la voie dévotionnelle du soufisme en irak

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La voie dévotionnelle du soufisme en Irak du VIII e au IX e siècle Alain Ducq Parcs d’Étude et de Réflexion La Belle Idée « Si l’on jetait sur les montagnes de la terre un seul atome de ce que contient mon cœur, elles entreraient en fusion » al-HALLÂJ Éditions Références - Section e-books Paris 2011 Collection "Monographies" ISSN 1264-3157 © Éditions Références 2011

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Etude sur les commencements du soufisme en Irak au VIIIe et IXe siècle

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  • La voie dvotionnelle du soufisme en Irak du VIIIe au IXe sicle

    Alain Ducq Parcs dtude et de Rflexion La Belle Ide

    Si lon jetait sur les montagnes de la terre un seul atome de ce que contient mon cur,

    elles entreraient en fusion al-HALLJ

    ditions Rfrences - Section e-books Paris 2011 Collection "Monographies" ISSN 1264-3157 ditions Rfrences 2011

  • Sommaire

    Synthse ..................................................................................................................................... 3

    Rsum ....................................................................................................................................... 3

    INTRODUCTION...................................................................................................... 5

    CONTEXTE DE LOBJET DTUDE.......................................................................... 7

    LIslam................................................................................................................. 7

    Le soufisme........................................................................................................ 12

    PREMIERS MYSTIQUES SOUFIS ............................................................................ 16

    Hasan Basri et le dsir de Dieu.......................................................................... 16

    LAmour mystique de Rbia al Adawyya........................................................ 18

    Lextase de Abu Yazid Bistami ......................................................................... 22

    Dh-l-Nn al-Misr et lamour de la Beaut...................................................... 28

    Al-Hallj et lunion transformante..................................................................... 32

    Conclusion ......................................................................................................... 41

    PROCDS ET TECHNIQUES CONTEMPLATIVES.................................................. 42

    Le dhikr.............................................................................................................. 43

    Laudition spirituelle (sam).............................................................................. 56

    La contemplation de la beaut ........................................................................... 63

    Conclusion ......................................................................................................... 70

    CONCLUSION DE LTUDE................................................................................... 71

    Bibliographie............................................................................................................................ 72

    Annexes.................................................................................................................................... 74

    Cartes........................................................................................................................................ 74

    SYNTHSE DEXPRIENCES PERSONNELLES AVEC LINVOCATION.................... 77

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  • Synthse

    Le soufisme est une voie mystique de lIslam qui nat de la ncessit de maintenir vivante lexprience de contact avec le Sacr. Cest par lexprience accumule impulse par le Dessein de se fondre en Dieu que les mystiques soufis des VIIIe et IXe sicles vont construire une ascse de type dvotionnelle composante nergtique. Le procd le plus utilis est linvocation de Dieu (dhikr) mais il y a aussi laudition spirituelle (sam) ainsi que la contemplation de la Beaut, bien quelle soit peu rpandue. Les soufis manient leur nergie partir du plexus cardiaque et cest partir du cur quils entrent dans les espaces sacrs. Ces expriences profondes ralimentent un Dessein surpuissant se manifestant en un style de vie qui gravite autour dun tat de conscience inspire, ce qui les conduira tmoigner et transmettre leur exprience jusquaux portes de la Chine. Ds la fin du IXe sicle, sont poses toutes les bases qui donneront naissance lge dor du soufisme des XIIe et XIIIe sicles. En revanche, nous navons pas retrouv, pour la priode tudie, la systmatisation dune exprience fondamentale structure en pas, qui permettrait de reconnatre une ventuelle discipline "dvotionnelle".

    Rsum

    Le soufisme est une voie mystique de lIslam. Il nat en raction une religion, qui aprs une incroyable expansion durant un sicle, se tourne vers le matriel au dtriment du Sacr. Les premiers soufis apparaissent la fin du VIIe sicle. Ils mnent une vie vagabonde, asctique et contemplative dans le dsert, et ont pour unique Dessein de se fondre dans la divinit. Hasan Basri peut tre considr comme le premier matre soufi. Il prne un mpris du monde radical et invite chacun faire son examen de conscience. Il est le premier parler du dsir rciproque entre Dieu et lhomme. Rbia al Adawyya, esclave affranchie, parle dun amour gratuit et absolu pour Dieu. Cest un amour dvorant et obsessif qui la consume constamment. Abu Yazid Bistami est un ascte solitaire qui prne une voie extatique. Il est le premier chercher reproduire lascension nocturne de Mahomet et parler de lannihilation en Dieu (fan). Dhu-l-Nn lgyptien dfinit les stations et tats sur la voie menant Dieu. Son amour pour Dieu est dchirant et sensuel, et il invite contempler ce qui est beau comme cration de Dieu. Il est l'un des premiers propagateurs des sances daudition spirituelle (sam). Al-Hallj place lexprience au premier plan et marque une rupture avec la religion mme. Il mne une vie de prdicateur errant et va jusquaux portes de la Chine en prchant tous lamour pour Dieu et lunion transformante avec Dieu par lamour comme but ultime pour tous les tres humains. Ses pomes traduisent lexprience de lentre dans le Profond comme dune fusion avec Dieu. Lexprience de ces mystiques saccumule, elle est ordonne et, la fin du IXe sicle, on y trouve toutes les bases qui permettront

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  • lexpansion soufie postrieure qui tendra le monde musulman du Sngal lIndonsie.

    Il y a trois techniques contemplatives qui permettent lentre dans le Profond : linvocation ou souvenir de Dieu (dhikr), laudition spirituelle ou concert spirituel (sam) et la contemplation de la beaut. Le dhikr est utilis par tous les courants soufis. Linvocation est une faon dtre dans le monde et un refuge pour le croyant. Le pratiquant rpte lun des 99 plus beaux Noms de Dieu. Chacun d'eux produit sur lui leffet voulu et lui permet de progresser sur la voie. Mais la principale invocation est : Il ny a pas de Dieu, sinon Dieu . Le dhikr a plusieurs couches selon les profondeurs du cur : la poitrine, le cur, le cur intrieur et le cur cach. Lattention restant fixe sur linvocation, le pratiquant immerge progressivement en lui-mme jusqu lextinction (fan), cest--dire la suspension du moi, et lentre dans le Profond impulse par le Dessein. Laudition spirituelle (sam) consiste en lcoute de posies chantes accompagnes de flte, tambour, battements des mains ou de danse. Elle rveille des significations profondes qui meuvent fortement le disciple. Ceci, combin la rptition du dhikr intrieur et des mouvements circulaires du corps, permet limmersion en soi jusqu la suspension du moi et lentre dans les Espaces Sacrs. La contemplation de la beaut est une pratique peu dveloppe et critique au sein mme de la communaut soufie. On trouve ses racines dans le manichisme (la religion de la Beaut), ainsi que dans lamour udhrite (courtois) qui a lui-mme pour origine la posie prislamique des peuples du dsert. La contemplation de jeunes gens provoque chez le mystique une transe passagre car elle rveille la charge du Complment et de significations profondes. Lattention focalise sur un point dobservation de plus en plus intrieur immerge le mystique en lui-mme et cest ainsi quil est absorb vers les espaces profonds.

    Nous pouvons conclure que le soufisme est une ascse de type dvotionnelle composante nergtique qui sest construite sur la base de laccumulation dexpriences de mystiques au cours des VIIIe et IXe sicles. Ces mystiques, pousss par le Dessein de se fondre en Dieu et travers divers procds contemplatifs, manient leur nergie partir du plexus cardiaque et cest partir du cur quils entrent dans le Profond. Leur Dessein se manifeste en un style de vie qui gravite autour dun tat de conscience inspire, ce qui les conduira tmoigner et transmettre leur exprience jusquaux portes de la Chine. En revanche, on ne retrouve pas pour la priode tudie, la systmatisation dune exprience fondamentale structure en pas, qui permettrait de reconnatre une ventuelle discipline "dvotionnelle".

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  • I - Introduction Intrt Notre intrt est n dune note de bas de page du document sur les quatre Disciplines : Nous ne considrons que les quatre voies que nous connaissons et que nous avons pu dvelopper, bien qu'il puisse y en avoir d'autres que nous ne connaissons pas. Les systmes de yoga dans leurs diffrentes formes, les pratiques du Mont Athos et certaines pratiques soufies, nous donnent une ide de cette possibilit, mais elles devraient avoir une systmatique et une profondeur adquate pour pouvoir tre considres comme disciplines1 . Il a t renforc par ces commentaires de Silo sur la mystique dvotionnelle : Il convient aussi de relever les pratiques soufies de travail avec le "cur" (verbalisation dans le cur). () Ce sont des pratiques et techniques dvotionnelles. Elles ne constituent pas une discipline construite, mais cest une technique trs complte. En termes dascse, cest une voie Bhakti de type dvotionnelle 2. travers cette tude, nous voulons nous approcher du soufisme pour analyser les lments dune forme dascse de type dvotionnelle. Cela s'inscrit dans la recherche personnelle dune forme dascse qui unisse le dvotionnel lnergtique, dune voie affective dentre vers le Profond. Notre regard va porter dune part sur les procds qui permettent la suspension du moi et dautre part sur laspect dvotionnel, lamour pour Dieu si intense quil catapulte le mystique vers le Profond. Point de vue Afin de comprendre les mcanismes de ces pratiques, nous les analyserons la lumire de Psychologie IV3, du Message de Silo4 ainsi que sur la base de lexprience de la Discipline nergtique5 et de lAscse. Plan de travail Dans un premier temps, pour donner contexte lobjet dtude, nous allons prsenter quelques donnes gnrales sur lIslam, puis sur le soufisme et son processus. Nous allons situer principalement le champ de notre recherche au commencement du soufisme entre le VIIIe et le IXe sicle. Cest cette poque que nous trouvons les expriences significatives qui serviront de base lexpansion soufie postrieure. Pour comprendre comment ces mystiques entraient dans les espaces sacrs, il nous faut tout dabord trouver le ton et louverture motive adquate qui permettent

    1 Matriel de lcole, Les Quatre Disciplines, les Disciplines disponible sur www.parclabelleide.fr 2 Notes dcole, non publies. 3 SILO, Notes de psychologie, disponible sur www.silo.net 4 SILO, Le Message de Silo, ditions Rfrences, Paris, 2010. 5 Les Quatre Disciplines, la Discipline nergtique, Op.cit.

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  • dentrer dans leur monde. Pour cela, cette tude accorde une grande place la posie. Le Dessein si puissant de lunion avec le divin qui permet ces mystiques dentrer dans le Profond, se manifeste clairement dans un style de vie qui gravite autour dun tat de conscience inspire, ce qui les poussera tmoigner jusquaux portes de la Chine. Pour lillustrer, nous voquerons la vie et lexprience de quelques grands asctes et mystiques soufis de cette poque. Puis nous ferons une tude des procds et techniques. Nous aborderons linvocation de Dieu ou souvenir de Dieu (dhikr), laudition spirituelle (sam) et la contemplation de la beaut en tant que procds qui amnent la suspension du moi et permettent lentre dans le Profond. En annexe, figurent quelques cartes qui permettent de situer les lieux du point de vue gographique ainsi quune synthse dexpriences avec linvocation par lesquelles on a tent dapprocher et de vivre les registres dcrits pour mieux analyser cette pratique. Sources Nous nous sommes appuys sur la traduction des textes originaux des soufis de cette poque qui sont en langue persane ou arabe. Nous avons cart les ouvrages crits par les Occidentaux sur le soufisme ainsi que leurs commentaires sur les crits soufis. Parfois, nous en avons simplement extrait les traductions de citations originales arabe ou perse. Lors des premiers temps du soufisme, lenseignement tait oral. On retrouve cependant des "dits" ou "sentences" des premiers matres, transmis par leurs disciples selon une chane de transmission qui en garantit la validit. Pour la description des techniques et procds, nous avons parfois eu recours des textes crits postrieurement la priode tudie, mais qui synthtisent et citent amplement lexprience des premiers mystiques.

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  • II - Contexte de lobjet dtude

    LIslam Nous nallons pas dvelopper ici lhistoire de la religion musulmane, ni le contenu de cette religion. Nous voulons simplement mettre en vidence la puissance de la rvlation du prophte Mahomet et dans quel contexte historique elle est apparue.

    - Expansion musulmane et clameur des peuples Le message de Mahomet est rvl au dbut du VIIe sicle au milieu dun dsert peupl de tribus en marge des empires perses et byzantins que seuls traversaient les nomades depuis la domestication du chameau 2000 ans auparavant (voir figure 1 dans les annexes). partir de La Mecque, ce point perdu au milieu du dsert, en peine un sicle, les Arabes vont conqurir un territoire allant des Pyrnes en Occident lIndus en Orient, c'est--dire stendant sur une surface de 7000 km dest en ouest et de 3500 km du nord au sud6 (voir figure 2). Cette rvlation stendra comme un feu sacr et produira un vritable changement de civilisation. Mme lempire perse, qui semblait le plus puissant du monde, scroule devant les hommes du dsert. Encore aujourdhui, les historiens se disputent les hypothses quant aux raisons du succs de ces conqutes si fulgurantes. Pour nous, il ny a pas de doute : il y a eu l le contact avec une exprience profonde qui a chang la vie de milliers dtres humains. Cest ce changement interne qui a produit cette transformation si rapide simultanment dans les champs politique, conomique, religieux, culturel et artistique. Il y a l la force du mythe. Dans certains moments de lhistoire slve une clameur, une demande dchirante des individus et des peuples. Alors, depuis le Profond parvient un signal.7

    - Contexte historique Au dbut du VIIe sicle, il y a une forte crise. Les empires byzantins et perses saffaiblissent mutuellement en tant continuellement en guerre. Les routes commerciales loignes des zones de conflit renforcent notamment la pninsule arabe qui a pour centre La Mecque. Cest une terre difficile, un dsert peupl de tribus qui ne comprend que quelques embryons dtats. Les tribus sont souvent en conflit. Il ny a pas de justice organise et les diffrends ne se rglent que par la guerre. Il y a peu de trace de culture commune part la posie. Plus dun sicle avant la venue de lIslam, le gnie potique arabe exprime les paysages dsertiques,

    6 Il est noter que ce nest pas la premire fois que les peuples arabes venus du dsert craient la

    surprise : Au VIIIe sicle avant J.-C., les Assyriens repoussrent la premire invasion connue d'Arabes d'Arabie. Au IIe sicle avant J.-C., la monarchie sleucide ne put empcher une seconde invasion arabe et, cette poque, les migrants arabes s'tablirent de faon permanente en Syrie et en Msopotamie . Arnold TOYNBEE, La grande aventure de lhumanit Mahomet, Payot, Paris, 1994, p. 345.

    7 SILO, Silo ciel ouvert, Discours dinauguration de la Salle dAmrique du Sud, ditions Rfrences, Paris, 2007, p. 52.

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  • la solitude, mais aussi les sentiments de fiert, de regret ou damour et aussi lexaspration des guerres. Terre hrite de tant de maux, Quiconque y sjourne la guerre, Ou bien est tu ou bien est ruin : Cheveux blancs, honte pour qui blanchit ! () Lhomme, vivre dans un mensonge, Toute sa vie lui est souffrance 8. Les potes, en relation avec un monde invisible dont ils reoivent linspiration, refltent une spiritualit populaire.9

    - Le Prophte et la Rvlation Dans lIslam, le Prophte nest pas lincarnation de Dieu, cest un homme. Il ny a pas de culte du Prophte. Dailleurs, pour la conversion lIslam, seule la premire partie de la Shahdah est ncessaire, c'est--dire Il ny a de Dieu que Dieu , la seconde partie est facultative Mahomet est son Prophte . Allah est trs proche, il ny a aucun intermdiaire entre le croyant et Lui. Nous sommes plus prs de lui que sa veine jugulaire 10. Pour le mystique, il ne sagit pas dune croyance mais dune exprience intime. Dieu peut faire dune personne son ami, c'est--dire quil la laisse entrer dans Son intimit, comme cest le cas de Mahomet. Cest cette prsence affective si proche, ressentie lintrieur de soi-mme, qui donne force intrieure et certitude. Mahomet est un modle de vie exemplaire. Les hadiths, qui sont ses paroles et ses actions, ont t rassembls plus de cent cinquante ans aprs sa mort et constituent le modle de conduite suivre.

    - Quelques lments du mythe Pendant sa grossesse, sa mre entendit une voix annonant que son fils serait le seigneur et le prophte de son peuple. Au moment de sa naissance, une lumire illumina le monde entier. 11 Un moine chrtien vivait dans une cellule Bustra prs dun endroit o sarrtaient les caravanes. Il y gardait des manuscrits anciens dont lun annonait quun prophte serait envoy aux Arabes. Mahomet, alors enfant, accompagnait une de ces caravanes. Le moine le reconnut comme prophte alors que celui-ci ne connaissait pas encore sa vocation : son attention fut attire par quelque chose dont il navait jamais vu la pareille auparavant : un petit nuage se dplaait basse altitude au-dessus de la tte des voyageurs, si bien quil faisait toujours cran entre le soleil et 8 Pierre LARCHER, Le guetteur de mirages, Cinq pomes prislamiques, ditions Sindbad Actes Sud,

    Paris, 2004, pp. 62-63. 9 Ltat potique des pasteurs bdouins les plus dous leur permettait dimproviser des vers tout

    moment, en toute situation pour reflter les moindres aspects de la vie. Ils voyaient et savaient par intuition (shir pote vient de shaara qui veut dire "savoir par intuition"). Chaque pote avait son dmon (daemon) qui linspirait.

    10 Sourate L,16, Le Coran, traduit de larabe par Rgis BLACHRE, Librairie Orientale et Amricaine, G.- P. Maisonneuve, Paris, 1957, p. 551.

    11 Ce scnario mythologique rappelle la naissance des Sauveurs exemplaires comme Zarathoustra, Mahavira ou Bouddha. Mircea LIADE, Histoire des croyances et des ides religieuses, Tome 3, de Mahomet lge des rformes, Mahomet et lessor de lIslam, Bibliothque historique Payot, Paris, 1991-1994, p. 72

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  • un ou deux dentre eux. 12 Plus tard, le moine demanda voir les membres de cette caravane et reconnut lenfant. Il demanda voir le dos de Mahomet : il y avait l entre les deux paules, la marque prcise quil sattendait voir, le sceau de la prophtie tel quil tait dcrit dans son livre, et lemplacement indiqu. 13 Cest la suite dune retraite dans une grotte que Mahomet a ses premires visions. Alors que Mahomet dormait dans la grotte o il accomplissait sa retraite annuelle, l'Ange Gabriel vint lui, tenant un livre la main et lui ordonna : Rcite ! Comme Mahomet refusait de rciter, l'Ange lui pressa "le livre sur la bouche et sur les narines", si fort qu'il faillit s'touffer. Lorsque, pour la quatrime fois, l'Ange lui rpta : Rcite ! , Mahomet lui demanda : Que dois-je rciter ? Alors l'Ange lui rpondit : Rcite (c'est- dire : prche) au nom de ton Seigneur qui a cr ! Qui a cr l'homme d'un caillot de sang. Prche, car ton Seigneur est le plus gnreux, Lui qui a instruit l'homme au moyen du calame et lui a enseign ce qu'il ignorait. (96 : 1-5). Mahomet rcita et l'Ange finit par s'loigner de lui. Je me suis rveill et ce fut comme si j'avais crit quelque chose en mon cur. Mahomet quitta la caverne et, peine arriv au milieu de la montagne, il entendit une voix cleste lui dire : Mahomet ! Tu es l'Aptre d'Allah et moi je suis Gabriel. Je levai la tte vers le ciel pour regarder, et voici que Gabriel tait sous la forme d'un homme assis, l'horizon, les jambes croises. L'ange lui rpta les mmes paroles, et Mahomet le regardait, sans pouvoir avancer ni reculer. Je ne pouvais fixer une rgion du ciel sans l'apercevoir. 14 Dans un premier temps, il ne transmet ses rvlations sous forme orale qu sa femme et quelques amis intimes, dont son neveu Ali. Cest en 612 quune vision lui ordonne de rendre publiques ses rvlations. Plus tard, comme pour rpondre aux incrdules qui lui reprochaient de ne pas faire de miracles, Mahomet fait lexprience de "lAscension nocturne" : Mont sur Buraq, une jument aile et guid par lArchange Gabriel, il va jusqu la Jrusalem terrestre puis jusquau ciel o il rencontre tous les autres prophtes qui lavaient prcd. Lors de ce voyage, Dieu lui transmet lobligation pour tous musulmans daccomplir cinq prires par jour ainsi que certaines sciences sotriques quil ne doit pas communiquer aux fidles. Ce voyage nocturne sera une source dinspiration pour tous les mystiques musulmans. Plus tard, la suite dune nouvelle rvlation, Mahomet proclame que les prires doivent non plus tre orientes vers Jrusalem, mais vers La Mecque. La Kaaba ayant t btie par Abraham et son fils Ismal, est donc un sanctuaire plus ancien que Jrusalem. Ceci permet dintgrer les traditions prcdentes des religions du Livre au sein de la nouvelle Rvlation. La Kaaba "Maison de Dieu"15, au centre de La Mecque, devient alors le centre terrestre de la nouvelle religion reprsentant le centre intrieur de chaque tre. Il obtient lentre des musulmans dans La Mecque par la ngociation puis obtient une amnistie. Il laisse ainsi un modle non seulement en tant que mystique mais aussi en tant que conqurant.

    12 Martin LINGS, Le Prophte Muhammad, Sa vie daprs les sources les plus anciennes, ditions du

    Seuil, Paris, 1986, p. 40. 13 Ibid., p. 41. 14 Ibn LSHK, traduit par Tor Andrae, cit dans Le Prophte Muhammad, Ibid., pp. 43-44. 15 Littralement "cube".

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  • Aprs la mort du Prophte Ds la mort du Prophte, les dchirures commencent. Mais avec les premiers califes dits "Califes vertueux"16, le ton est encore laustrit. Ab Bakr () portait un seul vtement quil agrafait avec deux pingles, ce qui lui valut le surnom de lhomme avec deux pingles. Umar b. al-Khattab, qui rgna aussi sur lunivers entier, se nourrissait de pain et dhuile dolive, ses vtements taient rapics en une douzaine de places. Cest sous la dynastie des Omeyyades (661-750), notamment partir du quatrime califat, que survient une grande dchirure, lexprience du Sacr est oublie au profit du gain matriel des conqutes. La capitale est transfre de La Mecque Damas et, hormis le calife Umar II, les autres sont connus pour leur manque de pit. Les conqutes sarrtent au milieu du VIIIe sicle sur tous les fronts en mme temps. Des personnes ressentiront le besoin de scarter de cette socit en dcadence. De l surgiront les premiers asctes qui donneront naissance au soufisme. Le grand sicle abbasside (754-945) Avec la dynastie des Abbassides, lEmpire est recentr autour de lIslam. Al-Mansur installe le califat Bagdad (litt. "Demeure de la Paix"), ville quil fait construire par ses ingnieurs, gomtres et experts dans lart de la construction. Il en fit une ville ronde, la seule ville ronde connue dans le monde entier La ville fut pourvue de quatre portes Au centre de la grande place slevait le palais dont la porte dentre se nommait la Porte dOr 17 (voir figure 3). Une maison de la Sagesse Bayt al-hikma est cre Bagdad par le calife Haroun ar-Rachid. Cest son fils, le clbre calife Al-Mamun qui louvrira aux savants. Au sein de cet immense empire qui compte des foyers scientifiques et intellectuels tels que celui dAlexandrie en gypte, celui de Rs-al-ayn en Syrie, celui de Gundishpr en Perse et ceux dAntioche et ddesse en Asie Mineure18, les Arabes vont montrer une capacit extraordinaire assimiler les apports de toutes les cultures prcdentes dest en ouest. Il est certain que le plerinage La Mecque (figure 4) va permettre beaucoup dchanges de connaissances et dexpriences au sein de cet immense empire. La maison de la sagesse de Bagdad se convertit en un vritable centre dtudes qui traduit de faon trs organise les uvres crites en grec, perse, sanskrit, syriaque Cela concerne larithmtique, la gomtrie, lastronomie, la thorie de la musique, la philosophie, la mtaphysique, lthique, la physique, la zoologie, la botanique, la logique, la mdecine, la pharmacologie, les sciences vtrinaires, lastrologie, lalchimie, les sciences occultes, ainsi que dautres genres dcrits (tactique, recueils de sagesse populaire et mme fauconnerie).19 Des Musulmans, mais aussi des Chrtiens et des Juifs travaillent dans le but de compiler les diverses connaissances. Al-Mamum 16 Ils sont nomms ainsi par al-Kharrz, un mystique fameux du IXe sicle. 17 AL-YAKOUBI, Kitab al Bouldane, Le livre des pays, crit en 891, traduction G. Wiet, Imprimerie de

    lInstitut franais darchologie orientale, Le Caire, 1937, pp. 9-15. 18 Henry CORBIN, Histoire de la philosophie islamique, Folio Essais, ditions Gallimard, Paris, 1986,

    pp. 38-47. Voir aussi le documentaire Byzance, la racine commune, collection Phares de lhumanit, distribue en France par les ditions Rfrences.

    19 Dimitri GUTAS, Pense grecque, culture arabe : Le mouvement de traduction grco-arabe Bagdad et la socit abbasside primitive (IIe-IVe/VIIIe-Xe sicles), ditions Aubier, Paris, 2005.

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  • envoie des missions drudits pour acheter des livres ltranger. Il se dirige notamment vers lempereur de Byzance.20 Il sagit dun phnomne social qui dure prs de deux sicles. Le soutien au mouvement de traduction transcende toutes les divisions religieuses, ethniques, tribales, linguistiques ou de sectes. Les mcnes se recrutaient aussi bien parmi les Arabes que les non-Arabes (Perses, Kurdes), les Musulmans que les non-Musulmans, les Sunnites que les Chiites, les gnraux que les fonctionnaires, les marchands que les propritaires fonciers, etc21 Les historiens ont du mal expliquer ce phnomne, ainsi qu linterprter en tant que mouvement social. Bien que cela ne soit pas notre sujet dtude, nous prenons le temps de nous y attarder car il est certain que ce dveloppement de la "bonne connaissance" rpond une ncessit sociale profonde de dpassement de la douleur et de la souffrance humaine. Et ceci est la consquence dune exprience intrieure de contact avec un autre plan, du rveil de cette spiritualit qui nourrit les tres humains dans leurs meilleures aspirations.22 Cest la manifestation dun Dessein commun tous les tres humains. Les opinions traditionnelles sont remises en cause par un nouveau regard scientifique o lexprimentation est privilgie. Astronomes, astrologues, mdecins, alchimistes, mystiques venant des diffrents recoins du monde musulman, accourent vers ce nouveau foyer spirituel. Ils adaptent ces savoirs leur propre ncessit et vont crer une culture universaliste en les intgrant tous au sein dune conception musulmane du monde. La rorganisation de toutes ces connaissances si diverses en une nouvelle synthse ouvre alors un nouvel horizon.

    20 Byzance, la racine commune, collection Phares de lhumanit, distribue en France par les ditions

    Rfrences. 21 Pense grecque, culture arabe, Op.cit. 22 SILO, Le Message de Silo, Crmonie de Reconnaissance, Op.cit., pp. 132-135.

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  • Le soufisme

    Nous nallons pas dcrire en dtail le processus du soufisme, ni le dtail de toutes ses pratiques qui sont nombreuses et varies selon les rgions. Nous tcherons de suivre la flamme de lexprience intrieure originelle et de recueillir quelques lments qui peuvent donner contexte notre tude. Pour les mystiques, le Coran a deux sens : un sens extrieur, exotrique et un sens intrieur, sotrique. La majorit des Musulmans se contentent du ct exotrique du Coran, les soufis visent, quant eux, en saisir le sens sotrique. Le soufisme est une voie mystique de la religion musulmane.23 Pour les mystiques, les Soufis, le Coran contient, au-del de son sens apparent, des sens cachs, sotriques, rvlant lme de celui qui les mdite, les tapes et les conditions du plerinage intrieur de son tat dignorance vers la conscience, de sa priphrie vers son centre, de son soi vers le Soi. 24

    - Quelques lments de processus du soufisme Comme nous lavons vu prcdemment, le soufisme nat en raction aux califes omeyyades, qui se proccupent plus des richesses que leur apportent leurs nouvelles conqutes que de religion. Ils sont de plus en plus loigns des gens et lIslam confi aux docteurs de la Loi est de plus en plus externe. Lexplication de leur nom la plus courante est quils se couvraient dun manteau de laine grossire (sf) montrant par l que ce sont des hommes qui ont dlaiss ce bas monde, ont quitt leur demeure, ont fui leurs amis, parcourant les pays, le ventre creux, dnuds, ne prenant des choses dici-bas que lindispensable pour avoir une tenue dcente et calmer leur faim. 25 Selon Sarrj, leur nom ne fait pas rfrence un tat spirituel car il nest pas fig, les Soufis avancent constamment dun tat lautre.26 Les premiers Soufis apparaissent ds la fin du VIIe sicle. Ils mnent une vie asctique et contemplative dans le dsert ou dans des lieux isols, loin de la vanit du monde. Ils ne visent qu remonter la source pour vivre lUnion avec Dieu. Cest de Dieu quest venu leur comprhension, cest vers Dieu quils ont march, cest de tout ce qui ntait pas Dieu quils se sont dtourns. 27 Le fait que les docteurs de la loi ne fassent appel qu des livres et des ptres pour donner rponse tout, signifie pour eux un relchement de la recherche de Dieu,

    23 Nous disons "une voie mystique" et non "la voie mystique" car il existe notamment la voie chite, qui,

    tort, est souvent assimile au soufisme, alors quelles sont diffrentes. 24 IBN ARABI cit dans Les commentaires sotriques du Coran daprs Abd AL-RAZZQ AL-QSHN

    traduit par Pierre LORY, ditions Les Deux Ocans. 25 KALBDHI, Trait de soufisme, traduit de larabe par Roger DELADRIRE, ditions Sindbad Actes

    Sud, collection la bibliothque de lIslam, Paris, 1981, p. 25. 26 Abu Nasr ABDALLAH B. Ali AL-SARRJ AL-TUSI, The Kitab al-Luma Fi l-Tasawwuf, traduit par R.A.

    Nicholson, E.J.W. Gibb Memorial, London, 1963, p. 9. 27 Ibid., p. 22.

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  • une perte de sens o la ralit a disparu et ne restent que des mots vides. Ils privilgient lexprience interne et directe du contact avec Dieu et ne se contentent pas de suivre la Loi ou daccomplir les cinq piliers de lIslam. Ils sont tellement obsds par la fusion avec Dieu quon les appellera aussi "les fous de Dieu". Ces asctes vivent isols les uns des autres et il ny a pas de doctrine commune. Durant le premier sicle de lhgire, les cas dascse se multiplient que ce soit Mdine, La Mecque, Damas, Basra, Kufa ou au Ymen. Certains deviennent prdicateurs et tchent de rveiller la ferveur des croyants en racontant des rcits eschatologiques avec des visions parfois terrifiantes. Beaucoup de ces mystiques ont une vie vagabonde. Lorsquils reconnaissent certaines personnes plus avances sur le chemin, ils leur demandent direction spirituelle. De l viendront peu peu les premiers regroupements, non pas autour dun enseignement car il ny a pas de thorie thosophique, mais plutt autour de lexprience. Cet asctisme des premiers temps est austre et pessimiste. On peut imaginer que de nombreuses expriences mystiques ont t notamment dues aux jenes extrmes. Ceux-ci en gnrant une norme quantit de toxines dans le flux sanguin intoxiquent le corps. Et les asctes peuvent vivre alors des expriences mystiques par intoxication du corps, sans aucun contrle sur ce qui leur arrive.28 Mais les motions ngatives des premiers temps vont tre transformes en ardente ferveur notamment avec Rbia al- Adawiyya qui introduit le thme de lamour pour Dieu puis Abu Yazid Bistami qui incite livresse mystique. Peu peu, lexprience va se structurer. Des matres seront reconnus pouvant guider le novice de la Loi rvle (sharia) jusqu la Ralit divine (Haqiqa). Cette voie (tariqa), qui mne lme vers Dieu, comporte des tapes comme nous le verrons plus loin. Mais lenseignement du soufisme reste limit un cercle restreint dinitis et il est transmis de faon orale jusquau XIe sicle car les Soufis, chappant tout contrle, sont perscuts par les docteurs de la Loi (ulmas) qui voient en eux un risque de perdre leur pouvoir. En effet, les Soufis sappuient plus volontiers sur ce que leur dicte leur exprience interne que sur linterprtation des textes qui constitue la science des ulmas. Pour ne pas risquer dtre emprisonns, ils essaient de ne pas exprimer en public leur extase mystique : Dieu ! En public, je tappelle "Mon Seigneur", mais lorsque je suis seul je tappelle " ! mon Amour !" 29

    28 Cet asctisme trs rigoureux est certainement influenc par le monachisme syrien des IIIe et IVe

    sicles. Les moines syriens se laissaient alors vivre comme des animaux sauvages, nus, sans jamais se laver, sur des rochers, exposs aux intempries. Ils considraient leur corps comme le rceptacle du mal. Leur unique activit tait la prire continue. Salvatore PULEDDA, Un humaniste contemporain, Les organisations monastiques dans lhistoire, http://www.parclabelleidee.fr, paratre aux ditions Rfrences, Paris.

    29 Mircea LIADE, Histoire des Religions, Tome 3, Thologies et mystiques musulmanes, Op.cit., p. 134.

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  • Pour viter lidoltrie du plerinage La Mecque et la Kaaba, ils incitent plutt les personnes se concentrer sur le "Seigneur de la maison"30. Si linitiation au soufisme reste restreinte peu de gens, les concerts spirituels soufis (sam) sont populaires. Ils sont composs de chants religieux accompagns parfois de tambours, fltes, et danses sacres auxquels sajoutera plus tard la pratique du dhikr collectif. Ces pratiques extatiques apparaissent au IXe sicle et sont mal perues par les Orthodoxes conservateurs qui y voient des rsurgences de pratiques paennes. Vrit31, nous ne tavons pas trouve, Voil pourquoi de notre danse nous frappons le sol Reprochera-t-on la danse Au vagabond fou de Toi que je suis ? Dans ta valle nous allons Voil pourquoi nous frappons le sol. 32 loppos de la voie extatique initie par Bistami, un autre mystique, Junayd tentera de faire une synthse quilibre des diffrentes expriences soufies en veillant ne pas prter le flanc aux Orthodoxes. Il esquisse un systme thosophique cohrent et reprsente la voie de la sobrit. Il sera considr plus tard par les diffrentes confrries comme le pre de lcole de Bagdad. Mais avec Al-Hallj, lopposition avec les ulmas va atteindre son paroxysme. Al-Hallj mne une vie de prdicateur errant. Il va jusquaux portes de la Chine en prchant tous lamour pour Dieu et lunion avec Dieu par lamour comme but ultime pour tout tre humain. Il sera aussi critiqu au sein du courant soufi pour avoir dvoil tous, les secrets du mysticisme soufi qui taient, selon eux, rservs llite des "privilgis". Il se situe dans la ligne des Soufis "ivres de Dieu", comme Bistami. Il est condamn mort aprs avoir dit dans son extase Je suis la Vrit (Dieu) et aprs un jugement qui durera sept mois, il est dcapit. Au Xe sicle apparaissent les premiers ouvrages qui compilent et ordonnent lexprience des Soufis par crit en une doctrine commune. Certains, crits de faon simple, serviront de pont entre les mystiques et lensemble de la communaut. Ltape de formation du mouvement soufi semble alors termine. Au XIe sicle, Ghazali consacre sa vie faire rhabiliter le soufisme auprs de la communaut musulmane. Lui-mme, aprs avoir t un enseignant prestigieux Bagdad, avait sombr dans une crise religieuse. Cest avec la dcouverte du soufisme quil retrouve sa foi. Il considre alors le soufisme comme laspect le plus lev de la religion et se lance dans lcriture de la revivification des sciences de la religion .

    30 Une fois, lon vit Shbli (un mystique de Bagdad), en train de courir avec une torche la main.

    Interrog sur sa destination, il rpondit : je me rends la Kaaba pour y mettre le feu afin que les gens arrtent d'adorer la maison de Dieu et se dvouent plutt au culte du Dieu de la maison.

    31 "Vrit" est un des plus beaux noms de Dieu. 32 Yahy b. MUDH cit dans Le soufisme : La mystique de lIslam, A.J. ARBERRY, ditions Le mail,

    Paris, 1988, p. 65.

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  • Le soufisme connat au XIIe sicle une expansion et une crativit incroyables avec les gnies que sont notamment Kubra en Asie Centrale ou Sohawardi et Ruzbehan en Iran. Au XIIIe sicle apparaissent Rum en Anatolie et Ibn Arabi en Andalousie, qui portent le soufisme son sommet. Des confrries commencent se former au XIIIe sicle. Le mot tarika ne dsigne plus maintenant la voie, mais les confrries. Ce sont les centres partir desquels se diffuse le soufisme. Les confrries sont aussi les lieux de la religion populaire. Ainsi dans les quartiers, elles accomplissent des fonctions dducation, daccompagnement des plus dshrits. Ce sont des lieux de prire, de chant, de mditation et de clbration. Les confrries ont leurs rgles, lenseignement est conforme la voie du matre (cheikh) qui lui a donn origine et se transmet selon une gnalogie mystique. Nous nallons pas dtailler leur fonctionnement ici. Signalons simplement que peu peu, au fur et mesure de leur reconnaissance par les lgalistes, ces confrries vont sinstitutionnaliser et sloigner de lexprience originelle. Le soufisme est populaire car il apporte le souffle du cur lIslam et parce quil a la capacit de sadapter toutes les cultures. Il permet une nouvelle expansion du monde musulman qui stend alors du Sngal lIndonsie, de la Somalie la Chine (voir figure 5). Pour notre tude, nous nous concentrerons sur le moment o le soufisme tait encore naissant, du VIIIe au IXe sicle (du IIe au IIIe s. de lhgire33).

    33 Lhgire est le moment o les compagnons de Mahomet partent vers Mdine. Cest un moment de

    rupture fondamentale vis--vis de la socit connue jusqualors. Le calendrier musulman commence au premier jour de l'anne lunaire o l'Hgire a lieu, ce qui correspond au 16 juillet 622.

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  • III Premiers mystiques soufis

    Hasan Basri et le dsir de Dieu

    On peut considrer Hasan Basri (642 - 728), comme le premier matre soufi. Alors que durant le IIe sicle de lhgire, le got des biens matriels augmente, il prne un mpris radical du monde. Sois avec ce monde-ci comme si tu ny avais jamais t, et avec lAutre comme si tu ne devais plus le quitter. 34 fils dAdam, tu mourras seul, tu entreras seul dans la tombe et tu seras ressuscit seul, et cest toi seul quon demandera les comptes ! 35 Cela fait rfrence la ncessit de mourir durant cette vie, qui apparat dans le Coran. Cette mort au monde est celle qui prcde une seconde naissance. Pour lui, la simple application des rites de faon mcanique, nest pas suffisante. Ce quil juge essentiel ce nest pas lacte de les faire, mais lintention avec laquelle ils sont faits. Cest lintention (niyah) que lon doit purifier de toute vaine gloire. 36 Il rejette aussi bien le pitisme aveuglment affectif que lhypocrisie des jurisconsultes Nul na une foi vritable tant quil persiste reprocher aux autres les fautes quil commet lui-mme, et leur prescrire une rforme quil na pas entreprise pour son compte. 37 Ah ! Si seulement dans vos curs, je rencontrais de la vie ! Les hommes sont passs comme lempuse ; je perois un murmure, je ne vois rien daimant : on mapporte les langues foison, mais ce que je cherche, ce sont des curs ; vos intellects sgarent poursuivre les papillons de lenfer et les mouches de la convoitise. 38 Il reproche aux canonistes leur manque de cur et labore une "science du cur".

    34 Louis MASSIGNON, Essai sur les origines du lexique technique de la mystique musulmane, ditions

    du Cerf, Paris, 1999, p. 190. 35 Annemarie SCHIMMEL, Le Soufisme ou les dimensions mystiques de lIslam, ditions du Cerf, Paris,

    1996, p.50. 36 Louis MASSIGNON, Essai, op.cit. , p. 186. 37 Ibid., p. 167. 38 Ibid., p. 170.

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  • Hasan Basri amne chaque personne se recueillir intrieurement pour faire son examen de conscience : Serais-tu satisfait de ltat (hl) o tu te trouves en ce moment, si ctait celui o la mort viendrait te surprendre ? 39 Il est le premier parler du dsir rciproque entre Dieu et lhomme en utilisant le mot ishq qui signifie "dsir passionn". Du moment que la proccupation dominante en mon cher serviteur, devient celle de se souvenir de Moi, je lui fais trouver son bonheur et sa joie se souvenir de Moi. Et, lorsque que je lui ai fait trouver son bonheur et sa joie se souvenir de Moi, il Me dsire et Je le dsire. Et lorsquil Me dsire, Je deviens un ensemble de repres devant ses yeux. De tels hommes ne moublient pas lorsque les autres oublient. 40 Cette recherche de vie parfaite durant cette vie, inspire par "le dsir de Dieu" (son Dessein), irrite les Immites qui veulent avoir le "monopole" de la saintet. De plus, ils lui reprochent sa neutralit dans les conflits : Il explique nettement que cest en faisant pnitence, non en tirant lpe, quon obtient de Dieu le redressement des injustices sociales. 41

    39 Ibid., p. 190. 40 Ibid., p. 195, texte transmis par Abd AL WHID IBN ZAYD. 41 Ibid., p. 182.

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  • LAmour mystique de Rbia al Adawyya

    Rbia est ne en 95 de lhgire (713 aprs J.-C.). Orpheline trs jeune, elle aurait t vendue comme esclave. Selon la tradition, son matre laurait vu absorbe dans la prire nimbe de lumire et laurait affranchie. Dautres sources disent quelle tait joueuse de flte et prostitue. Elle se serait ensuite retire dans le dsert puis Basra. L, un petit cercle de disciples commence se regrouper autour delle. Sa vie est alors dun asctisme extrme. Cest la premire aller au-del de cet asctisme et introduire lamour mystique. Elle le dsigne par le mot hubb, terme trs fort puisquil est utilis dans le Coran pour dcrire un amour rciproque entre Dieu et les hommes42.

    Elle prche un amour gratuit et absolu, le seul digne de Dieu. On raconte que lorsqu'elle faisait la prire du soir, et se tenait debout sur le toit de sa maison, en serrant son voile et sa chemise, elle disait : Mon Dieu, les toiles resplendissent, les yeux dorment, les rois ferment leurs portes, chaque amant se retire avec son aime. Et me voici : je demeure entre Tes mains. Puis elle sadonnait la prire jusqu laube. 43 Bien que nayant reu aucune ducation, certains des plus grands savants de son temps lui rendront visite reconnaissant quelle avait atteint des demeures trs leves.

    On demanda Rbi' a :

    Comment as-tu atteint cet tat suprme de la vie spirituelle ?

    - En rptant toujours ces mots, rpondit-elle:

    Mon Dieu, je prends refuge en Toi contre tout ce qui me dtourne de Toi.

    Contre tout ce qui sinterpose entre Toi et moi.

    Je T'aime de deux amours : l'un, tout entier d'aimer, L'autre, pour ce que Tu es digne d'tre aim.

    Le premier, c'est le souci de me souvenir de Toi, De me dpouiller de tout ce qui est autre que Toi.

    Le second, c'est l'enlvement de tes voiles Afin que je Te voie.

    De l'un ni de l'autre, je ne veux tre loue,

    42 Le Coran, Sourate V.54 Allah amnera un peuple quIl aimera et qui Laimera , Op.cit.,

    p. 141. 43 RBI'A, Les Chants de la recluse, traduit de l'arabe par Mohammed OUDAIMAH et Grard PFISTER,

    ditions Arfuyen, Paris, 2002, p. 15.

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  • Mais pour l'un et pour l'autre, louange Toi ! 44 Elle abandonne sa vie entirement son Dessein.

    Te marieras-tu un jour ? demanda Hasan al-Basri Rbia - Le mariage, lui rpondit-elle, est utile qui peut choisir. Quant moi, je nai pas le choix de ma vie. Je suis mon Seigneur et vis dans lombre de ses commandements. Ma personne na aucune valeur. - Comment en es-tu arrive l ? lui demanda-t-il encore. - Par mon abandon au Tout. 45

    Le fait de ne rien placer entre elle et Dieu la fit renoncer se marier, mais aussi ne pas accorder dimportance spciale au Prophte dans sa dvotion.

    Un jour qu'il tait assis devant Rbi'a, Al Thawri lui fit cette demande : Apprends-nous les merveilles de la sagesse que Dieu t'a rvles ! - Heureux serais-tu, s'exclama-t-elle, si tu n'aimais pas le monde ! Et pourtant Al-Thawri tait un ascte et un sage. Mais elle considrait que scruter les paroles du Prophte et rechercher les hommes taient dj le premier pas vers le monde.46

    Elle dit un jour Sufyan : Quel homme extraordinaire tu serais si seulement tu ne dsirais pas le monde ! - En quoi peut-on dire que je le dsire, demanda t-il ? - Dans les dits et les faits du Prophte, rpondit-elle. Dans les hadiths, cest l quest ton dsir du monde ! 47

    Non seulement elle ne souhaite aucun intermdiaire, mais elle voulait aussi ter tout voile qui lui empcherait de voir Dieu pleinement.

    Un jour, un groupe de jeunes gens vit Rbi'a qui courait en grande hte, du feu dans une main et dans l'autre de l'eau. Ils lui demandrent : O vas-tu ainsi, Matresse ? Que cherches-tu ? - Je vais au ciel, rpondit-elle. Je vais porter le feu au Paradis et verser l'eau dans l'Enfer. Ainsi le Paradis disparatra, et l'Enfer disparatra, et seul apparatra Celui qui est le but. 48

    44 Ibid., pp. 19 et 20. 45 Ibid., p. 34. 46 Ibid., pp. 21 et 22. 47 Ibid., p. 57. 48 Ibid., p. 22.

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  • Rbia aime Dieu de faon libre, ni par peur de lenfer, ni par espoir du paradis ou de faveurs qui seraient, elles aussi, un voile entre elle et Lui.

    Elle entendit un lecteur du Coran proclamer : Ce jour-l, les habitants du Paradis auront en toute chose leur dlices. - Malheureux les habitants du Paradis, soupira-t-elle alors, eux et leurs femmes ! 49

    Cet amour est dvorant, obsessif et la consume constamment :

    Combien de nuits avec mes passions et mes peines, Laissant couler de mes yeux des ruisseaux de larmes !

    Aucune de mes larmes nest remonte Et mon Union avec Lui na pas dur.

    Mon il bless ne dort jamais. 50 but de mon dsir, me brleras-tu de ton feu ? 51

    Aprs une nuit passe dans la prire, elle chantait laube : ma joie, mon dsir, mon appui, Mon compagnon, ma provision, mon but,

    Tu es l'esprit du cur, Tu es mon espoir, Tu es mon confident, mon dsir de Toi est mon viatique.

    Sans toi, ma vie, ma confiance, Je ne me serais jamais lance dans l'immensit du pays.

    Combien de grce s'est montre, Combien de dons et de faveurs Tu as pour moi !

    Dsormais ton amour est mon but et mon dlice Et la splendeur de l'il de mon cur assoiff.

    Tant que je vivrai, je ne m'loignerai pas de Toi. Tu es seul matre de lobscurit de mon cur.

    Si Tu trouves plaisir en moi, Alors, dsir du cur, ma joie dbordera ! 52

    49 Ibid., p. 55. 50 Ibid., p. 52. 51 Ibid., p. 53. 52 Ibid., pp. 16-17.

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  • Elle vit dans ce monde, mais avec les yeux constamment tourns vers lautre monde. Son Dessein de sunir avec Dieu est si puissant, si obsessif, quil a sans aucun doute aspir Rbia vers les espaces sacrs, vers le Profond. Nous navons pas de trace claire du procd utilis, mais les tmoignages quelle a laisss ses disciples nous font apparatre des indicateurs qui pourraient reflter la suspension du moi et la traduction de rminiscences postrieures.

    On demanda Rbi'a comment elle voyait l'amour :

    Entre l'amant et l'aim, dit-elle, il n'y a pas de distance.

    Il y a seulement ce que dit la nostalgie, ce que dcrit le got.

    Qui a got a connu. Mais qui a dcrit ne s'est pas dcrit.

    En vrit, comment peux-tu dcrire une chose quand, en sa prsence tu es absent, en son existence tu es dissous, en sa contemplation tu es dfait? 53

    Prire de Rbi'a al-'Adawiya54

    mon Dieu, tout ce que Tu m'as rserv en fait de choses terrestres, donne-les Tes ennemis; et tout ce que Tu m'as rserv dans le monde venir, donne-le Tes amis; car Tu me suffis.

    mon Dieu, si je T'adore par crainte de l'enfer, brle-moi en enfer, et si je T'adore par espoir du paradis, exclus-moi du paradis; mais si je T'adore uniquement pour Toi-mme, ne me prive pas de Ta beaut ternelle.

    mon Dieu, ma seule occupation et tout mon dsir en ce monde, de toutes les choses cres, c'est de me souvenir de Toi, et dans le monde venir, de toutes les choses du monde venir, c'est de Te rencontrer. Il en est pour moi ainsi que je l'ai dit; mais Toi, fais tout ce que Tu veux.

    53 Ibid., p. 49. 54 Eva DE VITRAY MEYEROVITCH , Anthologie du soufisme, Spiritualits vivantes, Albin Michel, Paris, 1995, p.154 .

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  • Lextase de Abu Yazid Bistami

    Abu Yazid al-Bistami (777 848) est un ascte solitaire. Il vivra presque toute sa vie dans sa ville natale de Bistam en Iran. Il prne la sdentarit.

    L'homme vraiment homme est celui qui reste assis et qui les choses viennent, ou parlent, o qu'il soit. 55

    "Je suis o Mon serviteur M'voque en pense" () Et toute chose lui advient sans qu'il bouge et sans peine viennent lui l'Orient et l'Occident au complet. () Comprends cela. Les choses Le poursuivent, et Lui ne pourchasse rien. C'est que les choses accdent l'tre par Dieu. 56

    Il sadonne une ascse implacable.

    Douze ans, j'tais le forgeron de mon moi, cinq ans le miroir de mon cur. En une anne, je guettais ce qui germait entre eux deux. Or je vis que j'tais ceint la taille par un zonnr.57 Je m'appliquais le couper, douze ans. Je m'observais encore. Je dcouvris qu'un autre zonnr me liait en dedans. Je le coupais, de nouveau, cinq ans tout en me demandant comment en finir, ce qui me fut rvl. Et je regardai du ct des cratures et je vis qu'elles taient toutes mortes ; leur mmoire j'entonnai quatre fois le tekbir.58 59

    Bistami critique les dvots serviteur simulateur en ses uvres, briguant la louange et l'loge des autres. 60

    Ils (les croyants) font l'loge de Dieu et le dvot croit qu'ils font leur propre loge. 61

    Il remet en question leur connaissance en lopposant celle qui vient directement de lexprience interne : Il y a deux sciences : la science vidente qui est la preuve de Dieu pour Ses cratures ; et la science sotrique qui contient le savoir salutaire. Ta science, docteur, fut transmise, d'une voix l'autre, pour l'enseignement, non pour l'uvre. Et ma science, ce sont les inspirations qui me viennent de Lui. 62

    Pour lui, Le savant nest pas celui qui emprunte sa connaissance quelque livre et qui devient ignorant quand il oublie ce quil a appris. Le vrai savant est celui qui

    55 BISTAMI, Les Dits de Bistami, traduit de larabe par Abdelwhab MEDDEB, ditions Fayard, collection

    Lespace intrieur, Paris, 1989, p. 55. 56 Ibid., p. 55. 57 La ceinture des mages symbolise lincroyance. Cela fait rfrence aux mages zoroastriens. 58 Allah akbar: Dieu est grand 59 Les Dits de Bistami, p. 54. 60 Ibid., p. 93. 61 Ibid., p. 87. 62 Ibid., p. 77.

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  • reoit, quand il veut, sa connaissance de son Seigneur, sans tude, ni enseignement. 63

    Son comportement nest pas en accord avec les conventions sociales :

    Ab Yazid n'assistait pas aux funrailles, ni n'allait prsenter ses condolances, il ne rendait pas non plus visite aux malades. On lui dit : - Jadis, les saints rendaient visite aux malades, assistaient aux funrailles et allaient prsenter leurs condolances. Il rpondit: - Ils agissaient ainsi guids par leur raison; ils ne sont pas comme moi qui suis dpossd de ma raison. 64

    Pour lui, ce monde est le miroir de lau-del. Qui observe travers ce miroir de lau-del est sauv. Et qui sen divertit est perdu : il aura obscurci son miroir. 65

    Il sappuie sur le souvenir de Dieu, le dikhr.

    Le serviteur ne pourra aimer son Crateur s'il ne s'puise solliciter Son consentement, secrtement et publiquement : Ainsi Dieu apprendra-t-Il en regardant le cur d'un tel serviteur que celui-ci ne dsire que Lui.

    Il sagit dune invocation intrieure : Linvocation de Dieu voix haute est une insouciance. 66

    Son Dessein est de fusionner avec la divinit, de vivre dans son intimit.

    Le serviteur dlguant sa dcision Dieu Trs Haut, content de Son don, le cur reposant en Lui, sans mouvement en Sa demeure, Le mandatant en toute affaire, souhaitant devenir Son intime et Son proche courtisan, ne dsirant, d'ici-bas et de l'au-del, rien d'autre que Lui. 67

    La rptition incessante de linvocation devient une prsence affective qui laccompagne tout moment dans le monde :

    Quel est le signe le plus glorieux de liniti ? Il partage ta table, se mle intimement toi, te rend hommage tandis que son cur demeure dans le royaume du sacr. 68

    Son dsir dtre dans lintimit de la divinit est obsessionnel comme un tat amoureux.

    63 AL-GHAZALI cite Aby Yazid BISTAMI dans Anthologie du soufisme, p. 39, Eva de VITRAY

    MEYEROVITCH, Spiritualits vivantes, Albin Michel, Paris, 1995. 64 Les Dits de Bistami, p. 89. 65 Ibid., p. 122. 66 Ibid., p. 169. 67 Les Dits de Bistami, p. 94. 68 Ibid., p. 170.

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  • Dans mon cur Tu as sem le grain damour Avant le jour de lAppel serai-je soulag Dans lunion Tu mas bless le cur Le dsir crot ds quapparat lamour. 69 Ab Yazid dit : - Dieu Trs Haut dit : Si Mon serviteur fait de Moi son occupation dominante, Je mettrai son apptit et sa dlectation dans Mon invocation, Je lverai le voile entre lui et Moi et serai l'image qui ne quitte plus ses yeux. 70

    Ce Dessein est si profond et si puissant quil commence prendre une vie propre :

    Je m'tais tromp au dbut de mon affaire : j'avais cru que je L'invoquais et voici que Son invocation avait prcd la mienne; j'avais pens que je Le sollicitais et que je Le connaissais, mais Sa connaissance avait devanc la mienne; j'avais estim que je L'aimais, pourtant c'est Lui qui m'avait le premier aim, et je m'tais figur que je L'adorais tandis qu'Il avait dj mis mon service les cratures de la terre. 71

    Bistami manifeste ouvertement son dsir desseulement devant la pure unit divine. Pour cela, il se retirait du monde et de ses stimuli. Il stait construit un rduit pour ses retraites ct de la Mosque. Quand Ab Yazid souhaitait s'isoler, il entrait dans une maison et en bouchait tous les orifices pour que n'y pntrt plus une voix qui le distrairait de son Seigneur. 72

    Ensuite, il sappuyait sur le dhikr pour entrer en lui-mme en rduisant les stimuli des sens externes.

    Par quel moyen parvient-on Dieu, Trs Haut? - Par la mutit, la surdit, la ccit. 73

    Il incitait ses disciples ne pas se laisser distraire par limagination.

    Ne charge pas ton cur d'une ide Le concernant, tu risques de L'assimiler ce qu'Il n'est pas. Mditant Son attribut, tu Le trouves; imaginant Son essence, tu Le perds. 74

    Il voque la ncessit daller au-del-du "moi" qui est un voile, pour entrer dans les espaces sacrs.

    69 Ibid., p. 174. 70 Ibid., p. 115. 71 Ibid., p. 90. 72 Ibid., p. 142. 73 Ibid., p. 43. 74 Ibid., p. 100.

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  • Si tu jenes et pries trois cents ans, () tout en demeurant tel que tu es, tu ne dcouvriras pas un atome de cette science. - Pourquoi, matre? - Parce que tu es voil par ton moi. 75

    Le mcanisme de linvocation lui-mme peut-tre un empchement, sil ny a pas une coute profonde tendue vers lintrieur qui conduit vers le silence.

    J'avais, pendant trente ans, invoqu Dieu. Puis, je me suis tu. C'est alors que je dcouvris que mon invocation tait mon voile. 76

    Cest par la concentration sur lessence de Dieu quil veut parvenir lannihilation de soi (fan), concept quil est lun des premiers formuler :

    Au plus secret du cur je T'voque Je suis ananti Tu demeures Mon nom est effac Effacs les vestiges de mon corps Tu me rclames je rponds Il n'y a que Toi C'est Toi qui me console Par l'il de l'imagination O que je me trouve Tu es l. 77

    Je vis le Seigneur de Gloire en rve. Je lui dis : - Comment aller vers Toi? Il rpondit : - Laisse ton moi et viens. 78 Comment est la voie ? - Sois absent la voie, tu atteindras Dieu. 79 L'ayant connu par moi-mme, je fus ananti. Le connaissant par Lui, je survis 80.

    Il est aussi le premier mystique dfinir ses expriences mystiques comme "miraj", lascension nocturne du Prophte. Cela lui vaudra dtre banni plusieurs fois de sa ville natale.

    Il (Dieu) me ravit une fois et, me plaant devant Lui, me dit : Abu Yazid ! Mes cratures dsirent te voir. Et je lui dis : embellis-moi de Ton unicit, revts-

    75 Ibid., p. 75. 76 Ibid., p. 65. 77 Ibid., p. 112. 78 Ibid., p. 39. 79 Ibid., p. 106. 80 Ibid., p. 69.

    25

  • moi de Ton ipsit, et ravis-moi en Ta monit, afin que lorsque Tes cratures me verront, elles disent : Nous Tavons vu, - que Tu sois Cela, que je ne sois plus l. 81

    Dans plusieurs de ses visions, Bistami se retrouve transport dans des paysages mentaux diffrents, ce qui tmoigne dune exprience du sacr sous la forme de ravissement. Le ravissement (est) caractris par une agitation motive et motrice incontrlable dans laquelle le sujet se sent transport, emport hors de lui, vers d'autres paysages du mental, d'autres temps, d'autres espaces. 82 Il sagit dun des cas extraordinaires de conscience du Sacr faisant partie des structures de conscience inspire.

    Bistami na pas laiss dcrits. Ses disciples ne se sont regroups quun sicle aprs sa mort pour runir quelques fragments et sentences isols qui sont mls des lments de lgende.

    Ces dits sont pour la plupart des locutions thopathiques, c'est--dire des phrases prononces au cours de ce que les Soufis considrent comme un tat dextase. Elles sont souvent choquantes, paradoxales, la limite de lhrsie.

    Quelqu'un frappa chez Ab Yazid. Qui demandes-tu? - Ab Yazid. - Pars, prends garde! Il n'y a que Dieu dans cette maison. 83 - Ils sont tous Mes esclaves, sauf toi qui es Moi. 84

    Louange moi, louange moi ! Je suis mon Seigneur, Trs Haut. 85

    Je me suffis moi, je me suffis. 86

    Je suis moi, point de Dieu hormis Moi, adorez-Moi ! Ils dirent Abu Yazid est devenu fou Et ils le laissrent. 87. Louange moi, louange moi, que mon pouvoir est grand 88

    81 Cit dans Mystique musulmane, Esseulement : quelques applications, p 111, Op.cit. 82 SILO, Notes de Psychologie, Structure, tats et cas non habituels, La conscience inspire, p. 151,

    disponible sur www.silo.net 83 Les Dits de Bistami, p. 40. 84 Ibid., p. 103. 85 Ibid., p. 44. 86 Ibid., p. 60. 87 Ibid., p. 136. 88 Ibid., p. 116.

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  • Certains disent qutant revenu lui et ayant appris ce quil avait dit, il se montrait terroris. Lorsquil dclame ces allocutions, sa conscience est de toute vidence dans un tat altr. Il y a perte de la rversibilit et une forte exaltation motive due limage si charge de la divinit. Le procd du dhikr, que nous tudierons plus loin, lui permet une intriorisation chaque fois plus profonde du moi jusqu limmersion en lui-mme. Il semble daprs les quelques descriptions que nous avons, quil sagisse plutt l dtat de transe dans lequel il y a substitution du moi par limage de la divinit plutt que dun tat dextase.89

    Mme si Bistami a t le premier parler de lanantissement (suspension) du moi (fan), nous navons pas trouv dans les quelques descriptions rencontres dindicateurs qui indiquent de faon claire une suspension du moi et une entre dans le Profond. Il nous semble quil y ait plutt un dplacement et non une suspension du moi.

    Il est opportun de rappeler ici les caractristiques de la transe et du dplacement du moi dcrites par Silo dans Notes de Psychologie : dans diffrentes cultures, l'entre en transe a lieu par lintriorisation du moi et par une exaltation motive dans laquelle l'image d'un dieu, d'une force ou d'un esprit, qui prend et supplante la personnalit humaine, est coprsente. Dans les cas de transe, le sujet se met disposition de cette inspiration qui lui permet de capter des ralits et d'exercer des pouvoirs inconnus de lui dans la vie quotidienne. 90

    Il y a perte de la rversibilit et perte du contrle de lexprience ce qui ne permet pas lentre dans le Profond.

    Pour Junayd, Bistami en est rest au dbut, mais il na pas atteint ltat plnier et final 91. Pour Hallj, il en tait arriv au seuil de la locution divine 92, mais ce qui le bloqua fut lobstacle de son moi. Il ne sut pas reconnatre o et comment devait se faire lunification de lme avec Dieu. 93

    Bistami aura cependant une norme influence sur les confrries soufies et reprsentera la voie de livresse mystique (sukr). Mme sil prnait une voie oppose de sobrit, Junayd dclarera : Abu Yazid est parmi nous comme Gabriel parmi les anges. 94

    89 Les fantmes ou esprits de certains peuples ou de certains devins n'taient autres que les

    propres doubles (les propres reprsentations) de ces personnes qui se sentaient saisies par eux. tant donn l'obscurcissement de leur tat mental (en transe) par la perte du contrle de la Force, ils se sentaient manipuls par des tres tranges qui, parfois, produisaient des phnomnes remarquables. Il ne fait pas de doute que de nombreux possds subirent de tels effets. Le contrle de la Force tait donc dcisif. Le Message de Silo, Manifestations de lnergie, Op.cit., p. 35.

    90 SILO, Notes de Psychologie, Le dplacement du moi. La suspension du moi, Op.cit., p. 153. 91 Louis MASSIGNON, Essai, Op.cit., p. 280. 92 Ibid., p. 280. 93 Mystique musulmane, p. 114, Op.cit. 94 Ibid., p. 12.

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  • Dh-l-Nn al-Misr et lamour de la Beaut

    Dh-l-Nn est n en Haute-gypte vers lan 800. Sa vie est mal connue, mais des ouvrages postrieurs rassemblent ses sentences. Ibn Arabi notamment lui consacre un trait hagiographique Lastre clatant des titres de gloire de Dh-l-Nn lgyptien . Il a la rputation dun maitre spirituel ds son vivant. Lui-mme reconnat avoir eu deux matres dont une femme, Fatima de Nshapur quil rencontre La Mecque. Un apport majeur que fait Dh-l-Nn au soufisme est sa thorie des stations et des tats, qui sera reprise plus tard dans tous les manuels classiques de soufisme. Il est le premier classifier ainsi des tats mystiques et les tapes des matres en saintet, et lenseigner.

    J'avais demand Dh-l-Nn combien il y avait de portes donnant accs la ralisation spirituelle, et voici la rponse qu'il m'avait faite : " Il y a quatre portes : la premire est celle de la crainte, puis celle de l'esprance, ensuite celle de l'amour, puis celle du dsir. Et il y a quatre clefs pour les ouvrir : () l'invocation (dhikr) constante de Dieu par le cur et par la langue est celle du dsir. Ce sont l les quatre degrs (de l'ascension) vers Dieu, le plus proche de Lui tant celui du dsir, qui n'est autre que le degr de la saintet (ou Amiti divine) 95.

    Mais selon Ibn Arabi, ce quil laissait voir de sa science dpassait les hommes de son temps, et cest ainsi quils le qualifirent dhrtique. 96 Il est condamn pour son enseignement public de la mystique et vers la fin de sa vie, il est amen, enchan, Bagdad devant le Prince des Croyants al-Mutawakkil. Mais lorsquil sexprime, il meut tellement le Prince que celui-ci pleure et le libre immdiatement.97 Les sentences et anecdotes dont nous disposons sur lui accordent une grande part lamour divin, un amour dchirant et sensuel.

    les belles pouses des chagrins dans les jardins du secret bien cach ! Elles ont rpandu leur parfum dans les prairies du cur, arroses par l'eau des esprances. Les chagrins les bouleversent, et le dsir les plonge dans l'anxit. 98

    95 IBN ARABI, La vie merveilleuse de Dh-l-Nn lEgyptien daprs Lastre clatant des titres de gloire

    de Dh-l-Nn lgyptien, traduit par Roger DELADRIRE, ditions Sindbad, Paris, 1988, p. 175. 96 Ibid., p. 69. 97 Par la suite, chaque fois que lon mentionnait en sa prsence les "hommes de pit exemplaire", il

    pleurait et disait quand il parlait deux : Que lon mamne vite Dh-l-Nn ! , La vie merveilleuse de Dh-l-Nn lgyptien, Op.cit., p. 69.

    98 Ibid., p. 209.

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  • Il voque les nombreux asctes et anachortes rencontrs au cours de ses voyages, pris par un amour passionn et douloureux.

    Lme de ces tres perdus pousse des cris et se lamente, sous l'effet d'une passion si ardente qu'elle l'arrache presque de leur corps. Ils gmissent de tristesse, et la crainte redouble leur affliction, tandis que les feux du dsir, pareils ceux du Brasier infernal, allument en eux une soif brlante. 99

    Il y a aussi de nombreuses anecdotes avec des femmes ou de jeunes gnostiques pris par une puissante commotion amoureuse et qui dclament des vers trs sensuels et vont jusqu mourir damour :

    - Dh-l-Nn rencontre une femme agrippe aux voiles de la Kaba qui pleure et dit au milieu des larmes : Tu m'as fait goter la saveur de l'union, et Tu as fait crotre jusqu'au plus profond de moi mon dsir de Toi. Il lui rplique alors : Admirable est l'amant dont l'union prend une ampleur toujours plus rayonnante et dont l'amour s'lve toujours plus haut aprs l'union ! 100

    - Dh-l-Nn rencontre une fille dvoile au bord du Nil : Je l'interpellais : O est donc ton voile, jeune fille ! Pourquoi as-tu dcouvert ton visage ? Elle me rpondit : Et que pourrait bien faire d'un voile un visage jauni ! - D'o cela provient-il ? - C'est un effet de l'ivresse. - Aurais-tu donc absorb du vin ? - Oui, par Dieu ! Le Tout-Puissant m'a abreuve toute la nuit de Son amour, et j'tais remplie de joie, mais ce matin, je subis les effets de cette griserie. Puis elle se mit pleurer et sangloter, et je lui en demandais la raison ; elle rcita alors ce vers : Je ne pleure pas parce que je me suis spare de moi-mme, mais parce que ma seule crainte est de ne plus Te voir. 101

    - Dh-l-Nn voque la rencontre avec un jeune gnostique lors dune entrevue avec un cheikh ymnite dune grande sagesse : Le jeune homme maigre, au teint blme, pose une question au cheikh : Que Dieu te fasse misricorde ! Quel est le signe de celui qui aime Dieu? - Mon cher enfant, l'amour est d'un degr lev. - J'aimerais que tu me le dcrives. - ceux qui L'aiment Dieu entrouvre le cur, et c'est ainsi qu'ils voient par la lumire de la Majest divine. Ils ont dsormais, avec un corps de la nature de ce bas-monde, un esprit qui est de la nature des "voiles" divins, et une

    99 Ibid., p. 150. 100 Ibid., p. 238. 101 Ibid., p. 337.

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  • intelligence cleste, qui volue librement parmi les rangs des anges (...) C'est ainsi que de tels hommes L'adorent de toutes leurs forces, et uniquement par amour pour Lui, et non point par dsir du Paradis ni par crainte du feu de l'Enfer. Le jeune homme mit alors un gmissement, suivi d'un cri qui emporta son me.102

    Dh-l-Nn voque lexprience intime et le dsir qui sont, selon ce que dira plus tard Ibn Arabi, les premires manifestations de la thophanie de lunion.103

    On avait interrog Dh-l-Nn sur l'exprience intime et sur la signification (de la ralit spirituelle) du dsir. La rponse que j'ai entendue de sa bouche est la suivante : C'est parce qu'on a enflamm son dsir, qu'il a t pris d'un dsir ardent, et c'est parce qu'on lui a donn goter, que la saveur de l'exprience lui a t agrable, et c'est ainsi que sa soif de goter est insatiable et que la suavit du dsir le rend inassouvi. 104

    Il dcrit les "fidles damour" dans une squence de prose rime qui inspirera notamment Ruzbehan de Shiraz, auteur du "Jasmin des fidles damour" quelques sicles plus tard :

    Dieu a des serviteurs dont Il a empli le cur de l'eau limpide de Son pur amour, et dont Il a boulevers l'esprit par le dsir de Sa vision. - Gloire donc Celui qui a fait que les mes le dsirent, qui a attir Lui leurs aspirations variantes, et Celui pour qui leur "poitrine" s'est purifie ! Dieu a des serviteurs dont le cur a fondu, comme le plomb. C'est Lui qui l'a liqufi et l'a fait disparatre ; mais Il en a dtach une scorie, qui est la braise de la passion. () Quel repos y aurait-il alors pour le cur, dans lequel s'est forme la braise de la passion, prte s'embraser ! hommes de la passion ! Vous qui vous tes enflamms, qui vous rapprochez toujours davantage du Majestueux, et qui cherchez demeurer prs de Lui, peinez ! Car demain, ce sera le repos, (), pleurez tant et plus et tout votre sol ! Car demain vous serez dans la joie aux cts du Majestueux, quand on vous dira : Montez, prenez place prs de Mon Trne, et regardez Ma Face ! Puis Dh-l-Nn pleura, et il s'cria : Les bienheureux ! Les bienheureux ! 105

    102 Ibid., pp. 243-244. 103 Lexprience intime est la premire manifestation de la thophanie de la "jonction" (ou "union"),

    issue de la station spirituelle de la "familiarit divine" et de la beaut, et c'est ce qui engendre le dsir ardent , Ibid., p. 308.

    104 Ibid., p. 308. 105 Ibid., pp. 314-315.

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  • Il reconnat lattirance inne pour tout ce qui est beau comme une cration de Dieu :

    Lorsque Dieu a cr l'intellect, Il a plac en lui un principe subtil (latfa), qui lui fait prouver de l'attirance pour tout ce qui est beau et tout ce qui est agrable voir dans le monde sensible. 106 Dieu, je n'ai jamais prt l'oreille au cri des btes sauvages, ni au bruissement des arbres, au clapotement des eaux, ni au chant des oiseaux, au sifflement du vent, ni aux roulements de tonnerre sans percevoir en eux un tmoignage de ton Unit (wahdnya) et une preuve de ton caractre incomparable. 107

    Enfin, Dh-l-Nn est un des premiers propagateurs des sances daudition spirituelle (sam).

    La beaut dune voix rveille lattention. 108

    J'ai entendu Dh-l-Nn, interrog sur l'audition spirituelle, faire la rponse suivante : C'est un messager de vrit venu pour pousser les curs vers l'tre divin. Celui qui l'coute comme il convient, en ralise la vrit, mais celui qui l'coute avec son me charnelle, est dans l'hrsie. 109

    Alors quil tait Bagdad, aprs avoir t libr par le Prince des Croyants al-Mutawakkil, des Soufis bagdadiens viennent le voir, accompagns dun chanteur rcitant pour quil lui chante quelques vers. Il accepte et lhomme lui chante :

    Ma jeune passion pour toi me tourmentait dj, que dire maintenant qu'elle s'est renforce avec l'ge ! Tu as rassembl dans mon cur une passion qui s'tait partage. Ne vas-tu point compatir au malheur d'un afflig, qui pleure alors que rit celui qui est libre de toute entrave !

    Dh-l-Nn se lve alors, puis tombe terre pris par lextase.110

    106 Ibid., p. 333. 107 A.J. ARBERRY, Le soufisme La mystique de lIslam, Op.cit., p. 57. 108 Ibid., p. 153. 109 La vie merveilleuse de Dh-l-Nn lgyptien, Op.cit., p. 83. 110 Ibid., p. 83.

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  • Al-Hallj et lunion transformante

    Tout comme Abu Yazid Bistami, Al-Hallj (environ 857 922) vient de Perse (de la rgion du Fars) mais contrairement lui, il sexprime en langue arabe. Son grand-pre tait encore mazden. Ds lge de seize ans, il sen va Tustar et sengage comme novice (murid) auprs de Sahl Tustari, un matre en tradition et en ascse, le futur fondateur de lcole Salimiyya. Selon ce dernier, le croyant qui se remmore constamment lessence divine par la prire vocale (le dhikr), peut voir la clart se substantialiser dans son cur et il peut adhrer cette essence. Une anecdote raconte quun disciple de Sahl stait tellement entran au dhikr que lorsquil fut cras par accident, son sang crivit "Allah". Un autre aspect dvelopp par Sahl est le renoncement tout esprit propre, Dieu intervenant quand il veut. Cest le "secret de lomnipotence divine" qui rend vains tous les intermdiaires, prophtes, docteurs et juges. Al-Hallj resta deux annes auprs de Sahl puis il partit brusquement pour Basra. Basra est une des capitales intellectuelles de lIslam et il y ctoie le milieu soufi. Il est proche de Amr Makk qui linitie au soufisme et lui remet lhabit soufi. Il frquente aussi lcole de Junayd. Selon ce dernier, Dieu a marqu ses amants bien avant la cration de leur corps et de leur me. Il sest isol en eux, Sa divinit fut mise dcouvert pour eux111 Il sagit que le serviteur soit, vis--vis de Dieu, comme une marionnette quil revienne pour finir, son point de dpart, et soit, comme il tait avant dtre existenti. 112 Au terme de lannihilation mystique (fana) Dieu le possde Il le tue, lenterre ; ensuite, sil Lui plat, Il le ressuscite ; mais cet homme na plus de relation avec sa vie passe 113 Dieu fait mourir (lhomme) son moi pour vivre en Lui. 114 Pour les mystiques partisans de la voie extatique, Junayd est considr comme tenant une foi thorique. Hallj part pour effectuer un premier plerinage La Mecque. Il fait une retraite dun an dune austrit trs dure. Il cherche avec ardeur les signaux du Sacr lintrieur de lui-mme afin de rvler des significations profondes.115 Il cherche aussi la faon de faire correspondre ses intuitions bases sur les expriences internes avec la tradition. Dieu vient de me montrer (du dedans) la science aprs quIl men a fait transmettre la tradition (du dehors). 116 111 Louis MASSIGNON, La passion de Husayn ibn Mansur Hallj, tome I, ditions Gallimard, Paris,

    1975, p. 117. 112 Ibid., p. 117. 113 Ibid., p. 118. 114 Le Soufisme, AJ ARBERRY, Op.cit., p. 62. 115 Lors dune controverse avec Ay Nahrajri, il lui dit : lorsquun indice ou un signe merge en ta

    conscience, il faut que les communications (venant de Dieu) senchanent, et que les tats (mystiques, en toi) soient comparables et de mme niveau ; sinon on ne peut faire correspondre ni coordonner les communications et les tats en vue de connatre les choses caches , La Passion de Hallj, Tome I, Op.cit., p. 154.

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  • son retour, les mystiques traditionnalistes lui reprochent dtudier et de classer les faits mystiques alors que pour eux, ce sont des faits de Dieu qui ne devraient pas tre touchs. On lui reproche aussi de noter par crit ses paroles intrieures qui, selon lui, sont dictes par Dieu.

    Lorsque Dieu confie un secret un homme, celui-ci devient un matre des secrets divins dont il possde le discernement, et il peut pntrer les hautes significations des ralits invisibles. Alors il parle des secrets des tres selon ce qu'il en contemple directement, non plus en s'exprimant selon l'opinion ou la supposition. 117

    Il rgle son comportement sur ce que lui dictent ses expriences et il en parle autour de lui pour guider ses premiers disciples sur la voie. Or, selon la tradition, si les rvlations prives sont reconnues, ces grces divines ne doivent pas avoir dapplication pratique pour ne pas loigner de lendurance de la Loi. Il ne faut pas les divulguer. Il marque une rupture avec la religion mme et ses dogmes en privilgiant lexprience personnelle.

    J'ai abandonn aux gens leur usage et leur religion Pour me ddier ton amour, toi ma religion et mon usage. 118 Ne demandez pas un homme de s'en tenir un culte dtermin, car cela l'carterait certainement du Fondement divin assur. 119 J'ai reni la religion de Dieu ! Cette mcrance m'tait ncessaire, Mais aux yeux des Musulmans, c'est l une infamie. 120

    Hallj critique aussi le culte du renoncement soi, lidoltrie de la vocation mystique asctique qui fait perdre de vue le but essentiel, la Fusion avec Dieu.

    Ibrahim, de ces quarante annes o tu tes obstin vivre ainsi (circulant dans le dsert dans les privations), quel bnfice as-tu retir ? La voile de labandon Dieu ma t ouverte (Malheureux !) tu as us ta vie construire ta demeure intrieure ; quand te dcideras-tu te consumer dans lUnit divine ? 121

    Il affirme aussi limpossibilit dapprhender Dieu par lintellect.

    Celui qui vise Dieu en se laissant guider par l'intellect, Dieu le fait errer dans la perplexit o il se dlecte. 122

    117 HALLJ cit dans Le Message de Hallj, lExpatri, Aphorismes et sentences, traduction Stphane

    RUSPOLI, ditions du Cerf, Paris, 2005, p. 342. 118 Le Message de Hallj, lExpatri, Le Dwn, Op.cit., p. 101. 119 Ibid., p. 153. 120 Le Message de Hallj, lExpatri, Blme, p. 209. 121 Lapostrophe Ibrahima Khawws Kfa est tire du rcit de HUJWIRI cit dans La Passion de

    Hallj, Tome I, p. 161. 122 Le Message de Hallj, lExpatri, Le Dwn, Ibid., p. 210.

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  • toi de raliser que le Vrai ne peut tre apprhend, Et quiconque y prtend est ignorant ou prsomptueux. 123

    Il est lui-mme reni par beaucoup de soufis qui laccusent davoir rompu avec son matre et de rvler tous des secrets qui selon eux devraient tre rservs une lite. Il quitte alors le froc de laine pour marquer la rupture avec le groupe soufi.

    Quiconque obtient leurs confidences puis divulgue tout ce qu'ils cachent, sans vouloir se joindre leur cnacle, celui-l n'est qu'un fraudeur. () Ce sont eux les initis, et les secrets leur sont familiers. Ils ne supportent pas l'arrogance d'un libertin hont. Ils ne choisissent pas de gaspilleur pour trsorier de leur bien. Vous tes bannis loin de leur gloire, cause de votre indignit. Sois dfrent et plein d'gard quand tu te trouves parmi eux, Et laisse-les donc susurrer jusqu' la fin des temps. 124

    Ainsi hors de contraintes, il peut se mler plus facilement aux personnes communes de toutes religions. Il prche ses sermons des auditoires populaires et part pour un premier grand voyage de ribt en ribt.125 Il croise manichens, nestoriens et dclame en public des sentences (hadiths) inspires, de courtes maximes quil dcrit comme venant de Dieu dans son cur et quil nonce la premire personne.

    Le mystique enivr est celui qui livre tous les secrets cachs. 126 toi de dsigner le Vrai du Vrai, car le Vrai parle de soi. Et Dieu t'a donn toute langue approprie pour cela. Quand la nature du Vrai apparatra vidente par Dieu mme Les hommes ne songeront plus dissimuler sa place. 127

    Il fait un second plerinage La Mecque mais cette fois-ci accompagn de prs de quatre-cents disciples vtus dhabits rapics. Il revient ensuite Bagdad avant de partir pour un second voyage pour convertir les Turcs128 ; il traverse ensuite lInde occidentale pour convertir les Hindous et va jusquaux confins de la Chine. Il fait preuve dune extraordinaire capacit dadaptation tous les milieux et prche auprs de savants, de pauvres, douvriers Il change ses habits selon les circonstances et adapte son langage chaque auditoire, il va mme jusqu adopter le mode de pense de ses interlocuteurs.

    Tmoigner de Lui m'est une ncessit, et Il a lucid mes vrits. 129

    123 Ibid., p. 211. 124 Ibid., p. 217. 125 Les ribts sont des forteresses qui protgent les zones frontalires de lempire musulman au temps

    des premires conqutes. Elles serviront ensuite de refuge pour les voyageurs puis pour les mystiques.

    126 Le Message de Hallj, lExpatri, Aphorismes et sentences, p. 343. 127 Le Message de Hallj, lExpatri, Le Dwan, p. 159. 128 Il est le premier musulman essayer de convertir les Turcs. 129 Le Message de Hallj, lExpatri, Le Dwn, p. 98.

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  • son retour, il est connu. Certains lui prtent des miracles, dautres disent que ses extases viennent du dmon, dautres encore le dnoncent comme un charlatan. Certains lappellent "celui qui sait discerner", "celui qui donne manger", "celui qui est ravi en Dieu". Il fait un troisime plerinage dune dure de deux ans La Mecque puis revient Bagdad. Ses discours extatiques sur les marchs ou dans les mosques font que les autorits le considrent comme un agitateur social.

    Quand le serviteur a men bien toutes les tapes du service divin, le voil libr de cette contrainte, et dsormais il peut s'adonner aux tches du service divin sans lassitude ni effort. Telle est la station des prophtes et des vridiques. 130

    Cependant, il rejette tout intermdiaire entre lhomme et le divin et ne veut en aucun cas, tre lui-mme un intermdiaire entre Dieu et les gens. Il rejette toute idoltrie. Ce quil souhaite, cest que chacun exprimente lUnion par lui-mme dans son intrieur.

    jeune homme imptueux, au lieu de chanter mes louanges, Chante plutt avec mlancolie cause de ton cur rsistant. Qu'ai-je de commun avec les gens, combien m'adulent par btise ? 131

    Au cours dune de ses extases, il crie : Je suis la Vrit (ana l-haqq). Haqq veut dire Vrit ; cest un des noms de Dieu. Cela signifie donc Je suis Dieu . Cela lui vaut dtre emprisonn durant huit ans avant dtre condamn mort puis dcapit aprs sept mois de procs. Avant tout, Hallj aura t un amoureux de Dieu, pris dun dsir vital et obsessif.

    Ah ! Si je pouvais jirais Toi Courant sur les mains ou marchant sur la tte. 132

    Ce dsir dunion avec le divin est un Dessein si profond quil considre quil sagit dune proprit de Dieu mme.

    L'ardent dsir lov dans la prexistence vient de l'ternit, il repose en Dieu, dpend de Lui, mane de Lui et a surgi en son sein. Ce dsir n'est point un accident, mais un de ses propres attributs. 133

    Cest une brlure au cur qui peut mme tre douloureuse.

    Ds que je T'invoque, l'treinte du dsir est prs de m'anantir, Et la pense d'tre distrait de Toi m'afflige et me fait souffrir. 134

    130 Le Message de Hallj, lExpatri, Aphorismes et sentences, p. 340. 131 Ibid. p. 121. 132 Hallj, Pomes mystiques, Sindbad Actes Sud, Paris, 1985, p. 57. 133 Le Message de Hallaj, Op.cit, p. 100. 134 Le Message de Hallj, Invocation, p. 123.

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  • Me souvenant de Toi, la nostalgie me tue presque Tout mon tre est devenu curs qui Timplorent. 135 J'accours toi, j'accours toi, mon secret et mon salut, J'accours toi, j'accours toi, mon but et mon idal, Je t'appelle, ou plutt tu m'appelles toi. Est-ce moi qui t'invoque, ou bien est-ce toi? quintessence de mon tre, fluide de mes penses, Toi mon nonciation, mes expressions et ma concertation. tout de mon tout, toi mon oue et ma vue, Toi ma compltude, mes jointures et mes membres. tout de mon tout, tout qui enveloppe le tout. 136

    La puissance affective que mobilise le Dessein est norme.

    Si lon jetait sur les montagnes de la terre un seul atome de ce que contient mon cur, elles entreraient en fusion. 137

    Il sappuie sur linvocation, le rappel de Dieu (dhikr), afin de rester dans lintimit divine. Il ne sagit pas dune invocation tide, mais puissante comme un cri. Elle ne varie pas selon les circonstances, elle est permanente. .

    L'il aperoit Celui qu'il aime et puis le perd de vue, Mais le regard du cur ne cesse jamais de le contempler. Quand Il n'est pas avec moi, son souvenir m'accompagne, Et le cur le voit toujours, bien qu'Il se drobe mon il. 138 Assez d'attristement ! Je t'appelle constamment, Comme si j'tais loin ou comme si tu tais absent. 139 Pas une fois je ne t'ai invoqu sans tre boulevers, Jusqu' lacrer ma chemise et avoir les entrailles dchires. 140

    Le dhikr par la rptition constante agit comme une sorte daccumulateur de charge nergtique dans le plexus cardiaque. Cest aussi un point dappui pour maintenir lattention.141 Comme nous le verrons plus loin, le dhikr nest pas un acte mcanique car sinon il serait oubli au bout de cinq minutes, cest un sentiment affectif profond qui ne trouve pas sa place dans un cur dur et tourn vers lextrieur. Ce rappel de soi est un indicateur car il signale un Dessein suffisamment charg affectivement, un cur tendre et tendu vers le Profond. Cest une porte dentre vers les espaces

    135 Pomes mystiques, Op.cit., p. 63. 136 Le Message de Hallj, p. 114. 137 Pomes mystiques, Op.cit., p. 12. 138 Le Message de Hallj, Le Dwn, p. 102. 139 Le Message de Hallj, Invocation, p. 117. 140 Le Message de Hallj, Invocation, p. 119. 141 Nous entendons lattention comme une aptitude de la conscience qui permet d'observer les

    phnomnes internes et externes , Notes de Psychologie, Psychologie I, SILO, Op.cit.

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  • sacrs que lon atteindra ensuite en passant par une intriorisation chaque fois plus profonde jusqu la suspension du moi et lentre dans le Profond.142

    Lorsque Dieu veut traiter en ami un de ses serviteurs, Il lui ouvre la porte du rappel (dhikr), puis Il lui ouvre la porte de la proximit, puis Il le fait siger sur le trne de l'unicit. Ensuite, Dieu te tous les voiles devant ce serviteur pour qu'il voie ce qu'est l'esseulement dans la contemplation divine, alors Il l'introduit dans la demeure de l'esseulement, et Il lui dvoile la magnificence et la beaut. Et quand le regard du serviteur tombe en arrt devant cette beaut, le voil priv de lui-mme. Alors il succombe l'annihilation et il subsiste grce Dieu. Dsormais, il passe sous sa haute protection et est affranchi du vain souci de lui-mme. 143

    Plusieurs pomes traduisent limmersion en soi progressive par laquelle passe Hallj avant dentrer dans les espaces sacrs. On voit la conscience qui se dstructure progressivement, les rfrences du moi se perdent. La volont sefface et le Dessein par lnorme charge affective accumule, guide vers le Profond pendant que le moi reste suspendu.

    Par la plume du dsir mon cur s'est envol, il s'est transport avec l'aile de la rsolution Vers Celui que je dsigne seulement par allusion, Et que j'vite de nommer si on m'interroge sur Lui. Finalement j'outrepassai toutes les limites En sillonnant les immensits du rapprochement. J'eus beau examiner le dfil de mon passage, Je ne pus reprer le seuil o se perdait ma trace. Alors je vins Lui remettre la laisse de mon abandon En Lui tendant la paume ouverte de ma reddition. L'amour qui vient de Lui avait dj marqu mon cur Au fer rouge du dsir, et de quel sceau brlant ! La perception de mon essence s'vanouit dans Le ravissement de la proximit, et j'en oubliai mon nom. 144

    Dans certaines de ses descriptions, on note que la spatialit samplifie et que le regard sinternalise. Le point de rfrence de lattention est le cur qui plonge chaque fois plus vers lintrieur.

    On te voit faire l'lgie du serviteur dont le cur Est captif entre les serres d'un oiseau migrateur. D'tre ainsi suspendu il s'effarouche de stupeur, Et le voici qui s'enfuit de solitude en solitude. Il voyage en devinant les secrets que tu lui souffles Avec la vivacit de l'clair tincelant; Avec la soudainet de l'ide traversant l'esprit,

    142 Dans l'tat avanc d'immersion en soi, hors de toute transe et en pleine veille, il peut se produire

    cette "suspension du moi", de laquelle nous avons suffisamment d'indicateurs. Notes de Psychologie, SILO, Op.cit.

    143 Le Message de Hallj, Aphorismes et sentences, p. 338. 144 Le Message de Hallj, Extase, p. 147.

    37

  • Quand elle tombe exactement sur l'nigme passagre. Ainsi le cur plonge dans l'abme de la mditation Grce aux divines facults manant du Tout-Puissant. 145

    Il y a un moment de "transe" o il y a perte de la rversibilit, mais le Dessein de fusion avec le divin, amne le sujet par-del cette "transe" passagre jusqu la suspension du moi.146

    Quand Dieu visite ainsi le sige de la conscience, il en rsulte Trois tats successifs pour les hommes au regard pntrant. C'est d'abord un tat o la conscience cde au vertige de l'extase; Ensuite elle redevient prsente l'extase dans un tat de stupeur. Enfin un tat o toutes les facults de la conscience sont unifies Et convergent vers un plan de contemplation qui la captive entirement. 147

    Ce que Hallj nomme "extase", nous le considrons plutt comme une transe passagre.148 Cette transe et la commotion motive qui laccompagne sont considres comme un empchement lentre dans les Espaces Sacrs.

    L'extase ravit quiconque y tr