles grammaticales et l’étude du lexique
spécifique au domaine) en mettant complètement à l’écart l’aspect culturel qui
entre, incontestablement, en jeu dans toute situation de communication.
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 149-162
152
Problématique et méthodologie
- Comment est assuré, de nos jours, l’enseignement du FLE ? Que
contiennent les manuels de français actuels ?
- Comment les étudiants se représentent-ils la langue et la culture
françaises d’après l’enseignement qu’ils ont reçu ? Que pensent-ils des
contenus des livres des classes de terminale ?
Nous avons précisément entrepris une étude des contenus du livre scolaire de
l’élève de classe de terminale. Cette étude porte sur la présence et le choix des
documents à exploiter dans une perspective d’apprentissage du FLE. En effet,
apprendre une langue signifie apprendre une autre culture, c’est plonger dans
un milieu étranger qui permet de mettre en relation la langue, la pensée et la
culture (Pierre Bourdieu : 2001), ce qui permet d’aboutir dans la culture de
l’autre tout en respectant sa propre culture.
Quant à Lévi-Strauss (d’après Denys Cuche, 2007 : 20), il définit la culture
comme « un ensemble de systèmes symboliques ; au premier rang se placent
le langage, les règles matrimoniales, les rapports économiques, l’art, la
science, la religion. Tous ces systèmes visent à exprimer certains aspects de la
réalité physique et de la réalité sociale, et plus encore, les relations que ces
deux types de réalité entretiennent entre eux et que les systèmes symboliques
eux-mêmes entretiennent les uns avec les autres ».
Les réponses des élèves interrogés, en rapport avec les contenus des manuels
scolaires de français, ont été nombreuses. Nous avons relevé les plus
pertinentes :
- Les textes et documents ainsi que les illustrations, images, se trouvant
dans les livres scolaires ne sont pas authentiques.
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 149-162
153
- Les illustrations, quand elles ne montrent pas un paysage, une ville ou
un objet, représentent la société algérienne avec ses habitudes et ses
traditions.
- On se demande pourquoi les illustrations figurent dans le livre car elles
sont rarement en harmonie avec le texte. Elles n’ont aucun rapport avec
le texte sur lequel les élèves et l’enseignant travaillent. Elles n’ont
aucune signification.
- Les textes supports d’étude sont à visée purement scientifique et
descriptive.
Questionnaire
En rapport aux besoins de communication de la société moderne,
l'enseignement des langues a pour objectif de développer également une
compétence culturelle car c’est elle qui permet de construire des liens, des
passerelles entre les individus.
A travers un questionnaire-débat mené auprès d’un groupe d’une trentaine de
lycéens de Tizi-Ouzou, nous cherchons à connaitre leurs vécus, attitudes et
représentations à propos de l’enseignement du français et de sa dimension
culturelle.
Le questionnaire s’appuie sur quatre idées principales :
- Ce que pensent les élèves de l’enseignement du français
- Les indices culturels contenus dans les manuels scolaires
- Les aspects culturels devant figurer dans les manuels scolaires
- L’apport de l’enseignement de la culture
Dans ce qui suit, nous présenterons toutes les discussions échangées,
soigneusement recueillies, portant sur les attitudes et les représentations des
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 149-162
154
lycéens à l’égard des questions culturelles dans l’enseignement-apprentissage
des langues étrangères en général, du français, en particulier.
La place et le rôle du français
Les premières questions « Aimeriez-vous poursuivre vos études en
français ? » et « Que signifie pour vous la maîtrise d’une langue étrangère ? »
ont suscité, chez les élèves interrogés, de nombreuses réponses toutes
convergentes :
- « En Algérie, le français est devenu le passage obligé pour beaucoup de
postes ».
- « Le brassage multiculturel lié à l’immigration et la mondialisation
représente une bonne raison d’apprendre les langues étrangères, en
général, la langue française, en particulier. L’individu est de nature
curieux de communiquer avec les autres et de comprendre leurs
cultures. Apprendre les langues étrangères apporte une ouverture
d’esprit et l’enrichissement de sa propre identité ».
- « Certaines langues, dont le français, sont très belles, elles ont un
rythme envoutant, très agréable à entendre ».
- « Et pourquoi ne pas apprendre une langue étrangère pour vivre à
l’étranger ? Dans ce cas, maîtriser le français et d’autres langues en
plus des diplômes s’avère une grande richesse qui nous permet non
seulement de circuler à l’aise mais aussi de travailler et de s’adapter à
leur milieu ».
Aux questions « Que recouvre la notion de culture dans le milieu scolaire ?
Et quel impact a-t-elle sur l’enseignement-apprentissage du FLE ? » Les
personnes interrogées rappellent qu’il faut situer la place du français dans la
vie quotidienne des Algériens, dans la culture algérienne. Ils nous expliquent
que c’est à partir de cette situation que nous comprendrons ce que contiennent
les manuels scolaires. Ils se sont exprimés en ces termes :
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 149-162
155
- « Le rapport des Algériens avec le français oppose les partisans de cette
langue qui veulent qu’elle soit la langue d’enseignement de toutes les
disciplines et les matières, aux opposants prêts à mourir pour arabiser le
pays, en général, et l’enseignement (éducatif et universitaire), en
particulier. Pour ces derniers, le français n’est pas la langue de la
culture algérienne, elle est la langue du colonisateur. Les Algériens
doivent, non seulement, rejeter cette langue mais aussi et surtout la
culture qui en est véhiculée puisqu’elle est très différente et porte donc
atteinte à la culture et à l’identité algérienne, arabo-musulmane ».
La question « Les cours de français vous ont-ils permis de découvrir la France
ou les pays francophones ? » les a fait sourire. Ils se sont exprimés ainsi :
- « Les cours m’ont servi uniquement à apprendre la langue. L’école ne
nous fait pas découvrir les peuples qui parlent français. Les habitudes et
la culture française, on les connait par la télévision, les émigrés, les
discussions avec les amis ».
- « Mon grand-père était un émigré. Il a toujours vécu en Europe. Quand
il parlait de la France, la Belgique, etc., il ne s’arrêtait pas. Ces récits
nous donnaient envie de voyager, de rencontrer, de découvrir ces
gens ».
Une société conservatrice
La culture française, nous disent les étudiants interrogés, ne se manifeste pas
dans nos manuels de français qui ne portent que sur les aspects linguistiques
basiques. Les concepteurs algériens des manuels sont catégoriques dans les
choix des programmes à enseigner « chaque état est souverain dans la
définition des contenus enseignés et par conséquent, dans la description de sa
relation aux pays étrangers » (Zarate, 1993 : 25).
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 149-162
156
Le modèle occidental de type individualiste des sociétés occidentales n’existe
pas en Algérie où l’individu est un membre d’une famille, d’un groupe, d’une
tribu ou d’un quartier auquel il appartient et y est très étroitement lié. La
solidarité s’exerce dans le groupe et agit comme un ciment de cohésion entre
les individus. Des étudiants se sont exprimés ainsi :
- « Les manuels scolaires ont introduit la pensée locale dans
l’enseignement de LE ; et à encourager chez les élèves la prise en
compte de leur propre identité culturelle ».
- « La population algérienne se reconnait dans cette organisation sociale
et les contenus des livres scolaires revendiquent cette appartenance
prestigieuse ».
- « Les manuels de français sont rigoureusement conçus en conformité
aux exigences culturelles et identitaires du pays et sont officiellement
agrées par le ministère de l’éducation du pays ».
En Algérie, l’individu n’est jamais isolé que se soit dans sa famille ou son lieu
de travail. Il privilégie les relations familiales et amicales par traditions. Le
lien social renforcé par la religion engendre des normes, des significations,
influence les attitudes des individus. L’individu ne peut s’extraire qu’au
risque d’altérer son honneur et sa réputation, réels capitaux sociaux lui
rapportant respect et estime.
Ne partageant pas la même idée, la majorité des étudiants ont tenu à marquer
leur présence par ces énoncés :
- « La société est soumise actuellement à des mouvements de société qui
cherchent à la maintenir dans un réseau de traditions, d’autre part, qui
encouragent une ouverture sur le monde ».
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 149-162
157
- « Cependant, les élèves doivent réaliser que d’autres cultures
composent des cadres culturels différents. A travers le processus de
découverte, de lecture, de comparaison, ils parviendront à une façon
plus diversifiée et plus riche de voir le monde et jouiront d’une
meilleure compréhension de leur propre culture ».
- « Présenter la culture étrangère comme ennemi en montrant seulement
ce qui est différent rend les élèves totalement enfermés sur eux-
mêmes ».
- « Présenter la culture étrangère comme digne et pas inférieure de la
culture maternelle ou d’origine rend les membres d’une communauté
plus ouverts et aide à construire un monde divers et varié ».
- « Construire l’identité des élèves ne se fait pas en s’éloignant de toutes
les autres cultures, de tous les autres modes de vie et les autres modes
de voir le monde ».
Les aspects culturels devant figurer dans les manuels scolaires
La culture n’est pas véhiculée seulement par l’œuvre littéraire, le texte de
chanteurs, de conteurs, les œuvres des artistes garantissent la vitalité de la
vaste culture d’un peuple.
Les réponses des étudiants concernant les aspects culturels, relatifs à l’identité
nationale, devant figurer dans les manuels scolaires des classes de terminale
devraient porter sur :
- Les traditions et coutumes
- L’histoire et la civilisation
- La culture populaire (les contes, les chants, les arts, la littérature...)
- La religion
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 149-162
158
- La vie quotidienne, le mode de vie (les repas, les vacances, les loisirs)
- La politique, l’enseignement
- Les comportements sociaux, la politesse et les bonnes manières.
L’apport de l’enseignement de la culture
Selon les étudiants interrogés, intégrer l’enseignement de la culture dans
l’enseignement d’une langue étrangère comporte plusieurs avantages :
- Accepter et respecter les différences
- Lutter contre les préjugés
- S’ouvrir et découvrir d’autres pays, d’autres peuples
- Rendre les cours intéressantes et motivants.
Aujourd’hui, les étudiants sont unanimes sur le fait que :
- « les manuels utilisés pour l’enseignement des langues étrangères sont
avant tout conçus pour faciliter l’apprentissage de la langue, mais ils ne
doivent se limiter à la compétence linguistique puisqu’avec le
phénomène moderne des déplacements des populations, l’apprentissage
de la langue est indissociable de son contenu culturel ».
Bien sûr, pour établir des liens avec l’Autre, il est nécessaire d’avoir une
bonne compétence linguistique pour être en mesure de communiquer. En
outre, le locuteur est également censé connaitre l’aspect culturel (modes de
vie et de pensée) véhiculé par la langue en question.
Les 2/3 des étudiants interrogés défendent l’idée que :
- « Pour connaitre sa propre culture, pour affirmer sa propre identité il est
nécessaire de s’ouvrir sur le monde et d’accepter les Autres, différents
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 149-162
159
de nous, au lieu de rester « campé » sur sa propre culture, son identité
et son Histoire algériennes comme les livres scolaires n’arrêtent pas de
nous rabâcher à longueur d’années ».
Nous estimons qu’effectivement, le danger réside dans le fait de retenir isolés
les élèves. Leur enseigner seulement la langue, moyen de communication, ne
les rapproche nullement de celui qui la parle.
Comment et quels documents enseigner
En introduisant des documents authentiques dans les manuels scolaires, on
installe les élèves face à une motivation réelle où ils sont appelés à réagir
comme des natifs. Des visites guidées, des enquêtes, des interviews, des
bulletins météorologiques, des émissions télévisées, des textes de chansons,
des pages publicitaires, constituent des documents qui placent l’élève en
relation directe avec la culture du natif, doivent figurer dans les manuels de
français. Les documents authentiques, médiateur de la réalité, motivent
l’élève et permettent « d’optimiser la relation entre la culture étrangère
enseignée et la culture de l’élève » (Zarate, 1993 : 118)
Selon les réponses des étudiants interrogés, l’enseignement de la culture
étrangère peut s’édifier sur les soubassements :
- Des documents publicitaires, de presse, d’histoire ;
- De cartes géographiques, postales
- De presse écrite, orale, audio-orale
- De photos, images, gravures, caricature
- D’Internet.
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 149-162
160
Conclusion
La mondialisation et les déplacements des populations ont fortement
encouragé l’enseignement-apprentissage des langues étrangères. Il va de soi
que la portée culturelle et civilisationnelle des langues ne peut être ignorée
pour s’ouvrir et comprendre d’autres populations, s’adapter et vivre en
harmonie avec les uns et les autres.
Notre étude était conçue pour découvrir s’il y a vraiment une ouverture à la
culture de l’Autre, ce qui a entraîné nécessairement une réflexion sur la place
accordée à la compétence culturelle dans l’enseignement-apprentissage du
FLE en Algérie et sur les différentes représentations que se font les
apprenants de la langue et de la culture françaises.
L’enquête que nous avons menée nous a démontré que l’enseignement du
français langue étrangère en Algérie est orienté vers la promotion de l’identité
nationale. La société algérienne est de plus en plus marquée par la religion,
les Algériens refusent ce qui les éloigne de leurs traditions, de leur vie
quotidienne, de leur religion et le traduisent comme un danger qui risque de
nuire à leur identité. Un attachement qui explique l’exclusion de la culture
étrangère de l’enseignement du français.
L’Algérie est un pays attaché à « sa » culture, son Histoire et à « sa » langue.
La fête nationale de l’indépendance, commémorée le premier novembre de
chaque année, rappelle l’effroyable guerre et la malheureuse histoire entre
l’Algérie et la France. Cette période chargée de misère et de mort reste
toujours présente dans les manuels scolaires, ce qui ne permet pas d’enseigner
la culture véhiculée par le français.
En valorisant la culture locale on dévalorise implicitement la culture
étrangère, une dévalorisation pouvant être marquée, comme ici, par l’absence
de cette culture étrangère (Geneviève Zarate, 2003).
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 149-162
161
Les manuels actuels de français ont une finalité strictement linguistique, ils
ont pour seul objectif de transmettre le côté purement linguistique de la
langue française en négligeant le côté culturel.
Références bibliographiques
Abdallah-Pretceille Martine. (2003). Former et éduquer en contexte
hétérogène. Pour un humanisme du divers, Paris :Anthropos.
Abdallah-Pretceille Martine. 1998. « Apprendre une langue, apprendre une
culture ». In cultures pédagogiques n° : 360. Paris.
Abdellah-Pretceille Martine et Porcher Louis. 1996. Éducation et
communication interculturelle. Paris : PUF.
Bourdieu Pierre. 2001.Langage et pouvoir symbolique. Paris : Seuil.
Castellotti Véronique et Moore Daniel. 2011. « La compétence plurilingue et
pluriculturelle : genèse et évolution d’une notion-concept » in Guide pour la
recherche en didactique des langues et des cultures, Blanchet, P. &Chardenet,
P. (dirs). Paris : Archives contemporaines.
Cuche Denys. 2007. La notion de culture dans les sciences sociales. Paris :
La Découverte.
Freris Georges. 2009. « Enrichir le français en enseignant ses littératures », in
Actes du colloque international : La place de la littérature dans
l’enseignement du FLE, Université de Thessaloniki, p.49-59.
Freris Georges. 2004. «La Recherche de l’identité culturelle au Maghreb»,
Journal of Oriental and AfricanStudies, Volume 13 p.189-199.
Zarate Geneviève. (1986). Enseigner une culture étrangère. Paris : Hachette.
Zarate, Geneviève. (1989). Qu’est-ce qu’un exercice de civilisation ? Reflet,
29, 20-21.
Langues, discours et inter cultures n 01- 2017 p. 149-162
162
Zarate Geneviève. (1993). Représentations de l’étranger et didactique des
langues. Paris : Didier.
Zarate Geneviève. (2003). La médiation en situation de tension identitaire. Le
français dans le monde : recherches et applications. 173-184.