la rhétorique musicale et les émotions: éveil ou
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La rheacutetorique musicale et les eacutemotions eacuteveil ouexpression des affects perspectives historiques et
theacuteoriquesJacques Favier
To cite this versionJacques Favier La rheacutetorique musicale et les eacutemotions eacuteveil ou expression des affects perspec-tives historiques et theacuteoriques Philosophie Universiteacute de Strasbourg 2017 Franccedilais NNT 2017STRAC035 tel-01830467
UNIVERSITEacute DE STRASBOURG
EacuteCOLE DOCTORALE DES HUMANITEacuteS
Uniteacute de recherche ED 520
THEgraveSE preacutesenteacutee par
Jacques FAVIER
soutenue le 28 octobre 2017
pour obtenir le grade de Docteur de lrsquouniversiteacute de Strasbourg
Discipline PHILOSOPHIE
La rheacutetorique musicale et les eacutemotions eacuteveil ou expression des affects
Perspectives historiques et theacuteoriques
THEgraveSE dirigeacutee par
DE BUZON Freacutedeacuteric Professeur universiteacute de Strasbourg
ARBO Alessandro Professeur universiteacute de Strasbourg
RAPPORTEURS
FRANGNE Pierre-Henry Professeur universiteacute de Rennes
VAN WYMEERSCH Brigitte Professeure ordinaire UC Louvain Belgique
AUTRES MEMBRES DU JURY
PSYCHOYOU Theacuteodora Maicirctresse de confeacuterences universiteacute de Paris IV Sorbonne
CHARRAK Andreacute Maicirctre de confeacuterences universiteacute de Paris I Pantheacuteon-Sorbonne
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
2
Remerciements
Je tiens tout drsquoabord agrave remercier chaleureusement MM Alessandro Arbo et Freacutedeacuteric de Buzon
pour la confiance et lrsquoattention qursquoils mrsquoont accordeacutees toutes ces anneacutees ainsi que pour leur aide
Je remercie eacutegalement
Pour leurs conseils et leurs indications Juan David Barrera et Michel Le Du
Pour leur soutien durant la reacutealisation de ce travail Marilyne Ruescas et Manali Allen
Enfin jrsquoadresse une penseacutee toute particuliegravere agrave Jean Robert agrave qui je dois ma premiegravere veacuteritable
rencontre avec la conception rheacutetorique de la musique
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
4
Table des matiegraveres
Remerciements 3
Table des matiegraveres 5
INTRODUCTION 15
Rheacutetorique musicale et eacutemotions 16
Musica poetica et eacutemotions 17
Plan de cette eacutetude 18
Le corpus 20
CHAPITRE 1 ndash AUX ORIGINES DE LA RHEacuteTORIQUE MUSICALE 21
Introduction 21
A MUSIQUE ET POEacuteSIE LYRIQUE GRECQUE 22
A1 VARIEacuteTEacute DES PASSIONS CHEZ LES POEgraveTES LYRIQUES 22
A2 LES POUVOIRS DE LA MUSIQUE 25
B LA MUSIQUE COMME PEacuteDAGOGIE ET COMME THEacuteRAPEUTIQUE 27
B1 LrsquoETHOS MUSICAL 27
B11 Damon drsquoAthegravenes 27
B12 Posteacuteriteacute de Damon 29
B13 Platon 31
B2 MUSIQUE ET THEacuteRAPEUTIQUE DES PASSIONS 33
B21 Traitement par imitation des passions modeacutereacutees 34
B22 Purification des passions violentes la transe de possession 35
B23 Purification des passions violentes la catharsis chez Aristote 36
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
6
C LrsquoHEacuteRITAGE DE LrsquoANTIQUITEacute 38
C1 ARISTOXEgraveNE DE TARENTE 38
C2 LES TRAITEacuteS DE LrsquoANTIQUITEacute TARDIVE 40
C3 CONFUSIONS CONCERNANT LES laquo MODES raquo MUSICAUX 41
C31 Ethos et ethos des modes 41
C32 Tons et modes 42
C33 Qualifications ethniques des modes grecs 42
C34 Complexiteacute du concept grec de laquo mode raquo 43
C35 Lrsquousage des modes transformeacute en regravegle intangible 44
Conclusion 44
D DU MOYEN-AGE Agrave LA RENAISSANCE 45
D1 LrsquoHEacuteRITAGE DE LrsquoEacuteTHIQUE GRECQUE 45
D11 Le dilemme des Pegraveres de lrsquoEacuteglise 45
D12 Saint Augustin et la science de la musique 46
D13 Autoriteacute de Boegravece et de Cassiodore 46
D2 LES TRAITEacuteS DE MUSIQUE DU VIe AU Xe SIEgraveCLES 47
D21 Influence drsquoAugustin et de Cassiodore 47
D22 Le concept de douceur musicale 48
D3 LES EFFETS DE LA MUSIQUE 48
D31 Un inteacuterecirct permanent 48
D32 Marsile Ficin et lrsquoimitation du monde 49
D33 Le Complexus effectuum musices de Tinctoris 50
Conclusion 50
CHAPITRE 2 - LA MUSIQUE COMME INSTRUMENT DE PREacuteDICATION 53
Introduction 53
A REacuteFORME LUTHEacuteRIENNE ET PREacuteDICATION 54
A1 LE CONTEXTE 54
A11 La Renaissance face agrave son passeacute 54
A12 Humanisme et Reacuteforme 54
A13 La parole agrave la Renaissance 55
A2 LUTHER ndash REacuteFORME ET PREacuteSERVATION DU PASSEacute 56
A3 PREacuteDICATION 57
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
7
A31 Le rocircle structurant de lrsquooffice religieux 57
A32 Recherche de clarteacute et drsquointelligibiliteacute 57
A33 Recherche de lrsquoadheacutesion de lrsquoauditoire 58
B PREacuteDICATION ET MUSIQUE 59
B1 LE PROBLEgraveME 59
B11 Religion et musique 59
B12 Eacuterasme et le plain-chant ideacuteal 60
B13 Solutions de divers reacuteformateurs 62
B14 Solutions dans la Contre-Reacuteforme 63
B2 LUTHER ET LA MUSIQUE 63
B21 Luther musicien 64
B22 Les pouvoirs de la musique selon Luther 64
B23 Relation entre la musique et la religion chreacutetienne 65
B24 La solution proposeacutee par Luther 66
C MOYENS DE LA PREacuteDICATION MUSICALE 67
C1 LrsquoUNITEacute MUSICALE ESSENTIELLE LE CHORAL 68
C11 Le choral et ses sources 68
C12 Le deacuteveloppement du choral 69
C2 INSTITUTIONS ET ACTEURS DE LA MUSIQUE RELIGIEUSE 69
C21 Une triade eacutecole-religion-musique 69
C22 Le cantor 70
C23 Le rocircle de lrsquoorgue 71
C3 UN MODEgraveLE POSSIBLE LA RHEacuteTORIQUE 72
C31 La Renaissance les Anciens et la parole 72
C32 Eacutelocution et expression des sentiments 73
C33 Les instances oratoires et la musique 74
C34 Vers la poeacutetique musicale 75
CHAPITRE 3 ndash MUSIQUE ET PAROLE DANS LA THEacuteORIE MUSICALE EN ITALIE 79
Introduction 79
A LA POLYPHONIE ET LrsquoŒUVRE DE ZARLINO 80
A1 SITUATION FRAGILE DE LA POLYPHONIE AU XVIe SIEgraveCLE 80
A12 La position de lrsquoEacuteglise romaine 81
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
8
A12 Simpliciteacute meacutelodique musiques profane et populaire 82
A2 CONCILIER THEacuteORIE ET PRATIQUE MUSICALES 83
A21 Zarlino et lrsquoHarmonie universelle 83
A22 Les deux sens du concept de laquo poeacutetique raquo 84
A23 La poeacutetique musicale comme art poieacutetique 86
A3 MUSIQUE PAROLES ET AFFECTS 88
A31 La poeacutetique musicale comme art fondeacute sur la parole 88
A32 La musique et les passions 89
A4 SUCCEgraveS DE ZARLINO 89
B LE REJET DE LA POLYPHONIE 90
B1 ZARLINO ET MEI ndash LA MUSIQUE ET SON AUDITOIRE 90
B11 Lrsquoideacuteal de lrsquoars perfecta 91
B12 Girolamo Mei et la critique de la polyphonie 92
B13 La musique au service de la parole 95
B2 MISE EN CAUSE DrsquoUNE MUSIQUE laquo GOTHIQUE raquo 95
B21 La camerata Bardi 95
B22 Radicalisation de la critique de la polyphonie ndash Vincenzo Galilei 96
B3 LES MOYENS DE LA MUSIQUE EXPRESSIVE ndash CACCINI 98
B31 Rheacutetorique et stile rappresentativo 98
B32 Limites du modegravele oratoire 99
B33 Pertinence du modegravele oratoire 100
B4 LA THEacuteORIE DES PASSIONS DE LA CAMERATA BARDI 101
B41 Catharsis 101
B42 Sympathie universelle et physiognomonie 103
C AVEgraveNEMENT DrsquoUNE SECONDA PRATTICA DE LA MUSIQUE 104
C1 ARTUSI ET LA DEacuteFENSE DE LrsquoARS PERFECTA 104
C11 Lrsquoheacuteritage de Ptoleacutemeacutee 105
C12 Imperfections de la musique moderne 107
C2 LA RHEacuteTORIQUE MUSICALE DE MONTEVERDI 109
C21 Leacutegitimation drsquoune pratique musicale centreacutee sur la meacutelodie 109
C22 Invention et disposition 111
C23 Eacutelocution et sprezzatura 112
C24 La seconda prattica et la theacuteorie des passions 114
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
9
Conclusion 116
CHAPITRE 4 ndash LrsquoESSOR DE LA POEacuteTIQUE MUSICALE 119
Introduction 119
A EacuteMERGENCE DrsquoUNE NOUVELLE DISCIPLINE MUSICALE 120
A1 ORIGINES COMMUNES Agrave LrsquoEUROPE ET SPEacuteCIFIQUES Agrave LrsquoALLEMAGNE 120
A2 REacuteFORME ET POEacuteTIQUE MUSICALE 122
A21 Lrsquoentourage de Luther 122
A22 De la theacuteologie agrave la rheacutetorique 122
A23 Heacuteritage des traiteacutes anteacuterieurs 123
A24 De la musique pratique agrave la poeacutetique musicale 124
B GALLUS DRESSLER 126
B1 LES PRECEPTA MUSICAElig POEumlTICAElig 127
B2 MUSIQUE ET AFFECTS DANS LES PRECEPTA 128
B3 DE DRESSLER Agrave BURMEISTER 130
C JOACHIM BURMEISTER 131
C1 MUSICA POETICA ET AUTRES TRAITEacuteS 131
C2 LA RHEacuteTORIQUE MUSICALE SELON BURMEISTER 132
C21 La rheacutetorique comme modegravele organisationnel 132
C22 La rheacutetorique comme reacuteservoir lexical 134
C3 RHEacuteTORIQUE MUSICALE ET EacuteMOTIONS CHEZ BURMEISTER 135
C31 Affections et affects 135
C32 Susciter lrsquoadheacutesion de lrsquoauditeur le devoir de plaire 136
C33 Eacuteveiller les passions de lrsquoauditeur le devoir drsquoeacutemouvoir 137
Conclusion 138
CHAPITRE 5 ndash RHEacuteTORIQUE MUSIQUE ET FIGURENLEHRE 141
Introduction 141
A LA RHEacuteTORIQUE DE LrsquoANTIQUITEacute 143
A1 SENS ET ORIGINES DE LA RHEacuteTORIQUE 143
A2 LA RHEacuteTORIQUE GRECQUE 144
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
10
A3 LA RHEacuteTORIQUE LATINE 145
A4 LE SYSTEgraveME DE LA RHEacuteTORIQUE 146
B MUSIQUE ET RHEacuteTORIQUE 147
B1 AFFINITEacuteS MENTIONNEacuteES PAR LES ANCIENS 148
B2 UNE AUTRE AFFINITEacute ENVISAGEABLE LE VOCABULAIRE 149
B3 CE QUE PEUT ETRE UNE VEacuteRITABLE RHEacuteTORIQUE MUSICALE 149
C LrsquoEacuteLOCUTION 150
C1 EacuteLOCUTON ET THEacuteORIE DES FIGURES 151
C2 LA RHEacuteTORIQUE CHEZ SAINT AUGUSTIN 151
C3 LrsquoEacuteLOCUTION DANS LrsquoINSTITUTION ORATOIRE DE QUINTILIEN 152
D LA THEacuteORIE DES FIGURES ET LA POEacuteTIQUE MUSICALE 153
D1 MUSIQUE ET EacuteLOCUTION STYLE ET FIGURES DE RHEacuteTORIQUE 153
D2 LA RHEacuteTORIQUE COMME TERMINOLOGIE DU DISCOURS MUSICAL 154
D3 LA RHEacuteTORIQUE COMME OUTIL DrsquoIDENTIFICATION 155
D4 CLARIFICATION DE LA FIGURENLEHRE 155
D5 FIGURENLEHRE ET AFFECTS 156
CONCLUSION 157
E LrsquoEXPRESSION DES AFFECTS 157
E1 EacuteLOCUTION ET EacuteMOTIONS 157
E2 INFLUENCE DE LrsquoITALIE SUR LA POEacuteTIQUE MUSICALE GERMANIQUE 158
E3 FINALITEacute DE LA FIGURE DE RHEacuteTORIQUE MUSICALE ndash KIRCHER 159
E4 NATURE DE LA FIGURE DE RHEacuteTORIQUE MUSICALE ndash BERNHARD 161
Conclusion 164
CHAPITRE 6 ndash LA POEacuteTIQUE MUSICALE DU BAROQUE TARDIF 167
Introduction 167
A UNE GRANDE DIVERSITEacute DANS LES APPROCHES 168
A1 PREacutePONDEacuteRANCE DU DISCOURS MUSICAL 168
A11 Lrsquoheacuteritage de Bernhard 168
A12 Delectare musicien et cuisinier 169
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
11
A13 La rheacutetorique avant tout 169
A2 PREMIERS TRAITEacuteS ENCYCLOPEacuteDIQUES 169
A3 LE DEacuteCLIN DES MODES 170
A4 LA MEacuteLODIE 171
A5 LE RYTHME 172
B JOHANN MATTHESON 173
B1 DER VOLLKOMMENE CAPELMEISTER 174
B2 LES LIEUX COMMUNS DE LrsquoINVENTION 175
B3 DISPOSITION 177
B4 MATTHESON ET LrsquoEacuteVEIL MUSICAL DES EacuteMOTIONS 178
B41 Influence de la philosophie carteacutesienne 178
B42 Une theacuteorie musicale des affects 179
B43 Un vaste dispositif pour eacuteveiller les eacutemotions 180
CONCLUSION 183
C LA FIN DE LA RHEacuteTORIQUE MUSICALE 183
INTRODUCTION 183
C1 LES LOCI TOPICI 183
C2 LE ROcircLE DE LA VOIX 184
C3 DES AFFECTS AUX laquo SENTIMENTS raquo FORKEL 186
CONCLUSION 187
D BILAN DE LrsquoEacuteTUDE DE LA POEacuteTIQUE MUSICALE ALLEMANDE 188
D1 CARACTEacuteRISTIQUES DE LA MUSICA POETICA 189
D11 Traits fondamentaux 189
D12 Traits concernant les principales parties de la rheacutetorique musicale 189
D2 PROBLEgraveMES SOULEVEacuteS PAR LrsquoEacuteTUDE DE LA MUSICA POETICA 190
D21 Fragiliteacute des bases theacuteoriques concernant les affects 190
D22 Efficaciteacute de la rheacutetorique musicale 190
D23 Musique et langage 191
D3 LrsquoEacuteLOCUTION MUSICALE 191
D31 Le problegraveme des modes 191
D32 Aspects dynamiques 192
D33 Figures de rheacutetorique musicale 192
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
12
CHAPITRE 7 ndash APREgraveS LA POEacuteTIQUE MUSICALE ENJEUX ET DEacuteBATS 195
Introduction 195
A THEacuteORIES PHILOSOPHIQUES AU XIXe ET AU XXe SIEgraveCLE 197
A1 LES EacuteMOTIONS ET LrsquoIDEacuteE DE LA MUSIQUE ABSOLUE 198
A11 Influence du romantisme 198
A12 Le formalisme hanslickien 199
A13 Lrsquoestheacutetique musicale de Schopenhauer 203
A2 DE NOUVELLES CONCEPTIONS DU DISCOURS MUSICAL 204
A21 Rocircle de la voix 205
A22 La musique comme langage autonome des affects 207
A23 Le symbole inacheveacute 208
B MUSIQUE PSYCHOLOGIE ET THEacuteORIE DE LrsquoINFORMATION 210
B1 LES EacuteMOTIONS 210
B11 Absence drsquoune theacuteorie unifieacutee des eacutemotions 211
B12 Les diffeacuterentes perspectives 212
B2 PSYCHOLOGIE EXPEacuteRIMENTALE ET MUSIQUE 215
B21 Les expeacuterimentations en psychologie de la musique 216
B22 Critique philosophique de la psychologie de la musique 218
B23 Erreur de la musique consideacutereacutee comme un stimulus 220
B24 Musique et eacutemotions neacutegatives 221
B3 LA MUSIQUE ET LA THEacuteORIE DE LrsquoINFORMATION 223
C SPEacuteCIFICITEacute DES EacuteMOTIONS MUSICALES 225
C1 IDEacuteE DrsquoUN EacuteTAT EacuteMOTIONNEL UNIQUE 225
C11 Les eacutemotions et lrsquoeacutemotion musicale 226
C12 Le laquo mouvement ideacuteal raquo 227
C2 EXPRESSION OU EacuteVEIL DES EacuteMOTIONS PAR LA MUSIQUE 228
C21 Ethos et pathos musical selon Nietzsche 228
C22 Une seacutemantique musicale 230
C23 Deacutebat actuel sur lrsquoexpression et lrsquoeacuteveil des eacutemotions 233
C3 LE ROcircLE DEacuteTERMINANT DE LrsquoAUDITEUR 235
C31 Empathie contagion et coupure face aux eacutemotions 236
C32 Lrsquoadheacutesion du public et la make-believe theory 238
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
13
Conclusion 240
CHAPITRE VIII ndash UNE RHEacuteTORIQUE MUSICALE AUJOURDrsquoHUI 243
Introduction 243
A APPLICATIONS CONTEMPORAINES DU MODEgraveLE DE RHEacuteTORIQUE MUSICALE 244
A1 HEacuteTEacuteRONOMIE ET FONCTIONNALITEacuteS DE LA MUSIQUE 244
A2 LA MUSIQUE laquo EN ELLE-MEcircME raquo 245
A3 CONCEPTION RHEacuteTORIQUE DE LA MUSIQUE 246
B QUELQUES laquo CANDIDATS raquo POSSIBLES 248
B1 UNE RHEacuteTORIQUE laquo INTRA-MUSICALE raquo 248
B2 LA MUSIQUE DE FILM 249
CONCLUSION 257
BIBLIOGRAPHIE 261
INDEX 273
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
14
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
15
INTRODUCTION
En 1475 Johannes Tinctoris eacutenumegravere dans son Complexus effectuum musices vingt principaux
effets de la musique Pour nombre de ces effets on pourrait eacutegalement parler de pouvoirs de la
musique qui outre ses vertus curatives peut tout aussi bien mener lrsquoacircme agrave la pieacuteteacute (laquo Animos ad
pietatem excitat raquo) que lrsquoinciter au combat (laquo Animos ad praelium incitat raquo) elle est eacutegalement capable
drsquoassurer le triomphe de lrsquoEacuteglise militante (laquo Ecclesiam militantem triumphanti assimilat raquo)
Si le deacutebat concernant les eacutemotions musicales heacuterite de difficulteacutes propres au domaine
affectif en geacuteneacuteral et peut-ecirctre en premier lieu des fluctuations de son vocabulaire (doit-on parler
de passions drsquoaffects drsquohumeurs drsquoeacutemotions de sentiments ) lrsquoexistence de laquo pouvoirs raquo que
possegravede la musique est un pheacutenomegravene tout aussi aveacutereacute et tout aussi probleacutematique
Degraves lors que de tels pouvoirs existent une seacuterie de questions apparaicirct concernant lrsquousage
qui peut ecirctre fait de ces pouvoirs les moyens ou techniques leur permettant de srsquoexercer les fins
auxquelles ils pourraient servir En drsquoautres termes et pour reacutesumer la musique peut-elle ecirctre
consideacutereacutee comme un simple outil
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
16
Rheacutetorique musicale et eacutemotions
Le thegraveme geacuteneacuteral abordeacute ici recoupe bien celui des eacutemotions musicales et plus preacuteciseacutement
lrsquoexamen de lrsquoideacutee selon laquelle on pourrait susciter agrave volonteacute telle ou telle eacutemotion bien preacutecise
(en termes plus anciens eacutemouvoir une passion donneacutee) Drsquoune certaine maniegravere une telle attente se
retrouve formuleacutee agrave toutes les eacutepoques mais elle a trouveacute une reacuteponse particuliegraverement aboutie
aux XVIIe et XVIII
e siegravecles Notre eacutetude sera ainsi orienteacutee par un certain nombre de questions
valables drsquoune maniegravere geacuteneacuterale (pour tout ce que lrsquoon pourrait qualifier de rheacutetorique musicale) et
par drsquoautres plus speacutecifiques agrave la rheacutetorique musicale telle qursquoelle srsquoest concregravetement eacutelaboreacutee (et
tout particuliegraverement dans la sphegravere culturelle germanique) Voyons tout drsquoabord ce qursquoil en est du
point de vue le plus geacuteneacuteral
En premier lieu de quelle maniegravere appreacutehende-t-on le concept de rheacutetorique musicale
Jusqursquoougrave peut-il ecirctre ou doit-il ecirctre approfondi On peut par exemple consideacuterer que cette
discipline consistera agrave employer la rheacutetorique afin de compleacuteter une meacutethode de composition ou
bien agrave lrsquoinverse agrave mettre la musique au service du discours verbal Lrsquointerrogation portera aussi sur
le degreacute drsquointeacutegration des deux disciplines
Nous pouvons aussi nous interroger sur la rheacutetorique convoqueacutee dans lrsquoeacutelaboration drsquoune
rheacutetorique musicale Celle qui srsquoest deacuteveloppeacutee agrave partir de la fin de la Renaissance srsquoest appuyeacutee sur
quelques auteurs latins essentiellement Ciceacuteron et Quintilien Mais un tel choix ne constitue pas
une neacutecessiteacute et en regard de lrsquoeacutevolution de la rheacutetorique ndash notamment depuis son renouveau au
XXe siegravecle ndash un eacuteventuel concept contemporain de rheacutetorique musicale pourrait se construire en
srsquoappuyant sur des travaux plus reacutecents (divers travaux actuels vont dans ce sens)
Lrsquoautre sujet deacuteterminant dont lrsquoeacutevolution doit ecirctre prise en compte est le domaine des
affects et la maniegravere dont ils sont penseacutes Quelles conceptions entrent en jeu La rheacutetorique
musicale telle que nous lrsquoidentifions le plus souvent (celle de lrsquoItalie et de lrsquoAllemagne baroques)
srsquoappuie sur lrsquoideacutee emprunteacutee aux Grecs que la repreacutesentation drsquoun affect suscitera par imitation
le mecircme affect sur lrsquoauditoire mais est-ce vraiment ainsi qursquoAristote avait exposeacute le
fonctionnement de la mimesis Et qursquoen est-il aujourdrsquohui de la maniegravere drsquoenvisager les eacutemotions
musicales
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
17
Musica poetica et eacutemotions
Venons-en agrave lrsquoexemple concret sans doute le plus marquant le cas de la rheacutetorique musicale
telle qursquoelle srsquoest deacuteveloppeacutee en Allemagne entre le XVIe et le XVIII
e siegravecle preacutesente en effet un
caractegravere bien speacutecifique lequel tient agrave ce que lrsquoideacutee de susciter des eacutemotions agrave volonteacute y soit
rationaliseacutee et systeacutematiseacutee agrave lrsquoextrecircme Une telle volonteacute poursuivie sur une tregraves longue peacuteriode et
deacuteveloppeacutee de maniegravere meacutethodique en tant que discipline agrave part entiegravere (la musica poetica) est un
cas tout-agrave-fait unique Aussi en raison de sa peacuterenniteacute et de la varieacuteteacute des analyses dont les divers
traiteacutes teacutemoignent on peut espeacuterer y trouver la manifestation de bien des deacutebats concernant les
eacutemotions musicales rocircles respectifs des meacutelodies des modes ou des rythmes participation du
public theacuteorie des affects qui serait sous-jacente relation entre la musique et le texte importance
de la voix
Tout cela ne suffit cependant peut-ecirctre pas agrave deacutefinir cette poeacutetique musicale nous devons
en effet ne pas perdre de vue deux facteurs vraiment deacuteterminants lrsquoun concernant la finaliteacute qui
fut assigneacutee agrave la musica poetica (tout au moins agrave ses deacutebuts) et lrsquoautre touchant agrave la perception
dominante de ce que pouvait ecirctre la relation entre musique et affect La finaliteacute est drsquoordre religieux
lrsquoessor de la musica poetica srsquoest accompli comme mise en œuvre de la penseacutee lutheacuterienne Quant au
lien entre musique et eacutemotions il est agrave chercher ailleurs que dans le monde germanique plus
preacuteciseacutement dans lrsquoItalie du second XVIe siegravecle Srsquoil fallait employer une seule formule afin de cerner
lrsquoenjeu qui traverse la partie de notre eacutetude consacreacutee agrave la musica poetica nous dirions que la poeacutetique
musicale de lrsquoAllemagne baroque fut un projet de persuasion par la musique crsquoest en effet ce qui la
caracteacuterise comme rheacutetorique musicale crsquoest-agrave-dire comme un art de persuader son auditoire au
moyen drsquoun discours musical Lrsquoeacutetude consistera donc en ce qui concerne lrsquoAllemagne baroque agrave
examiner cette entreprise unique en son genre tant du point de vue de lrsquoeacutevolution des techniques
musicales eacutelaboreacutees que du point de vue philosophique Elle appellera un certain nombre
drsquointerrogations
Une premiegravere peut ecirctre envisageacutee concernant la musica poetica en tant que pheacutenomegravene
deacutelimiteacute dans le temps peut-elle ecirctre consideacutereacutee mutatis mutandis comme un tout homogegravene Si
tel ne devait pas ecirctre le cas on peut neacuteanmoins repeacuterer quelques traits plus geacuteneacuteraux facilitant
lrsquointelligibiliteacute du pheacutenomegravene Et en premier lieux les deux facteurs souligneacutes plus haut agrave savoir
lrsquoinfluence du lutheacuteranisme et celle de lrsquoItalie Cette preacutesence de quelques caractegraveres dominants
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
18
permet de distinguer plusieurs phases chronologiques et de donner une certaine leacutegitimiteacute aux trois
principales peacuteriodes que nous proposons
Un deuxiegraveme questionnement sera relatif agrave la mise en œuvre du projet de persuasion par la
musique ndash lrsquoexpression de laquo mise en œuvre raquo eacutetant drsquoailleurs ici particuliegraverement bien approprieacutee
puisque crsquoest preacuteciseacutement en cela que consiste la poeacutetique ou poiumleacutetique tout ce qui concerne la
production ici la production drsquoun discours musical susceptible drsquoemporter lrsquoadheacutesion des fidegraveles
Lrsquoeacutetude de la poeacutetique musicale est ainsi celle drsquoun outillage eacutelaboreacute au fil des traiteacutes Nous serons
donc conduits agrave suivre de pregraves les techniques proposeacutees par les theacuteoriciens pour obtenir les effets
rechercheacutes
Toutefois lrsquoeacutelaboration et lrsquousage de ces techniques reposent sur des principes theacuteoriques
supposeacutes en garantir lrsquoefficaciteacute employer tel mode eccleacutesiastique plutocirct que tel autre telle figure
meacutelodique cela suppose en effet que lrsquoon se sente assureacute que le mode de hypodorien par exemple
confeacuterera effectivement une coloration meacutelancolique qui sera eacuteprouveacutee par lrsquoauditeur ou que la
figure de lrsquoabruptio provoquera effectivement la surprise Mais drsquoougrave viennent les certitudes selon
lesquelles ces moyens fonctionneront effectivement comme preacutevu Chercher les raisons ayant
garanti ndash aux yeux des theacuteoriciens et praticiens de lrsquoAllemagne baroque ndash que leurs efforts
reposaient sur des bases assureacutees conduit agrave nous interroger sur les fondements de la science du
musicus heacuteriteacutee de Boegravece sur les ideacutees de Luther concernant la musique ou encore sur les principes
deacuteveloppeacutes en Italie agrave la fin du XVIe siegravecle Mais auparavant il nous faudra remonter jusqursquoagrave la
penseacutee grecque de lrsquoAntiquiteacute agrave laquelle se rapportent in fine ces trois composantes
Ainsi le traitement philosophique invite agrave repeacuterer les principales questions que pose la
musica poetica et agrave les mettre en perspective tant vis-agrave-vis des conceptions dont elles heacuteritent que de
celles qui lrsquoont suivies
Plan de cette eacutetude
Le preacutesent sujet consistant agrave examiner la relation entre rheacutetorique musicale et eacutemotions tout
en portant lrsquoaccent sur sa manifestation la plus aboutie notre eacutetude se deacuteroulera en trois principales
eacutetapes ce qui preacutecegravede la musica poetica son eacutevolution agrave proprement parler ce qui lui succegravede
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
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La premiegravere eacutetape preacutesentera ainsi (1) une sorte drsquoarcheacuteologie des principes sur lesquels
srsquoest baseacutee la rheacutetorique musicale il srsquoagira notamment de suivre comment la penseacutee grecque
durant lrsquoAntiquiteacute a abordeacute les relations entre musique et affects et comment cette penseacutee a pu ecirctre
interpreacuteteacutee (eacuteventuellement de maniegravere erroneacutee) Ceci nous conduira agrave aborder la question des
modes musicaux et agrave voir quelle intelligibiliteacute peut apporter la ceacutelegravebre distinction rheacutetorique entre
ethos logos et pathos si on lrsquoapplique agrave la musique Suivront les deux eacutetapes deacutecisives que nous avons
identifieacutes concernant la rheacutetorique musicale (2) la volonteacute de confier agrave la musique un rocircle dans la
preacutedication religieuse ceci en accord avec lrsquoideacutee tregraves positive que se faisait Luther de la musique
(contrairement agrave lrsquoimmense majoriteacute des theacuteologiens qursquoils fussent catholiques ou reacuteformeacutes) 1 (3)
lrsquoapparition drsquoune laquo rheacutetorique musicale raquo en Italie notamment agrave travers lrsquoinfluence de la Camerata
Bardi qui se traduisit non par lrsquoeacutelaboration de traiteacutes mais par une seconda prattica de la musique
centreacutee sur lrsquoideacutee drsquoun discours musical et lrsquoexpression des passions
La deuxiegraveme partie examinant la musica poetica proprement dite fait apparaicirctre lrsquoempreinte
de ces deux pheacutenomegravenes sur son eacutevolution Nous proposons ici de distinguer trois peacuteriodes (4)
lrsquoavegravenement de la poeacutetique musicale allemande pendant le XVIe siegravecle qui reacutesulte de lrsquoeacutelan de la
Reacuteforme lutheacuterienne et srsquoappuie outre sur la production drsquoun grand nombre de chorals sur des
traiteacutes proceacutedant drsquoune tradition deacutejagrave vivace (5) une modification au siegravecle suivant marqueacutee par
lrsquousage de la rheacutetorique comme mode drsquoorganisation et par une forte influence italienne (6) une
derniegravere peacuteriode plus heacuteteacuterogegravene pouvant teacutemoigner tout agrave la fois drsquoun veacuteritable accomplissement
(Mattheson) que des manifestations de son deacutecalage grandissant avec les nouvelles preacuteoccupations
de lrsquoeacutepoque
Quant agrave lrsquoexamen de ce qui a suivi la musica poetica il sera proposeacute sur deux chapitres (7)
lrsquoeacutevolution de la philosophie de la musique notamment au sujet des eacutemotions musicales que cette
reacuteflexion consiste en une critique de la musica poetica ou qursquoelle lrsquoutilise dans une probleacutematique plus
vaste (interrogeant ce que recouvre lrsquoideacutee drsquoexpression musicale des eacutemotions) (8) ce que lrsquoon
pourrait envisager deacutesormais eacuteventuellement comme eacutetant apparenteacute agrave une rheacutetorique musicale
La reacuteponse deacutependra en partie de la maniegravere dont lrsquoestheacutetique musicale a eacutevolueacute depuis le XIXe
siegravecle
1 Voir chap 3 B2 laquo Luther et la musique raquo
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Le corpus
Les sources bibliographiques de notre eacutetude procegravedent de lrsquoobjectif fixeacute mettre en
perspective les principales questions poseacutees par la rheacutetorique musicale allemande agrave partir des
conceptions philosophiques qui lui sont anteacuterieures et posteacuterieures
La partie centrale de notre corpus correspond donc aux textes relatifs agrave la poeacutetique
musicale Les sources primaires se concentrent sur les traiteacutes de Gallus Dressler Joachim
Burmeister Christoph Bernhard et Johann Mattheson au titre des sources secondaires il faut
mentionner lrsquoouvrage tregraves documenteacute de Dietrich Bartel Musica poetica qui constitue une source
drsquoinformations compleacutementaires tregraves preacutecieuse Nous pouvons eacutegalement associer aux traiteacutes
originaux les textes relatifs aux deacutebats italiens (Mei Caccini Artusi)
Notre examen des conceptions antiques combine lrsquoeacutetude de textes originaux (comme ceux
drsquoAristote Aristoxegravene Quintilien Boegravece ou Augustin) et un ensemble drsquoanalyses reacutecentes souvent
publieacutees dans des ouvrages collectifs Les sources posteacuterieures au XVIIIe siegravecle suivent une meacutethode
similaire Preacutecisons toutefois que si les textes les plus reacutecents concernant les eacutemotions musicales
proposent souvent une synthegravese de textes plus anciens ils participent eacutegalement aux deacutebats actuels
et constituent donc agrave ce titre des sources primaires Nous rangeons dans cette cateacutegorie Music and
the Emotions de Malcom Budd que nous avons traduit preacuteceacutedemment et qui constitue pour nous
un repegravere important notamment au cours du dernier chapitre
CHAPITRE 1 ndash AUX ORIGINES DE LA RHEacuteTORIQUE MUSICALE
INTRODUCTION
Dans le cadre de lrsquoAntiquiteacute grecque ce que nous appelons laquo musique raquo ressort bien souvent
du chant ou de la poeacutesie accompagneacutee drsquoun autre cocircteacute la theacuteorie musicale grecque qui nous est
connue par les traiteacutes impliquait plutocirct lrsquoeacutetude des nombres et consistait alors en une science de
lrsquoharmonie des intervalles et des tons (ou modes)
Pour autant les effets de ce que lrsquoon qualifiera donc ici ndash peut-ecirctre un peu abusivement ndash
de musique1 par exemple ceux de la meacutelodie ont eacuteteacute alors identifieacutes et eacutetudieacutes depuis les plus
anciens poegravetes lyriques jusqursquoau theacuteoriciens de lrsquoAntiquiteacute tardive Nous disposons ainsi drsquoun grand
nombre drsquoinformations sur le sujet qursquoil srsquoagisse de passages drsquoouvrages philosophiques ou de
traiteacutes theacuteoriques faisant eacutetat des pouvoirs ou des effets de la musique et de la maniegravere par laquelle
ils peuvent ecirctre utiliseacutes agrave diverses fins
On trouve dans les traiteacutes theacuteoriques meacutedieacutevaux qui reprennent pour une bonne part
lrsquoheacuteritage de lrsquoAntiquiteacute une preacuteoccupation semblable et assez reacuteguliegravere pour les divers effets que
la musique est susceptible de produire sur lrsquoacircme
1 Si notamment on accorde creacutedit agrave cette observation de Johannes Lohmann laquo La faute reacutedhibitoire chez tous ceux qui se sont occupeacutes jusqursquoagrave preacutesent de musique grecque () consiste agrave preacutesupposer comme donneacutees objectives une certaine forme fondamentale et certaines repreacutesentations fondamentales de la musique ndash comme une chose qui se trouverait lagrave devant nous ndash et agrave interpreacuteter agrave partir de cette quasi-chose composeacutee de preacutejugeacutes inconscients et inveacuterifieacutes les sources de la musique grecque raquo (LOHMANN 1989 p 46)
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Par conseacutequent mecircme srsquoil nrsquoexiste vraisemblablement rien que lrsquoon puisse assimiler durant
toute cette peacuteriode agrave une rheacutetorique musicale lrsquoexamen des theacuteories anciennes concernant musique
et affects apportera de nombreux eacuteleacutements susceptibles drsquoeacuteclairer la future musica poetica
A MUSIQUE ET POEacuteSIE LYRIQUE GRECQUE
A1 VARIEacuteTEacute DES PASSIONS CHEZ LES POEgraveTES LYRIQUES
Si lrsquoon veut examiner la question des eacutemotions musicales dans la Gregravece antique il importe
donc au preacutealable de souligner les limites de la transposition que lrsquoon peut faire de lrsquoideacutee de
laquo musique raquo pour cette peacuteriode La distinction entre poeacutesie et musique y est en effet assez floue1
Degraves la peacuteriode dite geacuteomeacutetrique (Xe-VIIIe siegravecle) la poeacutesie eacutepique est exprimeacutee par le chant
accompagneacute drsquoun instrument (la cithare lrsquoaulos ulteacuterieurement la lyre) Mais il est difficile de
preacuteciser la nature des liens existants entre les aspects musicaux de la poeacutesie et les eacutemotions Et tout
drsquoabord en raison de la nature tregraves geacuteneacuterale de ce qui est dit sur le sujet
En effet la relation entre la musique et les affects ne suscite pas une veacuteritable reacuteflexion agrave
lrsquoeacutepoque de la poeacutesie lyrique Cela tient sans doute avant tout au fait que la musique et la poeacutesie
ne sont pas clairement seacutepareacutees ou plus preacuteciseacutement au fait que la musique ne possegravede pas de
statut speacutecifique et clairement eacutetabli Aussi le plaisir ou les divers effets que le poegraveme lyrique est
susceptible de produire se trouve rattacheacute au texte non agrave la meacutelodie qui lrsquoaccompagne La
connaissance que peut apporter le chant tient avant tout aux faciliteacutes de meacutemorisation qursquoil offre
et la meacutelodie est en ce sens une mneacutemotechnique2
Quand on passe en revue les diverses eacutemotions pouvant ecirctre impliqueacutees dans la poeacutesie
lyrique grecque il est difficile de deacutefinir la nature de lrsquoarticulation entre eacutemotion et musique En
revanche on peut constater lrsquoexistence drsquoune indeacuteniable varieacuteteacute drsquoaffects qui sont associeacutes agrave la
musique ce peut ecirctre le courage les lamentations et la souffrance la passion amoureuse la
sensualiteacute ou encore un sentiment de pleacutenitude
1 Ce qui apparaicirct notamment dans lrsquoideacutee de meacutelodie telle qursquoelle se preacutesente chez les Grecs laquo Le concept de meacutelos signifie lrsquoabstraction qursquoest la structure meacutelodique de la parole humaine Celle-ci est en soi une coloration involontaire de ce qui est dit spontaneacutement raquo LOHMANN 1989 p 19 2 Voir LASSERRE 1954 p 15
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Il srsquoagira pour Tyrteacutee (-VIIe s) drsquoeacutemotions associeacutees aux vertus guerriegraveres1 Selon une
source du XVIIIe siegravecle il aurait su en effet en tant que geacuteneacuteral drsquoarmeacutee
tellement encourager ses soldats par ses poeacutesies martiales son chant guerrier et le son de sa
flucircte que la victoire se deacuteclara pour Laceacutedeacutemone
Selon la mecircme source toutefois les Spartiates nrsquoallaient laquo jamais au combat sans des joueurs
de flucircte qui entonnaient des chants doux pour tempeacuterer leur courage de peur qursquoune ardeur
teacutemeacuteraire ne les emportacirct trop loin raquo
Les auteurs en concluent qursquoil y a lagrave une contradiction qursquoils se proposent de reacutesoudre en
affirmant que crsquoest la poeacutesie ndash crsquoest-agrave-dire le texte ndash de Tyrteacutee qui aurait susciteacute lrsquoenthousiasme des
soldats et non pas la musique2 Une telle conclusion ne va cependant pas de soi mais nous
observerons qursquoelle cherche agrave reacutepondre agrave ce problegraveme fondamental qui se pose reacuteguliegraverement ndash
pour ne pas dire toujours ndash degraves qursquoil est question des effets de la musique sur lrsquoacircme (ou sur les
eacutemotions en langage actuel) les effets drsquoune sorte de musique semblent difficiles agrave relier de
maniegravere reacuteguliegravere agrave cette musique
Bien diffeacuterent est Archiloque (-712 -664) connu comme poegravete eacuteleacutegiaque3 Il compose non
des chants guerriers comme Tyrteacutee mais des poegravemes ougrave dominent les lamentations la satire et le
thegraveme des souffrances amoureuses ceci drsquoune maniegravere excessive selon Pindare puisque le nom
drsquoArchiloque serait devenu agrave son eacutepoque laquo synonyme de blacircme agrave outrance raquo4 Il est preacutesenteacute par
Nietzsche comme lrsquoune des deux sources avec Homegravere de lrsquoœuvre drsquoart laquo dionysio-appolienne raquo5
Toutefois si Archiloque fut bien musicien et poegravete la question de savoir si sa poeacutesie eacutetait constitueacutee
de strophes proprement musicales se trouve fort controverseacutee6
La poeacutesie de Sappho (ca -630 -580) qui srsquoaccompagnait agrave la lyre (ou plus exactement agrave un
instrument y eacutetant apparenteacute le barbitos) et pratique de ce fait la poeacutesie lyrique7 preacutesente des
caractegraveres de douceur et de sensualiteacute elle est largement consacreacutee au thegraveme de la passion
amoureuse La situation du point de vue qui nous inteacuteresse est toutefois similaire agrave celle
1 En deacutepit du fait que Platon ait pu donner un certain eacutecho agrave Tyrteacutee et agrave la valeur que repreacutesentait Sparte agrave ses yeux il semblerait que lrsquoauteur des Lois prenne ses distances avec Tyrteacutee Voir sur cette question DES PLACES 1942 2 DE LABORDE ROUSSIER 1780 Livre cinquiegraveme p 121-122 p123 3 Voir FORD 1993 4 Op cit p 68 5 NIETZSCHE 2004 La Naissance de la trageacutedie sect5 p 42-47 6 Voir sur ce point VON WILAMOWITZ-MOumlLLENDERFF 1995 p 106-107 7 MICHELS 1988 p 171
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drsquoArchiloque en deacutepit du rocircle de la musique (dont lrsquoaccompagnement avec un instrument) on y
trouve des aspects meacutetriques originaux (comme la laquo strophe saphique raquo) mais non des caractegraveres
indeacutependants des paroles1 ndash au sens de lrsquoutilisation drsquoun mode particulier Aussi il semble bien que
ce soit au seul langage que Sappho de mecircme qursquoAlceacutee2 aient confieacute laquo le privilegravege drsquoexprimer leurs
sentiments raquo3 Aristoxegravene aurait attribueacute agrave Sappho lrsquoinvention du mode myxolydien4 mais il
semblerait qursquoelle fut plutocirct le fait de Terpandre5
Tout comme dans le cas de Sappho le terme de poeacutesie lyrique employeacute pour qualifier les
poegravemes homeacuteriques se trouve justifieacute par lrsquoemploi du phorminx sorte drsquoancecirctre de la lyre Ces
poegravemes font intervenir la musique agrave plusieurs reprises mais plus particuliegraverement dans la
repreacutesentation de musiciens laquo amateurs raquo6 Au chant IX de lrsquoIliade Achille apparaicirct srsquoaccompagnant
au phorminx la musique y manifeste une capaciteacute theacuterapeutique puisqursquoelle lui permet de maicirctriser
ses eacutemotions
Plusieurs maniegraveres drsquointerpreacuteter une telle scegravene sont selon S Perseau envisageables La
plus courante est drsquoenvisager comme eacutevidente la persuasion qursquoexercerait la musique Une autre
option consisterait agrave attribuer un tel effet agrave la qualiteacute des paroles mises en musique ainsi selon
Aristide Quintilien7 Achille trouverait le remegravede au chagrin non par un chant drsquoamour mais par le
rappel de laquo hauts faits guerriers raquo8 Franccedilois Lasserre valide une telle consideacuteration constatant que
dans ce mecircme chant IX Homegravere laquo prend soin drsquoassocier le plaisir drsquoAchille non agrave la meacutelodie ()
mais au reacutecit des exploits heacuteroiumlques raquo Ce nrsquoest donc lagrave encore que le verbe poeacutetique et non les
eacuteleacutements proprement musicaux qui intervient9 Une troisiegraveme possibiliteacute enfin consisterait agrave
prendre en consideacuteration une eacutemotion speacutecifique laquo la seule eacutemotion que lrsquoon trouve associeacutee de
faccedilon constante agrave la musique aussi bien par le narrateur que par lrsquoauditoire lui-mecircme raquo10 Il srsquoagirait
drsquoune laquo joie deacutelicieuse lieacutee agrave un sentiment de pleacutenitude intenseacutement ressenti raquo11 Lrsquoideacutee sous-jacente
est ici que lrsquoauditoire doit ecirctre agrave consideacuterer dans sa totaliteacute crsquoest ce qui unit qui est viseacute On
remarquera ainsi que lrsquoon est loin de la condamnation ulteacuterieure des poegravetes par Platon car laquo Exiler
1 Et que nous qualifierions aujourdrsquohui de purement musicaux 2 Alceacutee de Mytilegravene (ca 630 ca 580) 3 LASSERRE 1954 p 20 4 Aristoxegravene De la musique chap X 5 LOHMANN 1989 p 92 6 Nous nous rapportons ici agrave lrsquoanalyse proposeacutee par Sylvie Perceau dans son article laquo Heacuteros agrave la cithare ndash La musique de lrsquoexcellence chez Homegravere raquo Voir Perceau 2007 7 ARISTIDE QUINTILIEN De musica livre II chap 10 8 PERCEAU 2007 p 21 9 LASSERRE 1954 p 13 10 PERCEAU 2007 p 25 11 Ibid
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lrsquoaegravede congeacutedier la musique crsquoest simultaneacutement congeacutedier une forme drsquoeacutethique et de paix
sociale raquo1
A2 LES POUVOIRS DE LA MUSIQUE
Il semblerait qursquoau sixiegraveme siegravecle apparaisse une certaine prise de conscience du pouvoir
qursquoexerce la musique2 se manifestant notamment agrave travers les leacutegendes qui se deacuteveloppent comme
celle drsquoOrpheacutee de Museacutee ou drsquoAmphion La musique tendrait agrave y ecirctre deacutesormais preacutesenteacutee comme
anteacuterieure agrave la poeacutesie3
Ceci donne un indeacuteniable inteacuterecirct agrave cette laquo joie deacutelicieuse raquo mentionneacutee plus haut agrave propos
de lrsquoIliade puisqursquoil semblerait qursquoelle soit bien rattacheacutee de maniegravere speacutecifique agrave la musique Au
chant VIII de lrsquoOdysseacutee cette terpsis deacutesigne un sentiment de pleacutenitude une grande joie qui accorde
lrsquoensemble des auditeurs
La musique est ce qui unit et accorde crsquoest pourquoi le plaisir qursquoelle dispense ne peut
srsquoexprimer pleinement si le chant nrsquoest pas gracieux agrave tous Il faut donc eacuteviter de chanter quelque chose
qui puisse faire pleurer car crsquoest laquo tous ensembles que les convives doivent partager le plaisir de la
musique hocirctes et inviteacutes raquo4
Mais il existerait eacutegalement un affect tregraves diffeacuterent et en un sens presque opposeacute agrave la terpsis
Il srsquoagit de la thelxis laquelle pourrait ecirctre deacutefinie comme un engourdissement un effet de torpeur
produit par un sortilegravege il srsquoagit drsquoune persuasion que Sextus Empiricus deacutecrit ainsi
la musique exerce sur nous un pouvoir sans violence et avec un charme persuasif obtient les
mecircmes reacutesultats que la philosophie5
On pourrait illustrer un tel pheacutenomegravene par lrsquoexemple du chant des siregravenes auquel Ulysse se
trouve exposeacute dans lrsquoOdysseacutee bien que cet exemple puisse precircter agrave confusion6 Ceci drsquoautant plus
que selon S Perceau cette persuasion ne devrait au contraire rien agrave la musique mais agrave la seule
parole Aussi les propos de Sextus Empiricus ne seraient pas pertinents lrsquoart de lrsquoaegravede pourrait
1 PERCEAU 2007 p 24 2 Lrsquoideacutee que la musique produirait un veacuteritable effet se manifeste notamment avec Solon lequel affirme laquo le chant me tient lieu de discours raquo (LASSERRE 1954 p 19) La musique voyant se deacutevelopper un lyrisme choral prend en effet agrave cette eacutepoque son indeacutependance et devient un art nommeacute sophia Ce dernier terme renvoie agrave la connaissance et la maicirctrise drsquoune technique agrave une discipline la musique ne se caracteacuterise pas comme un don mais comme possession drsquoun talent exerceacute (LASSERRE 1954 p 20) 3 LASSERRE 1954 p 31 4 PERCEAU 2007 p 25 5 SEXTUS EMPIRICUS Contre les musiciens 7 6 Voir PERCEAU 2007 p 22
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
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mecircme au contraire constituer un rempart contre le pouvoir enjocircleur de la poeacutesie1 En revanche
la musique est eacutegalement capable drsquointervenir au cours de divers rituels Ce qui nous amegravene agrave
consideacuterer ces formules meacutelodiques appeleacutees nomes
Selon Lasserre la plus ancienne occurrence du terme de laquo nome raquo est le fait drsquoAlcman qui
eacutevoque laquo les nomes de tous les oiseaux raquo Il srsquoagirait de meacutelodies invariables2 Initialement destineacute agrave
qualifier un rite ou un usage particulier le mot nome en est venu agrave deacutesigner la meacutelodie qui y eacutetait
associeacutee Il en va ainsi du Nome du Figuier (ougrave lrsquoon chasse des victimes expiatoires avec des
branches de figuier) ou du Nome du Chariot (associeacute au culte de Cybegravele) au Nome du Cheval au
Nome du Jardin etc3 Crsquoest ainsi par une sorte de meacutetonymie que ces airs dont lrsquoorigine se trouverait
dans des chants populaires ou des danses auraient eacuteteacute qualifieacutes de laquo lois raquo
les nomes eacutetaient primitivement destineacutes dans leur grande majoriteacute agrave seconder
lrsquoaccomplissement de rites importants [] devaient leur nom de laquo lois raquo au fait que ces rites eux-mecircmes
eacutetaient appeleacutes νόμοι4
Le fait que lrsquoon attribue parfois lrsquoeacutelaboration des nomes agrave Terpandre serait ainsi tregraves
largement voire totalement abusif5 Le pseudo-Plutarque se basant sur Heacuteraclite comme source
drsquoune telle affirmation est en reacutealiteacute plus nuanceacute
Terpandre agrave ce que dit Heacuteraclite lrsquoauteur des premiers nomes citharodiques aurait pour
chaque nome doteacute des vers composeacutes par lui ou tireacutes drsquoHomegravere drsquoune meacutelodie et les aurait chanteacutes ainsi
dans les concours Il aurait drsquoautre part le premier donneacute leurs noms aux nomes citharodiques6
Cette situation viendrait de ce qursquoil ait transposeacute certains de ces airs issus de la flucircte sur la
lyre pour accompagner ses poegravemes leur attribuant alors le nom de nomes deacutejagrave existants7 La
populariteacute dont il jouissait agrave Spartes aurait en outre favoriseacute cette ideacutee drsquoune laquo invention raquo des nomes
par Terpandre
Au-delagrave de lrsquoexistence de ces nomes qui tout en signalant une origine fonctionnelle agrave ces
meacutelodies contribuent ainsi agrave lrsquoeacutemancipation de la musique vis-agrave-vis de la poeacutesie lrsquounification de
1 PERCEAU 2007 p 24 2 Les nomes pourraient eacutegalement ecirctre deacutecrits comme des modes 3 LASSERRE 1954 p 22-25 4 LASSERRE 1954 p 26 5 Voir ABROMONT 2001 p 473-474 6 PSEUDO-PLUTARQUE 1954 p 134 7 LASSERRE 1954 p 26
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lrsquoart musical trouve une illustration dans le premier traiteacute de musique que lrsquoon connaisse le Peri
mousikegraves de Lasos drsquoHermione1 Agrave la fois poegravete lyrique et theacuteoricien Lasos traite des consonnances
de la gamme drsquoacoustique de rythme de meacutetrique 2 son traiteacute aborde aussi les questions
drsquoeacutelocution (prononciation des lettres) en outre il suit un plan qui selon Martianus Capella serait
devenu le plan classique des traiteacutes de musique3
Enfin Lasos proposait une seacuterie de gammes ou harmonies qui eacutetaient deacutetermineacutees par
leur registre (et semblent ecirctre fondeacutees au moins pour certaines sur certains nomes)4 Et ces
harmonies reacutepondent agrave un critegravere de convenance entre ces harmonies et les genres poeacutetiques5 En
drsquoautres termes apparait ici une caracteacuteristique majeure de la relation entre musique et passions
une caracteacuteristique susceptible drsquoecirctre envisageacutee sous une perspective rheacutetorique lrsquoeacutethique musicale
B LA MUSIQUE COMME PEacuteDAGOGIE ET COMME THEacuteRAPEUTIQUE
B1 LrsquoETHOS MUSICAL
Le Ve siegravecle marque une tendance agrave associer la musique agrave des preacuteoccupations morales
Pindare relativement proche de Lasos dans son approche est favorable aux diverses sortes de
musique admirateur du pouvoir des instruments comme le barbiton laquo apaisant les voix et les
esprits agiteacutes par le vin raquo6 Pratinas de Phlionte en revanche se montre beaucoup plus seacutevegravere en ce
qui concerne les convenances Il est particuliegraverement critique agrave lrsquoeacutegard de lrsquoaulodie
Car la flucircte continue Pratinas a son domaine particulier sa convenance propre indigne de
srsquointroduire dans le theacuteacirctre de Dionysos elle est lrsquoinstrument des reacutejouissances symposiaques et des
deacuteregraveglements eacuterotiques Le cortegravege lrsquoassaut des portes lrsquoivresse voilagrave le contexte des airs de flucircte7
B11 Damon drsquoAthegravenes
1 LASSERRE 1954 p 35 2 ABROMONT 2001 p 374 3 LASSERRE 1954 p 44 4 Du plus grave au plus aigu iastien eacuteolien dorien phrygien lydien lydien surtendu LASSERRE 1954 p 38-41 5 laquo Convenances relatives drsquoabord telle tonaliteacute convient au sujet du chant aux circonstances de son audition agrave la composition du cœur Convenances absolues bientocirct telle tonaliteacute est convenante parce que le chant la danse la fecircte les exeacutecutants qui lui correspondent sont deacutecents raquo LASSERRE 1954 p 43 6 Citeacute par LASSERRE 1954 p 47 7 LASSERRE 1954 p 46
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Mais la figure centrale et la plus ceacutelegravebre de lrsquoeacutethique musicale grecque est sans doute Damon
drsquoAthegravenes crsquoest un sophiste (eacutelegraveve de Prodicos) leacutegislateur et philosophe de tradition
pythagoricienne On sait peu de chose le concernant agrave part qursquoil avait eacuteteacute conseiller de Peacutericlegraves et
fut ostraciseacute peut-ecirctre en raison de ses sympathies pour Spartes
Il precircte agrave la musique des vertus peacutedagogiques et politiques et procircne lrsquoeacuteducation musicale
comme facteur drsquoeacutequilibre social La musique selon lui peut tout autant corriger les vices ou y
conduire Le lien entre musique et morale se traduit pour Damon par un refus de toute innovation
musicale (susceptible de rompre lrsquoeacutequilibre social) et lrsquoenseignement de la musique vise agrave former
les caractegraveres en vue de la vie de la citeacute1 Deux vertus notamment seront ainsi mis en avant le
sentiment religieux et le courage2 Le choix des formes musicales se verra reacuteglementeacute dans un tel
but
Pour Damon la musique favorise leacutequilibre et surtout la conservation sociale3 Les modes
traduisent en effet des eacutetats drsquoacircme
lrsquoacircme reacutepond aux stimuli musicaux qui lui parviennent en se mettant pour ainsi dire agrave lrsquounisson
des structures musicales qui lui sont adresseacutees de la mecircme maniegravere qursquoelle dicte au musicien les
structures musicales qui expriment ses eacutetats particuliers4
Aristide Quintilien rapporte bien agrave Damon lrsquoideacutee que crsquoest par un tel processus mimeacutetique
que la musique est capable drsquoeacuteduquer lrsquoacircme
Car que les sons drsquoune phrase meacutelodique faccedilonnent chez lrsquoenfant comme chez lrsquoadulte selon le
principe de la ressemblance un caractegravere qursquoils nrsquoont pas encore ou deacuteveloppent selon le mecircme principe
un caractegravere qursquoils ont deacutejagrave les sectateurs de Damon lrsquoont deacutemontreacute5
Crsquoest ainsi que par exemple lrsquoharmonie phrygienne est susceptible de corriger les deacutesordres
qui caracteacuterise la jeunesse Et ce serait drsquoabord agrave Damon qursquoaurait eacuteteacute attribueacute un rocircle que la
posteacuteriteacute agrave deacutevolu agrave Pythagore dans une leacutegende devenue classique afin de calmer la violence de
jeunes gens (un ou plusieurs selon les versions) un sage enjoint de jouer un air ou un mode
particulier Cette anecdote ceacutelegravebre est rapporteacutee agrave diverses reprises par Marcianus Capella Galien
1 MOUTSOPOULOS 2007 p 41 2 MOUTSOPOULOS 2007 p 42 3 FUBINI 1983 p 21 4 MOUTSOPOULOS 2007 p 41 5 LASSERRE 1954 p 58
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Ciceacuteron Quintilien ou Boegravece On notera drsquoailleurs que chez ce dernier1 crsquoest le mode phrygien qui
est la cause du mal et non plus son remegravede
La discipline qursquoopegravere la musique sur lrsquoacircme concerne non seulement lrsquoindividu mais aussi
la citeacute
Les modes (dorien phrygien lydien etc) en particulier seraient ainsi la traduction non
seulement deacutetats dacircme individuels mais de couleurs nationales et de reacutegimes politiques deacutemocratiques
oligarchiques ou tyranniques2
Le modegravele politique selon Damon semble avoir eacuteteacute Spartes Aussi nrsquoest-il pas surprenant
que la musique qui doit ecirctre inculqueacutee de preacutefeacuterence offre des caracteacuteristiques viriles et heacuteroiumlques
qursquoil srsquoagisse du mode dorien ou de la danse de genre guerrier ou pyrrhique3
B12 Posteacuteriteacute de Damon
La conception damonienne ne semble pas avoir eacuteteacute accepteacutee par tous loin srsquoen faut Divers
arguments lui seront en effet opposeacute Lrsquoun srsquoen prend au IVe siegravecle au bien-fondeacute de lrsquoargument
de lrsquoimitation deacutefendu alors par le courant des Harmoniciens4 choisissant un contre-exemple qui
met seacuterieusement agrave lrsquoeacutepreuve lrsquoideacutee drsquoeacutethique musicale
Les Harmoniciens preacutetendent que certaines meacutelodies rendent les hommes maicirctres drsquoeux-
mecircmes ou senseacutes ou justes ou encore courageux tandis que drsquoautres les font lacircches ils ne se doutent
pas que le genre chromatique serait aussi incapable de rendre lacircche un homme qui lrsquoutiliserait que le
genre enharmonique de le rendre courageux Qui ne sait en effet que les Eacutetoliens les Dolopes et tous
les habitants de la reacutegion des Thermopyles qui ne connaissent que la musique diatonique sont plus
courageux que les acteurs de trageacutedie qui passent leur temps agrave chanter dans le genre enharmonique 5
La simple observation des faits contredit la theacuteorie ce nrsquoest pas parce que lrsquoon chante drsquoune
maniegravere qui se rapprocherait mimeacutetiquement des sons de la voix des ecirctres courageux qursquoon le
devient La limite de lrsquoeacutethique musicale est ici cruellement pointeacutee
1 laquo Qui donc ne sait pas que Pythagore en reacutepondant sur un megravetre spondaiumlque agrave un adolescent enivreacute de Taormina qui avait eacuteteacute exciteacute par un chant du mode phrygien lrsquoa adouci et rendu maicirctre de soi raquo Boegravece 2004 p 27 Selon Quintilien Pythagore apaisa plusieurs jeunes gens laquo en ordonnant agrave la musicienne de jouer sur un ton plus grave raquo QUINTILIEN Institutions oratoires I 10 sect42 2 FUBINI 1983 p 22 3 LASSERRE 1954 p 71 4 Voir plus loin la critique adresseacutee aux Harmoniciens par Aristoxegravene (C1 laquo Aristoxegravene de Tarente raquo) 5 Extrait du discours du papyrus drsquoHibeh Citeacute par LASSERRE 1954 p 85
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
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Mais lrsquoopposition agrave lrsquoheacuteritage de Damon se manifeste de diverses autres maniegraveres Pour
Deacutemocrite la musique est un art reacutecent et superflu un art drsquoagreacutement et elle ne possegravede pas la
mecircme valeur eacuteducative que les autres arts pour Eacutephore la situation est mecircme plus grave puisque
la musique aurait selon lui laquo eacuteteacute introduite parmi les hommes pour les illusionner raquo1
Une autre faccedilon de prendre ses distances avec lrsquoideacutee drsquoun pouvoir eacutethique attribueacute agrave la
musique se retrouve chez Eacutepicure qui selon ses biographes preacutefeacuterait laquo jouir de la musique qursquoen
disserter raquo On trouvera ulteacuterieurement une version explicite et argumenteacutee de la conception
eacutepicurienne de la musique chez un contemporain de Ciceacuteron Philodegraveme de Gadara (-110-100 -
40-35) Pour lui la musique laquo nrsquoa aucune efficaciteacute ni physique ni morale drsquoaucune sorte raquo2 Il
deacutenie agrave la musique tout pouvoir rationnel toute regravegle toute loi et conteste donc la theacuteorie de lrsquoethos3
Pour Philodegraveme comme pour Eacutepicure la musique est surtout laquo un agreacuteable passe-temps raquo4 un
plaisir acoustique5 une laquo source non neacutecessaire de plaisir parmi drsquoautres raquo6
Ces diverses objections avanceacutees agrave lrsquoencontre des principes de lrsquoeacutethique musicale se
heurtaient toutefois agrave de nombreux partisans de la tradition damonienne dont lrsquoheacuteritage fut
multiple On le retrouve en effet chez les pythagoriciens (ce qui nrsquoest pas surprenant dans la mesure
ougrave Damon lui-mecircme srsquoinscrivait dans la tradition pythagoricienne)7 mais aussi chez les sophistes
La penseacutee de Damon laisse drsquoailleurs son empreinte sur la rheacutetorique8
La posteacuteriteacute de Damon apparaicirct eacutegalement chez Platon et Aristote Elle y reccediloit toutefois
certaines inflexions
1 LASSERRE 1954 p 87 2 DELATTRE 2007 p 99 3 ABROMONT 2004 p 376 4 FUBINI 1983 p 27 5 FUBINI 1983 p 28 6 DELATTRE 2007 p 100 7 ABROMONT 2004 p 374 8 laquo Ainsi la rheacutetorique accueillait agrave son tour le principe adopteacute par les musiciens sous lrsquoinfluence de la peacutedagogie damonienne Le deacutebat qui srsquoinstitue sur les moyens agrave choisir pour assurer agrave lrsquoœuvre litteacuteraire discours ou traiteacute une action sur lrsquoacircme met en eacutevidence en effet un souci eacuteducatif soit qursquoon veuille proceacuteder par lrsquoeacutebranlement patheacutetique de lrsquoacircme soit qursquoon preacutefegravere des deacutemonstrations sollicitant lrsquoactiviteacute de la raison raquo LASSERRE 1954 p 81
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
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B13 Platon
Platon identifie agrave plusieurs reprises musique et philosophie notamment dans le Pheacutedon et
dans le Phegravedre1 Il se rattache parfois agrave leacutethique musicale de Damon exposant les termes des deacutebats
concernant les harmonies les rythmes les modes utiles ou nocifs du point de vue peacutedagogique 2
parfois aux pythagoriciens comme Philolaos (ca -450 -400)3 ou Archytas (ca -430 -360) en ce sens
qursquoil est avant tout soucieux drsquoeacuteviter lanarchie musicale dans la Citeacute
Linfluence des theacuteories de Damon apparaicirct clairement dans la Reacutepublique puisqursquoil y fait
explicitement reacutefeacuterence agrave son enseignement4 Lrsquoeacutethique musicale se deacutecline notamment agrave travers
trois eacuteleacutements majeurs les harmonies (ou modes) les instruments les rythmes Platon applique
alors pour lrsquoessentiel les preacuteceptes damoniens
On retrouve la condamnation des harmonies ionienne et lydienne laquo molles et propres aux
beuveries raquo il ne restera en fait que deux harmonies souhaitables laquo la dorienne et la phrygienne raquo
demande Glaucon agrave Socrate
Je ne connais pas les harmonies dis-je mais conserve-nous cette harmonie-lagrave qui saurait imiter
de faccedilon approprieacutee les accents et la prosodie drsquoun homme viril engageacute dans une action de guerre ou
dans toute autre action violente () Et conserve encore une autre harmonie pour lrsquohomme engageacute dans
une action du temps de paix deacutepourvue de violence mais volontaire () Ces deux harmonies-lagrave qui
imiteront de la faccedilon la plus belle ce qui est violent ce qui est volontaire les accents des gens dans le
malheur ceux des gens dans le bonheur des gens sages des gens virils celles-lagrave laisse-les-nous5
On remarquera que Platon se garde drsquoecirctre trop affirmatif quant agrave la deacutenomination des
harmonies Faut-il y voir la conscience de lrsquoincertitude qui reacutegnait deacutejagrave semble-t-il en ce domaine
Toujours-est-il que lrsquoon retrouve bien ici les deux modes mis en avant par Damon6
1 PLATON Pheacutedon 60d-61a Socrate eacutevoque la composition drsquoun hymne La question de savoir srsquoil srsquoagit bien de musique ou seulement drsquoun texte nrsquoest toutefois pas trancheacutee Phegravedre 258d-259d Socrate raconte le mythe de ces hommes dont le plaisir procurer par le chant leur fait oublier de manger et de boire qui moururent sans srsquoen apercevoir et dont surgirent la race des cigales 2 FUBINI 1983 p 26 3 Les nombres exercent selon lui leur pouvoir dans toutes les activiteacutes humaines 4 laquo nous prendrons conseil aussi chez Damon pour savoir quelles mesures conviennent pour la perte du sens de la liberteacute pour lrsquoexcegraves pour la folie et pour les autres vices et quels rythmes il faut laisser pour les dispositions contraires raquo Platon Reacutepublique III 400b 5 PLATON Reacutepublique III 399 a-c 6 La gamme dorienne eacutetait associeacutee agrave la perfection politique du reacutegime laceacutedeacutemonien Quant agrave la phrygienne Damon lui laquo fait correspondre la vertu qursquoil appelle sagesse ou modeacuteration et qui est en reacutealiteacute la maicirctrise de soi raquo LASSERRE 1954 p 62
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
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La restriction est tout aussi seacutevegravere en ce qui concerne les instruments seule la lyre et la
cithare sont admises dans la citeacute la syrinx convenant aux campagnes En revanche les instruments
procurant une trop grande richesse seront proscrits1 Le choix des rythmes suit le mecircme critegravere
ne pas chercher des rythmes diversifieacutes ni des mesures varieacutees mais voir quels sont les rythmes
drsquoune vie ordonneacutee et virile Quand on les aura reconnus on contraindra le pied et la meacutelodie agrave suivre
la parole de lrsquohomme de cette qualiteacute et non pas la parole agrave suivre le pied et la meacutelodie2
La penseacutee platonicienne ne se reacuteduit cependant pas agrave la seule eacutethique musicale tregraves
influenceacute par le pythagorisme Platon considegravere que la musique est au principe du monde et agit
sur lrsquoacircme La structure ternaire de lrsquoacircme est compareacutee agrave celle de lrsquoharmonie la negravete (note la plus
aigueuml) lrsquohypate (note la plus grave) et la megravese (note commune unissant deux teacutetracordes)3 Cette
conception est affirmeacutee tant dans la Reacutepublique4 que dans le Timeacutee5
Selon E Moutsopoulos6 crsquoest le meacutelange des contraires (de lrsquoecirctre et du non-ecirctre dans le
Sophiste de lrsquoillimiteacute et de la limite dans le Philegravebe enfin du Mecircme et de lrsquoAutre dans le Timeacutee) qui
constitue dans les derniers textes platoniciens lrsquoessence de lrsquoAcircme du Monde laquelle fait lrsquoobjet
drsquoopeacuterations deacutemiurgiques tregraves comparables agrave ce que lrsquoon trouve dans les systegravemes de la musique
grecque dans le Timeacutee puis dans les Lois lrsquoharmonie concerne laquo le plan de lrsquoeacutequilibre entre les
diverses parties du corps entre le corps et lrsquoacircme enfin entre les faculteacutes mecircmes de cette derniegravere raquo7
Le mouvement musical devient ainsi un principe theacuterapeutique afin drsquoeacuteviter lrsquohypertrophie
de lrsquoacircme ou du corps il conviendra de pratiquer respectivement la gymnastique ou la musique8
1 laquo Donc pour les triangles les harpes et tous les instruments qui sont agrave plusieurs cordes et agrave plusieurs harmonies nous nrsquoaurons pas agrave nourrir drsquoartisans raquo PLATON Reacutepublique III 399 c-d 2 PLATON Reacutepublique III 399e-400a 3 Le systegraveme de lrsquooctachorde (union de deux teacutetracordes) se preacutesente ainsi (a) teacuteracorde des aigues ndash negravete paranegravete trite paramegravese ndash (b) teacutetracorde des graves ndash megravese lichanos parhypate hypate Voir VASSILIADOU 1985 p 23 4 laquo que lrsquohomme juste ne laisse aucun des eacuteleacutements en lui srsquooccuper des affaires drsquoautrui ni les races qui sont dans son acircme srsquooccuper de tout en empieacutetant les unes sur les affaires des autres mais qursquoil deacutetermine bien ce qui lui est reacuteellement propre se dirige et srsquoordonne lui-mecircme et harmonise ces parties qui sont trois tout agrave fait comme les trois termes drsquoune harmonie la plus basse la plus haute et la moyenne ndash et drsquoautres srsquoil srsquoen trouve ecirctre dans lrsquointervalle ndash qursquoil lie toutes ces choses ensemble et que lui qui est formeacute de plusieurs il devienne tout agrave fait un modeacutereacute et harmoniseacute raquo Platon Reacutepublique IV 443d-e 5 laquo Lrsquoharmonie qui est faite de mouvements apparenteacutes aux reacutevolutions de notre acircme nrsquoapparaicirct pas agrave lrsquohomme qui entretient avec les Muses un commerce guideacute par lrsquointelligence comme tout juste bonne agrave procurer un plaisir eacutetranger agrave la raison ce qui est son utiliteacute comme le veut actuellement lrsquoopinion Mais puisque la reacutevolution de lrsquoacircme est en nous deacutepourvue drsquoharmonie crsquoest pour y mettre ordre et accord que lrsquoharmonie a eacuteteacute donneacutee agrave lrsquoacircme comme allieacutee par les Muses En outre les rythme crsquoest encore une fois parce que nous sommes pour la plupart drsquoentre nous eacutetrangers agrave la mesure et que nous manquons de gracircce qursquoil nous a eacuteteacute donneacute comme auxiliaire par les mecircmes Muses pour les mecircmes fins raquo Platon Timeacutee 47d 6 laquo Lrsquoanalogie de ces opeacuterations deacutemiurgiques avec celles consistant en lrsquoanalyse de certaines donneacutees musicales est frappante Le
rapprochement des notions drsquoacircme et drsquoharmonie deacutejagrave effectueacute dans la Reacutepublique se renouvelle ici sur un plan cosmique et partant
absolu On se rend parfaitement compte de la hantise que la question de meacutelange de meacutedieacuteteacute drsquointermeacutediaire exerce sur la penseacutee
de Platon raquo MOUTSOPOULOS 1985 p 4-5 7 MOUTSOPOULOS 1985 p 9 8 laquo Contre ces deux maladies [lrsquoardeur excessive de lrsquoacircme ou celle du corps] il nrsquoy a effectivement qursquoun seul remegravede ne mouvoir ni lrsquoacircme sans le corps ni le corps sans lrsquoacircme pour que se deacutefendant lrsquoune contre lrsquoautre ces deux parties preacuteservent leur eacutequilibre et restent en santeacute raquo Platon Timeacutee 88b
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
33
La confusion susceptible drsquoecirctre instaureacutee entre les genres de chants ou de musique
repreacutesente une menace sur lrsquoordre exposeacute par Platon Et crsquoest le meacutelange de ces genres qui a
laquo engendreacute la deacutecadence de la musique et par conseacutequent des theacuteacirctres raquo1
La condamnation des poegravetes par Platon se preacutesente donc comme la sanction drsquoune activiteacute
deacutesastreuse par laquelle ils ont preacutecipiteacutes la disparition drsquoun gouvernement dans lequel le peuple
eacutetait laquo lesclave volontaire des lois raquo
En ce temps-lagrave notre musique eacutetait diviseacutee en plusieurs espegraveces et figures ()2 Ces chants-lagrave
et certains autres ayant eacuteteacute reacutegleacutes il neacutetait pas permis duser dune espegravece de meacutelodie pour une autre
espegravece On ne sen remettait pas comme agrave preacutesent pour reconnaicirctre la valeur dun chant et juger et
punir ensuite ceux qui seacutecartaient de la regravegle agrave une foule ignorante qui sifflait et poussait des cris ou qui
applaudissait mais aux gens deacutesigneacutes pour cela par leur science de leacuteducation () Les poegravetes furent les
premiers qui avec le temps violegraverent ces regravegles Ce nest pas quils manquassent de talent mais
meacuteconnaissant les justes exigences de la Muse et lusage ils sabandonnegraverent agrave un enthousiasme insenseacute
et se laissegraverent emporter trop loin par le sentiment du plaisir () confondant tout pecircle-mecircle ils
ravalegraverent inconsciemment la musique et poussegraverent la sottise jusquagrave croire quelle navait pas de valeur
intrinsegraveque et que le plaisir de celui qui la goucircte quil soit bon ou meacutechant est la regravegle la plus sucircre pour
en bien juger En composant des poegravemes suivant cette ideacutee et en y ajoutant des paroles conformes ils
inspiregraverent agrave la multitude le meacutepris des usages et laudace de juger comme si elle en eacutetait capable3
Il ressort ainsi que le laquo lrsquoinfluence beacuteneacutefique de la musique nrsquoest pas irreacutesistible raquo4 et que le
jugement du public nrsquoest pas infaillible Platon semble bien faire ici une concession aux critiques
visant le bien-fondeacute de lrsquoeacutethique musicale Lrsquoeacuteducation musicale visera donc agrave instruire le jugement
et agrave fournir des meacutethodes mneacutemotechniques5
B2 MUSIQUE ET THEacuteRAPEUTIQUE DES PASSIONS
1 FUBINI 1983 p 14 2 laquo Il y avait dabord une espegravece de chants qui eacutetaient des priegraveres aux dieux et quon appelait hymnes Il y en avait une autre opposeacutee agrave celle-lagrave qui portait le nom speacutecial de thregravene puis une troisiegraveme les peacuteans et une quatriegraveme je crois ougrave lon ceacuteleacutebrait la naissance de Dionysos et quon appelait dithyrambe et lon donnait le nom mecircme de nome agrave une autre espegravece de dithyrambe que lon qualifiait de cithareacutedique raquo 3 Platon Lois III 700 4 LASSERRE 1954 p 89 5 Ibid p 89
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
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Dans le contexte de lrsquoeacutethique la musique se voit attribuer une vocation peacutedagogique
Lrsquoeacuteducation lrsquoapprentissage des harmonies des rythmes des instruments qui conviennent favorise
la vertu et par contrecoup lrsquointeacuterecirct de la citeacute Ceci en raison de lrsquoeffet mimeacutetique qui est attribueacute agrave
la musique Ce nrsquoest toutefois pas lagrave le seul rocircle qui peut lui ecirctre accordeacute lrsquoautre pouvoir majeur
reconnu agrave la musique est celui qui consiste en une vertu theacuterapeutique laquelle peut se deacutecliner en
diverses variantes que sont lrsquoapaisement le sentiment de pleacutenitude ou la purgation
Dans les deux premiers cas il srsquoagira drsquolaquo administrer raquo une musique dont les caracteacuteristiques
imitent celles de lrsquoaffect voulu le dernier peut suivre deux options en fonction de lrsquoaffect dont il
convient de se deacutebarrasser Le traitement musical sera donc soit allopathique (en offrant un modegravele
contraire agrave la mauvaise disposition affective) comme chez Damon ou les pythagoriciens soit
homeacuteopathique comme chez Terpandre ou Aristote1
B21 Traitement par imitation des passions modeacutereacutees
Dans le cas drsquoune vertu apaisante il est difficile de distinguer entre la capaciteacute peacutedagogique
et la capaciteacute curative si ce nrsquoest lorsque lrsquoexemple choisi fait apparaicirctre lrsquoemploi de la musique
comme un veacuteritable traitement Il en va bien ainsi dans lrsquoeacutepisode mentionneacute preacuteceacutedemment qui
attribuait tantocirct agrave Damon tantocirct agrave Pythagore le meacuterite drsquoavoir pour ainsi dire laquo gueacuteri raquo de jeunes
gens de leur violence
Lrsquoactiviteacute de Terpandre est eacutegalement preacutesenteacutee de la sorte le laquo feacutecond chantre de Lesbos raquo2
gracircce agrave lrsquoajout de trois cordes agrave sa lyre ndash qui lui aurait permis de traduire une grande varieacuteteacute de
sentiments3 ndash ayant su apaiser une discorde au sein des Laceacutedeacutemoniens
Cette ideacutee drsquoune vertu calmante de la musique concernerait drsquoailleurs autant lrsquoacircme que le
corps Boegravece attribue en effet toujours agrave Terpandre ainsi qursquoagrave Arion de Meacutethymneacutee4 la capaciteacute
de gueacuterir laquo agrave lrsquoaide du chant les habitants de Lesbos et des Ioniens des maladies les plus graves raquo
il affirme aussi que lrsquoemploi de modes musicaux aurait permis de dissiper les souffrances dues agrave la
sciatique
Un autre pouvoir que lrsquoon pourrait qualifier de theacuterapeutique est eacutegalement attribueacute agrave la
musique Il srsquoagit du cas mentionneacute plus haut de la terpsis Telle que deacutecrite par S Perceau la terpsis
1 Voir LASSERRE 1954 p 63 2 Terpandre aurait en effet eacuteteacute surnommeacute ainsi agrave Sparte LABORDE ROUSSIER 1780 p 117 3 ROUSSEAU Dictionnaire de musique p 227 4 Arion de Meacutethymneacutee est un personnage en partie leacutegendaire supposeacute avoir veacutecu eacutegalement au VIIe siegravecle Cytharegravede il aurait eacuteteacute
capable drsquoattirer un dauphin par son chant
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
35
preacutesente en effet les caractegraveres suivants elle est uniquement de lrsquoordre du plaisir du bien-ecirctre et
suscite la bienveillance elle est speacutecifique agrave la musique elle est consciente elle est partageacutee
B22 Purification des passions violentes la transe de possession
Pour Quintilien la musique a la capaciteacute drsquoeacutemouvoir et apaiser les passions elle possegravederait
donc un effet potentiellement agrave la fois protreptique et calmant1 Une telle capaciteacute peut ecirctre illustreacutee
par le cas de la transe de possession La transe rituelle (mania) telle que la deacutecrit Platon semble
consister avant tout en un processus de reacuteconciliation et de reacuteinsertion de lrsquoindividu2 On retrouve
ici sa preacuteoccupation pour ce qui concerne lrsquoordre cosmique lrsquoharmonie universelle et ses
correspondances avec lrsquoacircme Dans le Phegravedre toutefois crsquoest au cours drsquoun deacuteveloppement consacreacute
au rocircle de la persuasion dans la rheacutetorique que Platon deacutecrit quatre sortes de folies dues agrave une
impulsion divine
Dans la folie divine nous avons distingueacutes quatre parties Nous avons rapporteacute agrave Apollon
lrsquoinspiration divinatoire agrave Dionysos lrsquoinspiration initiatique aux Muses lrsquoinspiration poeacutetique la
quatriegraveme enfin la folie amoureuse nous lrsquoavons rapporteacute agrave Aphrodite et agrave Eacuteros Et nous avons deacuteclareacute
que la folie amoureuse eacutetait la meilleure3
Trois de ces folies sont deacutecrites agrave lrsquoaide drsquoeacutepithegravetes concernant leur fonction 4 mais la
quatriegraveme lrsquoest de maniegravere formelle la folie drsquoinspiration divinatoire (dionysiaque) ou mania
teacutelestique est celle qui comporte des rites (teletai)5
Cette transe de possession voit lrsquoindividu srsquoidentifier au dieu qui le possegravede Le processus
est favoriseacute par lrsquoutilisation de lrsquoaulos La musique (ou plus exactement le jeu de lrsquoaulos) agit alors
en prolongeant paradoxalement le mouvement mecircme du trouble afin de le faire disparaicirctre Cette
maniegravere drsquoagir est drsquoailleurs similaire agrave celle employeacutee par les megraveres pour endormir leurs enfants
1 PERCEAU 2007 p 21 2 laquo Les gens un peu fragiles psychologiquement qui par suite du courroux drsquoun dieu souffrent de folie divine srsquoen gueacuterissent en pratiquant la transe rituelle laquelle est deacuteclencheacutee par une devise [un signal] musicale et prend la forme drsquoune danse musique et danse par lrsquoeffet de leur mouvement reacuteintegravegrent le malade dans le mouvement geacuteneacuteral du cosmos la gueacuterison eacutetant assureacutee gracircce agrave la bienveillance des dieux rendus propices par des sacrifices raquo ROUGET p 372 3 PLATON Phegravedre 265 b Rouget parle de laquo quatre sortes de mania de folies diffeacuterentes la laquo mantique raquo inspireacutee par Apollon la laquo teacutelestique raquo par Dionysos la laquo poeacutetique raquo par les Muses lrsquolaquo eacuterotique raquo par Eacuteros et Aphrodite raquo ROUGET 1990 p 344 4 Lrsquoinspiration apollinienne (mania mantique) se rapporte agrave la divination celle due aux Muses (poeacutetique) agrave la creacuteation celle drsquoAphrodite et Eacuteros (mania eacuterotique) au transport de lrsquoamour 5 ROUGET 1990 p 345 laquo Cette folie teacutelestique nrsquoest autre que la transe de possession raquo
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
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On peut conjecturer que cest lexpeacuterience qui a fait connaicirctre et employer ces mouvements
aux nourrices des petits enfants et aux femmes qui opegraverent la gueacuterison du mal des Corybantes car
lorsquune megravere veut endormir un beacutebeacute qui a peine agrave sassoupir au lieu de le laisser en repos elle lagite
et ne cesse pas de le bercer dans ses bras et au lieu de garder le silence elle lui chante une chanson en
un mot elle charme son oreille comme on fait avec la flucircte et comme on gueacuterit des transports
freacuteneacutetiques par les mouvements de la danse et par la musique1
Selon Platon le processus drsquoune cure coybantique consiste donc en ce que la musique et la
danse favorisent la reacuteconciliation de lrsquoindividu deacutechireacute avec lui-mecircme
Cependant si Platon est en mesure drsquoexpliquer les effets de la musique sur la gueacuterison de
la folie il ne sait expliquer les effets de la musique sur son deacuteclenchement Crsquoest en revanche le
cas drsquoAristote qui deacutefend une laquo theacuteorie geacuteneacuterale des effets de la musique baseacutee sur lrsquoideacutee que celle-
ci a le pouvoir de repreacutesenter et drsquoimiter les eacutetats de lrsquoacircme raquo2
B23 Purification des passions violentes la catharsis chez Aristote
Si lrsquoon suit le pseudo-Plutarque Aristote reprend agrave son compte les propos de Platon sur
lrsquoharmonie des sphegraveres3 Outre cette tradition pythagoricienne Aristote partage eacutegalement
lrsquoheacuteritage damonien deacutejagrave exposeacute par Platon qursquoil srsquoagisse des rythmes des instruments ou des
harmonies agrave enseigner Ou plutocirct il semble le partager lorsqursquoil affirme au sujet du dorien
en ce qui regarde lrsquoeacuteducation comme nous lrsquoavons deacutejagrave dit on doit employer parmi les
meacutelodies celles qui ont un caractegravere moral et les modes musicaux de mecircme nature Or tel est
preacuteciseacutement le mode dorien4
Juste apregraves cette remarque toutefois un deacutesaccord se manifeste clairement
Mais nous devons aussi accepter tout autre mode pouvant nous ecirctre recommandeacute par ceux qui
participent agrave la vie philosophique et auxquels les questions drsquoeacuteducation musicale sont familiegraveres Mais le
Socrate de la Reacutepublique a tort de ne laisser subsister que le mode phrygien avec le dorien et cela alors
qursquoil a rejeteacute la flucircte du nombre des instruments car le mode phrygien exerce parmi les modes
1 PLATON Lois VII 790 2 ROUGET 1990 p 397-8 3 laquo Lrsquoharmonie est ceacuteleste en ce qursquoelle participe de la nature des dieux de la nature du beau et de toute excellence Diviseacutee numeacuteriquement en quatre parties elle possegravede deux moyennes lrsquoarithmeacutetique et lrsquoharmonique de plus ses parties ses dimensions maximum et minimum et les diffeacuterences des unes aux autres comportent les deux raisons arithmeacutetique et geacuteomeacutetrique Car crsquoest en deux teacutetracordes que srsquoordonne toute meacutelodie raquo PSEUDO-PLUTARQUE 1954 chap 23 p 142 4 ARISTOTE Politique VIII 1342 a
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
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exactement la mecircme influence que la flucircte parmi les instruments lrsquoun et lrsquoautre sont orgiastiques et
passionnels1
Aristote distingue bien ici deux usages possibles de la musique lrsquousage peacutedagogique et un
autre qui a recours aux passions Pour le premier cas lrsquoeacutethique musicale heacuteriteacutee de Damon garde
sa pertinence dans le second il faudra proceacuteder autrement La musique ne va pas proceacuteder de
maniegravere allopathique (en luttant contre un affect neacutefaste par lrsquoemploi drsquoune harmonie associeacutee agrave un
affect contraire) mais de maniegravere homeacuteopathique en accompagnant la passion orgiastique ou plus
geacuteneacuteralement des passions violentes (comme la pitieacute ou la terreur) Crsquoest ici qursquoopegraverera la catharsis
laquelle peut ecirctre preacutesenteacutee laquo comme eacutetant du mecircme ordre que celle qui est agrave lrsquoœuvre dans le
theacuteacirctre raquo2 Le mode phrygien ndash ou plutocirct laquo le raquo phrygien en geacuteneacuteral qui est associeacute agrave lrsquousage de
lrsquoaulos ou drsquoun megravetre comme le dithyrambe permet la purgation ou le deacutefoulement3 Aristote insiste
alors sur lrsquoimportance de la vertu mimeacutetique de la musique
les meacutelodies renferment en elles-mecircmes des imitations des ideacutees morales (crsquoest lagrave un fait
eacutevident car degraves lrsquoorigine les modes musicaux diffegraverent essentiellement lrsquoun de lrsquoautre de sorte que les
auditeurs en sont affecteacutes diffeacuteremment et ne sont pas dans les mecircmes sentiments agrave lrsquoeacutegard de chacun
drsquoeux pour certains de ces modes crsquoest dans une disposition plus triste et plus grave qursquoon les eacutecoute
le mode dit myxolydien par exemple pour drsquoautres au contraire crsquoest dans un eacutetat drsquoesprit plus
amollissant comme pour les modes relacirccheacutes un autre enfin plonge lrsquoacircme dans un eacutetat moyen et lui
donne son maximum de stabiliteacute comme seul de tous les modes semble faire le dorien tandis que le
phrygien rend les auditeurs enthousiastes4
Et crsquoest preacuteciseacutement cette varieacuteteacute des affects leur heacuteteacuterogeacuteneacuteiteacute qui conduit Aristote agrave
opeacuterer une diffeacuterenciation dans la relation existant entre la musique joueacutee et lrsquoeffet produit
on voit que nous devons nous servir de tous les modes mais que nous ne devons pas les
employer tous de la mecircme maniegravere dans lrsquoeacuteducation nous utiliserons les modes aux tendances morales
les plus prononceacutees et quand il srsquoagira drsquoeacutecouter la musique exeacutecuteacutee par drsquoautres nous pourrons
admettre les actifs et les modes exalteacutes5
1 ARISTOTE Politique VIII 1342 a-b 2 ROUGET 1990 p 404 3 Terme proposeacute par Gilbert Rouget pour qualifier le phrygien ROUGET 1990 p 405 4 ARISTOTE Politique VIII 1340 a-b 5 Op cit VIII 1342 a
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
38
Mais pourquoi le phrygien aurait-il eacuteteacute en mesure de susciter de telles eacutelans passionnels
Cela pourrait tenir aux capaciteacutes de ses divers eacuteleacutements (mode rythme instrument) lesquelles lui
auraient confeacutereacute des capaciteacutes expressives tregraves importantes
Les aulegravetes phrygiens observe Louis Laloy devaient ecirctre les laquo veacuteritables tziganes de
lrsquoantiquiteacute raquo La technique de lrsquoinstrument la qualiteacute de son timbre et la richesse de ses inflexions jointes
aux possibiliteacutes expressives du mode permettaient certainement de produire des meacutelodies drsquoune grande
charge eacutemotionnelle1
En ne se contentant pas de la seule vertu eacuteducative de la musique Aristote dispose laquo drsquoune
liberteacute que Platon nrsquoavait pas conquise raquo2 Il srsquoaffranchit donc de Platon et le deacutepasse ouvrant au
passage la voie agrave une reacuteflexion approfondie entre la musique et les affects qursquoelle peut imiter ou
deacuteclencher
C LrsquoHEacuteRITAGE DE LrsquoANTIQUITEacute
C1 ARISTOXEgraveNE DE TARENTE
Ancien eacutelegraveve drsquoArisote Aristoxegravene de Tarente (ca -375360) en est bien lrsquoheacuteritier non pas
au sens ougrave il reprendrait les conceptions deacutefendues par son maicirctre mais parce qursquoil en reprend la
meacutethode crsquoest-agrave-dire qursquoil eacutelabore une laquo veacuteritable science musicale raquo eacutetudiant son propre objet les
sons les intervalles et les notes 3 il ajoute ainsi laquo une science nouvelle au corpus aristoteacutelicien raquo4 Si
on peut le consideacuterer comme le fondateur de lrsquoestheacutetique musicale5 cela tient agrave cette volonteacute
drsquoeacutetablir une science musicale et de lui assigner la recherche drsquoun savoir complet non seulement
le savoir harmonique mais aussi rythmique et meacutetrique ne srsquoappuyant ni sur la seule raison ni sur
la seule sensation acoustique et srsquoeacutetendant agrave toutes les musiques y compris les plus anciennes
1 ROUGET 1990 p 403-404 2 Aristote va jusqursquoagrave admettre que la musique est inutile mais crsquoest preacuteciseacutement cette inutiliteacute qui est le laquo signe distinctif de sa convenance agrave lrsquoeacuteducation libeacuterale raquo LASSERRE 1954 p 90 3 BELIS 1986 p 233 4 BELIS 1986 p 236 5 ABROMONT 2004 p 375
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
39
Srsquoil ne rejette pas la valeur eacutethique de la musique il donne agrave cette derniegravere laquo un fondement
empirico-perceptif raquo1 et refuse de srsquoen tenir agrave une conception qui permettrait drsquoappliquer
aveugleacutement tel caractegravere agrave tel genre de musique
lrsquoethos drsquoune composition ne deacutepend pas directement de ses aspects formels mais de la maniegravere
dont le compositeur les a actualiseacutes dans des seacutequences meacutelodiques et rythmiques particuliegraveres les a
meacutelangeacutes et combineacutes les uns aux autres2
Toutefois la preacuteoccupation majeure drsquoAristoxegravene concerne comme chez Aristote celle de
la formation du jugement il deacutefinit le jugement musical comme laquo connaissance exacte des
convenances relatives institueacutees par lrsquousage ou par la regravegle raquo3 ce qui implique que lrsquoon connaisse
toute la musique y compris les harmonies condamneacutees par Platon car elles avaient pu jadis
exprimer des vertus utiles4
La critique faite ici par Aristoxegravene touche eacutegalement les Harmoniciens invitant ces derniers
agrave ne pas tout ramener au seul critegravere de la raison il se meacutefie en effet des speacuteculations musicales5
Lrsquoeacuteducation du goucirct passe en effet par une forme de compleacutementariteacute entre deux types de
critegraveres qui eacutetaient jusqursquoalors opposeacutes ceux qui ne relevaient que de la seule raison ndash crsquoest-agrave-dire
le choix des Pythagoriciens et des Harmoniciens ndash et ceux qui relevaient de lrsquoexpeacuterience acoustique
seule ndash option deacutefendue par les musiciens Pour Aristoxegravene la perception sensible est premiegravere
mais la raison est neacutecessaire agrave lrsquoappreacuteciation de la convenance6
Agrave travers cette maniegravere de deacutecrire la nature du jugement musical Aristoxegravene deacuteveloppe
aussi une eacutetude des effets psychologiques de la musique qui sont eacutegalement pris en consideacuteration
agrave travers le concept aristoxeacutenien de dunamis
1 FUBINI 1983 p 33 2 BARKER 2007 p 72 A Barker ajoute laquo Mais il demeure vrai malgreacute tout que le Dorien par exemple se precircte plus volontiers que le Phrygien agrave une chregravesis approprieacutee agrave un ethos sobre et sans deacutetour et qursquoun compositeur peut plus facilement creacuteer un ethos de lamentation agrave partir drsquoun contexte meacutelodique Mixolydien BARKER 2007 p 73 3 LASSERRE 1954 p 92 4 Op cit p 93 5 Comme cette pratique nommeacutee catapycnose laquo en usage dans les eacutecoles de musique () ougrave les intervalles devaient ecirctre tregraves serreacutes Il srsquoagit du laquo morcellement en petits intervalles de quart de ton drsquoune ligne droite ou plutocirct de plusieurs lignes droites raquo Cette pratique pose problegraveme puisqursquoelle oublie la sensation le mouvement meacutelodique et donne lrsquoillusion drsquoune reacuteponse scientifique Voir BELIS 1986 p 92-97 6 Pour Aristoxegravene (Elementa harmonica) laquo Comprendre la musique deacutepend de deux choses la perception et la meacutemoire parce qursquoon doit percevoir ce qui vient agrave lrsquoecirctre et se souvenir de ce qui est devenu Il nrsquoy a pas drsquoautre moyen de suivre les contenus musicaux raquo Voir BARKER 2007 p 64
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
40
Le fait drsquoassigner une certaine dunamis agrave une note crsquoest un peu comme la reconnaicirctre au sens
moderne de la tonique ou de la dominante agrave la clef qui preacutevaut () [La dunamis drsquoun son] deacutepend
du contexte musical et notre reconnaissance de ce son () deacutepend de notre meacutemoire1
En outre reconnaicirctre cette dunamis dans un eacuteleacutement musical appellera des attentes Suivre
une meacutelodie consiste alors agrave anticiper sur ce qui va suivre2
Pour reacutesumer la theacuteorie musicale drsquoAristoxegravene ne reacutecuse pas le rocircle de lrsquoeacutethique3 Toutefois
au sein du jugement qui la deacutetermine la place principale revient agrave la connaissance de toute les
musiques ndash et non plus agrave lrsquoappareil matheacutematique privileacutegieacute par les Harmoniciens
C2 LES TRAITEacuteS DE LrsquoANTIQUITEacute TARDIVE
Les traiteacutes qui nous sont parvenus nrsquoapportent pas en ce qui concerne la question des
pouvoirs de la musique et de ses effets sur les passions drsquoeacuteleacutements nouveaux qui soient significatifs
Ils ont toutefois directement ou indirectement eu une certaine influence dans la mesure ougrave ils ont
eacuteteacute repris bien plus tard Aristide Quintilien a eacuteteacute eacutetudieacute par Girolamo Mei Vincenzo Galilei ou
Marin Mersenne Ptoleacutemeacutee est citeacute comme une reacutefeacuterence importante par Giovanni Artusi On
retrouve les principales preacuteoccupations des theacuteoriciens grecs des siegravecles preacuteceacutedents la question de
lrsquoethos et de la convenance lrsquoinfluence pythagoricienne les effets beacuteneacutefiques ou nocifs que produit
la musique
Claude Ptoleacutemeacutee (ca 83 161) auteur des Harmoniques (Harmonika) proposait une
description complegravete de la theacuteorie musicale grecque4 qui toutefois apporte peu drsquoeacuteleacutements
concernant les effets de la musique Il nrsquoen va pas de mecircme pour le De musica reacutedigeacute au IIIe siegravecle
et attribueacute abusivement agrave Plutarque qui offre eacutegalement une preacutesentation de la theacuteorie musicale
grecque rapportant les ideacutees de Platon ou Aristote Cet ouvrage aborde les effets de la musique sur
1 BARKER A 2007 p 65 2 laquo la dianoia implique un mode drsquoentendement agrave la fois reacutetrospectif et preacutedictif raquo BARKER 2007 p 66 3 Lrsquoimportance accordeacutee au critegravere de convenance en teacutemoigne Aristoxegravene deacuteplorait drsquoailleurs comme Aristote et Platon avant lui la corruption du goucirct chez le public lrsquoaccegraves agrave une culture musicale tregraves eacutetendue visait agrave remeacutedier agrave cette situation 4 Ptoleacutemeacutee deacutecrit notamment le systema teleion (Systegraveme Parfait) le monocorde les genres il srsquooppose aux conceptions deacuteveloppeacutees par Aristoxegravene et critique la theacuteorie modale de ce dernier il aborde eacutegalement lrsquoharmonie des sphegraveres ou rapports entre la musique le microcosme (lrsquoacircme) et le macrocosme (les planegravetes) (Abromont 2001 p 376-377) Consideacutereacutee par Lohmann comme laquo lrsquoœuvre standard conclusive de la fin du monde antique raquo (Lohmann 1989 p 46) le traiteacute des Harmoniques est surtout connu par le Commentaire qursquoen a donneacute Portphyre (PORPHYRE Commentaire aux Harmoniques de Claude Ptoleacutemeacutee)
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
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lrsquohomme les regravegles de composition drsquoune phrase musicale les genres et lrsquoethos 1 la question des
nomes y est largement abordeacutee2
On trouve dans le Peri mousikegraves drsquoAristide Quintilien un prolongement du rocircle eacuteducatif et
moral attribueacute agrave la musique Il est agrave remarquer eacutegalement qursquoil semble avoir eacuteteacute le seul theacuteoricien
ayant traiteacute des principes de composition (melopeia)
Celui qui eacutetudie la musique dit Aristide Quintilianum doit srsquoattacher agrave la diction lrsquoharmonie
le rythme mais surtout agrave la convenance de la penseacutee
Aristide Quintilien attribue lrsquoeffet psychagogique de la musique agrave la qualiteacute des paroles du
poegraveme Pour autant il attribue un effet protreptique agrave la laquo persuasion de la meacutelodie raquo (la thelxis)3
C3 CONFUSIONS CONCERNANT LES laquo MODES raquo MUSICAUX
C31 Ethos et ethos des modes
Si on le rapporte agrave la rheacutetorique lrsquoethos correspond pour un orateur au caractegravere qursquoil doit
posseacuteder afin de pouvoir au mieux convaincre son public en lui inspirant confiance (en lui plaisant)4
Ceci implique que ce caractegravere qui laisse apparaicirctre certains affects devra geacuteneacuteralement traduire la
maicirctrise de soi le calme la deacutetermination Les passions qui sont mobiliseacutees dans lrsquoethos de lrsquoorateur
relegravevent donc plutocirct de passions modeacutereacutees contrairement aux passions violentes qui interviennent
dans le cadre du pathos et que lrsquoon cherche soit agrave communiquer directement au public soit agrave
exprimer afin de susciter par une mise en scegravene une autre passion elle-mecircme violente (la crainte
la colegravere etc)5
Rattacheacutee agrave ce contexte mais entendue dans son acception la plus courante lrsquoexpression
laquo ethos des modes raquo peut laisser supposer lrsquoideacutee selon laquelle la musique grecque aurait employeacute des
modes correspondant mutatis mutandis agrave ce que nous deacutesignons sous ce terme et que lrsquoinfluence
de ces modes sur le public eacutetait telle que cela justifiait que lrsquoon en codifie rigoureusement lrsquousage
1 laquo Les teacutemoignages sur la date exacte dapparition de ce concept sont tregraves incertains Le Pseudo-Plutarque () affirme quagrave leacutepoque dHomegravere la musique apparaicirct quand le corps et lesprit des hommes en eacutetat deacutebrieacuteteacute sont transformeacutes sous leffet du vin pour les remettre sur la juste voie de lordre et de la mesure et leur rendre le sens raquo FUBINI 1983 p 12 2 Voir FUBINI 1983 p 14 3 PERCEAU 2007 p 21 4 laquo On persuade par le caractegravere quand le discours est de nature agrave rendre lrsquoorateur digne de foi () Mais il faut que cette confiance soit lrsquoeffet drsquoun discours non drsquoune preacutevention sur le caractegravere de lrsquoorateur raquo (ARISTOTE Rheacutetorique 1356a p 22-23) 5 Tout ceci est largement exposeacute dans la Poeacutetique drsquoAristote
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
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en fonction du bien de la citeacute ou de telle ou telle fonction bien preacutecise Cette hypothegravese finit par
ecirctre consideacutereacutee comme vraie et allait connaicirctre un grand succegraves agrave partir de la Renaissance et au
deacutebut de la peacuteriode Baroque ndash notamment chez certains auteurs de la poeacutetique musicale allemande
ndash avant de perdre de son prestige
Nous devons donc proceacuteder ici agrave quelques rappels concernant ce sujet afin de mettre en
eacutevidence les confusions qursquoentretient lrsquoideacutee drsquoun ethos des modes
C32 Tons et modes
Le premier problegraveme est drsquoordre terminologique et concerne le terme de laquo mode raquo que lrsquoon
emploie couramment au sujet de la musique grecque1 Il apparait en effet que ce que lrsquoon deacutesigne
sous ce nom (et que nous avons nous-mecircme utiliseacute parfois au cours de ce chapitre) peut ecirctre appeleacute
selon les circonstances harmonie gamme ton trope Notre but nrsquoest pas drsquoentrer dans une
explication de la theacuteorie grecque des eacutechelles drsquointervalles mais de souligner le deacutecalage qui existe
entre lrsquoideacutee moderne que lrsquoon se fait des modes musicaux et le fait que par exemple chez Lassos
drsquoHermione il serait plutocirct question de gammes ou drsquoharmonies2 lesquelles correspondent en
partie agrave ce que nous entendrions aujourdrsquohui par tessiture ou par tonaliteacute
Nous pouvons ecirctre facilement conduit agrave confondre en raison des qualificatifs qui leur sont
accordeacute (dorien phrygien lydien) les tons de la Gregravece antique avec nos modes
Le mot laquo mode raquo nrsquoa aucun eacutequivalent en grec ce qui est deacutejagrave reacuteveacutelateur Le plus souvent on
trouve des adverbes ou adjectifs substantiveacutes () crsquoest en voulant preacuteciser inducircment que des
traducteurs trop zeacuteleacutes interpolent laquo le mode dorien ou mixolydien raquo ou encore traduisent par laquo ode raquo des
termes dont le sens est tout autre3
C33 Qualifications ethniques des modes grecs
Une deuxiegraveme source de confusion est elle aussi de nature terminologique il srsquoagit cette
fois des adjectifs employeacutes dans lrsquoantiquiteacute grecque Les deacutenominations semblent bien pouvoir ecirctre
entendues drsquoune certaine maniegravere drsquoune maniegravere ethnique Agrave la condition toutefois preacutecise
1 Voir agrave ce sujet les deux chapitres consacreacutes par Jacques Chailley aux tons et aux modes grecs CHAILLEY 1979 p 76-119 2 Voir LASSERRE p 38-41 pour la preacutesentation des six harmonies aux alentours du VIe siegravecle 3 CHAILLEY 1979 p 106 Agrave cette source drsquoerreur srsquoen ajoute drsquoailleurs une autre lieacutee agrave la confusion de ces laquo modes raquo grecs avec les modes eccleacutesiastiques de lrsquoeacutepoque carolingienne dont lrsquoorigine serait un laquo malheureux hasard raquo de traduction concernant le τονος grec Les termes latins de tonus et modus devinrent synonymes Op cit p 116
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
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Lohmann de comprendre ici lrsquoethnie non pas en un sens ethnologique mais bien agrave la maniegravere drsquoun
clicheacute drsquoune caricature1
Lagrave encore la deacutesignation va contribuer agrave semer le trouble puisque la nomenclature modale
exposeacutee par Heinrich Glarean dans son Dodecachordon (1547) opegravere des modifications
intervertissant notamment la deacutenomination des modes de reacute et de mi qui deviennent alors
respectivement le mode dorien et le mode phrygien
C34 Complexiteacute du concept grec de laquo mode raquo
Mais il y a pire crsquoest lrsquoideacutee que nous nous faisons que quand bien mecircme les termes seraient
inadeacutequats ce que nous appelons laquo mode raquo deacutenoterait malgreacute tout le concept qui lui correspond
Or il semble bien qursquoil y ait lagrave aussi une erreur
Degraves que lrsquoon aborde ces domaines il faut consideacuterer le mode comme lrsquoensemble des caracteacuteristiques
qui permettent de reconnaicirctre un type drsquoorganisation musicale La reacutepartition des intervalles en est un eacuteleacutement tregraves
important mais ce nrsquoest pas le seul2
La toute fin de cette observation est deacutecisive le laquo mode raquo grec ne serait donc ni lrsquoeacutechelle
des sons disponibles ni mecircme leur seule structure Crsquoest plutocirct tout un ensemble drsquoeacuteleacutements
musicaux de nature tregraves varieacutee qui seraient agrave prendre en consideacuteration
peuvent concourir beaucoup drsquoautres eacuteleacutements qursquoignore la deacutefinition scolaire actuelle du mot
laquo mode raquo formules caracteacuteristiques (modes formulaires) timbre ou tessiture particuliegravere proceacutedeacutes
drsquoornementation propre agrave tel mode et exclu par tel autre etc3
Ainsi deacutefini le mode grec srsquoapparente bien davantage agrave ce qui existe dans la musique
orientale comme les racircgas hindous Et pour que les choses soient plus claires il faut donc envisager
que des qualificatifs comme laquo dorien raquo ou laquo phrygien raquo seraient susceptibles de deacutesigner non pas
simplement une eacutechelle drsquointervalles mais aussi des scheacutemas rythmiques des inflexions de voix
lrsquoemploi de tel instrument (par exemple lrsquoaulos) plutocirct que tel autre etc4
1 J Lohmann cite agrave titre de comparaison le clicheacute du globe-trotter anglais en proie au spleen durant le XIXe siegravecle LOHMANN 1989
p 93 2 CHAILLEY 1979 p 107 3 Op cit p 108 4 Voir les observations de G Rouget sur le phrygien (ROUGET 1990 p 407) et celles de Lasserre sur le dorien (LASSERRE 1984 p 60-63)
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
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C35 Lrsquousage des modes transformeacute en regravegle intangible
La derniegravere ndash et en un sens la plus grave ndash des erreurs tient au fait que lrsquoon considegravere
comme un fait acquis que pour les Grecs eux-mecircmes (et notamment pour Platon ou Aristote)
lrsquoutilisation de tel ou tel mode pouvait agir agrave la maniegravere drsquoune loi meacutecanique sur les auditeurs
Affirmer que par le jeu drsquoun mysteacuterieux pouvoir musical le mode phrygien deacuteclenchait la transe
crsquoeucirct eacuteteacute dire que la moitieacute de la Gregravece eacutetait en permanence jeteacute dans cet eacutetat Car comme tout le montre
joueurs et joueuses drsquoaulos ndash et de musique phrygienne par conseacutequent ndash ne limitaient pas leurs activiteacutes
aux seuls rituels corybantiques On avait recours agrave leurs services en quantiteacute de circonstances1
Mais si ni Platon ni Aristote nrsquoont affirmeacute que toute meacutelodie en mode phrygien pouvait
deacuteclencher la transe drsquoautres semblent srsquoen ecirctre chargeacutes Ainsi Plutarque2 affirme qursquoil suffit
drsquoabandonner laquo le rythme trochaiumlque et le mode phrygien raquo pour que cessent les bonds bacchiques
et corybantiques3 Au IVe siegravecle lrsquoarchevecircque de Cappadoce saint Basile fait lrsquoeacuteloge de Timotheacutee de
Milet qui pouvait laquo par le seul pouvoir de sa musique soit eacuteveiller soit supprimer lrsquoardeur raquo4 On
peut rattacher agrave ce genre de croyance la leacutegende preacuteceacutedemment mentionneacutee ougrave Pythagore gueacuterit la
violence par la musique
Conclusion
On pourrait reacutesumer par un exemple la situation telle qursquoelle pourra se preacutesenter agrave partir de
la Renaissance Lrsquoideacutee que dans le cadre drsquoun laquo ethos des modes raquo un mode phrygien qui
correspondrait agrave notre mode de mi provoquerait un eacutetat de transe est fausse (a) car le mode
phrygien drsquoavant Glarean et a fortiori dans lrsquoAntiquiteacute grecque nrsquoeacutetait pas le mode de mi (b) car
il faudrait plutocirct employer le terme de ton (c) car quel que soit le terme par lequel on deacutesignerait
le phrygien (ton mode harmonie) drsquoautres eacuteleacutements qursquoune simple eacutechelle drsquointervalles
interviennent (d) car lrsquoutilisation du phrygien nrsquoa pas eacuteteacute preacutesenteacutee chez les auteurs qui pourtant
font autoriteacute comme provoquant ineacutevitablement la transe
Pour toute ces raisons il est clair que la notion drsquoun ethos des modes ne reposait sur rien qui
puisse en assurer la peacuterenniteacute Il semble que ce soit une succession de malentendus et de
geacuteneacuteralisations abusives qui lui ait malgreacute tout assureacute un succegraves durable
1 ROUGET 1990 p 408 2 Plutarque et non pas le pseudo-Plutarque auteur du De musica 3 ROUGET 1990 p 410 4 Op cit p 411
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
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D DU MOYEN-AGE Agrave LA RENAISSANCE
Du point de vue de lrsquoeacutetude des eacutemotions musicales et tout particuliegraverement dans le cas de
ce qui pourrait ressembler de pregraves ou de loin agrave une rheacutetorique musicale le Moyen-acircge preacutesente
un inteacuterecirct assez limiteacute On ne peut toutefois mettre purement et simplement cette peacuteriode entre
parenthegravese dans le mesure ougrave certains eacuteleacutements apportent une contribution non neacutegligeable
lrsquoeacutevolution du statut accordeacute au plaisir procureacute par la musique le deacutecalage entre la theacuteorie
(essentiellement fondeacutee sur les traiteacutes anciens) et la pratique la relation avec la parole
D1 LrsquoHEacuteRITAGE DE LrsquoEacuteTHIQUE GRECQUE
D11 Le dilemme des Pegraveres de lrsquoEacuteglise
LrsquoEacuteglise se trouve confronteacutee agrave une difficulteacute heacuteriteacutee de la tradition platonicienne la
musique peut corrompre lrsquoacircme elle doit donc ecirctre tenue agrave lrsquoeacutecart Cette preacuteoccupation est en un
sens bel et bien fondeacutee car la pratique de chants et de danses pourtant proscrites sont des activiteacutes
attesteacutees tregraves tocirct
En 465 le concile de Vannes recommande aux eccleacutesiastiques drsquoeacuteviter les repas de noces ou
de funeacuterailles dans lesquels on chante des couplets amoureux et burlesques (ubi amatoria cantantur et
turpia) ou bien sont exeacutecuteacutees des eacutevolutions obscegravenes de danse ou de saltation (aut obsceni motus corporum
choris et saltibus efferuntur)1
Cette condamnation ne concerne pas la musique en geacuteneacuteral mais son usage dans le culte
On peut toutefois y retrouver un eacutecho de lrsquoeacutethique musicale deacuteveloppeacutee par Damon ou Platon
Cleacutement drsquoAlexandrie par exemple rejette ndash y compris dans les cercles priveacutes ndash lrsquoutilisation de
lrsquoaulos et de la syrinx acceptant en revanche la lyre et la cithare2
Cette situation en deacutepit des admonestations reacutepeacuteteacutee de lrsquoEacuteglise perdurera jusqursquoagrave la fin du
Moyen-acircge La difficulteacute consiste alors agrave combattre cette nature toujours potentiellement
1 MACHABEY 1955 p 46 2 GEacuteROLD 1983 p 9
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
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corruptrice de la musique alors mecircme qursquoelle apparaicirct aussi comme un puissant moyen pour susciter
la coheacutesion des fidegraveles
D12 Saint Augustin et la science de la musique
Cette ambivalence de la musique tout agrave la fois preacutecieuse et dangereuse est particuliegraverement
marqueacutee chez Augustin1 Sa maniegravere de reacutepondre agrave cette situation consiste agrave ramener avant tout la
musique au statut drsquoune science en insistant sur ce qui relegraveve de la seule raison et notamment le
nombre ce qui permet de laquo soumettre le plaisir de la musique agrave la reacutegulation drsquoun critegravere exteacuterieur raquo2
Drsquoougrave les deacutefinitions de la musique donneacutee par Augustin la musique est laquo la laquo science du bien
moduler raquo (laquo Musica est scientia bene modulandi raquo) formule devenue pour tout le Moyen-acircge un slogan
reacutepeacuteteacute inlassablement elle est aussi la laquo science du mouvement bien reacutegleacute et rechercheacute pour lui-
mecircme raquo3 La musique devient ainsi une opeacuteration de lrsquoesprit
Cette maniegravere de vouloir fonder la musique intervient alors que lrsquoon srsquoefforce de remplacer
lrsquoimprovisation en suivant les formes poeacutetiques des textes bibliques ou des priegraveres On deacuteveloppe
ainsi un enseignement meacutethodique baseacute sur lrsquousage systeacutematique de la meacutemoire cette laquo premiegravere
fixation musicale raquo se manifeste avec Ambroise 4 agrave son eacutepoque apparaissent eacutegalement des formes
musicales simple comme les cantiques et les hymnes5
D13 Autoriteacute de Boegravece et de Cassiodore
Toutefois alors que la musique elle-mecircme eacutevolue la science de la musique se reacutefegravere avant
tout aux anciens textes de la theacuteorie musicale grecque Le repreacutesentant majeur de cette discipline
qui va en devenir la principale autoriteacute est Boegravece (ca 480-524) On retiendra bien sucircr sa ceacutelegravebre
division de la musique en trois genres musica mundana musica humana et musica instrumentalis La
musique du monde est celle de laquo lrsquoordre raisonneacute de la modulation raquo que nos oreilles ne peuvent
percevoir (la musique humaine eacutetant le deacutecalque de la musique ceacuteleste)
Mecircme si ce son ne parvient pas agrave nos oreilles ndash ce qui est neacutecessaire pour bien des raisons ndash
le mouvement cependant si rapide des grands corps ne saurait produire nul son drsquoautant plus que les
1 laquo Jrsquooscille entre le danger de la volupteacute et lrsquoexpeacuterience du salut Quand il mrsquoarrive drsquoecirctre davantage eacutemu par le chant que par le contenu des paroles chanteacutees je mrsquoaccuse drsquoun grave peacutecheacute et alors je preacutefegravererais ne pas entendre le chantre raquo AUGUSTIN 1964 Confessions X 33 2 BOUTON-TOUBOULIC 2006 p 10 3 AUGUSTIN 2006 De musica Livre I 4 GOLEA 1982 p 46 5 Op cit p 50
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
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courses des eacutetoiles sont unies par une coheacutesion drsquoune harmonie telle qursquoil ne soit possible de concevoir
rien drsquoaussi parfaitement ajointeacute ni drsquoaussi uni1
Un autre auteur joue agrave la mecircme eacutepoque un rocircle de premier plan Cassiodore (ca 485- ca
520) influenceacute par les eacutecrits de Martianus Capella apporte en effet une vision tripartite de la
musique (meacutelopeacutee rythme et versification) une classification des instruments et une reacuteflexion sur
les pouvoirs de la musique Agrave la diffeacuterence de Boegravece il ne se positionne pas dans la seule continuiteacute
avec les textes des Anciens mais aussi en lien avec la musique eccleacutesiastique2
D2 LES TRAITEacuteS DE MUSIQUE DU VIe AU Xe SIEgraveCLES
D21 Influence drsquoAugustin et de Cassiodore
On retrouve lrsquoinfluence de Cassiodore chez divers theacuteoriciens En premier lieu Isidore de
Seacuteville (554569-636) qui laquo lui emprunte des passages entiers raquo3 Isidore deacutefinit la musique comme
science et comme pratique4 et en deacutecrit les effets elle laquo transporte les sens dans un autre eacutetat
laquo calme lrsquoesprit raquo laquo soulage la fatigue raquo Mecircme les becirctes sauvages sont concerneacutees par la musique5
Cette influence se manifeste eacutegalement agrave lrsquoeacutepoque carolingienne chez Aureacutelien de Reacuteomeacute (IXe s)6
ou Alcuin (ca 735-804)7
La theacuteorie musicale de toute cette peacuteriode peut alors ecirctre vue essentiellement comme le
deacuteveloppement de la science musicale annonceacutee par Augustin et de la peacutedagogie qui lui est
associeacutee Ainsi Nokter Balbulus (laquo le begravegue raquo) de Saint-Gall (ca 840-912) eacutecrit les premiegraveres
seacutequences poeacutetiques par lesquelles la musique exerce une fonction mneacutemotechnique8 Hucbald de
Saint-Amand (ca 840-930) commentateur de Boegravece deacuteveloppe la notation musicale notamment
une meacutethode de reconnaissance des intervalles9 il est eacutegalement un peacutedagogue comme Guido
drsquoArezzo apregraves lui (ce dernier eacutetant freacutequemment citeacute comme autoriteacute avec Pythagore et Boegravece)
1 BOECE 2004 Traiteacute de la musique p 33 2 GEacuteROLD 1983 p 68 3 Ibid 4 ABROMONT 2004 p 381 5 BRITTA p 8 6 Traite des origines de la musique et reprend les conceptions drsquoAugustin et de Boegravece il preacutesente aussi la theacuteorie naissante des huit tons eccleacutesiastiques FUBINI 1983 p 45 ABROMONT 2001 p 382 7 Alcuin aurait eacuteteacute le premier agrave mentionner la distinction entre tons authentes et plagaux GEROLD 1983 p 69 8 Les chantres laquo agrave Jumiegraveges agrave Saint-Gall et ailleurs ont eu lrsquoideacutee de placer sur les sons des vocalises des textes nouveaux de veacuteritables interpolations ndash les tropes ndash afin de retrouver les vocalises plus facilement raquo GOELA 1982 p 51 9 ABROMONT 2001 p 382
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D22 Le concept de douceur musicale
Dans ce contexte la question des affects associeacutes agrave la musique se trouve bien souvent
rameneacutee agrave lrsquoagreacuteable et au suave (crsquoest-agrave-dire du point de vue drsquoun orateur au laquo plaire raquo)
Vraisemblablement issus de lrsquoenseignement drsquoHucbald le Musica enchiriadis (ca 890) et le
scolica enchiriadis (ca 910) teacutemoignent de cette situation Le Scolica enchiriadis srsquoouvre sur un rappel de
la deacutefinition de la musique qui rappelle fortement celle drsquoAugustin (la musique est laquo la science de
reacutegler correctement le mouvement du son raquo) preacutecisant immeacutediatement que cette deacutefinition signifie
qursquoil faut controcircler la meacutelodie de telle sorte qursquoelle soit douce1 Ce caractegravere doux et agreacuteable des
sons constitue pour lrsquoauteur du traiteacute un laquo reflet de lrsquoharmonie ceacuteleste raquo2 Le Musica enchiriadis
anteacuterieur de quelques anneacutees exposait deacutejagrave les principes de la polyphonie On remarquera
cependant que la question drsquoune convenance entre le sujet de la meacutelodie et son expression y eacutetait
abordeacutee
il est neacutecessaire que les affects des sujets qui sont chanteacutes correspondent agrave lrsquoexpression de la
chanson ainsi que telles meacutelodies (neumae) soit calmes pour les sujets tranquilles joyeuses pour ce qui
est heureux sombres pour [ce qui est] triste les choses acircpres devant ecirctre exprimeacutees par des meacutelodies
acircpres De mecircme permettons aux meacutelodies drsquoecirctre difformes brusques bruyantes nerveuses et conccedilues
pour drsquoautres qualiteacutes des affects et des eacuteveacutenements3
D3 LES EFFETS DE LA MUSIQUE
D31 Un inteacuterecirct permanent
Cette preacuteoccupation du Musica enchiriadis concernant une adeacutequation de la musique au sujet
qursquoelle traite nous indique que la question des effets et des pouvoirs de la musique traverse toute la
penseacutee musicale au Moyen-acircge Or ces pouvoirs ne sont pas toujours comme chez Augustin
preacutesenteacutes comme des dangers pour lrsquoacircme on a pu voir comment Isidore de Seacuteville trouve agrave la
musique drsquoinnombrables vertus On trouve aussi cet inteacuterecirct chez Aribo Scholasticus (fin XIe s) qui
propose une symbolique des teacutetracordes (humiliteacute passion reacutesurrection ascension du Christ) et
des modes ou chez Johannes Affligemensis (vers 1100) abordant les modes et leurs effets Et lrsquoon
retrouve chez un repreacutesentant de lrsquoars nova comme Jean de Murs une conception positive des effets
1 Scolica enchiriadis 1995 p 33 2 FUBINI 1983 p 47 3 Musica enchiriadis 1995 p 32
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
49
de la musique semblable agrave celle drsquoIsidore notamment celle drsquoun plaisir formuleacute en des termes qui
eacutevoquent tregraves nettement la terpsis des Grecs1
Au XVIe siegravecle le thegraveme des effets de la musique prend de plus en plus drsquoimportance Par
exemple chez Alfonso de la Torre (1egravere moitieacute du XVe s) qui dans la Vision deacutelectable (publieacutee en
1480) traite des rapports entre musique et eacutemotions2 ou avec Domingo Marcos Duraacuten (1460-1529)
proposant une classification des modes et deacutecrit leurs effets3
D32 Marsile Ficin et lrsquoimitation du monde
Le rocircle de Marsile Ficin (1433-1499) est sans doute plus deacutecisif en regard de lrsquoinfluence
qursquoil va exercer agrave la Renaissance La preacuteoccupation centrale de Ficin concerne le problegraveme
philosophique du plaisir qui selon lui aurait abandonneacute la terre en compagnie des Muses4 Degraves
lors lrsquoindividu qui veut le plaisir devra laquo vivre en conformiteacute avec le ciel5 Le moyen drsquoy parvenir
reacuteside dans le pouvoir theacuterapeutique de la musique qui permet de laquo capturer raquo lrsquounivers
Le mage imagineacute par Ficin [] capture le monde en lrsquoimitant crsquoest-agrave-dire en recreacuteant les
formes agrave travers des regravegles de vie des arts secrets des talismans des images des figures des mots des
sons des chants des rythmes Le mage imite dans sa propre vie les mouvements tempeacutereacutes du ciel il
reproduit dans son alimentation les pouvoirs beacuteneacutefiques des acircmes veacutegeacutetales et animales il nourrit les
esprits inteacuterieurs avec des parfums soustraits aux substances terrestres () il reacuteveille les esprits
ensommeilleacutes de lrsquooreille en imitant avec le chant le mouvement harmonieux des astres6
Ficin reprend ici la conception boeacutecienne qui postulait la relation entre musica mundana et
musica humana Mais si crsquoest bien agrave la musique des sphegraveres qursquoil se reacutefegravere il le fait en mettant lrsquoaccent
sur la capaciteacute mimeacutetique de la musique offrant du mecircme coup une reacutesonnance importante agrave la
theacuteorie aristoteacutelicienne de la mimesis et de la catharsis qui est redeacutecouverte au mecircme moment
Et vous souvienne que le chant est lrsquoimitateur de tous le plus puissant Car il imite les intentions
et les affections de lrsquoacircme et les paroles il repreacutesente aussi les gestes et mouvements du corps et les
actions et mœurs des hommes et imite et fait tout avecques si grande veacuteheacutemence que pour imiter ou
faire les mesmes choses soudain il emeut et provoque les auditeurs7
1 JEAN DE MURS 2000 p 135 2 ABROMONT 2001 p 401 3 Op cit p 403 4 FICIN Apologus De Voluptate Voir Gozza 2007 p 196 5 Ibid 6 GOZZA 2007 p 198 7 FICIN 2000 L III chap 21 p 226
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
50
D33 Le Complexus effectuum musices de Tinctoris
Contemporain de Ficin le compositeur et theacuteoricien Johannes Tinctoris (ca 1436-1511)
reacutedige de nombreux traiteacutes dont un Terminorum musicae diffinitorium (publieacute ca 1473) qui est un des
premiers dictionnaires de musique ainsi qursquoun Complexus effectuum musices (1473-1474) Dans le
Complexus (qui est une sorte de catalogue) Tinctoris eacutenumegravere vingt effets illustreacutes de reacutefeacuterences et
de citations drsquoAugustin Aristote Ciceacuteron Virgile ou Thomas drsquoAquin Une bregraveve allusion aux
modes est faite ainsi qursquoagrave lrsquoanecdote (dans la version rapporteacutee par Quintilien) de la folie susciteacutee
par le mode phrygien Le ton du texte est diffeacuterent de celui de ses autres traiteacutes tout comme de
ceux des autres auteurs Tinctoris suggegravere qursquoil est acceptable contrairement aux prescriptions de
Thomas drsquoAquin drsquoemployer de nombreux instruments (trompette harpe lyre timbales orgues
etc)1
Le Complexus propose une typologie des effets en quatre cateacutegories lieacutes agrave la liturgie
eacutethiques merveilleux theacuterapeutiques Mais la penseacutee de Tinctoris srsquoappuie sur le primat accordeacute agrave
la perception et non pas agrave lrsquoheacuteritage pythagoricien
Cette liste des effets de la musique est inspireacutee par les reacuteactions des sens drsquoun point de vue
strictement empirique ougrave est abandonneacutee toute ideacutee de correspondance entre lrsquoharmonie de la musique
et celle de lrsquoacircme ainsi que tout rappel agrave la vieille division () Tinctoris ne srsquointeacuteresse qursquoagrave la musique
produite par les instruments et pour les hommes2
CONCLUSION
Les pouvoirs de la musique dont lrsquoexistence ne faisant aucun doute pour les Grecs sont
envisageacutes comme des moyens la musique intervient freacutequemment afin de traiter au sens
theacuterapeutique un certain nombre de situations La musique agit sur lrsquoacircme eacuteventuellement sur le
corps Le constat qui est fait concernant les relations entre musique et passions conduit ainsi agrave
distinguer selon lrsquoun ou lrsquoautre genre de passion quelle reacuteponse musicale doit ecirctre apporteacutee les
passions modeacutereacutees peuvent ecirctre eacuteduqueacutees les passions violentes seront purgeacutees
En ce qui concerne ce que lrsquoon pourrait nommer une laquo science raquo musicale les ouvrages
speacutecialement consacreacutes agrave la musique reflegravetent diverses conceptions possibles confeacuterant le rocircle
principal agrave la raison ou aux sens ou encore cherchant agrave combiner les deux Aussi mecircme si la
1 BRITTA p 13-14 2 FUBINI 1983 p 58
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
51
tradition pythagoricienne et celle de lrsquoharmonie universelle se propagent largement par
lrsquointermeacutediaire de figures drsquoautoriteacute comme Boegravece drsquoautres conceptions (celles drsquoAristoxegravene par
exemple) demeurent disponibles et pourront ecirctre reprises agrave lrsquoavenir
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
52
CHAPITRE 2 - LA MUSIQUE COMME INSTRUMENT DE PREacuteDICATION
Introduction
La musique peut-elle en raison notamment de la diversiteacute des effets qursquoelle peut produire
sur son public soutenir la ferveur religieuse Favorise-t-elle la foi ou nrsquoincline-t-elle pas plutocirct agrave la
corruption des mœurs Quand on eacutetudie la maniegravere de penser la musique propre agrave la sphegravere
culturelle de lrsquoAllemagne lutheacuterienne jusqursquoau XVIIIe siegravecle on obtient une reacuteponse assez claire la
musique y est consideacutereacutee de maniegravere extrecircmement favorable et la reacuteponse est que oui elle peut
ecirctre un auxiliaire de choix afin de reacutepandre la Bonne Nouvelle Par conseacutequent on peut envisager
la poeacutetique musicale comme le prolongement la systeacutematisation drsquoune preacutedication musicale
Or si la preacutedication religieuse trouve dans la rheacutetorique un moyen de se deacuteployer devient
envisageable lrsquohypothegravese selon laquelle le recours agrave la musique afin de convaincre les fidegraveles
appellera eacutegalement agrave lrsquoeacutetablissement drsquoune rheacutetorique musicale Nous examinerons
respectivement dans le preacutesent chapitre divers aspects de ce sujet
- dans quel contexte eacutemerge lrsquoideacutee que la musique puisse jouer un rocircle de premier plan pour
la preacutedication religieuse
- en quoi consiste preacuteciseacutement la relation paradoxale qursquoentretient la musique avec la
religion et comment Luther a-t-il pu srsquoen affranchir
- par quels moyens une telle laquo preacutedication musicale raquo a-t-elle eacuteteacute mise en œuvre
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
54
A REacuteFORME LUTHEacuteRIENNE ET PREacuteDICATION
A1 LE CONTEXTE
Les changements ayant affecteacute la sphegravere culturelle occidentale durant la peacuteriode de la
Renaissance peuvent aider agrave comprendre comment le discours religieux ndash et notamment le discours
de la Reacuteforme lutheacuterienne sur lrsquoeacuteventuel emploi de la musique ndash a pu srsquoen trouver lui aussi modifieacute
En outre ces changements qui ont initialement concerneacute le domaine des arts et des lettres ne se
sont reacuteellement manifesteacutes en ce qui concerne la musique qursquoagrave la toute fin du siegravecle
A11 La Renaissance face agrave son passeacute
Quand on cherche agrave deacutecrire le XVIe siegravecle on fait souvent eacutetat de lrsquoattitude alors adopteacutee
vis-agrave-vis du passeacute dans le sillage du Quattrocento un changement dans la repreacutesentation du monde
aurait conduit les esprits agrave se deacutetourner de lrsquoeacutepoque preacuteceacutedente au profit de la culture de lrsquoAntiquiteacute
Cette preacutesentation est tregraves imparfaite et lrsquoon peut faire remarquer agrave titre drsquoexemple que la penseacutee
de lrsquoeacutepoque reformule les ideacutees du Moyen-acircge plutocirct qursquoelle les renouvelle1 En outre en ce qui
concerne la musique le recours agrave la peacuteriodisation historique courante ndash insistant sur une laquo rupture raquo
entre deux peacuteriodes bien distinctes ndash montre ses limites dans la mesure ougrave lrsquoon pourrait y substituer
avantageusement un laquo acircge drsquoor raquo de la polyphonie qui couvrirait les XVe et XVI
e siegravecles2
La redeacutecouverte de lrsquoAntiquiteacute est en revanche un point qui ne precircte guegravere agrave controverse
agrave condition toutefois de preacuteciser que dans le cas de la musique le recours agrave lrsquoimitation des Anciens
(mesure agrave lrsquoantique reacutecitatif) ne se manifeste qursquoagrave partir de la seconde moitieacute du XVIe siegravecle De
plus lrsquoAntiquiteacute ndash et plus preacuteciseacutement lrsquoAntiquiteacute tardive ndash exerce notablement son influence agrave
travers le neacuteoplatonisme mis agrave lrsquohonneur par Marcile Ficin et par la place importante accordeacutee agrave la
magie Relevant drsquoune philosophie naturelle la magie nrsquoest pas alors neacutecessairement consideacutereacutee
comme opposeacutee agrave la science pouvant mecircme (pour Paracelse ou C Agrippa par exemple) lui ecirctre
compleacutementaire Crsquoest pourquoi associeacutee au concept drsquoharmonie la magie jouera un rocircle non
neacutegligeable dans la theacuteorie de la musique en Italie et ailleurs
A12 Humanisme et Reacuteforme
1 VENDRIX 1999 p 4 2 BELTRANDO-PATIER 1998 p 221-222
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
55
Les reacuteformateurs religieux partageaient avec les humanistes une attention particuliegravere pour
lrsquoindividu et le souci de la parole Mais il semble que lrsquointeacuterecirct fortement marqueacute de ce que lrsquoon
nomme laquo humanisme raquo pour la parole et les lettres tienne avant tout au simple fait que le terme
drsquohumaniste deacutesignait le professeur de grammaire lrsquohumanisme eacutetant alors lrsquoenseignement des lettres
qui rendent plus humain
Une reacuteorganisation des savoirs ndash des arts libeacuteraux ndash avait eacuteteacute envisageacutee degraves la fin du Moyen-
acircge ainsi Eustache Deschamps (1340-1404 ou 1405) avait proposeacute que la grammaire devienne le
premier des arts et qursquoavec la poeacutesie elle remplace les matheacutematiques comme modegravele Les eacutetudes
litteacuteraires (litterae) devinrent alors un levier permettant agrave lrsquoindividu de srsquoaccomplir Individu qui
toutefois eacutetait surtout consideacutereacute en tant que membre drsquoun groupe social on en retrouve un
exemple chez Castiglione pour qui lrsquoeacutetude des lettres combineacutee agrave celle de la musique ndash devait
favoriser la convivialiteacute1
La compleacutementariteacute entre lrsquoesprit des studia humanitatis la place accordeacutee agrave la musique (jointe
agrave la poeacutesie) et la sociabiliteacute eacutetait ainsi une marque propre agrave lrsquohumanisme on peut alors envisager
que cette association et donc la place accordeacutee agrave la musique dans la communauteacute des croyants se
retrouvera chez les reacuteformateurs religieux Cela deacutependra toutefois de la conception que ces
derniers ont de la musique En effet une certaine antinomie entre lrsquoassociation de la musique et de
la poeacutesie drsquoune part et du modegravele pythagoricien de lrsquoautre eacutetait susceptible de restreindre le recours
agrave la musique un risque qui eacutetait perccedilu par les humanistes2 les anciennes reacuteticences religieuses
envers la musique demeurant bien preacutesentes
A13 La parole agrave la Renaissance
Lrsquointeacuterecirct pour le langage constitue donc un des traits essentiels drsquoune lrsquoeacutepoque qui semble
redeacutecouvrir les pouvoirs de lrsquoeacutelocution Le Moyen-acircge tardif avait vu reacuteapparaicirctre plusieurs textes
majeurs de lrsquoAntiquiteacute romaine les Institutions oratoires de Quintilien (agrave lrsquoabbaye de Saint-Gall en
1416 par Poggio Bracciolini) le Brutus lrsquoOrator et le De Oratore de Ciceacuteron (agrave Lodi 1421 par
Gerardo Landriania) Des textes ndash et tout particuliegraverement celui de Quintilien ndash qui contribueront
1 laquo Lrsquoobjectif final de cette eacuteducation [lrsquoeacutetude des litterae] ne reacuteside pas dans lrsquoacquisition drsquoun savoir pratique pour exercer une profession mais plutocirct dans le deacuteveloppement drsquoune sorte de convivialiteacute sociale Agrave cet eacutegard la musique une discipline qui srsquoassocie naturellement aux lettres joue un rocircle majeur raquo VENDRIX 1999 p 93 2 Op cit p 69
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
56
au retour en rheacutetorique de lrsquoaspect moral lieacute agrave lrsquoethos1 Lrsquoessor de lrsquoimprimeacute donnera un eacutecho
important agrave ces ouvrages
Cependant lrsquointeacuterecirct pour toutes les disciplines concernant la langue (phoneacutetique prosodie
syntaxe rheacutetorique etc) ne se manifeste pas seulement pour le latin et le grec mais tregraves fortement
aussi agrave travers lrsquoessor des langues nationales (en Italie drsquoabord puis en Espagne et en France) un
pheacutenomegravene qui se retrouvera au cœur des preacuteoccupations des reacuteformateurs
A2 LUTHER ndash REacuteFORME ET PREacuteSERVATION DU PASSEacute
La rupture opeacutereacutee par la Reacuteforme lutheacuterienne pour radicale et profonde qursquoelle fucirct ne
devrait cependant pas faire oublier ce qui chez Luther poursuivait agrave certains eacutegards la tradition
chreacutetienne meacutedieacutevale2 Sa connaissance et sa pratique de la musique en constitue un des aspects
Luther alors qursquoil avait engageacute la reacuteorganisation de lrsquoEacuteglise (1522) srsquoeacutetait drsquoailleurs efforceacute ndash
contrairement agrave ce que lrsquoon pourrait ecirctre inciteacute agrave croire ndash de preacuteserver autant que possible le
ceacutereacutemonial ancien laquo nrsquointerdisant que les eacuteleacutements qui eacutetaient en conflit direct avec ses reacuteformes
doctrinales raquo3
De mecircme il nrsquoeacutetait pas dans son intention de supprimer lrsquousage du latin Luther eacutetait
conscient de lrsquointeacuterecirct eacuteducatif qursquoil preacutesentait4 Le latin eacutetait en effet omnipreacutesent lrsquoestheacutetique
musicale humaniste par exemple concreacutetiseacutee dans la laquo musique mesureacutee agrave lrsquoantique raquo reposait sur
la prosodie en langue latine5 La premiegravere liturgie de la nouvelle Eacuteglise avait drsquoailleurs eacuteteacute reacutedigeacutee
en latin (Formula missae 1523)6
Le choix entre le latin et lrsquoallemand ne reacutepond pas pour Luther agrave une volonteacute de rupture
agrave tout prix Luther eacutetait entreacute dans lrsquoordre des Augustinien au tout deacutebut du XVIe siegravecle il avait eacuteteacute
chargeacute par celui-ci de plaider agrave Rome la cause drsquoune reacuteorganisation de lrsquoordre (ougrave il avait drsquoailleurs
eacuteteacute choqueacute par les mœurs tregraves mondaines du clergeacute)7 Il avait donc connu et appreacutecieacute une laquo poeacutesie
de deacutevotion raquo en langue latine8 Le choix de la langue allemande au lieu du latin est donc avant
tout une question drsquoordre utilitaire crsquoest afin de rapprocher le peuple des eacutecrits bibliques et pour
1 TIMMERMANS 1999 p 100 2 LABIE 1992 p 132 3 Arnold 1988 t II p 558 4 laquo Luther raquo New Grove Dictionary 1980 p 367 5 WEBER 1993 p 121 6 laquo Luther raquo New Grove Dictionary 1980 p 367 7 Op cit p 365 8 LABIE 1992 p 138
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
57
diffuser la Parole divine qursquoil adopte la langue vernaculaire Crsquoest dans cette perspective qursquoil se
consacrera agrave la traduction de la Bible et que les chorals devront ecirctre chanteacutes en allemand
A3 PREacuteDICATION
Dans le culte protestant la preacutedication est agrave bien des eacutegards synonyme drsquoeacutevangeacutelisation il
srsquoagit drsquoannoncer la Bonne nouvelle de la faire connaicirctre et de la propager En donner une
deacutefinition unique pourrait se reacuteveacuteler deacutelicat puisqursquoelle est laquo agrave la fois commentaire peacutedagogie
eacutedification et genre litteacuteraire raquo1
Mais dans le contexte drsquoune eacutetude relative agrave lrsquoart oratoire lui-mecircme la preacutedication peut avant
tout ecirctre consideacutereacutee comme synonyme de precircche ou de sermon Ces termes renvoient agrave un discours
prononceacute en chaire et donc pendant lrsquooffice par un ministre du culte Le precircche deacutesigne alors
drsquoune maniegravere geacuteneacuterale lrsquoexpression de la parole de Dieu et de maniegravere plus preacutecise lrsquoenseignement
de cette parole devant lrsquoauditoire des fidegraveles Que lrsquoon parle de precirccher ou de sermonner lrsquoobjectif
de la preacutedication est bien de convaincre cet auditoire de susciter son adheacutesion En cela elle ne peut
qursquoecirctre inciteacutee agrave recourir aux techniques de la rheacutetorique
A31 Le rocircle structurant de lrsquooffice religieux
La preacutedication discours prononceacute durant lrsquooffice religieux nrsquoest qursquoune partie de cet office
et non sa totaliteacute Comment ou plutocirct agrave quels moments apparaicirct-elle La preacutedication strictement
verbale (donc ici celle qui nrsquoest pas associeacutee agrave la musique) prend place au milieu de la messe entre
la lecture de lrsquoEacutevangile et la communion La musique est susceptible drsquointervenir soit en soutient
de la preacutedication (cette derniegravere eacutetant encadreacutee dans la liturgie lutheacuterienne par les deux parties de
la cantate voire par deux cantates distinctes) soit en dehors de la preacutedication qursquoil srsquoagisse du chant
(psaume drsquoentreacutee litanie accompagnement de la communion) ou de lrsquoorgue (entreacutee et sortie des
fidegraveles communion)2
A32 Recherche de clarteacute et drsquointelligibiliteacute
La clarteacute du discours est dans lrsquoart oratoire une qualiteacute propre agrave la fois au style et agrave la
narration Cette qualiteacute avait toujours eacuteteacute mise en avant par les autoriteacutes eccleacutesiastiques laquo les
1 CANTAGREL 2008 p 32 2 Voir BELTRANDO-PATIER 1998 p 321-322 et CANTAGREL 2008 p 33
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
58
instructions de lrsquoEacuteglise rappelaient inlassablement la neacutecessiteacute de rendre intelligibles les textes
liturgiques raquo1 Une laquo juste et suffisamment bonne prononciation raquo de lrsquoeacutenonceacute2 garantissait aussi agrave
travers la langue ndash le latin ou lrsquoallemand ndash la probiteacute du comportement qui srsquoy rattachait
Au XVIe siegravecle Guy Cassander3 preacutecise que laquo le canon ne doit pas ecirctre lu drsquoune voix trop basse
qursquoil faut le reacuteciter clairement et distinctement raquo Ces deux adverbes sont freacutequemment utiliseacutes par les
humanistes par les reacuteformateurs franccedilais et allemands et ensuite par les Pegraveres du Concile dans leurs
recommandations4
Cette recherche de clarteacute preacutesente drsquoune maniegravere geacuteneacuterale pendant la Renaissance
influenccedila les choix opeacutereacutes par la Contre-Reacuteforme mais le rocircle accordeacute agrave la langue vernaculaire
dans la liturgie lutheacuterienne lui donnait un poids suppleacutementaire5
A33 Recherche de lrsquoadheacutesion de lrsquoauditoire
En tant qursquoelle relegraveve de lrsquoart oratoire la preacutedication religieuse se trouve confronteacutee agrave une
critique dont lrsquoombre agrave toujours planeacute sur la rheacutetorique la possibiliteacute de feindre une attitude
sincegravere crsquoest-agrave-dire lrsquohypocrisie laquelle peut ecirctre railleacutee pour son caractegravere ridicule ou au contraire
geacuteneacuterer le soupccedilon plus grave drsquoune manipulation permise par lrsquohabiliteacute oratoire Et dans le cas
drsquoun discours religieux ayant vocation agrave lrsquoeacuteleacutevation des acircmes un tel risque est particuliegraverement agrave
proscrire Aussi trouve-t-on dans les deacutecrets du Concile de Trente diverses recommandations
mettant en garde contre lrsquoimitation de la pieacuteteacute6 Lrsquoun des moyens permettant de limiter un tel risque
consistera dans lrsquoexigence de clarteacute et drsquointelligibiliteacute mentionneacutee preacuteceacutedemment
Mais il existait aussi un outil au service de la preacutedication susceptible de faciliter lrsquoadheacutesion
des fidegraveles cette fois en srsquoadressant cette fois non agrave la raison mais au cœur aux affects de
lrsquoauditoire cet outil eacutetait la musique Mais quelle musique devrait ecirctre joueacutee agrave quels moments
Quelles qualiteacutes devrait-elle avoir ou ne pas avoir La reacuteponse agrave ces questions deacutepend de la maniegravere
de concevoir la musique elle-mecircme et plus preacuteciseacutement les pouvoirs qursquoelle exerce sur les acircmes
1 KOERNDLE p 809 2 BISSARO HAMELINE 2008 p 53 3 Ou Georges Cassender (1513-1566) theacuteologien flamand 4 WEBER 1982 p 90 5 ARNOLD 1983 t II p 558 6 WEBER 1982 p 86
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
59
B PREacuteDICATION ET MUSIQUE
B1 LE PROBLEgraveME
Le problegraveme poseacute par lrsquousage de la musique au cours du precircche eacutetait apparu tregraves tocirct Les
termes en avaient eacuteteacute formuleacutes par Augustin conduisant agrave un dilemme auquel aura eacuteteacute confronteacutee
la musique drsquoeacuteglise durant tout le Moyen-acircge Malgreacute les changements concernant tant la place
accordeacutee agrave la langue que lrsquoœuvre des divers reacuteformateurs cette difficulteacute ne disparait nullement agrave
la Renaissance Il semble que crsquoest le rapport particulier de Luther agrave la musique qui lui ait permis
de deacutepasser le laquo paradoxe raquo augustinien drsquoune musique agrave la fois souhaitable et dangereuse
B11 Religion et musique
Le problegraveme que pose la musique consiste en ce qursquoelle favorise la coheacutesion des fidegraveles
mais qursquoelle peut aussi corrompre lrsquoacircme Pour les Pegraveres de lrsquoEacuteglise elle est plutocirct consideacutereacutee comme
un auxiliaire utile degraves lors qursquoelle permet de modeacuterer les passions et de favoriser lrsquoenseignement1
On trouve exposeacute chez Augustin les termes de ce paradoxe poseacute par la musique laquo entre les
dangers du plaisir et la constatation des bons effets qursquoelle opegravere raquo2 Le caractegravere paiumlen du plaisir
procureacute par les sens susceptible de favoriser la concupiscence fait lrsquoobjet de condamnations par
les autoriteacutes dans le mecircme temps que la louange divine est magnifieacutee par le chant3
Lrsquoissue chercheacutee par Augustin apparaissait dans son traiteacute De musica Lrsquoexpression ceacutelegravebre
de scientia bene modulandi qursquoil utilise pour deacutefinir la musique traduit bien la volonteacute de ne pas se
laisser deacuteborder par un pouvoir qui appartient au chant agrave une caracteacuteristique irreacuteductible au sens
des paroles 4 un pouvoir qursquoil deacutecrit ulteacuterieurement en ces termes
je me rends compte que ces paroles saintes accompagneacutees de chant mrsquoenflamme drsquoune pitieacute
plus religieuse et plus ardente que si elles nrsquoeacutetaient sans cet accompagnement Crsquoest que toutes les
1 Ainsi saint Basile affirme laquo le psaume tranquillise lrsquoacircme apporte la paix limite le deacutesordre et le tumulte des penseacutees car il calme les passions et en modegravere les deacuteregraveglements raquo FUBINI 1983 p 38 2 AUGUSTIN 1964 L X Chap 23 p 237 3 BISSARO HAMELINE 2008 p 84 4 La beauteacute des voix laquo provoque un plaisir estheacutetique exceacutedant leur contenu intellectuel raquo BOUTON-TOUBOULIC 2006 A-I p 15
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
60
eacutemotions de notre acircme ont selon leurs caractegraveres divers leur mode drsquoexpression propre dans la voix et
le chant qui par je ne sais quelle mysteacuterieuse affiniteacute les stimule1
La musique doit davantage proceacuteder de la raison que des sens quand bien mecircme ces
derniers ne se trouvent pas totalement reacutecuseacutes2 ceci au nom de lrsquoutiliteacute qursquoils offrent pour les acircmes
faibles3 Mais il convient de deacutefinir un rapport entre paroles et sons pour qursquoun critegravere exteacuterieur au
plaisir des sens ndash la raison ndash vienne drsquoune part en preacutevenir les excegraves et au-delagrave que la musique
permette de communiquer avec la veacuteriteacute divine Crsquoest ce rapport qui est eacutetudieacute agrave travers la
modulation laquelle est issue de la mesure (modus) La scientia musicale exposeacutee par Augustin
concerne eacutegalement4 la reacuteception des harmonies par lrsquoacircme et les sensations de plaisir ou de douleur
qui en reacutesultent (en insistant sur le rocircle que joue la meacutemoire dans cette reacuteception)
Retrouvant lrsquoancienne conception pythagoricienne des nombres la penseacutee deacuteveloppeacutee par
Augustin dans le De musica5 fait de la musique une opeacuteration de lrsquoesprit son essence eacutetant agrave
rechercher dans le nombre6
Malheureusement Augustin nrsquoaurait pas atteint le but qursquoil srsquoeacutetait fixeacute ou plutocirct qursquoil avait
fixeacute agrave la science musicale exposeacutee au livre VI selon ses propres dires7 Lrsquointeacuterecirct de la musique ne
peut subsister que dans sa seule fonction peacutedagogique Et le dilemme qursquoelle pose nrsquoest pas reacutesolu
mecircme si les recherches drsquoAugustin confortent le rocircle de la musique dans la foi
B12 Eacuterasme et le plain-chant ideacuteal
Par conseacutequent le risque que fait encourir la musique au sein de lrsquoeacuteglise demeure et invite
agrave en surveiller eacutetroitement les manifestations agrave privileacutegier les meacutelodies simples et agrave la soumettre le
plus strictement possible au texte Agrave bien des eacutegards Eacuterasme reprend agrave son compte une telle vision
meacutedieacutevale deacutefendue par lrsquoEacuteglise il srsquoen prend tout particuliegraverement agrave une certaine pratique de la
polyphonie (on pense ici agrave lrsquoars nova) tout en se montrant fidegravele agrave lrsquohumanisme de son siegravecle en ce
qui concerne le rapport agrave la langue Sa conception du plain-chant renvoie aux premiers chreacutetiens ndash
1 AUGUSTIN 1964 L X Chap 23 p 237 2 Lrsquoideacutee drsquoun laquo art raquo musical (reacuteserveacute agrave lrsquohistrion) en est clairement exclue Augustin preacutecisant que ceux qui laquo ne consultant que les sens et ne gravant dans leur meacutemoire que ce qui les flatte regraveglent sur ce plaisir tout mateacuteriel le mouvement de leur corps et y joignent un certain talent drsquoimitation ceux-lagrave nrsquoont pas la science raquo AUGUSTIN 2006 De musica L I p 45 3 laquo afin que par le charme des oreilles lrsquoacircme encore trop faible srsquoeacutelegraveve aux sentiments de la pieacuteteacute raquo (AUGUSTIN 1964 L X Chap 23 p 237) 4 AUGUSTIN 1964 L VI 5 La reacutedaction du traiteacute est situeacutee entre 387 et 391 mais le livre VI fut probablement reacuteviseacute vers 408 BOUTON-TOUBOULIC 2006 p 11 6 FUBINI 1983 p 40 7 VENDRIX 1999 p 105
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
61
et crsquoest drsquoailleurs Augustin ou drsquoautres Pegraveres de lrsquoEacuteglise (Ambroise Chrysostome) qursquoEacuterasme
recommande comme modegravele drsquoeacuteloquence1
Srsquoil considegravere le plain-chant comme eacutetant laquo proprement le chant de lrsquoEacuteglise romaine raquo2 crsquoest
qursquoil le juge parfaitement approprieacute agrave son sujet avant tout par lrsquointelligibiliteacute qursquoil confegravere agrave la Parole
divine
Le chant greacutegorien est laquo un art essentiellement verbal crsquoest-agrave-dire nrsquoexistant qursquoen fonction de
la priegravere liturgique () Aucune musique nrsquoest plus respectueuse de la valeur des mots et mecircme des
syllabes3
Ce souci paulinien de clarteacute du langage4 conduit Eacuterasme agrave rejeter en humaniste lettreacute
particuliegraverement connaisseur de la langue latine certaines tournures musicales les psalmodies
reacutepeacuteteacutees agrave longueur de journeacutee par des moines laquo qui nrsquoy entendent rien raquo5 ces meacutelismes sonnant
facirccheusement agrave ses oreilles comme le signe des travers meacutedieacutevaux deacutenonceacutes agrave la Renaissance6 De
plus si Eacuterasme rejette un certain mauvais emploi du latin ce ne serait certainement pas pour lui
substituer la langue vernaculaire qursquoil reacutecuse violemment7
En ce qui concerne les pouvoirs corrupteurs que pourrait exercer la musique sur lrsquoacircme
Eacuterasme apparaicirct comme un heacuteritier drsquoAugustin dont il radicalise mecircme les positions Il heacuterite des
anciennes theacuteories grecques transmises par Platon ou Aristote et il accuse certaines productions
polyphoniques de son temps8 des laquo airs de Corybantes raquo9 de produire de graves deacuteregraveglements agrave
lrsquoopposeacute de toute vertu theacuterapeutique
Non seulement ces airs ajoutent au mal des malades mais ils mettent en fureur mecircme des gens
bien portants ou les font entrer dans une crise drsquoeacutepilepsie10
1 BISARO HAMELINE 2008 p 48-49 2 MARGOLIN 1965 p 33 3 MARGOLIN 1965 p 33 4 laquo On se souvient que pour saint Paul dire un hymne laquo avec intelligence raquo () correspond au chant agrave haute et intelligible voix agrave la prononciation claire limpide distincte qui permet la parfaite assimilation du texte sacreacute raquo MARGOLIN p 78 5 MARGOLIN 1965 p 78 6 laquo Le deacutephasage entre dureacutees musicales et dureacutees drsquoaccent du texte latin devient intoleacuterable aux oreilles expertes de ces lettreacutes pour qui le barbarisme srsquoest immisceacute dans le melos du plain-chant raquo BISARO HAMELINE 2008 p 12 7 Margolin fait ainsi eacutetat du laquo meacutepris litteacuteraire dans lequel Eacuterasme tenait tous les idiomes vernaculaires (tout juste bons pour srsquoadresser agrave un aubergiste ou agrave un palefrenier) raquo MARGOLIN 1965 p 33 8 Eacuterasme aurait heacuteriteacute eacutegalement drsquoun mouvement de reacuteforme theacuteologique nommeacute laquo deacutevotion moderne raquo et privileacutegiant le silence et la meacuteditation laquo Ce mecircme goucirct du silence et du recueillement incompatible avec celui des somptuositeacutes polyphoniques et des sonoriteacutes instrumentales Eacuterasme le partageait au point drsquooser proclamer et publier sa preacutefeacuterence pour une confession silencieuse raquo MARGOLIN 1965 p 31 9 Voir la remarque de Platon concernant le laquo mal des Corybantes raquo (chap 1 B22) 10 MARGOLIN 1965 p 64
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
62
Cette attitude de deacutefiance agrave lrsquoeacutegard de la musique procegravede largement de thegraveses boeacuteciennes
Eacuterasme oppose ainsi agrave une musique ceacuteleste dont il fait lrsquoeacuteloge les meacutefaits de la musique terrestre
eacuteveillant en nous des laquo deacutesirs pestilentiels raquo qui laquo agrave la maniegravere des Siregravenes nous enjocircle avec malice
par de douces chansons jusqursquoagrave consommer notre ruine raquo1
Ces effets produits par la musique sont drsquoautant plus neacutefastes qursquoils obscurcissent les
paroles Eacuterasme rappelle la situation ancienne des eacuteglises qui laquo nrsquoadmettaient drsquoautres voix que celle
du reacutecitant ou du preacutedicateur raquo2 et ajoute que si le chant y fut introduit il devait demeurer simple
et proche de lrsquoexpression parleacutee Il refuse ndash et deacuteplore ndash par conseacutequent le deacuteveloppement de la
musique instrumentale au cours de lrsquooffice religieux3
B13 Solutions de divers reacuteformateurs
Lrsquoincidence du paradoxe formuleacute par Augustin au sujet de la musique traverse le deacutebat
theacuteologique au XVIe siegravecle Mais la varieacuteteacute des reacuteponses apporteacutees ne relegraveve pas pour lrsquoessentiel des
diffeacuterences de conceptions sur les pouvoirs de la musique ou sur les autoriteacutes citeacutees en reacutefeacuterence
En ce qui concerne les reacuteformateurs ce sont les conclusions et les moyens adopteacutees qui
deacuteterminent les divers choix effectueacutes4
Ulrich Zwingli se montre encore plus radical qursquoEacuterasme en ce domaine la priegravere humaine
ne saurait ecirctre que mentale et silencieuse par conseacutequent la musique se trouve purement et
simplement supprimeacutee sous son autoriteacute dans les eacuteglises de Zurich (1525)5
Lrsquoattitude de Martin Bucer agrave Strasbourg est bien diffeacuterent ce dernier ayant permis que srsquoy
deacuteveloppe largement le chant communautaire6 Cette activiteacute participait drsquoune preacuteoccupation plus
vaste pour la musique puisque Bucer encourageait la composition de chœur dans la vie profane au
cours de repreacutesentations scolaires7
Quant agrave la position de Jean Calvin elle est marqueacutee par une eacutevolution drsquoabord influenceacutee
par Zwingli ndash il admet seulement lrsquousage drsquoune voix parleacuteechanteacutee ndash elle se trouve infleacutechie
ulteacuterieurement par lrsquoexemple de Bucer Calvin prend toutefois certaines preacutecautions il preacutecise que
1 Op cit p 77 2 Op cit p 64 3 laquo Aujourdrsquohui les choses en sont venues au point que les eacuteglises retentissent au son des trompettes des flucirctes et des clairons ou mecircme encore agrave celui des bombardes et qursquoon nrsquoy entend agrave peine autre chose qursquoun gazouillis de voix disparates et une espegravece de musique artificielle et lascive raquo MARGOLIN 1965 p 64 4 BISARO HAMELINE 2008 p 84-85 5 Op cit p 85 6 laquo Les dimanches () on chante quelque psaulme de David ou une aultre oroison prinse du nouveau testament laquelle psaulme ou oroison se chante touts ensemble tant homme que femme avecq ung bel accord laquelle chose est bel a veoir raquo Lettre drsquoun reacuteformeacute anversois reacutefugieacute agrave Strasbourg agrave un correspondant lillois (1545) in BISARO HAMELINE 2008 p 85 7 WEBER 1993 p 126
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
63
la musique doit ecirctre subordonneacutee au texte1 et limite le chant dans le cadre du psaume afin de
conjurer les dangers que pourrait malgreacute tout repreacutesenter la musique2
B14 Solutions dans la Contre-Reacuteforme
Lrsquoattitude des catholiques et celle des reacuteformeacutes traduisent pour lrsquoessentiel des
preacuteoccupations assez proches et les recommandations formuleacutees durant le Concile de Trente en
teacutemoignent Une tendance commune est en effet observeacutee tant pour la Reacuteforme que la Contre-
Reacuteforme qui consiste dans la recherche drsquoune simplification et une laquo purification raquo de la musique
drsquoeacuteglise 3
Il incombe aux eacutevecircques ndash apregraves le Concile de Trente ndash de redresser les abus et de trouver des
remegravedes Ces abus concernent le manque de clarteacute lrsquoincompreacutehension du texte lrsquoeffet de la musique
qui au lieu de susciter un climat de priegravere procure davantage une joie intellectuelle et artistique4
Les corrections tridentines de la musique visant agrave favoriser lrsquointelligibiliteacute du texte
consistent entre autres agrave supprimer les meacutelismes ou la superposition de textes sur plusieurs voix5
Agrave ce souci constamment rappeleacute de clarteacute dans la musique est ajouteacutee avec la mecircme insistance
lrsquointerdiction faite agrave la musique que srsquoy mecircle laquo quelque chose de lascif ou drsquoimpur raquo6 Il apparaicirct
donc que la solution conciliaire proposeacutee pour lrsquousage de la musique agrave lrsquoEacuteglise associe une attitude
concernant lrsquointelligibiliteacute des paroles ndash qui est propre agrave la Renaissance ndash agrave la deacutefiance persistante
et seacuteculaire (heacuteriteacutee de la tradition grecque de Pythagore agrave Boegravece) envers les risques de corruption
des sens qursquoelle peut entraicircner
Toute la musique exeacutecuteacutee dans lrsquoeacuteglise ne devrait pas ecirctre composeacutee pour le vain plaisir de
lrsquoouiumle mais de maniegravere que les paroles puissent ecirctre perccedilues de tous en sorte que les fidegraveles soient
ameneacutes agrave lrsquoharmonie ceacuteleste7
B2 LUTHER ET LA MUSIQUE
1 laquo premiegraverement la lettre ou sujet et matiegravere secondement le chant ou meacutelodie raquo BELTRANDO-PATIER 1998 p 318 2 laquo la solution proposeacutee par Calvin consiste drsquoabord agrave utiliser le psautier comme une barriegravere protectrice ses textes chanteacutes avec graviteacute majesteacute et deacutecence ne peuvent donner lieu aux deacutebordements que la musique de danse ou les chansons profanes occasionnent BISARO HAMELINE 2008 p 86 3 WEBER 1982 p 10 4 Ibid p 161 5 Ibid 1982 p 203 206 6 Ibid 1982 p 87 7 10 septembre 1562 Citeacute par WEBER 1982 p 163
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
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Si lrsquoon considegravere les positions adopteacutees tant par les humanistes les reacuteformateurs ou les
Pegraveres du Concile de Trente on ne pourra qursquoecirctre frappeacute par la speacutecificiteacute qui manifestent lrsquoattitude
et les choix de Martin Luther La musique obtient en effet dans sa reacuteforme un statut unique agrave bien
des eacutegards et cela tient avant tout agrave son rapport personnel agrave cette discipline
B21 Luther musicien
Luther preacutesente en effet cette caracteacuteristique fondamentale qursquoil aime et pratique la musique
(nommeacutee parfois par lui laquo Frau Musica raquo) aussi traite-t-il ce sujet en musicien1 Ses capaciteacutes
musicales avaient eacuteteacute repeacutereacutees tregraves tocirct notamment ses qualiteacutes vocales2 Il connaissait bien la
theacuteorie agrave travers lrsquoeacutetude du quadrivium mais sa relation agrave la musique eacutetait agrave la fois speacuteculative et
pratique puisqursquoil lui eacutetait reconnu une belle voix de teacutenor ainsi que la maicirctrise de la flucircte et du
luth3 Cette familiariteacute avec la musique se traduit eacutegalement par sa connaissance de lrsquoœuvre de divers
compositeurs au nombre desquels les plus freacutequemment citeacutes sont Heinrich Finck Pierre de la
Rue et surtout Josquin Desprez Sa relation personnelle agrave la musique conduit drsquoailleurs Luther agrave la
concevoir comme un artisanat puisqursquoil laquo eacutetablit une liaison eacutetroite entre les artifex artisans mais
aussi artistes et ce qui deviendra le musicus raquo4 En ce sens laquo Le compositeur fabrique de la musique
comme le bottier fabrique des chaussures raquo5 Une telle conception srsquoaffranchit donc de la vieille
opposition entre les musici et les cantores ndash puisque cette opposition se trouverait alors effaceacutee ndash au
profit de lrsquoideacutee drsquoune poeacutetique entendue au sens ougrave lrsquoartisan est aussi un producteur
B22 Les pouvoirs de la musique selon Luther
Lrsquoattitude de Luther agrave lrsquoeacutegard de la musique tranche veacuteritablement avec celle de la grande
majoriteacute des hommes drsquoeacuteglise qui srsquoen sont preacuteoccupeacutes elle tranche tant vis-agrave-vis de celle
drsquohumanistes comme Eacuterasme que de celle des autres reacuteformateurs (agrave lrsquoexception notable de Bucer)
et des choix opeacutereacutes par la Contre-Reacuteforme Ce qui est commun agrave la plupart des positions admises
concernant la musique crsquoest en effet cette meacutefiance fondamentale concernant le danger de
corruption de lrsquoacircme qursquoelle repreacutesente Crsquoest lagrave une ideacutee anteacuterieure agrave la penseacutee chreacutetienne
puisqursquoelle reprend certains aspects de la theacuteorie musicale grecque comme celle de lrsquoethos des modes
exposeacutee agrave partir de Damon avec Augustin toutefois elle se trouve reacuteactualiseacutee dans la perspective
1 LABIE 1992 p 134 2 laquo Luther raquo in New Grove Dictionary 1980 p 366 3 Ibid 4 VENDRIX 1999 p 111 5 CANTAGREL 2008 p 46
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
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de la propagation du christianisme Et lrsquoon peut consideacuterer que le paradoxe augustinien concernant
lrsquoambivalence du pouvoir de la musique constitue le veacuteritable point de repegravere (ou le dogme implicite
admis par tous) sur la question or crsquoest aussi vis-agrave-vis des conclusions drsquoAugustin que Luther
prend ses distances
Lrsquoexpeacuterience musicale et le tempeacuterament propre agrave Luther jouent manifestement un rocircle
deacutecisif dans sa propre conception des pouvoirs de la musique1 laquelle met bien davantage lrsquoaccent
sur les vertus de la musique que sur ses eacuteventuels dangers La description de ses vertus est
mentionneacutee dans les Propos de table2 Elles sont agrave la fois drsquoordre physiologique (la musique aide agrave
vaincre les crises de meacutelancolie et laquo chasse lrsquoesprit de tristesse raquo)3 peacutedagogique (elle joue le rocircle
drsquoune discipline voire drsquoune ascegravese) spirituel (elle peut mettre lrsquoindividu en communication avec le
surnaturel et avec Dieu) et sociales (elle favorise la concorde entre les individus)
En deacutepit de quelques condamnations concernant laquo les chants drsquoamour et les poeacutesies
charnelle raquo4 lrsquoactiviteacute musicale est pour ainsi dire glorifieacutee et pareacutee de toutes les vertus Au point
que telle qursquoelle est penseacutee et employeacutee elle se trouve deacutesormais laveacutee de tout soupccedilon
En effet on pourrait presque consideacuterer que Luther a repris agrave son compte la tacircche
drsquoAugustin et a trouveacute une issue agrave ce qui avait eacuteteacute pour son preacutedeacutecesseur (et tous les religieux agrave sa
suite) un dilemme insurmontable Toujours est-il que si lrsquoon prend en consideacuteration la theacuteorie
grecque concernant les pouvoirs de la musique on en vient agrave voir en Luther un lecteur qui en aurait
tireacute une synthegravese plus complegravete puisque qursquoil reprend aussi agrave son compte les vertus purgatives de
la musique ou en drsquoautres termes sa capaciteacute agrave provoquer une catharsis (en lrsquooccurrence agrave agir
comme un exorcisme) Nous sommes ici devant un choix clair et reacutesolu et dont les conseacutequences
seront consideacuterables5
B23 Relation entre la musique et la religion chreacutetienne
La musique prend donc une grande place dans la theacuteologie lutheacuterienne Non seulement elle
nrsquoest pas une menace mais crsquoest au contraire lrsquoinsensibiliteacute agrave son eacutegard qui est une carence
1 LABIE 1992 p 134 2 Tischreden Eisleben 1566 3 CANTAGREL 2008 p 28 4 LABIE 1992 p 135 5 laquo Car affirme Luther selon son maicirctre saint Augustin celui qui chante prie doublement par le sens des paroles et par la vertu des sons Le chant amplifie la profeacuteration de la priegravere il est la priegravere deux fois dite et en commun Aux paroles exprimeacutees par le chant la musique apporte son pouvoir sur les passions humaines sa vertu purificatrice et sa transcendance Et voilagrave pourquoi cet art doit ecirctre mis au premier rang raquo CANTAGREL 2008 p 29
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
66
Il y a mecircme pire puisque la deacutetestation de la musique est une caracteacuteristique du diable
laquo Satan [la] poursuit drsquoune haine acharneacutee Elle sert en effet agrave chasser bien des tentations et des
mauvaises penseacutees raquo1 On notera drsquoailleurs que Luther utilise pour deacutefendre les vertus de la
musique une argumentation fondeacutee sur les affects qursquoelle peut eacuteveiller et plus particuliegraverement la
joie
Le diable est un esprit triste et il afflige les hommes aussi ne peut-il souffrir que lrsquoon soit
joyeux De lagrave vient qursquoil fuit au plus vite lorsqursquoil entend la musique et qursquoil ne reste jamais lorsqursquoon
chante surtout de pieux cantiques Crsquoest ainsi que David deacutelivra avec sa harpe Sauumll qui eacutetait en proie
aux attaques de Satan2
La vocation de la musique au sein de la theacuteologie lutheacuterienne tient agrave ce qursquoelle y soit perccedilue
comme un don de Dieu non comme une invention humaine 3 laquo La musique est un des plus beaux
et des plus glorieux dons de Dieu raquo4 Luther se donne drsquoailleurs la peine de preacuteciser comment la
technique musicale est susceptible de conduire lrsquoauditeur agrave une forme de contemplation
ce que lrsquoon doit admirer avant tout dans la musique le fait que lrsquoun chante un air par exemple
le teacutenor et que parallegravelement 3 4 ou 5 voix chantent aussi de sorte qursquoautour du teacutenor jouent sautent
et jubilent des voix entrelaceacutees ornementant le mecircme air de faccedilon varieacutee comme une ronde ceacuteleste5
Au sein de la theacuteologie lutheacuterienne la musique ne se pose plus comme un problegraveme pour
la preacutedication elle participe de la solution Car le sens de lrsquoouiumle ne saurait ecirctre conccedilu comme chez
Eacuterasme en opeacuterant une distinction entre une oreille interne ndash capable drsquoentendre une musique
ceacuteleste et ineffable ndash et une oreille externe soumise aux charmes et aux corruptions de la musique
terrestre6 La musique est perccedilue par lrsquoouiumle qui est laquo lrsquoensemble des moyens permettant agrave la Parole
de se faire entendre raquo7
B24 La solution proposeacutee par Luther
Le fait que la musique aussi fervente soit-elle ne suscite aucunement lrsquoideacutee drsquoune faute
pour Luther tient agrave ce que les sentiments qursquoil y associe ne sont pas des passions vives ce sont
1 LUTHER Tischreden citeacute par Cantagrel 2008 p 28 2 LUTHER Propos de table sect 39 3 BISARO HAMELINE 2008 p 89 4 LUTHER 1844 Propos de table sect 367 5 Luther avant-propos agrave la Symphonia jucunda de Georg Rhau 1538 Citeacute par MULLER-BLATTAU 1943 p 81 6 MARGOLIN 1965 7 VENDRIX 1999 p 108
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
67
des mecircme des sentiments bien speacutecifiques ceux de la paix inteacuterieure et de la joie En ce sens il
srsquoagit donc drsquoun art laquo raisonnable raquo1 nullement susceptible de corrompre les acircmes La musique peut
sans risque par conseacutequent devenir la laquo servante raquo de la theacuteologie Elle est en outre caracteacuteriseacutee
par sa dimension communautaire Preacutesente en premier lieu dans les cantiques elle est avant tout le
chant drsquoune assembleacutee une participation collective2 Un effort consideacuterable sera fait pour
deacutevelopper cet aspect de la reacuteforme lutheacuterienne dont la manifestation la plus frappante se trouve
dans ce qursquoEacutedith Weber nomme laquo Entiteacute Eacutecole-Eacuteglise-Musique raquo3 et dans laquelle les ideacuteaux de
la Reacuteforme et ceux de lrsquohumanisme se rejoignent Cette triade est fortement marqueacutee par lrsquoinfluence
de Philippe Melanchthon laquo lrsquoeacuteducateur de lrsquoAllemagne raquo4 qui met en place avec Luther un
enseignement ougrave lrsquoapprentissage du chant se voit attribuer une place importante5
Agrave lrsquoexemple de meacutethodes employeacutees par Conrad Peutinger ou Conrad Celtes6 la reacuteforme
lutheacuterienne promeut une musique agrave caractegravere fonctionnelle qui ponctue les eacuteveacutenements de la vie
quotidienne agrave lrsquoeacutecole (comme matiegravere obligatoire comme support agrave lrsquoenseignement de la
grammaire latine comme facteur de discipline pour le culte dominical et les fecirctes religieuses agrave la
maison ou dans la rue (pour les eacutelegraveves) lors de diverses fecirctes et repreacutesentations etc7 On retrouvera
ces caracteacuteristiques de la musique ndash celle des affects de paix de douceur qursquoelle peut susciter et
celle de sa dimension collective ndash au sein de ce qui sera qualifieacute de laquo liquide amniotique du
lutheacuterien raquo 8 le choral
C MOYENS DE LA PREacuteDICATION MUSICALE
Dans la liturgie eacutelaboreacutee par Luther les fidegraveles sont appeleacutes agrave participer pleinement ceci agrave
travers le chant La propagation de la foi a recours agrave divers moyens afin de favoriser cette
participation constitution mecircme du choral qui doit ecirctre meacutemorisable et facile agrave chanter par tous
1 BISARO HEMELINE 2008 p 89 2 CANTAGREL 2008 p 35 3 WEBER 1993 p 121 4 Opcit p 120 5 BISARO HAMELINE 2008 p 120 6 WEBER 1993 p 120 7 Op cit p 122-123 8 Expression de Georges Guillard citeacute par CANTAGREL 2008 p 34
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
68
compleacutementariteacute des institutions (enseignement religion eacuteducation musicale) fonction du cantor
et de lrsquoorganiste
C1 LrsquoUNITEacute MUSICALE ESSENTIELLE LE CHORAL
Il serait abusif de consideacuterer le choral comme un eacuteleacutement appartenant agrave proprement parler
au domaine de la preacutedication degraves lors que ce nrsquoest pas lrsquoofficiant (lrsquoorateur) qui le chante mais
lrsquoensemble des fidegraveles ceci traduisant la vocation de lrsquoensemble des baptiseacutes dans la mission
eacutevangeacutelique (le laquo sacerdoce universel raquo) et crsquoest en ce sens drsquoailleurs que laquo les chorals deviendront
le symbole de cette option eccleacutesiologique raquo1 On comprend mieux ainsi que le choral soit destineacute
autant agrave un usage domestique que pour les ceacuteleacutebrations religieuses proprement dites
Toutefois le choral contribue largement agrave rendre lrsquoauditoire familier agrave lrsquoensemble de la
musique exeacutecuteacutee pendant lrsquooffice par la maicirctrise (cantorei) ou agrave lrsquoorgue et il facilite ainsi de maniegravere
indirecte lrsquoadheacutesion de lrsquoauditoire agrave lrsquoenseignement des Eacutevangiles voire une symbiose avec celui-
ci laquo Selon Martin Luther crsquoest la musique qui donne vie aux paroles raquo2
C11 Le choral et ses sources
Les chorals seront eacutelaboreacutes dans la perspective de ne pas deacutepayser les fidegraveles afin que le
chant soit populaire et pleinement veacutecu par eux 3 srsquoensuit une premiegravere condition les chorals
seront reacutedigeacutes en langue vernaculaire
Jrsquoai lrsquointention de creacuteer des poegravemes allemands pour le peuple crsquoest-agrave-dire des cantiques
spirituels afin que la Parole de Dieu demeure parmi eux gracircce au chant4
Seconde condition leurs meacutelodies devront ecirctre aiseacutees agrave retenir Une maniegravere de reacutepondre
agrave cette exigence consistera en ce que ces meacutelodies ne soient pas neacutecessairement des creacuteations
nouvelles mais bien souvent des adaptations de chants ou de danses preacuteexistants un tel proceacutedeacute
est nommeacute contrefacture5 Les meacutelodies eacutetaient en effet pour partie un heacuteritage du Moyen-acircge qursquoil
srsquoagisse du plain-chant6 ou de chant profanes laquo tel fut le noyau drsquoougrave pu germer lrsquoart polyphonique
1 BISARO HAMELINE 2008 p 89 2 WEBER 1998 p 319 3 Ibid 4 Lettre agrave G Spalatin fin 1523 in CANTAGREL 2008 p 29 5 KOERDLE 2001 p 816 6 New Grove p 367
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
69
allemand en un siegravecle 1450-1550 raquo1 Lrsquoexigence drsquoun mateacuteriel musical important conduit aussi agrave
inteacutegrer des airs drsquoorigine catholique2
Une autre source importante du chant choral se trouvait dans la chanson populaire3 qui
avait beacuteneacuteficieacute de lrsquoessor de lrsquoimprimeacute4 Les chansons qui eacutetaient geacuteneacuteralement associeacutees agrave des
circonstances preacutecises (succession des saisons fecirctes religieuses ou profanes) pouvaient susciter un
effet immeacutediat5
C12 Le deacuteveloppement du choral
Puisant sur un fond monodique aux sources multiples et sur des paroles exprimant (au
moins dans un premier temps) des laquo veacuteriteacutes simples raquo6 la production des chorals suivra un
processus continu et cumulatif7 tout au long du XVIe siegravecle Associeacutes agrave telle ou telle circonstance
donneacutee et rigoureusement codifieacutes8 leur succegraves fut immeacutediat ceci degraves la publication du Geistliche
Gesangbuumlchlein un recueil publieacute avec Johann Walter en 1524 et ougrave figurent trente-huit piegraveces de
trois agrave cinq voix9 Les airs srsquointeacutegreront aux compositions elles-mecircmes notamment dans les
passions musicales durant la seconde moitieacute du siegravecle10 La production de chorals se prolongera
jusqursquoau deacutebut du XVIIe siegravecle agrave lrsquoexemple du ceacutelegravebre laquo Wachet auf ruft uns die Stimme raquo de
Philippe Nicolaiuml
C2 INSTITUTIONS ET ACTEURS DE LA MUSIQUE RELIGIEUSE
C21 Une triade eacutecole-religion-musique
Lrsquoassociation eacutetroite entre lrsquoeacuteducation des enfants la religion et la musique apparaicirct
clairement dans les intentions de Luther11 mais elle constitue un pheacutenomegravene qui deacutepasse le strict
1 MULLER-BLATTAU 1943 p 88-89 2 KOERNDLE 2001 p 816 Ce fut non seulement le cas pour les meacutelodies des chorals mais aussi pour nombre drsquoœuvres polyphoniques elles-mecircmes comme celles de Clemens non Papa Lassus ou A Gabrieli laquo on continuait drsquoavoir recours agrave la musique
catholique Les motets de Roland de Lassus surtout eacutetaient reacutepandus dans les pays lutheacuteriens jusqursquoau cœur du XVIIe siegravecle raquo
Op cit p 817 3 CANTAGREL 2008 p 30 4 MULLER-BLATTAU 1943 p 78 5 Op cit p 81-88 6 LABIE 1992 p 142 7 BISARO HAMELINE 2008 p 76 8 LABIE 1992 p 142 9 laquo Luther raquo in New Grove Dictionary 1980 p 367 10 DELGUTTE 1993 p 104 11 Luther avait drsquoailleurs envoyeacute son propre fils eacutetudier la musique aupregraves de J Walter New Grove p 367
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
70
cadre de sa propre reacuteforme Il est geacuteneacuteralement difficile en effet de seacuteparer ces diffeacuterentes activiteacutes
On peut citer cet exemple agrave Strasbourg
Jean Sturm () mise sur la formation humaniste et religieuse par la grammaire la poeacutesie la
rheacutetorique la theacuteologie la musique le theacuteacirctre et insiste sur la maicirctrise de lrsquoexpression et sur lrsquoeacuteloquence1
Lrsquoutilisation de la musique agrave des fins peacutedagogiques est eacutegalement illustreacutee avec le cas des
Odes drsquoHorace mises en musique par Petrus Tritonius (ou Peter Treybenreif 1465-1525) et qui
sont publieacutees dans un recueil humaniste explicitement destineacute agrave la jeunesse2 Le reacutepertoire vise ici
tout agrave la fois agrave faire aimer la musique et agrave faciliter lrsquoapprentissage des poegravemes
Toutefois lrsquoeacuteducation religieuse du peuple par le recours agrave la musique est une des
principales preacuteoccupations de Luther que ce soit agrave travers la diffusion et la pratique des chorals
ou par lrsquoeacuteducation musicale Et cette eacuteducation est tourneacutee davantage sur la pratique que sur une
seule science theacuteorique
En Allemagne la tendance nrsquoest pas drsquoengager de brillants matheacutematiciens pour enseigner lrsquoars
musica mais plutocirct des compositeurs comme Nikolaus Listenius Andreas Ornithoparcus ou Johannes
Cochlaeus Cette attitude teacutemoigne drsquoun ancrage profond des preacuteoccupations theacuteoriques dans les
pratiques contemporaines3
C22 Le cantor
Des compositeurs comme Listenius ou comme Martin Agricola et Heinrich Faber (ca
1520-1552) fournissent un reacutepertoire et des meacutethodes drsquoenseignement4 qui seront utiliseacutees par un
maicirctre de musique drsquoun genre bien particulier le cantor Agrave la diffeacuterence de ce que lrsquoon deacutesigne
habituellement par ce mecircme terme dans son opposition meacutedieacutevale au musicus (entre le laquo chanteur raquo
ou exeacutecutant servile de la musique et celui qui dispose de la science de la musique) ce laquo chantre raquo
ou Vorsaumlnger intervient speacutecifiquement pour la liturgie (tout comme le psalmiste de lrsquoEacuteglise
primitive) En milieu lutheacuterien cependant le cantor est eacutegalement le maicirctre drsquoeacutecole Comme nous
lrsquoavons preacuteceacutedemment signaleacute lrsquoidentiteacute confessionnelle speacutecifique au lutheacuteranisme est marqueacutee
1 WEBER 1993 p 121 2 Op cit p 127 3 VENDRIX 2008 p 14 Pour les compositeurs citeacutes voir aussi Abromont 2001 p 404 406 et 409 Crsquoest dans le Rudimenta musicae de Listenius (1537) que lrsquoon trouve la premiegravere apparition de lrsquoexpression musica poetica 4 Listenius Rudimenta musica (1533) Faber Compendiolum musicae (1548)
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
71
par une strateacutegie soutenue par Melanchthon1 laquelle confegravere agrave lrsquoenseignement de la musique une
part importante2 Ainsi la musique est omnipreacutesente agrave lrsquoeacutecole enseignement obligatoire entre midi
et treize heures utilisation du chant pour les lrsquoapprentissage des regravegles de grammaire ou afin de
marquer le deacutebut la fin de journeacutee et entre les cours3
Le cantor qui est donc tout agrave la fois laquo maicirctre de latin de rheacutetorique et de musique raquo4 est
ameneacute agrave suivre une formation exigeante agrave lrsquoeacutecole (apprentissage des modes des intervalles de la
solmisation de la notation des chansons agrave quatre voix etc) puis agrave lrsquouniversiteacute (analyse et
composition suivant les principes de ce qui sera bientocirct nommeacute musica poetica ainsi que le reacutepertoire
polyphonique)5 Un tel cursus pourrait drsquoailleurs inciter agrave voir en Johann Walter le co-auteur du
Geistliche Gesangbuumlchlein et qui enseigne agrave Torgau agrave la fois le latin la musique et dirige le chœur le
laquo premier cantor de lrsquohistoire raquo6
C23 Le rocircle de lrsquoorgue
La fonction de cantor et celle drsquoorganiste peuvent ecirctre exerceacutees par la mecircme personne si
bien que lrsquoorganiste se retrouve souvent agrave enseigner la musique agrave lrsquoeacutecole
Lrsquointeacuterecirct de lrsquousage (ancien) de lrsquoorgue au sein de la liturgie tient agrave la fois au fait qursquoil suscite
drsquoembleacutee une atmosphegravere de deacutevotion et qursquoil permette de deacutevelopper des structures musicales
complexes Son rocircle a eacuteteacute primordial dans lrsquoEacuteglise lutheacuterienne notamment en raison drsquoun eacutequilibre
obtenu entre multipliciteacute des voix richesse harmonique drsquoune part et exigence de la lisibiliteacute de la
meacutelodie drsquoautre part Un tel succegraves a eacuteteacute rendu possible drsquoun point de vue mateacuteriel par le savoir-
faire de nombreux facteurs drsquoorgues et du point de vue de la technique instrumentale par les
organistes de lrsquoAllemagne du nord7
Il semble pourtant que lrsquoutilisation de lrsquoorgue au cours de lrsquooffice demeura durant les
premiegraveres deacutecennies du nouveau culte assez limiteacutee
1 BISARO HAMELINE 2008 p 120 2 laquo En terre catholique lrsquoimpeacuteratif de formation concerne avant tout le cateacutechisme et le strict neacutecessaire pour y avoir accegraves crsquoest-agrave-dire la lecture raquo Mecircme si le maicirctre drsquoeacutecole est souvent appeleacute agrave remplir la fonction de chantre sa place nrsquoest pas clairement deacutefinie et surtout il ne possegravede pas de formation musicale tregraves deacuteveloppeacutee BISSARO HAMELINE 2008 p 122-123 3 WEBER 1993 p 122 4 BISARO HAMELINE 2008 p 122 5 Op cit p 121 6 CANTAGREL 2008 p 30 7 LABIE 1992 p 144
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
72
la musique drsquoorgue libre indeacutependante drsquoune meacutelodie donneacutee mena drsquoabord une modeste
existence en marge du culte qursquoelle pouvait introduire avec une toccata ou un preacutelude et conclure par
une fantaisie ou une fugue1
Le deacuteveloppement de la musique drsquoorgue dans la liturgie srsquoaffirmera toutefois agrave partir de la
fin du XVIe siegravecle notamment sous lrsquoinfluence de J P Sweelinck (creacuteant la forme de la toccata) puis
de son eacutelegraveve Samuel Scheidt Degraves lors laquo lrsquoorgue reste le reacuteceptacle de cet art drsquoexeacutegegravese meacuteditative
jusqursquoagrave J S Bach raquo2
C3 UN MODEgraveLE POSSIBLE LA RHEacuteTORIQUE
Pendant la plus grande partie du XVIe siegravecle la musique religieuse est centreacutee sur le choral
et eacuteventuellement sur lrsquousage de lrsquoorgue Pour autant la polyphonie deacutenommeacutee aussi musique
figureacutee (par opposition au plain-chant) est bien preacutesente dans lrsquounivers musical de lrsquoAllemagne
lutheacuterienne Elle constitue un reacutepertoire tregraves important agrave lrsquoexemple des œuvres de Lassus qui sont
particuliegraverement appreacutecieacutees Aussi la liturgie va-t-elle eacutevoluer vers une inteacutegration entre le choral et
drsquoautres formes plus complexes comme les passions puis au siegravecle suivant la cantate
Lrsquoenseignement de la composition conduit degraves lors agrave penser cette derniegravere sur un modegravele qui puisse
inteacutegrer les aspects traditionnels comme les modes le contrepoint ou le megravetre et une exigence
poseacutee par le soutien agrave la preacutedication religieuse ainsi qursquoaux qualiteacutes discursives et la volonteacute
drsquoaffecter lrsquoauditoire qui en deacutecoulent Ce modegravele va apparaicirctre timidement drsquoabord puis de
maniegravere plus eacutevidente comme dans les traiteacutes de Gallus Dressler Ce modegravele est celui de la
rheacutetorique qui connaicirct un grand inteacuterecirct depuis les deacutebuts de la Renaissance et auquel on
commence agrave seacuterieusement srsquointeacuteresser en Europe dans les milieux musicaux comme le fait Zarlino
agrave Venise
C31 La Renaissance les Anciens et la parole
Lrsquointeacuterecirct porteacute agrave la rheacutetorique participe de celui plus geacuteneacuteral pour les lettres et pour les
auteurs de lrsquoAntiquiteacute et plus particuliegraverement Ciceacuteron Quintilien ou Horace On en connaicirct les
effets en Italie degraves le XVe siegravecle et ulteacuterieurement en France agrave lrsquoexemple des auteurs de la Pleacuteiade
Lrsquointeacuterecirct pour la rheacutetorique latine transparaicirct dans la langue et les citations qursquoutilisent Tinctoris ou
Glarean dans leurs ouvrages Tinctoris par exemple a recours dans son Terminorum musicae
1 KOERNDLE 2001 p 820 2 MULLER-BLATTAU 1943 p 94 111
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
73
diffinitorium aux cateacutegories du De oratore de Ciceacuteron laquo La messe devient le cantus magnus le motet le
cantus mediocris et la cantilena le cantus parvus raquo1 On retrouve lagrave en effet la qualification donneacutee aux
trois sortes de styles respectivement grand moyen (ou meacutediocre) et petit Gaffurius reprend de
son cocircteacute laquo le concept de decorum et de color raquo2
Dans le Saint-Empire cette tendance humaniste se manifeste aussi agrave lrsquoexemple de Conrad
Celtes (1459-1508) qui au sein du collegium poetarum et mathematicorum fait redeacutecouvrir agrave Vienne
lrsquoœuvre drsquoHorace En ce qui concerne le monde protestant la rheacutetorique apparait aussi tregraves
largement dans les traiteacutes de Cochlaeus Agricola ou Heyden employeacutes pour lrsquoenseignement de la
musique dans lrsquoEacuteglise lutheacuterienne3
La laquo conception collective de lrsquoacte musical raquo que promeut Luther srsquoaccorde parfaitement
avec une conception rheacutetorique du chant et plus geacuteneacuteralement de la musique4
C32 Eacutelocution et expression des sentiments
Si lrsquoeacutelaboration de la musique est progressivement ameneacutee a cours du XVIe siegravecle agrave prendre
la rheacutetorique comme modegravele elle srsquoengagera par conseacutequent drsquoune maniegravere ou drsquoune autre de faccedilon
plus ou moins deacuteveloppeacutee agrave penser la relation entre la musique et lrsquoexpression des passions Une
telle reacuteflexion sera tout particuliegraverement lrsquoaffaire de cette laquo partie raquo de la rheacutetorique appeleacutee
eacutelocution et consacreacutee au style et aux figures employeacutees afin de produire sur lrsquoauditoire un effet
rechercheacute afin de susciter son adheacutesion Mais lrsquoeacutetablissement drsquoun lien de cause agrave effet entre une
telle eacutelocution musicale et le domaine des affects invite agrave ecirctre attentif sur la nature de ce lien Gilles
Cantagrel eacutevoquant une grande modification concernant la relation agrave la musique lors de lrsquoacircge
baroque formule les choses ainsi
La musique nrsquoest plus seulement un savant jeu de contrepoint elle devient expression des
sentiments humains agrave la premiegravere personne donc un discours qui comme tel doit ecirctre articuleacute et mettre
en mouvement les passions de lrsquoacircme de lrsquoauditeur au mecircme titre que le discours verbal5
1 VENDRIX 1999 p 27 2 Ibid 3 Cochlaeus Tetrachordon musices (1511) Agricola Rudimenta musices (1540) Heyden De arte canendi (1540) 4 laquo Plutocirct que simple facilitateur de lrsquooraison individuelle le chant est ainsi un moyen drsquoannonce de lrsquoEacutevangile et lrsquoassurance de sa meacutemorisation Corollaire de ce postulat parvenant au statut drsquoauxiliaire de la theacuteologie la musique srsquoeacutecoute raquo BISARO HAMELINE 2008 p 89 5 CANTAGREL 2008 p 76 Une telle conception est bien confirmeacutee aux alentours de 1600 par le protocole de fondation du Collegravege Musical de Saint-Gall qui preacutecise que la musique est neacutecessaire agrave lrsquohomme laquo parce qursquoelle peacutenegravetre au plus profond du cœur suscite les eacutemotions de lrsquoacircme chasse la meacutelancolie et la tristesse reacuteconforte les membres eacutepuiseacutes rasseacuteregravene les esprits exteacutenueacutes et revivifie lrsquohomme tout entier raquo Citeacute par MULLER-BLATTAU 1943 p 103
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
74
Il nous semble indispensable drsquointerroger cette phrase est-ce bien la mecircme chose de dire
que la musique (1) exprime des sentiments humains et (2) qursquoelle met en mouvement (sous la forme
drsquoun discours) les passions de lrsquoacircme de lrsquoauditeur Geacuteneacuteralement (et crsquoest le cas ici) lrsquoeacutetude de la
rheacutetorique musicale entendue au sens de la conception speacutecifique agrave lrsquoeacutepoque baroque (et plus
speacutecifiquement encore pour lrsquoAllemagne lutheacuterienne) ne relegraveve aucune diffeacuterence entre ces deux
formules Or notamment agrave la lumiegravere des travaux meneacutes au cours des derniegraveres deacutecennies sur la
question des eacutemotions musicales1 il est devenu clair qursquoelles ne sauraient ecirctre consideacutereacutees comme
eacutequivalentes La confusion entre eacuteveil et expression drsquoune eacutemotion constitue mecircme lrsquoune des
questions majeures actuellement traiteacutees et sans plus deacutevelopper ce point pour le moment on ne
saurait aucunement les assimiler
C33 Les instances oratoires et la musique
Sans recourir preacutematureacutement agrave des travaux posteacuterieurs agrave la peacuteriode que nous eacutetudions et
donc en nous en tenant pour lrsquoinstant agrave la situation telle qursquoelle se preacutesentait agrave la fin du XVIe et au
deacutebut du XVIIe siegravecle il nous semble que nous disposions au moins drsquoune piste permettant
drsquointerroger la place des passions au sein de la liturgie lutheacuterienne Elle nous est donneacutee par une
distinction que lrsquoon peut opeacuterer au sein de cette musique entre le choral et la musique figureacutee
Degraves lors que lrsquoon commence agrave penser la musique sur le modegravele de la rheacutetorique on entre
en effet dans le laquo systegraveme raquo complexe qui la constitue2 Et si lrsquoon envisage les choses en suivant ce
que lrsquoon nomme les devoirs de lrsquoorateur qui consistent agrave plaire instruire et eacutemouvoir (placere docere
movere) on retrouve ces trois devoirs dans ce que Michel Meyer a nommeacute les instances oratoires3
et qui sont des invariants de toute la rheacutetorique depuis ses origines ces instances sont lrsquoethos crsquoest-
agrave-dire le caractegravere qursquoadopte lrsquoorateur pour recueillir lrsquoassentiment du public (laquo plaire raquo) le logos ou
message transmis agrave travers le discours (laquo instruire raquo) et le pathos qui deacutesigne la disposition dans
laquelle on met le public en suscitant chez lui certaines passions
Le flou qui caracteacuterise le vocabulaire des affects ndash sentiments passions eacutemotions etc ndash ne
devrait pas nous empecirccher de constater que parmi les trois instances oratoires que nous venons de
mentionner au moins deux sont concerneacutees par lrsquoexamen du domaine affectif lrsquoethos et le pathos
Or il se trouve que dans la tradition rheacutetorique depuis Aristote les passions mobiliseacutees dans le
cadre de ces deux instances sont bien diffeacuterentes ce sont des passions modeacutereacutees (la paix la
1 Voir chap VII C23 laquo Deacutebat actuel sur lrsquoexpression et lrsquoeacuteveil des eacutemotions raquo 2 PERNOT 2000 p 279-280 3 MEYER M 1993 p 23
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
75
confiance la seacutereacuteniteacute) qui sont concerneacutees dans le cas de lrsquoethos ce qui doit permettre agrave lrsquoorateur
drsquoinspirer confiance Agrave lrsquoopposeacute le pathos qui caracteacuterise lrsquoauditoire met en jeu des passions violentes
(colegravere pitieacute enthousiasme) ce sont des passions qui dans la tradition grecque sont destineacutees agrave
ecirctre purgeacutees par la catharsis
Et si lrsquoon cherche qui est ou peut tenir le rocircle de lrsquoorateur dans la liturgie lutheacuterienne on
srsquoapercevra qursquoil peut srsquoagir du chœur ou de lrsquoorganiste (crsquoest-agrave-dire des interpregravetes professionnels
ou tout au moins expeacuterimenteacutes drsquoun intermegravede agrave lrsquoorgue ou drsquoune passion ou plus tard drsquoune
toccata ou drsquoune cantate) mais il peut aussi srsquoagir de lrsquoensemble des fidegraveles Ces derniers en effet
sont inviteacutes agrave participer agrave lrsquoexpression de la Parole divine agrave travers les chorals Et lrsquoon se souviendra
alors des affects caracteacuteristiques associeacutes aux chorals la soliditeacute la paix inteacuterieure la joie sereine
etc
Par conseacutequent si les affects ndash les passions ndash qui sont dans ce cas associeacutes agrave la musique
devaient ecirctre laquo exprimeacutes raquo par la musique ce ne serait pas en tout eacutetat de cause en raison drsquoune
quelconque rheacutetorique musicale qui drsquoailleurs nrsquoexiste pas encore au XVIe siegravecle Ce serait plutocirct en
raison de traits propres agrave cette musique mais ne relevant pas drsquoun art oratoire En ce qui concerne
les passions violentes elles peuvent trouver une autre place (au sein cette fois drsquoun discours en
lien avec le texte) celle drsquoune sorte de mise en scegravene dans le scheacutema anciennement proposeacute par
Aristote dans la Poeacutetique ougrave elles se trouverait effectivement laquo exprimeacutees raquo par la musique mais non
destineacutees agrave ecirctre veacutecues1
Concevoir les effets eacutemotionnels de la musique de cette maniegravere (crsquoest-agrave-dire agrave partir de
lrsquoeacutetude du fonctionnement de la liturgie lutheacuterienne originelle) ou mecircme simplement selon la
distribution entre passions modeacutereacutees et passions violentes ndash chacune ayant leur fonction propre ndash
permet drsquoailleurs de donner raison agrave Luther dans la confiance qursquoil accordait agrave la musique face au
dilemme ayant parcouru tout le christianisme meacutedieacuteval et ce jusqursquoagrave Eacuterasme pour qui la
polyphonie pouvait aussi bien ecirctre laquo tempeacutereacutee et morale que lascive et corruptrice raquo2
C34 Vers la poeacutetique musicale
Les choix opeacutereacutes concernant la musique de la religion reacuteformeacutee meneacutes par Luther et
soutenus par Melanchthon pour lrsquoenseignement et ndash initialement ndash par Walter et Senfl pour
lrsquoeacutelaboration des chorals (dont la production allait devenir consideacuterable au fil des deacutecennies)
1 Ou tout au moins si lrsquoon en preacutefegravere en rester dans la perspective aristoteacutelicienne drsquoune purgation seulement eacuteprouveacutees de maniegravere transitoire 2 BISARO AMELINE 2008 p 12-13
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
76
entraicircnaient des conseacutequences profondes1 conduisant cette liturgie sur une voie originale tant en
regard de lrsquoEacuteglise meacutedieacutevale que du catholicisme post-tridentin ou des autres religions reacuteformeacutees
Drsquoun autre cocircteacute les nombreux traiteacutes de composition reacutedigeacutes depuis le XVe siegravecle offraient une
grande richesse quant aux questions abordeacutees effets produit par la musique (Tinctoris)2
organologie (Sebastian Virdung)3 redeacutefinition des relations entre musiciens savants et populaires
(Nicolaus Wollick)4 preacutesentation des divers styles du chant liturgique (Conrad von Zabern)5 etc
Cette production de traiteacutes eacutetait donc deacutejagrave importante dans le monde germanique elle se trouvait
compleacuteteacutee par les manuels drsquoeacuteducation musicale comme ceux de Listenius ou Agricola6
Si lrsquoon prend en consideacuteration les eacuteleacutements que nous venons de mentionner (reacuteforme
liturgique tregraves favorable agrave la musique et la destinant agrave la preacutedication production massive de chorals
existence de nombreux traiteacutes balayant un tregraves large champ drsquoaspects de la musique tant theacuteoriques
pratiques que peacutedagogiques) et que lrsquoon y ajoute la diffusion par les humanistes de lrsquoœuvres de
Ciceacuteron ou Quintilien on peut raisonnablement affirmeacute que le terrain eacutetait mucircr pour lrsquoavegravenement
drsquoune veacuteritable rheacutetorique musicale ou plutocirct drsquoune discipline qui la mettrait en œuvre la poeacutetique
musicale
La musique qui se deacuteveloppe dans le contexte du lutheacuteranisme est tributaire de son cadre
culturel (le monde germanique agrave la Renaissance) mais aussi des innovations qursquoapporte la Reacuteforme
Concernant le cadre la musique de lrsquooffice pour la religion nouvellement reacuteformeacutee beacuteneacuteficie de
lrsquoheacuteritage des nombreux traiteacutes de musique apparus en Allemagne au XVe siegravecle drsquoun autre cocircteacute
lrsquointeacuterecirct prononceacute dans toute lrsquoEurope pour les langues favorise lrsquoenseignement des disciplines
litteacuteraires notamment la rheacutetorique
Cette derniegravere participe drsquoailleurs du contexte plus speacutecifique des innovations de Luther
et Melanchthon agrave savoir un enseignement scolaire ougrave la musique joue un rocircle important (la figure
du cantor eacutetant embleacutematique de cette situation)
Mais ce qui apparaicirct comme le trait probablement deacutecisif en ce qui concerne la musique
crsquoest lrsquoattitude propre agrave Luther Il pense en musicien et il en est tregraves clairement un ardent avocat
1 ARNOLD t II 1983 p 558 2 Tinctoris Johannes Complexus effectuum musices 1473-1474 3 Virdung Sebastian Musica getutscht 1511 4 Wollick Nicolaus Opus aureum musicae 1501 5 Von Zabern Conrad Opusculum de monochordo ca 1462-1474 6 BISARO HAMELINE 2008 p 120
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
77
Ce qui lui permet de deacutepasser le dilemme heacuteriteacute drsquoAugustin concernant la dualiteacute de la musique
laquelle ne repreacutesente deacutesormais plus aucune menace
Degraves lors dans de telles conditions eacutemerge la possibiliteacute drsquoune preacutedication religieuse dans
laquelle la musique peut prendre toute sa place Cette preacutedication musicale doit remplir deux
objectifs la clarteacute et la capaciteacute agrave captiver lrsquoauditoire
CHAPITRE 3 ndash MUSIQUE ET PAROLE DANS LA THEacuteORIE MUSICALE EN ITALIE
INTRODUCTION
Lrsquoexpression laquo rheacutetorique musicale raquo nrsquoest apparue qursquoau XIXe siegravecle et crsquoest sous le terme
de poeacutetique musicale que fut identifieacutee cette approche musicale dans lrsquoAllemagne baroque par ses
acteurs eux-mecircmes Il serait donc tout aussi pertinent drsquoemployer cette expression afin de rendre
compte de lrsquoeacutevolution de la penseacutee musicale en Italie ndash plus particuliegraverement agrave Venise et Florence
ndash agrave la mecircme eacutepoque
Certes des diffeacuterences majeures opposent ces deux versions italienne et allemande de la
rheacutetorique musicale
Lrsquoune drsquoelle concerne leur relation respective agrave la doctrine religieuse En effet la musique
italienne conccedilue comme laquo servante raquo de la parole ne suivra nullement les recommandations de la
Contre-Reacuteforme plus preacuteciseacutement agrave la diffeacuterence de lrsquoeacutecole milanaise (et de Vincenzo Ruffo)
lrsquoestheacutetique de lrsquoeacutecole veacutenitienne degraves Gabrieli et Willaert et plus encore avec C de Rore ignorera
les observations tridentines1 Dans le mecircme temps le modegravele rheacutetorique appliqueacute agrave la musique sera
en Allemagne le moyen drsquoaffirmer et de faire partager la Parole divine agrave lrsquoinverse du processus en
cours en Italie la poeacutetique musicale se preacutesente donc comme la mise en œuvre de la Reacuteforme
lutheacuterienne
1 WEBER 1982 p 180 216
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
80
Une autre diffeacuterence majeure est agrave observer concernant cette fois la maniegravere de concevoir
la relation entre rheacutetorique et musique En effet on ne trouve pas dans les textes italiens lrsquoeacutequivalent
des traiteacutes de poeacutetique musicale structureacutes selon les plans mecircmes de lrsquoart oratoire et la rheacutetorique
nrsquoy est pas preacutesenteacutee de maniegravere systeacutematique Cela ne signifie pas qursquoelle ne soit revendiqueacutee
puisque divers termes techniques propres agrave la rheacutetorique y sont reacuteguliegraverement utiliseacutes Mais si elle
est clairement assumeacutee elle ne donne pas lieu agrave un discours deacuteveloppeacute le vocabulaire technique
demeure speacutecifiquement musical
De telles observations toutefois ne retirent rien agrave la proximiteacute qui existe entre les deux
processus Dans les deux cas est agrave lrsquoœuvre lrsquoideacutee que la musique est au service drsquoun discours verbal
et qursquoelle-mecircme est un discours En outre lrsquoeacutevolution de la musique italienne jouera un rocircle de
premier plan dans la poeacutetique musicale allemande puisque qursquoelle feacutecondera cette derniegravere ceci
principalement agrave partir du XVIIe siegravecle (et notamment sous lrsquoinfluence de Monteverdi et de
Carissimi)
Nous allons examiner ici lrsquoeacutevolution de la conception laquo oratoire raquo dans la musique italienne
agrave travers les approches de divers theacuteoriciens et compositeurs (de Zarlino agrave Monteverdi) cette
eacutevolution se manifestant agrave travers une succession de controverses
A LA POLYPHONIE ET LrsquoŒUVRE DE ZARLINO
La poeacutetique musicale entendue au sens ougrave elle deacutesigne la fabrication de piegraveces musicales
suppose que lrsquoon dispose drsquoune meacutethode pour composer de la musique ou en drsquoautres termes
drsquoun enseignement visant cet objectif et organiseacute de maniegravere systeacutematique Lrsquoœuvre de Zarlino
participe ndash au moins en partie ndash drsquoune telle deacutemarche Nous allons donc tenter de suivre comment
son ouvrage le plus ceacutelegravebre Le istitutioni harmoniche apporte sa contribution agrave lrsquoeacutemergence drsquoune
poeacutetique musicale
A1 SITUATION FRAGILE DE LA POLYPHONIE AU XVIe SIEgraveCLE
Mecircme si les poleacutemiques litteacuteraires et artistique de la Renaissance nrsquoont sur le plan musical
trouveacute leur eacutequivalent que dans la seconde moitieacute du XVIe siegravecle cela ne signifie pas que la musique
nrsquoait eacuteteacute travailleacutee par divers conflits lesquels pouvaient concerner tout aussi bien la relation de la
polyphonie avec les autoriteacutes religieuses qursquoavec des formes populaires de la musique
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
81
A12 La position de lrsquoEacuteglise romaine
La meacutefiance quasiment permanente de lrsquoEacuteglise envers les pouvoirs de la musique srsquoeacutetait
officialiseacutee de maniegravere tregraves concregravete degraves le XIVe siegravecle la deacutecreacutetale laquo Docte Sanctorum raquo (1323 ou
1324) du pape Jean XXII exprimait la position de lrsquoEacuteglise concernant la musique elle eacutetait dirigeacutee
contre les recherches rythmiques et le style de lrsquoars nova La reacuteglementation de la liturgie qursquoelle
apportait (sous peine de privation de charge des contrevenants) visait avant tout un souci
drsquointelligibiliteacute du texte
de telle sorte que lrsquointeacutegriteacute du chant demeure invioleacutee que rien ne soit changeacute de ce chef au
rythme de la musique et surtout que lrsquoon apaise lrsquoesprit par lrsquoaudition de telles consonances que lrsquoon
provoque la deacutevotion et que lrsquoon ne permette pas drsquoengourdir lrsquoacircme de ceux qui chantent agrave Dieu1
LrsquoEacuteglise consideacuterait en effet qursquoune telle musique eacuteloigne de la priegravere et procure bien
davantage lrsquoivresse que lrsquoapaisement
Certains disciples drsquoune nouvelle eacutecole () entrecoupent leurs meacutelodies les souillent par le
moyen du deacutechant (discantibus lubricant) () Ils courent et ne srsquoarrecirctent jamais ils enivrent les oreilles et
ne soignent pas les esprits2
Un tel procegraves adresseacute aux innovations de lrsquoars nova nrsquoeacutetait pas une surprise peu auparavant
drsquoailleurs Jean des Murs avait deacutejagrave pris grand soin de prouver son adheacutesion aux principes promus
par la deacutecreacutetale Son Musica speculativa secundum boetium srsquoouvrait sur cette affirmation
Si nous avons raison de reacuteprouver les excegraves de volupteacutes animales agrave cause desquelles les eacutelans
deacutebrideacutes du goucirct et du toucher ruinent lrsquointelligence () ne condamnons point pour autant les plaisirs
ordonneacutes et modeacutereacutes que procurent la vue et lrsquoouiumle lesquelles remplissant une fonction plus pure et
geacuteneacutereuse sont aux ordres de lrsquointelligence3
Il semblait reacutecuser ainsi par avance les tares que Jacques de Liegravege dans son Speculum musicae
attribuerait peu apregraves aux musiciens de lrsquoars nova dont les interpregravetes chantent
1 Jean XII Deacutecreacutetale laquo Docte sanctorum patrum raquo Voir sur ce sujet GUERANGER 1840 et ABROMONT 2001 p 393 2 Ibid Citeacute aussi par FUBINI 1983 p 53 3 MURS 2000 p 135
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
82
laquo de faccedilon trop lascive () lancent leurs voix sur des sons mal venus hurlent et aboient comme
des chiens et comme srsquoils affectionnaient les tortures les plus eacutetranges font appel agrave des harmonies qui
nrsquoont plus rien de naturel ()1
Le traiteacute de Jean des Murs destineacute agrave un enseignement universitaire2 met en avant deux
traits caracteacuteristiques de la theacuteorie musicale meacutedieacutevale le rappel de lrsquoautoriteacute des Anciens et avant
tout Boegravece et Pythagore 3 une reacutefeacuterence agrave la doctrine de lrsquoethos agrave travers lrsquoideacutee que la musique peut
susciter des plaisirs laquo modeacutereacutes raquo car la musique laquo offre agrave qui precircte lrsquooreille le bienfait drsquoun repos
parfaitement honnecircte raquo4
On remarquera drsquoailleurs que Jean des Murs faisait reacutefeacuterence agrave un propos drsquoUlysse rapporteacute
dans la Politique drsquoAristote qui eacutevoque mecircme le ravissement extrecircme (et non pas modeacutereacute) eacuteprouveacute
en eacutecoutant le chant du rossignol un plaisir qui par ailleurs est tout aussi laquo honnecircte raquo mais il srsquoagit
en la circonstance drsquoune joie collective partageacutee5 En tout eacutetat de cause nous retiendrons que la
tradition musicale savante reconnait la valeur drsquoune certaine sorte drsquoeffet produit par la musique
sur lrsquoacircme lrsquoapaisement le plaisir modeacutereacute ou une certaine forme de joie partageacutee
A12 Simpliciteacute meacutelodique musiques profane et populaire
La polyphonie toutefois ne se trouvait pas seulement mise en cause par lrsquoautoriteacute religieuse
ou les tenants de lrsquoancienne pratique musicale (ars antiqua) Car en drsquoautres lieux la monodie
connaissait un deacuteveloppement de plus en plus important
Du cocircteacute des jongleurs et des meacutenestrels en effet la musique avait suivi une tendance agrave la
simpliciteacute agrave la monodie lui permettant drsquoecirctre accessible au plus grand nombre Tout comme lrsquoeacutetait
la monodie greacutegorienne Toutefois si sur le plan strictement musical les chansons populaires et la
musique deacutefendue par lrsquoEacuteglise suivaient des regravegles proches il nrsquoen allait bien sucircr pas de mecircme en
ce qui concernait les paroles que la musique soutenait
tout ce que lrsquoeacuteglise recouvrait du voile noir du peacutecheacute et du spectre rougeoyant de lrsquoenfer srsquoeacutetalait
sans vergogne et sans honte sous les preacutetexte les plus divers Et surtout la musique en restait toujours
simple et directe aux rythmes drsquoautant plus droits et francs qursquoelle servait souvent de musique de danse
1 Citeacute par FUBINI 1983 p 55-56 2 MEYER C 2000 p 10 14 3 laquo Premiegravere proposition Que Pythagore nous a reacuteveacuteleacute lrsquoart des sons raquo MURS 2000 p 139 4 MURS 2000 p135 5 Ibid La seule mention que fait Aristote de lrsquoOdysseacutee en Politique VIII est en 1338a on notera cependant que ce nrsquoest pas un rossignol qui enchante laquo les hommes en liesse rassembleacutes sur les terrasses raquo comme le dit le Musica speculativa mais lrsquoaegravede ndash crsquoest-agrave-dire le musicien
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
83
de cette danse que lrsquoeacuteglise reacuteprouvait eacutegalement et poursuivait de ses foudres et qui eacutetait la grande
passion des laiumlcs nobles bourgeois et paysans1
Agrave la fin du XVe et au deacutebut du XVI
e siegravecle dans le nord de lrsquoItalie un genre de musique
nommeacute frotolle avait rencontreacute un grand succegraves notamment au sein de la bourgeoisie et de
lrsquoaristocratie Ces airs y eacutetaient initialement chanteacutes agrave une seule voix accompagneacutee par un consort
de trois instruments (voire du seul luth) et si par la suite ce genre devint partiellement
polyphonique lrsquoalto et le teacutenor demeuraient des voix de remplissage2 Preacutecisons cependant que les
frotolles ne preacutetendait aucunement laquo repreacutesenter raquo le sujet de leur texte3
On notera enfin au sein de la polyphonie elle-mecircme les deacutemarches de compositeurs
accordant une place importante aux meacutelodies reacuteguliegraveres et facilement identifiables ou soumettant
les diverses parties drsquoune messe agrave un thegraveme unique comme le faisait Dunstable ou celle consistant
agrave employer des meacutelodies simples et agrave srsquoefforcer de clarifier la musique savante de son temps comme
chez Dufay
Pour reacutesumer la situation ndash de maniegravere peut-ecirctre un peu simpliste ndash nous pourrions dire
que la polyphonie et plus preacuteciseacutement la polyphonie employeacutee pour la musique sacreacutee se trouvait
au XVIe siegravecle dans une situation de crise On lui reprochait essentiellement mais pour des motifs
divers sa complexiteacute excessive et gratuite
A2 CONCILIER THEacuteORIE ET PRATIQUE MUSICALES
A21 Zarlino et lrsquoHarmonie universelle
La theacuteorie zarlinienne pouvait apporter une reacuteponse agrave cette difficulteacute La deacutemarche de
Zarlino est celle drsquoun humaniste elle consiste agrave vouloir revenir agrave la theacuteorie grecque tant en la
deacutebarrassant des sophistications dont les theacuteoriciens du Moyen-acircge lrsquoavaient progressivement
lesteacutee
1 GOLEacuteA 1982 p 69 2 MICHELS 1988 p 253 Oxford II p 856 3 laquo les paroles eacutetaient aussi bien obscegravenes que sentimentales mais la musique refleacutetait assez peu leur sens raquo ARNOLD 1983 t II p 856
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
84
Successeur de Cyprien de Rore agrave la Chapelle Saint-Marc de Venise Gioseffo Zarlino (1517-
1590) avait eacuteteacute lrsquoeacutelegraveve drsquoAdrian Willaert ndash qursquoil qualifia de laquo nouveau Pythagore raquo1 Il avait accegraves agrave
Venise agrave de nombreux traiteacutes dont ceux de Ptoleacutemeacutee (ainsi que les commentaires de Porphyre) et
ceux drsquoAristide Quintilien2 Toutefois en deacutepit de cette connaissance des theacuteoriciens de lrsquoAntiquiteacute
Zarlino fonde sa propre theacuteorie (et notamment lrsquoaccord parfait majeur) sur la raison et lrsquoordre
naturel
Pour autant la conception de la nature dans laquelle srsquoinsegravere la theacuteorie musicale de Zarlino
ne diffegravere pas de celle deacutecrite par Platon et relayeacutee par Boegravece laquo Lrsquounivers dans sa totaliteacute comme
dans ses parties les plus infimes est en soi harmonieux crsquoest-agrave-dire organiseacute selon lrsquoordre et la
mesure raquo3 La nature est en outre premiegravere ce qui implique un statut pour la musique
La nature est supeacuterieure agrave lrsquoart de telle sorte qursquoil doit lrsquoimiter et non le contraire4
Lrsquoideacutee drsquoun ordre transcendant se retrouve par exemple dans lrsquoanalogie qursquoil propose entre
les voix de la polyphonie et les quatre eacuteleacutements de la tradition5
Il semblerait toutefois que se soit deacuteveloppeacutee apregraves le Moyen-acircge et donc agrave lrsquoeacutepoque ougrave
Zarlino reacutedige ses traiteacutes la distinction entre compositeur exeacutecutant et auditeur et le plaisir que
prend ce dernier agrave lrsquoeacutecoute de la musique est un critegravere important pour le compositeur Le rocircle du
pathos en musique srsquoen trouve par conseacutequent renforceacute6
Un tel soucis agrave lrsquoeacutegard des effets que peut produire la musique sur le public et la volonteacute de
concilier les aspects pratiques et theacuteoriques de la musique ne placent pas Zarlino dans une stricte
continuiteacute de Pythagore ndash quand bien mecircme il ne va pas jusqursquoagrave se reacutefeacuterer agrave Aristoxegravene
A22 Les deux sens du concept de laquo poeacutetique raquo
En quoi pourrait-on consideacuterer que Zarlino comme nous lrsquoavons affirmeacute initialement
contribue au deacuteveloppement drsquoune poeacutetique musicale
1 ZARLINO1999 IH I 2 2 FENLON 1999 p 8-9 3 VAN WYMEERSCH 1999 p 301 4 ZARLINO Sopplimenti musicali libro primo cap IIII Citeacute par VAN WYMEERSCH 1999 p 304 5 La basse correspond agrave la terre le teacutenor agrave lrsquoeau lrsquoalto agrave lrsquoair et la soprane au feu ZARLINO 1999 IH III c 58 6 laquo Le creacuteateur pensera avant tout au destinataire qui est souvent alors celui qui a commandeacute lrsquoœuvre celle-ci sera entiegraverement conccedilue pour le plaisir de lrsquoauditeur () dans la nouvelle musique qui srsquoadresse en particulier agrave chaque auditeur il faut que le compositeur trouve le moyen drsquoeacutemouvoir celui-ci raquo FUBINI 1983 p 64
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
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Examinons en premier lieu ce que lrsquoon deacutesigne sous le terme de poeacutetique On peut le deacutefinir
de diverses faccedilons de la maniegravere la plus geacuteneacuterale possible on pourra dire que la poeacutetique deacutesigne
laquo tout ce qui a trait agrave la creacuteation ou agrave la composition drsquoouvrages dont le langage est agrave la fois la
substance et le moyen raquo1 Mais on peut aussi lrsquoenvisager comme une theacuteorie des arts ou comme
eacutetude de la creacuteation artistique parfois le terme sera eacutegalement employeacute pour les ouvrages
didactiques traitant de cette question Il nrsquoest pas certain cependant que ces deacutefinitions soient
suffisamment pertinentes afin de caracteacuteriser le rocircle que peut ecirctre ameneacute agrave jouer ici la poeacutetique
La poeacutetique drsquoune part relegraveve de la poiumlegravesis crsquoest-agrave-dire de ce qui concerne la production la
fabrication ou la creacuteation de maniegravere geacuteneacuterale drsquoobjets qui soient utiles ou non Mais cet art se
rapporte aussi au langage et par conseacutequent agrave la rheacutetorique2 Il nrsquoest pas toujours aiseacute de distinguer
les deux disciplines on pourra toutefois reacutepartir les rocircles en consideacuterant que la rheacutetorique se
penche sur les principes et les concepts qui reacutegissent le discours alors que la poeacutetique se
concentrera davantage sur la structure du discours sur son organisation concregravete lrsquoune comme
lrsquoautre toutefois se preacuteoccupent des effets produits sur le public3
La poeacutetique en effet se deacutefinit eacutegalement par une notion qui lui est essentielle celle de
mimesis laquo au-delagrave de la theacuteorie litteacuteraire poeacutetique est un autre mot pour imitation raquo4 Dans la
Poeacutetique Aristote fonde en effet drsquoembleacutee la discipline qursquoil eacutetudie sur lrsquoimitation5 cette derniegravere
caracteacuterisant drsquoailleurs aussi drsquoautres arts
Lrsquoeacutepopeacutee et le poegraveme tragique comme aussi la comeacutedie le dithyrambe et pour la plus grand
partie le jeu de la flucircte et le jeu de la cithare6
Lrsquoauteur preacutecise que lrsquoimitation est naturelle et suscite le plaisir soulignant que nous aimons
contempler laquo sous forme drsquoimage raquo ce dont lrsquooriginal suscitera le deacuteplaisir comme les cadavres7 Il
sera donc question dans les arts poeacutetiques drsquoarts susceptibles de provoquer des eacutemotions
apparemment contradictoires agrave celles qui devraient normalement se manifester crsquoest la mimesis agrave
lrsquoœuvre dans les arts poeacutetiques qui fait qursquoun objet suscitant un affect qui pourrait ecirctre caracteacuteriseacute
1 FONTAINE 1993 p 8 2 laquo Par poeacutetique nous entendons la connaissance exhaustive des principes geacuteneacuteraux de la poeacutesie raquo Il faut donc laquo examiner lrsquoapport de la rheacutetorique () dans la constitution drsquoun savoir objectif de cet objet raquo GROUPE MU 1982 p 25 3 laquo La rheacutetorique est reacuteserveacutee aux modaliteacutes de lrsquoargumentation persuasive (aux conditions pour faire de lrsquoeffet sur un auditoire) La poeacutetique traite agrave la fois (au mecircme titre) de lrsquointeacutegriteacute structurelle drsquoune œuvre mimeacutetique et de son effet particulier sur le public raquo BECK Philippe Preacuteface agrave la Poeacutetique drsquoAristote Gallimard 1996 p 9 4 ACCAOUI 2011 p 514 5 Rappelons ici que cette notion drsquoimitation deacutesigne tout autre chose que ce qui est employeacute sous ce mecircme terme en rheacutetorique le principe geacuteneacuterateur de lrsquoapprentissage impliquant le recours aux grands orateurs MOLINIE 1992 p 170 6 ARISTOTE Poeacutetique 1 1447 a 7 Op cit 4 1448 b
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
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de neacutegatif dans la reacutealiteacute cause un affect positif dans cette laquo copie de copie raquo du reacuteel (pour reprendre
la conception platonicienne) qursquoest lrsquoimage
Pour reacutesumer nous pouvons envisager la poeacutetique comme discipline eacutetudiant lrsquoeacutelaboration
la fabrication drsquoune œuvre ou au sens de ces arts centreacutes sur la parole crsquoest-agrave-dire les arts poeacutetiques
(theacuteacirctre poeacutesie reacutecit)
A23 La poeacutetique musicale comme art poieacutetique
Le deacuteveloppement drsquoune poeacutetique musicale entendue au sens de la fabrication drsquoœuvres ndash
de composition ndash suppose pour Zarlino que lrsquoon deacutepasse lrsquoopposition entre theacuteorie et pratique
musicales Cette opposition attribueacute parfois agrave Boegravece recoupait alors la distinction entre le musicus
et le cantor le premier deacutetenant le savoir et le jugement alors que le second eacutetait un simple exeacutecutant
Cette repreacutesentation duale ne fut toutefois nullement celle de Boegravece mais srsquoeacutetablit
ulteacuterieurement On la voit en effet apparaicirctre clairement au IXe siegravecle chez Aureacutelien de Reacuteomeacute
Quelle est () la diffeacuterence entre un musicien et un chantre La mecircme qursquoentre le grammairien
et le simple lecteur la mecircme qursquoentre la raison des choses et leur forme artificielle La forme est esclave
et la raison maicirctresse Sans cette raison sans ce principe toutes choses demeurent agrave lrsquoeacutetat de germe et
la main travaille vainement agrave les mettre en œuvre1
On retrouve cette opposition dans un court poegraveme figurant dans le Micrologue de Guy
drsquoArezzo lequel connut un grand succegraves
La diffeacuterence est grande des chanteurs aux musiciens
Ceux-ci savent ceux-lagrave disent ce qui est composeacute en musique
Et celui qui dit ce qursquoil ne sait pas est reacuteputeacute une becircte2
La distinction devient un classique de la theacuteorie musicale meacutedieacutevale de Jean drsquoAffligem
dans son De musica cum tonario jusqursquoau lexique de musique eacutetabli par Tinctoris ce dernier y illustrait
drsquoailleurs par lrsquoextrait preacuteceacutedent sa propre deacutefinition du musicien (musicus) qursquoil formulait ainsi
1 Aureacutelien de Reacuteomeacute Musica disciplina Chapitre VII In REGNIER 1846 p 679 2 laquo Musicorum et cantorum magna est differentia Illi sciunt ii dicunt quae componit musica Et qui dicit qud non sapit diffinitur bestia raquo
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
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Le musicien est celui qui assume lrsquooffice de chantre non en esclave du travail mais en observant
la meacutethode avec le secours de lrsquoeacutetude1
Si lrsquoon srsquoen tient au De institutione musica de Boegravece agrave la fin du premier livre de lrsquoouvrage les
choses ne se preacutesentent pas vraiment ainsi Non que ce qui deacutefinisse le laquo musicien raquo nrsquoy soit formuleacute
clairement
est musicien () celui qui respectant la raison soumet la science du chant non pas au service
de lrsquoœuvre mais agrave lrsquoempire de la reacuteflexion2
On y trouve mecircme une formule qursquoAureacutelien de Reacuteomeacute reprendra de maniegravere agrave peine
modifieacutee
si la main nrsquoœuvre pas selon ce que la raison lui ordonne elle agit en vain3
Si Boegravece distingue effectivement celui qui deacutetient le savoir (le musicien) de celui qui ne le
deacutetient pas il distribue lrsquoactiviteacute musicale en trois genres qui renvoient agrave trois fonctions jouer
composer juger4 Boegravece observe que les instrumentistes ceux qui jouent sont deacutenommeacutes non en
fonction de leur savoir mais de leur instrument 5 si lrsquoon considegravere la musique dans le cadre des arts
libeacuteraux il apparaicirct ainsi que les instrumentistes œuvreraient plutocirct dans celui des arts serviles (laquo ils
ne sont que des serviteurs comme nous lrsquoavons dit raquo)6 Mais nous devons constater que lrsquoideacutee de
poeacutetique musicale est expresseacutement indiqueacutee elle est exposeacutee de la maniegravere suivante
La seconde classe de gens qui font de la musique est celle des poegravetes ils srsquoadonnent au chant
moins par reacuteflexion et par raison que par un certain instinct naturel Crsquoest pourquoi il convient eacutegalement
de les dissocier de la musique7
Aussi quand bien mecircme Boegravece nrsquoaccorde le statut de musicien qursquoagrave ceux qui deacutetiennent la
connaissance rationnelle (la laquo science raquo de la musique) et refuse ainsi ce titre agrave la fois aux
1 laquo Musicus est qui perpensa ratione beneficio speculationis non operis servitio canendi officium assumit raquo TINCTORIS 1991 p 39-39a 2 BOECE 2004 p 93 3 Ibid 4 BOECE 2004 p 95 5 laquo En effet le citharegravede tient son nom de la cithare lrsquoaulegravete de lrsquoaulos et ainsi les autres et leurs instruments respectifs raquo BOECE 2004 p 93 6 Op cit p 95 7 laquo Secundum vero musicam agentium genus poetarum est () raquo BOECE 2004 p 95
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
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instrumentistes (ceux qui jouent) et aux poegravetes (ceux qui composent) il reconnaicirct clairement la
speacutecificiteacute de lrsquoactiviteacute musicale qursquoest la poeacutetique
Pour Zarlino il semble bien que ce soit lrsquoopposition ndash abusivement precircteacutee agrave Boegravece donc ndash
entre musici et cantores et dans laquelle les activiteacutes de composition et drsquointerpreacutetation semblent
confondues qursquoil faille deacutepasser Il part en effet du principe que cette opposition prend sa source
dans la distinction entre musique speacuteculative et musique pratique 1 or face agrave une telle situation
Zarlino entend bien affirmer lrsquouniteacute de la connaissance par les sens et la raison2 Il cherchera pour
ce faire agrave promouvoir en reprenant agrave son compte le modegravele des anciens traiteacutes (ne serait-ce que
par le titre drsquoInstitution donneacute agrave son ouvrage) un enseignement laquo organiseacute en regravegles et en preacuteceptes raquo3
En conciliant la pratique et la theacuteorie il eacutelabore un ouvrage destineacute agrave de futurs compositeurs
accomplis maicirctres de la totaliteacute de leur art un ouvrage de poeacutetique musicale
Si lrsquoon srsquoen tient aux propos de Boegravece et non agrave ceux des theacuteoriciens du Moyen-acircge on
assiste moins avec le projet de Zarlino agrave la reacuteconciliation du musicus et du cantor de celui qui juge
et celui qui joue qursquoagrave une reacutehabilitation ndash et une revalorisation ndash du poegravete musical (ou
laquo meacutelopoegravete raquo) Le Istitutione Harmonische visera agrave se donner les moyens drsquoun tel projet
A3 MUSIQUE PAROLES ET AFFECTS
A31 La poeacutetique musicale comme art fondeacute sur la parole
Une poeacutetique musicale telle qursquoon peut lrsquoenvisager alors supposera eacutegalement que la
musique soit penseacutee selon le modegravele drsquoun discours4 Ce qui signifie drsquoune maniegravere ou drsquoune autre
que la musique puisse srsquoadapter aux exigences drsquoun texte ce peut ecirctre celui drsquoun madrigal ndash forme
musicale ayant succeacutedeacute aux frottoles ndash comme ceux qursquoavait composeacute Willaert celui de comeacutedies
laquo agrave lrsquoantique raquo ou plus geacuteneacuteralement du theacuteacirctre 5 ou drsquoun texte liturgique en ce qui concerne la
Contre-Reacuteforme catholique
Dans tous les cas une telle exigence invite agrave privileacutegier en musique une structure simple
susceptible de toucher lrsquoauditeur ou de lrsquointeacuteresser Il srsquoagira drsquoeacutelaborer un discours musical limpide
1 laquo Divisione della Musica in Speculativa amp in Prattica par laquale si pone la differenza tra il Musico amp il Cantore raquo ZARLINO 1999 IH Libra 1 Cap 11 2 Voir DA COL 1999 p 39-43 3 Op cit p 38 4 La poeacutetique laquo place le verbe au cœur des arts raquo ACCAOUI p 514 5 laquo le courant humaniste se traduisant dans la volonteacute de recreacuteer un theacuteacirctre musical semblable agrave celui des Grecs raquo FUBINI p 65
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
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capable de laquo reacutejouir et distraire lrsquoesprit des auditeurs raquo1 La simplification passe par lrsquoharmonie la
laquo rationalisation des consonances raquo (drsquoune maniegravere preacutefigurant Rameau) reprenant la classification
des modes proposeacutee par Glarean srsquoappuyant sur les modes majeur et mineur Zarlino tend vers
une eacutemancipation de lrsquoancienne theacuteorie modale2
A32 La musique et les passions
Mais si la musique est appeleacutee agrave ecirctre subordonneacutee au texte crsquoest avant tout dans la
perspective de pouvoir remplir au mieux son objectif qui pour Zarlino est de plaire agrave lrsquoauditeur et
de lrsquoeacutemouvoir Mais cette finaliteacute participe dans le Institutioni Harmonische drsquoune conception qui
integravegre tout agrave la fois la penseacutee grecque heacuteriteacutee de Pythagore et Platon (la cosmologie du Timeacutee) et
lrsquoideacuteal chreacutetien exposeacute dans le De musica drsquoAugustin pour lequel la musique avait pour fin de servir
le culte du creacuteateur3 Faisant appel aux notions heacuteriteacutees de Boegravece de musica mundana et de musica
humana4 il preacutecise que la musique humaine reacutesulte de lrsquounion de lrsquoacircme et du corps par conseacutequent
des eacuteleacutements qui les composent agrave savoir les parties rationnelles et irrationnelles de lrsquoacircme5 Dans
cette vision ordonneacutee de la nature lrsquoimitation qui peut en ecirctre faite par lrsquoart et plus speacutecifiquement
par la musique sera reacutealiseacutee en srsquoaccordant au contenu du texte6
Les eacutemotions ici porteacutees par la musique sont deacutependantes de lrsquoharmonie et du rythme Mais
il convient de preacuteciser eacutegalement que si dans la theacuteorie de Zarlino le plaisir et les eacutemotions
interviennent dans lrsquoappreacuteciation des intervalles leur perception plaisante ou deacuteplaisante est la
conseacutequence drsquoune proprieacuteteacute numeacuterique7
A4 SUCCEgraveS DE ZARLINO
Chez Zarlino le contenu expressif de la musique qui exclut la contradiction entre cette
derniegravere et le texte srsquointegravegre donc dans une vision du monde heacuteriteacutee de la tradition platonicienne
Mais comme nous lrsquoavons vu lrsquoauteur du Institutioni harmonische integravegre agrave sa synthegravese ndash drsquoune
1 Zarlino IH L 3 ch 26 Trad FUBINI 1983 p 64 2 ABROMONT 2001 p 412 3 DA COL 1999 p 42 4 ZARLINO 1999 IH L 1 cap 6-7 5 Voir VAN WYMEERSCH 1999 p 302 6 laquo Il est impossible de recourir agrave une harmonie triste et agrave un rythme lent pour un sujet gai lagrave ougrave me texte portera agrave la tristesse et
aux larmes il ne conviendra pas non plus drsquoutiliser une musique emplie drsquoalleacutegresse et des rythmes leacutegers et rapides () Et je tiens agrave preacuteciser qursquoil faudra accompagner chaque phrase autant qursquoil se pourra de faccedilon telle que lagrave ougrave apparaissent la seacutecheresse la dureteacute la cruauteacute lrsquoamertume et drsquoautres sentiments semblables la musique soit de mecircme nature crsquoest-agrave-dire acircpre et dure sans jamais offenser cependant De mecircme lorsque certains mots eacutevoqueront pleurs douleurs deuils soupirs larmes et autres eacutetats drsquoacircme identiques qui lrsquoharmonie soit pleine de tristesse raquo Zarlino IH L 3 Trad Fubini 1983 p 66 7 VAN WYMEERSCH 1999 p 307
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
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maniegravere caracteacuteristique de lrsquohumanisme ndash un corpus consideacuterable antique et meacutedieacuteval tout en
adoptant une meacutethode fondeacutee sur la raison autant que sur lrsquoeacutetude des autoriteacutes traditionnellement
reconnues Et lrsquoœuvre de Zarlino malgreacute des critiques porteacutees par Vincenzo Galilei et Girolamo
Mei rencontre un grand succegraves elle est largement traduite et commenteacutee (notamment par
Mersenne et Sweelinck) et donne lieu agrave six reacuteimpressions successives entre 1561 et 16021
Les transformations apporteacutees par la theacuteorie zarlinienne sont consideacuterables (division de
lrsquooctave en douze intervalles tentative drsquoexplication concernant les quintes et les quartes parallegraveles
laquo rationalisation des consonances raquo2 importance nouvelle accordeacutee agrave la tierce majeure) elles
constituent une sortie de la modaliteacute ancienne et preacutefigurent la tonaliteacute le contrepoint est
deacutesormais deacutefini comme laquo harmonie dans la diversiteacute raquo En outre lrsquointeacuterecirct porteacute agrave lrsquoillustration
musicale des textes est affirmeacute
Zarlino propose ainsi une reacuteponse agrave diverses critiques qui pouvaient ecirctre adresseacutees agrave la
polyphonie notamment celles concernant sa complexiteacute gratuite La volonteacute de concilier les
questions pratiques et theacuteoriques se manifeste dans bien des aspects de son œuvre De plus sa
deacutemarche est eacutegalement partie prenante de lrsquointeacuterecirct marqueacute agrave lrsquoeacutepoque pour la rheacutetorique latine ndash
ne serait-ce que dans le titre mecircme drsquoinstitution choisi pour son principal ouvrage ndash ainsi que pour
la question des affects associeacutes agrave la musique (les qualiteacutes eacutemotionnelles des accords majeurs et
mineurs)
B LE REJET DE LA POLYPHONIE
B1 ZARLINO ET MEI ndash LA MUSIQUE ET SON AUDITOIRE
Mais il ne suffit pas de mentionner lrsquoideacutee drsquoune musique eacuteloquente pour rendre compte de la
position de Zarlino Car si une telle expression traduit et agrave juste titre lrsquoinfluence du modegravele de la
rheacutetorique au XVIe siegravecle on se souviendra alors que cette derniegravere peut mettre lrsquoaccent sur lrsquoune ou
lrsquoautre des instances oratoires3 que lrsquoon connait aussi comme les laquo devoirs de lrsquoorateur raquo plaire
1 DA COL 1999 p 38 2 ABROMONT 2001 412 3 MEYER M 1993 p 23
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
91
instruire et eacutemouvoir (son public) La maniegravere de concevoir le rocircle des affects en musique sera
alors selon les cas diffeacuterente tout autant que les moyens agrave employer pour toucher lrsquoacircme de
lrsquoauditeur
B11 Lrsquoideacuteal de lrsquoars perfecta
La musique telle que Zarlino cherche agrave la promouvoir est alors parfois qualifieacutee drsquoars
perfecta ce terme deacutesigne la polyphonie et plus preacuteciseacutement la polyphonie sacreacutee franco-flamande
cette derniegravere avait eacutetendu son influence sur toute lrsquoEurope depuis le milieu du XVe siegravecle si bien
que le langage musical drsquoOckeghem ou de Palestrina eacutetait mutatis mutandis encore le mecircme laquo La
coheacuterence eacutetait telle que nrsquoimporte quel musicien franco-flamand dans quelque ville qursquoil ait pu
choisir pour y exercer son activiteacute pouvait y reconnaicirctre son propre langage musical raquo1
La reacutefeacuterence majeure pour cet ars perfecta eacutetait longtemps demeureacutee lrsquoœuvre de Josquin
Desprez qui eacutetait qualifieacute de pater musicorum par H Finck2 et dont Martin Luther avait dit laquo il est
le maicirctre de notes drsquoautres sont maicirctriseacute par elles raquo3 Cette musique restera preacutepondeacuterante jusqursquoagrave
la fin du XVIe siegravecle4
Une qualification de la polyphonie de la Renaissance comme art parfait laquo agrave quoi on ne peut
rien ajouter et apregraves quoi il ne peut rien y avoir drsquoautre que la deacutecadence raquo se trouve formuleacutee chez
Glarean5 Le mieux ne pouvait ecirctre alors que de preacuteserver un tel art ou au moins retarder lrsquoeacutecheacuteance
de son deacuteclin
Zarlino se montrait plus optimiste Selon lui son maicirctre Willaert avait permis agrave la musique
de retrouver la laquo place drsquohonneur qursquoelle tenait dans le passeacute raquo et lrsquoideacuteal de cet art parfait nrsquoeacutetait pas
compromis en deacutepit de quelques laquo symptocircmes drsquoune affection sans graviteacute raquo6
Crsquoest dans lrsquoideacutee de peacuterenniser lrsquoideacuteal drsquoune telle laquo perfection raquo que Zarlino (et agrave sa suite
Artusi) impose une reacuteglementation tregraves forte laquelle srsquoapplique agrave tous les eacuteleacutements de la
composition7 Cette musique qui leur apparaicirct indeacutepassable est donc toujours vivante agrave lrsquoeacutepoque de
la publication du Institutioni harmonische8
1 SCHRADE 1981 p 17 2 Hermann Finck Pratica musica 1556 Citeacute par VENDRIX 1999 p 9 3 ARNOLD 1983 t I p 1150 4 1594 eacutetant lrsquoanneacutee de deacutecegraves de Palestrina et de Lassus 5 Glarean Dodecachordon Bacircle 1547 p 241 In SCHRADE 1981 p 21 6 SCHRADE 1981 p 32-33 7 MALHOMME 2002 p 105 8 Op cit p 111 Selon F Malhomme en effet les deacuteveloppements de la musique agrave Venise au cours des anneacutees 1550 laquo constituent un moment de gracircce raquo
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
92
Cet ideacuteal de lrsquoars perfecta deacutefendu par Zarlino et bientocirct par son ancien eacutelegraveve Artusi srsquoappuie
sur un humanisme marqueacute par la rheacutetorique ciceacuteronienne porteacutee par Pietro Bembo le promoteur
drsquoune langue latine agrave la fois riche harmonieuse et claire autant que dans la rigueur et la modeacuteration
dans le jugement1 On retrouve en effet les valeurs ciceacuteroniennes de suaviteacute et de gracircce transposeacutees
chez Zarlino Florence Malhomme signale agrave ce sujet comment il applique la recommandation
emprunteacutee par Bembo agrave Horace de laquo taire autant que possible ce qursquoon ne peut exposer
convenablement raquo aux intervalles laquo disgracieux raquo que sont les micro-intervalles2 Lrsquoeacuteloquence
musicale de la douceur deacutefendue par Zarlino pourrait ainsi ecirctre effectivement qualifieacutee de
ciceacuteronienne
toute cantilegravene sera deacutelectable douce suave amp pleine de bonne harmonie amp apportera aux
auditeurs un agreacuteable amp doux plaisir3
Mais la maniegravere dont la musique est supposeacutee toucher lrsquoacircme de lrsquoauditeur est pour Zarlino
comme nous lrsquoavons vu preacuteceacutedemment de lrsquoordre du reflet de lrsquoharmonie du monde4
Lrsquoentrelacement des voix le contrepoint lrsquounion de la tierce et de la quinte sont autant de miroirs
de la perfection ceacuteleste Lrsquoeacutequilibre que restitue lrsquoars perfecta est celui drsquoune musique eacuteternelle et son
vecteur principal est le nombre lrsquoarithmeacutetisme de Zarlino prolonge ici le pythagorisme transmis
par Boegravece5
Si une telle laquo musique naturelle raquo6 touche lrsquoacircme de lrsquoauditeur ce nrsquoest donc pas en produisant
un effet affectif On doit alors bien distinguer cet laquo agreacuteable amp doux plaisir raquo mentionneacute par Zarlino
du plaisir associeacute aux passions bien terrestres que la musique pourrait soit eacutemouvoir soit
repreacutesenter
B12 Girolamo Mei et la critique de la polyphonie
Toutefois si dans la theacuteorie zarlinienne cette conception de la musique reproduisant ou
imitant une structure transcendante peut srsquoaccorder avec une rheacutetorique drsquoinspiration ciceacuteronienne
(celle mettant lrsquoaccent sur la modeacuteration et lrsquoeacutequilibre) lrsquoinfluence de lrsquoideacuteal humaniste de lrsquohomo
1 MEYER M 1999 p 120 2 laquo bien que lrsquoon puisse faire tout ceci commodeacutement dans une partie de la cantilegravene () on entendrait cependant dans les accompagnements des choses si malhonnecirctes qursquoil faudrait se boucher les oreilles raquo ZARLINO III 80 Trad F MALHOMME 2002 p 106 3 ZARLINO III ch 45 Trad F MALHOMME 2002 p 106 4 VAN WYMMERCH 1999 p 309 5 Voir BISARO FRANGNE 2008 p 10-11 22 6 Op cit p 11
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
93
loquens1 de la parole humaine ouvre aussi une voie vers une musique dont le modegravele serait
franchement celui du discours verbal Une tension dont on peut trouver la trace dans sa
correspondance srsquoest rapidement manifesteacutee envers la theacuteorie de Zarlino et plus largement envers
la polyphonie elle-mecircme Mais agrave quoi peut-on attribuer le deacuteveloppement drsquoune telle tension
Un des principaux acteurs en est Girolamo Mei (1519-1594) Il se consacre pleinement agrave
lrsquoeacutetude de la musique ancienne agrave partir de 1561 2 reacutedige entre 1568 et 1573 un De modis musicis
antiquorum (non publieacute) et entretient une correspondance avec Vincenzo Galilei3 et Giovanni Bardi
Lrsquoinfluence de Mei qui nrsquoeacutetait ni compositeur ni auteur de traiteacute qui drsquoailleurs (de son propre aveu)
ne savait ni jouer ni chanter ni danser4 est entiegraverement tributaire de lrsquoeacutecho qursquoen ont porteacute ses
correspondants mais elle nrsquoen fut pas moins consideacuterable5
La penseacutee de G Mei fut marqueacutee par le neacuteo-platonisme de Ficin et plus encore par
Aristote (notamment la Poeacutetique)6 Lrsquointeacuterecirct de son apport tient agrave ses recherches concernant la
theacuteorie musicale grecque et agrave sa volonteacute (commune sur ce point avec celle de Zarlino) de la
deacutebarrasser des mauvaises interpreacutetations en ayant deacuteformeacutee la compreacutehension au fil des siegravecles
Mei cependant rejette fermement la conception zarlinienne de la musique comme harmonia
mundi de la correspondance de la nature et de lrsquoart et de lrsquoassimilation de lrsquoart musical agrave la science
La veacuteritable finaliteacute de la science est totalement diffeacuterente de celle de lrsquoart puisque la fin et le
but propre agrave la science est de consideacuterer toute contingence concernant son sujet ainsi que les causes et
qualiteacutes de ce dernier afin exclusivement de sauvegarder la connaissance du vrai et du faux7
Mei preacutecise plus loin que lrsquoart nrsquoa pas agrave subir de telles contraintes Il rappelle eacutegalement que
si le travail du theacuteoricien relegraveve de lrsquointellect celui du praticien relegraveve des sens8 Crsquoest avant tout
comme un veacuteritable heacuteritier drsquoAristoxegravene que Mei se preacutesente
De ses lectures de lrsquoensemble des eacutecrits grecs alors connus (et srsquoappuyant plus
speacutecifiquement outre Aristoxegravene sur Ptoleacutemeacutee et Plutarque) Mei tire eacutegalement la conclusion que
1 Voir MALHOMME 2002 p 102 2 PALISCA 1960 p 27 3 Correspondance entameacutee agrave partir de 1572 agrave la demande de Galilei qui demande agrave Mei des eacuteclaircissements concernant les modes 4 laquo perche pur voi sapete che io non so ne cantar ne sonar ne dansare raquo Lettre de septembre 1581 agrave V Galilei in MEI 1960 p 165 5 Selon lrsquohistorien de la musique Charles Burney le Dialogo della musica antica et della moderna de Galilei (1581) serait presque entiegraverement redevable des eacutecrits de Mei (Palisca 1960 p 3) G Bardi avait quant agrave lui exposeacute les theacuteories de Mei concernant les modes dans un essai adresseacute agrave Caccini (Op cit p 57) 6 PALISCA 1960 p 34-35 7 Lettre agrave V Galilei du 08 mai 1572 MEI 1960 p 65 103 8 Lettre agrave V Galileacutee du 22 novembre 1577 Op cit p 66 123
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
94
la musique grecque est fondamentalement monodique et qursquoelle suit les inflexions de la prosodie
Concentrant ses forces en une seule direction la monodie peut eacutemouvoir efficacement alors que la
polyphonie meacutelange les contraires annule les effets produits par les divers eacuteleacutements musicaux
(modes mouvements meacutelodiques rythmes) et brouille de ce fait lrsquoacircme de lrsquoauditeur1
Lrsquoarticulation des affects et du discours chez Mei nrsquoest pas celle de Ciceacuteron ou de Bembo
mais celle donneacute par Aristote dans la Poeacutetique la musique nrsquoa pas vocation agrave adoucir les mœurs
mais agrave purger les passions violentes Mei se base sur lrsquoideacutee drsquoun musicien qui est eacutegalement poegravete2
crsquoest-agrave-dire drsquoune musique poeacutetique pour deacutevelopper une argumentation quant agrave la valeur de la
musique grecque ancienne et la faiblesse de la musique moderne Ce sont les qualiteacutes propres agrave la
meacutelodie simple qui auraient donneacute aux musiciens-poegravetes grecs une opportuniteacute interdite depuis par
la polyphonie
exprimer complegravetement et efficacement tout ce qursquoils souhaitaient faire comprendre agrave travers
le discours chanteacute au moyen et agrave lrsquoaide des hauteurs de la voix () accompagneacutees du tempeacuterament
reacutegulier de rapiditeacute et de lenteur articulant les parties de sa composition en fonction des qualiteacutes qui
[par leur nature propre] eacutetaient adapteacutees agrave une affection deacutetermineacutee
Les conclusions de G Mei qui entraient en opposition frontale avec la theacuteorie de Zarlino
allaient bientocirct trouver un eacutecho agrave la fois theacuteorique (avec la Camerata Bardi) et pratique (Caccini
Monteverdi) On ajoutera toutefois que la conception poeacutetique de la musique se manifestait deacutejagrave
au sein mecircme de la musique polyphonique produite y compris agrave Venise Cyprien de Rore
preacutedeacutecesseur de Zarlino agrave la chapelle Saint Marc appliquait en effet agrave la musique la ceacutelegravebre formule
drsquoHorace Ut pictura poesis erit (laquo la poeacutesie sera comme la peinture raquo) en reprenant la tradition
rheacutetorique de lrsquoekphrasis3 crsquoest-agrave-dire de la description Compositeur de madrigaux Rore utilisait en
effet des imagines musicales destineacutes agrave laquo renforcer le choc eacutemotionnel raquo4 Au sein drsquoun genre
polyphonique on trouve ainsi une recherche technique eacutetonnamment voisine de ce qursquoindique Mei
au sujet des poegravetes-musiciens grecs
Chaque mot important ou presque semble eacutevoquer une image sonore correspondante Les
tonaliteacutes et intervalles mineurs et majeurs expriment respectivement la tristesse et la joie les notes
ascendantes symbolisent des mots comme laquo ciel raquo les tessitures graves des mots comme laquo terre raquo Il
1 ABROMONT 2001 p 412 2 Lettre agrave V Galilei du 08 mai 1572 MEI 1960 p 71 116 3 Dans lrsquoAntiquiteacute lrsquoekphrasis est un type de discours qui relegraveve du domaine des laquo exercices preacuteparatoires raquo destineacutes aux eacutetudiants PERNOT 2000 p 194-196 4 MALHOMME p 110
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
95
utilise la dissonance pour exprimer la souffrance ou la lutte et il place des meacutelismes sur les mots qui
sans tendre vers une expression agrave programme requiegraverent une accentuation Les intervalles difficiles
constituent un autre moyen de traduire les eacutemotions1
B13 La musique au service de la parole
Lrsquoinfluence des studia humanitas qui marque profondeacutement la musique italienne du XVIe
siegravecle peut se traduire de diffeacuterentes maniegraveres soit agrave travers lrsquoideacuteal ciceacuteronien de sagesse et
drsquoeacutequilibre qui peut srsquointeacutegrer agrave la tradition heacuteriteacutee de Pythagore et Boegravece soit dans le modegravele de la
poeacutetique drsquoAristote et Horace Mais si la musique se calque sur la poeacutesie elle est alors conduite agrave
en adopter les meacutethodes le recours aux images et agrave lrsquoimitation 2 ce faisant elle srsquoeacuteloigne de ce
statut de science qui eacutetait auparavant le domaine des musici 3 crsquoest la conseacutequence drsquoune vision
empirique de la musique heacuteriteacutee drsquoAristoxegravene et remise agrave lrsquohonneur par Mei En outre lrsquoideacutee drsquoune
musique au service de la parole (expliciteacutee par Mei drsquoune maniegravere speacutecifique mais toutefois tregraves
largement partageacutee) ne peut aucunement ecirctre rapporteacutee agrave la conception grecque de la musique car
dans cette derniegravere mode et contenu verbal ne sont pas seacuteparables Ainsi lrsquoideacuteal humaniste va
conduire agrave terme agrave une laquo nouvelle raquo pratique musicale
B2 MISE EN CAUSE DrsquoUNE MUSIQUE laquo GOTHIQUE raquo
B21 La camerata Bardi
Lrsquoideacutee de mettre la musique au service de la parole ndash en reprenant le modegravele grec promu
par Mei ndash trouvera un eacutecho remarquable agrave Florence gracircce agrave une association informelle mais
influente connue sous le nom de Camerata fiorentina Cette expression deacutesigne en fait deux
regroupements successifs drsquoartistes et drsquointellectuels Le premier se reacuteunissait durant les anneacutees
1573 et 15924 chez le comte Giovanni dersquo Bardi (1534-1612) drsquoougrave le nom de Camerata Bardi qui
lui est resteacute5 le second agrave partir de 1592 et au deacutebut du siegravecle suivant autour de Jacopo Corsi et
Jacopo Peri
1 ARNOLD 1983 t II p 69 2 MALHOMME 2002 p 110 3 BISARO FRANGNE 2008 p 16 4 La premiegravere reacuteunion se serait deacuterouleacutee le 14 janvier 1573 HEUILLON 1993 p 57 5 Le nom de Camerata Bardi serait apparu pour la premiegravere fois en 1600 chez Caccini dans une deacutedicace de lrsquoEuridice ABROMONT 2001 p 416
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
96
Aupregraves du comte Bardi se trouvaient notamment Vincenzo Galilei et Giulio Caccini qui
semble-t-il y aurait acheveacute sa formation de musicien1 Ce que dit Caccini agrave ce sujet illustre bien la
ligne qui allait ecirctre suivie agrave lrsquoexemple des observations de Mei
Je puis dire en veacuteriteacute pour avoir freacutequenteacute agrave lrsquoeacutepoque ougrave elle rayonnait agrave Florence la tregraves
vertueuse Camerata de lrsquoIllustrissime Signor Giovanni Bardi dersquo Conti di Vernio ndash ougrave se reacuteunissait non
seulement une grande partie de la noblesse mais encore les plus eacuteminents musiciens les grands esprits
les poegravetes et philosophes de la ville ndash que jrsquoai plus appris de leurs doctes entretiens que je ne lrsquoai fait de
trente anneacutees de contrepoint car ces tregraves savants gentilshommes mrsquoont toujours encourageacute et par leurs
arguments lumineux ameneacute agrave deacutedaigner cette sorte de musique qui empecircchant drsquoentendre les paroles
ruine et lrsquoideacutee et le texte qursquoelle allonge les syllabes ou les abregravege pour se plier au contrepoint laceacuterant
par lagrave-mecircme la poeacutesie2
B22 Radicalisation de la critique de la polyphonie ndash Vincenzo Galilei
Vincenzo Galilei (1520-1591) joua un rocircle important au sein de la premiegravere camerata Il reprit
agrave son compte la critique adresseacutee par Mei mais il agit avec laquo lrsquoenthousiasme drsquoun croiseacute raquo lagrave ougrave
son correspondant srsquoeacutetait montreacute bien plus modeacutereacute3 Selon les termes de ses amis Galilei avait
proceacutedeacute agrave une laquo deacuteclaration de guerre raquo4 envers les contrapuntistes et le laquo ramassis de
monstruositeacutes raquo5 que contenait cette musique de laquo Goths raquo (crsquoest-agrave-dire celle des Franco-flamands)6
Contrairement agrave Mei toutefois Galilei eacutetait un veacuteritable musicien luthiste chanteur
compositeur et theacuteoricien Il eacutetait alleacute eacutetudier agrave Venise aupregraves de Zarlino avant drsquoengager une
poleacutemique avec ce dernier agrave travers son Dialogo della musica antica et della moderna (1581) Dans ce
texte il reproche notamment agrave son ancien maicirctre (agrave la lumiegravere de sa correspondance avec Mei) ses
lacunes concernant les sources grecques Galilei eacutetait eacutegalement marqueacute par Giorgio Vasari (1511-
1574) et sa conception de lrsquohistoire de lrsquoart7 Alors que les Grecs auraient eacuteteacute les inventeurs de la
musique les Romains lrsquoavait neacutegligeacutee en tant qursquoart libeacuteral avant que le deacutesastre srsquoachegraveve avec les
barbares du Nord8 Et mecircme si depuis Gaffurius Glarean et Zarlino lrsquoavaient rameneacutee agrave la vie
mecircme si des compositeurs tels que Ockeghem Josquin ou Willaert avaient su innover9 la
1 HEUILLON 1993 p 58 2 CACCINI 1993 p 86 3 PALISCA 1960 p 74 4 SCHRADE 1981 p 40 5 Ibid 6 Terme employeacute par Pietro dersquo Bardi (un des fils de G dersquo Bardi) dans une lettre adresseacutee agrave GB Doni HEUILLON 1993 p 22 7 SCHRADE 1981 p 36 Crsquoest chez Vasari que lrsquoon trouve les termes de laquo Renaissance raquo ainsi que de laquo gothique raquo pour deacutesigner le Moyen-acircge 8 SCHRADE 1981 p 36 9 Op cit p 37
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
97
polyphonie avait enfermeacute lrsquoart musical dans un reacuteseau de lois inviolables1 mais aucunement en
mesure de lui permettre drsquoacceacuteder agrave lrsquoideacuteal des Grecs Aussi pour Galilei la polyphonie de la fin
du XVIe siegravecle ne meacuteritait plus ecirctre qualifieacutee drsquoars perfecta
Car () depuis Cipriano de Rore musicien qui excellait agrave eacutecrire cette sorte de contrepoint et
jusqursquoagrave aujourdrsquohui la musique srsquoest abaisseacutee plus qursquoelle ne srsquoest eacuteleveacutee2
Dans le meilleur des cas la laquo perfection raquo de la polyphonie serait seulement relative aux
critegraveres propres aux Franco-flamands Or il est aveacutereacute que pour Galilei pour ses collegravegues de la
Camerata Bardi et pour bien des musiciens agrave venir ces critegraveres entrent en conflit avec ce que doit
ecirctre la vraie musique celle conccedilue agrave la lecture des Grecs Pour Agostino Agazzari par exemple3
les musiques polyphoniques srsquoavegraverent deacutefectueuses
cela provient du fait de ne pas comprendre son but [celui de la veacuteritable musique] son rocircle et
ses preacuteceptes ne voulant faire tenir lensemble que par lobservation des fugues et limitation des notes
et non par laffect et la repreacutesentation des paroles4
Lrsquoappui sur la lecture des textes des Anciens pour Galilei et plus geacuteneacuteralement pour les
membres de la Camerata Bardi ne doit pas induire en erreur en ce qui concerne lrsquoobjectif viseacute agrave
savoir lrsquoavegravenement drsquoune nouvelle musique Le paradoxe que semble contenir lrsquoattaque de Galilei
envers une moderna prattica ayant perdu la grandeur propre agrave la musica antica mise en regard avec la
critique des musiques elles aussi laquo modernes raquo formuleacutee par un deacutefenseur de la polyphonie comme
Artusi nrsquoest qursquoapparent Drsquoune part en effet lrsquoancienne pratique musicale qui est valoriseacutee est
dans un cas celle de lrsquoAntiquiteacute grecque dans lrsquoautre celle de la tradition polyphonique Et drsquoautre
part la musique laquo moderne raquo qui est deacutenonceacutee est bien dans les deux cas une musique joueacutee agrave la
fin du XVIe siegravecle mais il srsquoagit bien sucircr de deux musiques diffeacuterentes
Toutefois pour retrouver la laquo veacuteritable raquo musique il ne suffisait ni drsquoen retrouver les
sources comme lrsquoavait permis Mei ni de se contenter de telles consideacuterations theacuteoriques et
drsquoestimer laquo suffisant de savoir deacutemecircler ce qui eacutetait veacuteritablement ancien de ce qui ne lrsquoeacutetait pas raquo5
Restaurer la capaciteacute de la musique agrave servir le texte et exprimer les passions supposait une maicirctrise
musicale que Galilei ne posseacutedait pas
1 Op cit p 41 2 Galilei Dialogo della musica antica et della moderna p 20 Voir SCHRADE 1981 p 38 3 Agostino Agazzari (1578-1640) Compositeur et organiste nommeacute en 1603 maicirctre de chapelle agrave Rome 4 AGAZZARI 2007 p 11 5 SCHRADE 1981 p 42
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
98
B3 LES MOYENS DE LA MUSIQUE EXPRESSIVE ndash CACCINI
B31 Rheacutetorique et stile rappresentativo
Par quelle meacutethode technique retrouver la puissance eacutemotive attribueacutee agrave la musique de la
Gregravece antique Dans sa deacutedicace de son Euridice agrave Bardi Giulio Caccini (ca 1550-1618) qualifie le
genre drsquoeacutecriture vocale qursquoil a mis au point agrave cette fin par lrsquoexpression laquo stile rappresentativo raquo
Ce qursquoil srsquoagit de repreacutesenter crsquoest lrsquoacircme humaine et ses affects Or drsquoapregraves Aristote dont
lrsquoinfluence est alors tregraves grande (comme nous lrsquoavons vu pour Mei) il existe un certain son qui est
produit par lrsquoecirctre animeacute1 la voix En outre toujours selon Aristote laquo Les sons eacutemis par la voix
sont les symboles des eacutetats de lrsquoacircme raquo 2 cette association eacutetroite entre lrsquoacircme et la voix est alors
courante3 Si le but viseacute est de repreacutesenter lrsquoacircme et ses passions et si la voix est geacuteneacutereacutee par lrsquoacircme
et en symbolise les eacutetats la maniegravere de parler apparaicirct degraves lors comme un modegravele crsquoest pourquoi
Nicola Vicentino surtout connu pour son travail sur les micro-intervalles4 indique eacutegalement
comment il est possible en musique de recourir agrave des meacutethodes emprunteacutees agrave lrsquoart oratoire
profeacuterer doucement et fort rapidement et lentement et selon les paroles modifier la pulsation
pour exprimer les effets des passions de celle-ci () lrsquoexpeacuterience de lrsquoOrateur nous lrsquoenseigne agrave travers
la maniegravere qursquoil a dans lrsquoart oratoire de dire fort puis doucement lentement puis plus vite et par cela
il eacutemeut notablement son auditoire5
Crsquoest bien la rheacutetorique qui est proposeacutee ici comme le modegravele agrave suivre pour produire la
veacuteritable musique tant rechercheacutee Dans sa premiegravere preacuteface au Nuovo musiche (1601) Caccini y fait
clairement reacutefeacuterence
je me suis toujours efforceacute de chercher de nouvelles voies ndash dans la mesure ougrave la nouveauteacute
peut permettre au musicien drsquoatteindre son but plaire et eacutemouvoir les passions de lrsquoacircme6
1 ARISTOTE De lrsquoacircme II 8 5-6 2 ARISTOTE De lrsquointerpreacutetation 16a 3-5 3 Comme dans une lettre de G C Maffei consacreacutee agrave lrsquoapprentissage du chant et indiquant que laquo La voix (comme le dit [Aristote] dans son livre sur lrsquoacircme) est donc un son que geacutenegravere lrsquoacircme par la reacutepercussion de lrsquoair dans la tracheacutee afin de signifier quelque chose raquo Giovanni Camillo Maffei Lettre sur le chant Napoli 1562 Citeacute par HEUILLON 1993 p 27-28 4 Nicola Vicentino (1511-1576) avait eacuteteacute eacutelegraveve de Willaert On le connaicirct eacutegalement pour lrsquoeacutelaboration de divers instruments destineacutes agrave soutenir ses deacutemonstrations concernant les genres chromatiques et enharmonique de la musique grecque comme ce clavecin de 132 touches nommeacute arcicembalo Oxford II p 888 ABROMONT 2001 p 411 5 Vicentino Lrsquoantica musica ridotta alla moderna prattica (1555) Voir HEUILLON 1993 p15 6 CACCINI 1993 p 98
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
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B32 Limites du modegravele oratoire
La question se pose toutefois de savoir comment srsquoarticulent drsquoune part lrsquoattachement de la
musique aux paroles et drsquoautre part la repreacutesentation des passions par la musique Les deux enjeux
sont souvent citeacutes conjointement comme srsquoils allaient neacutecessairement de pair Pourtant si dans le
premier cas crsquoest bien agrave la soumission de la musique agrave la parole que lrsquoon doit la preacutesence de lrsquoart
oratoire dans le second la rheacutetorique joue le rocircle indirect drsquoun modegravele et elle devient proprement
musicale Rien ne devrait imposer par principe que la repreacutesentation des affects implique
exclusivement que lrsquoon imite la voix plutocirct que drsquoautres eacuteleacutements auxquels la musique est
couramment associeacutee (comme les gestes ou la respiration) Et crsquoest pourtant ainsi que les choses
sont preacutesenteacutees laquo Drsquoabord les mots ensuite la musique raquo cette regravegle est le fondement incontesteacute
de la nouvelle pratique de la musique tant attendue par la Camerata Bardi et lrsquoideacutee que la
repreacutesentation des passions puisse reposer sur un principe exteacuterieur agrave la parole (mais propre agrave la
musique) est tout simplement absente Ceci alors mecircme que Galilei lui-mecircme avait bien pris soin
drsquoavertir les musiciens du risque qursquoil y aurait agrave vouloir suivre le texte mot agrave mot et proceacuteder agrave une
succession drsquoaffetti contradictoires il convenait plutocirct de deacutefinir et exprimer uniquement lrsquoaffetto
principal drsquoun passage donneacute du texte1 On peut alors supposer que chez Galilei et nombre de ses
collegravegues le rejet de la polyphonie eacutetait tel que la possibiliteacute de srsquoappuyer sur autre chose que la
parole en quelque domaine que ce soit ndash y compris pour la repreacutesentation drsquoun affetto ndash srsquoen trouvait
ignoreacutee La primauteacute du texte est indiscutable et crsquoest donc drsquoune certaine maniegravere lrsquoideacutee drsquoune
poeacutesie musicale (ou musicaliseacutee) qui domine
Tant dans le madrigal que dans lrsquoair je me suis toujours attacheacute agrave lrsquoimitation du sens du texte
recherchant suivant les sentiments qursquoil manifestait ces notes plus ou moins expressives qui recelaient
une gracircce particuliegravere parce que jrsquoavais cacheacute en elles ndash autant que je le pouvais ndash lrsquoart du contrepoint2
Dans ces conditions on ne sera pas surpris que le stile rappresentativo ait englobeacute plus
speacutecifiquement une technique de chant nommeacutee recitar cantando une deacuteclamation tregraves proche du
texte (mais qui agrave la diffeacuterence du reacutecitatif ne sacrifie aucunement la musicaliteacute) Pour autant si la
rheacutetorique se trouvait appeleacutee agrave fournir un modegravele permettant agrave la fois le suivi du texte verbal et la
repreacutesentation des passions on ne peut consideacuterer que la nouvelle musique ait franchement et
meacutethodiquement deacuteveloppeacute ce modegravele crsquoest plutocirct de lrsquoemploi de certains aspects particuliers de
1 SCHRADE 1981 p 41-42 2 CACCINI 1993 p 91
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
100
la rheacutetorique qursquoil faut parler Chez Caccini par exemple lrsquoapplication des figures rheacutetoriques agrave la
musique est tregraves limiteacutee
Jrsquoassimilerai lrsquousage des figures et des couleurs rheacutetoriques dans lrsquoeacuteloquence aux laquo passaggi raquo
laquo trilli raquo et autres semblables ornements1 que ccedila et lagrave agrave bon escient lrsquoon peut introduire pour lrsquoexpression
des passions2
B33 Pertinence du modegravele oratoire
Caccini mentionne en revanche trois eacuteleacutements veacuteritablement importants pour reacutealiser une
musique expressive laquo le patheacutetique la diversiteacute des aspects qursquoil peut prendre et la sprezzatura raquo3
Ce que Caccini deacutesigne par patheacutetique est laquo une certaine expression du mot et de sa
signification apte agrave eacutemouvoir la passion chez qui lrsquoeacutecoute raquo Crsquoest cette laquo certaine expression raquo qui
tient agrave lrsquointensiteacute du chant4 qui provoquera donc chez lrsquoauditeur lrsquoaffetto voulu ndash lequel est donc
bien ici le mecircme que celui qui est exprimeacute
Le deuxiegraveme eacuteleacutement mentionneacute ndash la diversiteacute dans lrsquoexpression ndash renvoie agrave la notion
rheacutetorique de convenance le style choisi par lrsquoorateur doit ecirctre adapteacute agrave son sujet et plus
preacuteciseacutement lorsqursquoil y a passage drsquoune passion agrave une autre
Quant agrave la notion de sprezzatura elle ressort de lrsquoideacuteal courtisan suivi par Caccini elle fait
reacutefeacuterence agrave un personnage aristocratique largement deacutefini par son apparence Le terme qui deacutesigne
une forme de nonchalance avait eacuteteacute forgeacute par Baldassare Castiglione (1478-1529) dans son traiteacute
du Parfait courtisan5 Castiglione cherchait agrave deacutefinir sous ce terme une forme de gracircce dans le
comportement6 Caccini deacutecide par conseacutequent drsquoadapter une telle maniegravere de cacher lrsquoart par lrsquoart
agrave la musique en suspendant ndash en neacutegligeant en quelque sorte ndash par moment lrsquoapplication stricte
des regravegles musicales ce choix est exposeacute degraves 1601
lrsquoideacutee me vint drsquointroduire une musique drsquoun genre nouveau ougrave lrsquoon pucirct quasi discourir en
musique y adoptant comme je lrsquoai deacutejagrave dit ailleurs certaine noble laquo sprezzatura di canto raquo passant parfois
par des dissonances cependant que la basse tenait la note7
1 Dans sa premiegravere preacuteface du Nuovo musiche Caccini deacutecrit les esclamazioni trilli et gruppi 2 CACCINI 1993 p 120 3 Op cit p 119-120 4 laquo la modulation du piano et du forte raquo CACCINI 1993 p 120 5 Publieacute en 1528 Preacutecisons que si certains aspects du traiteacute de Castiglione illustrent une volonteacute de pure efficaciteacute cette derniegravere tient largement agrave lrsquoenjeu politique de son propos en outre le traiteacute du Parfait courtisan nrsquoen vante pas moins la digniteacute morale de lrsquoorateur 6 Pour Castiglione laquo il faut fuir autant qursquoil est possible comme un eacutecueil tregraves aceacutereacute et dangereux lrsquoaffectation et pour employer peut-ecirctre un mot nouveau faire preuve en toute chose drsquoune certaine sprezzatura qui cache lrsquoart qui montre que ce que lrsquoon a fait et dit est venu sans peine et presque sans y penser Crsquoest de lagrave je crois que deacuterive surtout la gracircce raquo Voir HEUILLON 1993 p 67 7 CACCINI 1993 p 88
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
101
Lrsquoauteur du Nuevo musiche donnera en 1614 dans sa seconde preacuteface une deacutefinition de ce
proceacutedeacute agrave la fois plus technique et plus ouvertement associeacutee agrave la rheacutetorique
La laquo sprezzatura raquo est cette gracircce que lrsquoon confegravere au chant par la diminution des croches et
doubles croches de certaines notes dans le respect de la pulsation lui ocirctant ainsi cette eacutetroite finitude
cette seacutecheresse pour le rendre plaisant libre et meacutelodieux de mecircme que dans le parler commun
lrsquoeacuteloquence et lrsquoinvention rendent eacutevidentes et agreacuteables les choses dont on parle1
On peut preacuteciser que le deacuteveloppement drsquoune musique mise au service de la parole est
contemporain de lrsquousage du continuo (ou laquo basse continue raquo) Si cette maniegravere de jouer existait deacutejagrave
depuis quelques deacutecennies la nouvelle pratique de la musique ndash qui suivait le texte en privileacutegiant
la monodie ndash allait lui donner un essor important
La reacutepartition des rocircles au sein des instruments fait drsquoailleurs ressortir plus clairement la
relation entre la monodie et lrsquoexpression des passions Les instruments sont pour Agazzari diviseacutes
en deux classes ceux qui constituent le fondement et ceux qui constituent lrsquoornement Ceux de la
premiegravere classe sont lrsquoorgue le clavecin le luth le theacuteorbe la harpe etc En drsquoautres termes les
instruments polyphoniques capables de produire lrsquoharmonie La maniegravere dont les instruments
servant le fondement doivent intervenir est la suivante
dans ces situations ils doivent tenir lrsquoharmonie de maniegravere ferme sonore et continuelle pour
soutenir la voix en jouant tantocirct piano tantocirct forte selon la qualiteacute et la quantiteacute des voix du lieux et
de lrsquoœuvre en ne reacutepeacutetant pas trop les notes sur les cordes pendant que la voix fait un passage ou
quelque affect de faccedilon agrave ne pas lrsquointerrompre2
B4 LA THEacuteORIE DES PASSIONS DE LA CAMERATA BARDI
B41 Catharsis
Comme nous lrsquoavons remarqueacute la maniegravere dont les passions sont produites sur lrsquoauditoire
ne suscite aucun deacutebat particulier au sein de la Camerata Bardi
On peut voir dans cet eacutetat de fait comme en ce qui concerne la primauteacute accordeacutee agrave la
parole sur la musique une influence drsquoAristote et plus preacuteciseacutement de son concept de mimesis Le
1 Op cit p 120 2 AGAZZARI 2007 p 6
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
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recours au principe de lrsquoimitation est drsquoailleurs agrave partir du milieu du XVIe siegravecle commun agrave
lrsquoensemble des arts1 Dans la Poeacutetique Aristote expose comment peut ecirctre opeacutereacutee la reacutegulation des
mœurs mais non par une musique qui communiquerait des passions modeacutereacutees faccedilonnant
positivement le caractegravere (comme peuvent le faire certains modes chez Platon ou Aristote lui-
mecircme ndash dans la Politique) Il est question cette fois de purger lrsquoacircme des passions violentes au moyen
de la catharsis Une musique mise au service de la parole interviendrait alors comme le font les arts
poeacutetiques
Si lrsquoon se tourne vers la nature et le fonctionnement des passions afin de comprendre
pourquoi la repreacutesentation drsquoune passion eacutetait supposeacutee eacuteveiller la mecircme chez lrsquoauditoire il nrsquoest
pas difficile de trouver une explication pleinement satisfaisante Agrave titre drsquoexemple un texte de
Lorenzo Giacomini donne en 1586 les indications suivantes
la passion nrsquoest rien drsquoautre que lrsquoagreacutement ou la fuite par lrsquoacircme drsquoun objet quelconque qursquoelle
reconnaicirct comme convenable ou non convenable () De leurs combinaisons [de lrsquoalleacutegresse la tristesse
le plaisir ou la douleur] sont constitueacutees les autres passions qui ne sont ni simples ni pures () [Elles
procegravedent drsquoune] alteacuteration interne des vapeurs ou des qualiteacutes actives par de tristes penseacutees ou par des
accidents exteacuterieurs2
On retrouve dans ces lignes des caracteacuteristiques classiques attribueacutees aux passions la
polariteacute entre le plaisant et le deacuteplaisant la distinction entre passions de bases et passions deacuteriveacutees
leur combinaison le rocircle de pheacutenomegravenes physiologiques Bien des traits mentionneacutes par Giacomini
preacutefigurent drsquoailleurs drsquoautres theacuteories agrave venir Le propos est donc loin drsquoecirctre sans pertinence
Pour autant lrsquoanalyse proposeacute se reacutevegravele surtout centreacutee sur une meacutecanique des passions
consideacutereacutees comme des pathologies dont il conviendrait de se deacutebarrasser
pour eacuteloigner la douleur pour srsquoalleacuteger et se libeacuterer de lrsquoanxieacuteteacute il [le cœur] remue comme
remuent le poumon et les autres organes de la voix lrsquoon pousse alors des cris et des geacutemissements si
lrsquoesprit ne les empecircchent pas Par ces moyens lrsquoacircme chargeacutee de meacutelancolie se deacutecharge et eacutevacue les
penseacutees douloureuses et les afflictions qui eacutetaient en elle Apregraves quoi elle reste libre et leacutegegravere agrave tel point
que mecircme si elle le deacutesirait elle ne pourrait plus pleurer srsquoeacutetant consumeacutees ces vapeurs (matiegravere des
pleurs) qui remplissaient la tecircte () Et cette purgation cet alleacutegement elle les fait avec quelque plaisir
par le moyen des larmes3
1 ACCAOUI 2011 p 515 2 Lorenzo Giacomini dersquoTebalducci Malespini Della purgazione della tragedia 1586 In HEUILLON 1993 p 15 3 HEUILLON 1993 p 16-17
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
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Crsquoest bien lrsquoideacutee de la catharsis qui est reprise et illustreacutee ici (explicitant au passage la
possibiliteacute apparemment contradictoire que lrsquoacircme puisse eacuteprouver laquo quelque plaisir par le moyen
des larmes raquo) Et agrave ce titre le propos de Giacomini donne bien raison au fait que lrsquoon puisse dans
un but moral employer la musique afin de susciter des passions violentes ou neacutegatives Mais cela
nrsquoexplique toujours pas pourquoi lrsquoexpression drsquoune passion deacutetermineacutee devrait eacuteveiller chez
lrsquoauditeur cette mecircme passion Agrave quoi peut tenir ce lien consideacutereacute comme eacutevident entre catharsis et
stile rappresentivo permettant que la premiegravere puisse ecirctre mise en œuvre par le second
B42 Sympathie universelle et physiognomonie
Mecircme si nous ne la trouvons pas expresseacutement formuleacutee lrsquoideacutee stoiumlcienne de sympathie
universelle semble bien procurer un fondement conceptuel Les diverses parties du monde y sont
unies par un mecircme souffle divin Reprise par Plotin la question de la sympathie trouve un eacutecho
favorable agrave la Renaissance agrave travers des auteurs sensibles eacutegalement aux questions drsquoeacutesoteacuterisme
comme lrsquoeacutetait Paracelse
Mais lrsquoinfluence de la notion de physiognomonie est peut-ecirctre plus deacutecisive Heacuteriteacutee de
lrsquoAntiquiteacute (dont un premier traiteacute Physiognomica œuvre du Lyceacutee) et perpeacutetueacutee au Moyen-acircge par
un traiteacute attribueacute faussement agrave Aristote (le Secretum secretorum)1 cette conception eacutetait eacutegalement
bien preacutesente au XVIe siegravecle agrave travers les ouvrages de Cardan2 ou de Della Porta3 La notion drsquoune
telle physiognomonie portait sur la mise en correspondance de la physiologie du visage drsquoune
personne avec son caractegravere Mais elle leacutegitimait plus geacuteneacuteralement lrsquoideacutee que lrsquoon puisse laquo imiter
les passions en repreacutesentant les manifestations de leurs signes exteacuterieurs raquo4 Aussi ne sera-t-on pas
surpris de retrouver chez G Bardi une conception voisine appliqueacutee cette fois au son de la voix
Qui donc ignore que les ivrognes et ceux qui somnolent parlent geacuteneacuteralement dans le grave et
lentement que les hommes importants discourent drsquoune voix meacutediane calme et magnifique et que ceux
qui sont en colegravere ou affligeacutes par de grands maux srsquoexpriment dans lrsquoaigu et de maniegravere animeacutee (concitata)5
Que la relation entre repreacutesentation et communication drsquoun affect srsquoappuie sur le concept
de la sympathie stoiumlcienne ou de lrsquoamitieacute platonicienne il importe ici avant tout de remarquer que
le problegraveme se trouve ignoreacute Mais un tel laquo retour raquo agrave la musique des Anciens est-il bien un retour
1 Voir LOREE 2012 2 De metoposcopia 1558 3 Giambatista Della Porta De humana Physiognomona 1586 4 HEUILLON 1993 p 11 5 Giovanni dersquoBardi Discours envoyeacute agrave Giulio Caccini dit le Romain sur la musique antique et la maniegravere de bien chanter 1578 Ibid
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agrave lrsquoidentique Il se pourrait que le cadre humaniste ait influenceacute un tel mouvement en le centrant
sur lrsquoindividu Comme le remarque aujourdrsquohui F Wolff
Crsquoest avec cette expressiviteacute communicative et cet art total des Anciens que lrsquoon preacutetend
renouer en Italie agrave la fin de la Renaissance () Cependant on infleacutechit inconsciemment la theacuteorie
ancienne La musique laquo repreacutesente raquo des dispositions moins anthropologiques qursquoindividuelles Et moins
des dispositions constantes agrave agir des caractegraveres que des eacutetats passionnels momentaneacutes des eacutemotions1
Pour reacutesumer la situation concernant les bases theacuteoriques sur lesquelles repose lrsquoideacutee drsquoune
identiteacute postuleacutee entre lrsquoaffect exprimeacute et lrsquoaffect ressenti ndash une ideacutee centrale pour les gens comme
Mei Galilei ou Caccini ndash nous dirons qursquoelles ne peuvent ecirctre clairement eacutetablies mais qursquoon trouve
dans le contexte geacuteneacuteral de lrsquoeacutepoque (lrsquoheacuteritage grec ndash Platon Aristote et les Stoiumlciens ndash et la maniegravere
dont il pouvait ecirctre interpreacuteteacute par les philosophes de la Renaissance) un terrain pouvant rendre
compte de la situation Mais ce terrain est-il le seul apanage des membres de la Camerata Bardi
C AVEgraveNEMENT DrsquoUNE SECONDA PRATTICA DE LA MUSIQUE
C1 ARTUSI ET LA DEacuteFENSE DE LrsquoARS PERFECTA
Lrsquoideacutee drsquoune correspondance entre les diverses parties du monde se retrouve bien entendu
eacutegalement dans la tradition de lrsquoharmonie universelle heacuteriteacutee de Pythagore et de Platon Formuleacutee
plus particuliegraverement dans le Timeacutee2 ou dans la Reacutepublique3 cette theacuteorie drsquoune harmonie universelle
1 WOLFF 2015 p 240 Lrsquoauteur souligne agrave ce sujet la diffeacuterence entre la relation de lrsquoart agrave lrsquohumaniteacute conccedilue selon les Anciens (un modegravele geacuteneacuteral) et selon les Modernes (un individu particulier) 2 laquo pour tous les sons agrave la fois rapides et lents qui nous apparaissent agrave la fois aigus et graves et que nous eacuteprouvons tantocirct comme inharmonieux agrave cause de lrsquoheacuteteacuterogeacuteneacuteiteacute du mouvement qursquoils produisent en nous tantocirct comme harmonieux agrave cause de lrsquohomogeacuteneacuteiteacute de ce mouvement raquo PLATON Timeacutee 80a 3 laquo que lrsquohomme juste () se dirige et srsquoordonne lui-mecircme devienne ami pour lui-mecircme et harmonise ces parties qui sont trois tout agrave fait comme les trois termes drsquoune harmonie la plus basse la plus haute et la moyenne ndash et drsquoautres srsquoil en trouve ecirctre dans lrsquointervalle
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se perpeacutetue chez Boegravece et dans la majoriteacute des traiteacutes meacutedieacutevaux On la retrouve comme nous
lrsquoavons constateacute preacuteceacutedemment dans la theacuteorie musicale de Zarlino1 Et elle est preacutesente eacutegalement
chez un de ses anciens eacutelegraveves qui va srsquoopposer aux conceptions et pratiques musicales deacutefendues
par la Camerata Bardi
C11 Lrsquoheacuteritage de Ptoleacutemeacutee
LrsquoArtusi ou des imperfections de la musique moderne est publieacute par Giovanni Maria Artusi (1540-
1613) en 1600 agrave Venise2 Ce texte difficile srsquoil accorde une part tregraves grande agrave de nombreux deacutetails
techniques concernant lrsquoharmonie les modes la maniegravere de chanter et de jouer de diffeacuterents
instruments se preacuteoccupe pourtant largement drsquoenjeux essentiellement philosophiques Il srsquoagit
pour lrsquoauteur de deacutefendre cette theacuteorie zarlinienne largement marqueacutee par la tradition de
lrsquoharmonie universelle la composition ndash et tout particuliegraverement le contrepoint ndash concerne une
musique naturelle ou en drsquoautres termes laquo objective raquo reacutegie de maniegravere arithmeacutetique il y a
laquo exigence drsquouniteacute drsquoharmonie et drsquoeacutequilibre qui permet de relier les dimensions cosmologiques
anthropologiques et spirituelles de la musique raquo3 Crsquoest plus geacuteneacuteralement lrsquoautoriteacute des Anciens et
notamment de Boegravece qursquoArtusi entend faire valoir face agrave ces nouvelles musiques il srsquoen prend
avant tout agrave un compositeur qursquoil ne nomme pas encore expresseacutement
Ancien eacutelegraveve de Zarlino Artusi srsquoeacutetait preacuteceacutedemment opposeacute agrave Vincenzo Galilei un autre
eacutelegraveve de Zarlino qui avait cependant critiqueacute son ancien maicirctre
Il serait toutefois erroneacute de rattacher Artusi tout autant que Zarlino agrave une attitude figeacutee agrave
un respect borneacute des enseignements issus de lrsquoAntiquiteacute mecircme si laquo son intention avoueacutee est de
revenir agrave la theacuteorie musicale grecque alteacutereacutee ndash agrave son avis ndash par les theacuteoriciens du moyen acircge raquo4
Zarlino entendait fonder sa theacuteorie sur des bases rationnelles comme nous lrsquoavons vu il est la
recherche drsquoun ordre naturel de la musique dans lequel cette derniegravere pourrait se reacuteduire au
nombre et il srsquoefforce de reacuteactualiser le contrepoint Artusi pour sa part va srsquoefforcer de preacuteserver
cette exigence
ndash qursquoil lie toutes ces choses ensembles et que lui qui est formeacute de plusieurs il devienne tout agrave fait un modeacutereacute et harmoniseacute raquo PLATON Reacutepublique IV 443d-e 1 Voir VAN WYMEERSCH 1999 p 301 2 Giovanni Artusi LArtusi ovvero Delle imperfezioni della moderna musica 1600 3 BISARO FRANGNE 2008 p 11 4 FUBINI 1983 p 62
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Son texte permet de mieux cerner quelle est la conception philosophique sous-jacente Il
srsquoagit avant tout de celle exposeacutee par Claude Ptoleacutemeacutee dans son Harmonika et relayeacutee par Boegravece
On pourrait preacutesenter les divers courants de la penseacutee grecque de maniegravere tregraves scheacutematique en
eacutenonccedilant les choses ainsi alors que les pythagoriciens prennent en consideacuteration uniquement la
raison et qursquoAristoxegravene disciple drsquoAristote se reacutefegravere aux sens on trouve chez Ptoleacutemeacutee ndash dans la
preacutesentation qursquoen donne Artusi ndash la volonteacute drsquoassocier les deux afin de pleinement rendre compte
de la nature de lrsquoharmonie Vario lrsquoun des deux protagonistes du dialogue de lrsquoArtusi argumente agrave
multiples reprises sur la pertinence de cette derniegravere attitude
consideacuterer uniquement le son comme sujet de la musique est une grande erreur puisqursquoil
appartient seulement au sens de lrsquoouiumle et en constitue lrsquoobjet et consideacuterer uniquement le nombre est
[eacutegalement] une erreur car il appartient seulement agrave la raison il faut alors que le sujet de la musique
soit une troisiegraveme chose composeacutee de ces deux et [que je nomme] le nombre sonore Le nombre sonore
nrsquoest rien drsquoautre que les parties du corps sonore diviseacute lequel recevant la raison de la quantiteacute approprieacutee
discreta nous renseigne avec certitude sur la quantiteacute du son qursquoil produit et sur les nombreux et
diffeacuterents sons de ses parties compareacutees1
Vario constate que pour les theacuteoriciens modernes comme pour les Anciens laquo le jugement
de lrsquoharmonie nrsquoappartient pas seulement au sens de lrsquoouiumle mais aussi agrave la raison raquo2 Aussi lorsque
Artusi observe que laquo Ptoleacutemeacutee a beaucoup plus de partisans qursquoAristoxegravene raquo3 il ne fait guegravere de
doute qursquoil se considegravere du nombre
Quant agrave lrsquoinfluence de Boegravece outre son rocircle de transmetteur et commentateur de Ptoleacutemeacutee
elle se manifeste eacutegalement dans sa conception cosmologique (la tripartition entre musica mundana
musica humana et musica instrumentalis) qui se retrouve dans lrsquoArtusi agrave travers lrsquoimportance du rapport
religieux agrave la musique En effet en eacutevoquant les laquo imperfections de la musique moderne raquo le sous-
titre de lrsquoouvrage met lrsquoaccent sur un choix qui srsquoapparente agrave un peacutecheacute degraves lors que lrsquoimperfection est
ce qui seacutepare lrsquohumain de la perfection divine et de ces imperfections il est bien question de cela
ndash le terme revient sans cesse ndash dans le dialogue de Luca et Vario La musique en effet est
laquo consideacutereacutee comme expression de la perfection du monde cosmique elle participe de la creacuteation
divine raquo4 Elle ne saurait donc ceacuteder agrave la meacutediocriteacute
1 ARTUSI p 153-4 Juste avant Vario indique que laquo comme Ptoleacutemeacutee le dit le sens juge des choses qui concernent la matiegravere et la raison srsquooccupe de la forme raquo Op cit p 153 2 ARTUSI 2008 p 153 3 Op cit p 127 4 BISARO FRANGNE 2008 p 14
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de nombreuses et petites imperfections constituent une imperfection remarquable bien que
ces deacutetails ne gecircnent pas les oreilles des personnes grossiegraveres incapables drsquoune veacuteritable compreacutehension1
C12 Imperfections de la musique moderne
Or il se trouve de nouvelles musiques qui non seulement sont caracteacuteriseacutees par lrsquousage de
diverses imperfections mais dans lesquelles ces derniegraveres sont mecircme revendiqueacutees comme
souhaitables en raison des effets qursquoelles produiraient sur lrsquoauditeur Et les musiciens deacutefendant ce
point de vue privileacutegieraient les sens au deacutetriment de la raison
ils preacutetendent que [leur maniegravere] est la vraie maniegravere de composer ils affirment que cette
nouveauteacute ce nouvel ordre de la composition produit beaucoup drsquoeffets que la musique ordinaire
pleine de si belles et suaves harmonies ne peut ni pourra jamais produire Ils affirment que le sens en
entendant de telles acircpreteacutes se met en mouvement et produit des choses merveilleuses2
La critique drsquoArtusi envers Monteverdi puisque crsquoest de lui dont il srsquoagit porte notamment
sur un usage des dissonances (sans preacuteparations) constituant une forme de meacutepris de regravegles qui en
dernier ressort relegravevent de lrsquoharmonie universelle3
Mais ce meacutepris touche drsquoautres domaines et notamment lrsquousage des modes Une part
importante de la seconde dissertation composant son ouvrage (le dernier tiers)4 est lrsquooccasion pour
Artusi (agrave travers le personnage de Vario) apregraves srsquoecirctre pencheacute sur les genres musicaux heacuteriteacutes de la
theacuteorie grecque (diatonique enharmonique et chromatique) de deacutevelopper une sorte drsquohistoire des
modes Lrsquoexposeacute est long partant des modes grecs srsquoattardant sur Boegravece puis Odon de Cluny et
Lefegravevre drsquoEacutetaples srsquoachevant avec Gaffurius Glarean Zarlino et Salinas
Ce qursquoArtusi reproche aux Modernes crsquoest laquo lrsquoinobservance des modes raquo ils introduisent
de la sorte de regrettables imperfections Les Anciens en effet observaient lrsquoordre du mode associeacute
agrave la meacutelodie concerneacutee (louange agrave un dieu ou un homme ceacutelegravebre chanson nuptiale lamentation)
1 ARTUSI 2008 p 70 2 Op cit p 144 Citeacute eacutegalement par MORRIER 2015 p 41-42 3 Artusi analyse ainsi un passage en observant que laquo la partie aigue nrsquoa aucune correspondance ni proportion harmonique avec la partie grave raquo MORRIER 2015 p42 4 ARTUSI 2008 p 179-207
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Mais quant aux nocirctres [les Modernes] qui font aujourdrsquohui une cantilegravene de quatre cinq modes
ou plus comment nommera-t-on une cantilegravene ainsi faite Srsquoil y eucirct jamais un acircge qui obeacuteit agrave lrsquoomission
des modes crsquoest bien celui-ci1
Cette maniegravere de proceacuteder est drsquoautant moins acceptable que les Modernes laquo font passer
pour lrsquoune des sept merveilles du Monde raquo2 toutes les impertinences qursquoils commettent Aussi doit-
on constater que la conception zarlinienne de la musique deacutefendue par Artusi et celle deacuteveloppeacutee
par les membres de la Camerata fiorentina empruntent bien lrsquoune comme lrsquoautre agrave la rheacutetorique mais
qursquoelles ne suivent pas le mecircme modegravele Alors que Mei Galilei ou Caccini privileacutegient le devoir de
lrsquoorateur qui consiste agrave eacutemouvoir les passions (muovere gli affetti) venant agrave la rheacutetorique par la
meacutediation de la poeacutetique aristoteacutelicienne la rheacutetorique qui intervient chez Zarlino semble
davantage mettre lrsquoaccent sur le plaire et le concilier3 davantage sur lrsquoethos que sur le pathos
Lrsquoimitation des paroles par la musique intervient tout comme dans la nouvelle musique mais
lrsquoobjectif viseacute nrsquoest pas la purgation et la convenance du style au propos doit srsquoopeacuterer dans le
registre de la modeacuteration
Le compositeur doit veiller agrave accompagner autant qursquoil pourra chaque parole de telle maniegravere
que lagrave ougrave elle signifie asprezza durezza crudeltagrave amaritudine amp autres choses semblables lrsquoharmonie lui
soit semblable crsquoest-agrave-dire assez dure et acircpre de faccedilon cependant qursquoelle nrsquooffense pas4
Si Vario rappelle que laquo Le but du Musicien et celui du Poegravete sont le mecircme raquo5 et preacutecise
que drsquoailleurs les deux laquo eacutetaient anciennement une seule et mecircme chose raquo6 ce but commun ne
consiste nullement agrave susciter les passions
Le but du Poegravete est de reacutejouir et de deacutelecter celui du Chanteur et de lrsquoInstrumentiste sera donc
de reacutejouir et de deacutelecter7
Il serait tregraves abusif de reacuteduire le propos drsquoArtusi agrave une attitude laquo reacuteactionnaire raquo face une
musique (celle de Monteverdi essentiellement) qursquoil ne comprend pas celle drsquoun laquo heacuteritier deacutevot
de son propre maicirctre Zarlino raquo8 Le contexte historique dans lequel les attaques drsquoArtusi prennent
1 ARTUSI 2008 p 183 2 Op cit p 184 3 Voir MALHOMME 2002 p 105 4 ZARLINO p 339 in MALHOMME p 2002 p 108 5 ARTUSI 2008 p 63 6 Op cit p 84 7 Op cit p 64 8 BISARO FRANGNE 2008 p 12
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
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place ndash agrave savoir les suites du Concile de Trente et lrsquoeacutetablissement par lrsquoEacuteglise romaine de lrsquoIndex1 ndash
pourrait toutefois donner quelque creacutedit agrave cette figure drsquoun theacuteoricien inquisitorial car la musique
et plus preacuteciseacutement la musique theacuteorique est laquo consideacutereacutee comme expression de la perfection du
monde cosmique elle participe de la Creacuteation divine raquo2 Et les incessantes accusations porteacutees
envers les laquo imperfections raquo ne peuvent qursquoencourager agrave faire entrer Artusi dans ce rocircle
Mais il est clair que la controverse se fonde sur des enjeux autres que des ressorts religieux
ou psychologiques mecircme si la fragiliteacute de la position drsquoArtusi semble aveacutereacutee3 On notera drsquoabord
que le texte ne se reacutesume nullement agrave des attaques gratuites qursquoil est tregraves argumenteacute (lrsquoouvrage
eacutetant drsquoune lecture difficile) et se reacutevegravele finalement assez nuanceacute Ensuite lrsquoapproche deacutefendue se
reacuteclame de Ptoleacutemeacutee en drsquoautres termes est revendiqueacutee la quecircte drsquoune compleacutementariteacute
neacutecessaire entre la raison (tradition pythagoricienne) et les sens (heacuteritage drsquoAristoxegravene)4 Crsquoest
vraisemblablement de ce point de vue qursquoArtusi considegravere que sa deacutemarche est supeacuterieure agrave celle
de ceux qursquoil critique puisque ces derniers cherchant agrave satisfaire leurs caprices tout agrave la fois ne
suivent pas la raison et corrompent les sens en se contentant de vouloir les satisfaire5 Enfin comme
nous lrsquoavons mentionneacute la conception de Zarlino et drsquoArtusi concernant lrsquoutilisation de la
rheacutetorique diffegravere de celle deacutefendue par Mei et Galilei et dont Monteverdi est en quelque sorte le
propagateur
C2 LA RHEacuteTORIQUE MUSICALE DE MONTEVERDI
C21 Leacutegitimation drsquoune pratique musicale centreacutee sur la meacutelodie
Claudio Monteverdi (1567-1643) peut en effet ecirctre consideacutereacute drsquoune certaine maniegravere
comme celui qui va faire pleinement aboutir ce qui avait eacuteteacute penseacute par les membres de la Camerata
fiorentina Mais la maniegravere dont il voit (et preacutesente) sa musique ne possegravede pas le mecircme caractegravere
poleacutemique que les critiques faites par Galilei ou les remontrances drsquoArtusi Monteverdi ne voit pas
dans les deux pratiques musicales qursquoil distingue une situation qui conduirait neacutecessairement agrave
renoncer agrave lrsquoune pour ne conserver que lrsquoautre plutocirct que de disqualifier une polyphonie
1 Index librorum prohibitum ou Index des livres interdits 2 BISARO FRANGNE 2008 p 14 3 Op cit Op cit p 18-19 4 On pourrait toutefois remarquer qursquoune telle compleacutementariteacute entre sens et raison eacutetait au cœur de la theacuteorie drsquoAristoxegravene (Voir
Chap 1 C1 laquo Aristoxegravene de Tarente raquo) 5 ARTUSI 2008 p 47-48
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laquo gothique raquo qursquoil dit respecter et admirer1 il tiendra agrave faire valoir que la pratique qui est la sienne
radicalement diffeacuterente de lrsquoancienne est tout aussi leacutegitime Lors de la publication de son
cinquiegraveme livre de madrigaux il srsquoexprime en effet au sujet des attaques porteacutees par Artusi2 et en
le nommant en ces termes
jrsquoai eacutecrit une reacuteponse par laquelle jrsquoespegravere montrer que je ne compose pas au hasard Degraves que
jrsquoaurai termineacute de lrsquoeacutecrire () je la publierai sous le titre Deuxiegraveme pratique ou Sur la Perfection de la Musique
moderne3
Lrsquoouvrage ici annonceacute ne verra jamais le jour en deacutepit des annonces reacutepeacuteteacutees de
Monteverdi Mais le titre qursquoil entend lui donner pointe le cœur mecircme de la controverse il srsquoagit
clairement drsquoune reacuteponse du berger agrave la bergegravere puisque qursquoil reprend la forme exacte de lrsquoArtusi
ou sur les imperfections de la musique moderne publieacute cinq ans auparavant4 Cette nouvelle musique
devenue donc ceacutelegravebre sous lrsquoexpression de seconda prattica sera cependant preacuteciseacutee par Giulio Cesar
Monteverdi (1573-1631)5 le fregravere de Claudio Ce dernier donne comme leacutegitimation
suppleacutementaire agrave cette nouvelle musique la figure de Cipriano de Rore ainsi que lrsquoautoriteacute de Platon
dont il cite un passage de la Reacutepublique
la meacutelodie est composeacutee de trois eacuteleacutements la parole lrsquoharmonie et le rythme6
Selon Monteverdi il faut retenir ici de Platon qursquoil veut ainsi signifier que la parole est
premiegravere contrairement agrave ce qui se produit dans la prima prattica ougrave la musique domine La formule
de Platon semble drsquoailleurs avoir eacuteteacute si deacutecisive pour Claudio Monteverdi que le traiteacute qursquoil espeacuterait
encore reacutediger en 1633 en aurait tregraves exactement suivi les termes7
En ce qui concerne ces Anciens auxquels prima prattica et seconda prattica pouvaient ecirctre
respectivement rattacheacutees il est clair que lrsquoideacutee de contemplation ou drsquoeacuteterniteacute convenant agrave la
premiegravere lrsquoinscrivait dans la tradition de Pythagore alors que la seconde se fondait sur le
1 Son fregravere Giulio Cesar parlant des deux pratiques musicales laquo Mon fregravere estime les deux il les honore et les loue raquo Citeacute par SCHRADE 1981 p 193 2 Et notamment sur le madrigal Crudata Amarilli le premier du cinquiegraveme livre 3 SCHRADE 1981 p 191 4 Artusi avait eu lrsquooccasion de lire le manuscrit du cinquiegraveme livre de madrigaux ce qui explique que la publication de son ouvrage ait preacuteceacutedeacute de plusieurs anneacutees celle des piegraveces musicales qursquoil y critique Voir SCHRADE 1981 p 190-191 5 Dichiaratione della lettera stampata nel quinto Libro de suoi madrigali preacuteface des Scherzi musicali de C Monteverdi 1607 6 PLATON Reacutepublique livre III 398d 7 laquo ce traiteacute intituleacute Mellodia overo seconda prattica musicale serait diviseacute en trois livres de mecircme que la meacutelodie est diviseacutee en trois eacuteleacutements dans le premier il serait question de lrsquooratione du sens et des proprieacuteteacutes des mots dans le second de lrsquoharmonie dans le troisiegraveme du rythme raquo SCHRADE 1981 p 193
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deacuteroulement du temps et le primat du sens donc en suivant Aristote et Aristoxegravene Traduit dans
la construction musicale le choix de la seconda prattica reposerait sur lrsquoideacutee que laquo lrsquoharmonie est une
puissance qui doit ecirctre actualiseacutee par une meacutelodie raquo1
C22 Invention et disposition
La nouvelle musique composeacutee par Monteverdi qui rencontre ndash au grand regret drsquoArtusi ndash
un succegraves important aupregraves du public signifie lrsquoavegravenement drsquoune conception oratoire de la
musique2 Lrsquoapplication de la rheacutetorique agrave la musique est ainsi une reacutealisation de lrsquoideacutee de poeacutetique
musicale au sens ougrave la musique serait agrave la fois un art poeacutetique (fondeacute sur la parole) et poieacutetique (au
sens ougrave elle relegraveve de la production de la fabrication drsquoune œuvre) Chez Monteverdi les rocircles de
la rheacutetorique et de cette poeacutetique sont drsquoailleurs eacutetroitement lieacutes puisque la musique est envisageacutee
de la recherche des ideacutees jusqursquoagrave son eacutecriture proprement dite En ce sens drsquoailleurs on peut dire
que le travail de Monteverdi poursuit agrave sa maniegravere et en deacutepit des divergences entre les deux
laquo pratiques raquo le projet zarlininien
La rheacutetorique toutefois ne se trouve pas appliqueacutee dans son ensemble seules sont
opeacuteratoires les laquo parties raquo qui relegravevent de lrsquoeacutecriture invention disposition et eacutelocution3
Il faut cependant preacuteciser que cette laquo rheacutetorisation raquo nrsquoest pas theacuteoriseacutee de maniegravere explicite
ou tout au moins qursquoelle ne se concreacutetise pas en Italie sous forme de traiteacutes Que ce soit chez
Monteverdi ou chez Artusi les allusions sont claires mais ne constituent pas vraiment un
vocabulaire technique acheveacute Prenons ce passage de LrsquoArtusi ougrave Luca affirme
Je sais tregraves bien que si le compositeur veut composer une cantilegravene il faut que la premiegravere
chose agrave laquelle il doit penser soit le but Et afin de lrsquoatteindre il doit [preacuteparer] la matiegravere qui lui est
neacutecessaire ensuite par lrsquoinvention [il doit reacutealiser] lrsquoœuvre lui donner la forme qursquoil a deacutejagrave dans lrsquoesprit
et la porte agrave la perfection4
Ce passage illustre assez bien en quoi la production drsquoune piegravece musicale est effectivement
envisageacutee selon un scheacutema qui reprend les diverses parties de la rheacutetorique (conception deacutejagrave agrave
1 BISARO FRANGNE 2008 p 29 2 MORRIER 2015 p 7 3 Dans Monteverdi et lrsquoart de la rheacutetorique Denis Morrier srsquoest attacheacute agrave preacutesenter la seconda prattica drsquoapregraves ce deacutecoupage en srsquoappuyant conjointement sur lrsquoanalyse de piegraveces du compositeur et sur les remarques faites par Artusi Crsquoest de son analyse que nous partons dans les lignes qui suivent 4 ARTUSI 2008 p 64
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
112
lrsquoœuvre chez Zarlino)1 mais sans pour autant que la terminologie employeacutee soit la bonne Dans le
vocabulaire de la rheacutetorique lrsquoinvention2 deacutesigne en effet la recherche des ideacutees ou des arguments
crsquoest la matiegravere du discours qui est en jeu Lrsquoinvention rheacutetorique correspond ainsi dans le propos
de Luca preacuteciseacutement agrave ce qursquoil ne deacutecrit pas comme laquo invention raquo mais agrave lrsquoeacutetape preacuteceacutedente celle
de la preacuteparation de la matiegravere neacutecessaire au compositeur et ce qursquoil nomme laquo invention raquo
correspond agrave la disposition et agrave lrsquoeacutelocution qui sont les eacutetapes suivantes de lrsquoeacutecriture du discours
Le vocabulaire est plus juste pour Monteverdi puisqursquoil distingue bien sous le terme
inventione le laquo processus de recherche (lrsquoinvention) qui preacutecegravede celui de lrsquoeacutecriture raquo3 Il est cependant
agrave noter que lrsquoinvention chez Monteverdi est bien loin drsquoobeacuteir agrave ce que lrsquoon pourrait attendre de
principes issus de lrsquoinfluence de Mei les outils qui constituent lrsquoinvention sont avant tout musicaux
La lecture des lettres adresseacutees par Monteverdi agrave son librettiste Alessandro Striggio indique qursquoil lui
demande de reacutediger son texte en fonction drsquoun plan preacuteeacutetabli selon des principes musicaux Ainsi
laquo la nature du texte est souvent conditionneacutee par des ideacutees musicales preacutealables raquo4 Nous sommes
ici agrave lrsquoopposeacute de la regravegle exigeant que la musique soit au service des paroles
La disposition rheacutetorique nrsquoest pas toujours le principe structurant des œuvres de
Monteverdi qui suit eacutegalement un principe de symeacutetrie que lrsquoon rattacherait plutocirct agrave lrsquoarchitecture5
On trouve neacuteanmoins dans le cas du ceacutelegravebre madrigal Il combattimento di Tancredi e Clorinda un plan
qui reacutepond bien aux regravegles de la rheacutetorique Selon Morrier6 il serait composeacute de sept sections
exordium propositio digressio narratio confirmatio confutatio peroratio On ajoutera que la structure de
lrsquoœuvre semble bien avoir reacutesulteacute drsquoune invention baseacutee sur des choix musicaux dans la mesure ougrave
sa structure est eacutetablie laquo en dehors de toute relation descriptive avec le texte raquo7 et mecircme en
modifiant ce dernier si neacutecessaire8 Dans ce cas on peut donc agrave juste titre parler drsquoune rheacutetorique
proprement musicale et non plus drsquoune musique simplement calqueacutee sur les principes rheacutetoriques
drsquoun discours verbal
C23 Eacutelocution et sprezzatura
1 Le quatriegraveme livre des Institutions harmoniques consacreacute agrave la relation entre texte et musique expose quelles techniques musicales speacutecifiques employer en fonction de paroles cruelles douces ou allegravegres 2 Agrave bien distinguer des laquo inventions musicales raquo de Janequin ou Bach 3 MORRIER 2015 p 91 4 Op cit p 93 5 Crsquoest notamment le cas de lrsquoOrfeo Voir agrave ce sujet lrsquoanalyse donneacute par Denis Morrier MORRIER 2015 p 115-119 6 Voir MORRIER p 2015 107-115 7 SCHRADE 1981 p 320 8 Monteverdi a en effet supprimeacute une strophe du texte du Tasse (Jeacuterusalem deacutelivreacutee) MORRIER 2015 p 107
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
113
Agrave lrsquoinstar de la structure du Combattimento qui peut ecirctre analyseacutee en termes de rheacutetorique la
description drsquoune autre eacutetape rheacutetorique lrsquoeacutelocution pourrait ecirctre envisageacutee Toutefois nous nous
garderons drsquoanticiper sur une situation qui nrsquoest pas celle de lrsquoeacutecriture de Monteverdi En effet il
serait agrave ce stade preacutematureacute de parler de laquo figures de style raquo on pourrait certes parler de figures
mais en preacutecisant alors que ce terme deacutesigne des motifs meacutelodiques consideacutereacutes du point de vue
technique sans qursquoune fonction rheacutetorique leur soit attribueacutee (crsquoest en ce sens que lrsquoexpression de
musique figureacutee ou musica figurata deacutesigne la polyphonie complexe ndash laquo fleurie raquo ndash des franco-
flamands)1 Le terme de laquo figuralisme raquo (ou madrigalisme) est eacutegalement source de confusion
certes nous sommes plus pregraves de lrsquoideacutee drsquoune rheacutetorique musicale puisque dans cette technique
les figures deacutesignent des effets expressifs geacuteneacuteralement descriptifs de paysages de sentiments
drsquoeacuteveacutenements climatiques comme lrsquoorage les notes hautes et basses peuvent deacutenoter
respectivement les anges et le diable etc Toutefois le figuralisme ne cherche pas agrave deacutevelopper un
discours musical mais agrave laquo peindre raquo en musique2 Les deux deacutemarches ne sont pas neacutecessairement
inconciliables mais elles ne sauraient ecirctre assimileacutees lrsquoune agrave lrsquoautre
Il semble bien toutefois que drsquoune maniegravere voisine de celle employeacutee par ses preacutedeacutecesseurs
et contemporains Monteverdi ait bien pratiqueacute une sorte drsquoeacutelocution en musique sans pour autant
en utiliser les termes Crsquoest la comparaison avec les figures deacutecrites au mecircme moment en Allemagne
par Burmeister cette fois dans une deacutemarche fondamentalement rheacutetorique3 qui permet de faire
entrer ces diverses figures (ou ornements) dans le domaine de lrsquoeacutelocution
Les auteurs et compositeurs italiens parleront donc sans les preacutesenter de maniegravere organiseacutee
dans un cadre commun drsquoimitazione4 de fuga ou drsquoesclamatione Quant au figuralisme il se retrouvera
effectivement inteacutegreacute en tant que figure drsquoun discours musical dans le rocircle qui sera qualifieacute
drsquohypotypose (maniegravere de faire apparaicirctre de maniegravere immeacutediate un eacuteleacutement du texte comme srsquoil
eacutetait doueacute de vie)
La conception oratoire de la musique implique aussi que cette derniegravere soit penseacutee en
fonction de lrsquoauditoire agrave qui elle est destineacutee supposant un style adapteacute agrave tel ou tel public Dans le
domaine de la rheacutetorique proprement dite trois genres eacutetaient distingueacutes depuis Aristote
deacutemonstratif (pour louer ou blacircmer) deacutelibeacuteratif (en assembleacutee politique) ou judiciaire Dans le
domaine musical lrsquoeacutequivalent de ce genre de distinction allait ecirctre conccedilu drsquoapregraves trois lieux propres
1 ARNOLD 1983 t II p 183 2 Voir MORRIER 2015 p 14-15 3 Voir chapitre IV C laquo Joaquim Burmeister raquo 4 laquo Lrsquoimitation est ce que lrsquoon retrouve entre deux ou plusieurs parties [qui procegravedent] seulement par les mecircmes degreacutes sans avoir drsquoautres consideacuterations pour les intervalles raquo Artusi LrsquoArte del contraponto fdeg31 citeacute par MORRIER 2015 p 147
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
114
agrave lrsquoexeacutecution drsquoougrave la seacuteparation entre musique drsquoeacuteglise musique de theacuteacirctre et musique de
chambre1
Chez Monteverdi lrsquoauditoire est avant tout aristocratique il srsquoagit de la cour des Gonzague
agrave Mantoue de 1590 agrave 1612 2 puis gracircce agrave son poste de maicirctre de chapelle de Saint-Marc de Venise
de lrsquoentourage du doge3
La musique de Monteverdi eacutetait essentiellement destineacutee agrave un public de courtisans ce qui
semble expliquer qursquoil ait adopteacute cette liberteacute dans le rythme musical vanteacutee par Caccini sous le
terme de sprezzatura Castiglione lui-mecircme avait donneacute son propre avis concernant lrsquoapplication de
la laquo nonchalance raquo du style
continuer dans les consonances parfaites engendre la satieacuteteacute et deacutemontre une harmonie trop
affecteacutee ce que lrsquoon eacutevite en mecirclant les imparfaites on fait ainsi en quelques sortes une comparaison
gracircce agrave laquelle nos oreilles restent mieux suspendues attendent plus avidement et goucirctent les parfaites4
Les observations critiques drsquoArtusi adresseacutees agrave ceux qui tel Monteverdi cherchent laquo des
rencontres de consonances imparfaites raquo pour laquo obtenir ces effets qui satisfont leur caprice raquo5
concernent donc bien la sprezzatura musicale telle qursquoexposeacutee par Castiglione et mise en œuvre par
Caccini ou Monteverdi Mais dans le mecircme temps on a vu comment elle eacutetait bien pour ce dernier
un choix deacutelibeacutereacute et assumeacute La controverse de lrsquoArtusi semble donc bien posseacuteder une dimension
que lrsquoon pourrait qualifier de sociologique Artusi deacutefend une musique qui constituerait gracircce agrave
lrsquoapplication de regravegles une sorte de langue commune alors qursquoagrave la suite de Rore les compositeurs
laquo modernes raquo comme Gesualdo ou Monteverdi seraient des aristocrates conversant entre eux et se
reconnaissant agrave leur style6
C24 La seconda prattica et la theacuteorie des passions
Il apparait toutefois que la maniegravere de composer dans la seconda prattica vise bien avant tout
agrave exprimer les passions Drsquoougrave les pratiques des compositeurs modernes manifestation de leur
1 MORRIER 2015 p 20 2 Voir SCHRADE 1981 p 143-151 3 Op cit 1981 p 249-258 4 Castiglione Le parfait courtisan In MORRIER 2015 p 23 5 ARTUSI 2008 p 101 6 laquo Les excentriciteacutes drsquoeacutecriture des auteurs modernes sont en quelque sorte la marque drsquoappartenance agrave une veacuteritable caste drsquoeacutelus raquo MORRIER 2015 p 81
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
115
eacutelitisme qui se traduirait aussi par une tendance agrave mecircler les genres (diatonique chromatique et
enharmonique)1 ce qui en interdit la compreacutehension Mais Monteverdi emploie souvent des notes
de passage (passi duriusculi) dans ses meacutelodies et il a recours au genre chromatique afin drsquoexprimer
les laquo passions les plus tourmenteacutees raquo2 On observera toutefois qursquoil adopte eacutegalement agrave cette fin
lrsquousage de tel ou tel mode selon le caractegravere qui lui est associeacute Dans lrsquoOrfeo par exemple il recoure
au mode de mi (phrygien) pour son aspect plaintif le mode de do pour lrsquoaction ou le mode de sol
pour les eacutepisodes pastoraux3
Il reste agrave savoir sur quels principes philosophiques eacutetait susceptible de srsquoappuyer
Monteverdi concernant ces passions jouant un tel rocircle dans son œuvre Il nrsquoest pas certain que ces
principes puissent ecirctre simplement assimileacutes agrave ceux que nous avions mentionneacutes preacuteceacutedemment
En effet on peut consideacuterer comme lrsquoont proposeacute Xavier Bisaro et Pierre-Henry Frangne que si
Monteverdi nrsquoa exposeacute par eacutecrit aucune laquo theacuteorie des passions raquo (sa penseacutee se traduisant avant tout
dans sa musique) bien des aspects pourrait srsquoen retrouver chez Descartes4
En premier lieu la musique vise bien agrave eacutemouvoir les passions et doit ecirctre traiteacutee en vue de
lrsquoeffet qursquoelle produit LrsquoAbreacutegeacute de musique deacutebute en caracteacuterisant la musique ainsi
Son objet est le son Sa fin est de plaire et drsquoeacutemouvoir en nous des passions varieacutees Aussi des
chants peuvent-ils ecirctre agrave la fois tristes et plaisants il nrsquoy a rien drsquoeacutetonnant agrave ce qursquoils produisent des
effets si diffeacuterents ainsi les auteurs eacuteleacutegiaques et les acteurs tragiques nous drsquoautant plus qursquoils excitent
en nous davantage de peine5
Les propos de Descartes reacutedigeacutes en 1618-1619 apparaissent ici tout-agrave-fait dans le
prolongement de la conception humaniste heacuteriteacutee de la Renaissance et de lrsquoinfluence de la
rheacutetorique sur la musique Ils en traduisent en outre le caractegravere anthropologique et individuel par
lequel malgreacute la reacutefeacuterence aux Anciens crsquoest bien drsquoune nouvelle musique (et drsquoune nouvelle theacuteorie
musicale) dont il srsquoagit6
1 laquo Je dis qursquoon reconnait lrsquoespegravece par ce qui lui est propre Le propre du genre diatonique est de moduler par tons celui du chromatique par demi-tons et celui de lrsquoenharmonique par diesis Si nous utilisons les intervalles et la modulation qui est propre agrave un genre et en mecircme temps la modulation drsquoun autre genre il faut neacutecessairement dire que crsquoest un meacutelange et non pas un accident surtout lorsque lrsquoon fait beaucoup drsquoimpertinences comme il coutume de le faire aujourdrsquohui ARTUSI 2008 p 137-138 2 MORRIER 2015 p 36 3 Op cit p 77-78 4 Voir BISARO FRANGNE 2008 p 32-35 5 DESCARTES 1987 p 54 6 laquo la musique est une reacutealiteacute entiegraverement anthropologique qui renvoie au statut de fiction la musique ceacuteleste et la musique divine La dichotome antique et meacutedieacutevale qui seacuteparait la musica mundana de la musica humana est alors peacuterimeacutee la musique est tout entiegravere instrumentalis raquo BISARO FRANGNE 2008 p 33
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
116
Lrsquoexpression musicale des passions semble bel et bien lrsquoemporter sur lrsquoharmonie universelle
et lrsquoimportance du nombre tient agrave la perception que nous en procure les sens
Il semble que la voix humaine est pour nous la plus agreacuteable pour cette seule raison que plus
que toute autre elle est conforme agrave nos esprits Peut-ecirctre est-elle encore plus agreacuteable venant drsquoun ami
que drsquoun ennemi du fait de la sympathie et de lrsquoantipathie des passions1
Monteverdi poussera lrsquoideacutee drsquoexprimer les passions par la musique jusqursquoagrave vouloir en
restituer les cheminements Dans une lettre mentionnant le projet drsquoune composition aujourdrsquohui
disparue il indique en effet comment il compte exprimer musicalement une eacutevolution affective
restituant successivement le deacutebut de la colegravere sa progression sa conclusion puis lrsquoeacutepanouissement
de lrsquoamour2 Un tel soucis concernant lrsquoeacutevolution des passions rencontrera un eacutecho important au
XVIIe siegravecle et notamment chez Descartes toujours dans son traiteacute des Passions de lrsquoacircme3
CONCLUSION
La theacuteorie de la musique en Italie est marqueacutee agrave la fin du XVIe siegravecle par une mise en cause
(deacutejagrave latente pour diverses raisons) de la polyphonie au profit drsquoune monodie qui fonde sa
leacutegitimiteacute sur la parole et les inflexions de la voix Cette opposition srsquoest parfois manifesteacutee de
maniegravere conflictuelle (avec Vincenzo Galilei ou Artusi par exemple) elle peut aussi se traduire
drsquoune maniegravere visant la conciliation entre deux pratiques (prima prattica seconda prattica) preacutesenteacutees
par Monteverdi non comme exclusives lrsquoune de lrsquoautre mais reacutepondant agrave des situations diffeacuterentes
Les conceptions intervenant pour rendre compte des effets de la musique peuvent soit
reposer sur des traditions anciennes (comme la physiognomonie) soit sur des ideacutees bien plus
reacutecentes
1 DESCARTES 1987 p 54 2 MORRIER 2015 p 93 3 DESCARTES 1996 On trouve relateacute par exemple agrave lrsquoarticle 201 comment chez certains la colegravere laquo ne dure guegravere agrave cause que la force de la surprise ne continue pas et que sitocirct qursquoils srsquoaperccediloivent que le sujet qui les a facirccheacutes ne les devait pas tant eacutemouvoir ils srsquoen repentent raquo
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
117
CHAPITRE 4 ndash LrsquoESSOR DE LA POEacuteTIQUE MUSICALE
INTRODUCTION
Lrsquoideacutee selon laquelle la musique aurait pour fonction drsquoexprimer les affects humains comme
le fait un discours introduite en Italie pendant la Renaissance conduisit en Allemagne agrave la mise en
place progressive drsquoune rheacutetorique musicale consideacutereacutee dans lrsquoacception la plus forte qursquoune telle
expression puisse laisser supposer plus preacuteciseacutement cela donna lieu effectivement agrave une volonteacute
de laquo rheacutetoriser raquo la musique drsquoen systeacutematiser lrsquoenseignement sur les bases de la rheacutetorique Les
XVIe et XVII
e siegravecles virent lrsquoessor de cette conception de la musique qui vise bien plus qursquoagrave
mentionner une simple analogie entre les deux disciplines Et crsquoest bien dans cette recherche
meacutethodique drsquoune theacuteorie de la musique et drsquoune meacutethode de composition qui seraient
veacuteritablement eacutetablies selon des regravegles issues des arts du trivium (la grammaire et la rheacutetorique)
crsquoest-agrave-dire dans la conception la plus pure ou radicale qui en fut proposeacutee qursquoil nous semble que
puissent ecirctre tireacutes les eacuteleacutements drsquoune deacutefinition aussi complegravete que possible de ce qursquoest (ou devrait
ecirctre) la rheacutetorique musicale
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
120
Dans le cadre de lrsquoAllemagne lutheacuterienne et baroque cette approche est donc plus
speacutecifiquement connue sous le nom de poeacutetique musicale Elle marque de son empreinte les œuvres
de Schutz Buxtehude ou J-S Bach par exemple mais elle srsquoexprime clairement et sans qursquoaucune
confusion soit possible quant agrave ses buts et ses meacutethodes agrave travers la multitude des traiteacutes qui furent
publieacutes agrave cette eacutepoque
A EacuteMERGENCE DrsquoUNE NOUVELLE DISCIPLINE MUSICALE
A1 ORIGINES COMMUNES Agrave LrsquoEUROPE ET SPEacuteCIFIQUES Agrave LrsquoALLEMAGNE
Agrave quelles racines peut-on rattacher cette poeacutetique musicale et le foisonnement drsquoouvrages
auquel elle a donneacute lieu Dans les deux chapitres preacuteceacutedents nous avons insisteacute sur les deux points
qui nous paraissent essentiels pour favoriser lrsquointelligibiliteacute du pheacutenomegravene (a) la volonteacute de
srsquoappuyer sur la musique afin de propager la Parole divine laquelle implique de se donner les
moyens drsquoun veacuteritable laquo discours raquo musical (b) le deacuteveloppement en Italie drsquoune musique
cherchant agrave se fondre dans le discours verbal et ses formes sonores
Nous pouvons toutefois ecirctre plus complet concernant ces racines de la poeacutetique musicale
en y ajoutant drsquoautres eacuteleacutements deacutecisifs qursquoils concernent lrsquoeacutevolution de la musique europeacuteenne ou
le cas bien speacutecifique de lrsquoAllemagne
a) Il faut tout drsquoabord rappeler cette tendance geacuteneacuterale en Europe (plus particuliegraverement
certes en Italie mais aussi en France en Angleterre en Espagne) qui incite agrave prendre sous lrsquoeffet
de la redeacutecouverte des auteurs de lrsquoAntiquiteacute le discours oratoire comme modegravele pour les autres
arts Ce pheacutenomegravene est une des caracteacuteristiques de la Renaissance Il finit par concerner aussi la
musique tardivement mais agrave peu pregraves partout
b) Lrsquoeacutepoque accorde eacutegalement un rocircle preacutepondeacuterant aux affects et plus preacuteciseacutement agrave
lrsquoexpression des affects (affetti affekten passions) Cependant agrave partir du XVIIe siegravecle il ne srsquoagira plus
seulement de les consideacuterer drsquoun point de vue pratique les passions deviendront un sujet drsquoeacutetude
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
121
afin drsquoen comprendre la nature les proprieacuteteacutes les processus et non plus seulement agrave quoi (ou
comment) elles peuvent ecirctre utiliseacutees
c) La rocircle de la raison le fond rationaliste des theacuteoriciens lieacutes agrave la Camerata Bardi qui avait
pousseacute agrave consideacuterer la musique comme devant ecirctre subordonneacutee au modegravele du langage articuleacute
conduit alors de fait agrave consideacuterer la musique comme un art heacuteteacuteronome un art dont les lois
essentielles lui seraient exteacuterieures Lrsquoessor de la rheacutetorique musicale italienne ndash et de la seconda
prattica ndash ne signifie donc nullement que les affects devraient prendre le pas sur la raison bien au
contraire
d) Agrave cela srsquoajoute des traits speacutecifiques agrave la situation allemande les conseacutequences de la
Reacuteforme lutheacuterienne drsquoune part Luther comme nous lrsquoavons vu accorde en effet un rocircle de
premier plan agrave la musique laquo un des plus beaux des plus magnifiques preacutesents de Dieu raquo En outre
il met lrsquoeacutecoute de la parole liturgique au cœur du dispositif de la Reacuteforme liant inseacuteparablement
langage et musique1 Car lrsquoessentiel est dans la vocation que preacutesente pour lui la musique laquo Celui
qui connaicirct la musique est drsquoun bon naturel raquo2
Luther constate heacutelas comme nombre de theacuteoriciens du XVIe siegravecle que lrsquoAllemagne
manque de compositeurs susceptibles drsquohonorer cette attente Crsquoest pour relever un tel deacutefi que va
se deacutevelopper une activiteacute menant agrave la parution de traiteacutes de composition largement organiseacutes
autour de lrsquoeacutetude du contrepoint Le but avoueacute de ces traiteacutes est de former agrave la production agrave la
creacuteation musicale crsquoest-agrave-dire agrave la maicirctrise drsquoune science poiumleacutetique3 plus preacuteciseacutement agrave la maicirctrise
drsquoune musique poeacutetique
e) Enfin agrave la diffeacuterence des musiciens italiens les compositeurs allemands ne pouvaient se
trouver agrave lrsquoaise dans la langue du madrigal comme le preacutecise Gregory Butler
laquo Au deacutebut du XVIIe siegravecle en Allemagne Michael Praetorius et Heinrich Schuumltz soulignaient
la nouveauteacute du langage musical italien empreint de rheacutetorique En Italie ce langage madrigalesque
apparaissait comme une conseacutequence naturelle des relations eacutetroites entre textes poeacutetiques et musique
mais pour les jeunes musiciens allemands il apparaissait comme profondeacutement eacutetranger et neacutecessitait
un enseignement et un apprentissage Crsquoest pourquoi les preacutesentations allemandes de ce langage
tendaient agrave ecirctre agrave la fois didactiques et doctrinaires4 raquo
1 ABROMONT 2001 p 405 Voir aussi sur ce sujet KRAEGE 1983 et GUICHARROUSSE 1995 2 TRACHIER 2001 p 21 3 Selon la conception aristoteacutelicienne les sciences poiumleacutetiques sont en fait des arts Voir ARISTOTE Meacutetaphysique E 1 4 BUTLER 2006 p 644
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
122
Rien nrsquoindique qursquoil y ait jamais eu le projet clairement eacutetabli drsquoune meacutethode de composition
faccedilonneacutee sur la rheacutetorique et qui devait neacutecessairement prendre le nom de poeacutetique musicale Crsquoest
lrsquoeacutevolution de la musique lutheacuterienne au cours du XVIe siegravecle qui conduisit progressivement agrave un
tel reacutesultat lequel allait prendre une forme veacuteritablement aboutie avec Burmeister
A2 REacuteFORME ET POEacuteTIQUE MUSICALE
A21 Lrsquoentourage de Luther
Dans sa volonteacute de donner toute sa place agrave la musique au sein de la Reacuteforme Luther pouvait
compter sur lrsquoaide de plusieurs de ses proches ceci dans tous les aspects que supposait le
deacuteveloppement de cette laquo sorte de Bible pour les ignorants raquo1 On peut citer agrave titre drsquoexemples le
compositeur Johann Walter (1496-1570) qui contribua largement agrave eacutetablir un reacutepertoire de
chorals 2 Martin Agricola (1486-1556) peacutedagogue auteurs de nombreux textes et qui traduisit du
latin agrave lrsquoallemand les termes techniques Georg Rhau (1488-1548) le principal eacutediteur agrave Wittenberg
du lutheacuteranisme pour ce qui concerne la musique On voit de la sorte comment le projet de Luther
concernant lrsquousage de la musique beacuteneacuteficia drsquoun soutien efficace et qui se poursuivit dans les
deacutecennies suivantes notamment gracircce au succegraves de lrsquoErotemata musicae practicae de Lucas Lossius
(1508-1582)3 Mais ce projet passait par une discipline permettant de structurer le discours musical
(la rheacutetorique) et par lrsquoexistence drsquoouvrages susceptibles de dispenser un tel enseignement
A22 De la theacuteologie agrave la rheacutetorique
On trouve degraves les anneacutees 1530 les piegraveces eacuteparses drsquoune rheacutetorique musicale encore agrave lrsquoeacutetat
embryonnaire Dans le Compendium musices de Lampadius (ca 1500-1559)4 par exemple lrsquoauteur
expose et deacutefend les critegraveres de suavitus subtilitas et simplicitas Le souci de theacuteoriser lrsquoarticulation
entre les textes et la musique srsquoeacutetait manifesteacute tregraves tocirct Luther trouvait un relai concernant son ideacutee
du rocircle de la langue vernaculaire chez Sebald Heyden qui reacutecusait pour le chant lrsquousage drsquoune langue
eacutetrangegravere (comme le latin) une telle situation privait en effet les jeunes de la compreacutehension de ce
1 ABROMONT 2001 p 405 2 Et notamment le Geystliches Gesangk Buchleyn tout premier recueil publieacute en 1524 3 Erotemata musicae practicae 1563 Ce traiteacute laquo devient le manuel de base des eacutecoles protestantes raquo ABROMONT 2001 p 409 4 Lampadius Auctor Compendium musices tam figuratis quam planis cantus (1537) Lampdius eacutetait un pasteur theacuteologien theacuteoricien et compositeur allemand
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
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qursquoils chantaient1 Johann Spangenberg (1484-1550) agrave la fois theacuteologien et compositeur exposait
dans son Prosodia (1533) les regravegles de la prosodie dans la polyphonie2
Plus deacutecisif peut-ecirctre les reacuteformes faites par Melanchthon agrave lrsquouniversiteacute de Wittenberg
eacutetaient devenues une reacutefeacuterence un peu partout en Allemagne Aussi comme la rheacutetorique prenait
toute sa place dans lrsquoeacuteducation (en fin de cursus) notamment celle des futurs cantors et comme
elle fournissait les moyens drsquoorganiser une musique destineacutee aux fidegraveles cet enseignement eu une
grande influence sur les theacuteoriciens de lrsquoart musical Or la rheacutetorique de Melanchthon srsquoen tenait
aux trois premiegraveres parties de la rheacutetorique
Lrsquoart de la rheacutetorique est le plus souvent assimileacute agrave trois sujets la deacutetermination du thegraveme la
disposition du sujet et lrsquoexpression Par conseacutequent je ne proposerai aucune regravegle concernant la
meacutemoire et lrsquoaction3
Cette restriction agrave lrsquoeacutecriture du discours devait avoir une forte influence sur ce que serait la
rheacutetorique musicale dans les traiteacutes germaniques puisque lrsquoon y retrouve longtemps la
preacutepondeacuterance de lrsquoinvention de la disposition et de lrsquoeacutelocution
A23 Heacuteritage des traiteacutes anteacuterieurs
Encore fallait-il que ces conceptions trouvent un support la production de traiteacutes de
musique qursquoils furent theacuteoriques (pour les futurs cantors) ou pratique (pour tous) eacutetait en effet
une neacutecessiteacute du point de vue peacutedagogique En ce domaine les musiciens pouvaient compter sur
les nombreux textes produits depuis le XVe siegravecle4 La tradition des ouvrages de Conrad von Zabern5
se perpeacutetuait agrave travers ceux de Johannes Cochlaeus (1479-1552) comme le Tetrachordum musices
(1511) ouvrage destineacute agrave un usage peacutedagogique6 Cochlaeus avait eu pour eacutelegraveve Glarean ainsi que
Sebald Heyden parfois consideacutereacute comme un laquo pionnier raquo de la musicologie7 et qui se montra
favorable au lutheacuteranisme avant de se tourner vers Zwingli Heyden nrsquoeacutetait pas un musicien
professionnel ses premiegraveres publications8 furent des textes theacuteologiques et non des ouvrages de
1 COLLINS-JUDD 2000 p 92 2 ABROMONT 2004 p 405 3 laquo The Art of rhetoric is almost wholly incorporated in three subjects the devising of subject matter arrangement of subject matter and expression Therfore I shall not propound rules for the other two subjects of memory and delivery raquo KNOX 1994 Le terme anglais de delivery peut ecirctre traduit par laquo eacutelocution raquo mais la suite du texte eacutevoque bien lrsquoimitation des orateurs dans lrsquoexercice de leur art ce qui confirme que crsquoest bien de lrsquoaction dont il srsquoagit ici 4 Voir chapitre 1 C34 Vers la poeacutetique musicale 5 Mort entre 1476 et 1481 Le Novellus musicae artis tractatus (ca 1460-1470) est consacreacute au chant liturgique 6 COLLINS-JUDD 2000 p 86 7 Voir DEFORD Ruth I laquo Sebald Heyden (1499-1561) The first historical musicologist raquo (en ligne) 8 Nuremberg fut au mecircme titre que Wittenberg un carrefour concernant lrsquoeacutedition notamment lrsquoeacutedition musicale y furent eacutegalement publieacutes les ouvrages de Cochlaeus Spangenberg Listenius ou H Faber COLLINS-JUDD 2000 p 82-83
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musique comme le Musicae stoicheiosis (1532) Sa conception du rocircle de la musique ne srsquoapparentait
toutefois pas vraiment agrave celle de Luther mais plutocirct agrave celle heacuteriteacutee agrave la fois des Stoiumlciens et de
Platon qursquoelle permette lrsquoapaisement de lrsquoacircme mais que lrsquoon se preacuteserve des dangers qursquoelle pourrait
preacutesenter1
A24 De la musique pratique agrave la poeacutetique musicale
La rheacutetorique pu veacuteritablement ecirctre associeacutee agrave la musique par la redeacutecouverte drsquoune
discipline qui semblait avoir complegravetement disparu avec le Moyen-acircge alors mecircme que Boegravece (qui
lrsquoavait clairement eacutetablie) faisait figure de reacutefeacuterence obligeacutee Il srsquoagit de la musique poeacutetique au
carrefour des musiques theacuteorique et pratique2
On peut trouver une explication agrave cette apparition (ou reacuteapparition) drsquoune branche de la
musique dans le fait que la notion de musica practica ne deacutesignait pas la mecircme chose pour les Italiens
et les Allemands Cette expression concernait pour les Italiens la composition pour les
Allemands elle renvoyait agrave la musique vocale et plus preacuteciseacutement son exeacutecution Il existait donc
une laquo place raquo disponible pour traiter de lrsquoeacutelaboration et lrsquoeacutecriture musicale La premiegravere apparition
de cette nouvelle expression figure chez Nikolaus Listenius (ca 1510-) dans son Rudimenta musicae
(1533)3 Apregraves avoir deacutefini la musique theacuteoreacutetique (laquo dont la finaliteacute est la connaissance raquo) et la
musique pratique (dont la finaliteacute ne se reacutesume pas au savoir-faire mais va jusqursquoagrave lrsquoexeacutecution)
Listenius expose ce qursquoest la poeacutetique musicale
[La musique] poeacutetique est celle qui ne srsquoen tient pas agrave la compreacutehension ni agrave la seule pratique
mais qui conserve quelque chose perdurant apregraves lrsquoexercice drsquoexeacutecution comme quand une musique ou
une chanson de musiciens est composeacutee par quelqursquoun dont le but est une exeacutecution et un
accomplissement complets Cela consiste agrave faire ou construire quelque chose de plus dans cet ouvrage
puis agrave conserver un ouvrage parfait et acheveacute qui agrave deacutefaut serait artificiel comme la mort Crsquoest pourquoi
le musicien poegravete est affaireacute agrave laisser derriegravere lui une chose accomplie Les deux derniegraveres sortes [de
musique ndash pratique et poeacutetique] portent en eux la premiegravere [la musique theacuteoreacutetique] mais le contraire
nrsquoest pas vrai4
1 COLLINS-JUDD 2000 p 92 2 laquo Alors que les auteurs italiens de la Renaissance et du Baroque tendaient agrave adheacuterer agrave la division bipartite de la musique en musica theoritica (naturalis speculativa) et musica practica (artificialis) certains auteurs allemands lutheacuteriens commencegraverent agrave promouvoir une troisiegraveme cateacutegorie la musica poetica Ce genre de musique combinait les veacuteriteacutes eacutetablies de la musica theoretica au concept typique de la Renaissance du compositeur penseacute comme artiste appeleacute agrave reacuteveacuteler la signification du texte dans et par la musique raquo (BARTEL 1997 p 19) 3 Publieacute agrave nouveau en 1537 sous le titre Musica 4 laquo Poetica quae necque rei cognitione neque solo exercitio contenta sed aliquid post laborem relinquit operis ueluti com a quopiam Musica aut Musicum carmen conscribitur cuius finis est opus consumatus et affectum Consistit enim in faciendo siue fabricando hoc est in labore tali qui post se etiam artifice mortuo opus perfectum et absolutum relinquat Vnde Poeticus Musicus qui in
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Dans une telle deacutefinition on reconnaicirctra assez clairement la notion drsquoœuvre musicale telle
qursquoelle est freacutequemment admise de nos jours tout au moins on y reconnait lrsquoideacutee drsquoun reacutesultat
concret ndash celui de lrsquoaction de composer1 Une telle laquo œuvre musicale raquo se caracteacuterise avant tour par
lrsquoautonomie agrave laquelle elle accegravede par son existence propre distincte agrave la fois de son auteur et ses
exeacutecutions On retrouve vingt ans plus tard une tripartition de la musique et une deacutefinition de la
musique poeacutetique qui sont similaires chez Hermann Finck (1527-1558) au deacutebut de son Practica
musica2 Pour Finck la musique poeacutetique laquo faccedilonne les chants et les cantilegravenes raquo consiste agrave laisser
derriegravere elle un ouvrage relegraveve bien de la composition3
Lrsquoexpression musica poetica va donc srsquoinstaller peu agrave peu au sein du monde germanique dans
le langage courant des theacuteoriciens et des cantors jusqursquoagrave devenir le titre mecircme de traiteacutes de
musique Le premier que lrsquoon puisse identifier est le Musica poetica drsquoHeinrich Faber4 en 15485
Lrsquoauteur pour qui la poeacutetique musicale est laquo lrsquoart du faccedilonnage drsquoun poegraveme musical raquo6 y laquo compare
contrepoint improviseacute et musique composeacutee ndash au deacutetriment de la premiegravere selon le point de vue
lutheacuterien et allemand raquo 7
La musique poeacutetique est diviseacutee en deux parties lrsquoimprovisation et la composition ()
Lrsquoimprovisation est la mise en ordre soudaine et impulsive drsquoun chant agrave travers diverses meacutelodies Mais
du fait que cette mise en ordre du chant nrsquoest pas pleinement valideacutee par lrsquoenseignement il nrsquoy a rien de
pire que de conserver cette faccedilon de faire laquelle consiste seulement en une expeacuterience pratique8
Crsquoest toutefois avec Gallus Dressler (1533-158089) que lrsquoon peut veacuteritablement prendre
acte drsquoune discipline ndash la poeacutetique musicale ndash qui srsquoaffirme pleinement qui commence agrave inteacutegrer
negotio aliquid reliquendo uersatur Et habent hae duae posteriores sibi perpetuo coniunctam superiorem sed non e contra raquo LISTENIUS Musica Chap I fa3v-fa4r 1 Le concept drsquoœuvre musicale fait lrsquoobjet drsquoun deacutebat voir agrave ce sujet par exemple lrsquoarticle de Stephen Davies DAVIES 2014 2 Finck Hermann Practicae musicae 1556 Ne pas confondre Hermann Finck avec le compositeur Heinrich Finck (144445-1527) dont il eacutetait le petit-neveu Parmi les compositeurs citeacutes par Finck au deacutebut de son ouvrage figurent agrave peu pregraves tous les grands noms de la polyphonie et notamment Josquin des Preacutes Pierre de la Rue Clemens non Papa et Adrian Willaert 3 laquo Poecircticam que fingit carmina amp cantilenas et post laborem operis fabricati aliquid relinqit estq proprie Componistarum raquo FINCK 1971 laquo Divisio musicae raquo Ajoutons que dans la preacutesentation donneacutee par Finck la musique pratique se subdivise en musica instumentalis et musica vocalis deux expressions qui correspondent au sens que lrsquoon attribue aujourdrsquohui la musique instrumentale est bien celle joueacutee par des instruments de musique et nous ne sommes plus du tout dans le cadre de penseacutee heacuteriteacute de Boegravece 4 Heinich Faber (1500-1552) est eacutegalement lrsquoauteur drsquoun manuel de chant destineacutee aux eacutecoles lutheacuteriennes reacuteimprimeacutes agrave de multiples
reprises et utiliseacute jusqursquoau deacutebut du XVIIe siegravecle le Compendium musicae pro incipientibus 1548 5 Contrairement agrave lrsquoaffirmation de Dietrich Bartel selon qui Dresseler aurait eacuteteacute le premier agrave employer lrsquoexpression de laquo musique poeacutetique raquo pour le titre de son ouvrage de 1563 BARTEL p 20 6 laquo Musica poetica est ars figendi musicum carmen raquo 7 ABROMONT 2001 p 409 8 laquo Dividitur autem musica poetica in duas partes sortisationem et compositionem () Sortistio est subita ac improvisa cantus per diversas melodias ordination Quia vero haeligc ordination canendi non valde probatur eruditis non opus est ut diutius huius rei quaeligque solummodo usu consistit immoremur raquo Faber Heinrich De musica poetica 1548
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des eacuteleacutements venus de la rheacutetorique ainsi qursquoune reacuteflexion sur les relations entre diverses
caracteacuteristiques drsquoune musique et les affects qursquoelle peut susciter
B GALLUS DRESSLER
Un ouvrage de Dressler entre clairement dans la cateacutegorie de ces textes visant agrave la formation
peacutedagogique des futures meacutelopoegravetes Neacute en 1533 en Thuringe1 et baptiseacute suivant le rite catholique
Gallus Dressler avait reccedilu peu apregraves ndash en raison de la reacuteorientation de sa ville natale ndash une eacuteducation
protestante incluant lrsquoenseignement du latin et celui de la musique (il semble avoir eu une existence
mouvementeacutee marqueacutee par les troubles religieux et politiques de lrsquoeacutepoque) Il avait succeacutedeacute en
1558 agrave Martin Agricola comme cantor agrave lrsquoeacutecole latine de Magdebourg et sa premiegravere œuvre
theacuteorique (Practica modorum explicatio ndash ou laquo Explication pratique des modes raquo) avait eacuteteacute publieacutee en
1561 Son deacutecegraves est supposeacute avoir eu lieu entre 1580 et 15892
On peut trouver tout au long de la preacuteface drsquoun autre traiteacute reacutedigeacute par lrsquoauteur un eacutecho de
ce que nous avions signaleacute preacuteceacutedemment sur la fonction deacutevolue agrave la musique dans le contexte de
la Reacuteforme il est en effet preacuteciseacute agrave ce sujet
[La musique] est devenue agrave ce point neacutecessaire que ceux qui ne connaissent point cet art
peuvent difficilement diriger eacutecoles et eacuteglises par ailleurs lrsquoeacutetude de la musique ne profite pas seulement
agrave ceux qui sont chargeacutes de fonctions eccleacutesiastiques et scolastiques mais eacutegalement agrave tous ceux qui
eacutetudient3
Les conseils prodigueacutes par lrsquoauteur soulignent entre autres le caractegravere progressif de
lrsquoenseignement de la musique dans lequel srsquoinscrit son ouvrage
1 Agrave Nebra an der Unsttrut 2 Eacuteleacutements biographiques rapporteacutes par Olivier Trachier Voir TRACHIER 2001 p 1-10 3 DRESSLER 2001 p 91
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B1 LES PRECEPTA MUSICAElig POEumlTICAElig
Il semble que Dressler fut le premier agrave recourir de maniegravere quasi systeacutematique aux principes
de la rheacutetorique notamment agrave employer le terme drsquoinvention1 et agrave fixer lrsquousage de la disposition2
Rendus publics en 1563 ndash mais jamais publieacutes ndash les Praeligcepta muiscaelig poeumlticaelig (laquo Preacuteceptes de
musique poeacutetique raquo) de Dressler sont un manuscrit assez court et diviseacute en quinze chapitres dans
lesquels une place importante est consacreacutee aux questions de consonances et drsquointervalles (chapitres
II agrave VII) et agrave celle de la disposition (un chapitre pour chacune des laquo parties raquo exorde (chap XII)
medium (chap XIII) et terminaison (chap XIV)
Le premier chapitre nous procure une deacutefinition de la musique poeacutetique
Crsquoest lrsquoart drsquoeacutelaborer un poegraveme musical3 Elle se distingue des autres parties de la Musique La
[partie] poeacutetique considegravere la [section] pratique chante Mais celle [qui nous occupe] compose de
nouvelles harmonies et laisse derriegravere elle une œuvre acheveacutee son auteur fucirct-il mort4
La composition est quant agrave elle deacutefinie comme
lrsquoaction de rassembler les diverses parties [vocales] de lrsquoharmonie en un tout gracircce agrave des
consonances diffeacuterentes et en suivant un juste calcul elle apparaicirct sous un seul aspect que lrsquoon nomme
contrepoint5
Cette derniegravere preacutecision met en eacutevidence un aspect de cette discipline musicale auquel
lrsquoauteur des Preacuteceptes ndash tout comme ses successeurs ndash accorde une grande attention le fait que la
piegravece musicale composeacutee selon les meacutethodes de la musique poeacutetique soit laquo acheveacutee raquo crsquoest-agrave-dire
entiegraverement autonome de celui qui lrsquoa composeacutee
Lrsquoexamen du texte de Dressler fait eacutegalement apparaicirctre un trait dominant des ouvrages de
musique poeacutetique de cette peacuteriode agrave savoir le souci porteacute agrave la reacutealisation de ces passages conclusifs
deacutenommeacutes laquo clausules raquo Ce terme issu du lexique propre agrave la rheacutetorique6 renvoie geacuteneacuteralement agrave
la musique meacutedieacutevale7 Lrsquoauteur des Preacuteceptes indiquant la fonction preacutecise de ces clausules reacutevegravele
que le choix de recourir agrave la rheacutetorique va au-delagrave drsquoun simple emprunt ponctuel laquo celles-ci [les
clausules] nrsquoornent pas seulement le chant drsquoune faccedilon admirable mais relient eacutegalement les
1 TRACHIER 2001 p 35 2 Ibid p 38 3 laquo Est ars fingendi musicum carmen raquo 4 DRESSLER 2001 p 97 5 Ibid 6 REY 2000 Vol 1 p 773-774 7 ARNOLD 1983 t 2 p 433
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sections de lrsquoharmonie entiegravere drsquoune maniegravere convenable1 raquo Lrsquoornement renvoie agrave lrsquoeacutelocution
rheacutetorique la convenance deacutesigne lrsquoefficaciteacute de lrsquoargument ou de la figure2 Nous aurions donc
affaire avec ces eacuteleacutements musicaux particuliers agrave des instruments de choix dans la perspective de
la poeacutetique musicale (nous les retrouverons en effet ndash et toujours preacutesenteacutes avec la mecircme insistance
ndash dans le texte de Burmeister) Drsquoailleurs il est preacuteciseacute au chapitre suivant qursquoil faut que les clausules
laquo reacutepondent avec convenance qursquoelles adhegraverent pleinement aux paroles comme au discours
musical raquo3 Cette volonteacute de traiter pleinement la musique comme un discours se manifeste
eacutegalement dans le chapitre consacreacute agrave lrsquoexorde puisque ce dernier doit laquo affirmer le ton raquo un ton
que laquo lrsquoauditeur puisse identifier raquo4
B2 MUSIQUE ET AFFECTS DANS LES PRECEPTA
La question se pose toutefois de savoir quelle importance Dressler accorde au sein drsquoune
musique penseacutee selon les principes de la rheacutetorique agrave la capaciteacute qursquoaurait une telle musique de
susciter des eacutemotions Les indications ne sont pas tregraves nombreuses et crsquoest pour lrsquoessentiel dans le
chapitre XIII ndash consacreacute agrave la laquo Construction du medium raquo ndash qursquoelles sont formuleacutees Sur les cinq
regravegles prescrites par Dressler deux (regravegles 1 et 4) concernent directement lrsquoimportance des affects
de lrsquoauditeur et une autre (regravegle 5) se trouve eacutegalement concerneacutee ndash mecircme si apparaicirct dans le cas
de cette regravegle une ambiguiumlteacute concernant la maniegravere par laquelle les eacutemotions ou affects sont
impliqueacutes dans une discipline rheacutetorique (concernant plus preacuteciseacutement le fait de pouvoir
consideacuterer que la mise en de bonnes dispositions de lrsquoauditeur ferait partie des affects agrave eacuteveiller)
Ces trois regravegles se preacutesentent de la maniegravere qui suit
Premiegravere regravegle Il faut avant tout choisir le ton convenant agrave la matiegravere [du discours] car
certains sont joyeux comme le premier le cinquiegraveme et le huitiegraveme certains sont funestes comme le
second le quatriegraveme et le sixiegraveme et certains sont chagrins ltet austegraveresgt comme le troisiegraveme et le
septiegraveme5 raquo [hellip]
Quatriegraveme regravegle Lorsqursquointerviennent des paroles pleines drsquoemphases il est bienseacuteant
drsquoavancer drsquoun pas ralenti en placcedilant ici ou lagrave quelques pauses geacuteneacuterales ce qui se produit drsquoordinaire
dans les messes en particulier sur le nom de Jeacutesus-Christ [hellip] Il est bienseacuteant aussi de ltfaire montergt
[la musique] quand la matiegravere est joyeuse ou pleine de colegravere et drsquooccuper un registre plus profond pour
exprimer la peine [hellip]
1 DRESSLER 2001 Chap VIII p 141 2 Op cit p 141 n 84 3 DRESSLER 2001 Chap IX p 170 4 Op cit Chap XII p 169 5 Cette classification se retrouve eacutegalement au chap XV p 181
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Cinquiegraveme regravegle Bien que les combinaisons de consonances aient eacuteteacute preacutesenteacutees plus haut
cependant il faut examiner ici encore les consonances qui produisent des harmonies plus douces et celles
qui en fournissent de moins agreacuteables ainsi lrsquoenchaicircnement ou la progression de la tierce vers la quinte
ou de la 10e ltdixiegravemegt vers la 12e [biffeacute diapason] ndash puisque lrsquoappreacuteciation est la mecircme agrave lrsquooctave ndash
produit une sonoriteacute suave1
On peut faire quelques remarques au sujet de ces regravegles La premiegravere nous met en preacutesence
de lrsquoethos des modes cette conception heacuteriteacutee de celle des modes grecs2 qui fut transmise agrave travers
les modes eccleacutesiastiques et que lrsquoon retrouvera encore chez Mersenne ou Kircher3 Telle qursquoelle
apparait chez Dressler crsquoest bien lrsquoideacutee que la formulation drsquoun discours musical dans un mode
donneacute crsquoest-agrave-dire dans un systegraveme drsquointervalles donneacute induit par lui-mecircme chez lrsquoauditeur un eacutetat
eacutemotionnel une humeur geacuteneacuterale En drsquoautres termes il existe certains contextes musicaux qui
sont non rythmiques et qui agrave la fois contribuent agrave eacutetablir une disposition eacutemotionnelle (selon les
eacutecrits des Anciens) et expriment ces dispositions eacutemotionnelles
La regravegle suivante concerne lrsquoaspect dynamique de la musique Un point remarquable est agrave
noter lrsquoauteur preacuteconise le mecircme genre de traitement quand laquo la matiegravere est joyeuse ou pleine de
colegravere raquo On observera donc que mecircme si la similitude entre ces deux eacutemotions en termes
dynamiques nrsquoest pas explicitement formuleacutee elle est implicitement mais indubitablement prise en
compte
La derniegravere des regravegles mentionneacutees expose un trait de la musique qui ne relegraveve peut-ecirctre
pas directement de lrsquoexpression drsquoune eacutemotion ou de la maniegravere de la susciter mais srsquoy apparente
de pregraves ndash agrave moins qursquoil ne relegraveve bien du mecircme domaine de lrsquoaffectif Il srsquoagit de la laquo suaviteacute raquo de la
musique Si lrsquoon srsquoen tient au texte cet aspect de lrsquoart du meacutelopoegravete ne concerne pas les eacutemotions
agrave proprement parler mais lrsquoaspect agreacuteable que doit posseacuteder une cantilegravene nous sommes face agrave ce
devoir de lrsquoorateur qursquoest le placere ou delectare4
En bref deux des devoirs de lrsquoorateur transparaissent dans les recommandations formuleacutees
par Dressler eacutemouvoir (regravegles 1 et 4) et plaire (regravegle 5) Ici nous ne savons pas si ceux deux devoirs
(et plus preacuteciseacutement celui consistant agrave plaire) concernent semblablement les eacutemotions musicales
mais il nrsquoest pas certain que ce soit bien le cas
Si les Preacuteceptes de Dressler se preacutesentent avant tout comme un traiteacute de contrepoint et mecircme
srsquoils ne furent pas publieacutes cet ouvrage ndash qui rend compte de son enseignement agrave ses eacutelegraveves ndash est
1 DRESSLER 2001 Chap XIII p 173 175 2 Voir sur cette question les remarques formuleacutees par Boegravece BOECE pp 23-31 3 Voir Marin Mersenne Harmonie universelle contenant la theacuteorie et la pratique de la musique (1636-1637) et Athanasius Kircher Musurgia universalis sive Ars magna consoni et dissoni (1650) 4 Chez Tinctoris la deacutelectation est provoqueacutee en musique comme dans lrsquoart de lrsquoeacuteloquence par la varieacuteteacute TRACHIER 2001 p 43
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
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sans doute le premier agrave exposer aussi preacuteciseacutement la technique de composition musicale selon les
regravegles de lrsquoeacuteloquence Nombre des termes employeacutes proviennent de Ciceacuteron et Quintilien Enfin
lrsquoauteur reprend la distinction des Anciens entre style orneacute et style seacutevegravere (ou si lrsquoon preacutefegravere entre
lrsquoasianisme et lrsquoatticisme)1 Dans la transposition qursquoil fait de cette distinction concernant la
musique Dressler oppose le style musical de Josquin agrave celui des franco-flamands du XVIe siegravecle
(Clemens Gombert Crecquillon) ndash bien que adoptant en cela le principe deacutefendu par Ciceacuteron
dans LrsquoOrateur (et par Aristote dans la Rheacutetorique Livre III) il penche finalement pour un style
eacutequilibreacute et preacuteserveacute des excegraves respectifs du deacutepouillement et de lrsquoornement il srsquoagit en
lrsquooccurrence drsquoun style incarneacute en musique par Roland de Lassus Dressler apparait comme une
sorte de preacutecurseur drsquoune eacutecriture musicale asservie au texte celui qui ouvre laquo la voie agrave une
codification des moyens2 raquo
B3 DE DRESSLER Agrave BURMEISTER
La fin du XVIe siegravecle voit se deacutevelopper la poeacutetique musicale selon la perspective que lrsquoœuvre
de Dressler avait ouverte une inteacutegration de plus en plus prononceacutee de la rheacutetorique Toutefois
les traiteacutes qui paraissent alors teacutemoignent aussi de lrsquoinfluence de Zarlino Crsquoest le cas de Johannes
Avianus (ca 1555-1617) dans son Isagogegrave in libros musicae poeumlticae 3
Il est le premier theacuteoricien connu agrave ce jour agrave utiliser lrsquoexpression harmonia perfecta pour lrsquoaccord
de tierce et de quinte harmonia imperfecta lui servant agrave deacutesigner lrsquoaccord de tierce et de sixte perfectum
servait jusqursquoalors agrave nommer la tierce majeure imperfectum la tierce mineure4
Sethus Calvisius (1556-1615) cantor agrave Pforta puis agrave Leipzig eacutelabore une theacuteorie qui repose
sur Le institutioni harmonische de Zarlino dans son Melopoiia sive Melodiaelig condendaelig ratio quam vulgo
musicam poeticam vocant5 Dans sa meacutethode Calvisius traite de la proximiteacute entre les mots et la
musique au sein de la composition compare la segmentation drsquoune piegravece musicale et la ponctuation
dans la poeacutesie indique le moyen de restituer la question au sein du langage verbal par lrsquousage drsquoune
cadence imparfaite
1 Voir PERNOT p 112-114 186-192 2 TRACHIER 2001 p 48 3 Avianus Johannes Isagogegrave in libros musicae poeumlticae Erfurt 1581 4 ABROMONT 2001 p 418 5 Melopoeia ou meacutethode pour composer une meacutelodie qui est communeacutement appeleacutee musique poeacutetique Erfurt 1592 Agrave la diffeacuterence de Zarlino toutefois Calvisius considegravere la quarte comme une consonnance Il reprend eacutegalement en le modifiant un systegraveme analogue agrave la solmisation et mis au point par Hubert Waelrand la laquo boceacutedisation raquo ABROMONT 2001 p 419
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C JOACHIM BURMEISTER
C1 MUSICA POETICA ET AUTRES TRAITEacuteS
Autant lrsquoouvrage de Dressler avait le meacuterite drsquoeacutetablir les bases de la musique poeacutetique mais
nrsquoen traccedilait toutefois que les grandes lignes autant la Musica Poetica de Burmeister en propose une
preacutesentation plus eacutetoffeacutee Si Joachim Burmeister (1564-1629) cantor agrave Rostock agrave partir de 1589 et
eacutelegraveve drsquoun disciple de Melanchthon (Lucas Lossius) poursuit agrave certains eacutegards lrsquoentreprise de
Dressler les textes qursquoil publie eacutegalement reacutedigeacutes en latin ne sont plus seulement peacutedagogiques
mais visent eacutegalement un public eacuterudit La traditionnelle opposition entre le theacuteoricien (savant) et
le praticien (ignorant) eacutevolue alors
En deacutepit de la controverse dite du paragone ndash ou laquo parallegravele des arts raquo ndash qui avait vu agrave la
Renaissance la remise en cause par divers artistes (de Vinci Castiglione etc) de la distinction entre
arts libeacuteraux et arts meacutecaniques au profit drsquoun rapprochement entre arts du discours et arts non
verbaux ainsi que celle de la hieacuterarchie des arts la musique conservait en Allemagne une place
preacutepondeacuterante1 Toujours inteacutegreacutee aux arts libeacuteraux elle eacutetait en outre structureacutee en fonction de
lrsquoopposition traditionnelle entre musique theacuteorique et musique pratique la premiegravere eacutetant le
domaine du musicus ndash celui qui deacutetenait la science musicale ndash et la seconde celui du cantor Les
ouvrages de Burmeister cependant srsquoadressent non seulement agrave un simple praticien mais agrave laquo un
amateur passionneacute de musique latiniste au bagage culturel solide souhaitant acqueacuterir une
connaissance technique2 raquo Ainsi agrave la figure du meacutelopoegravete leacutegueacutee par Calvisius Burmeister ajoute-
t-il celle du laquo philomuse raquo (philomusus) celui qui aime la musique crsquoest agrave lui qursquoil srsquoadresse dans ses
divers ouvrages Hypomnematum Musicaelig Poeticaelig (1599) Musica autoscheacutediastikegrave (1601) et Musica Poetica
(1606)3
1 TRACHIER 2001 p 15 2 SUEUR DUBREUIL 2007 p 12 3 Traduits respectivement par les titres suivants Remarques de musique poeacutetique La Musique agrave lrsquoimproviste et La Musique poeacutetique BURMEISTER 2007
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
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Ces textes eacuterudits qui toutefois ne seront pas citeacutes par les theacuteoriciens ulteacuterieurs
deacuteveloppent une conception rheacutetorique avanceacutee et non pas superficielle de la musique Il ne srsquoagit
pas drsquoune approche se bornant agrave eacutenumeacuterer des figures1 mais drsquoun projet visant bien agrave recourir agrave la
meacutethode de la rheacutetorique consideacutereacutee dans son entier afin drsquoatteindre son reacutesultat
La musique poeacutetique (hellip) est cette fameuse partie de la musique qui enseigne comment lrsquoon
doit eacutecrire un poegraveme musical en combinant les sons des meacutelodies pour en faire une harmonie orneacutee de
diverses affections qui constituent les peacuteriodes du discours et ce pour toucher en suscitant des
mouvements de lrsquoacircme varieacutes lrsquoesprit et le cœur des hommes2
La deacutemarche de Burmeister est dans son ensemble similaire agrave celle utiliseacutee dans les classes
de rheacutetorique On observe par exemple un recours freacutequent agrave la meacutemorisation3 au moyen de divers
scheacutemas ou synopsis4 Mais voyons plus preacuteciseacutement en quoi consistent les similitudes entre les
deux disciplines concerneacutees
C2 LA RHEacuteTORIQUE MUSICALE SELON BURMEISTER
Le Musica poetica marque tregraves clairement la veacuteritable entreacutee de la rheacutetorique comme discipline
servant agrave structurer la penseacutee musicale les reacutefeacuterences ne sont plus sporadiques comme chez
Dressler mais revendiqueacutees et permanentes On peut juger de leur rocircle en deux domaines le
recours aux laquo parties raquo de la rheacutetorique qui implique que lrsquoon organise deacutesormais la poeacutetique
musicale selon les scheacutemas de penseacutee de cette derniegravere et lrsquoemploi du vocabulaire de la rheacutetorique
C21 La rheacutetorique comme modegravele organisationnel
Selon les traducteurs de Burmeister Agathe Sueur et Pascal Dubreuil laquo Dans ses grandes
lignes la Musica Poetica imite lrsquoInstitution oratoire de Quintilien raquo5 Si cette observation est fondeacutee il
convient toutefois de preacuteciser en quoi consistent effectivement les laquo grandes lignes raquo Si lrsquoon
procegravede agrave un examen comparatif des deux traiteacutes entre drsquoune part les douze livres de lrsquoInstitution
oratoire et drsquoautre part les seize chapitres de la Musique poeacutetique on constate en effet certaines
similitudes Dans certains cas elles sont eacutevidentes comme dans celui du premier livre consacreacute agrave
1 SUEUR DUBREUIL 2007 p 5 2 BURMEISTER 2007 p 37 3 Concernant la technique dite des laquo lieux raquo se reacutefeacuterer agrave YATES 2008 4 Voir par exemple BURMEISTER 2007 p 110-111 ou p 318-321 5 SUEUR DUBREUIL 2007 p 14
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
133
lrsquoeacuteducation dispenseacutee aux enfants auquel reacutepond le premier chapitre traitant de lrsquoapprentissage de
lrsquoeacutecriture et de la lecture musicale ou celui du contenu des livres IX et XI de Quintilien (figures et
arrangements de mots meacutemorisation et prononciation) que lrsquoon retrouve aiseacutement dans le
chapitre 12 de la Musique poeacutetique (laquo Des figures ou ornements raquo) Dans drsquoautres cas le parallegravele est
valable mais drsquoune maniegravere plus vague au livre II des Institutions on peut faire plus ou moins
correspondre les chapitres 2 agrave 5 du traiteacute musical ndash dans les deux cas sont exposeacutes des rudiments
de lrsquoart concerneacute ainsi que des questions de deacutefinitions Mais drsquoautres cas encore ne permettent
aucune comparaison tout particuliegraverement les chapitres 6 agrave 9 de lrsquoouvrage de Burmeister qui traite
de questions speacutecifiques agrave la musique (transposition des modes etc) En deacutefinitive la comparaison
fait bien apparaicirctre une certaine volonteacute de laquo coller raquo agrave lrsquoenseignement de lrsquoeacuteloquence sans toutefois
que lrsquoenseignement de la musique parvienne agrave entrer dans le laquo moule raquo rheacutetorique De ce point de
vue donc le parallegravele entre les deux disciplines nrsquoest pas veacuteritablement concluant
Il nrsquoen demeure pas moins que les similitudes de meacutethode et plus encore de vocabulaire
sont frappantes Et pour peu que lrsquoon examine aussi les autres textes de Burmeister on srsquoapercevra
qursquoil reprend agrave son compte lrsquoensemble des diverses laquo parties raquo de la rheacutetorique invention
disposition eacutelocution et action
Si le chapitre de la Musique poeacutetique consacreacute agrave la disposition (laquo du poegraveme musical raquo Chap
XV) est assez court1 et si la question de lrsquoinvention est traiteacutee tout aussi briegravevement2 la question
de lrsquoeacutelocution et plus preacuteciseacutement de lrsquoexpression des laquo ideacutees raquo au moyen de figures (laquo Des
ornements ou figures musicales raquo Chap XII) est nettement plus deacuteveloppeacutee3
La figure est deacutefinie classiquement par lrsquoauteur comme laquo un deacuteveloppement musical (hellip)
qui srsquoeacutecarte de la maniegravere simple de composer4 raquo (Crsquoest nous qui soulignons) Les figures peuvent
ecirctre harmoniques meacutelodiques ou participer des deux Burmeister dresse une liste preacutecise pour
chacun de ces cas nommant ainsi un total de vingt-six figures puis il expose de maniegravere
approfondie chacune de ces figures illustrant parfois son propos drsquoun exemple musical La
terminologie de ces figures provient dans la grande majoriteacute des cas du vocabulaire des figures de
rheacutetorique (meacutetalepse noeumlma pleacuteonasme auxegravese hypotypose hyperbole etc) et quelques fois
seulement du lexique purement musical (faux bourdon fugue imaginaire) Nous le verrons ce point
est important
1 Burmeister insiste toutefois sur le rocircle de lrsquoexorde et sur la maniegravere de le composer 2 Voir le chapitre XVI laquo De lrsquoimitation raquo 3 La description des diffeacuterents styles (humble grand moyen et mixte) qui relegraveve aussi de lrsquoeacutelocution est donneacutee eacutegalement au chapitre XVI 4 laquo [] qui a simplici compositionis ratione discedit [] raquo BURMEISTER 2007 p 147
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
134
Enfin la partie de la rheacutetorique nommeacutee laquo action raquo se trouve exposeacutee dans un passage assez
long des Hypomnematum Musicaelig Poeticaelig Il y est question plus preacuteciseacutement de la prononciation du
discours1 Se reacutefeacuterant agrave Ciceacuteron (De Inventione et De la nature des dieux) il indique quels sont les divers
critegraveres distinctifs de la voix dont le critegravere deacutenommeacute laquo sonore raquo qui a pour vertu de rendre la voix
distincte le but rechercheacute est lrsquoeacuteclat de la voix instrumentale que Burmeister nomme
laquo chalcophonie raquo
C22 La rheacutetorique comme reacuteservoir lexical
Agrave la lecture des traiteacutes de Burmeister on est frappeacute par le foisonnement de vocabulaire
musical issu de la rheacutetorique mais aussi de la grammaire Comme nous lrsquoavons signaleacute il en va ainsi
pour le plus grand nombre des figures reacutepertorieacutees dans la Musica poetica Mais ce nrsquoest lagrave qursquoune
infime partie du vocabulaire rencontreacute Ainsi dans son exposeacute des lois de la syntaxe musicale2 un
long deacuteveloppement est consacreacute aux soleacutecismes crsquoest-agrave-dire aux fautes de laquo grammaire raquo
musicales Au nombre de ces fautes on trouve par exemple la tautoeumlpia laquo reacutepeacutetition de consonances
parfaites de la mecircme espegravece selon un mouvement identique3 la syzigia preacutecipiteacutee laquo lorsque des
unissons ou des octaves surviennent plus vite que de raison ou lorsqursquoils durent trop longtemps raquo4
ou encore la catachregravese de la quarte laquelle laquo insegravere une quarte qui jouant le rocircle de fondement se
retrouve placeacutee sous certains sons dans lrsquoharmonie alors qursquoelle ne peut jouer ce rocircle de soutien de
lrsquoharmonie en raison de sa faiblesse5
Face agrave ce laquo deacutemon de la terminologie6 raquo la question se pose de savoir si les innombrables
emprunts possegravedent une veacuteritable leacutegitimiteacute Une reacuteponse est fournie par Burmeister dans les
Remarques de musique poeacutetique Il preacutecise en effet que ses efforts visent agrave ce que
les eacuteleacutements qui sont neacutecessaires et nobles en cet art [lrsquoart de lrsquoharmonie] et qui jusque-lagrave eacutetaient
deacutepourvus de nom speacutecifique puissent en recevoir un de sorte que le discours visant agrave expliquer ces
questions usant de comparaisons ne soit pas entrepris en vain faute drsquoun vocabulaire adapteacute7
1 La prononciation est deacutefinie comme eacutetant laquo lrsquoaction de modeacuterer la voix le visage et le geste accompagneacutee de charme qui si elle est de qualiteacute a pour reacutesultat que les choses paraissent ecirctre conduites par lrsquoesprit raquo BURMEISTER 2007 p 297 2 laquo La syntaxe musicale est la maniegravere de combiner les sons de deux ou plusieurs meacutelodies afin de creacuteer une harmonie en vue du modulamen raquo Op cit p 71 3 Op cit p 85 4 Op cit p 91 5 Op cit p 93 6 SUEUR DUBREUIL 2007 p 14 7 BURMEISTER 2007 p 197 Cette explication est ainsi reformuleacutee dans La Musique agrave lrsquoimproviste laquo En inventant des termes nous nrsquoavons que chercheacute agrave pallier comme nous le pouvions la peacutenurie du vocabulaire qui faisait cruellement deacutefaut raquo Op cit p 217
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
135
Crsquoest Statius Olthoff cantor avant Burmeister agrave Rostock qui dans une lettre adresseacutee agrave ce
dernier complegravete ce premier eacuteleacutement de reacuteponse en lui eacutecrivant laquo tu eacutenonces toutes les matiegraveres agrave
lrsquoaide de vocables adapteacutes et convenables tireacutes du magasin des rheacuteteurs et emprunteacutes aux autres
arts afin qursquoainsi soit minime le risque drsquoerreur et drsquoheacutesitation drsquoordinaire lieacute agrave lrsquoambiguiumlteacute des
termes raquo1
Nous disposons donc drsquoune explication relativement satisfaisante pour lrsquousage massif des
termes de rheacutetorique que fait Burmeister dans ses ouvrages Il permet en effet drsquoaffiner lrsquooutillage
du compositeur dans son entreprise de reacutealisation de poegravemes musicaux il peut de la sorte savoir
preacuteciseacutement agrave quelle technique il a recours et quels effets elle peut provoquer
Toutefois si une telle meacutethode nous confirme la coheacuterence du projet deacutefendu par
Burmeister elle ne met pas directement en lumiegravere les caracteacuteristiques propres agrave lrsquoeacuteveil des affects
qursquoune rheacutetorique musicale serait supposeacutee engendrer Il convient donc drsquoexaminer ce qursquoil en est
vraiment agrave ce sujet
C3 RHEacuteTORIQUE MUSICALE ET EacuteMOTIONS CHEZ BURMEISTER
C31 Affections et affects
Lrsquoeacutetude des traiteacutes fait apparaicirctre que le souci de capter lrsquoauditeur par les eacutemotions est
profondeacutement ancreacute dans la theacuteorie et la pratique qui ici sont deacutefendues On peut ainsi repeacuterer
quelques principes fondamentaux qui traversent les divers traiteacutes de Burmeister
Le premier de ces principes apparaicirct agrave travers lrsquoattention particuliegravere qui est porteacutee aux
clausules ces passages musicaux mentionneacutes preacuteceacutedemment Dans le droit fil de Dressler lrsquoauteur
de la Musique poeacutetique leur confegravere un rocircle essentiel qui irrigue entiegraverement la musique
Une clausule (elle tire son nom de laquo clore raquo) est un petit deacuteveloppement musical constitueacute de
trois parties (autrement dit de trois sons) agrave savoir drsquoun deacutebut drsquoun milieu et drsquoune fin qui sert agrave terminer
les affections des meacutelodies crsquoest-agrave-dire les peacuteriodes et agrave finir lrsquoharmonie elle-mecircme [hellip] Aucune
harmonie ne peut ecirctre deacutepourvue de clausules En effet la clausule est agrave lrsquoharmonie ce que lrsquoacircme est au
corps animeacute Pour ces raisons si lrsquoapprenti veut eacuteviter que ses poegravemes ne paraissent deacutenueacutes de vie il
fera bien de ne jamais neacutegliger les clausules dans le travail syntaxique2
1 Op cit p 201 2 Op cit p 107 113 Ajoutons que lrsquoon tend parfois agrave assimiler abusivement les clausules agrave des cadences En rheacutetorique les clausules deacutegeacuteneacuteregraverent parfois en tics de discours et furent de ce fait critiqueacutees par Quintilien
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
136
Le caractegravere vivant (et donc plaisant) des piegraveces musicales serait ainsi intimement lieacute agrave
lrsquousage permanent et maicirctriseacute des clausules Mais voyons agrave preacutesent un autre terme employeacute par
Burmeister qui correspond agrave ce que lrsquoon peut appeler un concept il srsquoagit de lrsquoaffection musicale
un terme que nous avons deacutejagrave rencontreacute agrave deux reprises chez Burmeister ndash afin de deacutecrire la
poeacutetique musicale et preacuteciseacutement la clausule Voici la deacutefinition qui en est donneacutee
Affection musicale dans une meacutelodie ou une harmonie peacuteriode termineacutee par une clausule
qui eacutemeut et affecte lrsquoesprit et le cœur humains un mouvement [] qui est charmant agreacuteable et plaisant ou au
contraire deacuteplaisant et deacutesagreacuteable agrave la fois pour lrsquooreille et pour le cœur1
Lrsquoaffection (affectio et non affectus) ne revecirct pas ici le sens qursquoon lui connaicirct habituellement
crsquoest-agrave-dire celui de lrsquoeacutetat de ce qui est affecteacute comme par exemple dans une passion de lrsquoacircme
Lrsquoaffection musicale deacutesigne au contraire ce qui affecte On aura aussi remarqueacute qursquoune affection est
caracteacuteriseacutee techniquement parlant par le fait qursquoelle srsquoachegraveve par une clausule Ajoutons enfin que
Burmeister deacutefinit la meacutelodie comme laquo une affection composeacutee de sons (hellip) [qui] engendre des
affects raquo
La meacutelodie eacutetant en elle-mecircme ndash crsquoest-agrave-dire drsquoapregraves les deacutefinitions de Burmeister en toutes
circonstances ndash une affection lrsquoeacuteveil des eacutemotions est donc fondamentalement causeacute par toutes ces
peacuteriodes qursquoachegravevent les clausules les figures de rheacutetorique musicale ne sont que des cas
particuliers des telles affections Il est clair deacutesormais que la poeacutetique musicale est penseacutee agrave la fois
en deacutetail et en profondeur dans la perspective de la mobilisation des affects
Suivons donc comment les affections peuvent ecirctre employeacutees en fonction des deux devoirs
traditionnels de lrsquoorateur
C32 Susciter lrsquoadheacutesion de lrsquoauditeur le devoir de plaire
Le but eacutetant dans ce premier cas de provoquer la deacutelectation il est vraisemblable que cela
doit ecirctre accompli au moyen drsquoaffects agreacuteables2 Afin drsquoy parvenir il conviendra de respecter une
loi syntaxique crsquoest-agrave-dire laquo un principe une regravegle ou encore une convention musicale qui reacutegit
lrsquoassemblement des sons et permet de former une harmonie aux sonoriteacutes suaves raquo3 La suaviteacute
(caractegravere deacutejagrave mentionneacute par Dressler) suscitant les passions douces et qui est opposeacutee agrave la force
(vis) apparaicirct tout au long de la Musica poetica presque comme un synonyme de lrsquoagreacuteable comme
1 BURMEISTER 2007 p 277 La partie de la citation en italique est en allemand dans le texte original 2 Cette eacutequivalence entre lrsquoaffect exprimeacute par la musique et lrsquoaffect reacuteellement eacuteprouveacute par lrsquoauditeur fera preacuteciseacutement lrsquoobjet drsquoune
remise en cause agrave partir du XIXe siegravecle (voir chapitre VII) 3 Op cit p 79
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
137
la principale qualiteacute que doit posseacuteder la musique Par conseacutequent il conviendra drsquoeacuteviter des
situations comme la diplasis des consonances laquelle consiste en un laquo redoublement de consonances
imparfaites mecircleacutees agrave des consonances parfaites (hellip) Crsquoest pourquoi ineacutevitablement plus on
combine des intervalles harmoniques imparfaits moins lrsquoharmonie est suave1
Drsquoautres cas peuvent nuire agrave lrsquoaccueil favorable de lrsquoauditoire Celui eacutevoqueacute plus haut de
la syzigia preacutecipiteacutee soleacutecisme dans lequel on entend lrsquoharmonie qui srsquoest entrelaceacutee sur des sons
semblables entre eux de ce fait laquo les oreilles perccediloivent cela comme quelque chose de
deacutesagreacuteable raquo2 De mecircme si laquo on introduit des intervalles abscons et trop grands () comment une
harmonie peut-elle plaire raquo3
Sans entrer dans le deacutetail ajoutons que lrsquoon trouve aussi chez Burmeister une autre qualiteacute
fondamentale mentionneacutee sous le terme de summetria la proportion ou symeacutetrie on notera qursquoagrave
cette occasion la musique est plutocirct consideacutereacutee en termes matheacutematiques que discursifs crsquoest-agrave-
dire selon son statut de science du quadrivium4
Lrsquoadheacutesion de lrsquoauditeur deacutepend en outre de la disposition du poegraveme musical Lrsquoexorde
laquo premiegravere affection du poegraveme raquo est ici deacutecisive puisqursquoelle laquo sert agrave rendre les oreilles et lrsquoesprit de
lrsquoauditeur attentifs au discours musical et agrave capter sa bienveillance raquo5 Quant au medium le laquo corps
des cantilegravenes raquo il faut eacuteviter qursquoil laquo prenne de trop grandes proportions de peur que trop
deacuteveloppeacute il ne suscite le deacutegoucirct chez lrsquoauditeur raquo6
C33 Eacuteveiller les passions de lrsquoauditeur le devoir drsquoeacutemouvoir
Toutefois la maicirctrise de la musique poeacutetique nrsquoa pas seulement vocation agrave mettre lrsquoauditoire
dans une disposition favorable agrave lui plaire et pour cela agrave eacuteveiller des affects positifs Il faut aussi
lrsquoeacutemouvoir crsquoest-agrave-dire provoquer chez lui divers eacutetats affectifs ce qui peut ecirctre obtenu par divers
moyens qursquoil srsquoagisse (lagrave aussi agrave certains eacutegards) de la mise en condition de lrsquoauditeur ou de
lrsquoexpression de multiples eacutemotions particuliegraveres Burmeister rappelle notamment la position
deacutefendue par Platon en regard de la fonction eacutethique remplie par la musique Il maintient aussi
1 Op cit p 95 2 Op cit p 91 3 Op cit p 101 4 Op cit p 209 5 Op cit p 177 6 Op cit p 179
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
138
lrsquoanecdote ceacutelegravebre drsquoapregraves laquelle Pythagore ndash dans la version qursquoil donne ndash aurait su calmer un
jeune homme ivre gracircce agrave un air joueacute en mode phrygien avec un rythme spondeacute1
Burmeister reprend donc ici sans surprise le point de vue des Anciens sur lrsquoethos des modes
Ces derniers doivent ecirctre accommodeacutes aux matiegraveres (aux textes) leur correspondant selon qursquoelles
sont joyeuses et allegravegres tragiques et agiteacutees propices agrave la lamentation et aux larmes etc2
Enfin rappelons que toute la partie concernant lrsquoeacutelocution (le choix du style lrsquoutilisation
des figures mentionneacutees plus haut) a pour activiteacute principale de mettre en œuvre les techniques
suscitant les passions Il en va de mecircme pour la partie de la rheacutetorique nommeacutee action dont fait
partie la prononciation laquo La prononciation qui suscite les passions est lrsquoaction de modeacuterer la voix
conjugueacutee agrave lrsquoapparat en vue de susciter les passions Lrsquoapparat est une ornementation qui par les
gestes et lrsquoeacutenonciation mecircme de la voix srsquoajoute agrave la prononciation de la musique raquo3
CONCLUSION
La poeacutetique musicale de Joachim Burmeister peut ecirctre consideacutereacutee comme un projet
authentique de rheacutetorique musicale deacuteveloppeacute et solidement articuleacute dans lequel les parties de la
rheacutetorique sont toutes mises agrave contribution Mecircme si lrsquoapplication de la rheacutetorique agrave la composition
musicale nrsquoest pas complegravete elle est pousseacutee nettement plus loin que chez Dressler En outre la
preacutesentation drsquoune liste tregraves eacutetoffeacutee de figures de rheacutetorique musicale caracteacuteristique souvent
mentionneacutee quand on eacutevoque Burmeister ne doit pas masquer le sens reacuteel de la deacutemarche
lrsquoessentiel nrsquoest pas dans la maicirctrise des figures mais dans la compreacutehension des concepts et
des notions-clefs de la rheacutetorique compreacutehension permettant de passer de la theacuteorie agrave lrsquoactio sans qursquoil
y ait rupture4
Ajoutons que lrsquoarticulation de lrsquoart de lrsquoeacuteloquence et de la musique permet aussi de fournir
agrave la seconde toute la richesse lexicale du premier et que la mobilisation des affects chez lrsquoauditeur
est bel et bien au cœur de lrsquoenseignement proposeacute Avec Burmeister la rheacutetorique musicale est
pour ainsi dire sortie de son enfance
1 Op cit p 213 Drsquoapregraves Boegravece lrsquohistoire eacutetait un peu diffeacuterente puisque le jeune homme laquo avait eacuteteacute exciteacute par un chant en mode phrygien raquo et que Pythagore lrsquoaurait calmeacute laquo en reacutepondant sur un megravetre spondaiumlque raquo BOECE p 27 Voir aussi plus haut Chap I B11 laquo Damon drsquoAthegravenes raquo 2 BURMEISTER 2007 p 127 3 Op cit p 303 4 SUEUR DUBREUIL 2007 p 19
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
139
CHAPITRE 5 ndash RHEacuteTORIQUE MUSIQUE ET FIGURENLEHRE
INTRODUCTION
Sans aller jusqursquoagrave qualifier Burmeister de laquo fondateur raquo de la rheacutetorique musicale il est
indeacuteniable que ses traiteacutes marquent une eacutetape deacutecisive du point de vue qui nous occupe il est en
effet le premier agrave organiser une meacutethode de composition musicale agrave partir de la rheacutetorique dans le
cadre drsquoune discipline qursquoil nomme musica poetica et drsquoune maniegravere incontestable (la rheacutetorique eacutetait
encore timide chez Dressler) de plus il agit agrave la fois en cantor lutheacuterien en peacutedagogue et en
humaniste
En faisant entrer la musique dans les cateacutegories et la terminologie de la rheacutetorique
Burmeister contribue agrave faire entrer la musique au sein des humaniteacutes1 En ce sens il se reacutevegravele
comme un homme de la Renaissance soucieux de contribuer au savoir du laquo philomuse raquo
multipliant pour cela dans ses ouvrages le recours agrave des meacutethodes stimulant meacutemoire visuelle
(tableaux scheacutemas) dans la tradition de lrsquoart ndash rheacutetorique ndash de la meacutemoire2
1 BARTEL 1997 p 93 2 SUEUR DUBREUIL 2007 p 13
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
142
Burmeister est eacutegalement un continuateur de lrsquoentreprise visant agrave lier eacutetroitement la musique
agrave lrsquoenseignement et la propagation de la foi dans le cadre de la Reacuteforme lutheacuterienne ce que nous
avons nommeacute laquo preacutedication musicale raquo Sa formation de cantor lui en donnait les moyens puisque
sa formation avait associeacute theacuteologie lettres (dont la rheacutetorique) et musique et que ses traiteacutes
peuvent ecirctre vus comme un reacutesultat finalement logique de son cursus Il est donc bien en ce sens
lrsquoheacuteritier des travaux de theacuteorisation et de peacutedagogie musicale drsquoAgricola Lossius ou Dressler
Crsquoest cette compleacutementariteacute entre les divers fils constituant la poeacutetique musicale de
lrsquoAllemagne baroque qui incite agrave reconnaicirctre agrave Burmeister un rocircle majeur Toutefois on se doit de
noter que lrsquoexpression de laquo rheacutetorique musicale raquo pour deacutesigner ce qursquoil propose nrsquoest pas
pleinement satisfaisant
On remarquera tout drsquoabord que son travail semble avoir eacuteteacute totalement hermeacutetique agrave ce
qui se deacuteroulait tregraves exactement agrave la mecircme eacutepoque en Italie Quelques rares noms de compositeurs
italiens sont simplement citeacutes agrave la fin de la Musica poetica dont le madrigaliste Luca Marenzio (1554-
1599) 1 mais aucune trace de ce qui se deacuteroulait agrave Venise ou Florence Il est manifeste que lrsquounivers
de Burmeister est celui de la polyphonie (les auteurs citeacutes sont surtout Lassus Clemens non Papa
et Dressler) Si rheacutetorique musicale il y a elle semble donc nrsquoavoir aucunement beacuteneacuteficieacute de la
reacuteflexion meneacutee par Mei ou Galilei ainsi que des nouveauteacutes de Monteverdi
Ensuite il y a quelque chose de preacutecipiteacute dans lrsquoexpression de rheacutetorique musicale chez
Burmeister non seulement ne sont vraiment traiteacutes dans ses ouvrages que deux parties de la
rheacutetorique (disposition et eacutelocution) mais surtout le souci principal semble avoir eacuteteacute de donner agrave
la musique une terminologie Comme nous lrsquoavons vu au chapitre preacuteceacutedent lagrave est la fonction
centrale de la rheacutetorique chez Burmeister
Enfin la question se pose de la posteacuteriteacute de ses travaux Selon Sueur et Dubreuil si elle
constitue un eacuteclairage tregraves utile pour les recherches actuelles lrsquoœuvre de Burmeister pourrait nrsquoavoir
eu que peu ndash ou pas ndash drsquoeacutecho chez les auteurs suivants puisqursquoon en trouve aucun eacutecho chez
Bernhard ou Mattheson Nous verrons que ce point de vue est incomplet lrsquoœuvre de Burmeister
(et notamment sa liste du figures) eacutetait connue drsquoau moins un autre theacuteoricien J Thuringus qui la
pris en compte pour sa propre Figurenlehre mecircme si le nom de Burmeister nrsquoapparaicirct plus dans les
traiteacutes qui le suivent son influence demeure
1 BURMEISTER 2007 p 183 185
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
143
A LA RHEacuteTORIQUE DE LrsquoANTIQUITEacute
Lrsquoobservation que nous venons de faire selon laquelle la poeacutetique musicale de Burmeister
offrirait bien une discipline pour la musique et son usage religieux mais ne saurait ecirctre veacuteritablement
qualifieacutee de laquo rheacutetorique raquo appelle alors un questionnement En quoi pourrait consister une
veacuteritable rheacutetorique musicale Quelles seraient ses caracteacuteristiques
Afin de pouvoir reacutepondre nous proposons drsquoen revenir preacutealablement agrave la rheacutetorique elle-
mecircme et plus exactement agrave la rheacutetorique de lrsquoAntiquiteacute qui ndash essentiellement agrave partir de Burmeister
ndash sert de modegravele aux auteurs des traiteacutes de poeacutetique musicale Nous serons alors en position
drsquoexaminer quelles sont les relations qui existent entre rheacutetorique et musique
A1 SENS ET ORIGINES DE LA RHEacuteTORIQUE
Trois sens distincts peuvent ecirctre attribueacutes agrave la rheacutetorique1 Au sens le plus courant il srsquoagit
de lrsquoart du discours (bene dicendi scientia) crsquoest en premier lieu ce sens qui nous inteacuteressera puisque
nous nous attacherons agrave lrsquoeacutevolution de cet art On ajoutera qursquoil est un art agrave vocation essentiellement
pratique ndash si lrsquoon se reacutefegravere agrave la deacutefinition de Quintilien2
Deux autres sens peuvent ecirctre donneacutes agrave la rheacutetorique Elle peut aussi ecirctre lrsquoenseignement de lrsquoart
du discours ce qui implique sa pleine connaissance ou encore le fait drsquoavoir deacutecouvert ses
proceacutedeacutes Enfin la rheacutetorique peut ecirctre une theacuteorie du discours persuasif lrsquoideacutee est ici non pas de
pratiquer lrsquoart oratoire (en lrsquoeffectuant ou en le transmettant) mais de lrsquoeacutetudier et de le comprendre
la rheacutetorique est alors explicative ndash ce dernier sens deacutesignant non seulement la connaissance du
systegraveme de la rheacutetorique de tout ce qui la constitue mais aussi de son fonctionnement3
On peut la caracteacuteriser4 drsquoune premiegravere maniegravere la plus eacutevidente en la deacutefinissant comme
art ou technique de la persuasion par le discours5 Cet art oratoire use drsquoeffets que doit produire le
discours sur son auditoire il vise autant agrave eacutemouvoir qursquoagrave convaincre On rattache geacuteneacuteralement
ses origines agrave deux traditions distinctes la sophistique et le stoiumlcisme
1 REBOUL 1984 p 6 2 La division des arts selon Quintilien est la suivante arts theacuteoriques (laquo connaissance et appreacuteciation des choses raquo) arts pratiques (consistent entiegraverement dans lrsquoaction) arts effectifs (exeacutecution drsquoun ouvrage visible) La rheacutetorique tient en partie aux trois sortes mais pour lrsquoessentiel laquo comme lœuvre de la rheacutetorique consiste principalement dans laction je lappellerai un art pratique ou administratif car ce nom signifie la mecircme chose raquo QUINTILIEN Institutions oratoire Livre II Chap XVIII 3 laquo la rheacutetorique nrsquoest pas normative mais explicative raquo Voir Reboul 1984 p 6 4 De rhecirctorikecirc (teknecirc) laquo art oratoire raquo 5 REBOUL 1991 p 5
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
144
La rheacutetorique consideacutereacutee dans sa deacutefinition sophistique se trouve eacutetroitement lieacutee agrave la
persuasion obtenue si neacutecessaire par la manipulation de lrsquoauditoire1 Ce versant de la rheacutetorique
met en avant le lien existant entre lrsquoorateur et son public et donc sur les affects de ce dernier
comme lrsquoa fait remarquer Joeumllle Gardes-Tamine2
Lrsquoautre source de la rheacutetorique reacuteside dans le stoiumlcisme de Ciceacuteron ou de Quintilien elle
deacutefinit la rheacutetorique comme laquo art du bien dit raquo Crsquoest dans ce cas le discours lui-mecircme qui est mis
en avant il srsquoappuie sur la grammaire et possegravede une importante fonction eacuteducative et morale La
rheacutetorique se trouvera donc toujours comme eacutecarteleacutee entre les aspects proprement philosophiques
qursquoelle veacutehicule (et que lrsquoon retrouve preacutesents dans les deacutebats actuels concernant la philosophie du
langage) et la suspicion qursquoelle eacuteveille freacutequemment
A2 LA RHEacuteTORIQUE GRECQUE
Le nom de Gorgias (485-374) est largement associeacute agrave des questions propres agrave lrsquoeacutelocution ndash
le style et les figures de style On parle drsquoailleurs laquo de gorgianisme pour caracteacuteriser un discours
particuliegraverement eacuteloquent raquo ou de laquo figures gorgianiques raquo3 Jugeant que les figures de la rheacutetorique
touchaient directement lrsquoacircme4 il fut le premier agrave rapprocher discours et poeacutesie5 comparant la
persuasion agrave la meacutedecine En effet pour Gorgias la puissance du langage reacuteside dans la persuasion6
La figure du sophiste nous apparaicirct traditionnellement sous un jour neacutegatif en raison
notamment de lrsquoattaque meneacutee par Platon agrave son eacutegard Toutefois si Platon voit le sophiste comme
une caricature du philosophe comme un illusionniste7 son contemporain Isocrate (436-338) qui
aurait eacuteteacute eacutelegraveve de Prodicos et Gorgias8 se deacutemarque de cette condamnation (bien qursquoil rejette les
1 Et notamment en leurrant son lrsquoauditoire voir agrave ce sujet par exemple Platon (laquo Par la force de leur discours ils [Tisias et Gorgias] font paraicirctre petites les grandes choses et grandes les petites ils donnent agrave la nouveauteacute un ton archaiumlsant et agrave son contraire un ton nouveau raquo PLATON Phegravedre 267 a) ou Aristote (laquo comme dans lrsquoeacuteristique ce qui produit la duperie crsquoest ce qursquoon nrsquoajoute pas () Aussi srsquoindignait-on justement de la profession de Protagoras car crsquoest un leurre un faux-semblant de vraisemblance qui ne se trouve dans aucun autre art que la Rheacutetorique et lrsquoEacuteristique raquo ARISTOTE Rheacutetorique 1402 a) 2 laquo En utilisant des termes modernes on pourrait dire que la rheacutetorique se relie agrave la psychologie et agrave la sociologie Elle srsquoappuie eacutevidemment sur les meacutecanismes de la persuasion qui sont logiques raquo GARDES-TAMINE 1996 p 8 3 DANBLON 2005 p 28 PERNOT 2000 p 34 4 DANBLON 2005 p 28 5 GARDES-TAMINE 1996 p 24 6 laquo le langage exerce une violente contrainte sur lrsquoacircme comparable agrave lrsquoaction des drogues sur le corps et aux arts de sorcellerie et de magie il suscite ou supprime des opinions et des eacutemotions il prend des formes multiples parmi lesquelles la poeacutesie les incantations les discours eacutecrits avec art que lrsquoon prononce dans les deacutebats les controverses des philosophes raquo GORGIAS Eacuteloge drsquoHeacutelegravene 8-14 Voir PERNOT 2000 p 33 7 Voir agrave ce sujet la fin du Sophiste 8 PERNOT 2000 p 47
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
145
travers des sophistes comme la grandiloquence) Il cherche agrave moraliser la rheacutetorique agrave lrsquoidentifier
agrave la philosophie lrsquoharmonie devient alors la valeur centrale1
Face agrave cette controverse lrsquoattitude drsquoAristote se deacutemarque assez nettement puisque crsquoest
sur le plan de lrsquoaction qursquoil en pose les enjeux Il refuse en effet agrave la rheacutetorique le statut de science
preacutefeacuterant la deacutefinir comme art ou technique de persuasion Elle ne srsquooccupe pas de veacuteriteacute absolue
mais des affaires humaines (lrsquoauditoire doit donc y ecirctre pleinement pris en compte) Sa Rheacutetorique
reacutedigeacutee en vue drsquoun travail drsquoenseignement2 est geacuteneacuteralement consideacutereacutee comme lrsquoouvrage
fondateur de la theacuteorie de lrsquoargumentation ou si lrsquoon preacutefegravere le couronnement de la rheacutetorique
grecque3 Le premier livre concerne le raisonnement et les genres oratoires le deuxiegraveme propose
une theacuteorie des eacutemotions le troisiegraveme est consacreacute au style aux figures et aux parties du discours
Les trois eacuteleacutements qui structurent la penseacutee grecque concernant le discours crsquoest-agrave-dire
lrsquoethos le logos et le pathos font systegraveme dans la theacuteorie drsquoAristote Ces trois eacuteleacutements que lrsquoon peut
traduire par les fonctions respectives de lrsquoorateur de lrsquoargument et de lrsquoauditoire correspondent
aux divers moyens permettant la persuasion moyens qursquoAristote nomme preuves 4
Les preuves administreacutees par le moyen du discours sont de trois espegraveces les premiegraveres
consistent dans le caractegravere de lrsquoorateur les secondes dans les dispositions ougrave lrsquoon met lrsquoauditeur les
troisiegravemes dans le discours mecircme parce qursquoil deacutemontre ou paraicirct deacutemontrer5
Drsquoun cocircteacute en effet lrsquoorateur doit inspirer la confiance cet objectif deacutependra du
laquo caractegravere raquo qursquoil saura offrir agrave son auditoire un caractegravere qui sera construit dans le discours et en
sera ainsi un effet de lrsquoautre cocircteacute il importera de mettre lrsquoauditoire en disposition dans un eacutetat
eacutemotionnel donneacute en eacuteveillant chez lui diverses passions
A3 LA RHEacuteTORIQUE LATINE
1 Isocrate laquo tourne le dos agrave la grandiloquence et creacutee une prose distincte de la poeacutesie sobre claire preacutecise exempte de termes rares de neacuteologismes de meacutetaphores brillantes de rythmes marqueacutes mais subtilement belle et profondeacutement harmonieuse Sans ecirctre poeacutetique elle doit son rythme agrave lrsquoeacutequilibre de la peacuteriode et agrave la clausule qui la termine raquo REBOUL 1991 p 23 2 PERNOT 2000 p 63 3 Voir DANBLON 2005 p 38 et PERNOT 2000 p 38 4 Preacutecisons que les preuves sont dites laquo techniques raquo lorsqursquoelles relegravevent de la technique proprement rheacutetorique et laquo extra-techniques quand elles preacutecegravedent la rheacutetorique ndash les faits indiscutables les piegraveces agrave convictions les aveux etc 5 ARISTOTE Rheacutetorique 1356 a
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
146
Premier traiteacute drsquoimportance depuis celui drsquoAristote et faisant figure agrave bien des eacutegards de
lien entre les rheacutetorique grecque et romaine La Rheacutetorique agrave Herennius longtemps attribueacutee par
erreur agrave Ciceacuteron opegravere une synthegravese complegravete de lrsquoart qursquoil deacutecrit La classification du laquo systegraveme raquo
de la rheacutetorique heacuteriteacute drsquoAristote y apparaicirct de maniegravere plus preacutecise
Ciceacuteron (106-43) est une des figures majeures de la rheacutetorique romaine et une reacutefeacuterence
pour le XVIe siegravecle Ses traiteacutes vont au-delagrave drsquoune simple reprise de la rheacutetorique grecque Srsquoopposant
comme Isocrate agrave la condamnation formuleacutee par Platon il srsquoefforce de laquo rheacutetoriser raquo la philosophie
Il deacutefend une vision du monde dans laquelle la rheacutetorique est un art complet consiste en un
eacutequilibre entre forme et contenu srsquoarticule avec la philosophie et fait intimement interagir les trois
aspects du discours que sont le logos lrsquoethos et le pathos Toutefois crsquoest surtout le pathos qui occupe
une place significative que ce soit dans les eacuteleacutements relatifs au style (lrsquoeacutelocution) ou dans la
veacuteritable mis en scegravene que constitue lrsquoaction
Avec Ciceacuteron Quintilien (35-96) est lrsquoauteur qui contribuera le plus largement agrave
lrsquointroduction de la rheacutetorique au sein de la poeacutetique musicale speacutecialement chez Burmeister La
synthegravese qursquoil propose de la rheacutetorique donne lieu agrave une systeacutematisation tregraves avanceacutee nourrie drsquoune
grande richesse dans les sources reacutedigeacute agrave la toute fin de sa vie (93-95) son ouvrage majeur
beacuteneacuteficiait ainsi des fruits de sa longue carriegravere Aussi cette Institution oratoire apparait-elle comme
une veacuteritable somme1 (le terme drsquoinstitution eacutetant ici agrave entendre au sens drsquoeacuteducation lrsquoouvrage
couvre en effet lrsquointeacutegraliteacute de la formation de lrsquoorateur de lrsquoenfance jusqursquoagrave la retraite)2
A4 LE SYSTEgraveME DE LA RHEacuteTORIQUE
Ce que lrsquoon appelle parfois laquo systegraveme de la rheacutetorique raquo constitue durant lrsquoAntiquiteacute une
sorte de bien commun un enseignement qui srsquoest eacutetoffeacute au fil des siegravecles depuis la Gregravece classique
1 laquo le meilleur panorama existant de la rheacutetorique antique et le principal ouvrage qursquoil convient de lire si lrsquoon veut comprendre en profondeur cette discipline raquo PERNOT 2000 p 210 2 LrsquoInstitution oratoire est composeacutee de douze livres le premier srsquoadresse au preacutecepteur ou agrave lrsquoinstituteur exposant les travaux qui
preacutecegravedent lrsquoentreacutee de lrsquoeacutelegraveve dans la classe du rheacuteteur Le deuxiegraveme livre aborde les premiers rudiments de lrsquoenseignement (chap I
agrave XII) ainsi que divers problegravemes concernant la deacutefinition de la rheacutetorique (chap XIII agrave XXI)
La suite de lrsquoouvrage est organiseacutee selon les parties de la rheacutetorique Les livres III agrave VII traitent de lrsquoinvention et de la disposition les livres VIII agrave X de lrsquoeacutelocution le livre XI de la meacutemoire et de la prononciation (ou action) le dernier livre apporte diverses consideacuterations sur lrsquoimportance pour lrsquoorateur de la culture geacuteneacuterale et de la valeur morale
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
147
et helleacutenistique puis agrave travers lrsquoensemble de la civilisation romaine On peut deacutecrire ce systegraveme
comme un reacuteseau de listes de notions de termes techniques
Les devoirs de lrsquoorateur qui recoupent partiellement la distinction aristoteacutelicienne entre logos
ethos et pathos peuvent ecirctre reacutesumeacute par la triade latine docere placere movere (instruire plaire
eacutemouvoir)
Les genres du discours rheacutetorique (deacutetailleacutes par Aristote) deacutelibeacuteratif (conseiller ou
deacuteconseiller) judiciaire (accuser ou deacutefendre) eacutepidictique (louer ou blacircmer)
Les parties de la rheacutetorique invention (trouver les arguments) disposition (les ordonner en
un plan) eacutelocution (exprimer selon un style) meacutemoire (fixer le discours) action (prononcer le
discours)
La disposition elle-mecircme est constitueacute des parties du discours exorde narration proposition
argumentation (preuve reacutefutation) peacuteroraison
Les genres de style grand moyen simple (pour Quintilien eacutemouvoir plaire instruire)
Les formes stylistiques clarteacute ampleur ou digniteacute veacuteheacutemence eacuteclat vigueur beauteacute
simpliciteacute douceur sinceacuteriteacute seacuteveacuteriteacute etc
Les figures dont les figures drsquoeacutelocution reacutepeacutetition anaphore (commencement par le mecircme
mot des membres de phrases successives) retour en arriegravere concateacutenation etc
B MUSIQUE ET RHEacuteTORIQUE
De lrsquoAntiquiteacute agrave la renaissance la rheacutetorique et la musique ayant eacutevolueacute de maniegravere
indeacutependante (et jusqursquoagrave la fin du Moyen-acircge lrsquoune au sein du quadrium lrsquoautre au sein du trivium)
on peut consideacuterer que lrsquoideacutee drsquoune rheacutetorique musicale ne correspondit agrave aucune reacutealiteacute tangible
De ce fait et en raison eacutegalement du regain drsquointeacuterecirct pour les Anciens au XVIe siegravecle lrsquoeacutelaboration
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
148
de la rheacutetorique musicale srsquoest appuyeacutee sur le corpus que nous venons de mentionner avec une
preacutedilection pour lrsquoInstitution oratoire de Quintilien
B1 AFFINITEacuteS MENTIONNEacuteES PAR LES ANCIENS
Il ne fait aucun doute pour les rheacuteteurs de lrsquoAntiquiteacute qursquoil existe une sorte drsquoaffiniteacute entre
rheacutetorique et musique par laquelle ces deux disciplines agissent sur lrsquoacircme de lrsquoauditoire (Nous
parlons ici de laquo musique raquo en un sens qursquoa acquis ce terme depuis lrsquoeacutepoque moderne il convient
toutefois drsquoecirctre prudent agrave ce sujet)1 Ainsi Denys drsquoHalicarnasse eacutevoquant la lecture des discours
drsquoIsocrate affirme
Quand je lis nrsquoimporte quel discours drsquoIsocrate qursquoil ait eacuteteacute reacutedigeacute pour des tribunaux des
assembleacutees ou des paneacutegyries je deviens grave au moral et il se fait un grand calme dans mon esprit
comme agrave lrsquoaudition des airs spondiaques joueacutes agrave la flucircte pendant les libations ou des meacutelodies eacutecrites
dans la gamme dorienne ou le mode enharmonique Lorsque je prends en revanche un discours de
Deacutemosthegravene je suis saisi drsquoenthousiasme pousseacute dans un sens puis dans lrsquoautre eacuteprouvant eacutemotion
[pathos] sur eacutemotion deacutefiance angoisse crainte meacutepris haine pitieacute indulgence colegravere envie je passe
par tous les sentiments qui peuvent srsquoemparer de lrsquoesprit humain2
Par conseacutequent nous ne serons pas surpris de voir Quintilien mentionner cet aspect de la
musique alors qursquoil deacutefend la neacutecessiteacute pour lrsquoorateur de bien la connaicirctre
les armeacutees des Laceacutedeacutemoniens senflammaient aux accents de la musique Les clairons et les
trompettes de nos leacutegions ne produisent-ils pas le mecircme effet La supeacuterioriteacute des armes romaines
semble ecirctre en rapport avec la veacuteheacutemence de leurs accents Cest donc avec raison que Platon a cru que
la musique eacutetait neacutecessaire agrave lhomme public que les grecs appellent πολιτικόν3
Les comparaisons effectueacutees alors entre les deux arts permettent notamment drsquoexpliquer
comment fonctionne la rheacutetorique4 voire comment agrave lrsquoaide drsquoarts exteacuterieurs (la musique mais aussi
la geacuteomeacutetrie) lrsquoenseigner au mieux
je ne preacutetends pas former un orateur sur le modegravele de ceux qui existent ou qui ont existeacute mais
dapregraves le type ideacuteal dun orateur parfait et accompli sous tous les rapports5
1 Voir agrave ce sujet lrsquoouvrage Mousikeacute et logos de Johannes Lohmann qui aborde de cette question LOHMANN 1989 2 DENYS DrsquoHALICARNASSE 1998 p 92 3 QUINTILIEN I X sect 6 p 40 4 GALLO 2002 p 58 5 QUINTILIEN I X sect 3 p 39
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
149
Lrsquoauteur preacutecise toutefois que ces apports exteacuterieurs possegravedent leur valeur non pas en eux-
mecircmes mais par le fait qursquoils viennent srsquointeacutegrer agrave lrsquoart oratoire deacutejagrave existant1
Il nrsquoen demeure pas moins que la musique est pour la rheacutetorique un apport preacutecieux2 Nous
pouvons donc veacuterifier agrave travers les exemples mentionneacutes et bien drsquoautres (chez Ciceacuteron dans la
Rheacutetorique agrave Herennius etc) que la musique est prise veacuteritablement en consideacuteration Tacircchons de
voir agrave preacutesent plus en deacutetails en quoi peuvent consister les relations entre les deux arts en partant
cette fois drsquoune revue meacutethodique des aspects susceptibles drsquoecirctre concerneacutes et que ces relations
aient eacuteteacute ou non envisageacutes par les auteurs de lrsquoAntiquiteacute
B2 UNE AUTRE AFFINITEacute ENVISAGEABLE LE VOCABULAIRE
Un simple coup drsquoœil sur les entreacutees drsquoun dictionnaire de rheacutetorique nous preacutesente un
vocabulaire qui renvoie freacutequemment de maniegravere directe ou indirecte agrave la musique cacophonie
cadence clausule composition emphase figure style fleuri gradation grave imitation ornement
peacuteriode reacutepeacutetition style transposition trope volume etc Si une telle eacutenumeacuteration ne deacutemontre
rien en elle-mecircme elle signale toutefois nous semble-t-il la proximiteacute des deux disciplines On
peut ajouter que dans les deux cas ces termes possegravedent une signification technique preacutecise tout
en rappelant que nous nrsquoavons ici mentionneacute aucun terme ayant inteacutegreacute le vocabulaire musical suite
agrave lrsquoavegravenement de la rheacutetorique musicale baroque Mais il apparaicirct qursquoun tel eacutetat de fait ne pouvait
qursquoencourager quelqursquoun comme Burmeister agrave venir puiser presque naturellement agrave ce lexique
En observant une telle liste du vocabulaire de la rheacutetorique nous pouvons eacutegalement
remarquer que les relations envisageables entre musique et rheacutetorique sont de nature diverse elles
peuvent concerner le son (sa hauteur par exemple) les traits relatifs agrave la voix (phraseacute rythme etc)
des eacuteleacutements de syntaxe ou de structure etc
En reacutesumeacute de telles indices rendaient tregraves plausible lrsquohypothegravese drsquoune association des deux
disciplines Reste agrave savoir en quoi elle consisterait concregravetement degraves lors qursquoil srsquoagirait drsquoeacutetablir une
veacuteritable meacutethode de composition fondeacutee sur la rheacutetorique
B3 CE QUE PEUT ETRE UNE VEacuteRITABLE RHEacuteTORIQUE MUSICALE
1 Ibid 2 Quintilien consacre ainsi dans lrsquoInstitution oratoire la plus grande partie drsquoun chapitre agrave la musique QUINTILIEN I X
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
150
La mise en œuvre de cette laquo hypothegravese raquo est veacuteritablement ce en quoi a consisteacute lrsquoeacutevolution
de la poeacutetique musicale allemande Mais un tel processus srsquoeacutetendit sur une tregraves longue peacuteriode
entraicircna certains choix theacuteoriques (et philosophiques) et rencontra divers obstacles
La rheacutetorique musicale au sens ougrave lrsquoon emploie parfois cette expression pour en deacutesigner
la forme systeacutematiseacutee agrave lrsquoextrecircme propre au monde germanique consiste bien en une conception
de la musique jusqursquoalors ineacutedite une discipline musicale rigoureusement calqueacutee sur le modegravele de
la rheacutetorique Un tel choix implique toutefois drsquoaller bien plus loin que lrsquoeacutetape franchie par
Burmeister il suppose en effet de penser la musique en prenant en compte tous les eacuteleacutements qui
caracteacuterisent la rheacutetorique (ou en prenant le problegraveme dans lrsquoautre sens de laquo rheacutetoriser raquo tous les
paramegravetres musicaux) et crsquoest drsquoailleurs mutatis mutandis agrave une tacircche aussi consideacuterable que se
consacrera Mattheson
Dans la quecircte drsquoune telle rheacutetorique musicale (vraiment musicale pourrait-on dire) lrsquoessentiel
du systegraveme de la rheacutetorique semble bien avoir eacuteteacute convoqueacute Lrsquoensemble des instances oratoires
tout drsquoabord lrsquoethos musical et plus encore le pathos musical ont fait lrsquoobjet drsquoune reacuteflexion
approfondie quand agrave ce que lrsquoon pourrait nommer lrsquoideacutee drsquoun logos musical elle se reacutevegravele
inseacuteparable du projet lui-mecircme degraves lors que la musique y est consideacutereacutee comme un discours1 Non
seulement comme soutien du discours verbal mais comme discours agrave part entiegravere
Mais les choses sont encore plus claires en ce qui concerne les parties de cette rheacutetorique
musicale Nous observerons toutefois que chacune de ces parties nrsquoa pas reccedilu le mecircme
deacuteveloppement En premier lieu lrsquoheacuteritage de Melanchthon ndash qui avait limiteacute la rheacutetorique aux trois
premiegraveres crsquoest-agrave-dire agrave celles de lrsquoeacutecriture du discours ndash a fortement peseacute mecircme si lrsquoaction (en
lrsquooccurrence lrsquointerpreacutetation musicale) a eacuteteacute abordeacutee par Burmeister Cependant lrsquoessor de la
rheacutetorique musicale a fondamentalement porteacute dans un premier temps sur la question de
lrsquoeacutelocution
C LrsquoEacuteLOCUTION
1 Notamment dans la perspective ouverte par G Mei et la Camerata fiorentina Voir aussi agrave ce sujet HARNONCOURT 1982 laquo Naissance et eacutevolution du discours musical raquo p 177-178
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
151
C1 EacuteLOCUTON ET THEacuteORIE DES FIGURES
En rheacutetorique lrsquoelocutio (eacutegalement appeleacutee decoratio) vise agrave rendre le discours convainquant
recourant pour ce faire agrave des figures de style
Durant lrsquoAntiquiteacute les notions de style et de figures avaient connu un deacuteveloppement
significatif agrave lrsquoeacutepoque helleacutenistique notamment dans le traiteacute Du style drsquoun certain Deacutemeacutetrios1 On
y trouvait plus particuliegraverement (outre la preacutesentation de quatre genres stylistiques au lieu de trois
ndash grand eacuteleacutegant simple et veacuteheacutement) une eacutetude fouilleacutee des moyens de style Laquelle impliquait laquo le
choix des mots leur ajustement entre eux les figures qui les incluent raquo2 Et par conseacutequent une
reacuteflexion sur le vocabulaire un examen de lrsquoagencement des mots et surtout une theacuteorie des figures
de style
La theacuteorie des figures repose sur les notions drsquoeacutecart et drsquoeffet les proceacutedeacutes reacutepertorieacutes sont
deacutefinis comme des changements ou des deacuteviations par rapport agrave lrsquousage laquo naturel raquo du langage3
Crsquoest ainsi que les figures de styles bien que traiteacutees auparavant (notamment par Aristote)
furent distingueacutees en tropes (remplacement drsquoun terme ndash le terme propre ndash par un autre) en figures
de penseacutees (portant sur plusieurs mots et affectant le contenu indeacutependamment de lrsquoexpression) et
en figures drsquoeacutelocution (portant sur plusieurs mors et affectant lrsquoexpression en elle-mecircme)
Au XVIIe siegravecle au sein de la poeacutetique musicale lrsquoeacutelocution (donc de telles figures et leur
emploi en fonction du style adopteacute par le compositeur) est initialement conccedilue pour enrichir le
discours verbal et le rendre plus convaincant Cette eacutelocution musicale manifeste agrave la fois une
vocation religieuse heacuteriteacutee drsquoAugustin et un modegravele celui des Institution oratoires
C2 LA RHEacuteTORIQUE CHEZ SAINT AUGUSTIN
Mecircme si concernant la place agrave accorder agrave la musique Luther avait passeacute outre les reacuteticences
formuleacutees par Augustin il apparaicirct que les recommandations de ce dernier concernant la rheacutetorique
eacutetaient bien preacutesentes au moment de la Reacuteforme En effet influenceacute par Platon et Ciceacuteron il avait
deacuteveloppeacute une conception chreacutetienne de la rheacutetorique4 destineacutee agrave relayer le message des Eacutecritures
1 Lrsquoidentiteacute de lrsquoauteur est incertaine il peut srsquoagir de Deacutemeacutetrios de Phalegravere (-IIIe s) ou selon une autre proposition drsquoun auteur
inconnu du Ier siegravecle GARDES-TAMINE 1996 p 117 2 Propos attribueacute par Isocrate agrave Denys drsquoHalicarnasse Citeacute par PERNOT 2000 p 86 3 PERNOT 2000 p 87 4 AUGUSTIN De Doctrina Christiana livre IV
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
152
Pour ce faire il avait chercheacute agrave eacutetablir le portrait de lrsquoorateur chreacutetien lequel ne relegraveve pas de la
communauteacute humaine mais de ce qui la transcende
lrsquoorateur chreacutetien disparaicirct dans la pleine communion entre le logos et le pathos avec une
preacuteeacuteminence pour ce dernier puisque crsquoest la communion qui assure lrsquoaccegraves agrave la Veacuteriteacute1
Le Moyen-acircge fut ainsi largement domineacute par une telle rheacutetorique centreacutee sur le lrsquoelocutio
plutocirct que sur lrsquoinventio inspireacutee drsquoAugustin et de Greacutegoire le Grand2 elle devint un art de
preacutedication (artes praedicandi) que lrsquoon retrouvait chez Cassiodore Isidore de Seacuteville ou Begravede le
Veacuteneacuterable3 Un art qui est eacutegalement agrave lrsquoœuvre chez Luther
C3 LrsquoEacuteLOCUTION DANS LrsquoINSTITUTION ORATOIRE DE QUINTILIEN
Parmi les diverses parties de la rheacutetorique Quintilien preacutesentait lrsquoeacutelocution comme la plus
difficile agrave acqueacuterir4 Dans le livre VIII il traitait respectivement de la clarteacute de lrsquoornementation et
de lrsquoamplification (et de la diminution) un chapitre abordait le rocircle des sentences (sententiae) crsquoest-
agrave-dire des formules brillantes qui consistent en des penseacutees morales universellement vraies et
louables5 Il terminait par la question des tropes ndash le trope eacutetant deacutefinie comme laquo un changement
par lequel on transporte un mot ou une phrase de sa signification propre en une autre qui lui donne
plus de force raquo6 Crsquoest ici ainsi que dans le livre suivant consacreacute aux figures que lrsquoon entrait dans
cette terminologie fastidieuse et parfois rebutante qui est souvent au cœur des critiques adresseacutees
agrave la rheacutetorique Quintilien toutefois ne deacutecrivait que les tropes jugeacutes reacuteellement significatifs7
Lrsquoeacutetude du style se poursuivait au Livre IX par celle des figures Deux types de figures se
distinguant dans leur rapport agrave lrsquoexpression et notamment agrave lrsquoexpression orale dans le cas des
figures de penseacutee crsquoest le contenu (au sens linguistique du terme) de lrsquoexpression qui est affecteacute
dans celui des figures drsquoeacutelocution crsquoest la forme (audible donc) de lrsquoexpression
Affirmant toute la speacutecificiteacute et la valeur de lrsquoart oratoire le deacutefinissant comme un art
pratique qui ne saurait donc ecirctre confondu avec un art theacuteorique (ou laquo administratif raquo)8 Quintilien
1 CARRILHO 1999 chap 5 (laquo Au-delagrave du langage la seconde sophistique et la rheacutetorique chreacutetienne raquo) p 79 2 MEYER M 1999 note ndeg15 p 356 3 Cassiodore Institution des lettres divines et humaines Isidore de Seacuteville Livre des Eacutetymologies Begravede le Veacuteneacuterable Traiteacute des tropes et des figures (TIMMERMANS 1999 p 91-92) voir aussi DE LIBERA 1993 p 258-270 4 QUINTILIEN VIII Introduction 5 Op cit Chap V 6 Op cit Chap VI 7 Agrave savoir meacutetaphore synecdoque meacutetonymie antonomase onomatopeacutee meacutetalepse alleacutegorie hyperbate et hyperbole 8 QUINTILIEN II XVIII
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
153
srsquoopposait avec vigueur tout comme Ciceacuteron aux critiques platoniciennes Loin de repreacutesenter une
menace lrsquoeacutelocution trouve ainsi toute sa place
D LA THEacuteORIE DES FIGURES ET LA POEacuteTIQUE MUSICALE
Or la grande affaire du XVIIe siegravecle pour la poeacutetique musicale est ce vaste domaine des
questions de style et des diverses theacuteories des figures ce que lrsquoon deacutesigne couramment sous le
terme de Figurenlehre
D1 MUSIQUE ET EacuteLOCUTION STYLE ET FIGURES DE RHEacuteTORIQUE
On peut deacutefinir le style comme ce qui caracteacuterise la maniegravere dont est composeacute le discours
Il est traditionnellement deacutefini par son genre (grave simple agreacuteable)1 et par ses qualiteacutes ou vertus
correction clarteacute convenance et ornementation2 Drsquoune maniegravere plus preacutecise on peut eacutegalement
deacutefinir le style comme choix des mots des figures des rythmes et des constructions de phrases
Aussi sans entrer dans le deacutetail des consideacuterations qui pourraient suivre ces quelques rappels on
observera qursquoune eacuteventuelle application agrave la musique paraicirct clairement envisageable Lrsquoideacutee de style
musical apparaicirct mecircme comme une des plus eacutevidentes adaptations de la musique agrave la rheacutetorique
Que peut-on dire des figures de rheacutetorique si on les aborde en relation avec la musique
Comme en drsquoautres occasions rapporteacutees preacuteceacutedemment la comparaison avec la musique peut ecirctre
employeacutee pour illustrer le fonctionnement drsquoune figure rheacutetorique crsquoest ce que fait lrsquoauteur du
Traiteacute du Sublime deacutecrivant la peacuteriphrase en eacutevoquant les notes drsquoaccompagnement drsquoune meacutelodie
Comme dans la musique les notes dites drsquoaccompagnement rendent le son principal plus
agreacuteable agrave lrsquooreille de mecircme la peacuteriphrase sert souvent drsquoaccompagnement agrave lrsquoexpression propre3
1 Ou encore noble tenue medium 2 Voir QUINTILIEN VIII La convenance deacutesigne la pertinence du style choisi en regard de son objet Ainsi le style grave vise agrave eacutemouvoir (pathos) et sera utiliseacute dans la peacuteroraison le style simple vise agrave eacuteduquer ou expliquer (logos) et concernera narration (ou la confirmation) le style agreacuteable vise agrave plaire (ethos) et sera employeacute dans lrsquoexorde 3 Traiteacute du Sublime eacuted H Lebegravegue Paris 1939 p 41 Voir GALLO 2002 p 58
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
154
Mais au-delagrave de cette simple utilisation la question principale est de savoir ce qursquoil en est
de lrsquoextension du concept de figure de rheacutetorique agrave celui de figure de rheacutetorique musicale Comme nous
lrsquoavons indiqueacute plus haut en parlant du style crsquoest lagrave un domaine se precirctant manifestement agrave une
telle opeacuteration puisque la notion de figure musicale existe deacutejagrave en elle-mecircme Aussi la premiegravere
utiliteacute du vocabulaire rheacutetorique fut de nature peacutedagogique comme ce fut le cas chez Burmseister
Ce nrsquoest qursquoen nommant les techniques employeacutees pas les anciens maicirctres de la polyphonie
vocale que leur musique pouvait ecirctre comprise et expliqueacutee Afin drsquoy parvenir et de faire de lrsquoart de la
composition un artisanat accessible agrave lrsquoeacutetudiant il fallait au professeur rendre ces pheacutenomegravenes musicaux
accessibles agrave lrsquoinstruction lrsquoanalyse et la composition De par lrsquoinsistance porteacutee sur les disciplines du
langage au sein des Lateinschulen la terminologie rheacutetorique eacutetait familiegravere et accessible agrave tous les
eacutetudiants1
Cette connaissance partageacutee de la rheacutetorique ainsi qursquoun reacutepertoire commun de
compositeurs relevant de la tradition polyphonique (Lassus Clemens non Papa) ont permis de
mettre en place au deacutebut du XVIIe siegravecle une premiegravere sorte de Figurenlehre centreacutee sur le discours
lui-mecircme au sens ougrave lrsquoon parle parfois drsquoun laquo langage musical raquo Ce moment consistera ainsi agrave
nommer organiser et classer les eacuteleacutements drsquoun logos musical pour scheacutematiser on peut associer agrave
ces trois eacutetapes les noms de Burmeister Nucius et Thuringus
D2 LA RHEacuteTORIQUE COMME TERMINOLOGIE DU DISCOURS MUSICAL
La rheacutetorique eacutetait envisageacutee par Burmeister comme un outil destineacute agrave fournir une meacutethode
de composition cela signifie donc que crsquoest bien la composition (la poeacutetique) musicale ndash conccedilue
notamment dans ses capaciteacutes expressives ndash qui eacutetait le point de deacutepart de son entreprise Lrsquoideacutee
eacutetait donc de se servir drsquoune discipline propre au langage verbal Le choix de cette deacutemarche eacutetait
approuveacute comme en teacutemoigne une remarque du professeur de rheacutetorique T Johannes Simonius
je vois qursquoen employant des mots et des termes grammaticaux et oratoires comme on les
appelle il a embrasseacute de faccedilon eacuterudite et subtile des matiegraveres tregraves utiles concernant la porteacutee la maniegravere
de transcrire en lettres un chant eacutecrit en notes (ce que nous appelons en vernaculaire transcrire)2
Comme nous lrsquoavons vu au chapitre preacuteceacutedent Burmeister srsquoest efforceacute drsquoeacutetendre le plus
loin possible ce transfert drsquoun art sur un autre y compris en ne se contentant pas de srsquoen tenir aux
1 BARTEL 1977 p 83 2 T Johannes SIMONIUS lettre du 07 juillet 1599 agrave Statius Olthff Voir BURMEISTER 2007 p 199
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
155
trois premiegraveres parties de la rheacutetorique agrave la suite de lrsquoinfluence pourtant deacutecisive de Melanchthon
sur la poeacutetique musicale naissante mais en se preacuteoccupant eacutegalement de lrsquoaction Afin de preacuteciser
sa conception de la prononciation Burmeister citait en effet directement Quintilien dans son Musica
autoscheacutediastikegrave Pour ce dernier
Toute lrsquoaction se divise en deux parties la voix et le geste lrsquoune eacutemeut les oreilles lrsquoautre les
yeux les deux sens gracircce auxquels toute passion peacutenegravetre jusqursquoagrave lrsquoesprit raquo1
Au-delagrave drsquoun simple transfert de terminologie drsquoautres theacuteoriciens contemporains de
Burmeister envisagegraverent de faire correspondre ces termes agrave des reacutealiteacutes musicales preacuteexistantes
Crsquoest lagrave tout particuliegraverement lrsquoobjectif rechercheacute par Nucius
D3 LA RHEacuteTORIQUE COMME OUTIL DrsquoIDENTIFICATION
Johannes Nucius (ca 1556-1620) theacuteoricien et compositeur de motets fait avancer
sensiblement la theacuteorie des figures dans son Musices poeticae2 Cet ouvrage est composeacute de neuf
chapitres dont le septiegraveme expose une liste des figures3 Ces derniegraveres se reacutepartissent en deux
cateacutegories les figurae princpales qui relegravevent de la technique purement musicale et les figurae minus
principales associeacutees au texte et agrave lrsquoexpression des affects Au titre des premiegraveres se trouvent la fuga
la commissura (note de passage) et la repetitio la seconde cateacutegorie comprend climax complexio
homioteleuton et syncopatio
Pour Nucius la fonction de la figure de rheacutetorique musicale doit veacuteritablement ecirctre
drsquoembellir la composition lrsquoimitation de la rheacutetorique doit combler non plus une carence dans le
vocabulaire musicale mais dans le mateacuteriau musical lui-mecircme
Alors que la Figurenlehre de Burmeister srsquoeacutetait deacuteveloppeacutee agrave partir drsquoun mateacuteriau musical
assignant une terminologie rheacutetorique agrave des techniques musicales tireacutees de la composition celle de
Nucius tenait au deacutesir drsquoeacutetablir une Figurenlehre musicale analogue au concept rheacutetorique des figures4
D4 CLARIFICATION DE LA FIGURENLEHRE
1 BURMEISTER p 297 2 Nucius Johannes Musices poeticae sive De compositione cantus praeceptiones 1613 3 1 Improvisation et composition 2 Consonnances et dissonances 3 Enchaicircnement des consonnances 4 Emploi des dissonances 5 Le son 6 Les parties 7 Proprieacuteteacutes des voix et figures musicales 8 Cadences 9 Modes 4 BARTEL 1997 p 102
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
156
Le concept de figure de rheacutetorique musicale de Nucius est repris par Joachim Thuringus1
dans son Opusculum bipartitum de primordiis musicis (1624) Proche de la famille de Burmeister
Thuringus propose une theacuteorie des figures qui integravegre eacutegalement Burmeister et Dressler Grand
connaisseur de la theacuteorie musicale de son eacutepoque2 il rectifie le mateacuteriau dont il dispose
Du fait de la mise en œuvre systeacutematique des principes de classification de Nucius il devint
neacutecessaire agrave Thuringus drsquoeffectuer [des] ajustements mineurs agrave la cateacutegorisation des figures de Nucius
laquo menant ainsi agrave son terme une distinction entre les figures autonomes et figurae minus principales de la
rheacutetorique musicale raquo3
Thuringus augmente significativement la liste des figurae minus principales y ajoutant pausa
(dont il reprend lrsquoideacutee agrave Dressler) anaphora catachresis noema pathopoeia4 parrhisia etc Agrave la diffeacuterence
de Nucius il ajoute agrave cette liste la repetitio et agrave lrsquoinverse transfert la syncopatio dans la cateacutegorie des
figurae principales Il modifie eacutegalement le nom de certaines figures proposeacute auparavant par
Burmeister5
Toutes ces modifications6 conduisent agrave une clarification qui va srsquoaveacuterer efficace puisque la
classification de Thuringus connaicirctra une indeacuteniable posteacuteriteacute jusqursquoagrave la fin du XVIIe siegravecle elle sera
adopteacutee par Kircher Janovka ou Bernhard
D5 FIGURENLEHRE ET AFFECTS
Qursquoen est-il de la place des affects dans la Figurenlehre qui srsquoeacutelabore ainsi Le fait qursquoelle soit
essentiellement centreacutee sur le logos musical laisse supposer qursquoelle nrsquoaborde que peu la question de
lrsquoexpression des affects Il en va effectivement bien ainsi (excepteacute pour Burmeister) La fonction
de deacutecoration attribueacutee aux figures assimileacutee agrave un embellissement semble refleacuteter lrsquoancienne valeur
de suaviteacute
Tout comme le peintre ne meacuterite aucun eacuteloge de quelque importance du fait qursquoil saurait
restituer les repegraveres lrsquoeacutetat ou la couleur drsquoune image mais plutocirct parce qursquoil confegravere agrave ses images des
gestes uniques des apparences particuliegraveres ou des couleurs distinctes satisfaisant les yeux des
1 Les dates de naissance et de deacutecegraves de Thuringus ne sont pas connues 2 Au tout deacutebut de lrsquoOpusculum bipartitum figure en effet un index des theacuteoriciens et compositeurs auxquels il se reacutefegravere on y trouve notamment outre les noms de Burmeister et Nucius ceux de Calvisius Faber Glarean Josquin Listenius ou Lassus 3 BARTEL 1997 p 105 4 Qursquoil eacutecrit par erreur laquo parthopoeia raquo 5 Le laquo faux bourdon raquo devient catachresis et le supplementum devient paragoge 6 Voir eacutegalement LEGRAND p 179
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
157
spectateurs de mecircme au sein drsquoune composition des ressemblances permanentes et un manque
drsquorsquoembellissements fleuris font que non seulement elle demeure non artistique mais ennuie lrsquoauditeur1
Les figures servent davantage agrave orner qursquoagrave eacutemouvoir mecircme si Nucius fait eacutetat de termes
affectifs que la musique serait appeleacutee agrave illustrer par la musique2
CONCLUSION
On constate donc que le souci principal pour Nucius et Thuringus est de parvenir agrave une
veacuteritable imitation des concepts de la rheacutetorique Il srsquoagit drsquoeacutetablir des figures qui soient agrave la fois
reacuteellement musicales et rheacutetoriques En drsquoautres termes de progresser vers une rheacutetorique musicale
autonome
E LrsquoEXPRESSION DES AFFECTS
E1 EacuteLOCUTION ET EacuteMOTIONS
Lrsquoelocutio vise la seacutelection et lrsquoarrangement des mots du discours Bien que le terme
laquo eacutelocution raquo soit souvent consideacutereacute comme quasiment synonyme de diction cette derniegravere
expression est trop restrictive pour qualifier ce qui est ici en jeu La notion de style mecircme imparfaite
agrave restituer cet aspect de la rheacutetorique dans son ensemble est toutefois sans doute plus proche3
Le style se preacuteoccupe avant tout des qualiteacutes du discours (correction clarteacute ornement)
Mais lrsquoexistence de divers genres stylistiques (grand moyen simple) atteste du fait qursquoil y a plusieurs
maniegraveres de bien eacutecrire ceci en respectant la convenance et en fonction de lrsquoeffet qui est
rechercheacute 4
1 BARTEL 1997 p 101 2 laquo Crainte raquo laquo lamentation raquo laquo ennui raquo laquo rire raquo etc G3 3 laquo La qualiteacute essentielle de lrsquoeacutelocution est la clarteacute crsquoest lrsquoeacutelocution qui doit recevoir les ornements du discours Elle est eacutegalement le support de lrsquoemphase et le lieu d-e manifestation de sentences Enfin lrsquoeacutelocution accepte naturellement les figures raquo MOLINIE 1992 p 127 4 PERNOT 2000 p 86
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
158
Appliquons-nous donc agrave bien connaicirctre avant tout ce quil faut faire pour plaire au juge pour
linstruire pour leacutemouvoir et ce que nous nous proposons dans chaque partie de loraison Avec cette
preacutecaution nous ne serons pas exposeacutes agrave employer dans lexorde dans la narration dans
largumentation des mots suranneacutes ou meacutetaphoriques ou trop nouveaux ni agrave arrondir deacuteleacutegantes
peacuteriodes dans la division et dans la partition1
Le travail concernant lrsquoeacutelocution devrait ainsi permettre drsquoarticuler correctement la
technique agrave lrsquoeffet preacutevu sur lrsquoauditoire On trouvera drsquoailleurs chez Hermogegravene de Tarse un
systegraveme permettant drsquoattribuer agrave une seacuterie de sept formes stylistiques2 la description speacutecifique de
chacun des moyens permettant drsquoatteindre cette forme meacutethode expression figure arrangement
des mots rythme etc3
Si lrsquoon srsquointeacuteresse agrave la figure de style ndash un eacuteleacutement agrave la fois typique et controverseacute de la
rheacutetorique ndash qui est donc lrsquoun de ces moyens il apparaicirct qursquoelle peut parfois ecirctre semblable pour
deux formes distinctes comme la laquo majesteacute raquo et la laquo pureteacute raquo4 Ce genre de situation soulegraveve en
reacutealiteacute un important problegraveme peut-on envisager au moins en droit que puisse exister une
correspondance terme agrave terme entre un affect preacutecis et la figure supposeacutee le repreacutesenter Quintilien
reacutecuse fermement une telle hypothegravese
je ne partage pas lopinion de ceux qui comptent autant de figures que daffections de lacircme non
quune affection ne soit une certaine qualiteacute de lacircme mais parce que toute figure proprement dite et
comme on doit lentendre nest point une simple expression de quelque chose que ce soit Ainsi
teacutemoigner de la colegravere du deacuteplaisir de la pitieacute de la crainte de la confiance du meacutepris ce nest point lagrave
user de figures non plus que dexhorter de menacer de prier dexcuser5
Non seulement lrsquoexpression de ces affects ne procegravede drsquoaucune figure mais une figure
nrsquoexprime rien Pour autant ceci ne retire rien agrave lrsquointeacuterecirct porteacute au deacuteveloppement de diverses
theacuteories des figures durant tout le XVIIe siegravecle degraves lors que la rheacutetorique musicale est avant tout une
pratique Les choix seront en revanche deacutetermineacutes en fonction de deux critegraveres principaux celui
de la finaliteacute des figures et le critegravere de la technique proprement musicale
E2 INFLUENCE DE LrsquoITALIE SUR LA POEacuteTIQUE MUSICALE GERMANIQUE
1 QUINTILIEN XI 1 sect 3 2 Clarteacute grandeur beauteacute vivaciteacute caractegravere sinceacuteriteacute habileteacute 3 Voire PERNOT 2000 p 216-218 4 Op cit p 218 5 QUINTILIEN IX 1 sect 4 p 319
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
159
La poeacutetique musicale allemande eacutevolue durant la seconde moitieacute du XVIIe siegravecle drsquoune
maniegravere tregraves nette 1 lrsquoinfluence de lrsquoItalie srsquoexerce fortement agrave travers lrsquoenseignement reccedilu par les
compositeurs comme Schuumltz aupregraves de Carissimi et les principes de la seconda prattica mis en œuvre
par Monteverdi font lrsquoobjet drsquoune veacuteritable theacuteorisation (que le compositeur lui-mecircme nrsquoeacutetait jamais
parvenu en deacutepit de ses annonces parvenu agrave reacutediger)2 Lrsquoorientation de la rheacutetorique musicale se
trouve notamment marqueacute par une accentuation du rocircle de lrsquoeacutelocution ainsi que par une
preacuteoccupation pour lrsquointerpreacutetation Crsquoest la recherche du pathos qui domine deacutesormais On observe
eacutegalement que cette nouvelle peacuteriode voit faiblir lrsquoinfluence proprement theacuteologique du
lutheacuteranisme ainsi lrsquoun des deux principaux acteurs de la poeacutetique musicale est un jeacutesuite installeacute
agrave Rome3 Lrsquoadvenue drsquoune rheacutetorique musicale qui suit lrsquoobjectif rechercheacute par Nucius ndash qursquoelle
deviennent une discipline agrave part entiegravere ndash semble ainsi la faire sortir du seul cadre de la propagation
de la foi la musique tend effectivement agrave devenir lrsquoobjet de cette discipline au lieu de nrsquoecirctre qursquoun
moyen pour une fin qui lui est exteacuterieure
E3 FINALITEacute DE LA FIGURE DE RHEacuteTORIQUE MUSICALE ndash KIRCHER
Athanasius Kircher (1601-1680) est ce que lrsquoon appelait alors un laquo polymathe raquo crsquoest-agrave-dire
un savant verseacute dans lrsquoeacutetude de nombreuses disciplines historien theacuteologien eacutegyptologue
geacuteographe astronome il se preacuteoccupe eacutegalement de matheacutematiques et de meacutedecine drsquoun cocircteacute il
adhegravere agrave une conception de la musique qui relegraveve du modegravele cosmologique meacutedieacuteval de lrsquoautre il
accorde un grand inteacuterecirct agrave lrsquoeacutetude des affects lequel est au centre de sa reacuteflexion musicale
La poeacutetique musicale est traiteacutee agrave deux reprises dans son Musurgia universalis4 Au livre VIII
dans un chapitre entiegraverement consacreacute agrave la rheacutetorique5 Kircher observe une similariteacute entre
musique et rheacutetorique et mentionne les trois parties concernant lrsquoeacutecriture du discours musical 6 il
distingue toutefois les deux arts car la musique exerce laquo une impression bien plus forte sur les
sentiments raquo7
1 Sans entrer ici dans un examen de la conjoncture historique il semble plus que vraisemblable que la trageacutedie de la Guerre de Trente ans ait eacutegalement joueacute un rocircle majeur dans cette rupture En teacutemoigne par exemple lrsquoabsence de publication drsquoouvrages entre 1624 et 1643 2 Voir SCHRADE 1981 p 193-194 3 laquo George Buelow a bien montreacute que la rheacutetorique musicale germanique est le fruit drsquoune eacutetrange hybridation des theacuteories meacutedieacutevales de la musique revues par les conceptions lutheacuteriennes et des innovations de la Renaissance et du Baroque italien () Kircher est le repreacutesentant le plus embleacutematique de cette curieuse synthegravese raquo LEGRAND 2002 p 186 4 Musurgia universalis sive Ars magna consoni et dissoni 1650 5 Livre VIII (Musurgia mirifica) chap 8 Musurgia rhetorica que lrsquoon pourrait traduire par rheacutetorique de la composition musicale raquo LEGRAND 2002 p 176 6 BARTEL 1997 p 108 7 laquo Musicum tanem maiorem in ijsdem permouendis impressionem obtinere raquo Citeacute par LEGRAND p 176
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
160
Crsquoest preacuteciseacutement la relation avec les affects qui caracteacuterise la deacutefinition que donne Kircher
de la figure de rheacutetorique musicale
Nos figures musicales sont et fonctionnent comme des deacutecorations des tropes et les diverses
sortes de discours de la rheacutetorique Car tout comme lrsquoorateur eacutemeut lrsquoauditeur par un habile agencement
de tropes ici pour faire rire lagrave pour tirer des larmes puis soudain pour susciter la pitieacute par moments
lrsquoindignation et la rage quelquefois lrsquoamour la pieacuteteacute et la droiture morale ou tout autres affects
contrasteacutes de mecircme la musique [eacutemeut lrsquoauditeur] par une combinaison habile de phrases et de passages
musicaux [] Il se trouve ainsi deux classes de figures reconnues en musique les figures principales et
minus principales1
Kircher reprend ici directement la distinction proposeacutee par Nucius et fournit une liste de
figures provenant directement de Thuringus2 Mais on observe avant tout que sa deacutefinition de la
figure est orienteacutee sur sa capaciteacute agrave susciter tel ou tel affect preacutecis Or au livre VIII de la Musurgia
universalis Kircher fournit une autre classification consacreacutee aux figures expressives (figurae minus
principales) deacutelaissant celles qui relegravevent de la syntaxe musicale Avec lui la raison drsquoecirctre des figures
devient veacuteritablement lrsquoexpression des affects
Certaines figures reposent sur lrsquoimitation des sons (ou de lrsquoabsence de son) pausa ou silence
et notamment le stenasmos (soupir ou sanglot) symplokegrave ou complexus (laquo les voix semblent respirer
comme une seule raquo pour laquo exprimer la ruse raquo) homoiosis ou expression fortement imitative dune
action abruptio figurant dans la conclusion dune action3 Drsquoautres figures relegraveveraient plutocirct des
tropes de la rheacutetorique
Agrave linverse lanabasis la catabasis et la cyclosis imitent des ideacutees ou des actions de faccedilon
neacutecessairement plus meacutetaphorique dans un systegraveme fondeacute sur une eacutequivalence conventionnelle entre
laigu et le haut le grave et le bas4
La deacutemarche de Kircher se rapproche drsquoailleurs quelque peu du modegravele de la Rheacutetorique
drsquoAristote au livre VIII de la Musurgia universalis en effet Kircher propose une classification des
affects en trois cateacutegories principales (joyeux pieux ndash ou silencieux ndash et triste) dont les autres sont
issus5 Chacun des modes (toni) eccleacutesiastiques est en outre associeacute agrave un affect
1 Musurgia universalis Livre 5 chap 19 Citeacute par BARTEL 1997 p 107 2 BARTEL 1997 p 107 3 Voir LEGRAND 2002 p 182 4 Ibid 5 KIRCHER Musurgia universalis Livre VIII chap 8 sect2 Voir BARTEL 1997 p 108-109
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
161
Les tropes ne sont pour nous que des peacuteriodes preacutecises dune meacutelodie accentueacutee connotant
un sentiment particulier de lacircme Les mettant en rapport avec la diversiteacute des douze tons nous en
posons douze aussi1
Mais on remarquera eacutegalement que Kircher retrouve lrsquoargumentation issue de Mei et Galilei
vantant les meacuterites du stylus recitativus et faisant agrave plusieurs reprise lrsquoeacuteloge de Carissimi Le
rapprochement entre rheacutetorique et musique est en effet selon lui favoriseacute par la monodie Le pathos
musical trouve ici toute sa place comme dans le Jephte de Carissimi ou au moyen drsquoun changement
de mode laquo le compositeur a su traduire le brusque passage de la joie agrave la douleur raquo 2 ou quand il
emploie le stile concitato pour restituer lrsquoardeur guerriegravere3
La rheacutetorique musicale deacutefendue par Kircher est fondamentalement tourneacutee vers le pathos
crsquoest-agrave-dire vers lrsquoauditoire teacutemoignant en cela de lrsquoinfluence italienne on remarquera toutefois
que le logos musical demeure preacutesent puisque dans le livre V la Musurgia universalis reprend agrave
scrupuleusement agrave son compte la Figurenlehre leacutegueacutee par Nucius et Thuringus Cette double
orientation nrsquoest pas sans conseacutequences parfois sur la coheacuterence du propos de Kircher4 Ce
dernier toutefois imprime agrave la poeacutetique musicale un caractegravere nouveau issu de lrsquointeacutegration du
style italien Ce caractegravere se trouvera exposeacute drsquoune maniegravere moins purement theacuteorique chez
Christoph Bernhard
E4 NATURE DE LA FIGURE DE RHEacuteTORIQUE MUSICALE ndash BERNHARD
Lrsquoinfluence italienne sur Christoph Bernhard (1628-1692) tient agrave lrsquoenseignement qursquoil reccedilut
agrave la cour de Dresde par Heinrich Schuumltz lequel eacutetait alleacute eacutetudier agrave Venise aupregraves de Giovanni
Gabrieli (dont lrsquoinfluence avait rapidement marqueacute son œuvre) et avait rencontreacute Monteverdi5
Bernhard connaicirct bien la musique italienne (Monteverdi Scacchi) srsquoeacutetant rendu lui-mecircme agrave deux
reprises en Italie durant les anneacutees 1650 il aurait eacutegalement eacutetudieacute aupregraves de Carissimi
La Figurenlehre de Bernhard est exposeacutee dans son Tractatus compositionis augmentatus publieacute
aux alentours de 1660 Si lrsquoobjectif des figures musicales est sensiblement le mecircme que celui que
1 LEGRAND 2002 p 178 2 Op cit p 176 3 Op cit p 185 4 BARTEL 1997 p 110 5 ARNOLD 1983 t II p 670 SCHRADE 1981 p 195
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
162
preacuteconisait Kircher le concept de figure qursquoil expose se deacutefinit avant tout en termes techniques
puisqursquoelle est
une certaine maniegravere drsquoemployer les dissonances les rendant non seulement inoffensives mais
plutocirct tregraves agreacuteables reacuteveacutelant au grand jour les capaciteacutes du compositeur1
Cette maniegravere de deacutefinir la figure agrave partir drsquoun critegravere objectif vise avant tout agrave fonder la
leacutegitimiteacute de lrsquousage des dissonances face agrave des critiques telles qursquoelles avaient eacuteteacute eacutemises par Artusi
Agrave sa maniegravere cette deacutefinition reprend aussi celle de lrsquoeacutecart singularisant la figure par rapport au
reste du discours
Lrsquoouvrage (assez bref) de Bernhard suit drsquoailleurs un plan construit sur une base purement
musicale apregraves trois chapitres de preacutesentation des regravegles du contrepoint traditionnel (qui
deacutetermine drsquoailleurs lrsquoutilisation des figures) vient lrsquoeacutetude des consonances (chap 4 agrave 13) celle des
dissonances et des divers styles (chap 14 agrave 43) suit lrsquoexamen des modes et des diverses
laquo affections raquo qursquoils peuvent subir (chap 44 agrave 56) lrsquoouvrage srsquoachegraveve par lrsquoeacutetude de la fugue (chap
57 agrave 63) et du contrepoint double et quadruple (chap 64 agrave 70) La preacutesentation des trois styles de
discours musical selon Bernhard est bel et bien donneacutee dans le cadre mecircme de la dissonance
Bernhard distingue deux genres de contrepoint aequalis (simple) et inaequalis (fleuri)2 ainsi
que deux styles principaux gravis (apparenteacute au stilo antico ou agrave la prima prattica) et luxurians (stilo
moderno ou seconda prattica) ce dernier se divise lui-mecircme en stylus luxurians communis (ie commun
au chant agrave lrsquoeacuteglise agrave la musique de table ou agrave la sonate) et luxurians theatralis3 Le stylus gravis se
caracteacuterise par un faible usage des dissonances donc des figures au contraire le stylus luxurians en
utilise beaucoup
Contrapunctus luxurians qui consiste en partie plutocirct en des notes rapides et des sauts eacutetranges
ce qui le rend bien adapteacute agrave eacutemouvoir les affects et drsquoun plus grand nombre de traitements par la
dissonance (ou de beaucoup de figures meacutelopoeacutetiques [Figuris Melopoeticis] que drsquoautres nomment
licences) que le [style] preacuteceacutedant Ses meacutelodies srsquoaccordent autant qursquoil est possible avec le texte agrave la
diffeacuterence du genre preacuteceacutedant4
1 laquo Figuram nenne ich eine gewiszlige Art die Dissonantzen zu gebrauchen daszlig dieselben nicht allein wiederlich sondern vielmehr annehmlich werden und des Componisten Kunst an den Tag legen raquo BERNHARD chap 16 sect 3 2 Op cit chap 3 sect 2-4 3 Op cit chap 3 sect 8-10 4 Op cit chap 3 sect 9
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
163
Bernhard reprend agrave son compte le propos de Monteverdi concernant la relation entre les
deux styles plutocirct que drsquoinsister sur leurs diffeacuterences il en souligne au contraire les liens1 On aura
toutefois pris soin de noter que ce sont bien trois styles qui sont examineacutes successivement dans le
Tractatus en outre la coheacuterence du modegravele proposeacute par Bernhard se retrouve dans le fait
remarquable que ce sont les figures qui deacutefinissent lrsquoexistence drsquoun style donneacute Quatre figures (et
donc seulement quatre types de dissonances) seulement interviennent en effet dans le stylus gravis
srsquoajoutent agrave ces derniegraveres quinze autres dans le stylus luxurians communis et huit figures
suppleacutementaires dans le stylus luxurians theatralis
Bernhard ne reprend pas agrave son compte la division des figures entre principales et minus
principales bien que lrsquoon puisse trouver une certaine similariteacute dans sa theacuteorie Il distingue en effet
entre figurae fundamentales et figurae superficiales (les secondes eacutetant non pas laquo superficielles raquo mais
faites sur ndash super facere ndash les premiegraveres) Les figurae fundamentales sont deacutefinie comme eacutetant celles
que lrsquoon doit trouver dans la composition fondamentale que ce soit dans le style ancien mais
non moins dans les styles utiliseacutes aujourdrsquohui Il en existe deux de cette sorte ligatura et transitus2
Le transitus deacutesigne tout agrave la fois nos actuelles notes de passages et broderies la ligatura (ou
syncopatio) srsquoapparentant au retard Nous sommes donc plus ou moins en preacutesence drsquoune cateacutegorie
de figures voisine de nos laquo notes eacutetrangegraveres raquo dans lrsquoharmonie tonale ce qui rapproche les figurae
fundamentales des figurae principales de Nucius Deux autres figures (superficiales) apparaissent dans le
style gravis quasi-transitus et quasi-syncopatio (qui srsquoapparente agrave lrsquoappogiature)
Dans le stylus luxurians communis srsquoajoutent donc superjectio anticipatio notae (anticipation)
subsumtio variatio multiplicatio prolongatio syncopatio catachresita passus duriusculus (voisine de la pathopoeia
de Burmeister laquo apte agrave engendrer les passion raquo) mutatio toni (changement de mode) inchoatio
imperfecta longinqua distantia consonantiae impropriae quaesitio notae cadentia duriuscula (laquo cadence un peu
dure raquo)3
Enfin le stylus luxurians theatralis ajoute extensio ellipsis (abandon drsquoune consonance
normalement attendue apregraves une dissonance) mora abruptio (introduction drsquoun silence laquo abrupt raquo)
transitus inversus heterolepsis (laquo saut dans une autre voix raquo) tertia deficiens imitatio (laquo des styles des grands
musiciens dans un but peacutedagogique raquo)4
1 BARTEL 1997 p 113-114 2 Drsquoapregraves HILSE 1973 Voir BARTEL 1997 p 173 3 BERNHARD chap 21-34 Les commentaires sont emprunteacutes agrave Denis Morrier MORRIER 2015 p 131-138 4 Op cit chap 35-43 MORRIER 2015 p 138-141
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
164
Bernhard cite pour chacun des styles qursquoil a deacutefini ainsi agrave partir des figures qui sont
employeacutees des exemples de compositeurs qui en sont repreacutesentatifs Palestrina Willaert ou
Josquin pour le stylus gravis Carissimi Scacchi ou Schuumltz pour le luxurians communis Monteverdi
pour le luxurians theatralis Marco Scacchi (ca 1600-1662) est drsquoailleurs lrsquoinspirateur de la tripartition
proposeacutee dans le Tractatus preacutesenteacutee chez lui selon les styles ecclesiasticus cubicularis et theatralis1
La reacuteactualisation de la Figurenlehre agrave laquelle procegravede Bernard fait finalement eacutecho agrave la
promotion du stile recitativo par Kircher elle est proposeacutee dans un souci de continuiteacute entre
lrsquoheacuteritage de la Renaissance et les innovations ulteacuterieures
CONCLUSION
Durant la phase de maturation que lrsquoon peut associer au XVIIe siegravecle pour la poeacutetique
musicale la composante majeure qui est deacuteveloppeacutee est lrsquoeacutelocution Au cœur de cette derniegravere se
trouve la theacuteorie des figures que lrsquoon pourrait drsquoailleurs avec plus de justesse eacutevoquer en parlant des
theacuteories des figures dans la mesure ougrave il en existe presque autant que de theacuteoriciens On observe
que ce deacuteveloppement de la rheacutetorique musicale conccediloit bien lrsquoeacutelaboration drsquoun discours selon les
trois instances oratoires (a) celle du logos de la construction rationnelle (rocircle des figurae principales)
avec lrsquoeacutelaboration meneacutee par Nucius et Thuringus agrave la suite de Burmeister (b) lrsquoethos agrave travers
lrsquoeacutetude des proprieacuteteacutes affectives des modes que lrsquoon retrouve partout (c) lrsquoinstance du pathos enfin
omnipreacutesente chez Kircher et Bernhard Avec ce dernier drsquoailleurs lrsquoeacutelocution musicale preacutesente
un degreacute de coheacuterence et de finesse remarquable puisque le style devient la stricte conseacutequence
drsquoun choix de figures deacutenombreacute de maniegravere exhaustive
En outre la Figurenlehre ne se reacuteduit nullement agrave un simple objet de speacuteculation En effet
la conception de la rheacutetorique musicale qui a pris son essor en Allemagne nrsquoest en rien une vue de
lrsquoesprit en teacutemoigne la dissertation reacutedigeacutee en 1664 par un eacutetudiant Elias Walther exposant
lrsquoanalyse drsquoun motet de Lassus2 au moyen des figures proposeacutees par Burmeister3
1 SCACCHI Marco Cribrum musicum ad triticum Siferticum seu Examinatio succinta psalmorum Venetiis Alessandro Vincenti 1643 Voir BARTEL 1997 p 116 2 Lassus In me transierunt 3 Voir BARTEL 1997 p 111
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
165
CHAPITRE 6 ndash LA POEacuteTIQUE MUSICALE DU BAROQUE TARDIF
INTRODUCTION
La derniegravere peacuteriode de la poeacutetique musicale germanique dans le deacutecoupage que nous avons
proposeacute correspond agrave peu pregraves agrave ce que lrsquoon nomme en musicologie le Baroque tardif crsquoest-agrave-
dire la premiegravere moitieacute du XVIIIe siegravecle1 Il devient difficile de rattacher la poeacutetique musicale aussi
eacutetroitement qursquoagrave ses deacutebuts aux exigences de lrsquooffice religieux mecircme si la musique sacreacutee vocale
(cantate et oratorio) ou pour lrsquoorgue reacutepond tregraves nettement aux critegraveres de la rheacutetorique2 Le
deacuteveloppement de la Figurenlehre notamment ainsi que lrsquoinfluence de la philosophie dont lrsquoeacutetude
des passions pour elles-mecircmes (et non plus simplement du point de vue pratique) conduit la
rheacutetorique musicale agrave devenir de plus en plus indeacutependante de la vocation religieuse qui lui eacutetait
initialement associeacutee Elle atteint ainsi une maturiteacute une pleacutenitude qui se manifestera dans un traiteacute
1 On peut renvoyer ici agrave la peacuteriodisation de la musique baroque proposeacutee initialement par Manfred Bukofzer (BUKOFZER 1982)
ainsi qursquoun commentaire de Marion Lafouge laquo Malgreacute un germanocentrisme certain qui conduit par exemple agrave minimiser les
origines italiennes de lrsquoopeacutera et plus geacuteneacuteralement lrsquoinfluence du style italien dans le deacuteveloppement du baroque musical la
peacuteriodisation proposeacutee par Bukofzer preacutevaut encore aujourdrsquohui y compris dans sa subdivision en trois phases lrsquoearly-baroque de
1580 agrave 1630 qui marque la disjonction avec la musique de la Renaissante le middle-baroque de 1630 agrave 1680 et le late-baroque qui tend
agrave se confondre avec le style rococo raquo (LAFOUGE 2010 p 12) 2 Voir agrave titre drsquoexemple lrsquoanalyse proposeacutee par P-A Clerc concernant le Praeludium en sol mineur BuxWv (manualiter) de Buxtehude les styles tonaliteacutes ainsi que diverses figures y sont indiqueacutes et commenteacutes en fonction de la disposition de lrsquoœuvre CLERC 2001 p 30-34
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
168
qui en repreacutesente en quelque sorte le couronnement le Vollkommene Capelmeister de Mattheson
Pour autant la poeacutetique musicale allemande ne se reacutesume pas agrave ce seul ouvrage
A UNE GRANDE DIVERSITEacute DANS LES APPROCHES
Il est difficile de mettre en avant telle ou telle caracteacuteristique de la poeacutetique musicale agrave partir
de la fin du XVIIe siegravecle qui permettrait de la deacutecrire sommairement Cela ne signifie pas qursquoil nrsquoy
ait aucune continuiteacute les influences de Kircher et Bernhard se retrouvent chez plusieurs
theacuteoriciens de mecircme que la reacuteflexion concernant le traitement du discours musical Mais crsquoest sans
doute lrsquoeacuteparpillement des centres drsquointeacuterecircts ou des maniegraveres de concevoir la rheacutetorique musicale
qui frappe le plus lorsque lrsquoon examine ce que proposent les divers auteurs Et ceci tant en ce qui
concerne le sens que lrsquoon doit accorder agrave lrsquoideacutee de laquo discours raquo musical et lrsquoaccent qursquoil convient de
mettre sur lrsquoune ou lrsquoautre de parties de la rheacutetorique (non plus seulement lrsquoeacutelocution mais aussi
lrsquoaction et bientocirct lrsquoinvention) que lrsquoeacuteleacutement strictement musical sur lequel faire reposer la capaciteacute
agrave exprimer des affects (modes meacutelodie ou rythme)
A1 PREacutePONDEacuteRANCE DU DISCOURS MUSICAL
A11 Lrsquoheacuteritage de Bernhard
Lrsquoeacutetude de la figure deacutefinie en tant que dissonance par Bernhard trouve un eacutecho durable
Crsquoest agrave partir de lrsquoanalyse des figurae superficiales que Johann Baptist Samber (1654-1717) deacutecrit en
effet la dissonance1 Le concept de figure de rheacutetorique musicale selon Bernhard semble aussi se
retrouver dans la theacuteorie de Johann Gottfried Walher (1684-1748) bien que ce dernier se soit reacutefeacutereacute
agrave Calvisius dans son analyse de la dissonance et que ses connaissances proviennent drsquoautres
auteurs2 David Heinichen (1683-1729) perpeacutetue eacutegalement lrsquoheacuteritage de Burmeister et Bernhard
La Figurenlehre demeure donc une question importante mais se voit traiteacutee de maniegraveres tregraves
diverses Ainsi Mauritius Johann Vogt (1669-1730) distingue-t-il figurae simplices et figurae ideales les
premiegraveres sont de simples ornements les secondes fonctionnant en relation eacutetroite avec le texte et
les affects
1 Enseignant et organiste agrave la catheacutedrale de Salzbourg JB Samber avait eacuteteacute lrsquoeacutelegraveve de Georg Muffat 2 Comme Werckmeister Fludd ou Kircher
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
169
A12 Delectare musicien et cuisinier
Le discours nrsquoest toutefois plus seulement envisageacute de maniegravere presque exclusive du point
de vue de lrsquoeacutecriture du discours (crsquoest-agrave-dire agrave partir des trois premiegraveres parties de la rheacutetorique)
mais aussi de son exeacutecution (lrsquoaction) Le rocircle de lrsquoexeacutecutant est ainsi lrsquoune des preacuteoccupations
principales de Wolfgang Caspar Printz (1641-1717) qui compare son activiteacute agrave la cuisine
Pourquoi le musicien (Musicant) soucieux qursquoil est de deacutelecter lrsquooreille ne devrait-il pas lui-aussi
mobiliser autant drsquoefforts que le cuisinier ou le peintre dans la recherche de toutes les variations afin de
justifier sa vocation Apregraves tout la musique elle-mecircme se reacutesume agrave des variations de son et tout ce qui
est reacutepeacuteteacutes sans modification est ennui plutocirct que plaisir de lrsquooreille1
A13 La rheacutetorique avant tout
Agrave lrsquoopposeacute certains accordent toujours agrave lrsquoideacutee de discours le rocircle central Retrouvant en
apparence la deacutemarche initiale de Burmeister pour la pousser agrave lrsquoextrecircme Johann Georg Ahle
(1651-1706) propose une theacuteorie des figures tout agrave fait unique puisqursquoelle est la seule agrave avoir
assimileacute toutes les figures de rheacutetorique existantes2
Le concept de figure chez Ahle ne prend pas pour point de deacutepart un eacuteleacutement musical
auquel la rheacutetorique viendrait donner sa terminologie (Burmeister) ou son sens (Nucius) mais bien
la rheacutetorique elle-mecircme (y compris celles qui sont purement litteacuteraires) laquelle sera appeleacutee agrave
trouver sa traduction dans la musique
Tout comme les orateurs ou les poegravetes un grand nombre de figures de rheacutetorique bien des
meacutelopoegravetes y ont recours dans leur discours musical3
A2 PREMIERS TRAITEacuteS ENCYCLOPEacuteDIQUES
Une tout autre maniegravere de contribuer agrave la poeacutetique musicale se traduit par la publication
drsquoun des premiers dictionnaires de musique avec le Lexicon de Johann Gottfried Walther4
1 PRINTZ Wolfgang Caspar Phrynis Mytilenaeus part 2 chap 8 sect 3 45 Citeacute par BARTEL 1997 p 120 2 La theacuteorie de Ahle est exposeacutee dans le laquo Sommer-Gespraumlche raquo deuxiegraveme des quatre volumes composant son Johan Georg Ahlens musikalisches Gespraumlche (1695ndash1701) Ahle organiste agrave Mulhausen fut le preacutedeacutecesseur agrave ce poste de JS Bach Compositeur de musique sacreacutee drsquoœuvres chorales et des chansons (ses œuvres sont pour la plupart perdues) 3 Voir BARTEL 1997 p 123 4 Walther Johann Gottfried Musicalisches Lexicon oder Musicalische Bibliothek 1732
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
170
Cousin et ami de JS Bach ami de Werckmeister il eacutetait organiste theacuteoricien et
compositeur son Lexicon compile avant tout les traiteacutes de poeacutetique musicale du XVIIe siegravecle mais
rapporte aussi les theacuteories plus reacutecentes Conccedilu sur le modegravele du Dictionnaire de musique de Brossard1
il combine les points de vue terminologiques et historiques
Lrsquoouvrage de JG Walther teacutemoigne drsquoune tradition qui va se deacutevelopper au cours du XVIIIe
siegravecle celles de peacutedagogues produisant des traiteacutes agrave caractegravere encyclopeacutediques Mattheson en est
sans doute le repreacutesentant le plus ceacutelegravebre Mais on peut eacutegalement citer la veacuteritable encyclopeacutedie
musicale que constitue lrsquoAnleitung zu der musikalischen Gelahrtheit (1758) de Jacob Adlung (1699-
1762) ou la personnaliteacute influente du peacutedagogue Lorenz Christoph Mizler von Kolof (1711-1778)
cherchant agrave fonder la musique sur des bases matheacutematiques et philosophiques2
A3 LE DEacuteCLIN DES MODES
La diversiteacute des orientations de la poeacutetique musicale apparaicirct aussi quand on examine le
sujet en fonction du mateacuteriel musical lui-mecircme Selon les auteurs lrsquoaccent nrsquoest pas mis sur le mecircme
aspect mais au-delagrave on observe que certains tendent agrave voir leur rocircle srsquoaccroicirctre et drsquoautres perdre
en visibiliteacute
Les modes musicaux entrent dans cette seconde cateacutegorie On ne peut aller jusqursquoagrave dire
qursquoils sont purement et simplement absents des traiteacutes puisque M J Vogt consacre toute une partie
de son Conclave thesauri magnae artis musicae (1719) au plain-chant et aux modes eccleacutesiastiques
Toutefois comme cela va apparaicirctre chez Mattheson lrsquoassurance drsquoun lien solide entre un mode
donneacute et un affect qui lui serait associeacute nrsquoest plus vraiment de mise ce en raison de lrsquoeacutevolution
geacuteneacuterale des mentaliteacutes
De plus en plus crsquoest la nature du compositeur et du public au lieu de la science de la musique
qui deviennent le facteur deacuteterminant de lrsquoexpression musicale des affects3
Cette tendance se manifeste clairement chez Tomaacuteš Baltazar Janovka (1699-1741) Ayant
reccedilu une eacuteducation jeacutesuite comme Kircher empruntant agrave ce dernier sa terminologie il insiste tout
autant que lui sur lrsquoimportance des figures pour lrsquoexpression des affects4 En revanche il ne partage
pas lrsquoideacutee drsquoun rocircle similaire que pourraient jouer les modes eccleacutesiastiques
1 Brossard Seacutebastien de Dictionnaire de musique contenant une explication des termes grecs latins italiens et franccedilois 1703 2 ABROMONT 2004 p 447 451 3 BARTEL 1997 p 46 4 Op cit p 125
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
171
On remarquera que cette eacutevolution se deacuteroule au moment ougrave devient centrale la question
des tempeacuteraments ndash et agrave ougrave srsquoaffirme la tonaliteacute Significativement drsquoailleurs lrsquoideacutee apparaicirctra que
lrsquoon puisse transfeacuterer le tregraves confus laquo ethos de modes raquo vers les tempeacuteraments comme le propose
Johann Georg Neidhardt (1685-1739) qui laquo recommande que ceux-ci [les tempeacuteraments] soient
diffeacuterents pour le village la ville la grande ville et la cour raquo1
Pour Janovka en revanche les figures de rheacutetoriques musicales jouent bien un rocircle
deacuteterminant dans lrsquoexpression et le deacuteclenchement des affects
les figures musicales sont des passages musicaux speacuteciaux par lesquels des affects speacutecifiques
de lrsquoacircme se trouvent manifesteacutees par exemple amour joie feacuterociteacute violence digniteacute modestie
modeacuteration pieacuteteacute compassion etc2
A4 LA MEacuteLODIE
Si les modes perdent de leur pertinence comme moyen drsquoexprimer les affects la meacutelodie
confirme en revanche sa place On peut voir dans cet eacutetat de fait le reacutesultat de lrsquoinfluence italienne
et notamment du stilo recitativo inteacutegreacute agrave la poeacutetique musicale par Kircher et Bernhard Lrsquoun des
theacuteoriciens qui en perpeacutetuent le plus nettement la Figurenlehre M J Vogt srsquoeacutetait drsquoailleurs lui aussi
rendu en Italie pour y eacutetudier la musique
Si sa theacuteorie des figures rappelle les preacuteceacutedentes elle est toutefois speacutecifique agrave son auteur
la cateacutegorisation des figures ne recouvrant pas celle traditionnelle entre principales et minus
principales en deacutepit drsquoune similariteacute apparente
Les figurae simplices crsquoest-agrave-dire les ornements suivent une terminologie eacutetablie
majoritairement en langue italienne groppo harpegiatura mezocirolo trilla etc Elles peuvent ecirctre
combineacutees dans un proceacutedeacute de phantasia afin de creacuteer des figurae compositae3
Les figurae ideales correspondent agrave ce que lrsquoon attend de figures de rheacutetorique musicale elles
suivent une eacutetymologie grecque emphasis metabasis apotomia etc4
Vogt reacuteduit le concept de figure de rheacutetorique musicale agrave deux drsquoentre elles lrsquohypotypose
et la prosopopeacutee Cette derniegravere est synonyme de la pathopoeia deacutesignant de faccedilon geacuteneacuterale depuis
Burmeister un passage musical cherchant agrave susciter un affect Lrsquohypotypose est la repreacutesentation
1 ABROMONT 2004 p 444 2 JANOVKA Tomaacuteš Baltazar Clavis ad thesaurum 46f Citeacute par BARTEL 1997 p 126 3 BARTEL 1997 p 128 4 Op cit p 128-129
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
172
directe vivante de lrsquoideacutee issue du texte Aussi les concepts drsquoideacutee (celle qui deacutetermine les figurae
ideales) drsquohypotypose et de prosopopeacutee se trouvent quasiment indissociables
Ceci est soutenu ulteacuterieurement par la deacutefinition de Vogt drsquoidea musica comme eacutetant laquo la
repreacutesentation musicale drsquoune chose Lrsquoideacutee [idea] est agrave proprement parler ce qui est deacutepeint agrave travers les
figures de lrsquohypotypose raquo
Mais crsquoest aussi la meacutelodie en elle-mecircme qui deacutetermine les affects et notamment le periodus
(peacuteriode ou passage) Certaines figures en effet peuvent ecirctre employeacutees au deacutebut drsquoune peacuteriode
(ad arsin) comme lrsquoantitheton ou le schematoides drsquoautres interviennent agrave la fin (ad thesin) comme
lrsquoanaphora
La theacuteorie de Vogt exercera son influence sur ses successeurs notamment J G Walther
(qui reprend une partie de sa terminologie dans le Lexicon) et plus tardivement Meirad Spiess
Quant agrave lrsquoimportance de la meacutelodie (plus preacuteciseacutement de la monodie) et agrave lrsquointeacuterecirct que lui portent
les theacuteoriciens elle apparaicirct eacutegalement dans la theacuteorie eacutelaboreacutee par W C Printz elle est inseacuteparable
de lrsquoattention porteacutee aux questions de rythme
A5 LE RYTHME
Cantor compositeur historien W C Printz preacutefigure un peu le theacuteoricien encyclopeacutediste
tel que J G Walther en donnera plus tard lrsquoexemple On lui attribue vingt-six traiteacutes parmi lesquels
un Compendium musicae1 ainsi que le Phrynis Mitilenaeus2 Printz aborde de nombreuses et tregraves diverses
questions techniques (intervalles megravetres affects accordage tempeacuterament transposition basse
continue etc) et reacutedige une histoire allemande de la musique il srsquointeacuteresse eacutegalement agrave la musique
populaire rurale3
Crsquoest toutefois sa theacuteorie du rythme qui le singularise Printz souhaite en effet remplacer
lrsquoancien tactus (division en poseacute et leveacute ndash abaissement puis eacuteleacutevation de la main) Mais au-delagrave des
questions de rythmes consideacutereacutes en eux-mecircmes ce sont les figures de rheacutetoriques musicales qui
sont deacutetermineacutees selon des critegraveres rythmiques ou plus largement dynamiques (Vogt parle plus de
laquo variations raquo que de figures) La division premiegravere des figures distingue les figures de silences
1 Printz Wolfgang Caspar Compendium musicae in quo explicantur omnia ea quae ad oden arificiose componendam requiruntur 1668 2 Printz Wolfgang Caspar Phrynis Mitilenaeus oder Satytischer Componist (1676-1679) 3 ABROMONT 2001 p 434
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
173
(pauses) des figures sonores ces derniegraveres eacutetant elles-mecircmes subdiviseacutees ndash un peu comme chez
Vogt ndash en figures simples et figures composeacutees La classification se poursuit les figures (sonores)
simples constituant une classe (figures de marche stationnaires de saut mixtes etc) les figures
composeacutees en formant une autre (figure de course de sur-place mixtes) Enfin chaque espegravece de
figure ainsi deacutesigneacutee comporte un certain nombre de figures particuliegraveres par exemple les figures
(sonores et composeacutees) de course sont les suivantes circulo tirata bombilans (trilles) passagio1
Nous pouvons ajouter ici deux remarques lrsquoaspect rythmique ndash ou dynamique ndash de la
theacuteorie de Printz lrsquooriente vers la monodie les ornements que sont les figures chez Printz sont
consideacutereacutes pour eux-mecircmes2
Agrave travers la conception deacuteveloppeacutee ici on peut voir une marque suppleacutementaire de
lrsquoinfluence italienne sur la musique allemande et plus preacuteciseacutement sur la maniegravere de penser la
composition Les questions de rythmes eacutetaient certes preacutesentes dans certains traiteacutes du XVIe siegravecle
(comme chez Dressler) Leur importance eacutetait toutefois sans commune mesure Ce changement se
reacutevegravelera pleinement dans la poeacutetique musicale au sein de la theacuteorie deacuteveloppeacutee par Mattheson
B JOHANN MATTHESON
Pregraves drsquoun siegravecle et demi seacutepare les textes de Burmeister de la publication en 1739 du
volumineux traiteacute intituleacute Der vollkommene Cappelmesiter3 (484 pages dans lrsquoeacutedition drsquoorigine) Son
auteur Johann Mathesson (1681-1764) theacuteoricien et compositeur eacutetait lrsquoami de Haendel et
Telemann Directeur de la musique de la catheacutedrale de Hambourg de 1715 agrave 1728 la surditeacute lrsquoavait
conduit par la suite agrave se concentrer sur la reacutedaction de ses traiteacutes Il produisit notamment une
traduction de la poleacutemique ayant opposeacute Raguenet et Le Cerf de la Vieacuteville
1 Voir BARTEL 1997 p 120 2 laquo Printz deacutefinit tous ses ornements en tant qursquoornements meacutelodiques tout-agrave-fait indeacutependants de leurs implications harmoniques ou de leurs capaciteacutes expressives Ses exemples sont sans exception monodiques raquo2 BARTEL 1997 p 121 3 Der vollkommene Cappelmesiter Das ist Gruumlndliche Anzeige aller derjenigen Sachen die einer wissen koumlnnen und vollkommen inne haben muszlig der einer Capelle mit Ehren und Nutzen vorstehen will Hamburg Verlegts Christian Herold 1739 (laquo Le Musicien accompli ou Instructions essentielles dans toutes les matiegraveres que doit connaicirctre posseacuteder et maicirctriser celui qui entend preacutesider dignement et efficacement aux destineacutees drsquoun orchestre raquo) Voir MATTHESON 1999 et MATHESON 2002 Les citations de ce texte de Mattheson que nous avons traduites seront indiqueacutees par lrsquoabreacuteviation laquo VC raquo suivie des mentions de livre chapitre et paragraphe
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
174
Dressler avait contribueacute agrave la mise en place drsquoune musique conccedilue en relation eacutetroite avec
les mots eacutebauchant seulement la dimension propre agrave lrsquoeacuteveil des eacutemotions au moyen de la musique
Burmeister quant agrave lui avait radicaliseacute la laquo rheacutetorisation raquo de la musique ainsi eacutebaucheacutee calquant
sa meacutethode sur celle des orateurs de lrsquoAntiquiteacute dans cet esprit ndash et en prenant comme reacutefeacuterence
les œuvres de Lassus ndash il srsquoeacutetait efforceacute de rendre compte des moyens permettant drsquoeacutemouvoir
lrsquoauditeur portant lrsquoessentiel de son analyse sur lrsquoornementation et plus preacuteciseacutement sur la
description des figures musicales Si lrsquoon adopte une tripartition qui est parfois utiliseacutee pour eacutevoquer
la musique baroque1 ces deux theacuteoriciens appartiennent alors au laquo premier baroque raquo
B1 DER VOLLKOMMENE CAPELMEISTER
Nous effectuons ici par conseacutequent un saut pour examiner un des ouvrages theacuteoriques les
plus marquants du laquo baroque tardif raquo En ce qui concerne le deacuteveloppement de la rheacutetorique
musicale on peut consideacuterer Der vollkommene Capelmeister comme un veacuteritable aboutissement
Mattheson pousse encore plus loin que Burmeister lrsquoassimilation de la musique agrave la rheacutetorique et
lrsquoexpression laquo poeacutetique musicale raquo prend avec lui une signification et une valeur remarquables
Ecirctre neacute agrave lrsquoart de la poeacutesie est tout-agrave-fait essentiel pour le poegravete il en va de mecircme pour le
meacutelopoegravete [Melopoet] degraves lors qursquoil ne lui faudra pas seulement donner au monde une certaine nature
inneacutee afin drsquoeacutecrire sa meacutelodie mais qursquoil devra pour lrsquoessentiel ecirctre exerceacute dans ces aspects de la
philosophie sans lesquels on ne peut ecirctre ni un poegravete du son ni un juge des autres poegravetes Quand je parle
drsquoun poegravete je parle de quelque chose de plus que drsquoun grand philosophe de quelque chose de plus qursquoun
moraliste de quelque chose de plus qursquoun savant logicien de quelque chose de plus qursquoun
matheacutematicien etc2
Le Traiteacute de Mattheson est aussi un teacutemoignage de lrsquoultime stade de cette conception
rheacutetorique de la musique (mecircme si drsquoautres traiteacutes seront encore publieacutes comme ceux de Quantz
ou de Forkel) Il nous donne agrave voir en ce sens agrave bien des eacutegards un eacutetat laquo acheveacute raquo de cette penseacutee
musicale
Der vollkommene Cappelmeister est structureacute en trois grandes sections la premiegravere est
consacreacutee agrave ce que lrsquoon pourrait nommer une laquo musicologie raquo (science histoire de la musique etc)
la seconde eacutetudie la meacutelodie et la troisiegraveme concerne le contrepoint (que lrsquoauteur preacutefegravere nommer
1 Agrave savoir scheacutematiquement un premier baroque (1600-1650) un baroque central (1650-1700) et un baroque tardif (1700-1750) 2 VC II Chap 2 sect 8
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
175
symphoniurgie ou encore laquo composition pleinement ajusteacutee raquo)1 Dans cet ouvrage toutes les parties
de la rheacutetorique telles qursquoexposeacutees dans les Institutions oratoires de Quintilien sont deacutesormais prises
en consideacuteration et sont traiteacutees en termes musicaux2 Toutefois autant lrsquoeacutetude de lrsquoinvention ou
celle de la disposition donnent lieu agrave un deacuteveloppement autrement plus pousseacute que ce que lrsquoon
trouvait auparavant autant celle des figures de rheacutetorique dans le cadre de lrsquoeacutelucution semble
reacuteduite agrave la portion congrue3 en regard de la description minutieuse qursquoen faisait nombre de ses
preacutedeacutecesseurs avec lesquels on pouvait agrave juste titre parler de Figurenlehre Ce traitement sommaire
chez Mattheson de la decoratio4 tient notamment agrave sa meacutefiance envers lrsquoornementation excessive et
au constat que les figures sont rarement peacuterennes5
B2 LES LIEUX COMMUNS DE LrsquoINVENTION
On remarquera tout drsquoabord un domaine qui eacutetait abordeacute sommairement dans le traiteacute de
Burmeister et qui fait ici lrsquoobjet drsquoune discussion particuliegraverement deacuteveloppeacutee celui de lrsquoinvention
Lrsquoinvention terme qui nrsquoa donc rien agrave voir avec la forme musicale homonyme mais tout avec son
eacutetymologie (laquo trouver raquo) deacutesigne la recherche et le choix des eacuteleacutements musicaux notamment en
relation avec les affects ou plus geacuteneacuteralement la recherche des ideacutees qui seront utiliseacutees dans
lrsquoeacutelaboration du discours
Lrsquoinvention consiste agrave trouver les arguments6 Le terme est agrave comprendre en srsquoappuyant sur
son sens eacutetymologique drsquoune deacutecouverte plutocirct que sur le sens de creacuteation drsquoun argument Crsquoest agrave
cette partie de la rheacutetorique qursquoappartient le choix du genre de discours (deacutelibeacuteratif judiciaire
deacutemonstratif) puisque ce genre deacuteterminera lrsquoargumentation
[Lrsquoargumentation] consiste dans le choix de propositions qui seront ensuite enchaicircneacutees deux agrave
deux puis lieacutees dans le cadre drsquoun raisonnement7
1 La traduction des titres complets de ces sections se formulerait comme suit (1) laquo De lrsquoobservation scientifique des choses neacutecessaires agrave un enseignement musical rigoureux raquo (2) laquo De la veacuteritable composition drsquoune meacutelodie ou la reacuteunion de chants en une seule partie avec leurs circonstances et caracteacuteristiques (3) De la combinaison de meacutelodies diffeacuterentes ou encore de la composition pleinement ajusteacutee qui en reacutealiteacute est appeleacutee harmonie raquo Cette derniegravere crsquoest-agrave-dire la symphonurgie est deacutefinie comme laquo Une combinaison artistique de meacutelodies diffeacuterentes qui sonnent ensemble et par laquelle une harmonie multiple est immeacutediatement creacuteeacutee raquo (VC III chap 1 sect 4) Elle est laquo par ailleurs de faccedilon barbare nommeacutee contrepoint raquo (VC chap 1 sect 10) 2 BUTLER 2006 p 652 3 laquo Enfin srsquoil nous faut toutefois dire un mot au sujet de la deacutecoration (hellip) raquo (VC II Chap 14 sect 40) 4 VC II Chap 14 sectsect 40-52 5 G Butler voit dans cette attitude de Mattheson un signe du deacuteclin de lrsquoenseignement de la rheacutetorique laquo Sans goucirct ni art les interpregravetes utilisent les figures de maniegravere immodeacutereacutee excessive et agrave des mauvais moments raquo BUTLER 2006 p 655 6 Pour une description deacutetailleacutee de lrsquoinvention en geacuteneacuteral dans la rheacutetorique voir GARDES-TAMINE 1996 p 59-96 7 GARDES-TAMINE 1996 p 73
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
176
Lrsquoorateur sera ainsi conduit agrave puiser dans la topique les arguments et les eacutetats de cause La
topique srsquooccupe des lieux il srsquoagit notamment des lieux communs comme celui de la modestie de
la fatigue du temps qui presse ou encore des larmes laquo en termes modernes on pourrait parler de
steacutereacuteotypes raquo1 Les arguments sont des laquo uniteacutes minimales de raisonnement raquo2 comme la deacutefinition
lrsquoeacutenumeacuteration lrsquoeacutetymologie le genre et lrsquoespegravece la cause et lrsquoeffet les opposeacutes Quant aux eacutetats de
cause3 ils relegravevent de la doctrine de la stasis deacutefinie par Hermagoras (IIe siegravecle av J-C) comme laquo ce
qui dans un deacutebat fait lrsquoobjet drsquoune discussion entre diverses parties et peut ecirctre diffeacuterencieacute en
divers niveaux et moments raquo4 Il srsquoagit agrave la fois de la fin et drsquoun commencement drsquoun mouvement
pheacutenomegravene laquo eacuteclairant la reacutesolution progressive drsquoune controverse raquo5
Ce qui existait depuis Burmeister drsquoune maniegravere assez embryonnaire devient chez
Mattheson une longue exposition meacutethodique une sorte de manuel pratique Dans le chapitre
laquo invention meacutelodique raquo de Der vollkommene Capellmeister6 srsquoil est toujours possible de trouver ses
ideacutees musicales par soi-mecircme ou de les emprunter chez drsquoautres il ne faut cependant pas heacutesiter agrave
les puiser dans le reacuteservoir des lieux communs des loci topici ndash lesquels sont aussi nommeacutes sources
drsquoinvention7 Lrsquoauteur eacutenumegravere quinze sortes de loci topici8 Lrsquoeacutetude des loci topici occupe en fait la quasi-
totaliteacute du chapitre 49 et donne lrsquooccasion drsquoune discussion approfondie Examinons briegravevement
quelques-uns de ces laquo lieux raquo
Le locus descriptionis10 consiste dans la description des mouvements de lrsquoacircme qursquoil srsquoagisse
de musique vocale ou de musique instrumentale la repreacutesentation de ces mouvements doit
impliquer un discours compreacutehensible
La preacutesentation du locus causaelig materialis est elle-mecircme subdiviseacutee
laquo La matiegravere (causa materialis) est de trois sortes [agrave partir] de quoi en quoi avec quoi (Ex qua
in qua amp circa quam) raquo11
1 Op cit p 74 laquo Les topoi prennent souvent la forme de petits sceacutenarios culturels comme celui qui repreacutesente la vie dans une citeacute ou la violence agrave lrsquoeacutecole raquo 2 Op cit p 76 3 Rheacutetorique agrave Herrenius I 17-27 II 3-26 4 Citeacute par CARRILHO 1999 p 59 Voir aussi PERNOT 2000 p 90 5 CARRILHO 1999 p 59 6 VC II Chap 4 7 VC II Chap 4 sect 21 8 laquo Ils [les loci topici] se nomment ainsi Locus notationis descriptionis generis amp Speciei totius amp partium causaelig efficientis materialis formalis finalis effectorum adjunctorum circumstantiarum comparatorum oppositorum exemplorum testimoniorum raquo VC II Chap 4 sect 23 9 VC II Chap 4 du sect 20 agrave la fin 10 VC II Chap 4 sectsect 43-47 11 VC II Chap 4 sect 54
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
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Le locus causaelig materialis ex qua1 est un lieu particuliegraverement puissant Crsquoest litteacuteralement le
lieu de la cause mateacuterielle (crsquoest-agrave-dire de la substance musicale elle-mecircme) agrave partir de quoi on
obtient lrsquoeffet voulu Dans le cas drsquoune harmonisation exclusivement constitueacutee de consonances la
matiegravere drsquoougrave (agrave partir de quoi) la phrase musicale est tireacutee apportera sans doute quelque chose de
speacutecial mais tout aussi bien des choses laquo abominables raquo pourront ecirctre repreacutesenteacutees par lrsquousage
des dissonances auquel cas lagrave aussi lrsquoinvention sera obtenue ex loco Materiaelig2
Le locus causaelig materialis in qua consiste agrave se soumettre laquo au texte ou agrave la passion particuliegravere
que lrsquoon a choisi de repreacutesenter3 Le locus causaelig materialis circa quam relegraveve de tout ce qui nous entoure
mais plus particuliegraverement de lrsquoauditoire4
Le locus adjunctorum enfin
laquo prend place principalement dans la composition avec la repreacutesentation de certains
personnages (comme dans les oratorios les opeacuteras les cantates etc) et lrsquoon tend agrave le consideacuterer de trois
maniegraveres agrave savoir selon les donneacutees de lrsquoacircme de corps et de la fortune Si quelqursquoun indiquait que ces
choses ne peuvent ecirctre repreacutesenteacutees en musique on peut lrsquoassurer et le convaincre qursquoil ne se tromperait
pas peu raquo5
B3 DISPOSITION
Alors que la disposition (le laquo plan raquo) drsquoune cantilegravene se preacutesentait chez Dressler ou
Burmeister sous une forme simple (exordium medium finis) celle qursquoexpose Mattheson preacutesente
lrsquointeacutegraliteacute des six parties de la rheacutetorique romaine (ce qui se donnait comme un deacuteveloppement
central sans plus de preacutecision fait place deacutesormais agrave quatre parties)6 Il nrsquoen oublie pas pour autant
lrsquoimportance du scheacutema tripartite qui dans son effet sur le public demeure opeacuteratoire
laquo Le grand art des orateurs consiste en ce qursquoils preacutesentent drsquoabord les choses les plus fortes
au milieu les plus faibles et enfin les conclusions qui produisent de lrsquoeffet raquo7
1 VC II Chap 4 sectsect 55-59 2 VC II Chap 4 sectsect 55-58 3 VC II Chap 4 sect 60 4 VC II Chap 4 sectsect 61-64 5 VC II Chap 4 sectsect 71-72 6 Preacutecisons que la preacutesentation que donne Mattheson de lrsquoexorde diffegravere sensiblement de celle proposeacutee par Burmeister ceci toutefois vraisemblablement en raison de lrsquoeacutevolution suivie par la musique notamment en ce qui concerne le rocircle de la fugue preacutepondeacuterant agrave lrsquoeacutepoque de Burmeister 7 VC II Chap 14 sect 25
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
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Lrsquoauteur commence par deacutefinir tregraves preacuteciseacutement exordium narratio propositio confutatio
confirmatio et peroratio1 Puis il srsquoengage dans une analyse tregraves pousseacutee2 drsquoun aria da capo de Benedetto
Marcello afin drsquoillustrer son propos Mattheson cherche ainsi agrave montrer que la coheacuterence drsquoune
œuvre tient aux relations qui existent entre les diffeacuterentes parties qui la composent ce qui confegravere
agrave la disposition toute sa valeur
B4 MATTHESON ET LrsquoEacuteVEIL MUSICAL DES EacuteMOTIONS
B41 Influence de la philosophie carteacutesienne
Certes lrsquoouvrage de Mattheson est clairement un traiteacute de rheacutetorique musicale mais il est
tout de mecircme frappant de voir agrave quel point la place accordeacutee aux affects y est consideacuterable voire
preacutepondeacuterante Lrsquoeacuteveil des eacutemotions chez lrsquoauditeur est la preacuteoccupation centrale et tous les aspects
de la musique sont consideacutereacutes dans leur dimension affective Lrsquoobjectif du meacutelopoegravete (terme
employeacute par lrsquoauteur)3 eacutetant bien de produire sur lrsquoauditoire les mecircmes effets que ceux exprimeacutes
dans le texte Cette preacuteoccupation concernant les eacutemotions qursquoil faut eacuteveiller chez lrsquoauditeur et les
moyens permettant drsquoy parvenir se manifeste tant dans un examen des passions elles-mecircmes (leur
nature leurs manifestations physiques) que dans la description de la maniegravere permettant agrave lrsquoorateur
musical de les mobiliser que ce soit par la disposition de lrsquoœuvre par les ideacutees musicales qui srsquoy
trouvent par le style etc
Entre le traiteacute proposeacute par Burmeister et celui de Mattheson lrsquoeacutetude des passions et plus
particuliegraverement celle opeacutereacutee par la philosophie au XVIIe siegravecle a influenceacute les esprits crsquoest le cas
pour lrsquoauteur du Musicien accompli Il remarque en effet que
La doctrine des tempeacuteraments et des eacutemotions pour laquelle il faut lire tout particuliegraverement
Descartes car il a travailleacute beaucoup sur la musique convient tregraves bien ici puisqursquoelle apprend agrave distinguer
correctement entre les eacutetats drsquoacircme des auditeurs et la maniegravere par laquelle les pouvoirs du son les
affectent4
1 VC II Chap 14 sectsect 7-12 2 Voir BUTLER 2006 p 754 3 laquo Mattheson donne une deacutefinition de la meacutelopoeacutesie comme laquo habiliteacute efficace dans lrsquoinvention et la fabrication de phrases pouvant ecirctre chanteacutees de telle sorte qursquoelles soient plaisantes agrave lrsquooreille raquo deacutefinition qursquoil emprunte directement au traiteacute De la musique reacutedigeacute
par Aristide Quintilien (IIIe s) Voir VC II Chap 5 sect 1 4 VC I Chap 3 sect 51 Dans ce chapitre intituleacute laquo Le son et la theacuteorie naturelle de la musique raquo la question des passions intervient dans le prolongement drsquoune discussion concernant les effets de la musique sur le plan physiologique lrsquoauteur faisant valoir lrsquousage meacutedical de la musique pour les infirmiteacutes physiques laquo Les sons travaillent fortement les muscles du corps humain raquo (VC I Chap 3 sect 48) Le traitement philosophique des passions notamment par Descartes sera examineacute plus loin
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
179
Il y a donc leacutegitimiteacute pour Mattheson agrave examiner les passions avec soin Un tel examen
qui permettra au compositeur de posseacuteder la connaissance neacutecessaire agrave la reacutealisation de ses objectifs
ndash susciter chez lrsquoauditeur les eacutemotions approprieacutees au discours ndash se trouve drsquoautant mieux fondeacute
qursquoil remplit une veacuteritable fonction eacutethique (on retrouve ici agrave lrsquoarriegravere-plan les preacuteoccupations deacutejagrave
formuleacutees chez Platon ou Aristote)1
Ce que sont les passions quel est leur nombre la maniegravere par laquelle elles sont provoqueacutees et
stimuleacutees de telles questions semblent davantage approprieacutees au philosophe accompli qursquoau musicien
Neacuteanmoins ce dernier doit savoir lesquelles parmi les dispositions des hommes sont le veacuteritable
mateacuteriau de la vertu Laquelle nrsquoest rien drsquoautre qursquoune disposition bien ordonneacutee et tempeacutereacutee avec soin2
B42 Une theacuteorie musicale des affects
Mattheson passe donc en revue et de maniegravere deacutetailleacutee3 un grand nombre drsquoeacutemotions4
Lrsquoamour figure au sommet de la hieacuterarchie du fait qursquoil tient de loin une plus grande place au sein
des piegraveces musicales que les autres passions (sect 61) Mais il existe diffeacuterentes sortes drsquoamour dont
les effets sur les ecirctres sont variables il convient donc au compositeur de puiser dans sa propre
expeacuterience affective qursquoelle soit laquo preacutesente ou passeacutee raquo lrsquoauteur ajoute drsquoailleurs qursquoune absence
drsquoexpeacuterience en ce domaine le rendra incapable agrave accomplir une telle tacircche (sect 62)
La tristesse neacutecessite eacutegalement drsquoecirctre eacuteprouveacute afin drsquoecirctre correctement repreacutesenteacutee faute
de quoi laquo tous les loci topici (hellip) seraient inutiles La raison tient au fait que tristesse et amours sont
deux choses eacutetroitement lieacutees raquo (sect 68) La tristesse dans la musique sacreacutee par exemple est un affect
important5
Tous les affects ne donnent pas lieu agrave une deacutefinition aussi preacutecise et sont parfois
mentionneacutes de maniegravere groupeacutee Ainsi deux groupes opposeacutes drsquoeacutemotions sont successivement
eacutenumeacutereacutes sans que soit indiqueacute au sein de chacun de ces groupes les traits distinctifs dans les
implications musicales des diverses eacutemotions Il en va ainsi par exemple de la fierteacute de lrsquoattitude
hautaine ou de lrsquoarrogance drsquoune part et drsquoautre part de lrsquohumiliteacute ou de la patience (sect 72-73) De
1 Voir agrave ce sujet le chapitre 5 de cette mecircme section laquo Lrsquousage quotidien de la musique dans la reacutepublique raquo 2 VC I Chap 3 sect 52 Mattheson preacutecise un peu plus loin en quoi peut consister la fonction eacutethique de la musique laquo Quand il ne se trouve aucune passion ou aucun affect il nrsquoy a pas non plus de morale Si nos passions sont malades il faut alors les gueacuterir non pas les assassiner raquo VC I Chap 3 sect 53 3 Il preacutecise toutefois qursquoil serait peacutenible de les examiner toutes et que laquo seules les plus importantes doivent ecirctre mentionneacutees raquo VC I Chap 3 sect 60 4 Voir VC I Chap 3 sectsect 56-82 5 Mattheson rapporte lrsquoexplication ndash qursquoil juge bonne ndash fournie par le philosophe sceptique Franccedilois de La Mothe Le Vayer (1583-1672) concernant le fait ndash dont le caractegravere paradoxal avait eacuteteacute noteacute depuis lrsquoAntiquiteacute ndash que le plus grand nombre se plaise agrave entendre de la musique triste Selon ce dernier cela proviendrait de ce que laquo la plupart des gens sont malheureux raquo VC I Chap 3 sect 66
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
180
mecircme pour le domaine de la colegravere de lrsquoardeur de la vengeance de la rage de la furie ndash lesquelles
toutefois sont bien plus aiseacutees agrave traiter musicalement que des passions plaisantes (sect 75)
Lrsquoespoir (sectsect 77-79) est preacutesenteacute comme un affect qui est drsquoune grande complexiteacute agrave restituer
en musique Il neacutecessite notamment laquo la plus douce combinaison de son qui soit au monde raquo
Mattheson fait remarquer que la musique (tout comme la poeacutesie) entretient des rapports
eacutetroits avec la jalousie ceci tenant au fait qursquoelle combine en reacutealiteacute sept autres passions
laquo meacutefiance deacutesir revanche tristesse crainte et honte raquo lesquelles srsquoajoutent agrave une eacutemotion qui
domine lrsquoensemble lrsquoamour ardent (sect 76)
Cette deacutefinition de la jalousie comme combinaison drsquoautres affects anticipe un
deacuteveloppement de lrsquoauteur particuliegraverement inteacuteressant Agrave lrsquooccasion de lrsquoexamen de la pitieacute (sect 81)
en effet il preacutecise en quoi peut consister une combinaison drsquoeacutemotions Il expose une distinction
entre affects simples (amour et tristesse) et affects composeacutes comme la pitieacute qui en reacutesulte
discussion occupant lrsquoessentiel de la fin du chapitre
Un tel exposeacute remarquable par sa finesse et la richesse de son propos rappelle agrave la fois ndash
bien qursquoil soit toutefois nettement plus bref ndash ce que lrsquoon trouve dans les ouvrages classiques traitant
des passions que ces textes proviennent des Anciens ou drsquoauteurs plus proches de lrsquoeacutepoque de
Mattheson
Ainsi eacutequipeacute le compositeur est alors en mesure de dresser correctement un tableau des
eacutemotions qursquoil entend faire intervenir dans sa musique
B43 Un vaste dispositif pour eacuteveiller les eacutemotions
Le meacutelopoegravete pourra poursuivre la meacutethode rheacutetorique traditionnelle en ayant recours aux
diverses parties de la rheacutetorique musicale indiqueacutees plus haut en choisissant les ideacutees musicales
neacutecessaire dans le reacuteservoir des lieux communs en eacutetablissant le plan de la piegravece musicale
(disposition) en deacutecidant quels styles conviennent ou encore en ayant recours (avec parcimonie)
aux figures
Mais si lrsquoon en revient au cadre de lrsquoinvention et plus preacuteciseacutement agrave lrsquoemploi du locus causaelig
materialis ex qua mentionneacute plus haut ce sont lrsquoensemble des paramegravetres musicaux qui sont appeleacutes
agrave intervenir afin que les eacutemotions de lrsquoauditoire soient mobiliseacutees modes tonaliteacutes rythme megravetres
phraseacutes tempos symboles particulariteacutes contrapunctiques harmoniques timbres instrumentation
etc Crsquoest lagrave que plus particuliegraverement on peut voir en quoi consiste lrsquoexpression des eacutemotions
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
181
dans le contexte de la poeacutetique musicale typique de lrsquoAllemagne baroque Voyons plus en deacutetail
certains de ces paramegravetres
Commenccedilons par la question des eacutechelles drsquointervalles Le choix des modes ou tonaliteacutes est
un choix expressif la maniegravere drsquoecirctre lrsquohumeur qui est traditionnellement associeacutee ndash pas seulement
en Allemagne ndash agrave tel ou tel mode ceci est conccedilu comme un moyen de persuasion
Tout un chapitre est consacreacute aux modes1 grecs et eccleacutesiastiques qui sont eacutetudieacutes en deacutetail
dans leur eacutevolution historique Mattheson fait alors eacutetats des divers theacuteoriciens engageacutes dans ce
domaine comme Boegravece Glarean Zarlino etc Toutefois srsquoil fait largement eacutetat des proprieacuteteacutes
structurelles des modes il ne fait nullement mention de leurs eacuteventuelles proprieacuteteacutes affectives
En raison de lrsquoavegravenement de la tonaliteacute se seront les diverses tonaliteacutes qui seront
consideacutereacutees dans leurs liens avec les affects Cet examen nrsquoest pas donneacute dans Der volkommene
Cappelmeister mais dans un ouvrage plus ancien de Mattheson Das neu-eroumlffnete Orchester (1713)
Apparaissant comme un continuateur drsquoAthanasius Kircher il reprend agrave son compte une partie des
consideacuterations de ce dernier Il demeure toutefois prudent quant agrave lrsquoexactitude des caractegraveres
susceptibles de correspondre agrave divers affects2 Srsquoopposant agrave Werckmeister il refuse lrsquoassociation
faite entre affects et tonaliteacutes comportant des beacutemols (tendres) ou des diegraveses (dures)3 Pour
reacutesumer nous pouvons dire que Mattheson demeure tregraves circonspect sur lrsquoincidence des systegravemes
drsquointervalles dans lrsquoart drsquoeacutemouvoir lrsquoauditeur
Lrsquoeacutetude du megravetre musical fait lrsquoobjet drsquoun chapitre4 qui insiste sur la dimension poeacutetique de
cette discipline5 mais ne fait eacutetat drsquoaucune implication concernant lrsquoexpression des eacutemotions Le
chapitre suivant consacreacute agrave la structure du temps musical6 signale le rocircle tregraves subtil que joue le
battement et les diverses maniegraveres de traiter le temps musical en ce domaine crsquoest agrave chacun (au
compositeur) de trouver en soi-mecircme les liens intimes avec les affects7
Drsquoune maniegravere plus nette le tempo peut ecirctre une tregraves bonne occasion dans le traitement
du temps musical de mettre en œuvre le devoir oratoire drsquoeacuteveiller les eacutemotions
1 VC I Chap 9 2 Ut majeur est caracteacuteriseacute comme plutocirct rude et audacieux ut mineur comme doux autant que triste reacute majeur tranchant et volontaire mi beacutemol majeur contenant beaucoup de pathos etc Mattheson nrsquoexamine en outre que dix-sept tonaliteacutes sur les vingt-quatre existantes ndash les sept autres eacutetant inusiteacutees agrave lrsquoeacutepoque CANTAGREL 1998 p 171-172 3 BUTLER 2006 p 656 4 VC II Chap 6 laquo De la longueur et de la briegraveveteacute du son ou la construction des rythmes raquo 5 Qualifieacutee par Mattheson de laquo rhytmopoeacutesie raquo (RhytmopoumlieRhythmopoeia) 6 VC II Chap 7 laquo De la mesure du temps [Zeit-Maasse] raquo 7 VC II Chap 7 sectsect 17-21
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
182
On peut percevoir une diversiteacute peu commune dans lrsquoexpression des affects aussi bien que
dans lrsquoobservation de toutes les ceacutesures du discours musical ceci de maniegravere plus claire encore quand
les compositeurs sont bons lorsque par exemple un adagio deacutepeint la deacutetresse un lamento la
lamentation un lento le soulagement un andante lrsquoespoir un affetuoso lrsquoamour un allegro le reacuteconfort
un presto lrsquoimpatience etc Qursquoun compositeur y ait penseacute ou non cela peut encore ecirctre une reacuteussite si
son geacutenie fonctionne effectivement Cela peut se produire tregraves souvent sans que nous en ayons
connaissance ni y participions ([note de Mattheson] on sait que ces adverbes qui indiquent le
mouvement particulier des meacutelodies sont freacutequemment employeacutes en fait comme nom servant agrave
diffeacuterencier les mouvements)1
Lrsquoemphase dans le domaine meacutelodique2 et la ponctuation3 jouent eacutegalement un rocircle
Lrsquoaccentuation est agrave maicirctriser avec soin sa reacutepeacutetition notamment (qui laquo est emphatique raquo) ne doit
pas ecirctre employeacutee inconsideacutereacutement faute de quoi elle geacuteneacuterera lrsquoincompreacutehension voire le
deacutegoucirct4 Lrsquoorateur musical qui a pour devoir de plaire agrave lrsquoauditeur aura alors clairement eacutechoueacute dans
son but De mecircme et dans lrsquoapplication des preacuteceptes de Quintilien5 la ponctuation doit
promouvoir la clarteacute du discours Pour autant dans cet aspect de lrsquoart de la poeacutetique musicale le
devoir drsquoeacutemouvoir est eacutegalement preacutesent la ponctuation (lrsquoemploi des ceacutesures) doit en effet
intervenir afin de deacutecrire le caractegravere des actions deacutecrites dans le texte eacutetant entendu que certains
textes sont marqueacutes par des affects dominants6 La mise en œuvre de telles techniques implique en
outre un lien eacutetroit avec la prise en compte de la sonoriteacute des mots7 (le laquo systegraveme raquo de la rheacutetorique
constitue bien un tout ces diverses parties interagissent entre elles)
Mattheson examine enfin de nombreuses danses indiquant leurs caractegraveres affectifs et
analysant certaines drsquoentre elles en deacutetail Dans le chapitre intituleacute laquo Des cateacutegories de meacutelodies et
de leurs caracteacuteristiques speacuteciales raquo8 il aborde tout drsquoabord les genres de meacutelodies vocales (reacutecitatif
arioso aria etc)9 avant de deacutecrire vingt-deux meacutelodies purement instrumentales les danses10 et ces
genres instrumentaux des laquo cateacutegories speacuteciales de meacutelodies raquo11 tels les fantaisies chaconnes (et
passacailles) sonates concerto grosso ouvertures etc qui tendent de plus en plus agrave devenir des
laquo mouvements raquo Lrsquoexamen des danses est dans la plupart des cas lrsquooccasion de deacutecrire les affects
1 VC II Chap 12 sect 34 2 VC II Chap 8 3 VC II Chap 9 4 VC II Chap 8 sectsect 36-37 5 VC II Chap 9 sect 17 6 VC II Chap 9 sectsect 42-44 7 VC II Chap 11 8 VC II Chap 13 9 VC II Chap 13 sectsect 3-78 10 VC II Chap 13 sectsect 79-129 11 VC II Chap 13 sectsect 130-141
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
183
qui leur sont associeacutes Crsquoest une laquo joie mesureacutee raquo en ce qui concerne le menuet1 pour lequel il
propose une analyse de type syntaxique La gavotte exprime la jubilation le rigaudon la badinerie
la marche (seacuterieuse ou comique) montre lrsquoheacuteroiumlsme et le courage le passepied traduit la frivoliteacute et
la sarabande lrsquoambition etc
CONCLUSION
Comme nous pouvons le constater Mattheson geacuteneacuteralise lrsquoapplication de la rheacutetorique
musicale agrave la quasi-totaliteacute des paramegravetres musicaux En bon rheacutetoricien il se montre en outre
perspicace en ce qui concerne les usages susceptibles de produire des effets caricaturaux2 dont les
reacutesultats sont souvent agrave lrsquoopposeacute des effets reacuteellement rechercheacutes On observe aussi qursquoil accorde
un rocircle important dans lrsquooutillage qursquoil propose au compositeur afin de mobiliser les affects voulus
aux composantes dynamiques et meacutelodico-rythmiques
C LA FIN DE LA RHEacuteTORIQUE MUSICALE
INTRODUCTION
Si le traiteacute de Mattheson constitue bien une sorte drsquoaboutissement pour la poeacutetique
musicale il serait exageacutereacute drsquoen deacuteduire qursquoelle srsquoeacuteteint avec lui Les techniques longuement
deacuteveloppeacutees et affineacutees eacutetaient toujours employeacutees mecircme si une attention se portait deacutesormais de
plus en plus vers des aspects comme lrsquoinvention ou lrsquointerpreacutetation Le contexte geacuteneacuteral nrsquoeacutetait
toutefois plus favorable agrave la peacuterenniteacute de cette discipline apparue deux siegravecles plus tocirct
C1 LES LOCI TOPICI
1 VC II Chap 13 sectsect 81-86 2 Nous nrsquoavons pas mentionneacute la question des styles sur lesquels il produit eacutegalement une analyse nuanceacutee et prudente (VC I Chap 10) Voir sur ce sujet SUEUR 2013 p 359
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
184
La place accordeacutee aux loci topici chez Mattheson est remarquable en ce qursquoil propose drsquoutiliser
tous ceux qui existent et accorde une place agrave lrsquoinvention qursquoelle nrsquoavait pas connu auparavant Cela
ne signifie pas qursquoelle eacutetait totalement neacutegligeacutee puisque Nucius mentionnait deacutejagrave dans son Musices
poeticae lrsquoexistence de listes de mots relatifs au mouvement au lieu aux affects etc que pouvaient
utiliser les compositeurs1 et que Kircher en avait formuleacute explicitement le terme Mais lrsquoessor de la
musique instrumentale au XVIIe siegravecle semble en avoir favoriseacute lrsquoideacutee
Agrave cet eacutegard particuliegraverement feacutecond fut lrsquoincorporation de la technique de phantasia2 laquo utiliseacutee
en reacutefeacuterence agrave certains scheacutemas courts et meacutecaniques de contrepoint appeleacutee ainsi parce que ces derniers
eacutetaient le produit de lrsquoimagination du compositeur ou de lrsquointerprecircte raquo3
Le deacuteveloppement de la musique instrumentale mais aussi lrsquointeacuterecirct pour lrsquoexpression des
affects avait conduit agrave des choix comme celui de Mattheson qui comme nous lrsquoavons vu deacutecrivait
dans son ouvrage quatorze loci topici Le contexte voulait que le mateacuteriau utilisable fucirct partageacute par
les compositeurs et le public le lien entre ce mateacuteriau et un affect donneacute pouvait ainsi ecirctre assureacute
Car pour le musicus poeticus une telle composition conccedilue et perccedilue rationnellement saurait
deacutepeindre et eacuteveiller les affects deacutesireacutes que le texte appelait toujours dans lrsquointention de glorifier Dieu
et drsquoeacutedifier lrsquoauditeur4
Tout comme Mattheson Meinrad Spiess (1683-1761) propose5 drsquoutiliser les loci topici David
Heinichen (1683-1729) en suggegravere aussi lrsquoutilisation car ils aident le compositeur agrave bien se laquo saisir
du sens du texte raquo6 Il nrsquoen ira plus de mecircme pour Johann Adolph Scheibe (1708-1776) qui dans
un contexte qui nrsquoest plus tout-agrave-fait celui du Baroque considegravere lrsquoinvention comme un pheacutenomegravene
inneacute et qui donc ne saurait ecirctre enseigneacute7
C2 LE ROcircLE DE LA VOIX
Drsquoune maniegravere geacuteneacuterale lrsquointerpreacutetation (ou en termes rheacutetoriques lrsquoaction) devient lrsquoobjet
drsquoune attention de plus en plus deacuteveloppeacutee Cela eacutetait deacutejagrave le cas chez Mattheson crsquoest encore plus
1 BARTEL 1997 p 77 2 Notamment par Vogt 3 BARTEL 1997 p 78 4 Op cit p 80 5 Tractatus musicus compositorio-practicus (1745) Le Tractatus de Spiess est destineacute agrave la musique drsquoeacuteglise et prend laquo la deacutefense de la modaliteacute (contre la simple dualiteacute majeur-mineur) raquo ABROMONT 2001 p 443 6 BARTEL 1997 p 53 7 Op cit p 155
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
185
frappant chez Johann Joachim Quantz (1697-1773) dont le traiteacute sur le jeu de flucircte aborde les
questions de dynamique du jeu drsquoornementation ou de styles1 Toutefois crsquoest avant tout la voix
qui est concerneacutee agrave travers la question de lrsquointerpreacutetation
La theacuteorie musicale de Scheibe qui est exposeacutee dans un peacuteriodique de critique musicale
qursquoil publie2 participe deacutejagrave de la penseacutee des Lumiegraveres rejetant les dogmes theacuteologiques heacuteriteacutes de
Luther Si Scheibe conccediloit bien la musique comme un art oratoire crsquoest en raison de sa relation
eacutetroite avec la voix La musique est aussi laquo le veacuteritable langage des affects raquo3 Cependant lrsquoinsistance
sur le rocircle des affects et leur expression par la musique ne suppose pas pour lui qursquoil y ait une
reacutefeacuterence au texte (agrave lrsquoopposeacute de ce que lrsquoon trouvait chez Ahle par exemple)
La raison agrave cela tient agrave la maniegravere mecircme drsquoenvisager une possible relation de termes agrave termes
entre une figure et un affect car les figures sont innombrables
leur nombre est si grand qursquoelles ne peuvent ecirctre aiseacutement deacutecompteacutees Aussi le compositeur
intelligent en inventera-t-il continuellement de nouvelles sans pouvoir toujours ecirctre conscient drsquoelles ou
de leur nom4
On trouve dans cette remarque un eacutecho aux observations faites en France par Bernard
Lamy concernant les figures de rheacutetorique et auxquelles Scheibe se reacutefegravere explicitement5
Lamy en effet rejette (comme lrsquoavait deacutejagrave fait Quintilien) la possibiliteacute drsquoune
correspondance stricte entre affect et figure non parce qursquoil serait impossible de repreacutesenter la
passion mais parce qursquoune telle entreprise serait impossible agrave mener agrave bien Si comme lrsquoindique le
titre de lrsquoun des chapitres son ouvrage La Rheacutetorique ou lrsquoart du parler laquo Le nombre des figures est
infini raquo crsquoest que les affects eux-mecircmes sont innombrables
je nrsquoai pas preacutetendu parler de toutes les figures il faudrait drsquoaussi gros volumes pour marquer
les caractegraveres des passions dans les discours que pour exprimer ceux que les mecircmes passions peignent
sur le visage6
1 QUANTZ Johann Joachim Versuch einer Anweisung die Floumlte traversiere zu spielen 1752 Lrsquoouvrage fut publieacute presque simultaneacutement en cinq langues Oxford t 2 p 532-533 ABROMONT 2001 p 446 2 Der critische Musikus 1738 1740 1745 3 BARTEL 1997 p 149 4 Der critische Musikus p 697 Citeacute par BARTEL 1997 p 155 5 laquo Les affects peuvent-ils ecirctre exprimeacutes sans [les figures] Car les figures sont elles-mecircmes le langage des affects comme le Professeur Gottsched nous en a bien informeacute dans son Critische Dichtkunst en accord avec B Lamy raquo Der critische Musikus p 683 Voir BARTEL 1997 p 155 6 LAMY 1998 Livre II Chapitre X p 238
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
186
Pour Lamy la figure est donc lrsquoexpression au mecircme titre que toute autre expression drsquoun
affect (pour Quintilien la figure ne saurait lrsquoecirctre pour la raison plus geacuteneacuterale qursquoelle nrsquoexprime
rien)
Et pour Scheibe si la figure de rheacutetorique musicale est efficace crsquoest parce qursquoelle tire son
origine de la voix La musique instrumentale elle-mecircme est fondeacutee sur la voix crsquoest pourquoi
drsquoailleurs elle peut restituer des effets drsquoexclamation ou drsquointerrogation1 Changement dans la
maniegravere de concevoir les affects ideacutee que la musique (agrave travers les figures) en serait le laquo langage raquo
deacutetachement drsquoun lien strict avec le texte autonomie rendue possible de la musique instrumentale
en raison mecircme de ses origines vocales on voit agrave travers ces eacuteleacutements se dessiner une tendance
qui quelques deacutecennies plus tard accegravedera au premier plan celle de la musique dite laquo absolue raquo2
La theacuteorie exposeacutee par Scheibe ne va pas aussi loin mais le changement nrsquoen est pas moins
significatif comme le remarque Bartel
Agrave travers la Figurenlehre de Scheibe le concept de figures de rheacutetorique musicale se voit retireacutee
de la tradition de la musica poetica et placeacutee dans le contexte des Lumiegraveres3
C3 DES AFFECTS AUX laquo SENTIMENTS raquo FORKEL
Le sort de la figure est encore plus radical dans la theacuteorie de Johann Nikolaus Forkel
puisqursquoon ne peut plus vraiment dire qursquoil srsquoagisse drsquoune figure de rheacutetorique musicale
Lrsquoeacutepoque ougrave sort lrsquoAllgemeine Geschichte de Musik (1788-1801) nrsquoest tout simplement plus celle
de Baroque comme son titre lrsquoindique cet ouvrage est un livre drsquohistoire et la poeacutetique musicale
ne participe plus vraiment de la theacuteorie La preacutesentation du livre ne suit pas le plan de la rheacutetorique
comme crsquoeacutetait encore le cas pour Mattheson les six parties le constituant relegravevent davantage de la
musicologie peacuteriodes historiques styles genres musicaux organisation exeacutecution critique
musicale La terminologie employeacutee ndash laquo estheacutetique raquo goucirct raquo laquo individualisation raquo ndash teacutemoigne bien
drsquoune nouvelle eacutepoque celle de lrsquoEmpfindsamkeit
Pourtant la classification des figures que preacutesente Forkel pourrait en premiegravere instance
laisser supposer une veacuteritable continuiteacute avec celles de Nucius de Bernhard ou de Vogt on y
trouve en effet deux cateacutegories de figures les unes sont pour lrsquointellect les autres laquo pour
1 BARTEL 1997 p 150-151 2 Pour reprendre lrsquoexpression employeacutee par Carl Dahlhaus (Dahlhaus 1997) 3 Op cit p 156
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
187
lrsquoimagination raquo les derniegraveres permettant lrsquoexpression des sentiments1 Mais la comparaison ne va
pas au-delagrave de cette ressemblance ce que reacutevegravele la description des figures pour lrsquoimagination et la
maniegravere dont elles sont elles-mecircmes subdiviseacutees
Lrsquoexpression des sentiments est effectueacutee agrave travers lrsquousage des figures pour lrsquoimagination
Lesquelles peuvent ecirctre agrave nouveau diviseacutees en deux cateacutegories celles qui imitent de maniegravere reacutealiste un
objet ou un son (par exemple lrsquoorage) et celles qui deacutepeignent les sentiments intimes de telle maniegravere
qursquoils semblent visibles agrave lrsquoimagination2
Il est clair que ne sommes plus dans la mecircme conception de la relation entre musique et
affects qursquoagrave lrsquoeacutepoque baroque Lrsquoexpression de laquo sentiments intimes raquo relegraveve plus de la conception
romantique de lrsquoart et plus particuliegraverement de la musique Lrsquoideacutee qursquoil existe des affect objectifs
repreacutesentable et mobilisables agrave volonteacute a fait place aux sentiments subjectifs ndash et un grand creacutedit
sera accordeacute agrave la notion drsquoineffable Certes Forkel mentionne un certain nombre de figures (ellipsis
paronomase suspension dubitation etc) Mais lagrave aussi lrsquoanalogie est tregraves limiteacutee Forkel prend lrsquoexemple
de la faccedilon par laquelle il conviendrait de traduire la peine drsquoune megravere lors de la perte de son enfant
ce qui devrait ecirctre repreacutesenteacute par la musique
crsquoest uniquement le sentiment passionneacute de la perte plutocirct que lrsquoeffusion naturelle de la peine
par les geacutemissement les pleurs et les sanglots3
Une telle remarque pointe un deacutebat sur ce qursquoest laquo lrsquoexpression raquo musicale des sentiment
deacutebat qui va connaicirctre un eacutecho grandissant agrave partir du XIXe siegravecle Quant agrave la laquo figure raquo musicale que
propose Forkel elle nrsquoimite plus la figure de rheacutetorique se deacutefinissant plutocirct comme analogue agrave
lrsquoexpression humaine
CONCLUSION
Jusqursquoau milieu du XVIIIe siegravecle les concepts de la rheacutetorique musicale ont conserveacute leur
inteacuterecirct au prix toutefois drsquoune eacutevolution sur plusieurs plans Lrsquoun concerne lrsquoaffaiblissement des
aspects relatifs agrave la seule eacutecriture au profit de lrsquoexeacutecution Lrsquoautre se rapporte aux caracteacuteristiques
de la musique supposeacutees jouer un rocircle majeur lrsquoinfluence des eacutechelles drsquointervalles srsquoefface devant
lrsquoimportance du cheminement meacutelodico-rythmique
1 Allgemeine Geschichte 54 2 BARTEL 1997 p 163 3 Allgemeine Geschichte 59
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
188
Lrsquoheacuteritage de la theacuteologie lutheacuterienne nrsquoa pas non plus entiegraverement disparu Ne serait-ce
bien entendu qursquoagrave travers lrsquoexemple donneacute par la musique sacreacutee de J-S Bach Mais aussi en la
personne du theacuteologien Gottfried Ephraim Scheibel (1696-1759) auteur en 1721 drsquoun traiteacute1 ougrave il
preacuteconise les parodies (substitutions de textes sacreacutes sur des airs profanes)2 et lrsquousage du stylus
theatralis La capaciteacute de la musique agrave mouvoir les affects entre en effet en pleine harmonie avec la
parole divine aussi ne saurait-elle ecirctre reacuteserveacutee agrave un usage profane
Je ne comprends pas pourquoi lrsquoopeacutera serait seul agrave avoir le privilegravege de provoquer les larmes
et pourquoi cela ne serait pas tout aussi approprieacute au temple3
La vivaciteacute de la poeacutetique musicale est donc demeureacutee durant le baroque tardif comme en
teacutemoigne lrsquoœuvre de Mattheson et la multipliciteacute des pistes suivies par drsquoautres theacuteoriciens
Toutefois en raison de divers facteurs (deacuteclin de lrsquoenseignement de la rheacutetorique changements
dans les styles musicaux modification dans les conceptions concernant les pheacutenomegravenes affectifs
rameneacutes agrave la subjectiviteacute de lrsquoindividu) la rheacutetorique musicale perdit ses assises4 Et malgreacute
quelques tentatives isoleacutees lrsquoeacutedifice finit par sombrer totalement
D BILAN DE LrsquoEacuteTUDE DE LA POEacuteTIQUE MUSICALE ALLEMANDE
Reacutepertorier les reacutesultats de lrsquoexamen des textes que nous venons drsquoeacutetudier vise avant tout agrave
nous procurer deux supports neacutecessaires agrave un traitement correct du corpus contemporain
concernant la rheacutetorique musicale et les eacutemotions une connaissance des caracteacuteristiques de la
poeacutetique musicale une connaissance des problegravemes qursquoelle soulegraveve La premiegravere partie du bilan
permet ainsi de contribuer agrave deacutegager un concept satisfaisant de la rheacutetorique musicale La seconde
quant agrave elle est lieacutee agrave des enjeux qui deacutepassent le cadre culturellement deacutelimiteacute de la poeacutetique
musicale (de lrsquoAllemagne baroque) elle doit donc ecirctre donneacutee dans une perspective plus geacuteneacuterale
celle des questions qui feront lrsquoobjet de deacutebats ulteacuterieurs notamment les plus reacutecents
1 Scheibel Gottfried Ephraim Zufaumlllige Gedanken von der Kirchenmusik 1721 Die Geschichte der Kirchemusik alter und neuer Zeiten 1738 2 ABROMONT 2001 p 446 3 BUELOW George Scheibel New Grove dictionnary 16 601 4 BUTLER 2006 p 658
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
189
D1 CARACTEacuteRISTIQUES DE LA MUSICA POETICA
D11 Traits fondamentaux
- La poeacutetique musicale de lrsquoAllemagne baroque se preacutesente comme un art intermeacutediaire
entre la theacuteorie et la pratique musicales (seules ces deux derniegraveres existaient auparavant) permettant
drsquoeacutetablir la continuiteacute entre les diverses disciplines de la musique elle tend dans son eacutevolution agrave
ecirctre consideacutereacutee comme un art supeacuterieur
- Son but est de permettre au musicien de toucher lrsquoauditeur de lrsquoaffecter en suscitant des
mouvements varieacutes de son acircme (Le rocircle des affects tend dans lrsquoeacutevolution chronologique des
traiteacutes agrave devenir de plus en plus important)
- Les œuvres dont elle enseigne la composition sont qualifieacutees de poegravemes musicaux
- La musique est ici consideacutereacutee comme un art de nature discursif Mais elle-mecircme est tenue
dans sa fabrication de suivre au plus pregraves un discours articuleacute qui lui est exteacuterieur et qui est le
texte (la fonction initiale de la poeacutetique musicale eacutetant la preacutedication) Dans le mecircme temps la
poeacutetique musicale vise agrave produire une œuvre acheveacutee autonome
- Cet art donne lieu agrave une codification tregraves pousseacutee au moyen notamment drsquoun vocabulaire
dont le lexique est lui-mecircme importeacute de la rheacutetorique
- La poeacutetique musicale srsquoorganise sur le scheacutema des parties de la rheacutetorique lesquelles sont
toutes traiteacutees en termes musicaux (les parties relatives agrave la meacutemoire et agrave lrsquoaction sont peu
deacuteveloppeacutees mais sont cependant inteacutegreacutees) Agrave ce titre on peut donc bien parler drsquoune veacuteritable
rheacutetorique musicale ndash le terme nrsquoest pas abusif
D12 Traits concernant les principales parties de la rheacutetorique musicale
- Lrsquoinvention ndash recherche des ideacutees musicales ndash peut se faire par emprunts agrave des œuvres
preacuteexistantes ou utilisation des lieux communs (loci topici) de la rheacutetorique musicale
- La disposition ndash des ideacutees musicales ndash qui est essentielle agrave la coheacuterence de lrsquoœuvre et
contribue largement agrave lrsquoaccueil favorable de cette derniegravere par lrsquoauditeur eacutevolue drsquoun scheacutema
tripartite vers une structure plus eacutevolueacutee allant jusqursquoagrave six parties
- Lrsquoeacutelocution ndash art de lrsquoexpression des ideacutees ndash donne lieu agrave des prescriptions deacutetailleacutees Ainsi
lrsquoornement doit ecirctre conduit en respectant la convenance laquelle garantit lrsquoefficaciteacute du poegraveme
musical Le style doit ecirctre adapteacute et eacuteviter les deux excegraves de la seacutecheresse et de la boursoufflure
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
190
Les figures (cas particuliers drsquoaffections) qui ne sont pas neacutecessairement figeacutees sont utiles mais leur
usage est parfois discutable Les systegravemes drsquoeacutechelles drsquointervalles (modes puis tonaliteacutes) participent
agrave lrsquoeacuteveil des passions de lrsquoauditeur Les aspects dynamiques de la musique la vitesse le rythme sont
drsquoune grande importance
D2 PROBLEgraveMES SOULEVEacuteS PAR LrsquoEacuteTUDE DE LA MUSICA POETICA
D21 Fragiliteacute des bases theacuteoriques concernant les affects
Tout drsquoabord on constate que la theacuteorie des affects mise agrave contribution dans les divers
traiteacutes (que cette theacuteorie soit explicitement indiqueacutee ou non) ne semble pas constituer un
fondement vraiment assureacute Toutefois les conceptions philosophiques ont fortement eacutevolueacute entre
Burmeister et Mattheson Remarquons aussi que la question de savoir si la sollicitation des affects
chez lrsquoauditeur ne reacutepond qursquoau devoir oratoire drsquoeacutemouvoir ou si le devoir de plaire est eacutegalement
concerneacute ne se trouve pas clairement trancheacutee et lrsquoon notera concernant ce dernier cas que si la
mise en condition de lrsquoauditeur (afin qursquoil accueille favorablement le poegraveme musical) suppose que
lrsquoon eacuteveille chez lui des affects une telle opeacuteration ne supposera pas que ces affects soient exprimeacutes
musicalement En outre si lrsquoanalyse des eacutemotions peut donner lieu agrave une distinction utile entre
eacutemotions simples et eacutemotions composeacutees des confusions ou des impreacutecisions se manifestent
parfois dans leur description On remarquera toutefois que certains cas paradoxaux sont bien
repeacutereacutes comme celui des eacutemotions neacutegatives
D22 Efficaciteacute de la rheacutetorique musicale
Une autre question est agrave consideacuterer celle de lrsquoefficience reacuteelle ou supposeacutee des techniques
mises en œuvre par la poeacutetique musicale En effet on considegravere avec raison que cette derniegravere (et
plus geacuteneacuteralement les theacuteories deacuteveloppeacutees en Europe agrave lrsquoeacutepoque baroque) eacutetait prisonniegravere drsquoune
conception des eacutemotions reacuteduisant ces derniegraveres agrave des entiteacutes deacutetermineacutees et fixes et on en deacuteduit
geacuteneacuteralement que cette erreur invalide de fait le bien-fondeacute de lrsquousage drsquoune rheacutetorique musicale
Toutefois on ne saurait restreindre le deacutebat agrave la seule question de savoir si la poeacutetique musicale
eacutetait eacutepisteacutemologiquement fondeacutee (question qui devint de plus en plus pressante au XVIIIe siegravecle)
il est tout aussi important de savoir si elle produisait effectivement les effets rechercheacutes sur
lrsquoauditeur Supposer que ces effets nrsquoeacutetaient pas atteints reste agrave veacuterifier et en tout eacutetat de cause les
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
191
auteurs que nous avons eacutetudieacutes ne semblent pas douter de lrsquoefficaciteacute de lrsquoart dont ils exposent les
regravegles
Drsquoun autre cocircteacute les vrais enjeux ici concernent bien plus speacutecifiquement lrsquoefficaciteacute des
techniques exposeacutees et crsquoest ainsi qursquoils devraient ecirctre abordeacutes Ce qursquoil conviendrait de faire par
conseacutequent serait de savoir si lrsquoexpression des affects est elle-mecircme une affection (au sens ougrave
Burmeister emploie ce terme) ce dont les theacuteoriciens que nous avons eacutetudieacutes ne semblent pas
douter Ou encore si les divers effets produits sur lrsquoauditeur tiennent aux eacuteleacutements constitutifs de
la musique consideacutereacutes en eux-mecircmes et non agrave quelque chose qui leur serait exteacuterieur
D23 Musique et langage
Au nombre des problegravemes souleveacutes lors de lrsquoeacutetude de la poeacutetique musicale il faut bien
entendu compter celui drsquoune certaine maniegravere au centre du deacutebat de la relation entre musique et
langage
On peut certes indiquer que la conception que nous avons examineacutee repose sur un
traitement de la musique comme un art discursif Mais outre le fait que cette approche laquo triviaire raquo
de la musique nrsquoait pas eacuteteacute partageacutee par tous les theacuteoriciens ndash y compris agrave cette mecircme eacutepoque ndash
nous devons voir un autre problegraveme qui est implicitement poseacute dans le cas de la rheacutetorique
musicale la musique est-elle agrave consideacuterer comme un langage ou comme un art qui calque ses
mouvements sur un langage articuleacute Indubitablement crsquoest la deuxiegraveme reacuteponse qui est la bonne
puisque la musique est supposeacutee suivre le texte Pourtant lrsquoorganisation drsquoune discipline musicale
sur le modegravele de la rheacutetorique donc du langage verbal fait de la musique elle-mecircme un langage
En outre certaines finaliteacutes attribueacutees agrave la poeacutetique musicale tendraient agrave valider lrsquoideacutee qursquoelle
permet de composer des œuvres musicales acheveacutees et indeacutependantes des conditions de leur
composition (Dressler) voire gracircce agrave leur disposition (Mattheson) des œuvres posseacutedant une
coheacuterence interne qui ferait finalement penser aux critegraveres drsquoune musique autonome Nous avons
donc affaire manifestement agrave de multiples contradictions
D3 LrsquoEacuteLOCUTION MUSICALE
D31 Le problegraveme des modes
Il faut enfin voir comment divers aspects de lrsquoeacutelocution sont appeleacutes agrave trouver un eacutecho dans
les deacutebats sur les eacutemotions musicales
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
192
On remarquera que les diverses theacuteories que nous avons examineacutees reprennent agrave leur
compte lrsquoideacutee que les systegravemes drsquoeacutechelles drsquointervalles (modes ou tonaliteacutes) joueraient un rocircle dans
le fait que les auditeurs se trouvent affecteacutes Cela est sans doute une des principales faiblesses du
point de vue contemporain de la poeacutetique musicale ndash ne serait-ce qursquoen raison des modifications
qursquoont subies les attributions pour tel ou tel mode ou tonaliteacute de tel ou tel affect On notera
toutefois que la critique est drsquoautant plus justifieacutee que lrsquoon considegraverera que les paramegravetres drsquoune
œuvre musicale sont supposeacutes correspondre agrave des critegraveres universels
En drsquoautres termes de tels critegraveres universels ne sont pas une obligation En lrsquooccurrence
lrsquoauditoire viseacute par la rheacutetorique musicale allemande ndash lutheacuterienne ndash de lrsquoacircge baroque est un
auditoire restreint il ne srsquoagit pas drsquoun auditoire universel qui transcenderait les eacutepoques et les
cultures si une telle rheacutetorique musicale parvient agrave laquo persuader raquo lrsquoauditoire qui est le sien et ce
gracircce agrave lrsquoemploi de modes ou de tonaliteacutes fonctionnant en tant que conventions lies agrave des
circonstances culturelles particuliegraveres alors son but est atteint
D32 Aspects dynamiques
Le rocircle des aspects dynamiques de la musique rappeleacutes plus haut et qui sont preacutesenteacutes
comme eacutetant drsquoune grande importance par les theacuteoriciens de la poeacutetique musicale constitue quant
agrave lui lrsquoeacuteleacutement qui est le moins discutable On notera toutefois que pointent dans ce domaine aussi
certaines difficulteacutes les descriptions faites par Mattheson concernant certaines passions proches
entre elles ne donnent aucun moyen de permettre une expression musicale par les seuls aspects
dynamiques qui les diffeacuterencierait pire il apparait que lrsquoexpression drsquoaffects comme la colegravere et la
joie passerait par lrsquoemploi de traits similaires (selon Dressler) La pertinence de lrsquoideacutee drsquoune
expression musicale correcte des eacutemotions srsquoen trouve donc affaiblie de ce cocircteacute-lagrave eacutegalement
D33 Figures de rheacutetorique musicale
Achevons ce panorama par le cas des figures de rheacutetorique musicale Agrave premiegravere vue il
semble difficile agrave deacutefendre tant la multiplication des figures (celles notamment proposeacutees par
Burmeister) peut precircter le flanc agrave de nombreuses critiques portant soit sur le constat drsquoune subtiliteacute
et drsquoune complexiteacute assez vaines ndash degraves lors que ces figures reacutesulteraient davantage drsquoune codification
figeacutee et vaine que drsquoune utilisation concregravete reacuteelle par les compositeurs soit sur les caricatures et
les effets deacuteplaceacutes agrave quoi pourrait conduire leur usage Mais il faut preacuteciser que les propos tenus
sur ces figures sont varieacutes (selon les auteurs) et nuanceacutes Mattheson se montre on lrsquoa vu tregraves reacuteserveacute
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
193
sur leur usage et Burmeister cherche moins agrave prescrire des regravegles dogmatiques qursquoagrave mettre en
eacutevidence des principes qui sont clairement argumenteacutes Il y a en outre une conscience claire des
outrances qursquoun mauvais usage des figures pourrait entraicircner et les divers auteurs sont les premiers
agrave avertir de ce danger Tout ceci bien entendu nrsquoeacutelimine pas pour autant la validiteacute de toute
critique notamment celle (qui rejoint drsquoune certaine maniegravere celle des autres aspects de lrsquoeacutelocution
musicale) portant sur les risques de confusion entre plusieurs eacutemotions diffeacuterentes que pourrait
mobiliser une mecircme figure Mais ce nrsquoest lagrave qursquoun aspect parmi drsquoautres des limites touchant
lrsquoexpression musicale des eacutemotions
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
194
CHAPITRE 7 ndash APREgraveS LA POEacuteTIQUE MUSICALE ENJEUX ET DEacuteBATS
INTRODUCTION
La tradition de la rheacutetorique musicale srsquoest eacuteteinte en Allemagne au cours du XVIIIe siegravecle
Ce pheacutenomegravene comme nous lrsquoavons vu peut ecirctre associeacute agrave un certain nombre de facteurs parmi
lesquels figurent le deacuteclin de lrsquoenseignement de la rheacutetorique elle-mecircme le changement de styles
musicaux (galant puis laquo classique raquo) lrsquoimportance croissante de la musique instrumentale1 ou
encore lrsquoideacutee que lrsquoon peut se faire du domaine des affects Cependant si lrsquoon examine les divers
aspects de la penseacutee musicale agrave partir de la fin du XVIIIe siegravecle et jusqursquoagrave aujourdrsquohui on remarquera
que lrsquoattention porteacutee agrave la question des eacutemotions associeacutees agrave la musique ne faiblit pas qursquoelle suscite
mecircme un grand inteacuterecirct En outre lrsquoideacutee de laquo discours raquo musical subsiste agrave la disparition de la
rheacutetorique musicale
Ce qui semble bien srsquoeffacer en mecircme temps que cette derniegravere en revanche crsquoest la faccedilon
dont les trois termes de musique de discours et drsquoaffects se trouvaient eacutetroitement associeacutes Nous
pourrions dire que dans le contexte de la musica poetica lrsquoorganisation de lrsquoœuvre deacutependait en
premier lieu du discours La musique tout en conservant certaines regravegles propres eacutetait eacutelaboreacutee
dans ce cadre et les affects repreacutesenteacutes ou susciteacutes eacutetaient envisageacutes en fonction des neacutecessiteacutes
du discours Aussi peut-on consideacuterer aujourdrsquohui comme lrsquoenvisage Francis Wolff que le
laquo problegraveme de lrsquoeacutemotion raquo dans la musique tel qursquoil se pose depuis tient agrave cet heacuteritage
1 ETA Hoffmann affirmait que la symphonie eacutetait laquo devenue pour ainsi dire lrsquoopeacutera des instruments raquo Citeacute par DAHLHAUS 1997 p 17
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
196
LrsquoHumanisme naissant avait fait de lrsquoeacutemotion la finaliteacute de la musique elle eacutetait exprimeacutee par
le texte soutenue par les inflexions vocales et les intonations instrumentales Les voix et le drame
srsquoestompant comme agrave la limite de la mer un visage de sable la finaliteacute humaniste est resteacutee crsquoest
lrsquoeacutemotion mais elle est deacutesormais orpheline du texte1
Une grande source de confusion concernant le thegraveme de la rheacutetorique musicale tient agrave ce
que mecircme si lrsquoon est conscient de la place majeure qursquoy tient la penseacutee theacuteorique exposeacutee dans les
traiteacutes de lrsquoAllemagne baroque on puisse vouloir se refuser agrave la limiter agrave cette tradition On peut
mecircme vouloir envisager un concept laquo large raquo de rheacutetorique musicale non limiteacute dans le temps en
cherchant agrave savoir par exemple si certaines œuvres musicales ne rempliraient pas des critegraveres
entrant dans un tel concept quand bien mecircme ne seraient-elles pas qualifieacutees de la sorte Pour
autant cela ne saurait nous dispenser de garder agrave lrsquoesprit une caracteacuteristique propre agrave la rheacutetorique
musicale baroque le fait que le discours dont il est question est fondamentalement un texte chanteacute
crsquoest-agrave-dire un discours verbal et que le deacuteclenchement des passions ne se conccediloit pas
indeacutependamment de ce discours verbal2
Le modegravele la regravegle principale dans le cadre de la rheacutetorique musicale baroque (italienne ou
allemande) est externe agrave la musique Aussi dans un contexte ougrave une place de plus en plus grande
revient agrave la musique instrumentale lrsquoideacutee drsquoun laquo discours musical raquo ne peut que changer
profondeacutement de nature Il srsquoagira degraves lors drsquoun discours autonome speacutecifiquement musical Nous
pouvons alors avoir affaire agrave des concepts de discours musical (et eacuteventuellement de rheacutetorique
musicale) bien diffeacuterents Drsquoougrave le risque de confusions
Les diverses theacuteories susceptibles drsquoeacuteclairer le problegraveme de la rheacutetorique musicale et des
eacutemotions (du XIXe siegravecle agrave aujourdrsquohui) se preacutesentent ainsi drsquoune maniegravere tregraves morceleacutee le discours
verbal ne jouant plus son rocircle de fil directeur De maniegravere tregraves scheacutematique nous pourrions dire
que le plus souvent la musique est penseacutee soit comme un discours soit comme un art eacutetroitement
associeacute aux eacutemotions Ou en drsquoautres termes penseacutee soit du point de vue du message qursquoelle
constitue soit de lrsquoeffet qursquoelle produit sur le public Mais ces deux approches ne se trouvent pas
pour autant neacutecessairement associeacutees et dire que la musique serait le langage des eacutemotions ne
suffit pas degraves lors que lrsquoon oublie de preacuteciser si lrsquoon entend cette expression au sens strict du terme
ou srsquoil srsquoagit drsquoune simple meacutetaphore
1 WOLFF 2015 p 244-245 2 Commentant lrsquoavis de Pontus de Tyard qui preacutefeacuterait la douceur de la voix seule au laquo grand bruit raquo inintelligible de la musique figureacutee Freacutedeacuteric de Buzon rappelle qursquolaquo il y a un effet de la musique dans lrsquoeacutemotion des passions mais qui nrsquoa de sens que si le texte poeacutetique fournit un sujet lrsquointelligibiliteacute du texte est essentielle raquo DE BUZON 1992 p 122
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
197
Dans ce panorama des multiples maniegraveres drsquoenvisager la musique que nous proposons une
premiegravere approche consiste agrave se preacuteoccuper avant tout du message musical et drsquoun eacuteventuel lien de
cause agrave effet qursquoil serait susceptible drsquoentretenir avec telle ou telle eacutemotion particuliegravere Mais cette
approche passe sous silence comme si cela ne meacuteritait pas drsquoecirctre examineacute une distinction entre
expression (musicale) drsquoune eacutemotion et deacuteclenchement de lrsquoeacutemotion chez lrsquoauditeur En effet dans
ces diverses conceptions parfois radicalement diffeacuterentes des eacutemotions musicales ce qui est
implicitement donneacute pour acquis crsquoest que par mimeacutetisme il y aurait une sorte de communication
ou de contagion eacutemotionnelle
Or cette supposition peut ecirctre contesteacutee et de multiples maniegraveres On peut tout drsquoabord
consideacuterer que si la musique suscite des eacutemotions ces derniegraveres pourraient bien ecirctre speacutecifiquement
musicales et non par les eacutemotions simplement transmises par la musique Ensuite on ne peut
durablement srsquointerroger sur la communication drsquoeacutemotions par la musique sans observer
qursquoexprimer une eacutemotion et provoquer une eacutemotion ne signifient pas la mecircme chose le terme
drsquoexpression pouvant lui-mecircme revecirctir plusieurs sens Enfin ne consideacuterer que le message musical
risque drsquoinciter agrave voir lrsquoauditeur comme une sorte drsquoobjet drsquoexpeacuterience purement passif La question
de la reacuteception de la musique devient donc deacutecisive (et non pas simplement celle des eacutemotions ou les
eacutetats drsquoacircme que le compositeur voudrait communiquer ni celle de la musique elle-mecircme ndash de la
musique laquo seule raquo)
A THEacuteORIES PHILOSOPHIQUES AU XIXe ET AU XXe SIEgraveCLE
Avec le deacuteclin de la rheacutetorique musicale et lrsquoapparition drsquoune conception de la musique
libeacutereacutee de toute regravegle extramusicale lrsquoideacutee drsquoun langage musical autonome se deacuteveloppe Lrsquoimitation
musicale se trouve freacutequemment compareacutee au XVIIIe siegravecle agrave un langage1 On trouve formuleacutee chez
Kant lrsquoideacutee selon laquelle la musique serait le laquo langage des affects raquo
De mecircme que la modulation est en quelque sorte un langage universel des sensations
intelligible pour tout homme de mecircme la musique utilise ce langage pour lui-mecircme et dans toute sa
1 Crsquoest le cas chez Rousseau Diderot ou drsquoAlembert qui poursuivent lagrave lrsquoideacutee drsquoimitation preacutesente chez Du Bos ou Batteux (MULLER FABRE 2013 p 17) ce dernier voyant lrsquoimitation de la nature comme point commun agrave lrsquoensemble des laquo beaux arts raquo (ABROMONT 2001 p 453)
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
198
puissance en tant que langage des affects et communique donc universellement en obeacuteissant agrave la loi
de lrsquoassociation les ideacutees estheacutetiques qui y sont lieacutees1
Le point de deacutepart pour Kant mais avant lui pour Rousseau ainsi que dans bien des
theacuteories qui suivront est lrsquointonation vocale Ce concept de langage lrsquoideacutee du modegravele que jouerait
la voix pour la musique ainsi que celle drsquoune musique laquo pure raquo vont conduire agrave lrsquoeacutelaboration de
multiples theacuteories philosophiques destineacutees agrave rendre compte du lien existant entre musique et
eacutemotions
A1 LES EacuteMOTIONS ET LrsquoIDEacuteE DE LA MUSIQUE ABSOLUE
Sous lrsquoinfluence des poegravetes romantiques comme Ludwig Tieck Wilhelm Heinrich
Wackenroder puis ETA Hoffmann se constitue au deacutebut du XIXe siegravecle une maniegravere drsquoenvisager
la musique comme un art autonome une musique pure ou absolue ne devant plus ses principes agrave un
art exteacuterieur comme crsquoeacutetait le cas dans la rheacutetorique musicale La musique tendra mecircme agrave ecirctre
conccedilue comme le plus eacuteleveacute des arts La theacuteorie romantique de la musique absolue se forge agrave partir
de lrsquoestheacutetique musicale de lrsquoEmpfindsamkeit dans les anneacutees 1780-17902 et relegraveve du topos poeacutetique
de lrsquoineffable3 Elle tend agrave voir dans la musique instrumentale une laquo religion de lrsquoart raquo4
Lrsquoideacutee de la musique absolue ndash lrsquoaffirmation de la musique instrumentale comme laquo veacuteritable raquo
musique ndash srsquoassocie () chez Hoffmann agrave lrsquoestheacutetique du sublime La musique laquo deacutetacheacutee raquo du langage
et des fonctions laquo srsquoeacutelegraveve raquo par-dessus les limitations terrestres vers le pressentiment de lrsquoinfini5
A11 Influence du romantisme
Quand on aborde le XIXe siegravecle on preacutesente souvent la philosophie de lrsquoart en geacuteneacuteral et
de la musique en particulier agrave travers lrsquoopposition entre une estheacutetique de la forme et une estheacutetique
du sentiment Mais les distinctions qui caracteacuterisent la musique allemande du XIXe siegravecle ne
dessinent pas toujours des frontiegraveres bien nettes Lrsquoopposition entre le courant romantique et un
autre formaliste (peut-ecirctre davantage inscrit dans la continuation du siegravecle preacuteceacutedent) est elle-
mecircme parfois effaceacutee Ceci toutefois nrsquoest incompreacutehensible que si lrsquoon oublie le fait que le
1 KANT 1985 Critique de la faculteacute de juger sect 53 p 287 2 DAHLHAUS 1997 p 39 3 laquo la musique exprime ce que des mots ne sauraient mecircme bredouiller raquo DAHLHAUS 1997 p 61 4 Voir DAHLHAUS 1997 chap VI 5 DAHLHAUS 1997 p 38
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
199
romantisme a aussi influenceacute les partisans du formalisme drsquoune certaine maniegravere crsquoest tout
lrsquounivers musical du XIXe siegravecle allemand qui srsquoest trouveacute marqueacute peu ou prou par le paradigme de
la laquo religion de lrsquoart raquo Lrsquoideacuteal musical de toute cette eacutepoque a chercheacute agrave associer une theacuteorie faisant
de la musique un langage au-delagrave du langage (en adoptant ou non les principes matheacutematiques
heacuteriteacutes du XVIIIe siegravecle) Drsquoougrave lrsquoinfluence drsquoun philosophe comme Schopenhauer qui accordait agrave la
musique une place deacutecisive
la musique qui va au-delagrave des Ideacutees est complegravetement indeacutependante du monde pheacutenomeacutenal
() Elle nrsquoest donc pas comme les autres arts une reproduction des Ideacutees mais une reproduction de
la volonteacute au mecircme titre que les Ideacutees elles-mecircmes1
Les conceptions de Schopenhauer pouvaient tout autant marquer Wagner (deacutecouvrant son
œuvre en 1854) que pour certains aspects srsquoaccorder avec la theacuteorie de Hanslick Et lrsquoon trouve
drsquoailleurs agrave la source de courants que lrsquoon tient parfois pour inconciliables un concept de logique
musicale lequel fut expliciteacute par Forkel ndash crsquoest-agrave-dire par un theacuteoricien de la rheacutetorique musicale
Le langage est le vecirctement des penseacutees comme la meacutelodie est le vecirctement de lrsquoharmonie On
peut deacutefinir sous cet angle lrsquoharmonie comme une logique de la musique puisqursquoelle entretient avec la
meacutelodie agrave peu pregraves le mecircme rapport que la logique avec lrsquoexpression dans le langage elle corrige et
deacutetermine une phrase meacutelodique de telle maniegravere que celle-ci paraicirct devenir une veacuteriteacute reacuteelle pour le
sentiment2
Voyons en quoi la question des eacutemotions musicales et de la possibiliteacute que lrsquoon puisse les
susciter chez le public est abordeacutee chez deux auteurs que lrsquoon peut consideacuterer comme faisant partie
des plus repreacutesentatifs respectivement de lrsquoestheacutetique de la forme et de celle du sentiment3
A12 Le formalisme hanslickien
La penseacutee de Hanslick est une forme aboutie de ce que lrsquoon deacutenomme souvent de maniegravere
un peu sommaire le laquo formalisme musical raquo On pourrait reacutesumer cette theacuteorie en disant qursquoelle
srsquoen tient agrave la musique elle-mecircme Selon Hanslick qui considegravere la musique comme une laquo forme
1 SCHOPENHAUER 2004 sect 52 p 329 2 Forkel J-N Allgemeine Geschichte der Musik Leipzig 1788 (reacuteeacutedition Graz 1967) vol I p 24 Drsquoapregraves Dahlhaus Tieck avait suivi les confeacuterences de Forkel agrave Goumlttingen 3 On peut associer agrave lrsquoapproche formaliste de la musique un compositeur comme Brahms et plus tard le philosophe Wittgenstein dont les remarques sur la question se rapprochent fortement de la theacuteorie de Hanslick Concernant lrsquoestheacutetique dite du sentiment on citera Wagner ainsi que Nietzche ndash qui fut initialement tregraves proche de la meacutetaphysique de Schopenhauer mais eacutevolua par la suite
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
200
autonome du beau raquo1 la maniegravere dont elle est abordeacutee dans les conversations de son temps
constitue une laquo vieille erreur raquo par laquelle sa seule base estheacutetique serait lrsquoeacutemotion ou la passion2
le sentiment joue un double rocircle dans la maniegravere geacuteneacuteralement adopteacutee de consideacuterer la
musique Ou bien on assigne agrave cet art pour but et mission drsquoeacuteveiller des sentiments de laquo beaux raquo
sentiments ou bien on deacutesigne les sentiments comme contenus de la musique exprimeacutes par lrsquoœuvre
drsquoart Les deux deacutefinitions ont cela de commun qursquoelles sont aussi fausses lrsquoune que lrsquoautre3
Le ton souvent poleacutemique voire virulent qui est souvent celui de Hanslick est sans doute
du ndash au moins en partie ndash au fait qursquoil considegravere que la tendance dominante bien avant lui mais
aussi agrave sa propre eacutepoque est bien agrave une estheacutetique domineacutee par le sentiment Il eacutetablit drsquoailleurs
une liste nominative des auteurs auxquels il srsquooppose On y voit ainsi citeacutes les repreacutesentants de la
rheacutetorique musicale du XVIIIe siegravecle comme Mattheson Neidhardt ou Forkel ainsi que des auteurs
qui lui sont contemporains comme Gottfried Weber4 ou Wagner
Quelques citations de musicographes anciens et modernes choisis dans la foule de ceux dont
nous disposons [] pour donner une ideacutee de lrsquoempire qursquoest arriveacute agrave exercer lrsquoopinion en question
Mattheson laquo Dans toute meacutelodie nous devons nous proposer comme but principal une
eacutemotion de lrsquoacircme (ou plusieurs si la situation srsquoy precircte) raquo []
Neidhardt laquo Le but final de la musique est drsquoexciter toutes les passions par de simples sons et
par leur rythme mieux que le meilleur orateur raquo []
J-N Forkel laquo Les figures en musique sont la mecircme chose qursquoen rheacutetorique et en poeacutesie crsquoest-
agrave-dire les maniegraveres diverses drsquoexprimer les sentiments et les passions raquo []
Gottfried Weber laquo La musique est lrsquoart drsquoexprimer des sentiments par les sons raquo []
Richard Wagner laquo Lrsquoorgane du cœur est le son son langage artistiquement conscient est la
musique raquo5
Ces extraits nous informent sur deux choses drsquoune part Hanslick reacutecuse clairement la
penseacutee qui a sous-tendue lrsquoAffekenlehre de la tradition baroque mais aussi et alors mecircme que la
tradition de la rheacutetorique musicale a disparue sur le fait que certaines de ses bases conceptuelles
seraient non seulement preacutesentes mais mecircme probablement toujours dominantes
1 HANSLICK 1986 p 60 2 Op cit p 61 3 Ibid 4 Jacob Gottfried Weber (1779-1839) musicographe auteur drsquoune Theorie der Tonsetzkunst (dont est tireacute de la deuxiegraveme eacutedition de 1821 t I p 15 lrsquoextrait citeacute par Hanslick) 5 HANSLICK 1986 p 68-70
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
201
Il convient de souligner ici qursquoHanslick ne rejette nullement lrsquoexistence ni mecircme le rocircle des
eacutemotions ou des sentiments dans la musique 1 il indique drsquoailleurs clairement sa position sur la
question
Des adversaires passionneacutes mrsquoont attribueacute lrsquointention de faire la guerre agrave tout ce qui touche au
sentiment mais [] je me borne agrave protester contre lrsquoimmixtion abusive du sentiment dans la science []
Je suis parfaitement drsquoavis qursquoen derniegravere analyse lrsquoappreacuteciation du beau reposera toujours sur lrsquoaction
immeacutediate du sentiment2
La reacutealiteacute de la thegravese soutenue par Hanslick est qursquoil prend en compte agrave la fois la forme et
les sentiments mais refuse lrsquoaffirmation selon laquelle les sentiments ou les eacutemotions seraient
contenus dans la musique ni mecircme qursquoils les entraicircneraient selon une loi de cause agrave effet 3 disons
que la musique peut drsquoune maniegravere assez geacuteneacuterale eacuteveiller des eacutemotions Hanslick ne tient pas les
eacutemotions pour neacutegligeables il leur accorde un statut diffeacuterent de celui que leur confegraverent les
tenants de la laquo sensibiliteacute raquo
Hanslick applique en quelque sorte agrave la musique lrsquoimpeacuteratif cateacutegorique de Kant la
musique est une fin en elle-mecircme non pas seulement un moyen Il fait reposer son argument sur
le fait que les eacutemotions contiennent des penseacutees Selon Malcolm Budd4 qui partage sur ce point
lrsquoopinion de Hanslick le raisonnement serait le suivant
(i) la musique ne peut repreacutesenter les penseacutees (ii) les sentiments deacutefinis et les eacutemotions (hellip)
entraicircnent ou contiennent des penseacutees par conseacutequent (iii) la musique ne peut repreacutesenter des
sentiments ou des eacutemotions deacutefinies5
Hanslick admet toutefois une exception agrave cette affirmation
la musique peut repreacutesenter les laquo proprieacuteteacutes dynamiques raquo des sentiments leur force et la faccedilon
par laquelle elles se deacuteveloppent leur laquo vitesse lenteur force faiblesse augmentation et diminution
drsquointensiteacute raquo6
1 En ce sens le titre que Budd donne au chapitre de son ouvrage Music and the Emotions consacreacute agrave Hanslik (laquo The repudiation of emotion raquo) peut-il ecirctre de nature agrave suggeacuterer une ideacutee inexacte de lrsquoestheacutetique hanslickienne 2 HANSLICK 1986 p 56 3 Op cit 65-66 4 Notre eacutetude des relations entre musique et eacutemotions tout particuliegraverement agrave partir du XIXe siegravecle accorde une place importante aux analyses apporteacutees par cet auteur dans son ouvrage Music and the Emotions ndash The Philosophical Theories (BUDD 1985) 5 BUDD 1978 II sect6 2015 p 56 HANSLICK 1986 p 72-73 6 Ibid HANSLICK 1986 p 75
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
202
Hanslick ajoute que deux sentiments opposeacutes peuvent parfois partager des proprieacuteteacutes
dynamiques semblables Si la position qursquoil deacutefend est donc bien fondamentalement une deacutefense
de lrsquoautonomie de la musique il semblerait qursquoune telle autonomie ne soit pas totale ndash en teacutemoigne
cette relation qursquoil reconnait avec les proprieacuteteacutes dynamiques des sentiments
Il apparaicirct qursquoHanslick admet lrsquoexistence de deux types de lien entre musique et eacutemotion
(ce qui interdit donc une version forte drsquoun tel formalisme musical) (a) lrsquoeacuteveil musical de lrsquoeacutemotion
et (b) lrsquoexpression musicale de lrsquoeacutemotion Comment consideacuterer alors pour que la musique soit bien
une laquo forme autonome du beau raquo le rocircle de lrsquoeacuteveil musical des eacutemotions par la musique La reacuteponse
drsquoHanslick consiste agrave deacutefinir lrsquoexpeacuterience de la musique comme contemplation deacutepassionneacutee crsquoest-
agrave-dire une contemplation dans laquelle la notion mecircme de plaisir est contingente une expeacuterience
laquo affranchie de lrsquoexpeacuterience de lrsquoeacutemotion raquo1 Budd remarque toutefois qursquoil nrsquoest pas neacutecessaire de
nier laquo le rocircle drsquoune eacutemotion extra-musicale dans la reacuteaction estheacutetique agrave la musique raquo pour conserver
la nature speacutecifiquement musicale de la beauteacute en musique et donc pour respecter son autonomie
Le laquo deacutesaveu raquo (ou la laquo reacutepudiation raquo) de lrsquoeacutemotion2 dans la musique serait en ce sens une opeacuteration
inutile
Le second type de lien valable selon Hanslick entre eacutemotion et œuvre musicale concerne
lrsquoexpression musicale de lrsquoeacutemotion Il faut entendre ici le fait qursquoune œuvre musicale peut ecirctre
caracteacuteriseacutee par des termes drsquoeacutemotion employeacutes de maniegravere strictement figurative Hanslick
reconnait en effet un usage individuel des termes drsquoeacutemotion (usage qursquoil a fait lui-mecircme tregraves
reacuteguliegraverement en tant que critique musical dans des comptes rendus de concerts) On rejoint ici
ce que Budd nomme laquo thegravese de la description purement audible raquo une thegravese qui si elle nrsquoest pas
pleinement convaincante est utile dans le cas de traits de la musique pour lesquels on ne dispose
pas de nom (on peut alors leur associer par deacuteplacement des adjectifs relevant de la nature comme
laquo nuageux raquo ou des eacutemotions) On remarquera agrave ce sujet que le vocabulaire des eacutemotions joue alors
pour Hanslick un rocircle finalement assez proche de celui de la rheacutetorique jouait initialement chez
Burmeister un reacuteservoir lexical destineacute agrave suppleacuteer une carence terminologique strictement
musicale
Pour Hanslick ce nrsquoest pas la repreacutesentation des sentiments qui deacutetermine la valeur de la
musique mecircme si lrsquoeacuteveil drsquoeacutemotions est possible Que peut-on en deacuteduire alors en ce qui concerne
le rocircle des eacutemotions dans lrsquoapproche drsquoune rheacutetorique musicale Si Hanslick parvient agrave justifier
1 BUDD 1978 II sect11 2015 p 67 HANSLICK 1986 p 61-67 p 121 sq 2 Pour reprendre lrsquoexpression choisie par M Budd pour deacutesigner la penseacutee de Hanslick
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
203
son propos une approche de ce genre risque de se trouver infondeacutee Toutefois comme lrsquoobserve
Budd qui pourtant deacutefend lrsquoexigence drsquoautonomie de la musique (et en ce sens se positionne
comme un tenant du formalisme) lrsquoexistence drsquoun lien possible entre la beauteacute musicale et la
repreacutesentation drsquoun sentiment nrsquoest pas reacutefuteacutee par Hanslick1 Lrsquoideacutee de rheacutetorique musicale est
finalement davantage mise entre parenthegraveses que congeacutedieacutee Lrsquoindeacuteniable valeur de la conception
formaliste ne doit pas faire oublier ses limites2
A13 Lrsquoestheacutetique musicale de Schopenhauer
Toujours en envisageant que lrsquoideacutee de la musique absolue se deacutecline au XIXe siegravecle selon
les deux principales cateacutegories de lrsquoestheacutetique de la forme et de lrsquoestheacutetique du sentiment on peut
consideacuterer que crsquoest Schopenhauer qui fournit dans Le Monde comme volonteacute et comme repreacutesentation la
version sans doute la plus ceacutelegravebre du second cas
La musique nrsquoy est plus penseacutee comme chez Hanslick selon le critegravere central du Beau mais
selon celui de la volonteacute pour Schopenhauer le monde nrsquoexiste exteacuterieurement que comme
repreacutesentation et inteacuterieurement comme volonteacute (laquelle est premiegravere) Puisque nous faisons
partie des entiteacutes dont nous souhaitons connaicirctre la nature intime laquo se tient devant nous (hellip) un
passage souterrain un accord secret raquo Le paralleacutelisme avec Kant prend alors fin car la chose en
soi est susceptible drsquoecirctre connue il faut pour cela que notre conscience soit enleveacutee dans la
contemplation deacutepassionneacutee de lrsquoobjet
La musique est une copie de lrsquoessence la plus intime du monde la volonteacute qursquoelle rend
manifeste ainsi tout comme la vie une meacutelodie est un processus avec un deacutebut et une fin de
mecircme la succession de deacutesaccords et de reacuteconciliation dans une meacutelodie est analogue agrave celle de
deacutesirs toujours nouveaux et de leur satisfaction
Crsquoest en raison drsquoune correspondance entre les modes de la volonteacute (dont les eacutemotions) et
les meacutelodies que la musique est qualifieacutee de laquo langage des eacutemotions raquo la musique exprimant non
une occurrence particuliegravere mais lrsquoessence abstraite des pheacutenomegravenes eux-mecircmes La musique peut
in abstracto deacutepeindre et reproduire dans le deacutetail les eacutemotions humaines et nous aimons y entendre
lrsquohistoire secregravete de notre volonteacute
1 Sandrine Darsel souligne eacutegalement les faiblesses de la position de Hanslick rappelant notamment que laquo les eacutemotions sont des
formes de vie complexes raquo et qursquolaquo une œuvre musicale peut repreacutesenter sans lrsquoaide de mots les composants cognitifs drsquoune eacutemotion raquo DARSEL 2009 p 128 2 On pourrait formuler le mecircme genre drsquoobservation au sujet du laquo formalisme enrichi raquo (enhanced formalism) deacuteveloppeacute au cours des derniegraveres deacutecennies par Peter Kivy
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
204
Le problegraveme de la theacuteorie de Schopenhauer est que si brillante soit-elle elle preacutesente de
nombreuses faiblesses pointeacutee par M Budd1
Elle heacuterite en premier lieu des faiblesses de sa meacutetaphysique En effet cette derniegravere
implique entre autres (a) de supposer une chose en soi nrsquoexistant ni dans le temps ni dans lrsquoespace
mais srsquoy laquo objectivant raquo dans notre monde spatio-temporel raquo (b) de postuler une laquo volonteacute raquo qui
serait la nature intime des choses du monde naturel (c) de concevoir un pur objet de connaissance
Il convient en outre pour souscrire agrave cette meacutetaphysique drsquoaccepter le pessimisme de son auteur
concernant lrsquoexistence humaine
La theacuteorie de Schopenhauer preacutesente drsquoautres deacutefauts (a) souvent la musique ne produit
pas les effets qursquoil deacutecrit qursquoune meacutelodie soit analogue au chemin par lequel se fait connaicirctre agrave
nous la volonteacute ne suffit pas agrave la rendre inteacuteressante (b) la valeur eacuteleveacutee que Schopenhauer confegravere
agrave la musique est eacutequivoque si elle peut peacuteneacutetrer notre cœur par flatterie comme il lrsquoeacutecrit elle nrsquoest
plus qursquoune consolation occasionnelle (c) enfin on peut constater dans un exemple comme le
Preacutelude de Tristan et Isolde qursquoun effort continuel peut ne jamais se trouver pleinement reacutesolu
La conclusion de Budd est donc qursquoen deacutepit du rocircle consideacuterable que Schopenhauer
attribue agrave la musique sa philosophie de la musique nrsquoest pas recevable
Comme nous lrsquoavons indiqueacute les diffeacuterences entre les deux principales tendances de
lrsquoestheacutetique musicale ne doivent pas faire oublier ce qursquoelles ont en commun Car mecircme si lrsquoune
promeut une conception de la musique comme un art autonome alors que lrsquoautre la fait deacutependre
drsquoun domaine qui lui est exteacuterieur lrsquoinfluence romantique se manifeste dans les deux cas (Beethoven
pouvant repreacutesenter de ce point de vue un laquo ancecirctre raquo commun tant pour Brahms que pour
Wagner tant pour Hanslick que pour Schopenhauer) Et crsquoest le jugement subjectif qui est privileacutegieacute
dans les deux cas qursquoil srsquoagisse drsquoacceacuteder au Beau ou agrave la Volonteacute Degraves lors que la musique soit en
contact direct ou simplement accidentel avec les eacutemotions ces derniegraveres ne sont de toutes maniegraveres
pas envisageacutees comme des pheacutenomegravenes objectifs Comment dans ces conditions pourrait-on
envisager de les mobiliser comme dans lrsquoancien contexte de la poeacutetique musicale
A2 DE NOUVELLES CONCEPTIONS DU DISCOURS MUSICAL
Avec le deacuteveloppement des sciences expeacuterimentales reacuteapparait mecircme si crsquoest dans une
perspective tregraves diffeacuterente de lrsquoacircge baroque lrsquointeacuterecirct concernant la nature des pheacutenomegravenes affectifs
1 BUDD 1978 chapitre V sectsect 11-14
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
205
La relation des eacutemotions agrave la musique sera alors envisageacutee agrave nouveau frais et des conceptions
anciennes trouveront des formulations ineacutedites
A21 Rocircle de la voix
Nous avions vu que pour Scheibe si la musique est un art oratoire particuliegraverement adapteacute
agrave lrsquoexpression des affects crsquoest en raison de son origine qui est eacutetroitement associeacutee agrave la voix
humaine Une telle conception qui semble retrouver les anciennes consideacuterations de Mei sur la
nature monodique de la musique grecque se retrouve dans le texte posthume de Rousseau consacreacute
agrave lrsquoorigine des langues
Les preacutemiegraveres histoires les preacutemiegraveres harangues les preacutemiegraveres lois furent en vers la poesie
fut trouveacutee avant la prose cela devoit ecirctre puisque les passions parleacuterent avant la raison Il en fut de
mecircme de la musique il nrsquoy eut point drsquoabord drsquoautre musique que la meacutelodie ni drsquoautre meacutelodie que le
son varieacute de la parole les accens formoient le chant les quantiteacutes formoient la mesure et lrsquoon parloient
autant par les sons et par le rythme que par les articulations et les voix Dire et chanter eacutetoit autrefois la
mecircme chose dit Strabon ce qui montre ajoucircte-t-il que la poumlesie est la source de lrsquoeacuteloquence Il faloit
dire que lrsquoune et lrsquoautre eurent la mecircme source et ne furent drsquoabord que la mecircme chose1
En deacutepit des changements ayant marqueacute tant la musique que la science et donc la maniegravere
de concevoir la nature des affects le rocircle attribueacute agrave la voix humaine comme facteur principal dans
les eacutemotions musicales reacuteapparaicirct tregraves reacuteguliegraverement Par exemple chez Darwin
Les sonoriteacutes musicales et le rythme eacutetaient employeacutes par nos ancecirctres preacutehumains pendant la
saison des amours lorsque toutes sortes drsquoanimaux eacutetaient exciteacutes non seulement par lrsquoamour mais aussi
par les passions fortes de la jalousie de la rivaliteacute et du triomphe En raison du principe profondeacutement
ancreacute des associations heacuteriteacutees les sonoriteacutes musicales seraient dans ce cas semblables agrave lrsquoeacutevocation
vague et indeacutetermineacutee des eacutemotions fortes drsquoune eacutepoque lointaine2
Il suffit alors de suivre le propos de Darwin pour y retrouver lrsquoeacutecho de Rousseau et faisant
en quelque sorte de lrsquoorateur et du musicien des cousins La laquo source raquo commune au dire et au
chanter remontant mecircme clairement pour Darwin aux instincts preacutehumains dont les passions
participent
1 ROUSSEAU 1990 p 115 Essai sur lrsquoorigine des langues chap XII 2 DARWIN citeacute par BUDD 1978 chap IV sect 6 2015 p 112
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
206
Lrsquoorateur exalteacute le barde ou le musicien quand il excite chez ses auditeurs les eacutemotions les
plus fortes au moyen de sonoriteacutes varieacutees et de cadences soupccedilonne quelque peu qursquoil use des mecircmes
moyens que ceux par lesquels ses ancecirctres semi-humains eacuteveillaient il y a bien longtemps les passions
ardentes de tout un chacun alors qursquoils faisaient leur cour et eacutetaient soumis agrave la rivaliteacute1
Cet accent mis sur la parenteacute entre la voix et la musique ainsi que sur le rocircle deacuteterminant
que peut jouer la voix (directement ou indirectement agrave travers son imitation par la musique) ne
suffit toutefois pas agrave rendre compte de la relation qui existe entre lrsquoeacutemotion veacutehiculeacutee par la voix
et lrsquoeacutemotion ressentie par lrsquoauditeur En effet tout affect eacuteprouveacute ne peut pas ecirctre
systeacutematiquement rapporteacute agrave la simple reproduction drsquoun affect entendu quand une personne en
colegravere lance laquo taisez-vous raquo agrave une autre le son et le ton de sa voix ne cherchent pas agrave faire eacuteprouver
et reproduire cette colegravere par lrsquoautre mais bien plutocirct agrave provoquer quelque chose comme de
lrsquoobeacuteissance Dans le mecircme ordre drsquoideacutee le tout deacutebut drsquoune piegravece musicale (son exorde dans une
conception rheacutetorique) consiste parfois agrave frapper les esprits et non pas neacutecessairement pour
eacutevoquer le propos contenu dans le texte mais pour conduite le public agrave ecirctre attentif la fonction
est alors la mecircme que celle des coups frappeacutes au deacutebut drsquoune piegravece de theacuteacirctre
Ce deacutecalage possible entre expression et effet pourrait drsquoailleurs valoir en drsquoautres cas En
effet si la musique et la poeacutesie se trouvent lieacutees par cet eacuteleacutement commun qursquoest la voix la question
va alors se poser pour ce qui concerne les eacutemotions musicales de savoir si les eacutemotions dont il
srsquoagit sont agrave consideacuterer selon le point de vue de la premiegravere ou de la troisiegraveme personne Un poegraveme
lyrique peut ecirctre eacuteprouveacute comme srsquoil srsquoagissait soit drsquoune voix inteacuterieure soit drsquoun discours
comme R K Elliott a pu le souligner lorsque nous faisons lrsquoexpeacuterience drsquoun poegraveme comme
srsquoil eacutetait lrsquoexpression humaine de lrsquoeacutemotion notre imagination peut poursuivre selon lrsquoun ou lrsquoautre de
ces chemins nous pouvons eacuteprouver le poegraveme laquo de lrsquointeacuterieur raquo ou laquo de lrsquoexteacuterieur raquo Afin drsquoeacuteprouver le
poegraveme de lrsquointeacuterieur il convient de se placer soi-mecircme en imagination dans la situation du laquo locuteur raquo
du poegraveme et drsquoeacuteprouver lrsquoexpression et lrsquoeacutemotion exprimeacutee depuis cette position () Afin drsquoeacuteprouver le
poegraveme de lrsquoexteacuterieur on ne doit pas se placer en imagination dans la situation du locuteur du poegraveme2
La possibiliteacute que lrsquoauditeur puisse eacuteprouver un poegraveme ndash ou un poegraveme musical ndash de
lrsquoexteacuterieur met en eacutevidence le fait que lrsquoexpression drsquoune eacutemotion nrsquoappellera pas neacutecessairement le
ressenti de la mecircme eacutemotion Par exemple lrsquoexpression du regret ressentie en troisiegraveme personne
1 DARWIN 1965 p 87 217 Voir BUDD 1978 chap IV sect 6 2015 p 113 Darwin deacuteveloppe eacutegalement cette question dans The Descent of Man voir DARWIN 1881 Part III chap XIX ndash Voice and Musical Powers p 566-573 2 BUDD 1978 chap VI sect 6 2015 p 211
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
207
(laquo de lrsquoexteacuterieur raquo) pourra susciter de la pitieacute1 Le caractegravere abusif que peut comporter une
assimilation parfois faite entre laquo repreacutesenter raquo et laquo susciter raquo une eacutemotion preacutecise se manifeste bel
et bien nous y reviendrons ulteacuterieurement
A22 La musique comme langage autonome des affects
Un projet inheacuterent agrave lrsquoeacutelaboration de la rheacutetorique musicale auquel de multiples
contributions furent apporteacutees (degraves Caccini puis de Burmeister agrave Mattheson) trouva une posteacuteriteacute
bien apregraves la fin de la poeacutetique musicale Il srsquoagit de lrsquoeacutetablissement de correspondances les plus
rigoureuses possibles entre traits musicaux et affects associeacutes Cette quecircte trouva en effet un
deacutefenseur avec Deryck Cooke que lrsquoon peut consideacuterer comme un repreacutesentant des theacuteories
expressivistes de la musique (voire plus geacuteneacuteralement de lrsquoart) Dans cette approche la musique
est conccedilue comme un veacutehicule transmettant certaines expeacuteriences tout particuliegraverement les affects
De ce fait le compositeur est vu comme transformant ses eacutemotions en sons musicaux qui sont
transformeacutes en scheacutemas sur une partition lesquels sont transformeacutes en retour en sons musicaux enfin
transformeacutes en eacutemotions que lrsquoauditeur compreacutehensif eacuteprouve lorsqursquoil eacutecoute la musique2
Les eacuteleacutements de lrsquoexpression musicale reposent sur les tensions entre les notes caracteacuteriseacutees
par la hauteur le temps et le volume 3 un exposeacute donne une part importante agrave lrsquoexamen des divers
intervalles
Il est agrave noter que si ce projet reprend celui de la poeacutetique musicale cette derniegravere est
totalement absente de lrsquoouvrage de Cooke4 quand bien mecircme certaines œuvres de J-S Bach
servent drsquoillustration du propos alors que lrsquoauteur fait reacutefeacuterence agrave la polyphonie de la Renaissance
aux eacutepoques classique romantique et au XXe siegravecle Lrsquoexamen de la conception de lrsquoœuvre musicale
ne mentionne donc agrave aucun moment les parties de la rheacutetorique ne serait-ce qursquoagrave titre drsquoindication
Aussi nrsquoapparaicirct aucune remarque concernant ce qui pourrait correspondre agrave lrsquoinvention Lrsquoauteur
deacuteveloppe en revanche ce qursquoil considegravere comme une eacutetape essentielle (intervenant
chronologiquement apregraves la conception de lrsquoœuvre) lrsquoinspiration Se reacutefeacuterant agrave Freud Cooke
deacutefinit lrsquoinspiration en se basant sur lrsquoinconscient
1 Ibid 2 BUDD 1978 chap VII sect 3 2015 p 204 3 COOKE 1959 p 34 4 Lequel ne visait pas un style musical particulier mais la musique tonale laquo au sens le plus large du terme qursquoelle soit eacutecrite par Dufay en 1440 Byrd en 1611 Mozart en 1782 ou Stravinsky en 1953 raquo COOKE 1959 p xiii
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
208
Dans lrsquoinconscient du compositeur se trouve exposeacutee toute la musique qursquoil a pu entendre
eacutetudier ou eacutecrire lui-mecircme () Et crsquoest de ce magasin que doit venir lrsquoinspiration () En drsquoautres termes
ce que nous appelons laquo inspiration raquo doit ecirctre une nouvelle mise en forme creacuteative inconsciente de
mateacuteriaux preacuteexistants dans la tradition1
Cependant mecircme si la penseacutee de Cooke paraicirct ainsi eacutetrangegravere agrave celle de la musica poetica sa
conception concernant les eacutemotions musicales srsquoy apparente fortement et crsquoest pourquoi elle se
heurte agrave la mecircme objection que lui adresse Budd la theacuteorie expressiviste deacutefendue par Cooke en
effet laquo regarde la musique comme un pur outil raquo2 Or on ne peut dissocier aussi nettement
lrsquoexpeacuterience de lrsquohumeur ou de lrsquoeacutemotion exprimeacutee par une œuvre musicale de lrsquoexpeacuterience propre
agrave la musique elle-mecircme cette erreur Budd la nomme laquo heacutereacutesie de lrsquoexpeacuterience seacuteparable raquo3
En outre la conception deacutefendue par Cooke se heurte agrave un second obstacle relevant cette
fois drsquoune ideacutee de la musique comme art autonome (et non comme pour les theacuteoriciens de la musica
poetica drsquoune musique suivant un texte verbal)
lrsquoideacutee que la musique est un langage des eacutemotions est souvent critiqueacutee sur la base du fait qursquoil
manque agrave la musique une exigence essentielle du langage une syntaxe Un dictionnaire qui deacutefinit le
vocabulaire de base du supposeacute langage de la musique en assignant les eacutemotions agrave des phrases
meacutelodiques primitives omet un trait neacutecessaire du langage ndash un trait sans lequel le soit disant laquo langage raquo
ne veut rien dire ndash car il nrsquoapporte qursquoun vocabulaire et non des regravegles deacuteterminant la signification de
lrsquoensemble en vertu des significations de ses eacuteleacutements seacutemantiques et de leur arrangement4
Lrsquoouvrage de Cooke illustre ainsi toute la difficulteacute que peut rencontrer une entreprise
visant agrave eacutetablir pleinement la musique comme un langage des eacutemotions degraves lors que les eacutemotions
consideacutereacutees ne sont plus accessibles indeacutependamment de la musique elle-mecircme (par le texte) On
peut degraves lors chercher un modegravele associant la musique et les eacutemotions qui soit plus souple qui
prenne acte des limites de la musique dans sa preacutetention agrave ecirctre un langage
A23 Le symbole inacheveacute
1 COOKE 1959 p 171 2 BUDD 1978 chap VII sect 4 2015 p 206 3 Op cit chap VII sect 5 2015 p 209 Il convient de distinguer cette inseacuteparabiliteacute entre lrsquoexpeacuterience de lrsquoaffect et lrsquoexpeacuterience de la musique drsquoune autre celle entre laquo forme raquo et laquo contenu raquo de la musique ndash ponteacutee tant par Hanslick que par Wittgenstein (voir plus loin (B23 laquo Erreur de la musique consideacutereacutee comme un stimulus raquo) 4 BUDD 1978 chap VII sect 3 2015 p 205
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
209
Crsquoest un modegravele de ce genre qui est proposeacute par Susanne K Langer1 Un morceau de
musique y est deacutefini comme symbole preacutesentationnel et inacheveacute lequel symbolise la simple forme
drsquoun sentiment Voyons les divers concepts qui sont employeacutes
Le symbole est le veacutehicule de la conception drsquoun objet preacutesentant une structure similaire agrave
ce dernier (une image une partition une carte une proposition sont des symboles) Il faut
distinguer entre symbole linguistique et non-linguistique ou selon les termes de Langer entre
symbole discursif et non-discursif eacutegalement nommeacute laquo preacutesentationnel raquo Un symbole non-
discursif (un tableau par exemple) ne symbolise pas des uniteacutes de signification discregravetes et fixes
ses eacuteleacutements ne sont compris que par la signification du symbole saisi entiegraverement
Dans le cas particulier de la musique sa fonction principale est selon Langer de symboliser
les sentiments la musique serait le symbole preacutesentationnel de la vie eacutemotionnelle
On observera toutefois que diffeacuterentes sortes de sentiments peuvent partager la mecircme
morphologie en outre la musique possegravede quasiment tous les traits drsquoun symbolisme veacuteritable
mais non la preacutesence drsquoune signification fixe La musique repreacutesente donc la seule morphologie du
sentiment non sa nature complegravete crsquoest en cela qursquoelle est un laquo symbole inacheveacute raquo
De nombreuses critiques ont eacuteteacute adresseacutees agrave lrsquoencontre de la theacuteorie de Langer2 Au nombre
des critiques figure notamment le fait que la terminologie employeacutee pour le symbole discursif qui
est emprunteacutee au Tractatus logico-philosophicus de Wittgenstein (symbole discursif image fait eacutetat de
choses objets structure forme etc) nrsquoest pas employeacutee de la mecircme maniegravere il srsquoagit degraves lors
drsquoune imitation verbale du Tractatus ce qui ocircte au propos de Langer la pertinence que ce vocabulaire
devait apporter3
Lrsquointeacuterecirct de la musique serait de nous preacutesenter le sentiment de telle sorte que lrsquoon puisse y
reacutefleacutechir et le comprendre comme le fait le symbole discursif pour le monde physique Mais du fait
que la musique soit un laquo symbole inacheveacute raquo lequel ne peut que preacutesenter de nouvelles formes de
sentiments4 agrave suivre lrsquoideacutee drsquoune eacuteducation des sentiments par lrsquoart ne tient plus
Plus grave peut-ecirctre est le fait de constater que si le symbole musical est effectivement
laquo inacheveacute raquo sa situation est tregraves eacuteloigneacutee des conditions souhaiteacutees dans le cadre de cette thegravese
les formes en effet ne sont pas speacutecifiques aux sentiments Il faudrait que lrsquoaspect heacutedonique de
notre vie eacutemotive ne puisse donner lieu agrave une repreacutesentation pour que cette derniegravere valle comme
miroir de la morphologie du sentiment
1 Essentiellement dans Philosophy in a New Key 1951 2 Voir ARBO 2013 p 102-118 BUDD 1978 chap VI sectsect 7-14 DUFOUR 2005 p 64-66 FUBINI 1983 p 166-171 3- BUDD 1978 chap VI 4 Lrsquoexpression de laquo forme drsquoun sentiment raquo est elle-mecircme probleacutematique Voir agrave ce sujet ARBO 2013 p 107-110
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
210
Enfin une objection deacutecisive peut-ecirctre formuleacutee 1 les œuvres musicales remarquables et
celles qui sont quelconques ont la mecircme relation avec les formes de sentiments un symbole
preacutesentationnel ne possegravedera pas neacutecessairement de valeur musicale alors que Langer soutient que
toute œuvre articulant et preacutesentant le sentiment agrave notre compreacutehension est artistiquement bonne
En un tel cas une mauvaise œuvre musicale devrait avoir une forme diffeacuterente du sentiment qursquoelle
distord mais comment deacutefinir indeacutependamment de la forme drsquoune œuvre musicale celle du
sentiment dont elle est supposeacutee ecirctre le sujet Langer ne donne pas de reacuteponse Ne pas savoir si
la fausseteacute drsquoune œuvre musicale vis-agrave-vis du sentiment en constitue un deacutefaut retire tout son inteacuterecirct
agrave la thegravese de Langer
B MUSIQUE PSYCHOLOGIE ET THEacuteORIE DE LrsquoINFORMATION
Quelles que soient leurs particulariteacutes et leur pertinence respective les theacuteories que nous
avons examineacutees sont pour lrsquoessentiel speacuteculatives quand bien mecircme certaines srsquoappuient sur des
consideacuterations scientifiques comme crsquoest le cas pour Darwin Il est toutefois utile drsquoexaminer une
tout autre piste et de srsquointerroger sur les enseignements que peuvent apporter certaines disciplines
faisant intervenir lrsquoexpeacuterimentation scientifique
B1 LES EacuteMOTIONS
Si lrsquoon se situe dans un cadre ougrave la musique est assimileacutee agrave un art oratoire la musique a pour
but de susciter des eacutemotions chez lrsquoauditeur De ce point de vue lrsquoeacutetude concernant la nature des
eacutemotions proprement dites pourrait ecirctre consideacutereacutee comme secondaire mais cela ne signifie pas
qursquoelle perdre tout inteacuterecirct connaicirctre les eacutemotions peut en effet ecirctre aussi un point de deacutepart afin
de savoir comment eacutelaborer son laquo discours raquo Toute la troisiegraveme partie de la Rheacutetorique drsquoAristote
consiste preacuteciseacutement en une theacuteorie des passions destineacutee agrave fournir agrave lrsquoorateur une connaissance
indispensable preacutealable au travail drsquoeacutelaboration la theacuteorie des affects de lrsquoeacutepoque baroque comme
celle que propose Mattheson dans son Vollkommenne Capelmeister srsquoinscrit dans une deacutemarche
similaire
1 BUDD 1978 chap VI sect 14 2015 p 199-202
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
211
B11 Absence drsquoune theacuteorie unifieacutee des eacutemotions
Une hypotheacutetique theacuteorie des affects peut-elle ecirctre envisageable aujourdrsquohui La principale
difficulteacute qui se pose est qursquoil nrsquoexiste pas de doctrine unifieacutee concernant les pheacutenomegravenes affectifs
Le problegraveme se manifeste drsquoembleacutee agrave travers la difficulteacute ougrave nous trouvons quand il srsquoagit du
vocabulaire agrave employer Certains termes sont geacuteneacuteralement eacuteviteacutes comme laquo passion raquo qui a perdu
son statut de terme geacuteneacuterique deacutesignant le domaine des affects dans son ensemble il en va en effet
aujourdrsquohui diffeacuteremment
[Le terme de passion] deacutesigne soit des pheacutenomegravenes affectifs particuliegraverement intenses et
souvent dirigeacutes vers des personnes () soit peut-ecirctre les puissants deacutesirs lieacutes agrave leur satisfaction ou
frustration1
Quant au terme laquo sentiment raquo il peut deacutesigner tout agrave la fois un pheacutenomegravene cognitif ou une
disposition affective Le terme laquo eacutemotion raquo est deacutesormais celui qui est le plus souvent employeacute de
maniegravere geacuteneacuterale il peut ecirctre deacutefini comme laquo mouvement affectif raquo ou comme laquo reacuteaction affective
() agrave une situation reacuteelle ou imagineacutee raquo2
Cette situation demeure toutefois fragile chez P M S Hacker par exemple utiliseacute afin de
deacutesigner lrsquoensemble du domaine affectif le terme drsquoeacutemotion se restreint en tant que concept agrave une
cateacutegorie drsquoaffection Hacker distingue en effet trois sortes drsquoaffections (a) lrsquoagitation (eacutetat
temporaire qui nrsquoest pas motif drsquoaction) (b) lrsquoeacutemotion qui a un objet speacutecifique et est motif
drsquoaction (les eacutemotions se deacuteclinent en perturbations eacutemotionnelles et attitudes eacutemotionnelles) (c)
lrsquohumeur (mood) dispositionnelle ou occurrente et se manifestant dans un mode de comportement3
Le manque de preacutecision et surtout drsquoun usage commun concernant le vocabulaire des
affects nrsquoest pas une speacutecificiteacute contemporaine4 Cette difficulteacute reflegravete drsquoailleurs lrsquoimpossibiliteacute qui
semble reacutegner concernant une theacuteorie susceptible de recevoir un consensus sur la question laquelle
concerne autant lrsquoinvestigation philosophique que la recherche en psychologie
1 DEONNA TERRONI 2008 p 13-14 2 PACHERY 2006 p 244 3 HACKER 2004 p 7 4 Sans nous eacutetendre sur le sujet nous pouvons mentionner les reacutefeacuterences proposeacutees par Lalande dans son Vocabulaire technique et critique de la philosophie lrsquoincertitude concernant le statut du concept drsquoeacutemotion y transparaicirct selon qursquoil cite Theacuteodule Ribot (laquo Jrsquoentends par eacutemotion un choc brusque souvent violent intense avec augmentation ou arrecirct des mouvements la peur la colegravere le coup de foudre en amour etc En cela je me conforme agrave lrsquoeacutetymologie du mot eacutemotion qui signifie surtout mouvement raquo RIBOT Theacuteodule La logique des sentiments 1904 p 67) ou Paul Janet (laquo Nous appellerons eacutemotions les sensations consideacutereacutees du point de vue affectif crsquoest-agrave-dire comme plaisir et douleur et nous reacuteserverons le nom de sensation pour les pheacutenomegravenes de repreacutesentation raquo JANET Paul Traiteacute de philosophie) LALANDE Andreacute Vocabulaire technique et critique de la philosophie ()
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
212
il nrsquoexiste donc pas de veacuteritable theacuteorie des eacutemotions Par laquo veacuteritable theacuteorie de lrsquoeacutemotion raquo
jrsquoentends une theacuteorie de lrsquoorganisme humain ou des systegravemes biologiques en geacuteneacuteral au sein desquels
a lrsquoeacutemotion sa place propre parmi drsquoautres composantes comme le traitement de lrsquoinformation et
lrsquoadaptation1
Face agrave une telle situation il convient peut-ecirctre de srsquoen tenir agrave une conception minimaliste
des eacutemotions Crsquoest lrsquooption choisie par M Budd qui se preacuteoccupe avant tout de lrsquoeacutemotion
consideacutereacutee comme eacutepisode ou occurrence plutocirct que comme une disposition (comme une
tendance agrave subir lrsquoeacutemotion quand des penseacutees sont agrave lrsquoesprit) Les deacutefinitions les plus plausibles
concernant les eacutemotions suivent celles qui sont traceacutees par Aristote dans la Rheacutetorique ce qui conduit
Budd agrave deacutefendre lrsquoideacutee drsquoune eacutemotion deacutefinie comme eacutetant une penseacutee eacuteprouveacutee avec plaisir ou
peine un tel modegravele se montrera assez souple afin de caracteacuteriser les eacutemotions dans la plupart des
cas degraves lors que les eacutemotions constituent une classe heacuteteacuterogegravene On aboutit ainsi agrave lrsquoeacutenumeacuteration
de quelques traits comme le fait que les eacutemotions possegravedent une grandeur intensive mais non une
grandeur extensive qursquoelles peuvent avoir des opposeacutes peuvent ecirctre meacutelangeacutees peuvent ecirctre mal
dirigeacutees etc2
B12 Les diffeacuterentes perspectives
Toutefois malgreacute lrsquoabsence drsquoune theacuteorie commune concernant les eacutemotions la recherche
srsquoest consideacuterablement deacuteveloppeacutee Selon Armelle Nugier on peut distinguer quatre principales
perspectives darwinienne jamesienne cognitive et socio-constructiviste3 Chacune de ces pistes
peut ecirctre examineacutee sur le plan speacutecifique des eacutemotions musicales
Dans le courant issu des travaux de Darwin qui se caracteacuterise par lrsquoideacutee que les eacutemotions
sont universelles et adaptatives les travaux ont accumuleacute les preuves concernant lrsquoexistence
drsquoeacutemotions primaires (ainsi que de leur aspect adaptatif)4 On retrouve ici la tregraves ancienne ideacutee des
eacutemotions de base deacutefendue tant chez les Stoiumlciens qursquoau XVIIe siegravecle5 Paul Ekman reprend agrave son
compte cette conception parlant drsquoeacutemotions de base pour celles qui sont universellement partageacutees
(lrsquouniversaliteacute eacutetant mesureacutee agrave la reconnaissance des expressions du visage)6 Il propose une liste de
1 FRIJDA 1989 Citeacute par COPPIN SANDER 2010 2 BUDD 1978 chap I sect 10 2015 p 45-46 3 Voir NUGIER 2009 4 Ibid 5 Ces eacutemotions sont pour les Stoiumlciens au nombre de quatre (plaisir deacuteplaisir appeacutetit peur) Hobbes en distingue sept (appeacutetit deacutesir amour aversion haine joie chagrin) et Descartes six (admiration ndash entendue au sens de laquo surprise raquo ndash amour haine deacutesir joie tristesse) 6 DEONNA TERRONI 2008 p 26-27
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
213
six eacutemotions de base (surprise peur colegravere deacutegoucirct tristesse joie) qursquoil eacutetendra ulteacuterieurement agrave
une quinzaine1 Dans la perspective darwinienne les eacutemotions jouent une fonction adaptative par
le signal qursquoelles eacutemettent agrave lrsquoorganisme (la colegravere par exemple se distinguant de la joie laquo au niveau
de lrsquoexpression faciale de lrsquointonation et drsquoautres manifestations physiologiques)2 On remarquera
aussi que la fonction communicative des eacutemotions est susceptible de geacuteneacuterer des reacuteponses
eacutemotionnelles qui diffegraverent de celles qui sont exprimeacutees
Par exemple il a pu ecirctre mis en eacutevidence que la communication drsquoune eacutemotion permet agrave celui
qui la ressent de faire comprendre agrave lrsquoautre la faccedilon dont il a perccedilu la situation et drsquoinduire chez lui une
eacutemotion (dite compleacutementaire) qui a pour but de modifier son comportement () Crsquoest exactement ce
qursquoil se passe lorsque des parents teacutemoins de la violation drsquoun interdit par leur enfant en exprimant de
la tristesse ou de la deacuteception suscitent en lui de la culpabiliteacute ou de la honte qui le conduiront agrave ne pas
reacuteiteacuterer la transgression et agrave eacuteviter de se retrouver dans des situations similaires3
Dans la perspective issue des travaux de William James et de Carl Lange lrsquoexpeacuterience drsquoune
eacutemotion est avant tout celle des changements corporels ou physiologiques lrsquoaccompagnant crsquoest
parce que nous percevons certains changements corporels peacuteripheacuteriques que nous eacuteprouvons une
eacutemotion (la peur lorsque nous nous trouvons soudain face agrave un ours pour reprendre un exemple
utiliseacute par James)
Un des inteacuterecircts de lrsquoapproche jamesienne tient agrave sa capaciteacute agrave remettre en cause la fausse
eacutevidence avec laquelle nous identifions comme une seule eacutemotion comme eacutetat subjectif identique
des combinaisons physiologiques simplement semblables
Le corps est agrave consideacuterer comme un instrument de musique dont les sons qui en eacutemanent (les
sentiments subjectifs) seraient le produit des diffeacuterents accords joueacutes par les cordes (combinaisons
drsquoactivations diffeacuterentes des organes du corps) Les accords possibles sont infinis mais certains peuvent
nous paraicirctre pourtant similaires (mecircme note mais de gamme diffeacuterente par exemple) De la mecircme
maniegravere il y aurait au niveau corporel des eacutetats relativement semblables les uns aux autres que nous
aurions tendance agrave cateacutegoriser sous la mecircme eacutetiquette4
Le choix de la meacutetaphore musicale interpelle nous sommes en effet ici agrave lrsquoopposeacute de la
conception de Schopenhauer (et des Ideacutees platoniciennes) srsquoil nrsquoexiste pas laquo la raquo peur ou laquo la raquo joie
il nrsquoy a aucun sens agrave dire que le musique pourrait ecirctre la repreacutesentation de leur essence En revanche
1 DEONNA TERRONI 2008 p 29 2 NUGIER 2009 3 Ibid 4 Op cit p 9
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
214
la subtiliteacute (rythmique meacutelodique harmonique ou concernant le timbre) drsquoun message musical peut
effectivement ecirctre compareacutee agrave celle drsquoun pheacutenomegravene affectif degraves lors quelle que soit la maniegravere
dont on interpreacuteterait les eacutemotions du point de vue purement eacutepisteacutemique se trouverait conforteacutee
lrsquoideacutee que la musique est agrave mecircme de restituer les innombrables variations de la vie affective De
mecircme que la conception deacutefendue par Scheibe selon laquelle drsquoinnombrables figures de rheacutetorique
musicale correspondent agrave drsquoinnombrables passions
La perspective cognitive qui laquo peut ecirctre consideacutereacutee comme la plus dominante des theacuteories
sur les eacutemotions raquo1 fait valoir qursquoun mecircme eacuteveacutenement peut susciter des eacutemotions diffeacuterentes selon
les individus voire chez le mecircme individu mais agrave diffeacuterents moments Une telle appreacuteciation de la
vie affective utilisant notamment le concept drsquoappraisal2 contribue sans doute largement agrave rendre
caduque ou pour le moins agrave repenser agrave nouveaux frais le principe drsquoaffects autonomes et
mobilisables agrave volonteacute principe commun agrave lrsquoAffectenlehre de la musica poetica et aux theacuteories
expressivistes du genre de celle deacutefendue par Cooke En effet puisque la signification eacutemotionnelle
drsquoune situation donneacutee varie en fonction des individus et des situations il devient difficile
drsquoenvisager que la musique puisse par ses seules ressources eacuteveiller un affect deacutetermineacute
Agrave certains eacutegards une perspective dite socio-constructiviste prolonge une telle conception
en insistant cette fois sur lrsquoinfluence sociale et culturelle pesant sur les eacutemotions ces derniegraveres
devenant des laquo scripts raquo reacutegis par des normes socio-culturelles On peut alors ecirctre inviteacute agrave interroger
le cas de la rheacutetorique musicale allemande du monde lutheacuterien une telle conception pourrait ecirctre
de nature agrave accorder un certain creacutedit agrave lrsquohypothegravese selon laquelle cet auditoire bien particulier du
XVIIe siegravecle pouvait effectivement ecirctre toucheacute et de la maniegravere voulue par les meacutelopoegravetes qui
suivaient les preacuteceptes de Thuringus ou Bernhard
Selon Deonna et Teroni le modegravele le plus apte agrave rendre compte de la nature des eacutemotions
qursquoils nomment theacuteorie dynamique des affects doit permettre de concilier lrsquoapport jamsien
concernant le rocircle central du corps et une intentionaliteacutes axiologique (et donc une composante
cognitive) agrave la premiegravere personne Ce modegravele ne passe pas par lrsquoideacutee drsquoune quelconque perception
de valeur3 laquo pour la simple raison qursquoil nrsquoexiste pas drsquoorgane de lrsquoeacutemotion apte agrave jouer le mecircme rocircle
que lrsquoœil ou lrsquooreille raquo4 La solution consisterait plutocirct agrave recourir aux sensations corporelles et de les
1 NUGIER 2009 p 10 2 Ou en drsquoautres termes de lrsquoeacutevaluation cognitive la reacuteaction eacutemotionnelle est conditionneacutee par les interpreacutetations et les repreacutesentations cognitives de la signification de lrsquoeacuteveacutenement pour lrsquoindividu NUGIER 2009 p 13 3 laquo Avoir peur crsquoest percevoir un danger ecirctre triste percevoir une perte de la mecircme maniegravere qursquoavoir une expeacuterience visuelle speacutecifique crsquoest percevoir par exemple une voiture raquo DEONNA TERRONI 2008 p 63 4 DEONNA TERRONI 2008 p 65
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
215
faire fonctionner comme des expeacuteriences de valeur agrave lrsquoexemple de la deacutetection par le sens du
toucher drsquoune surface racircpeuse (la sensibiliteacute affective et la sensibiliteacute tactile offrent en effet de
grandes similitudes) on peut alors parler drsquoun caractegravere dynamique de la perception Drsquoapregraves les
auteurs un tel modegravele serait en mesure de deacutefendre une theacuteorie unifieacutee des eacutemotions
En deacutepit du manque drsquouniteacute qui caracteacuterise une hypotheacutetique theacuteorie des eacutemotions le
deacuteveloppement des recherches a largement encourageacute lrsquoexploration de pistes concernant la relation
entre musique et eacutemotions En ce domaine des avanceacutees peuvent ecirctre soit le fruit du travail des
psychologues soit celui drsquoune theacuteorisation issue de la musicologie On peut notamment remarquer
lrsquoexistence drsquoune psychologie expeacuterimentale concernant la musique ainsi que celle drsquoune tentative
visant agrave concilier certains acquis scientifiques et la theacuteorie musicale
B2 PSYCHOLOGIE EXPEacuteRIMENTALE ET MUSIQUE
Si la musique est consideacutereacutee comme le langage des eacutemotions dans un sens comparable agrave
celui deacutefendu par lrsquoapproche romantique du deacutebut du XIXe siegravecle ndash agrave savoir que la musique
donnerait accegraves agrave lrsquoessence des choses laquelle serait ineffable inexprimable ndash si en drsquoautres
termes la musique est la voix royale de lrsquoaccegraves agrave lrsquointimiteacute ou agrave lrsquointeacuterioriteacute de lrsquoacircme humaine agrave
quoi peut nous renvoyer lrsquoideacutee mecircme de proceacuteder agrave des laquo expeacuterimentations raquo concernant les liens
entre musique et eacutemotions Un tel projet ne risque-t-il pas de nous conduire agrave deux options tout
aussi deacuteplorables lrsquoune que lrsquoautre Soit il eacutechouera agrave nous apporter quelque explication que ce
soit ndash ce qui devrait ecirctre le cas si la musique exprime ce qui est inaccessible drsquoune autre maniegravere
et dans ce cas la deacutemarche expeacuterimentale sera sans inteacuterecirct Soit elle rendra compte de tout ou
partie de ce que sont les eacutemotions musicales mais dans ce cas nrsquoaura-t-elle pas ruineacute la croyance
agrave laquelle nous faisons reacutefeacuterence Si nous adheacuterons agrave une telle croyance il est donc vraisemblable
que nous porterons un jugement neacutegatif sur lrsquoideacutee drsquoexpeacuterimentation
La conception romantique de la musique assimileacutee agrave un langage des eacutemotions fait
geacuteneacuteralement comme srsquoil eacutetait entendu que la nature du lien existant entre le corps et lrsquoesprit eacutetait
une question reacutesolue (elle se reacutefegravere en effet expresseacutement ou non agrave la conception carteacutesienne de
la seacuteparation entre deux substances irreacuteductibles lrsquoune agrave lrsquoautre res extensa et res cogitans ndash la matiegravere
et lrsquoesprit)1 Agrave sa deacutecharge toutefois nous devons ajouter que lrsquoapproche mateacuterialiste souvent
1 Le dualisme carteacutesien a eacuteteacute mis en cause aussi bien en neurologie (voir DAMASIO 2001) qursquoen philosophie de lrsquoesprit (RYLE 2005) On notera toutefois que la critique formuleacutee par Damasio repose sur une lecture (pour ne pas dire une absence de lecture) des textes de Descartes notamment du traiteacute des Passions de lrsquoacircme Ce qui fait dire agrave Denis Kambouchner que Damasio srsquoest surtout meacutepris
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
216
preacutepondeacuterante en science ndash celle plus preacuteciseacutement que lrsquoon deacutesigne par laquo physicalisme raquo ndash nrsquoest
pas neacutecessairement plus vertueuse sur ce point Or il faut rappeler que ce que lrsquoon nomme le
laquo problegraveme corps-esprit raquo nrsquoest pas un problegraveme reacutesolu agrave ce jour et qursquoil nrsquoest pas assureacute qursquoil le
soit jamais En drsquoautres termes il srsquoagit lagrave drsquoune eacutenigme drsquoune aporie crsquoest-agrave-dire typiquement drsquoun
problegraveme de philosophie Ce nrsquoest donc pas parce que la conception romantique se montre limiteacutee
que la conception mateacuterialiste srsquoen trouvera automatiquement justifieacutee
Pour autant la question des eacutemotions musicales appelle depuis longtemps une curiositeacute
leacutegitime En outre le caractegravere philosophique de cette question non seulement ne retire rien agrave
lrsquointeacuterecirct que peut preacutesenter une recherche dans le domaine de la science expeacuterimentale mais permet
mecircme de nourrir cette recherche (la critique philosophique de la recherche psychologique
concernant les eacutemotions et la musique peut donc demeurer une critique constructive)
B21 Les expeacuterimentations en psychologie de la musique
Voyons tout drsquoabord ce qursquoil en est des reacutesultats que lrsquoon peut tirer drsquoexpeacuteriences reacutealiseacutees
dans le domaine de la psychologie neurocognitive1 (nous proceacutederons dans un deuxiegraveme temps agrave
lrsquoexamen des critiques ou objections qui peuvent ecirctre faites) Je mrsquoappuierai ici pour lrsquoessentiel sur
un article drsquoEmmanuel Bigand paru dans la revue Pour la science sous le titre laquo Les Eacutemotions
musicales raquo et sur lrsquoouvrage collectif intituleacute Musique Langage Eacutemotion ndash Approches neuro-cognitives2
Tout drsquoabord les expeacuteriences qui sont reacutealiseacutees3 permettent de mettre en eacutevidence des
correacutelats objectifs pour certains eacuteveacutenements veacutecus de maniegravere subjective les reacuteseaux neuronaux
eacutemotionnels par exemple sont impliqueacutes lors de lrsquoeacutecoute de la musique4 La recherche de la
signature eacutelectro-physiologique des laquo frissons dans le dos5 raquo montre que laquo la musique ne provoque
laquo dans sa preacutesentation de la penseacutee carteacutesienne comme rejetant les eacutemotions agrave la peacuteripheacuterie de la vie psychique ou mentale raquo KAMBOUCHNER 2009 p 86 1 Si la psychologie de la musique entendue au sens le plus large nrsquoeacutetait guegravere aiseacutee agrave distinguer initialement de la philosophie de la musique elle a suivi le cheminement de la psychologie entendue au sens drsquoune science qui srsquoest autonomiseacutee au XIXe siegravecle Nous pouvons signaler deux jalons en ce qui concerne le XXe siegravecle La Perception de la musique de R Francegraves (1958) et LrsquoEsprit musicien drsquoA Sloboda (1988) ce dernier eacutetant un repreacutesentant actuel important dans le domaine de la neuropsychologie de la musique 2 BIGAND 2008 Voir aussi KOLINSKY MORAIS PERETZ 2010 (notamment les articles de GREWE KOPIEZ ALTENMUumlLLER et de SAMSON DELLACHERIE) 3 Les meacutethodes employeacutees ici peuvent consister agrave la fois dans lrsquousage de techniques comme lrsquoIRMf (imagerie par reacutesonance magneacutetique fonctionnelle) et dans le recours agrave des questions poseacutes agrave des auditeurs 4 laquo la musique active les mecircmes reacutegions ceacutereacutebrales que les stimulus ayant une forte implication biologique tels que nourriture stimulations sexuelles voire certaines drogues raquo BIGAND 2008 p 135 5 Effectueacutee par Eckart Altenmuller de lrsquoInstitut de musique de Hanovre
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
217
pas simplement des sentiments abstraits mais qursquoelle deacuteclenche des changements de lrsquoactiviteacute
ceacutereacutebrale1 Il y aurait aussi une diffeacuterence dans lrsquoactiviteacute des deux heacutemisphegraveres ceacutereacutebraux
lrsquoheacutemisphegravere gauche semble plus actif lors de lrsquoeacutecoute de musique gaie et lrsquoheacutemisphegravere droit
lors de lrsquoeacutecoute de la musique triste2
Partant de ce type de constatations les psychologues tirent des conclusions concernant les
ideacutees a priori que lrsquoon peut avoir sur les eacutemotions musicales ou en drsquoautres termes concernant la
psychologie ordinaire Certaines de ces conclusions sont pourrait-on dire assez preacutevisibles au sens
ougrave elles semblent confirmer nos ideacutees courantes sur la question Par exemple la stabiliteacute qui
semblerait aveacutereacutee des reacuteponses eacutemotionnelles les diverses reacuteponses eacutemotionnelles agrave des passages
musicaux expressifs de la gaieteacute de la colegravere de la peur ou de la tristesse sont reproductibles entre
les auditeurs3 Un autre exemple se rencontre dans le fait qursquoexistent des laquo universaux raquo expressifs
Ainsi certains changements dans la musique agissent sur les eacutemotions quelle que soit la culture
les changements de mode et de tempo ont des effets systeacutematiques sur la valence eacutemotionnelle
des morceaux un morceau semble plus gai lorsque son tempo augmente4
Drsquoautres conclusions nous apparaicirctrons moins bien proches de ce que nous laissent parfois
croire nos preacutejugeacutes voire les infirmeront dans tous les cas elles apporteront alors des
informations drsquoun grand inteacuterecirct Ainsi lrsquoexpeacuterimentation met-elle en eacutevidence une interaction
aveacutereacutee entre les scheacutemas cognitifs les affects et le corps lrsquoeacutemotion ressentie active des scheacutemas
moteurs (des mouvements meacutemoriseacutes) qui agissent eux-mecircmes sur la perception de la musique
eacutecouteacutee5 par conseacutequent laquo les eacutemotions musicales ne sont pas purement intellectuelles raquo
Dans une expeacuterience meneacutee en 2005 au sein de lrsquoIRCAM des extraits musicaux ont eacuteteacute
diffuseacutes agrave des auditeurs qui devaient dire srsquoils les trouvaient gais tristes sereins ou inquieacutetants
lrsquoanalyse des reacutesultats a eacuteteacute eacutetablie agrave partir de trois paramegravetres principaux6 laquo lrsquoeacutenergie raquo (ou
intensiteacute) des eacutemotions la valence eacutemotionnelle (ou heacutedonique plaisir ou deacuteplaisir) lrsquoeacutemotion
corporelle (son caractegravere dynamique) Or les eacutemotions prennent place sur le diagramme indiquant
les reacutesultats en fonction de ces divers paramegravetres et laissent apparaicirctre ainsi un tregraves grand nombre
(laquo quasi infini raquo) drsquoeacutemotions laquo subtilement diffeacuterentes raquo Certes nous pouvions nous en douter mais
1 BIGAND 2008 p 135 2 Op cit p 137 3 Op cit p134 4 Ibid p 137 SAMSON et DELLACHEIRE op cit p 76 5 BIGAND 2008 p 136-137 6 GREWE KOPIEZ et ALTENMUumlLLER op cit p 49
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
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lrsquoexpeacuterience confirmerait ici que le recours agrave quelques eacutemotions dites laquo de base raquo ne permet
nullement de rendre compte de la multipliciteacute des eacutemotions musicales1 La meacutetaphore musicale
employeacutee agrave propos de la perspective jamesienne des eacutemotions (et des innombrables combinaisons
de sensations corporelles) se trouverait en revanche plutocirct conforteacutee
Enfin concernant la rapiditeacute du deacuteroulement des processus eacutemotionnels les eacutetudes tendent
agrave reacuteveacuteler une situation contraire agrave celle qui nous semble geacuteneacuteralement eacutevidente Ces processus en
effet ne sont pas plus lents que dans le cas des eacutemotions de la vie quotidienne puisqursquoune demi-
seconde suffit (dans lrsquoexpeacuterience effectueacutee) agrave lrsquoauditeur agrave identifier le caractegravere expressif drsquoune
eacutemotion pour une piegravece musicale donneacutee
Les exemples que nous venons de mentionner indiquent clairement que lrsquoexpeacuterimentation
en psychologie neurocognitive portant sur les eacutemotions musicales permet drsquoeacutetablir un certain
nombre de faits certains eacutetant preacutevisibles drsquoautres moins Ajoutons qursquoici la validiteacute des
expeacuteriences meneacutees ndash et plus preacuteciseacutement des protocoles drsquoexpeacuterimentation ndash nrsquoest nullement mise
en doute2 Toutefois cette validiteacute nrsquoest assureacutee que si nous acceptons le cadre theacuteorique sous-
jacent aux dites expeacuteriences Mais devons-nous accepter ce cadre theacuteorique Crsquoest lagrave que la
question drsquoune critique philosophique srsquointerpose
B22 Critique philosophique de la psychologie de la musique
Une telle critique ne vaut toutefois que si elle ne se trompe pas de cible En effet le but de
la neuropsychologie eacutetant essentiellement de nature theacuterapeutique il nrsquoest pas anormal que son
questionnement diffegravere de celui de la philosophie et ce serait par conseacutequent lui faire un mauvais
procegraves drsquointention que de lui reprocher de ne pas mettre au centre de ses preacuteoccupations ce qui de
toute faccedilon nrsquoest pas lrsquoobjet de ses recherches Pour autant la reacuteflexion propre agrave la philosophie de
la musique orienteacutee plus speacutecifiquement sur les aspects estheacutetiques et ontologiques de la question
apporte un eacuteclairage diffeacuterent qui agrave ce titre peut ecirctre utile agrave la psychologie En outre il nous semble
utile de rappeler que cet aspect de la philosophie contemporaine est bien vivace et qursquoil doit en
quelque sorte faire valoir ses droits face aux autres disciplines
Ces preacutecisions poseacutees le constat geacuteneacuteral pourrait se formuler ainsi en certaines
circonstances les expeacuteriences concernant les eacutemotions musicales considegraverent preacutealablement
comme acquis un certain nombre de points qui ne le sont pas aussi les conclusions tireacutees de ces
1 BIGAND 2008 p 136 2 Ce dont de toute maniegravere nous ne serions pas ici agrave mecircme de juger
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
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expeacuteriences ne sont pas toujours aussi eacutevidentes ni acceptables qursquoelles pourraient paraicirctre
Toutefois il ne srsquoagit pas de verser dans une forme drsquoantipsychologisme (tel qursquoil se preacutesente parfois
dans la penseacutee franccedilaise)1 notre critique nrsquoest nullement une hostiliteacute de principe envers la
psychologie expeacuterimentale elle se veut constructive drsquoailleurs il apparait que les objections de
nature philosophique qui peuvent ecirctre formuleacutees sont parfois prises en compte par les
psychologues eux-mecircmes
Lrsquointerrogation philosophique concernant les eacutemotions musicales srsquoest longtemps exprimeacutee
dans le seul cadre de la theacuteorie ou de la critique musicale par exemple agrave travers les observations de
Mattheson puis celle de Hanslick ou Schopenhauer ceci jusqursquoau XXe siegravecle En revanche depuis
quelques deacutecennies un travail drsquoanalyse et de construction theacuteorique srsquoest deacuteveloppeacute notamment
au sein de la philosophie analytique avec les travaux de Peter Kivy Aaron Ridley Roger Scruton
ou Stephen Davies On trouve eacutegalement un aperccedilu de ce renouvellement dans lrsquoouvrage de
Malcolm Budd deacutejagrave mentionneacute (essentiellement sous forme drsquoun bilan tregraves deacutetailleacute des principales
theacuteories philosophiques ayant cours sur la question) ou dans un article de Jerrold Levinson intituleacute
laquo Musique et eacutemotions neacutegatives raquo2
Certaines observations preacutesentes dans ces textes sont eacutegalement prises en compte dans le
cadre de la psychologie expeacuterimentale Ainsi une premiegravere erreur qui pourrait affaiblir la valeur des
eacutetudes effectueacutees consisterait agrave consideacuterer que les eacutemotions musicales sont de mecircme nature que les
eacutemotions de la vie quotidienne alors que comme le note Levinson elles laquo diffegraverent de maniegravere
cruciale et eacutevidente3 raquo La tristesse eacuteprouveacutee en eacutecoutant de la musique nrsquoexige en elle-mecircme aucune
reacuteaction observation que complegravete celle de Bigand laquo la survie drsquoun individu ne deacutepend pas de sa
sensibiliteacute agrave la musique4 raquo De mecircme lrsquoapproche en neuropsychologie est compatible avec un quasi
consensus en philosophie de lrsquoesprit qui associe lrsquoexistence dans toute eacutemotion drsquoune composante
affective et drsquoune composante cognitive
Cependant le cadre theacuteorique visant agrave rendre compte de la nature des eacutemotions en geacuteneacuteral
fait ndash comme nous lrsquoavons plus haut ndash lrsquoobjet drsquoun deacutebat complexe qui est loin drsquoecirctre clos et le
positionnement de la psychologie neurocognitive nrsquoest pas toujours tregraves clair sur ce point par
exemple est-il de type behavioriste Y a-t-il une adheacutesion complegravete ou partielle au physicalisme
1 Et non pas en un sens plus traditionnel employeacute par Popper ou Frege 2 BUDD 1978 LEVINSON 1997 p 77-113 3 LEVINSON 1997 p 98 4 BIGAND 2008 p 133
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(crsquoest-agrave-dire agrave un reacuteductionnisme mateacuterialiste ramenant dans le contexte plus geacuteneacuteral du problegraveme
corpsesprit tous les eacuteveacutenements mentaux ndash y compris les eacutemotions ndash agrave une explication
physiologique) Face aux embuches que preacutesente cette question concernant la nature des
eacutemotions on peut opter non pour une deacutefinition geacuteneacuterale mais plutocirct pour un modegravele valable
dans la plupart des cas (lrsquoeacutemotion comme penseacutee accompagneacutee de plaisir ou de peine ndash pour
reprendre la conception proposeacutee par Aristote) permettant de se dispenser drsquoavoir recours aux
ceacutelegravebres laquo eacutemotions de base raquo dont le nombre et lrsquoidentiteacute srsquoavegraverent toujours fluctuants1
B23 Erreur de la musique consideacutereacutee comme un stimulus
Toutefois agrave la lecture des textes philosophiques nous deacutecouvrons un problegraveme sans doute
plus grave et qui ne semble pas avoir eacuteteacute pris en compte dans le cadre des recherches
expeacuterimentales Ce problegraveme renvoie agrave cette laquo vieille raquo erreur signaleacutee par Hanslick qui fut
caracteacuteristique de la conception de la musique au cours des XVIIe et XVIII
e siegravecles celle que
preacuteciseacutement lrsquoon nomme parfois laquo theacuteorie des affects raquo une erreur dont cette conception ne srsquoest
jamais remise
Crsquoest dans le cadre de cette approche en effet et notamment dans la perspective drsquoeacutetablir
la rheacutetorique musicale que les theacuteoriciens de lrsquoAllemagne baroque avaient dresseacute les diverses figures
(rythmiques meacutelodiques harmoniques) supposeacutees eacuteveiller telle ou telle eacutemotion Or lrsquoerreur
fondamentale dont nous parlons ici procegravede de la conception qui avait cours alors sur les eacutemotions
lrsquoideacutee que ces derniegraveres eacutetaient des entiteacutes individuelles et autonomes dans un tel arriegravere-plan
laquo theacuteorique raquo on concevait alors la musique selon la conception expressiviste crsquoest-agrave-dire comme
une sorte de veacutehicule susceptible de transmettre telle ou telle eacutemotion telle ou telle succession
drsquoeacutemotions Crsquoest cette conception (que certains ont eacutegalement pu nommer laquo modegravele de la
casserole2 raquo) dont la pertinence a eacuteteacute battue en bregraveche degraves le XIXe siegravecle par Hanslick reacutesumant sa
penseacutee sur cette question en indiquant que laquo le champagne musical nait avec la bouteille raquo
Lrsquoouvrage de M Budd revient longuement et de diverses maniegraveres sur cette erreur Tout
drsquoabord agrave travers un chapitre consacreacute agrave Hanslick Puis en eacutelargissant la focale sur lrsquoerreur telle que
nous lrsquoavons mentionneacutee de maniegravere plus geacuteneacuterale en effet il est trompeur de consideacuterer dans
lrsquoexpeacuterience eacutemotionnelle que nous faisons de la musique qursquoil existe drsquoune part lrsquoexpeacuterience de la
1 Pour les Stoiumlciens plaisir deacuteplaisir appeacutetit peur pour Hobbes appeacutetit deacutesir amour aversion haine joie chagrin pour Descartes admiration-surprise amour haine deacutesir joie tristesse pour Ekman surprise peur colegravere deacutegoucirct tristesse joie (Voir DEONNA TERRONI 2008 p 28-29) 2 Voir BOUCOURECHLIEV 1993 p 11
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musique elle-mecircme et drsquoautre part celle drsquoeacutemotions que lrsquoon eacuteprouve et de ceacuteder ainsi agrave laquo lrsquoheacutereacutesie
de lrsquoexpeacuterience seacuteparable raquo1
Cette remarque est directement lieacutee agrave une autre critique heacuteriteacutee du formalisme hanslickien
puis prolongeacutee par Wittgenstein ou S Langer2 la musique ne saurait ecirctre consideacutereacutee comme un
simple stimulus sa valeur doit aussi ndash et surtout ndash ecirctre jugeacutee pour ce qursquoelle est elle-mecircme
Wittgenstein fait en effet la remarque suivante
On a parfois dit que ce que la musique nous transmet ce sont des sentiments drsquoalleacutegresse de
meacutelancolie de triomphe etc etc et ce qui nous reacutepugne dans cette explication crsquoest qursquoelle semble
dire que la musique est un instrument qui vise agrave produire en nous une succession de sentiments Et on
pourrait en conclure que nrsquoimporte quel autre moyen de produire de tels sentiments ferait pour nous
lrsquoaffaire agrave la place de la musique ndash Agrave une telle explication nous sommes tenteacutes de reacutepondre laquo Ce que la
musique nous transmet crsquoest elle-mecircme raquo3
Les theacuteories expressivistes de maniegravere geacuteneacuterale (et non seulement celles associant
lrsquoexpression et la transmission de lrsquoeacutemotion) sont typiquement susceptibles de tomber sous le coup
de lrsquoheacutereacutesie de lrsquoexpeacuterience seacuteparable Agrave bien des eacutegards de mecircme elles ramegravenent les eacuteveacutenements
musicaux agrave de simples stimuli Or dans le cadre de lrsquoexpeacuterimentation en psychologie musicale les
piegraveces de musiques sont consideacutereacutees et employeacutees tregraves preacuteciseacutement en tant que stimuli La question
qui doit ecirctre poseacutee alors est la suivante lrsquoexpeacuterimentation en psychologie musicale telle qursquoelle
nous est preacutesenteacutee nrsquoadhegravere-t-elle pas de fait agrave un modegravele de theacuteorie expressiviste Si ce nrsquoest pas
le cas en quoi srsquoen diffeacuterencie-t-elle Si crsquoest bien le cas comment reacutepondra-t-elle agrave la critique
formuleacutee par Budd
B24 Musique et eacutemotions neacutegatives
Mentionnons enfin un point qui srsquoil ne fait pas lrsquoobjet drsquoune objection directe de la part de
lrsquoexamen philosophique ndash comme il en va preacuteceacutedemment ndash pourrait srsquoaveacuterer nous semble-t-il le
plus gecircnant pour la pertinence de certains travaux expeacuterimentaux Nous avons fait eacutetat
preacuteceacutedemment drsquoune eacutetude effectueacutee avec lrsquoIRCAM et qui analysait les reacuteactions eacutemotionnelles
selon trois paramegravetres Or Bigand ajoute au sujet de la valence eacutemotionnelle (un des trois
paramegravetres) la preacutecision suivante
1 BUDD 1978 Chap VII sect5 Voir plus haut la section A22 laquo La musique comme langage des affect raquo Voir aussi LEVINSON 1997 p 92 2 LANGER 1951 La position de Langer srsquooppose agrave celle deacutefendue par Deryck Cooke dans The Langage of Music (London 1959) 3 WITTGENSTEIN 1996 p 273 Dans le mecircme ordre drsquoideacutee Wittgenstein note laquo Si je trouve un menuet admirable je ne peux pas dire Prenez-en un autre Il fait le mecircme effet Qursquoentendez-vous par lagrave Ce nrsquoest pas le mecircme raquo WITTGENSTEIN 1992 p 75
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Cet axe ne retrace pas le caractegravere agreacuteable ndash lrsquoagreacuteabiliteacute ndash geacuteneacuteralement rapporteacute dans les
eacutetudes sur les eacutemotions En effet lrsquoune des speacutecificiteacutes de la musique est de pouvoir ecirctre jugeacutee plaisante
mecircme si lrsquoeacutemotion induite est triste crsquoest-agrave-dire mecircme si elle a une valence neacutegative1
Nous nrsquoavons pas lieu de juger de la valeur des raisons ayant conduit agrave un tel choix (elles
peuvent tregraves bien se justifier drsquoun point de vue meacutethodologique) en outre nous pouvons noter
que lrsquoauteur a bien pris acte drsquoun trait essentiel de la musique celui concernant les eacutemotions
neacutegatives En revanche la question se pose de savoir si une telle omission quand bien mecircme elle
serait assumeacutee nrsquoaurait pas des conseacutequences neacutefastes quant agrave lrsquointerpreacutetation que lrsquoon pourrait
donner des reacutesultats obtenus
Cette question des eacutemotions neacutegatives en musique et plus geacuteneacuteralement dans le domaine
artistique a eacuteteacute abordeacutee depuis longtemps Elle est deacutejagrave preacutesente chez Aristote (avec la question de
la trageacutedie et de la catharsis) elle se manifeste aussi par exemple dans lrsquoestheacutetique du Sublime qui
srsquoest deacuteveloppeacutee au XVIIIe siegravecle Le paradoxe drsquoun plaisir eacuteprouveacute agrave lrsquoeacutecoute drsquoune musique eacuteveillant
des eacutemotions deacuteplaisantes a eacuteteacute speacutecifiquement traiteacute par Levinson qui au terme de son article
eacutenumegravere huit laquo reacutecompenses raquo susceptibles drsquoen rendre compte2 Au nombre de ces derniegraveres
figurent par exemple (a) la capaciteacute pour lrsquoauditeur de deacuteguster de savourer en connaisseur des
eacutemotions deacutetacheacutees de leur contexte et consideacutereacutees en elles-mecircmes (b) la compreacutehension de telles
eacutemotions (disposer drsquoune connaissance par le biais de lrsquointrospection) (c) une communion
imaginaire avec le compositeur de lrsquoœuvre (d) la possibiliteacute drsquoappreacutehender lrsquoexpression des
eacutemotions En consideacuterant ces exemples nous remarquons qursquoils pourraient donner lieu agrave chaque
fois agrave des seacuteries drsquoexpeacuterimentations diffeacuterentes Drsquoun autre cocircteacute on peut se demander si ce ne serait
pas une seule et mecircme approche de lrsquoeacutemotion musicale qui est adopteacutee dans les expeacuteriences
reacutealiseacutees agrave savoir celle de lrsquoappreacutehension de lrsquoexpression de lrsquoeacutemotion Or manifestement cela ne
saurait constituer qursquoune facette du problegraveme traiteacute3
Pour conclure sur la question de la psychologie de la musique rappelons que nous ne visons
nullement une critique de principe envers la psychologie expeacuterimentale en musique (et plus
1 BIGAND 2008 p 136 2 LEVINSON 1997 p 99-106 3 De mecircme Levinson mentionne quelles conditions sont neacutecessaires agrave une forte reacuteponse eacutemotionnelle lrsquoappartenance du passage musical agrave un style familier de lrsquoauditeur une attention focaliseacutee sur la musique le fait de srsquoautoriser agrave ecirctre eacutemu (op cit pp 93-95) Certes certaines conditions posent des difficulteacutes (comment par exemple savoir si le sujet de lrsquoexpeacuterience laquo srsquoautorise raquo ou non agrave ecirctre eacutemu ) Pour autant il est clair que ce genre drsquoobservation ne saurait ecirctre tenu pour neacutegligeable pour les expeacuteriences en psychologie de la musique afin de pouvoir tirer des conclusions suffisamment solides sur la question Preacutecisons cependant que certaines expeacuteriences partagent certaines des affirmations faites par Levinson ainsi par exemple Grewe Kopiez et Altenmuumlller deacutecrive le deacuteroulement drsquoune expeacuterience meneacutee en preacutecisant laquo Nous avons essayeacute de garantir que les participants se concentrent sur la musique leurs propres sentiments et la tacircche drsquoobservation raquo (GREWE KOPIEZ ALTENMUumlLLER 2010 p55)
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preacuteciseacutement envers lrsquoapproche neurocognitive) mais souhaitons faire eacutetat de certains manques qui
semblent gecircnants dans le cadre theacuteorique ou philosophique de lrsquoexpeacuterimentation Ces manques
nrsquoinvalident pas les conclusions preacutesenteacutees en ce qui concerne les preacuteoccupations propres agrave la
neuropsychologie (la viseacutee de cette discipline ne concernant pas initialement une interrogation de
type ontologique sur les eacutemotions musicales mais bien souvent des applications pratiques ndash
notamment meacutedicales)1 Pour autant il nous semble que les remarques de caractegravere philosophique
que nous avons indiqueacutees devraient ecirctre prises en compte dans lrsquointeacuterecirct mecircme de futures eacutetudes
expeacuterimentales
B3 LA MUSIQUE ET LA THEacuteORIE DE LrsquoINFORMATION
Lrsquoeacutetablissement drsquoun pont entre psychologie et musique peut srsquoeffectuer agrave partir de
protocoles scientifiques mais les lacunes conceptuelles que reacutevegravele parfois la psychologie
expeacuterimentale invite agrave envisager aussi ce que peut ecirctre une meacutethode en quelque sorte inverse celle
consistant agrave partir de la theacuteorie musicale et agrave chercher agrave quels modegraveles psychologique ou
physiologiques pourraient reacutepondre les pheacutenomegravenes musicaux tels que la theacuteorie les preacutesente
(reacutesolution drsquoune dissonance notes fonctionnelles etc)
Crsquoest agrave une deacutemarche de ce genre que lrsquoon peut identifier lrsquoœuvre de Leonard B Meyer2
qui a voulu examiner en deacutetail comment certaines expeacuteriences affectives pouvaient ecirctre provoqueacutees
par la musique Comme nous lrsquoavons vu plus haut la possibiliteacute drsquoune communication musicale est
conditionneacutee selon Budd par un impeacuteratif eacuteviter lrsquoheacutereacutesie de lrsquoexpeacuterience seacuteparable Cette
communication suppose eacutegalement qursquoil y ait compreacutehension musicale partageacutee par le compositeur
et par lrsquoauditeur
Selon Meyer il existe deux sortes de signification musicale absolue (intra-musicale) ou
reacutefeacuterentielle laquelle concerne la relation de lrsquoœuvre musicale avec des pheacutenomegravenes extra-
musicaux Meyer entend concilier deux conceptions qui semblent opposeacutees le formalisme et ce
qursquoil nomme laquo expressionisme absolu raquo la premiegravere conception se basant sur une signification
absolue intellectuelle et la seconde sur une signification absolue eacutemotionnelle Il propose donc agrave
cette fin une theacuteorie geacuteneacuterale de la nature de lrsquoeacutemotion Sa thegravese est que laquo Lrsquoeacutemotion ou lrsquoaffect est
1 laquo La neuropsychologie est avant tout une discipline clinique Elle a alors un premier but celui de comprendre le deacuteficit drsquoun patient dans sa globaliteacute (SIEROFF 2003 p 311) 2 MEYER Leonard B Emotion and Meaning in Music 1956 Music the Arts and Ideas 1967
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eacuteveilleacute quand une tendance agrave reacutepondre est arrecircteacutee ou inhibeacutee raquo (mais lrsquoinhibition nrsquoest fait
remarquer Budd ni une condition neacutecessaire ni une condition suffisante)1
Le caractegravere plaisant drsquoune expeacuterience eacutemotionnelle deacutepend selon Meyer
de la croyance (ou de la non-croyance) dans la reacutesolution de la tendance inhibeacutee
Selon M Budd La thegravese de Meyer sur la nature de lrsquoeacutemotion est incorrecte mais son
interpreacutetation de laquo la maniegravere par laquelle la structure musicale peut geacuteneacuterer de lrsquoeacutemotion par une
reacuteponse estheacutetique agrave la musique raquo conserve son inteacuterecirct Comment Meyer deacutefinit lrsquoeacuteveil musical de
lrsquoeacutemotion chez un auditeur comprenant la signification absolue Au sein drsquoun style donneacute certaines
suites sont plus probables que drsquoautres si une attente provoqueacutee par un stimulus (musical)
demeure inconsciente la tension est eacuteprouveacutee comme un affect Au sein drsquoun style de musique
donneacute les mecircmes processus conduiront selon le genre drsquoauditeur concerneacute agrave des attitudes
diffeacuterentes
Lrsquoinhibition drsquoune tendance agrave reacutepondre ou au niveau conscient la frustration de lrsquoattente est
la base de la reacuteponse affective et de la reacuteponse estheacutetique intellectuelle agrave la musique () Alors que le
musicien confirmeacute attend consciemment la reacutesolution attendue drsquoun accord de septiegraveme de dominante
le musicien non confirmeacute mais exerceacute ressentira le retard comme un affect2
Afin de caracteacuteriser les expeacuteriences susceptibles drsquoecirctre communiqueacutees par la musique
Meyer srsquoappuie sur la theacuteorie de lrsquoinformation3 Il se base sur les concepts techniques de laquo message raquo
laquo information raquo laquo bruits raquo ou laquo redondance raquo Pour reacutesumer la thegravese de Meyer il y a signification
musicale lorsque quelque chose advient de moins probable que ce qui eacutetait attendu en drsquoautres
termes la musique est aussi significative qursquoelle est informative elle contient par ailleurs des
redondances consideacuterables
Meyer entend expliquer au moyen de sa thegravese sur la signification musicale la diffeacuterence
essentielle entre musiques raffineacutee et primitive elle tient agrave la rapiditeacute de la satisfaction drsquoune
inclination On remarquera toutefois que certaines œuvres musicales syntaxiquement simples sont
tregraves eacutemouvantes et peuvent donc avoir une grande valeur musicale
M Budd formule une objection qui pourrait se reacuteveacuteler insurmontable pour la theacuteorie de
Meyer drsquoapregraves cette derniegravere en effet la porteacutee musicale drsquoune œuvre devrait deacutecroitre agrave mesure
que lrsquoauditeur en devient plus familier or il semble bien qursquoil nrsquoen va pas ainsi Agrave cela la theacuteorie
de Meyer preacutesente cependant plusieurs reacutefutations le rocircle de lrsquooubli de la modification perpeacutetuelle
1 MEYER LB 1961 p 14 31 2 MEYER LB 1961 p 43 40 3 Essentiellement sur les travaux de Warren Weaver coauteur avec Claude Shannon de The Mathematical Theory of Communication 1949
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de lrsquoexpeacuterience musicale passeacutee la varieacuteteacute des exeacutecutions un oubli deacutelibeacutereacute par lrsquoauditeur de ce
qursquoil sait de lrsquoœuvre Ainsi en deacutepit de ses failles on peut consideacuterer que la theacuteorie de Meyer
demeure stimulante1 [Voir BUDD 1978 Chap VIII sect 13]
Drsquoune maniegravere plus geacuteneacuterale il apparaicirct que les pistes exploreacutees faisant intervenir la
recherche scientifique en psychologie ne manquent ni de valeur ni drsquointeacuterecirct Neacuteanmoins leurs
limites sont eacutegalement aveacutereacutees Crsquoest donc lrsquoideacutee mecircme drsquoune conception des eacutemotions musicales
envisageacutee sous lrsquoangle drsquoune simple relation de cause agrave effet qui doit ecirctre reacuteexamineacutee
C SPEacuteCIFICITEacute DES EacuteMOTIONS MUSICALES
Jusqursquoagrave preacutesent nous avons envisageacute diverses maniegraveres de penser lrsquoarticulation des
eacutemotions et de la musique Les conceptions peuvent parfois apparaicirctre comme opposeacutees ou tout
au moins inconciliables Nous pouvons ainsi constater qursquoil existe tout un panel de possibiliteacutes
concernant la relation entre eacutemotions et musique Toutefois ces conceptions consistent drsquoune
maniegravere ou drsquoune autre agrave consideacuterer drsquoune part un pheacutenomegravene actif (une eacutemotion) et drsquoautre part
la musique En effet mecircme si lrsquoon oppose agrave une thegravese expressiviste le formalisme tel qursquoexposeacute par
Hanslick par exemple en deacutepit de lrsquoopposition concernant le fait que lrsquoeacutemotion soit effectivement
(ou non) transmise par la musique ce sont deux objets distincts qui sont consideacutereacutes dans les deux
cas
Mais il y existe une autre maniegravere drsquoentendre ce que lrsquoon nomme une laquo eacutemotion musicale raquo
celle consistant agrave srsquointerroger sur des eacutemotions qui nrsquoexisteraient pas autrement qursquoen lien avec la
musique voire sur la possibiliteacute que toute laquo eacutemotion musicale raquo soit de ce genre Il convient donc
de srsquointerroger sur le cas drsquoeacutemotions speacutecifiquement musicales
C1 IDEacuteE DrsquoUN EacuteTAT EacuteMOTIONNEL UNIQUE
Une premiegravere maniegravere de rendre compte drsquoune telle speacutecificiteacute est drsquoenvisager que
nrsquoexisterait qursquoune et une seule eacutemotion proprement musicale On peut penser par exemple agrave un
eacutetat associeacute agrave la contemplation estheacutetique ou au plaisir intellectuel que lrsquoon prend agrave laquo comprendre raquo
1 Voir BUDD 1978 Chap VIII sect 13
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
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la musique (agrave en identifier tel thegraveme ou certaines variations subtiles par exemple) Cette ideacutee drsquoune
eacutemotion musicale unique peut ecirctre envisager de diverses maniegraveres
C11 Les eacutemotions et lrsquoeacutemotion musicale
Afin drsquoeacuteviter lrsquoeacutecueil de lrsquoheacutereacutesie de lrsquoexpeacuterience seacuteparable une option consiste agrave prendre
lrsquoexpression laquo eacutemotion musicale raquo au pied de la lettre crsquoest-agrave-dire agrave envisager qursquoune eacutemotion
musicale est effectivement une eacutemotion en tant que telle et aucunement la laquo transmission raquo drsquoune
eacutemotion extra-musicale Une telle conception se manifeste parfois chez certains compositeurs
Ainsi la musique provoquerait pour Debussy un eacutetat drsquoeacutemotion qui lui est speacutecifique1
On connait eacutegalement lrsquoideacutee que se fait Stravinsky de lrsquoart musical ou tout au moins cette
ceacutelegravebre et si radicale formule qui ferait presque passer Hanslick pour un partisan de lrsquoestheacutetique du
sentiment
Je considegravere la musique par son essence impuissante agrave exprimer quoi que ce soit un
sentiment une attitude un eacutetat psychologique un pheacutenomegravene de la nature etc2
Preacutecisons toutefois que ce jugement srsquoinscrit dans une conception bien particuliegravere (pour
ne pas dire une meacutetaphysique) agrave laquelle adheacuterait Strasvinsky une conception assez peu connue et
que Souvtchninsky a qualifieacute de laquo rationalisme mystique raquo3 Le travail du compositeur consiste agrave
eacutetablir un ordre lequel produira une eacutemotion particuliegravere lagrave aussi4
Ainsi nous pourrions donner agrave lrsquoideacutee drsquoeacutemotion musicale le sens drsquoune eacutemotion unique
Encore faudrait-il preacuteciser en quoi consiste cette eacutemotion unique On trouvait deacutejagrave en effet dans
la Gregravece homeacuterique la notion de terpsis qualifiant une joie franche et partageacutee On peut aussi
envisager ce genre drsquoeacutemotion ou de plaisir bien speacutecifique que lrsquoon pourrait qualifier de
contemplation estheacutetique Une telle notion preacutesente dans les eacutecrits de Boris de Schloezer5 est
largement exposeacutee par Edmund Gurney
1 laquo Cette supposition est tireacutee drsquoune remarque de Monsieur Croche pour qui laquo La musique est un total de forces eacuteparses On en fait une chanson speacuteculative raquo (DEBUSSY 1987 p 52) Aussi drsquoapregraves R Muller et F Fabre la conception de Debussy est que laquo Le but nrsquoest pas que lrsquoauditeur saisisse des structures ou deacutechiffre des messages () mais qursquoil atteigne cet eacutetat de recircve et drsquoeacutemotion qursquoon ne trouve qursquoen musique le total drsquoeacutemotion reacutepondant au total des forces le total drsquoeacutemotions que peut donner une mise en place harmonique est introuvable en quelque art que ce soit raquo (MULLER FABRE 2013 p 50) 2 STRASVINSKY Igor Chroniques de ma vie 1935 reacuteeacuted Paris Denoeumll 1971 p 63 3 Ce systegraveme laquo dont lrsquoideacutee fondamentale consiste dans le projet de reconstitution psycho-physiologique des pegraveres et des ancecirctres est baseacute sur une theacuteologie agrave la fois eschatologique et eacutethique et sur une conception pragmatique de lrsquoorganisation de la vie humaine raquo SOUVTCHINSKY 2004 p 196 4 MULLER FABRE 2013 p 51 5 Muller et Fabre notent que pour B de Schloezer laquo Si les eacuteleacutements affectifs se voient reacutehabiliteacutes ce nrsquoest pas comme drsquoordinaires eacutetats drsquoacircme (du compositeur de lrsquointerpregravete de lrsquoauditeur) mais comme effets sur la sensibiliteacute et dans le temps drsquoun travail de saisie intellectuelle des formes et structures raquo MULLER FABRE 2013 p 54
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C12 Le laquo mouvement ideacuteal raquo
Contrairement agrave Hanslick Gurney1 ne nie pas lrsquoexistence des eacutemotions musicales au
contraire il existe selon lui une eacutemotion agreacuteable et qui est speacutecifiquement musicale2
Nous reacuteagissons agrave la musique et plus preacuteciseacutement aux formes meacutelodiques (lesquelles
constituent les uniteacutes cardinales de la musique) sans pouvoir nous reacutefeacuterer agrave des formes similaires
provenant du monde naturel Il existerait donc une nature tout agrave fait propre agrave la forme musicale
la faculteacute musicale unique relegraveve drsquoun processus de perception de la forme musicale dans son
eacutevolution dans la succession de ses moments Gurney nomme ce processus laquo mouvement ideacuteal raquo
La musique produit donc un effet une impression dans la mesure non pas ougrave elle exprime une
eacutemotion (extra-musicale) mais du fait qursquoelle produit lrsquoeacutemotion qui lui est speacutecifique et qui reacutesulte
de lrsquoappreacuteciation de la beauteacute musicale cette eacutemotion est donc inconnue en dehors de la musique
Gurney envisagea une explication agrave cette eacutemotion speacutecifiquement musicale une
explication puiseacutee dans la theacuteorie de Darwin3 qui suggeacuterait que laquo le pouvoir de produire des sons
musicaux fut employeacute au niveau du deacuteveloppement preacute-humain agrave des fins sexuelles raquo4
La theacuteorie de Gurney se compose ainsi de deux thegraveses principales (a) il existe une espegravece
drsquoeacutemotion propre agrave la musique (b) dont la source est lrsquoexcitation sexuelle primitive Mais ces deux
thegraveses posent problegraveme
Concernant la source laquo preacute-humaine raquo de lrsquoeacutemotion musicale ce qui est commun agrave
lrsquoeacutemotion musicale que nous connaissons aujourdrsquohui et agrave son origine lointaine ne consiste pas en
telle ou telle forme meacutelodique mais dans le sens de ce laquo mouvement ideacuteal raquo toujours susceptible
de nous mettre en contact avec la source eacutemotionnelle primitive Ne pouvant toutefois rendre
compte de la possibiliteacute drsquoun tel contact Gurney finit par exclure cette thegravese
Contre lrsquoautre thegravese qui affirme lrsquoexistence drsquoune eacutemotion musicale speacutecifique plusieurs
critiques peuvent ecirctre formuleacutees comme le fait que lrsquouniciteacute de cette eacutemotion unique ne rend pas
compte de la varieacuteteacute des reacuteponses eacutemotionnelles ou le fait que lrsquoon puisse prendre du plaisir sans
eacuteprouver drsquoeacutemotion
Pour Gurney attribuer une qualiteacute eacutemotionnelle agrave la musique signifie que la musique
provoque lrsquoeacutemotion non qursquoelle lrsquoexprime
1 GURNEY Edmund The Power of Sound 1880 2 laquo Gurney croyait qursquoil existe une espegravece particuliegravere drsquoeacutemotion agreacuteable que nous eacuteprouvons quand et seulement quand () une forme meacutelodique et eacuteprouveacutee comme belle raquo BUDD 1978 chap IV sect 2 2015 p 107 3 DARWIN The Descent of Man 1874 4 BUDD 1978 IV sect6 2015 p 112 Voir plus haut A21 laquo Le rocircle de la voix raquo
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
228
Il nrsquoest pas neacutecessaire que le sentiment qui reacuteside en nous soit le mecircme que la qualiteacute attribueacutee
agrave la musique le sentiment speacutecial correspondant agrave la musique meacutelancolique est la meacutelancolie mais le
sentiment speacutecial correspondant agrave la musique capricieuse ou humoristique nrsquoest pas le caractegravere
capricieux ou humoristique mais la surprise ou lrsquoamusement1
Gurney oppose en outre une seacuterie drsquoarguments contre lrsquoideacutee selon laquelle la musique
consisterait agrave exprimer clairement telle ou telle eacutemotion (la musique eacutetant consideacutereacutee comme laquo art
de lrsquoexpression deacutefinissable raquo) la belle musique nrsquoexprime tregraves souvent aucune eacutemotion
deacutefinissable raquo certains traits associeacutes agrave lrsquoexpression drsquoune eacutemotion peuvent ecirctre preacutesents sans que
la musique produise drsquoeffet lrsquoexpression que revecirct la musique peut varier selon les personnes
C2 EXPRESSION OU EacuteVEIL DES EacuteMOTIONS PAR LA MUSIQUE
Le problegraveme de la relation entre expression drsquoune eacutemotion par la musique et deacuteclenchement
de cette mecircme eacutemotion chez lrsquoauditeur consiste agrave savoir srsquoil est vrai que le fait mecircme drsquoexprimer
(de traduire de laquo repreacutesenter raquo) une eacutemotion donneacutee aura bien pour effet de faire eacuteprouver cette
mecircme eacutemotion Il ne se posera toutefois pas dans les mecircmes termes selon la maniegravere dont est
conccedilue la musique Si elle est mise au service drsquoun discours qui lui est exteacuterieur comme le texte
drsquoune cantate par exemple il se pourrait que le problegraveme se dissipe pour ainsi dire de lui-mecircme
pour diverses raisons la charge eacutemotionnelle peut ecirctre porteacutee avant tout par le discours verbal et
la musique nrsquointerviendrait que comme une sorte de compleacutement drsquoinformation on peut juger que
les effets reconnus agrave la musique (notamment dynamiques comme sa capaciteacute agrave apaiser ou agrave creacuteer
une tension) suffiront agrave fournir un contexte en lien avec lrsquoaffect propre au texte la repreacutesentation
directe (usage drsquoune musique imitative) peut ecirctre rechercheacutee pour elle-mecircme
Si en revanche crsquoest la musique qui est conccedilue comme eacutetant le discours le problegraveme se
pose car lrsquoexpression musicale drsquoun affect pourrait eacutechouer ndash ne pas donner lieu chez lrsquoauditeur agrave
la reacuteponse eacutemotionnelle semblable agrave lrsquoaffect exprimeacute
C21 Ethos et pathos musical selon Nietzsche
1 BUDD 1978 IV sect10 2015 p 121 GURNEY 1880 p 131 n
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
229
Nietzsche avait perccedilu lrsquoenjeu traversant la musique de son temps et sa capaciteacute agrave ecirctre agrave la
hauteur du statut de laquo langage des eacutemotions raquo qui lui eacutetait souvent accordeacute Et crsquoest avec des notions
emprunteacutees agrave la rheacutetorique qursquoil a poseacute le problegraveme
Avant Wagner la musique avait dans lrsquoensemble drsquoeacutetroites limites elle se rapportait aux eacutetats
durables de lrsquorsquohomme agrave ce que les Grecs appellent lrsquoethos et nrsquoavait commenceacute qursquoavec Beethoven agrave
deacutecouvrir la langue du pathos du vouloir passionneacute des drames qui se deacuteroulent agrave lrsquointeacuterieur de lrsquohomme
Auparavant telle humeur tel eacutetat drsquoacircme reacutesolu ou serein recueilli ou repentant devaient se reacuteveacuteler par
des sons telle frappante monotonie de la forme dont la dureacutee se prolongeait avait pour but drsquoamener
lrsquoauditeur agrave telle interpreacutetation et agrave le transposer finalement dans la mecircme humeur1
Nietzsche qui souscrit agrave lrsquoideacutee drsquoun langage originaire deacutejagrave formuleacutee par Rousseau et
deacutefendue par les poegravetes romantiques allemands2 et qui avait repris agrave son compte la meacutetaphysique
de Schopenhauer emploie le couple ethospathos afin de mettre en eacutevidence une confusion agrave laquelle
se trouve confronteacutee la musique laquo absolue raquo instrumentale crsquoest-agrave-dire celle qui ne peut compter
que sur ses propres ressources Cette confusion repose sur une distinction entre drsquoune part un ethos
musical (celui accordeacute aux modes par exemple ou agrave aux rythmes de danse chez Mattheson) qui
renvoie selon notre vocabulaire actuel agrave une disposition eacutemotionnelle et drsquoautre part un pathos
musical de nature eacutequivoque car on ne sait srsquoil doit ecirctre identifieacute aux anciennes figures de
rheacutetorique musicales (comme la pathopoeia) ou agrave une compreacutehension plus profonde du mouvement
propre agrave la passion Or dans le cas drsquoune musique pure crsquoest cette derniegravere acception du pathos
musical qui doit ecirctre retenue
Nietzsche explique que jusqursquoagrave Beethoven et Wagner la musique repreacutesente un ethos crsquoest-agrave-
dire un eacutetat drsquoacircme (Stimmung) et non pas un pathos crsquoest-agrave-dire une passion La repreacutesentation de lrsquoethos
est celle drsquoun eacutetat drsquoacircme fixe statique et figeacute alors que la repreacutesentation du pathos est la repreacutesentation
du mouvement continu au sein duquel cet eacutetat drsquoacircme se deacuteploie Ce qui drsquoailleurs caracteacuterise la musique
de Beethoven ajoute Nietzsche crsquoest qursquoil cherche agrave peindre le pathos au moyen de lrsquoethos Autrement
dit il ne deacutecrit pas le mouvement par lequel la passion passe par divers eacutetats ou moments drsquoune maniegravere
continue mais il isole dans ce cours continu diffeacuterents eacutetat statiques qursquoil conserve agrave titre drsquoimages fixes
en les sortant du mouvement dans lesquelles elles sont prises3
1 Nietzsche Wagner agrave Bayreuth sect 9 in NIETZSCHE 1990 p 151-152 2 laquo Nietzsche oppose agrave notre langage ordinaire reacutesultat solidifieacute drsquoun processus de constitution le langage originaire de lrsquohumaniteacute dont notre langage ordinaire conserve encore quelque chose () Si le mot agrave lrsquoorigine peut renvoyer agrave quelque chose crsquoest preacuteciseacutement parce que le support sonore conserve quelque chose de ce agrave quoi il reacutefegravere En ce sens ce langage nrsquoest pas conceptuel mais musical raquo DUFOUR 2005a p 84 3 DUFOUR 2005a p 85
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
230
Le reproche adresseacute par Nietzsche agrave Beethoven correspond mutatis mutandis agrave celui que
lrsquoon pourrait adresser abusivement agrave la rheacutetorique musicale ndash reacuteduire le mouvement drsquoune passion
agrave une figure musicale conventionnelle (agrave un mouvement abreacutegeacute en quelque sorte)1 ndash degraves lors que
lrsquoon oublierait que la figure de rheacutetorique musicale fonctionne en compleacutementariteacute du texte verbal
En revanche si lrsquoon conccediloit la musique comme un art autonome la repreacutesentation drsquoun affect par
le recours agrave une simple figure conventionnelle risque drsquoecirctre insuffisant
C22 Une seacutemantique musicale
En effet affirmer que drsquoune maniegravere geacuteneacuterale lrsquoexpression drsquoun affect par le musicien
(compositeur ou interpregravete) deacuteclencherait ce mecircme affect chez le public est abusif Comme nous
avons pu le voir que ce soit chez les Grecs ou Moyen-acircge et mecircme dans la penseacutee de la musica
poetica les effets ou pouvoirs de la musique sont envisageacutes comme des faculteacutes propres agrave la
musique non le reacutesultat de lrsquoexpression drsquoun affect
Il est neacutecessaire de savoir en quel sens on entend lrsquoexpression de laquo langage raquo pouvant ecirctre
employeacute pour la musique cette question faisant alors apparaicirctre la difficulteacute qursquoil y a de maniegravere
geacuteneacuterale agrave savoir ce que lrsquoon deacutesigne par langage Si lrsquoon envisage qursquoil srsquoagit plus que drsquoune
meacutetaphore il faudrait alors savoir jusqursquoougrave lrsquoon peut pousser la comparaison2 Par exemple si lrsquoon
affirme que la musique est un veacuteritable langage tout comme lrsquoest le langage naturel on devrait en
principe ecirctre en mesure drsquoopeacuterer des traductions effectuer des versions ougrave lrsquoon laquo traduirait raquo la
Symphonie pastorale ou une autre œuvre en langue franccedilaise3 ainsi que des thegravemes en pouvant
traduire musicalement non seulement un poegraveme mais le mode drsquoemploi drsquoun appareil meacutenager4
Le problegraveme est donc de savoir si la musique possegravede effectivement des eacuteleacutements comme
une syntaxe un vocabulaire une composante seacutemantique etc Dufour admet que lrsquoon pourrait
attribuer agrave la musique les premiegraveres caracteacuteristiques
1 On remarquera en effet si lrsquoon pousse agrave son terme lrsquoobservation de Nietzsche qursquoil convient de remplacer la repreacutesentation musicale drsquoun mouvement par le mouvement propre agrave la musique de choisir la laquo preacutesentation raquo drsquoun mouvement et non de sa laquo re-preacutesentation raquo (Pour reprendre la distinction classique entre Darstellung et Vorstellung) 2 laquo Au sens large du mot langage il est incontestable que la musique est un langage crsquoest-agrave-dire un systegraveme de signes (intervalles plutocirct que notes) avec des regravegles drsquoemploi Mais on ne peut nullement en conclure que la musique soit une langue au mecircme titre que les langues naturelles ou que la langue des signes () drsquoun autre cocircteacute un texte musical ne peut jamais ecirctre traduit en un autre systegraveme de signes on traduit un texte de Cervantegraves drsquoespagnol en franccedilais on traduit pour les sourds un exposeacute oral en langue des signes on ne traduit pas une partition Lrsquoimpossibiliteacute de traduire interdit au langage musical drsquoecirctre appeleacute une langue au sens des langues humaines La possibiliteacute du narratif musical est donc deacutejagrave bien compromise raquo SEVE 2002 p266-267 3 laquo Eacutelegraveve un Tel voulez-vous me traduire en franccedilais le 1er Mouvement du dernier Quatuor de Schubert Vous savez que je ne veux pas drsquoanalyse musicale ni de biographie ni de psychanalyse ni de bavardage poeacutetique Non je veux une vraie une bonne traduction En franccedilais En franccedilais correct raquo TARDIEU Jean Obscuriteacute du jour Genegraveve Skira 1974 Citeacute par DUFOUR 2005 p 13 4 Crsquoest un cas de ce genre qui est proposeacute par Hergeacute lorsque dans Les cigares du pharaon Tintin sculpte une trompe avec laquelle il communique agrave des eacuteleacutephants Tintin fournit drsquoailleurs un premier cours laquo Ce nrsquoest pas si compliqueacute drsquoailleurs lrsquoeacuteleacutephant Sol la si do signifie oui Do si la sol non Agrave boire srsquoexprime par sol sol fa fa Eacutevidemment le plus difficile crsquoest drsquoattraper lrsquoaccent raquo
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
231
Le vocabulaire ce sont les notes et la syntaxe ce sont les lois qui reacutegissent les rapports entre
les sons et qui permettent donc de les assembler ndash en somme les traiteacutes drsquoharmonie pour ce qui est de
la musique tonale lesquels enseignent non pas ce qui est laquo beau raquo mais ce qui est laquo correct raquo par
opposition avec ce qui est laquo erroneacute raquo1
Il reste que cette deacutenomination des regravegles musicales sous le terme de laquo syntaxe raquo ne vaut lagrave
aussi que si lrsquoon accorde un sens restreint agrave ce mot on peut par prudence parler plutocirct drsquoune
laquo quasi-syntaxe raquo crsquoest-agrave-dire drsquoun ensemble de regravegles moins contraignant qursquoune syntaxe dans le
langage verbal2 Il nrsquoest pas assureacute non plus que lrsquoexpression de laquo vocabulaire musical raquo ait plus de
valeur qursquoun usage simplement meacutetaphorique
Evidemment si la musique nrsquoest pas un veacuteritable langage elle ne possegravede pas un veacuteritable
vocabulaire Et crsquoest bien le cas les laquo significations raquo de ce que lrsquoon estime ecirctre ses termes de base ne
neacutecessitent pas drsquoecirctre apprises comme les significations des mots drsquoun langage ndash qui sont deacutetermineacutes
conventionnellement ndash neacutecessitent drsquoecirctre apprises on nrsquoa pas besoin non plus de srsquoen souvenir ndash
comme il le faut pour les significations des mots ndash afin de comprendre leurs usages3
On constera que bien des traits grammaticaux proprement linguistiques (comme la
personne le temps le cas etc) sont difficiles agrave envisager dans le cas de la musique De mecircme la
musique est-elle en mesure de formuler des termes conceptuels ou des termes indexicaux (laquo je raquo
laquo maintenant raquo laquo ici raquo etc) Lrsquoobstacle majeur agrave lrsquoideacutee que la musique soit bien un langage est
drsquoordre seacutemantique Aussi une seacutemantique musicale ne peut au mieux preacutetendre fonctionner qursquoagrave
un niveau laquo eacuteleacutementaire raquo comme lrsquoindique A Boucourechliev
En effet il existe une seacutemantique musicale eacuteleacutementaire qui peut engendrer la confusion dans
la mesure ougrave elle peut infleacutechir ou laquo teinter raquo ce qursquoelle prend pour laquo le sens raquo (qursquoelle nrsquoest pas) Elle
fonctionne agrave un niveau trop sommaire et surtout trop geacuteneacuteral alors que le sens immanent est
absolument singulier et irreacuteductible agrave un signe une formule Cette seacutemantique eacuteleacutementaire est manifesteacutee
par des figures qui ont traverseacute lrsquohistoire jusqursquoagrave nous () un catalogue de ces figures-formules avait
mecircme eacuteteacute dresseacute au XVIIIe siegravecle agrave lrsquousage des compositeurs4
1 DUFOUR 2005b p 45 2 laquo Il ne faut pas surestimer le rapport entre la syntaxe du langage naturel et la quasi-syntaxe qui est en jeu dans la perception de la musique Notamment on doit encore montrer que les eacuteleacutements quasi-syntaxiques de la musique jouent un rocircle comparable agrave celui que jouent les eacuteleacutements syntaxiques drsquoun langage raquo CASATI DOKIC 1998 p 128 3 BUDD 1978 Chap VII sect 1-4 4 BOUCOURECHLIEV 1993 p 10-11
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
232
Boucourechliev preacutecise que de telles figures permettent de connoter des eacutemotions telles
que la tristesse (par chromatisme descendant) lrsquoheacuteroiumlsme la joie etc1 On voit bien ici ce que doit
lrsquoideacutee drsquoune signification musicale aux traiteacutes de poeacutetique musicale Et lrsquoon devra remarquer que ces
laquo significations raquo concernant les affects relegravevent largement de conventions valables pour une culture
bien particuliegravere Jean-Jacques Nattiez pourtant attacheacute agrave lrsquoideacutee qursquoil puisse exister une signification
musicale remarque que lrsquoexistence drsquoindices extra-musicaux est indispensable2 La musique ne peut
donc pas au-delagrave du simple usage meacutetaphorique ecirctre qualifieacutee de langage3
Face agrave cette situation lrsquoideacutee de signification musicale nrsquoest pas pour autant abandonneacutee On
la retrouve par exemple dans des courants issus de la seacutemiotique comme la narratologie musicale
La theacuteorie proposeacutee par Langer voyant la musique comme symbole incomplet cherche eacutegalement
agrave prendre en compte cet obstacle seacutemantique On mentionnera enfin la conception exposeacutee par
Francis Wolff qui voit un preacutejugeacute deacutesignatif dans lrsquoobstacle seacutemantique laquo lrsquoideacutee que signifier crsquoest
forceacutement nommer raquo Wolff reprend drsquoune certaine maniegravere lrsquoideacutee deacuteveloppeacutee par Nietzsche selon
laquelle crsquoest le mouvement qui est lrsquoobjet de la musique car laquo elle ne figure pas des choses mais
des eacuteveacutenements purs de toute chose raquo4 Dans une telle perspective les notions de langage et de
discours musicaux peuvent trouver leur acception speacutecifique
Toute musique repreacutesente une succession agrave la fois neacutecessaire et inattendue drsquoeacuteveacutenements dans
un monde ideacuteal Nous comprenons cet ordre rationnel et nous y entendons parfois lrsquoexpression des
eacutemotions attentes deacuteceptions deacutesirs et craintes de celui qui le repreacutesente Crsquoest en effet ainsi que
srsquoeacuteclaire le rapport entre laquo discursiviteacute raquo musicale et laquo expressiviteacute raquo Ce que repreacutesente la musique le
quoi crsquoest ce monde imaginaire purement verbal drsquoeacuteveacutenements rationnellement lieacutes et la maniegravere dont
elle le repreacutesente le comment est adverbiale ce sont les manifestations exteacuterieures de lrsquoacte mecircme de le
repreacutesenter ndash doucement violemment joyeusement tristement etc5
1 Op cit p 11 2 laquo une association seacutemantique plus preacutecise [qursquoun aspect eacutemotionnel dans le caractegravere drsquoune musique] entre cette musique et un objet ou une situation nrsquoest possible que si un eacuteleacutement contextuel ndash sceacutenographique ou linguistique ndash vient reacuteduire le nombre de connotations possibles associeacutees agrave cette musique au point parfois de reacuteduire cette prolifeacuteration de significations potentielles agrave un deacutenotation stable raquo Voir DUFOUR 2005b p 54-55 3 laquo En reacutesumeacute si la musique a un sens ou une signification il doit srsquoagir drsquoun sens non naturel puisqursquoil est saisi par lrsquoauditeur il nrsquoest pas laquo dans la musique raquo indeacutependamment de lui Le paradigme du sens non naturel est le sens linguistique qui est par deacutefinition conceptuel Mais le deacutefenseur de la thegravese selon laquelle la musique repreacutesente soutient typiquement que ce qursquoelle repreacutesente est laquo ineffable raquo et donc non conceptuel Toute la difficulteacute consiste donc pour lui agrave deacutefinir une notion de sens musical qui est non conceptuel mais qui ne se reacuteduit pas agrave la signification naturelle () La musique nrsquoest pas un langage car le langage est une structure ougrave lrsquoeacuteleacutement syntaxique deacutepend eacutetroitement de lrsquoeacuteleacutement seacutemantique ce qui nrsquoest pas le cas pour la musique raquo CASATI DOKIC 1998 p 132 135 4 laquo Nous entendons que la musique parle mais sans noms elle parle pour ainsi dire un langage purement verbal drsquoeacuteveacutenements De lagrave lrsquoimpossibiliteacute ougrave nous nous trouvons de deacutesigner ce dont elle parle () On dira que crsquoest lagrave lrsquoincompleacutetude de la musique puisqursquoelle eacutechoue agrave deacutesigner par des noms ou agrave repreacutesenter par des images On pourrait dire aussi bien que crsquoest sa compleacutetude ou mecircme sa perfection propre sans rien pouvoir nommer elle parvient agrave nous parler et sans figurer aucune chose elle reacuteussit agrave repreacutesenter Car crsquoest la compleacutetude mecircme drsquoun langage ideacuteal de ne recourir qursquoagrave des verbes comme la musique raquo WOLFF 2015 p 291 5 WOLFF 2015 p 291-292
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
233
Pour autant on voit difficilement comment lrsquoobstacle seacutemantique peut ecirctre entiegraverement
leveacute la musique nrsquoeacutetant pas un langage la notion de laquo langage des eacutemotions raquo est alors difficilement
utilisable afin rendre compte des eacutemotions musicales Ce qui suppose drsquoenvisager drsquoautres pistes
que celles de lrsquoexpression drsquoun contenu (les eacutemotions) par un langage (la musique)
C23 Deacutebat actuel sur lrsquoexpression et lrsquoeacuteveil des eacutemotions
Lrsquoarticulation entre expression et eacuteveil de lrsquoeacutemotion par la musique donne lieu tout
particuliegraverement depuis les derniegraveres deacutecennies agrave un deacutebat qui nrsquoest pas acheveacute Plusieurs auteurs
proposent une conception des eacutemotions musicales qui drsquoune maniegravere ou drsquoune autre les
distinguent drsquoeacutemotions extra-musicales simplement exprimeacutees par la musique
Dans une perspective formaliste Peter Kivy rejoint en partie la conception deacutefendue par
Gurney agrave travers le concept de laquo mouvement ideacuteal raquo Pour Peter Kivy les eacutemotions musicales ne
sont pas des copies drsquoeacutemotions indeacutependantes de la musique mais des eacutemotions au plein sens du
terme des eacutemotions speacutecifiques qui caracteacuterisent notre expeacuterience de la musique En revanche agrave
la diffeacuterence de Gurney nous nrsquoavons pas affaire agrave une et une seule eacutemotion speacutecifique qui serait
lieacutee au plaisir de la contemplation musicale il peut exister au contraire une infiniteacute de sortes de
tristesse dont les nuances sont agrave chaque fois associeacutees agrave la speacutecificiteacute de lrsquoœuvre Une telle
approche impliquant la perception de lrsquoobjet de lrsquoeacutemotion (en lrsquooccurrence la musique elle-mecircme)
ainsi que les repreacutesentations et croyances qui lui sont associeacutees1 se place dans le cadre drsquoun theacuteorie
cognitiviste des eacutemotions (et des eacutevaluations cognitives)
On peut envisager une raison par laquelle la musique pourrait en un sens eacuteveiller une
eacutemotion passant aussi mais drsquoune autre maniegravere par la reconnaissance drsquoune eacutemotion Il srsquoagit
drsquoune explication proposeacutee par Aaron Ridley qui tiendrait agrave la relation laquo meacutelismatique raquo de la
musique agrave la voix humaine
la musique expressive est ce qui en vertu de sa ressemblance avec les tons les inflexions et les
accents de la voix humaine expressive induit dans lrsquoesprit de lrsquoauditeur une voix semblable La musique
expressive preacutesente une relation meacutelismatique agrave la voix humaine expressive () Nous deacutecrivons les
lignes meacutelodiques comme laquo soupirantes raquo et laquo chuchotantes raquo laquo geacutemissantes raquo () laquo deacuteclamatoires raquo
1 KIVY 2001 p 102
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
234
laquo enjocircleuses raquo et laquo hysteacuterique raquo Dans la majoriteacute des cas lorsque la description convient le contour de
la meacutelodie () sera meacutelismatique1
On retrouve dans cette approche (qualifieacutee de contour theory par Kivy) la conception
preacuteceacutedemment envisageacutee par Scheibe exposeacutee par Rousseau et partiellement reprise par Darwin
Il nrsquoy a pas imitation meacutetaphorique de la passion mais imitation directe de la voix dans laquelle
srsquoexprime un affect2 On peut toutefois se demander comme le fait Budd si la production drsquoune
œuvre drsquoart sonnant directement comme lrsquoexpression vocale drsquoune eacutemotion preacutesenterait un grand
inteacuterecirct artistique
Certainement notre attitude envers une telle œuvre serait tregraves diffeacuterente de notre attitude
concernant lrsquoexpression musicale de lrsquoeacutemotion Il est probable que nous ne serions pas passionneacutes agrave
lrsquoeacutecoute drsquoune œuvre de cette espegravece speacutecialement si lrsquoeacutemotion sur laquelle les manifestations audibles
eacutetaient baseacutees se trouvaient ecirctre le deacutecouragement ou la deacutetresse Les sons par lesquels les gens
expriment leur chagrin par exemple sont typiquement des choses qursquoen elles-mecircmes nous ne voudrions
pas entendre3
Dans les cas que nous venons de voir le point central consiste dans le fait de reconnaicirctre
un affect exprimeacute Il existe toutefois drsquoautres theacuteories qui cherchent agrave rendre compte des effets que
peut susciter lrsquoexpression musicale des eacutemotions On mentionnera tout drsquoabord une thegravese deacutefendue
par Stephen Davies4 et nommeacutee laquo theacuteorie de la contagion raquo par Kivy selon laquelle les proprieacuteteacutes
eacutemergentes de lrsquoexpressiviteacute musicale deacutependent drsquoune similariteacute entre caractegraveres dynamiques
proprement musicaux et certains comportements humains 5 ce serait par empathie mais surtout
en raison drsquoune exposition prolongeacutee agrave lrsquoeacutecoute de la musique que la reacuteponse eacutemotionnelle de
lrsquoauditeur interviendrait6 Une telle explication est toutefois drsquoune porteacutee limiteacutee ne rendant pas
compte de bien des expeacuteriences que lrsquoon peut faire de la musique en outre elle cadre mal avec le
concept drsquoimitation geacuteneacuteralement sous-jacent dans lrsquoideacutee qursquoexpression et deacuteclenchement drsquoune
mecircme eacutemotion seraient eacutetroitement lieacutees
1 RIDLEY 1995 p 76 2 laquo La recognition de ce meacutelisme passe par de multiples voix on va drsquoune reconnaissance directe de la musique agrave quelques caractegraveres de la voix expressive agrave une reconnaissance fondeacutee sur la meacutediation du langage () Par ailleurs () lrsquoaptitude agrave nous orienter vers les qualiteacutes preacutecises des meacutelismes ou gestes musicaux qursquoon entend dans une musique ne srsquoaccompagne geacuteneacuteralement pas drsquoun simple acte de reconnaissance reacuteclamant une reacuteponse sympathique raquo ARBO 2010 p 322 3 BUDD 1978 chap VII sect 11 2015 p 221 4 DAVIES 1994 5 Voir ARBO 2010 p 315 6 laquo selon Davies nous pourrions dire qursquoune musique triste mecircme si elle ne nous rend pas forceacutement tristes aura tendance agrave nous faire ressentir cette eacutemotion lors drsquoune eacutecoute prolongeacutee raquo ARBO 2010 p 315
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
235
Jerrold Levinson propose de son cocircteacute un modegravele dans lequel lrsquoeacutemotion eacuteprouveacutee par
lrsquoauditeur tiendrait agrave lrsquoideacutee qursquoil se ferait drsquoune personne imaginaire (persona) qui srsquoexprimerait agrave
travers la musique1 Toutefois comme lrsquoa observeacute Roger Scruton une telle proposition risque de
simplement reporter la question de savoir comment le contenu expressif peut ecirctre reconnu2
Scruton envisage quant agrave lui que le lien entre expression et deacuteclenchement drsquoun affect tienne
agrave la capaciteacute de lrsquoauditeur de saisir la meacutetaphore par laquelle lrsquoexpeacuterience musicale traduit
lrsquoexpression drsquoune eacutemotion
La reacuteponse agrave lrsquoexpression peut alors srsquoexpliquer comme une reacuteponse sympathique () nous
bougeons avec la musique et en imitant ses mouvements nous partageons drsquoune maniegravere imaginative
la vie sous laquelle elle a pris forme3
Peter Kivy fait eacutetat de ce qursquoil voit comme un point commun entre Levinson Davies et lui-
mecircme le fait que les eacutemotions musicales ne sauraient quelle que soit la maniegravere dont on en rende
compte ecirctre des eacutemotions entendues au sens litteacuteral comme la tristesse la joie ou autres4 Il ne
saurait donc ecirctre question dans tous les cas de souscrire agrave une theacuteorie expressiviste des eacutemotions
musicales agrave lrsquoideacutee de communication drsquoune eacutemotion par le compositeur agrave lrsquoadresse de lrsquoauditeur
via le message musical qui exprimerait cette eacutemotion
C3 LE ROcircLE DEacuteTERMINANT DE LrsquoAUDITEUR
Mais un autre paramegravetre est agrave prendre en compte en ce qui concerne le deacuteclenchement
drsquoeacutemotions par la musique celui de la disposition du public envers la musique qursquoil eacutecoute Aristote
indique en effet que la persuasion (qui est le but de la rheacutetorique) reacutesulte de la disposition des
auditeurs laquo quand le discours les amegravene agrave eacuteprouver une passion raquo5 Mais ce qursquoil faut plus
preacuteciseacutement prendre en compte ici crsquoest le fait que lrsquoauditeur soit favorablement disposeacute envers le
message musical qui lui est adresseacute On ne peut mettre simplement entre parenthegraveses ce point et
reacuteduire lrsquoauditeur agrave un sujet purement passif
Nous devons donc examiner deux choses Drsquoune part envisager une diffeacuterence qui peut
exister entre lrsquoeacutemotion que la musique pourrait drsquoune maniegravere ou drsquoune autre eacutevoquer ou
1 Cette conception eacutegalement discuteacutee par Jenefer Robinson (voir ROBINSON 1994) par Davies ou encore Kivy (parmi drsquoautres) est abordeacutee et deacutefendue par Tom Cochrane (COCHRANE 2010) 2 LEVINSON Jerrold The Pleasure of Aesthetics p 107 SCRUTON Roger The Aesthetics of Music p 352 3 SCRUTON Roger laquo The nature of musical expression raquo in The New Grove Dictionary of Music ans Musicians S Sadie vol 6 London Macmillan 1980 p 327-332 Voir ARBO 2010 4 KIVY p 118 On peut joindre Malcolm Budd agrave cette liste en raison notamment de la critique qursquoil porte envers lrsquoheacutereacutesie de lrsquoexpeacuterience seacuteparable 5 ARISTOTE Rheacutetorique Livre I 1356a p 23
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
236
repreacutesenter et lrsquoeacutemotion que le public peut eacuteprouver effectivement en eacutecoutant la musique car il
nrsquoest pas certain que ce soit la mecircme dans les deux cas Drsquoautre part voir quel rocircle peut jouer une
disposition voire une volonteacute propre agrave lrsquoauditeur disposition agrave mecircme de susciter une bonne
reacuteception de lrsquoeacutemotion que la musique preacutetend lui faire eacuteprouver
C31 Empathie contagion et coupure face aux eacutemotions
Dans le cadre drsquoune eacutetude meneacutee en France et au Canada et visant agrave laquo construire un portrait
psychosocial et cognitif de lrsquoadolescent violent raquo un groupe de chercheurs en psychoeacuteducation srsquoest
interrogeacute sur la notion drsquoempathie1
Agrave la lecture de lrsquoarticle rendant compte de ce travail il apparaicirct que cette notion loin drsquoecirctre
univoque peut revecirctir des sens tregraves diffeacuterents les auteurs soutiennent en outre que la reacuteaction
eacutemotionnelle agrave lrsquoexpression par autrui drsquoune eacutemotion peut prendre trois formes distinctes Si une
telle hypothegravese srsquoaveacuterait exacte lrsquoideacutee drsquoune communication de lrsquoeacutemotion drsquoun individu agrave un autre
selon le modegravele expressiviste ne constituerait plus dans le meilleur des cas qursquoune simple option
parmi drsquoautre en tout eacutetat de cause la transmission de lrsquoeacutemotion ne serait nullement garantie
Les auteurs commencent par souligner la confusion qui marque lrsquoideacutee drsquoempathie
depuis lrsquoapparition relativement reacutecente (fin XIXe) de la notion drsquoempathie les travaux qui lui
ont eacuteteacute consacreacutes ont reacuteguliegraverement signaleacute qursquoelle pouvait revecirctir de tregraves nombreuses et tregraves diverses
significations De fait aucun consensus nrsquoa jamais existeacute et lrsquoempathie peut encore signifier
actuellement (a) une simple contagion eacutemotionnelle (b) une capaciteacute cognitive agrave se repreacutesenter
comprendre les eacutemotions des autres (c) une capaciteacute cognitive agrave se repreacutesenter lrsquoensemble des eacutetats
mentaux de lrsquoautre (d) une capaciteacute drsquoeacutecoute et (e) le fait de reacuteagir agrave la souffrance de lrsquoautre2
Il srsquoavegravere que lrsquoempathie pour les auteurs doit ecirctre vue comme un pheacutenomegravene dans lequel
lrsquoadheacutesion agrave lrsquoeacutemotion de lrsquoautre peut ecirctre plus ou moins prononceacutee allant drsquoun simple sentiment
de proximiteacute agrave un veacuteritable partage ce dernier eacutetant donc toujours mesureacute3 Le cas extrecircme de
lrsquoempathie sera celui de la contagion eacutemotionnelle (au sens drsquoun pheacutenomegravene mimeacutetique) dans
lequel il semble bien que ne se manifestent aucun eacuteleacutement cognitif4 Cette polariteacute de lrsquoempathie
renvoie pour les auteurs au deacuteveloppement de lrsquoindividu5 Il reacutesulte de cette situation que la
1 FAVRE et al 2005 2 Op cit sect 11 3 Op cit sect 36 4 laquo La contagion eacutemotionnelle peut ecirctre consideacutereacutee comme relevant drsquoun fonctionnement eacuteleacutementaire automatique deacutejagrave affirmeacute chez lrsquoanimal raquo Op cit sect 27 5 laquo Notre hypothegravese est qursquoen lrsquoabsence de processus de reacutegulation assurant efficacement le maintien de lrsquoorganisation individuelle la contagion eacutemotionnelle automatique ontogeacuteneacutetiquement premiegravere srsquoeffectue sans entrave et entraicircne une quasi-identiteacute des
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
237
reconnaissance drsquoune eacutemotion donneacutee disons la deacutetresse aura pour effet de deacuteclencher soit une
deacutetresse similaire (contagion eacutemotionnelle) soit de la peine pour lrsquoindividu exprimant de la deacutetresse
(empathie au sens restreint)1
Mais il convient drsquoajouter agrave cette diffeacuterenciation un troisiegraveme type de reacuteaction possible qui
tient avant tout agrave la personnaliteacute de la personne confronteacutee agrave lrsquoexpression drsquoune eacutemotion
Il peut en effet srsquoinstaurer un refus geacuteneacuteral de laquo partager raquo lrsquoeacutemotion de lrsquoautre un refus de
laisser srsquoopeacuterer le processus primaire de contagion eacutemotionnelle que celle-ci soit positive ou neacutegative
Pour cette raison il nous semble neacutecessaire de faire reacutefeacuterence agrave la notion de coupure par rapport aux
eacutemotions2
Lrsquoobservation faite ici nous semble pertinente et sans doute au-delagrave du seul cadre de lrsquoeacutetude
reacutealiseacutee par les auteurs Pour prendre un seul exemple il peut arriver que lrsquoon reacuteagisse agrave lrsquoexpression
drsquoune plainte eacutemise par quelqursquoun par une forme drsquoagacement (en reprochant agrave cette personne ses
laquo pleurnicheries raquo) lrsquoagacement pouvant drsquoailleurs tout aussi bien se manifester face agrave lrsquoexpression
exubeacuterante de la joie3
La clarification que proposent les auteurs de cette eacutetude nous semble devoir ecirctre prise en
compte Mecircme si une telle distinction peut nous paraicirctre reacutetrospectivement aller de soi elle nrsquoa pas
agrave notre connaissance donneacute lieu agrave un examen speacutecifique tel qursquoil est ici formuleacute Et une telle
contribution met en lumiegravere un aspect parmi drsquoautres de lrsquoattention toute particuliegravere qursquoil
convient drsquoapporter agrave lrsquoauditoire dans la perspective drsquoune rheacutetorique musicale Car la reacuteception de
lrsquoœuvre en est un eacuteleacutement incontournable
eacutemotions comme dans le cas du beacutebeacute qui imite les cris de ses congeacutenegraveres () Par contre degraves lors que ces processus reacutegulateurs sont efficaces degraves lors que lrsquoindividu est suffisamment constitueacute et capable drsquoassurer le maintien de son organisation au moins dans certaines marges la contagion eacutemotionnelle se trouve contenue reacuteguleacutee et ne suscite donc qursquoune similitude partielle entre lrsquoeacutemotion de la personne cible et lrsquoeacutemotion que lrsquoon pourra alors qualifier leacutegitimement drsquoempathique Op cit sect 35 1 Cette diffeacuterence entre les eacutemotions impliqueacutees dans le cadre de lrsquoempathie (ou de la sympathie selon la maniegravere preacutecise dont on deacutefinira les termes) est mentionneacutee par Sandrine Darsel laquo La reacuteaction eacutemotionnelle nrsquoimplique () pas lrsquoidentiteacute des eacutemotions ressenties par les deux personnes il est possible drsquoavoir pitieacute de quelqursquoun qui est triste La reacuteponse sympathique ne suppose pas non plus lrsquoidentiteacute de lrsquoobjet propositionnel de lrsquoeacutemotion lrsquoouvrier est triste que lrsquousine PSA ferme quant agrave moi je suis triste que lrsquoouvrier soit attristeacute par la perte de son emploi raquo DARSEL 2010 p 133 2 FAVRE et al 2005 sect 40 3 Afin drsquoillustrer ce que peuvent ecirctre les trois cas ainsi distingueacutes nous pouvons mentionner certains des items constituant un test
destineacute agrave valider lrsquohypothegravese eacutemise par les chercheurs Pour chacun de ces trois items est indiqueacutee la situation donneacutee puis les trois
reacuteactions possibles contagion empathie et coupure Nous avons eacutegalement laisseacute accessoirement lrsquoindication par une lettre du
nombre de reacuteaction mentionneacutes au cours du test (la lettre (a) indiquant le plus grand) On notera au passage que dans les cas
mentionneacutes la contagion eacutemotionnelle nrsquoest jamais citeacutee de maniegravere preacutefeacuterentielle
(Item 4) Les gens qui pleurent de joie (c) jrsquoai envie de pleurer avec eux (a) je les trouve eacutemouvant ou (b) je les trouve ridicules
(Item 9) Si les autres autour de moi font les laquo fous raquo (b) je ne peux mrsquoempecirccher drsquoecirctre moi aussi tregraves exciteacute (c) je suis capable de
garder mon calme ou (a) je suis mal agrave lrsquoaise jrsquoessaie de les calmer
(Item 10) Quand une personne que jrsquoaime est malheureuse (b) je ne peux pas le supporter ccedila me rend trop malheureux (a) ccedila me fait de la peine pour elle ou (c) je suis irriteacute(e) et je cherche la cause de son malheur
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
238
C32 Lrsquoadheacutesion du public et la make-believe theory
Ici apparaicirct en effet un autre genre de reacuteserve que lrsquoon peut opposer agrave une theacuteorie
expressiviste de la transmission des eacutemotions La possibiliteacute drsquoune coupure face agrave lrsquoeacutemotion crsquoest-
agrave-dire de son rejet porte lrsquoaccent sur la part drsquoadheacutesion de lrsquoauditeur que neacutecessite lrsquoeacuteventuelle
communication de lrsquoaffect
Budd rappelle une distinction opeacutereacutee par J Stuart Mill entre deux styles de musique
exprimant lrsquoeacutemotion le poeacutetique et lrsquooratoire Dans le premier cas lrsquoexpression de lrsquoeacutemotion
srsquoeffectue laquo dans la totale inconscience de tout auditeur raquo ndash ce qui nous renverrai agrave la personne
imaginaire proposeacutee par Levinson ndash soit laquo fonctionnant sur la croyance les sentiments et la volonteacute
drsquoun autre raquo1 Lrsquoenjeu qui se manifeste est bien celui de la maniegravere dont lrsquoauditeur considegravere non
pas simplement lrsquoœuvre mais lrsquoorateur musical
Or la musique expressive qui est entendue comme oratoire devient responsable de certains
deacutefauts qui peuvent ecirctre preacutesents dans lrsquoexpression oratoire de lrsquoeacutemotion Par exemple il peut se trouver
un deacutesaccord entre expression et eacutemotions lrsquoexpression est destineacutee agrave convaincre les autres drsquoune force
drsquoune profondeur ou drsquoune pureteacute de sentiment qui nrsquoest pas reacuteelle Srsquoil se trouve en un sens un
deacutesaccord entre eacutemotion et expression dans lrsquoexpeacuterience que fait quelqursquoun drsquoune musique expressive
il peut ressentir la musique comme nrsquoeacutetant pas sincegravere et pour cela ne pas lui accorder de valeur2
La rejet drsquoune musique perccedilue de la sorte nous renvoie agrave ce lrsquoon pourrait nommer un
laquo procegraves raquo qui a reacuteguliegraverement eacuteteacute fait agrave la rheacutetorique et qui concerne deux sortes de critiques qui
lui sont adresseacutes La premiegravere sorte consiste agrave souligner son caractegravere au choix deacutesuet creux
deacutepasseacute emphatique inutile ridicule vain etc On parlera parfois drsquoailleurs drsquoun argument ou
drsquoune formule laquo purement rheacutetorique raquo Ce premier cas renvoie agrave une activiteacute qui ne se voit que
trop agrave lrsquoutilisation par lrsquoauteur du discours de ficelles parfaitement identifieacutees Lrsquoautre sorte de
critique relegraveve non de la moquerie mais drsquoune accusation plus grave la rheacutetorique ne se verra plus
reprocher sa maladresse mais au contraire sa trop grande habileteacute Agrave lrsquoimage de ces illusionnistes
que sont les sophistes la rheacutetorique est avant tout une entreprise de manipulation le discours ici
est potentiellement un terrain mineacute et il devient hasardeux de srsquoy fier Dans un tel cas les qualiteacutes
propres au discours son attrait deviennent autant de signaux indiquant agrave quel point il faut se tenir
sur ses gardes
1 MILL 1980 Voir eacutegalement BUDD 1978 chap 7 sect 14 2015 p 231 2 BUDD 1978 chap 7 sect 14 2015 p 232
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
239
Le deacutecalage que peut ressentir un auditeur face agrave une musique qursquoil percevrait pourtant
correctement comme expressive drsquoune eacutemotion donneacutee (le deacutesespoir par exemple) tiendra donc agrave
un jugement qursquoil portera sur une intention qui est rechercheacutee Il nrsquoentendra donc pas lrsquoexpression
drsquoun deacutesespoir qursquoil eacuteprouverait agrave son tour par contagion mais une laquo pleurnicherie raquo totalement
factice un deacutesespoir drsquoopeacuterette La distinction proposeacutee par Stuart Mill et le commentaire qursquoen
donne Budd nous indiquent que crsquoest la perception par lrsquoauditeur de la sinceacuteriteacute de lrsquoœuvre qui est
ici deacutecisive Lrsquoauditeur ne veut pas se laquo faire avoir raquo par la combine rheacutetorique drsquoun beau parleur
Pour qursquoil y ait adheacutesion de lrsquoauditeur elle doit ecirctre au moins en partie de sa propre
initiative Nous refusons que lrsquoorateur musical puisse nous laquo faire croire raquo qursquoil faut pleurer ou avoir
peur en nous faisant entendre lrsquoexpression de la plainte ou de la peur pour que lrsquoeacutemotion advienne
nous devons ecirctre precircts agrave jouer le jeu agrave faire comme srsquoil existait un motif de tristesse ou de danger
Crsquoest agrave un tel pheacutenomegravene de simulation que srsquoest inteacuteresseacute Kendall Walton1 La make-believe
theory affirme qursquoune eacutemotion dirigeacutee vers une entiteacute fictionnelle peut entraicircner un eacutetat
physiologiquepsychologique qui est une laquo quasi-eacutemotion raquo et dont les symptocircmes sont similaires
agrave une veacuteritable eacutemotion bien que lrsquoon soit conscient de la nature imaginaire de la situation2
La notion que deacutesigne lrsquoexpression laquo make-believe raquo3 est assez deacutelicate agrave rendre en franccedilais si
bien qursquoelle se trouve parfois directement formuleacutee dans sa forme originale en anglais4 Cette
notion est parfois traduite par laquo simulation raquo ou par des expressions comme laquo faire croire raquo ou laquo faire
semblant raquo Mais de tels choix ne renseignent pas sur la personne agrave qui srsquoapplique lrsquoattitude qursquoils
expriment Afin de traduire correctement lrsquoideacutee de make-believe telle que lrsquoemploie Walton il faut
preacuteciser que si une personne laquo fait semblant raquo ou laquo simule raquo une eacutemotion un tel acte nrsquoest
aucunement destineacute agrave quelqursquoun drsquoautre mais agrave elle-mecircme et ceci sans qursquoil y ait duperie cette
personne est agrave lrsquoinitiative du processus elle se fait consciemment croire qursquoelle eacuteprouve cette
eacutemotion Pour autant ce choix peut conduire agrave de veacuteritables reacuteactions physiologiques telles qursquoelles
se manifestent dans les eacutemotions de la vie courante
Par exemple une personne se fait croire qursquoelle a peur pour elle-mecircme si sa quasi-crainte ndash flux
croissant drsquoadreacutenaline augmentation du pouls et tension musculaire ainsi que les sensations associeacutees
1 Voir WALTON 1973 et WALTON 1978 2 Cette conception des eacutemotions dans le cadre des fictions srsquooppose agrave une laquo theacuteorie de lrsquoillusion raquo selon laquelle laquo les lecteurs ou spectateurs de fictions au fait de la nature fictionnelle du reacutecit en viendraient agrave croire en la reacutealiteacute des personnages et eacuteveacutenements repreacutesenteacutes raquo PELLETIER Jeacuterocircme laquo La fiction comme culture de la simulation raquo in Poeacutetique avril 2008 ndeg154 p 132 3 Reprise et compleacuteteacutee par M Budd au cours du chapitre VII de Music and the Emotions 4 Bien que lrsquoon puisse ecirctre tenteacute de la rapprocher voire de lrsquoassimiler agrave lrsquoideacutee de laquo suspension de lrsquoincreacuteduliteacute raquo (willing suspension of disbelief) proposeacutee par Coleridge Walton se refuse agrave proceacuteder de la sorte une telle expression suggegravere une acceptation momentaneacutee drsquoun fait de fiction comme eacutetant reacuteel alors que selon lui le lecteur drsquoune fiction nrsquoa jamais la moindre croyance de ce genre Voir WALTON 1980
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
240
ndash est causeacute par le fait qursquoelle se rende compte qursquoelle fait comme si elle est ou pourrait ecirctre en danger
Quelqursquoun eacuteprouve de la peur pour lui-mecircme en se le faisant croire si la prise de conscience qursquoil fait
comme srsquoil eacutetait en danger lui cause la sensation de son cœur qui bat de ses muscles qui se tendent1
Walton rappelle toutefois que cette similariteacute des eacutemotions et des sensations engageacutees par
un univers fictif nrsquoimplique pas ce agrave quoi les eacutemotions du monde reacuteel nous exposent
Les mondes auxquels on se fait croire preacutesentent une combinaison drsquoavantage unique Ils sont
suffisamment semblables au monde reacuteel pour ecirctre drocircles pour permettre la surprise le suspens et le
frisson de la deacutecouverte Cependant ils peuvent ecirctre manipuleacutes comme cela est impossible dans le
monde reacuteel ils nous autorisent souvent agrave nous confronter en toute impuniteacute agrave des choses dangereuses
() sans avoir agrave faire face aux conseacutequences habituelles du monde reacuteel quotidien et ils nous donnent
lrsquooccasion de tester nos reacuteactions agrave la trageacutedie sans que la trageacutedie nrsquoaffecte qui que ce soit2
Les eacutemotions musicales telles qursquoelles adviennent dans la theacuteorie de Walton fonctionnent
en ce domaine de la mecircme maniegravere que Schopenhauer lrsquoavait envisageacute
Nous subissons une expeacuterience qui est analogue agrave ce que nous eacuteprouvons lorsque nous
eacuteprouvons deacutesir et satisfaction du deacutesir mais aucun sacrifice nrsquoest requis Et crsquoest preacuteciseacutement parce que
ceci constitue la nature de lrsquoexpeacuterience musicale que Schopenhauer pense la musique comme une forme
drsquoart tellement eacuteleveacutee3
CONCLUSION
Influenceacutee par la philosophie des Lumiegraveres ou par le romantisme la question des affects
est abordeacutee drsquoune faccedilon qui tranche tregraves nettement drsquoavec celle qui preacutevalait jusqursquoagrave Mattheson
Par la suite et jusqursquoagrave aujourdrsquohui deux aspects qui dans la poeacutetique musicale eacutetaient eacutetroitement
associeacutes ndash celui du discours et celui des affects ndash tendent agrave devenir deux problegravemes diffeacuterents Drsquoun
1 BUDD 1978 chap VII sect 10 2015 p 215 2 WALTON Kendall 1973 p 300 3 BUDD 1978 chap V sect 10 2015 p 168 Pour Schopenhauer la musique laquo est pour nous agrave la fois parfaitement intelligible et tout agrave fait inexplicable cela tient agrave ce qursquoelle nous montre tous les mouvements de notre acircme mecircme les plus cacheacutes deacutelivreacutes deacutesormais de la reacutealiteacute et de ses tourments raquo (SCHOPENHAUER sect 52 p 337) Levinson rappelle lui aussi cette sorte drsquoimpuniteacute que permettent les eacutemotions musicales laquo dans lrsquoisolement contextuel drsquoune reacuteponse musicale il devient possible pour nous de savourer le sentiment pour son caractegravere speacutecial puisque pour une fois la deacutetresse suppleacutementaire qui lrsquoaccompagne dans le contexte de la vie nous est eacutepargneacute raquo (LEVINSON 1997 p 100)
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
241
cocircteacute se deacuteveloppe toute une controverse concernant lrsquoideacutee drsquoun langage musical de lrsquoautre se
multiplient les modegraveles theacuteoriques cherchant agrave rendre compte de la nature et du fonctionnement
des eacutemotions musicales (dans ce dernier domaine un deacutebat majeur tourne autour du creacutedit que
lrsquoon peut apporter agrave la possibiliteacute drsquoexprimer des eacutemotions) Lrsquoeacutetude de la reacuteception de la musique
ndash et donc de lrsquoauditeur ndash tend agrave soulever un inteacuterecirct croissant
CHAPITRE VIII ndash UNE RHEacuteTORIQUE MUSICALE AUJOURDrsquoHUI
INTRODUCTION
La rheacutetorique musicale fait aujourdrsquohui deacutebat que ce soit sur le plan de lrsquoeacutetude de la musique
baroque1 de la recherche drsquoune rheacutetorique musicale qui serait proprement contemporaine2 ou
encore des fondements philosophiques drsquoune telle discipline ndash dans ce dernier domaine
lrsquoopposition est parfois vive entre partisans drsquoune seacutemiotique musicale et tenants du formalisme
musical3 En outre les intentions des compositeurs quant agrave cette conception nrsquoest pas toujours
eacutevidente
En consideacuterant la question [de lrsquoœuvre drsquoart et ses destinataires implicites] du point de vue des
compositeurs il est assez eacutevident que de faccedilon geacuteneacuterale les auteurs du XXe siegravecle nrsquoont attribueacute aucune
importance particuliegravere aux reacuteactions du public face agrave leurs œuvres Ceci ne signifie pas que les
compositeurs aient a priori renonceacute agrave la possibiliteacute de communiquer de toucher ou convaincre les
auditeurs mais plus simplement que lrsquoexigence de solliciter certaines reacuteponses du public nrsquoa pas
constitueacute un reacutefeacuterant essentiel lors de la creacuteation4
1 MALHOMME 2002 SHARPE 2000 Part I3 p 66-83 2 Revue Musurgia laquo Rheacutetorique musicale raquo 2005 3 Voir par exemple les propositions respectives de Nattiez et Dufour ou celles de Budd Kivy et Sharpe 4 Le fait que la musique soit agrave penser en fonction du public et non pas pour elle-mecircme
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
244
Pourtant si lrsquoon souhaite trouver drsquoeacuteventuels candidats au rocircle actuel drsquoune rheacutetorique
musical il sera difficile de ne pas inteacutegrer que lrsquoauditoire doit y jouer une place importante Drsquoautres
points seront agrave prendre en compte ce que le deacutebat sur les eacutemotions musicales a mis en eacutevidence
agrave savoir la neacutecessiteacute de distinguer entre expression et eacuteveil de eacutemotions la critique visant la
rheacutetorique musicale quant agrave ses capaciteacutes agrave reacuteellement eacuteveiller des eacutemotions ou encore le fait que
dans sa forme deacuteveloppeacutee dans lrsquoAllemagne baroque la musique suivait un discours verbal
A APPLICATIONS CONTEMPORAINES DU MODEgraveLE DE RHEacuteTORIQUE MUSICALE
Il nous semble opportun degraves lors de rappeler une opposition classique en lrsquoestheacutetique
musicale celle qui distingue entre conception heacuteteacuteronome et conception autonome de la musique1
Dans le premier cas la musique fait avant tout reacutefeacuterence agrave quelque chose qui lui est exteacuterieur agrave un
pheacutenomegravene extra-musical dans le second elle ne se comprend et ne tient sa valeur que par elle-
mecircme
A1 HEacuteTEacuteRONOMIE ET FONCTIONNALITEacuteS DE LA MUSIQUE
Lrsquoideacutee drsquoune heacuteteacuteronomie de la musique signifie donc agrave lrsquoopposeacute que ses regravegles sont
subordonneacutees agrave des principes ou des finaliteacutes qui lui sont exteacuterieures Il en va ainsi dans le cas des
musiques dites fonctionnelles dont nous pouvons trouver une deacutefinition chez Christian Accaoui
Quand elle est fonctionnelle la musique joue un rocircle elle est au service de quelque chose elle
accompagne une activiteacute ou srsquointegravegre en tant qursquoeacuteleacutement dans un ensemble plus vaste () elle est alors
en partie faccedilonneacutee par le rocircle qui lui est imparti2
La musique fonctionnelle est ainsi deacutefinie comme une musique qui accompagne une
activiteacute Crsquoest eacutevidemment le cas de la rheacutetorique musicale telle qursquoelle fut theacuteoriseacutee de Caccini agrave
1 Voir ARNOLD 1983 t 1 p 734 ainsi que la Preacuteface de Music and the Emotions de M Budd (BUDD 2015 Voir eacutegalement la proposition formuleacutee par L B Meyer et cherchant agrave deacutepasser cette opposition MEYER 2011 p 51-53 2 ACCAOUI 2011 p 136
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
245
Mattheson et crsquoest eacutegalement le cas de maniegravere geacuteneacuterale de nombreuses œuvres de musique
sacreacutee1
Avec lrsquoavegravenement de la laquo musique absolue raquo srsquoest affirmeacutee une attitude critique envers la
musique fonctionnelle C Accaoui attribue plus particuliegraverement agrave Schiller la formulation drsquoun ideacuteal
conciliant lrsquoexigence drsquoune dimension eacutethique de la musique et le rejet de la fonction utilitaire (rejet
lieacute agrave laquo lrsquoestheacutetique du deacutesinteacuteressement et de la contemplation raquo propre au Romantisme)2
Cette attitude srsquoest toutefois poursuivie au-delagrave des seuls romantiques et srsquoest prolongeacutee au
XXe siegravecle tant chez les compositeurs que les theacuteoriciens On retrouve ainsi une charge
particuliegraverement forte chez Adorno formuleacutee agrave lrsquooccasion de sa ceacutelegravebre prise de position contre la
musique de Stravinsky3 ou dans le chapitre laquo Fonction raquo de son Introduction agrave la sociologie de la musique4
Dans ce dernier texte la terminologie utiliseacutee est exclusivement deacutevalorisante laquo langue agrave tout
faire raquo laquo reacutesidu de lrsquoart raquo laquo consolation raquo laquo reacutegression raquo laquo escroquerie raquo laquo tapage raquo (dans le cas de la
musique des geacuteneacuteriques de films) laquo parodie raquo (de la grande musique) laquo ideacuteologie raquo laquo dressage raquo etc
Le verdict est veacuteritablement sans appel5
A2 LA MUSIQUE laquo EN ELLE-MEcircME raquo
En deacutepit drsquoun incontestable deacuteveloppement des conceptions heacuteteacuteronomes agrave partir de la
Renaissance cette tradition ne srsquoeacutetait pas interrompue durant lrsquoeacutepoque moderne on la retrouvait
parmi bien drsquoautres chez Leibniz Euler ou Chabanon6 Mais crsquoest dans le contexte de lrsquoopposition
1 Si lrsquoon devait interroger le concept de rheacutetorique musicale en srsquointeacuteressant de pregraves agrave tout ce qui conditionne lrsquoesprit (ou en drsquoautres termes le met en une certaine disposition ou humeur) nous pourrions eacutetendre cette remarque agrave certaines activiteacutes lieacutees agrave la musique comme la musicotheacuterapie ou au domaine de la musique drsquoambiance 2 laquo une question srsquoimpose que Schilller eacutenonce en termes kantiens comment faire passer la socieacuteteacute drsquoun eacutetat de nature domineacute par le sensible le mateacuteriel la force le physique agrave un eacutetat de raison domineacute par la raison la loi morale Ougrave trouver le levier Sa reacuteponse est simple (lettre 9) Lrsquoinstrument rechercheacute est le bel art () Le problegraveme politique est reacutesolu par lrsquoutopie estheacutetique raquo ACCAOUI 2011 p 141 3 laquo Stravinsky et la restauration raquo in Adorno 2000 4 ADORNO 1994 p 45-59 5 Bien entendu ce choix srsquoexplique par le contexte geacuteneacuteral dans lequel prend place son propos celui drsquoune approche sociologique ainsi que par la critique de lrsquoideacuteologie bourgeoise qui traverse lrsquoensemble de son œuvre 6 Chabanon Michel De la musique consideacutereacutee en elle-mecircme et dans ses rapports avec la parole les langues la poeacutesie et le theacuteacirctre (1785) in MULLER FABRE 2013 p 147-165 EULER 2015 On notera qursquoEuler nrsquoignore pas lrsquoimportance que peut revecirctir une certaine approche discursive dans la musique laquo Il nrsquoy aurait pas grand plaisir agrave entendre une longue suite drsquoaccords alors mecircme que chacun pris isoleacutement serait assez agreacuteable si comme les phrases drsquoun discours ils nrsquoeacutetaient pas lieacutes dans leur sens raquo (EULER 2015 Tentamen III sect 8 p 122) La position de Leibniz quant agrave elle est loin drsquoecirctre strictement tributaire drsquoune vision matheacutematique ndash en deacutepit de ses compeacutetences en ce domaine Intervenant dans le deacutebat concernant le tempeacuterament musical il se montre en effet tregraves reacuteserveacute face agrave Conrad Henfling (lettre de Leibniz agrave Henfling du 24 octobre 1708) ou agrave Christian Goldbach (LEIBNIZ 1998) La lecture de ces textes montre clairement que Leibniz adopte sur ce sujet le point de vue du physicien et accorde une grande place agrave lrsquoacoustique en teacutemoigne son eacutechange avec Edme Mariotte agrave qui il preacutecise en aoucirct 1681 laquo Je distingue dans le son lrsquoorigine la propagation et la perception raquo (Ak III t 3 p 447-482)
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
246
entre estheacutetique de la forme et estheacutetique du sentiment que le formalisme srsquoest plus nettement
affirmeacute
Toutefois lrsquoeacutemergence de lrsquoautonomie musicale et le rejet de la musique fonctionnelle peut
conduire agrave mettre en quelque sorte entre parenthegraveses peu ou prou lrsquoexistence du public Alors
mecircme qursquoeacutetait advenue ce que Kivy nomme la laquo grande seacuteparation raquo de la seconde moitieacute du XVIIIe
siegravecle ndash crsquoest-agrave-dire lrsquoinvention du concert public1 le romantisme menait au laquo primat de lrsquoart sur la
reacutealiteacute raquo2 Aussi au XXe siegravecle nombre drsquoarguments qui par ailleurs pouvaient offrir un grand
inteacuterecirct se retrouvent affaiblis en raison de cet oubli presque complet du public dont ils eacutetaient
porteurs il en va ainsi de la position drsquoAlban Berg dans une poleacutemique lrsquoayant opposeacute agrave Hans
Pfizner3 drsquoAdorno alors qursquoil deacutenonce la musique de Stravinsky laquo comme un objet en soi raquo mais
oublie lrsquousage que le public pourrait en faire de sa propre initiative4 et peut-ecirctre tout autant de
Stravinsky lui-mecircme dans sa ceacutelegravebre assertion preacuteceacutedemment mentionneacutee
A3 CONCEPTION RHEacuteTORIQUE DE LA MUSIQUE
Qursquoen est-il des conceptions de lrsquoautonomie ou de lrsquoheacuteteacuteronomie musicales dans le cas
particulier drsquoune conception rheacutetorique de la musique Nous pouvons agrave premiegravere vue ecirctre tenteacutes
de consideacuterer la reacuteponse comme eacutevidente la rheacutetorique musicale semble pour ainsi dire par
deacutefinition relever de lrsquoheacuteteacuteronomie et mecircme agrave double titre non seulement elle se plie aux regravegles
drsquoun art du langage naturel mais elle se trouve en outre cantonneacutee agrave un rocircle drsquoillustration
drsquoeacuteveacutenements extra-musicaux (description de lieux de caractegraveres peinture drsquoeacutemotions diverses
symboles religieux ou eacutesoteacuteriques etc)
Il faut toutefois signaler que cette consideacuteration ne vaut (et en partie seulement) que si lrsquoon
srsquoen tient agrave la rheacutetorique musicale entendue au sens eacutetroit (historique) du terme mais la rheacutetorique
musicale peut se voir attribuer une porteacutee plus large Drsquoune part une approche contemporaine
pourra envisager de recourir comme bases proprement rheacutetorique aux travaux deacuteveloppeacutees en ce
domaine depuis ces derniegraveres deacutecennies Crsquoest ce qursquoenvisage Carlo Benzi
1 KIVY 2002 Chap 6 ndash Enhanced Formalism p 105 Cette notion de grande seacuteparation (great divide) joue un rocircle important dans lrsquoargumentation de Kivy durant tout ce chapitre 2 ACCAOUI 2011 p 140 3 Face agrave lrsquoacadeacutemisme et le chauvinisme de Pfizner qui entendait deacutefendre lrsquointeacutegriteacute de la musique allemande face au seacuterialisme ou au jazz Berg proposait une analyse drsquoune Recircverie de Schumann mettant en eacutevidence le rocircle essentiel des qualiteacutes formelles il entendait ainsi faire valoir que laquo la perfection formelle engendre la beauteacute qui nrsquoest pas une attente ou une envie du public mais une qualiteacute intrinsegraveque de lrsquoœuvre raquo WARSZAWSKI 2005 laquo Agrave propos de la fonction de la musique raquo 4 WARSZAWSKI 2005 laquo Lrsquoacircme et le corps raquo
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
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Si lrsquoon veut aujourdrsquohui par analogie avec le passeacute analyser le reacutepertoire contemporain dans
un sens rheacutetorique [en utilisant des figures comme lrsquoanaphore ou la paronomase] il semblera neacutecessaire
de se reacutefeacuterer aux theacuteories preacuteceacutedemment citeacutees eacutelaboreacutees pendant la deuxiegraveme moitieacute du vingtiegraveme
siegravecle1
Drsquoautre part (et cela va souvent de pair dans les conceptions actuelles) si lrsquoon adopte un
sens plus large de la notion de rheacutetorique musicale on doit alors faire place agrave lrsquoideacutee selon laquelle
le discours dans lequel se deacuteploie la rheacutetorique pourrait ecirctre un discours proprement musical ndash et
non celui du langage naturel auquel la musique serait soumise Or crsquoest bien une telle ideacutee que lrsquoon
retrouve dans de nombreuses eacutetudes contemporaines sur la rheacutetorique musicale crsquoest donc pour
ainsi dire une telle rheacutetorique laquo intra-musicale raquo qui est analyseacutee par exemple dans la revue
Musurgia2 On notera au passage que le champ drsquoinvestigation ainsi ouvert devrait conduire agrave
exposer preacuteciseacutement la conception de langage que lrsquoon accorde alors agrave la musique
On peut toutefois srsquointerroger sur la valeur pouvant ecirctre accordeacutee agrave une telle approche de
la rheacutetorique musicale Non pas au sens ougrave elle serait illeacutegitime mais au sens ougrave elle ne pourrait
concerner qursquoun auditoire finalement limiteacute celui du petit nombre des initieacutes agrave la musique pure
savante celui des personnes rompues tant aux regravegles du contrepoint qursquoaux divers laquo langages raquo
forgeacutes par les compositeurs contemporains Agrave deacutefaut drsquoune maicirctrise suffisante des regravegles de la
composition musicale lrsquoauditeur du laquo grand public raquo ne saurait en effet ecirctre concerneacute par une telle
rheacutetorique musicale (pas davantage que nous pourrions ecirctre toucheacutes par une argumentation
formuleacutee en une langue qui nous est eacutetrangegravere) Bien entendu on peut alors faire valoir en
reprenant une ideacutee avanceacutee par L B Meyer3 qursquoun auditeur non exerceacute pourrait tregraves bien ressentir
comme un affect ce qursquoun auditeur exerceacute comprendra intellectuellement comme un eacuteveacutenement
musical preacutecis (la reacutesolution drsquoune dissonance par exemple) Remarquons toutefois que cela
reviendra agrave donner creacutedit agrave lrsquoideacutee drsquoune manipulation de lrsquoauditeur4
Se posera aussi la question de savoir ce que devient le statut des eacutemotions musicales dans
un tel cas Si lrsquoauditoire concerneacute se trouve deacutetacheacute affectivement de la musique dans une attitude
contemplative le but drsquoune rheacutetorique musicale nrsquoest-il pas manqueacute Et si celui qui est susceptible
drsquoecirctre affecteacute lrsquoest alors qursquoil ne maicirctrise pas lrsquoessentiel du discours musical ne serait-il pas affecteacute
pour de mauvaises raisons ndash auquel cas le but serait eacutegalement manqueacute
1 BENZI 2005 p 111 2 Revue Musurgia 2005Voir notamment les articles de S Pasticci et C Benzi 3 MEYER 2011 p 87 4 Dans tous les cas cependant lrsquoideacutee avanceacutee par Meyer reste une hypothegravese
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
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Si nous prenons en consideacuteration lrsquoopposition entre autonomie et heacuteteacuteronomie nous en
venons donc agrave devoir distinguer entre deux options possibles une rheacutetorique laquo intra raquo musicale et
une rheacutetorique laquo extra raquo musicale Dans le premier cas nous avons affaire agrave un discours strictement
musical dans le second agrave un discours qui lui est exteacuterieur il peut srsquoagir drsquoun discours formuleacute
dans le langage naturel (lrsquoallemand le latin lrsquoitalien le franccedilais etc) qui se trouve illustreacute ou renforceacute
au moyen drsquoeacuteleacutements musicaux ce peut ecirctre aussi si nous nous placcedilons plus speacutecifiquement dans
le contexte contemporain un autre discours comme celui de la narration cineacutematographique
B QUELQUES laquo CANDIDATS raquo POSSIBLES
B1 UNE RHEacuteTORIQUE laquo INTRA-MUSICALE raquo
Dans un numeacutero consacreacute agrave la rheacutetorique musicale la revue Musurgia a preacutesenteacute une seacuterie
drsquoarticles proposant une lecture rheacutetorique de diverses œuvres posteacuterieures agrave la peacuteriode baroque
pour la musique de Haydn (en srsquoappuyant sur les travaux du Groupe micro) pour Schumann ou encore
pour Debussy (la Soireacutee dans Grenade agrave partir drsquoune lecture de Barthes) Deux articles appliquent le
mecircme genre de lecture agrave des œuvres contemporaines
Pour Suzanna Pasticci le critegravere deacutecisif consideacutereacute comme le marqueur drsquoune conception
rheacutetorique de la musique renvoie au caractegravere utilitaire propre agrave la musique fonctionnelle
un eacuteleacutement musical ne peut ecirctre consideacutereacute comme un moyen rheacutetorique que lorsqursquoil est
possible de deacutemontrer que celui-ci est utiliseacute par le compositeur pour susciter des reacuteponses preacutecises et
bien deacutetermineacutees de la part de son auditeur1
Pasticci cherche agrave rendre compte agrave travers des œuvres de Nono et Maderna de la citation
musicale selon une telle perspective
Si lrsquoauditeur parvient agrave lrsquoidentifier et agrave lrsquointerpreacuteter alors la citation assume pleinement sa
fonction rheacutetorique et apparaicirct comme un moyen rheacutetorique utile pour atteindre un effet speacutecifique et
bien deacutetermineacute2
1 PASTICCI 2005 p 103 2 Op cit p 102
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
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Benzi propose quant agrave lui de srsquoappuyer sur la seacutemiologie pour eacutelaborer un modegravele de
rheacutetorique musicale
Si lrsquoon veut eacutetendre ces principes [ceux de la rheacutetorique] au domaine musical il faut consideacuterer
ce que peut signifier lrsquolaquo intention communicative raquo dans un passage non verbal Les recherches
deacuteveloppeacutees pendant les anneacutees soixante par rapport aux mass media au cineacutema et aux images en geacuteneacuteral
preacutesentent de fortes analogies avec les theacuteories rheacutetoriques litteacuteraires1
Benzi propose alors drsquoanalyser Eacuteclats de P Boulez (le deacuteroulement de lrsquoœuvre) en termes
rheacutetoriques (anaphores paronomases) Il en vient agrave la conclusion en srsquoappuyant sur une expeacuterience
psychologique meneacutee par Iregravene Deliegravege qursquoil laquo existe mecircme dans le reacutepertoire contemporain une
rheacutetorique du discours musical particuliegraverement efficace raquo2
Mecircme srsquoils ont lrsquointeacuterecirct de porter clairement au centre du deacutebat la question laquo utilitaire raquo de
la musique ces deux articles nous semblent repreacutesentatifs drsquoun problegraveme concernant lrsquoideacutee drsquoune
rheacutetorique laquo interne raquo agrave la musique Quand bien mecircme les œuvres les plus reacutecentes qui sont
examineacutees (celles de Nono Maderna ou Boulez) pourraient ecirctre analyseacutees en termes rheacutetoriques
leur processus de creacuteation nrsquoa nullement suivi de tels principes Ces analyses a posteriori drsquoœuvres de
diverses eacutepoques3 permettent donc drsquoenvisager seulement une laquo possible raquo rheacutetorique musicale les
lectures qui sont proposeacutees demeurent des hypothegraveses aucunement des cas aveacutereacutes drsquoœuvres
eacutelaboreacutees selon lrsquoeacutequivalent contemporain de lrsquoancienne musica poetica4 Sans nous prononcer sur le
fait que drsquoautres compositeurs aient pu effectivement proceacuteder ainsi nous ne pouvons toutefois
que constater que la promotion de la rheacutetorique musicale proposeacutee dans les articles de la revue
Musurgia ne rend pas compte drsquoune musique qui soit deacutelibeacutereacutement penseacutee selon une approche
rheacutetorique
B2 LA MUSIQUE DE FILM
En revanche il est clair que dans le cas de certaines musiques laquo fonctionnelles raquo on trouvera
des similitudes avec des caracteacuteristiques propres agrave la musica poetica Il en va ainsi pour les musiques
1 BENZI 2005 p 110 Benzi qui fait notamment reacutefeacuterences aux travaux drsquoU Eco et R Barthes preacutecise que laquo Cette perspective drsquoorigine seacutemiologique permet drsquoanalyser drsquoune faccedilon similaire des œuvres appartenant agrave tous les arts en les consideacuterant comme des textes crsquoest-agrave-dire comme des tissus de signes dont lrsquoefficaciteacute rheacutetorique ne fonctionne que si la forme est clairement reconnaissable par les destinataires raquo 2 Op cit p 129 3 Nicolas Meeugraves et Jean-Pierre Bartoli ont proposeacute une analyse de la Fantaisie en reacute mineur de Mozart selon des critegraveres rheacutetoriques BARTOLI MEEUS 2010 4 Eacutetant entendu toutefois qursquoil nrsquoest pas aveacutereacute non plus que les compositeurs de lrsquoeacutepoque baroque aient eux-mecircmes systeacutematiquement baseacute leur travail de composition sur les traiteacutes de poeacutetique musicale
Jacques Favier ndash La rheacutetorique musicale et les eacutemotions
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accompagnant des productions audio-visuelles drsquoune maniegravere geacuteneacuterale (par exemple dans la
publiciteacute) La musique de film semble particuliegraverement remarquable agrave cet eacutegard on peut en effet
identifier un certain nombre de traits susceptibles de donner creacutedit agrave un tel rapprochement
B21 Multiples fonctions de la musique au cineacutema
La musique de film est appeleacutee agrave remplir diverses fonctions Aaron Copland en aurait
distingueacute cinq (laquo creacuteer une atmosphegravere souligner les eacutetats psychologiques des personnages fournir
un mastic drsquoarriegravere-fond susciter une impression de continuiteacute maintenir la tension puis y mettre
un terme raquo)1 Michel Chion souligne eacutegalement la fonction unificatrice de la musique face au flux
des images parlant drsquoun laquo englobement unifiant raquo il mentionne eacutegalement une fonction de
ponctuation 2 Levinson identifie quant agrave lui quatorze fonctions3
Mecircme si la preacutesence drsquoune narration nrsquoen caracteacuterise pas neacutecessairement toutes les œuvres
le reacutecit est un aspect majeur de lrsquoart cineacutematographique et fait lrsquoobjet drsquoune eacutetude speacutecifique dans
le cadre des analyses de film4 On y retrouve alors reacuteguliegraverement la question du rocircle de la musique
mis en regard avec un reacutecit extra-musical agrave lrsquoinstar de la rheacutetorique musicale la musique se verra
ainsi attribuer le rocircle drsquoexprimer ce que les images tout comme le texte verbal ne peuvent faire
(exprimer des eacutemotions par exemple) Cet aspect de la relation musiqueimages inciterait donc agrave
privileacutegier la compleacutementariteacute entre les deux eacuteleacutements
Je nrsquoaime pas les musiques qui expriment ce qui est eacutevident () Cela me semble inutile et
redondant La musique devrait exprimer tout ce que le texte lrsquoimage le bruitage ne peuvent pas
exprimer Elle doit intervenir comme une sorte drsquoexpression poeacutetique suppleacutementaire5
La relation entre la musique et la narration crsquoest-agrave-dire entre la musique et un discours qui
deacutetermine son eacutelaboration se trouve ainsi caracteacuteriseacutee agrave partir drsquoun concept issu de la narratologie
celui de la dieacutegegravese (ce qui fait partie de lrsquounivers du reacutecit) Michel Chion a eacutelaboreacute une terminologie
concernant la musique de film (et lrsquoaudiovisuel en geacuteneacuteral) il indique notamment les deux
principales positions que peut adopter la musique par rapport au reacutecit du film
1 Citeacute par LEVINSON p 23 2 CHION 2013 p 44-46 3 LEVINSON p 24-25 4 Voir par exemple laquo La meacutediation de lrsquohistoire raquo in JULLIER 2012 p 64-98 5 Entretien avec Vladimir COSMA in BINH MOURE SOJCHER 2014 p 44
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Dite aussi laquo musique non-dieacutegeacutetique raquo la musique de fosse est la musique perccedilue comme
eacutemanant drsquoun lieu et drsquoune source en dehors du temps et du lieu de lrsquoaction montreacutee agrave lrsquoeacutecran () [La
musique drsquoeacutecran] correspond agrave ce qursquoon appelle souvent laquo musique dieacutegeacutetique raquo eacutemanant drsquoune source
existant concregravetement dans le monde dieacutegeacutetique du film dans le preacutesent de la scegravene1
Dans lrsquoeacutelaboration de la musique de film un rocircle central est accordeacute agrave lrsquoexpression ou au
deacuteclenchement des eacutemotions par la musique Cette derniegravere toutefois ne se reacuteduit pas agrave ce but2
Ainsi tout comme chez les theacuteoriciens du XVIIe siegravecle tels Nucius ou Thuringus se distinguait la
technique proprement musicale de celle destineacutee agrave lrsquoexpression des affects du texte (et donc les
figurae principales et des figurae minus principales) la musique de film pourra intervenir soit pour des
raisons indiffeacuterentes agrave tout aspect eacutemotionnel soit pour des raisons y eacutetant eacutetroitement associeacutees
La musique pourra dans le premier cas avoir comme finaliteacute la fonction unificatrice mentionneacutee
preacuteceacutedemment ou encore laquo lrsquoembellissement ou lrsquoenrichissement du film comme objet
drsquoappreacuteciation estheacutetique raquo3 La musique pourra eacutegalement intervenir en produisant un effet soit
empathique soit laquo anempathique raquo selon que la musique semblera en harmonie ou indiffeacuterente vis-
agrave-vis de climat de la scegravene4
B22 Repreacutesentation et eacuteveil drsquoeacutemotions dans la musique de film
Nous nous retrouverons toutefois confronteacute avec la question des eacutemotions dans la
musique de film agrave une distinction souvent eacutevacueacutee et qui pourtant se trouve au cœur du deacutebat
concernant les eacutemotions musicales la distinction entre la repreacutesentation drsquoeacutemotions (qui dans le
cas drsquoun film sont par deacutefinition extra-musicales) et le deacuteclenchement de certaines eacutemotions
suivant lrsquoune ou lrsquoautre des fonctions que peut remplir la musique Ainsi parmi les quatorze
fonctions mentionneacutees par Levinson et plus preacuteciseacutement celles en lien avec les affects certaines
entrent dans le premier cas
lrsquoindication ou la reacuteveacutelation de quelque chose ayant trait agrave lrsquoeacutetat psychologique drsquoun personnage
y compris ses eacutetats eacutemotionnels ses traits de personnaliteacute () la modification ou la qualification drsquoune
caracteacuterisation psychologique drsquoun personnage comme lorsque la musique suggegravere lrsquointensiteacute de la
souffrance drsquoun personnage due agrave la perte de quelqursquoun le fait de souligner ou de corroborer lrsquoeacutetat
psychologique drsquoun personnage ()5
1 CHION 2013 p 200 2 Voir les diverses fonctions de la musique de film mentionneacutees par Copland et Levinson 3 LEVINSON 1999 p 25 Entendue en un sens rheacutetorique une telle musique a dans un tel cas pour fonction de plaire 4 CHION 2013 p 202 laquo Preacutesents avant le drame les musiques ou les bruits anempathiques se continuent pendant ou reprennent apregraves celui-ci sans en ecirctre affecteacutes comme si de rien nrsquoeacutetait raquo 5 LEVINSON 1999 p 24