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La représentation du XIXe siècle dans Châteaux de la colère d’Alessandro Baricco : conception de
l’innovation et société
Mémoire
Fabrice Métivier
Maîtrise en études littéraires
Maître ès arts (M. A.)
Québec, Canada
© Fabrice Métivier, 2018
La représentation du XIXe siècle dans Châteaux de la colère d’Alessandro Baricco : conception de
l’innovation et société
Mémoire
Fabrice Métivier
Sous la direction de :
Javier Vargas de Luna, directeur de recherche
Andrée Mercier, codirectrice de recherche
III
Résumé
En s’intéressant à la représentation du XIXe siècle véhiculée à travers Châteaux de
la colère d’Alessandro Baricco, cette étude vise à mettre en lumière le rapport de la
société du texte à l’innovation pour montrer comment l'activité de la révolution
industrielle engendre des tiraillements sociaux. Plus particulièrement, il sera
question d’analyser la quête de M. Reihl, de Pekisch et d’Hector Horeau, trois
protagonistes de l’œuvre qui désirent innover. À nos yeux, ce sont leurs quêtes,
auxquelles nous attribuons une portée symbolique et signifiante, qui révèlent de
manière plus distincte les bouleversements de la société romanesque. L’étude de
ces personnages et de certaines scènes du roman nous permettra ensuite de poser
des constats plus larges grâce auxquels nous pourrons saisir dans quelle mesure
cette représentation sociale propose une lecture critique du XIXe siècle en Occident.
IV
Table des matières
Résumé .................................................................................................................. III
Table des matières ................................................................................................. IV
Remerciements ....................................................................................................... V
Introduction.............................................................................................................. 1
Chapitre I ................................................................................................................. 7
1. L’univers romanesque de Châteaux de la colère et sa lecture du XIXe siècle ..... 7 2. Incipit et contexte sociohistorique ...................................................................... 11
2.1. Arold et le rapport au temps ..................................................................... 12
3. Contradiction et particularité du contexte sociohistorique de Châteaux de la colère. ................................................................................................................... 15
3.1. Régimes d’historicité et interférences ...................................................... 17
Chapitre II .............................................................................................................. 20
1. M. Reihl : entre la prédiction et l’inconnu ........................................................... 20 2. Le portrait du bourgeois de Quinnipak .............................................................. 21 3. Le programme narratif de M. Reihl : sa fascination pour le train ....................... 23
3.1. Entre fantasmagorie et utilitarisme........................................................... 28
3.2. Le destin tragique de M. Reihl ................................................................. 32
3.3. Les ruines de l'avenir ............................................................................... 34
4. La notion de vitesse : la fin du XXe siècle en regard du XIXe siècle ................... 38
Chapitre III ............................................................................................................. 40
1. Pekisch, scientifique, musicien et chef d’orchestre ........................................... 40 2. Pekisch et sa relation paradoxale aux sciences ................................................ 42
2.1. L’expérimentation du logophore ............................................................... 43
2.2. La créativité comme abolition de la frontière entre art et science ............ 46
3. Pekisch et son obsession pour la juxtaposition ................................................. 50 4. Penht et Pekisch : entre marginalité et normalité .............................................. 54 5. Pekisch et Reihl en regard des idéaux de la mondialisation ............................. 59 Chapitre IV ............................................................................................................ 64
1. Hector Horeau et l’utopie du verre : l’architecte visionnaire .............................. 64 2. L’architecture de verre et son contexte sociotechnique ..................................... 67 3. Le Crystal Palace et la dualité de l’art et de l’industrie ...................................... 70 4. Les ruines prospectives du Crystal Palace ou la fin d’un rêve ........................... 75 Conclusion............................................................................................................. 80
BIBLIOGRAPHIE ................................................................................................... 88
V
Remerciements
Mes premiers remerciements vont aux deux magnifiques personnes qui ont dirigé
cette recherche. Je remercie d’abord Javier Vargas de Luna pour sa présence
réconfortante et son calme rassurant. Je remercie ensuite Andrée Mercier pour son
soutien indéfectible et sa rigueur légendaire.
Mes autres remerciements vont à Anne-Sophie et David, mes compagnons
littéraires avec lesquels j’ai vécu cette expérience de près. Je remercie le gros
Joseph, mon éternel compagnon, grâce à qui la rédaction de ce mémoire m’a paru
être une activité amicale comme une autre. Merci également à ma mère de m’avoir
transmis le plaisir de la lecture.
Mon dernier remerciement va à la personne sans qui ce mémoire n’existerait tout
simplement pas. Merci à Audrey, la femme de ma vie, qui ne cesse de m’encourager
et de croire en moi.
1
Introduction
Paru en français aux éditions Albin Michel1 en 1995, Châteaux de la colère est le
premier roman de l’auteur italien Alessandro Baricco. Il a comme cadre diégétique
le contexte socioculturel de l’Europe au XIXe siècle. En peignant la vie de
personnages confrontés à la révolution industrielle, l’écrivain s’intéresse à des
dynamiques sociales dont on retrouve des échos dans deux de ses essais : L’âme
de Hegel et la vache du Wisconsin ainsi que Les barbares. Dans ces différents
textes, Baricco entreprend de saisir dans quelle mesure le contexte particulier du
XIXe siècle entraine de profondes mutations dans le monde occidental2. Châteaux
de la colère met en scène une époque marquée par un processus de transformation
technique, où la société est fascinée par l’idéologie du progrès. Baricco se sert du
matériau de la fiction pour offrir une représentation et une lecture du XIXe siècle.
Loin d’être objective, cette représentation propose des personnages et des
évènements très souvent empreints d’une absurdité étonnante, quoique non
dépourvus d’une dimension référentielle.
En nous intéressant à la société textuelle3 de Châteaux de la colère, nous désirons
vérifier l’hypothèse suivante : la représentation du XIXe siècle qui émerge du roman
exprimerait les tiraillements d’une société confrontée au processus de
transformation technique majeure découlant de l’activité de la révolution industrielle.
Prenons l’exemple du train. Son invention occupe une place centrale dans l’univers
du roman. En effet, le train entraine une expérience inédite du temps et de l’espace
en raison de la vitesse à laquelle il permet de se déplacer. Ce nouveau rapport au
temps et à l’espace ne va toutefois pas de soi, comme le montre la trajectoire de
certains personnages. Nous nous intéressons donc au rapport entre la société et
l’innovation en nous attardant plus particulièrement à la quête des trois personnages
– M. Reihl, Pekisch et Hector Horeau – qui éprouvent tous trois le désir de participer
1 Le roman fut publié chez Rizzoli, en 1991, sous le titre original Castelli di rabbia. Pour le présent mémoire, nous utiliserons la traduction de Françoise Brun parue dans l’édition de 1995. 2 Bien évidemment, les réflexions de Baricco débordent largement la spécificité du XIXe siècle, et ce, plus particulièrement dans Les barbares. Dans cet essai, c’est bien avec le désir de comprendre la société contemporaine qu’il étudie le XIXe siècle. 3 Nous entendons par société textuelle ce que Claude Duchet propose d’appeler socialité du texte. Il s’agit ainsi de ne pas confondre la société fictive que la lecture donne à voir avec la société réelle référentielle.
2
à l’innovation4. Leurs actions et leurs pensées souvent insolites et curieuses
manifesteraient un rapport quelque peu décalé au monde, dont la portée
métonymique et signifiante produit une lecture critique du XIXe siècle.
Les études et la critique de Châteaux de la colère5
L’ensemble des études qui concernent Châteaux de la colère n’est pas très
imposant. Bien que plusieurs articles scientifiques aient sondé l’œuvre de Baricco,
rares sont ceux qui analysent exclusivement le premier roman de l’auteur. D’ailleurs,
le recensement des travaux montre que ce sont davantage Soie, Océan mer et
Novecento pianiste qui ont sollicité l’attention des critiques. Cela dit, un article de
Jean-François Chassay6 attire particulièrement notre attention puisque dans les
passages qui concernent le roman de Baricco, Chassay analyse l’imaginaire de la
voix en fonction du contexte sociohistorique du XIXe siècle. L’étude de Chassay
s’intéresse notamment à Pekisch, l’un des trois protagonistes du roman, qui tente
par toutes sortes de moyens saugrenus d’arriver à faire circuler le son dans un
cylindre de quelques centaines de mètres. Selon Chassay, il serait possible de voir
à travers l’entreprise du protagoniste les premières expérimentations techniques
sociales du téléphone au XIXe siècle. Aussi l’étude de Chassay est-elle pour nous
une source d’inspiration puisque notre propre recherche désire dégager un
imaginaire du progrès technique et des bouleversements sociaux pour ainsi
interroger la représentation du XIXe siècle qu’offre Baricco dans son roman.
Toutefois, il nous intéresse moins de trouver des explications au rapport insolite des
personnages face à l’innovation en nous basant sur le contexte sociotechnique
référentiel de l’époque. Nous désirons plutôt analyser la fiction pour constater dans
quelle mesure elle installe une distance critique par rapport à son référent réel.
Une seule étude s’est concentrée sur l’analyse exclusive de Châteaux de la colère.
Il s’agit du mémoire d’Odette Fortin7 dans lequel celle-ci analyse la relation étroite
qui lie espace et écriture. Le mémoire porte autant sur les procédés d’écriture de
4 Ils se montrent toutefois incapables de s’accommoder au monde dans lequel ils vivent. 5 Il est important de mentionner ici que nous avons exclu les études écrites en italien, faute de maîtriser cette langue. 6 Jean-François Chassay, « Quand la voix tient à un fil », dans Études françaises, 2003, vol. XXXIX, n°1 (2003), p. 81-97. 7 « Châteaux de la colère d’Alessandro Baricco : pratiques topographiques inédites de la modernité », mémoire de maîtrise en études littéraires, Montréal, UQÀM, 2004, 128 f.
3
Baricco que sur les représentations spatiales importantes du roman. Ce mémoire
est particulièrement intéressant pour notre étude puisque l’exploration des espaces8
que l’écrivain propose dans son roman se révèle inséparable du contexte
sociohistorique du XIXe siècle. Selon Fortin, si le rapport à l’espace est si ambigu
dans le roman, ce serait notamment en raison du climat de révolution industrielle qui
ne cesse de renouveler le rapport à la réalité, et donc à l’espace. Comme notre
projet de recherche s’inscrit à plusieurs égards dans la même perspective que ce
mémoire, certaines de nos réflexions découleront directement de celles de Fortin.
D’autres travaux se sont arrêtés à l’œuvre romanesque de Baricco. Or, rares sont
ceux qui ont proposé une analyse approfondie de la société du texte. Nous devons
toutefois mentionner l’article d’Elisabetta Tarantino, « Sailing off the Adel :
Alessandro Baricco’s Metaliterary Trilogy (part 1)9 », qui porte sur les trois premiers
romans de Baricco et qui jette un éclairage intéressant sur chacun des protagonistes
de Châteaux de la colère. Dans cet article, Tarantino montre notamment que
certains personnages de Châteaux de la colère comme Pekisch et Penht sont
marginaux et qu’ils entretiennent un rapport à la réalité qui rappelle celui de l’artiste
romantique. Quoique nous développions des idées différentes dans notre mémoire,
cette étude minutieuse de la relation des personnages à leur réalité a inspiré notre
propre démarche.
À l’aune de ce bref survol, ce sont les travaux de Fortin et de Chassay qui se révèlent
les plus pertinents pour notre étude. Puisqu’ils accordent une attention toute
particulière au contexte sociohistorique de Châteaux de la colère, notre mémoire
s’inscrira dans la continuité de leurs réflexions. Si certaines de leurs idées nous
seront d’une aide précieuse, nous aurons néanmoins l’occasion d’explorer des
aspects du roman que ceux-ci ont délaissés ou peu approfondis étant donné que
leur perspective ne visait pas la dynamique sociale au cœur de la fiction. Nous
aurons ainsi l’occasion de nous aventurer sur des avenues encore peu défrichées.
8 Il s’agit autant des différentes représentations spatiales dans lesquelles évolue la diégèse que l’espace de l’écriture lui-même. 9 Elisabetta Tarantino, « Sailing off on the Adel : Alessandro Baricco’s Metaliterary Trilogy (part 1) », dans Romance Studies, vol. XXV, n°3 (juillet 2007), p. 241-255.
4
En outre, nous avons le désir de comprendre dans quelle mesure le portrait social
du XIXe siècle de Baricco renvoie à sa propre époque. Autrement dit, nous
chercherons à voir dans quelle mesure l’écrivain fonde sa vision du XIXe siècle moins
sur des faits historiques que sur une vision du progrès technique plus communément
admise à notre époque.
Approche théorique et méthodologie
Afin d’étudier l’inscription du social dans Châteaux de la colère, nous utiliserons la
sociocritique. Les réflexions qui guideront notre recherche seront majoritairement
empruntées à Claude Duchet10 et à Pierre Popovic, ces deux importants théoriciens
qui ont contribué à poser les fondements de cette approche critique. Comme la
sociocritique se distingue de la sociologie de la littérature en ce qu’elle ne tient pas
compte des conditions sociologiques11 externes à l’œuvre étudiée, nous pourrons et
devrons envisager la société de Châteaux de la colère en tant que construction
sociale autosuffisante. Nous étudierons ainsi ce que Duchet nomme la socialité du
roman, soit, d’une part, les référents réels auprès desquels la société trouve ses
ancrages et, d’autre part, les indices sociaux à travers lesquels le roman s’affirme
lui-même comme société12.
Cette étude se divisera en 4 chapitres. Le premier chapitre servira à jeter les assises
du contexte sociohistorique particulières du roman. Il sera question dans ce chapitre
de montrer en quoi l’époque du roman représente un moment où le foisonnement
de nouvelles technologies vient bousculer le rapport de la société à sa réalité. Afin
de mieux cerner la spécificité de l’époque, nous ferons appel à des réflexions de
Reinhart Koselleck et de François Hartog. La notion de régime d’historicité,
développée par Hartog à partir des travaux de Koselleck, permettra entre autres
d’éclairer l’étrange expérience temporelle à laquelle se livre la société du texte. Dans
les trois autres chapitres, nous nous intéresserons à la trajectoire respective des
trois protagonistes du roman : M. Reihl, Pekisch et Hector Horeau. Afin de cerner la
10 À qui nous devons le terme sociocritique. 11 Comme le formule Pierre Popovic, la sociocritique « […] ne s'occupe ni de la mise en marché du texte ou du livre, ni des conditions du processus de création, ni de la biographie de l'auteur, ni de la réception des œuvres littéraires. » « La sociocritique. Définition, histoire, concepts, voies d’avenir », dans Pratiques, n°151-152 (2011), p. 8. 12 Claude Duchet, « Une écriture de la socialité », dans Poétique, vol. IV, n° 16 (1973), p. 449.
5
portée critique qui se dégage de leur rapport à l’innovation, nous utiliserons quelques
notions et principes d’analyse proposés par Vincent Jouve dans son ouvrage
Poétique des valeurs.
Puisque le but de ce mémoire est de distinguer la représentation du XIXe siècle qui
découle de la trajectoire des trois protagonistes aux prises chacun avec l’innovation
technologique, nous devons inévitablement convoquer la notion de modernité. Or, il
est parfois difficile de donner une définition à ce terme qui, comme le souligne Pierre
Nepveu, est si galvaudé et « […] si dilué qu’il finit par désigner tout ce qui n’est pas
[…] rétrograde13 ». Bien que nous acceptions la conception d’Octavio Paz selon
laquelle la modernité se veut « une tradition de la rupture », nous renverrons, dans
ce mémoire, à une modernité aux ancrages historiques plus spécifiques14. Comme
l’histoire du roman se déroule au XIXe siècle, c’est bien à la modernité de cette
époque dont il sera question. Selon plusieurs historiens dont Hartog et Koselleck, la
Révolution française de 1789 a orchestré dans son sillage de profonds
bouleversements sociaux à travers lesquels est née une volonté de rupture face à
la tradition. Cette mentalité de la rupture ne cessera d’évoluer au cours du XIXe
siècle. Dans le cadre de notre recherche, nous considérons notamment la modernité
comme un mode de vie influencé par les bouleversements résultant des avancées
techniques et scientifiques de la révolution industrielle. Comme le soutient Jean
Braudillard en définissant ce concept, « [l]e progrès continuel des sciences et des
techniques, la division rationnelle du travail industriel introduisent dans la vie sociale
une dimension de changement permanent, de déstructuration des mœurs et de la
culture traditionnelle15 ». Au final, le concept de modernité auquel nous ferons appel
est lié au choc créé par le mode de vie inédit qu’institue la révolution industrielle.
Ainsi, il s’agit non pas d’une modernité qui peut surgir à toutes époques, mais d’une
modernité intrinsèquement liée à la révolution industrielle.
13 Pierre Nepveu, « V.6 BJ/NBJ : difficile modernité » dans Voix et images, vol XX, n°2, 1985, p. 159. 14 Évidemment, nous ne considérons pas la modernité comme un simple concept historique. 15 Jean Braudillard, « Modernité », dans Raymond Aron [dir.], Encyclopaedia universalis : tome XI, Migrations-Œdipe, France, Encyclopaedia Universalis France, 1968, p. 139-140.
6
Mentionnons, en dernière instance, que notre analyse du XIXe siècle s’inscrit dans
la foulée des réflexions du collectif Le XIXe siècle au miroir du XXe16. Cet ouvrage
s’intéresse à montrer comment les écrivains du XXe siècle, en explorant le XIXe
siècle, arrivent à traiter de leur propre époque. Dans le cadre de ce mémoire, il
s’agira plus particulièrement de constater comment la lecture du XIXe siècle que
propose Châteaux de la colère reconstitue cette époque à partir de préoccupations
propres au XXe siècle, soit l’époque de rédaction de l’auteur.
16 Alain Corbin et al., Le XIXe siècle au miroir du XXe, Paris, Klincksieck, 2002, 311 p.
7
Chapitre I
1. L’univers romanesque de Châteaux de la colère et sa lecture du XIXe siècle
L’histoire de Châteaux de la colère se situe approximativement dans la deuxième
moitié du XIXe siècle, soit quelque peu après le boom ferroviaire des années 1840
et un peu avant l’invention du téléphone par Alexander Graham Bell en 1876. C’est
à Quinnipak, une petite ville fictive située en Europe, que prennent place les
principales actions de la diégèse. Dans ce microcosme se côtoient nombre de
personnages aux allures et aux raisonnements parfois loufoques dont quelques-uns
représentent pourtant des figures emblématiques du XIXe siècle. C’est notamment
le cas des trois protagonistes. Que ce soit M. Reihl, l’homme d’affaires à la volonté
sans limites, Pekisch, l’inventeur et compositeur obsédé par la transmission des
sons, ou bien Hector Horeau, l’architecte visionnaire qui rêve à des villes de verre,
tous se révèlent être des emblèmes d’une époque marquée par la révolution
industrielle et par l’avènement de la modernité. Dans ce roman le lecteur suit donc
la vie des habitants de Quinnipak plus particulièrement à travers les aléas qui
forment les trajectoires des trois protagonistes. Leur quête, nous le verrons, est
inextricablement liée au contexte particulier du XIXe siècle. Comme ces
personnages entretiennent une fascination pour l’innovation, qu’elle soit d’ordre
technique ou d’ordre idéologique, les motivations qui stimulent leur quête découlent
directement du contexte sociohistorique dans lequel ils vivent.
Baricco tend à créer des récits fictionnels à partir de données historiques précises
dans l’ensemble de ses œuvres. Il écrit d’ailleurs à la fin de son roman Cette histoire-
là17 :
C’est peut-être le moment de préciser, pour les plus curieux, que dans ce livre – comme dans tous mes livres, d’ailleurs – les informations historiques sont presque toujours exactes, ou du moins voudraient l’être, mais cohabitent avec des variations imaginaires qu’il m’a plu de semer ici ou là. Par exemple, l’histoire de l’Itala est essentiellement fidèle à la réalité, mais M. Gardini a fini par devenir la synthèse de nombreux pionniers différents, et donc un personnage imaginaire18.
17 Roman paru en 2005 en Italie et en 2007 chez Gallimard. 18 Alessandro Baricco, Cette histoire-là, Paris, Gallimard (coll. Folio), 2007, p. 343.
8
À nos yeux, il en est de M. Gardini comme pour les trois protagonistes de Châteaux
de la colère : bien que parfaitement fictionnels, ceux-ci sont des synthèses
imaginaires de figures historiques réelles. Par exemple, le désir intarissable de
Pekisch à vouloir dépasser le matériau musical19 rappelle une attitude propre aux
compositeurs du courant avant-gardiste de la nouvelle musique au XIXe et au XXe
siècle. Nous pouvons nommer Arnold Schönberg comme figure de proue de ce
courant, lui qui inventa le dodécaphonisme, une technique de composition musicale
qui faisait fi des conventions propres au système tonal. De plus, certaines
expérimentations musicales farfelues de Pekisch ne sont pas sans rappeler celles
d’un dénommé Charles Ives, un compositeur américain connu pour ses créations
des plus iconoclastes. Pekisch, tout comme M. Gardini, se présente comme la
juxtaposition de diverses figures de compositeurs avant-gardistes de la fin du XIXe
siècle.
Le troisième protagoniste de l’histoire, Hector Horeau, constitue un cas à part
puisqu’un architecte dénommé Hector Horeau a bel et bien existé au XIXe siècle.
Tout comme le personnage de Baricco, Horeau est un architecte d’origine française
qui se consacre à l’architecture de verre. Il est notamment reconnu pour avoir été le
finaliste du concours d’architecture de la première Exposition universelle en 1851,
auquel il a soumis les croquis d’un bâtiment de verre qu’il a nommé le Crystal Palace,
évènement qui figure dans l’univers du roman.
Si M. Reihl et Pekisch représentent chacun une synthèse de divers référents
historiques, Hector Horeau, quant à lui, possède un référent précis. Cependant, bien
que le roman mette en scène des actions importantes d’une figure historique,
lesquelles sont vérifiables, la fiction s’immisce dans ce personnage, créant un
mélange entre l’invention et le vrai. Il serait en ce sens réducteur d’attribuer au
troisième protagoniste l’unique référent d’Hector Horeau20 puisqu’en existant dans
le monde textuel du roman, ce dernier est dès lors soumis aux fabulations de
Baricco. Sans lui attribuer l’étiquette de roman historique, Châteaux de la colère se
19 Soit élaborer des techniques toujours plus innovatrices afin de renouveler le rapport à la composition musicale. 20 Il en va de même pour le bâtiment du Crystal Palace. Celui représenté dans le roman appartient au roman et il est évidemment réactualisé selon la volonté de l’auteur.
9
présente à nos yeux comme un texte hybride, c’est-à-dire un texte qui incorpore des
faits réels vérifiables à même le monde de la diégèse, laquelle s’offre comme une
élaboration possible du XIXe siècle. Comme nous l’avons mentionné, les actions de
Reihl et de Pekisch, sans qu’elles ne puissent être associées à des faits réels précis,
renvoient néanmoins à une synthèse de données historiques vérifiables, à laquelle
se collent les fabulations de l’auteur. Cela dit, loin de nous l’intention de distinguer
les frontières entre le référentiel et le fictionnel et d’attribuer à ces deux pôles un
ordre hiérarchique. Un pareil exercice serait une entreprise fastidieuse face à la
variété des référents convoqués21. C’est davantage le XIXe siècle de Baricco qui
nous intéresse. Nos pensées se rallient en ce sens à celles de Marie-Laure Ryan
qui, en se questionnant sur les frontières de la fiction, suggère une idée qui nous
paraît décrire la particularité de l’univers de Châteaux de la colère :
Dans un modèle continu, […] la lecture de la fiction diffère de celle du discours référentiel par l'importance accordée à la valeur informative du texte. Je regarde les textes du pôle fictionnel comme pure invention, mais je présume que les textes référentiels sont « à croire », même s'ils ne me convainquent pas toujours de leur véracité. Entre les deux pôles, il y a toute la zone grise des textes que je crois particulièrement, non pas parce que je n'ai pas confiance en l'auteur, mais parce que ces textes me sont offerts comme un mélange de vérité et d'invention. C'est précisément parce qu'ils combinent les attraits de la fiction et du document que je suis attirée par des genres tels que le Nouveau Journalisme, les vies romancées et les romans historiques. Je lis ces textes parce que « c'est vrai », mais ils me procurent un tableau infiniment plus vivant d'un certain milieu que ne le permettrait un texte d'historiographie classique soumis aux normes du vérifiable22.
Châteaux de la colère se présente ainsi comme « un mélange de vérité et
d’inventions ». Il crée un XIXe siècle « vivant » face auquel le lecteur peut adopter
deux attitudes comme le précise Ryan :
La lecture d'un texte hybride – ou la lecture hybride d'un texte – ne consiste donc pas en un degré faible de croyance, mais en une alternance entre une attitude immersive, par laquelle le lecteur trouve son plaisir dans la contemplation du monde textuel, et une attitude évaluative, par laquelle il compare ce monde à sa représentation privée du monde réel, et enrichit cette représentation par l'information qu'il extrait du texte. Le lecteur pourrait à la limite adopter ces deux attitudes en une succession si rapide qu'elles finiraient par se confondre23.
21 Lire l’article suivant pour saisir l’ampleur des différents postulats : Marie-Laure Ryan, « Frontière de la fiction : digitale ou analogique ? », dans Frontières de la fiction, Québec, Nota bene, 2002, p. 17-41. 22 Marie-Claude Ryan, op cit., p. 31-32. 23 Ibid., p. 34.
10
C’est dans cette perspective que nous traiterons la représentation du XIXe siècle, à
la rencontre d’une attitude immersive et d’une attitude évaluative. Nous adopterons
ainsi le même point de vue à l’égard d’Hector Horeau qu’à celui de Reihl ou de
Pekisch.
Cela dit, si les protagonistes trouvent de multiples référents à l’extérieur de la réalité
fictionnelle, qu’en est-il de la ville dans laquelle ils évoluent ? Où se situe exactement
Quinnipak? Difficile de formuler une réponse plus précise que : quelque part en
Europe aux côtés de grandes villes réelles de France et d’Angleterre. Lorsque les
personnages quittent leur petite ville isolée, c’est toujours pour aller vers des
endroits qui existent dans – notre – la réalité. Cependant, les repères géographiques
de Quinnipak, eux, demeurent sans cesse flous, rendant ainsi impossible
l’association de la petite ville à un référent réel. Néanmoins, un peu à l’image des
protagonistes qui y vivent, Quinnipak ne serait à nos yeux qu’une synthèse
d’éléments réels, plus exactement des villes occidentales. Possédant ainsi une
portée allégorique, il symboliserait non pas un endroit, mais une pluralité d’endroits.
Le microcosme reflèterait en fait le macrocosme de l’Occident au XIXe siècle. Nous
pouvons donc considérer Quinnipak comme une sorte de laboratoire social grâce
auquel Baricco approfondit la relation entre une société et le contexte
sociohistorique particulier du XIXe siècle. Comme nous le verrons, quelques-uns des
personnages qui y circulent deviennent des agents signifiants qui participent à créer
le regard particulier que l’auteur pose sur cette époque, marquée par les
développements de la révolution industrielle et par l’avènement de la modernité.
Dans Châteaux de la colère, Baricco offre une représentation du XIXe siècle, certes,
mais celle-ci ne cherche pas à se donner comme une version fidèle et objective de
la réalité. Certains détails diégétiques sont parfois si exagérés et si loufoques24 qu’ils
en viennent à créer un effet d’étrangisation25. La population de Quinnipak à elle
24 Par exemple, comme les habitants de Quinnipak ne sont jamais entrés dans un train, ils essaient de trouver une explication au fonctionnement de cette invention en émettant des hypothèses. L’une d’entre elle, qui occupe longuement la conversation, est d’avancer qu’entrer dans un train, c’est comme aller au théâtre puisqu’il faut un billet. 25 Nous empruntons ce terme au théoricien Victor Chklovski qui montre dans son ouvrage, L’art comme procédé, comment l’art permet d’extraire les objets des perceptions automatiques. Le procédé d’étrangisation permet ainsi de faire voir un objet comme s’il était vu pour la première fois. L’art parvient donc à créer une « vision » de l’objet et non une « ré-indentification ». Victor Chklovski, L’art comme procédé, Paris, Allia, 2008, 49 p.
11
seule est si farfelue qu’elle empêche toute association entre le roman et une
esthétique dite réaliste. En fait, Châteaux de la colère propose sa propre lecture du
XIXe siècle en s’attardant à des aspects particuliers de cette époque, comme la
vitesse, la créativité et, bien sûr, le progrès. De par le regard particulier qu’elle pose,
l’œuvre invite son lecteur à revoir sa conception de la révolution industrielle et de la
modernité. Les particularités de cette relecture produisent évidemment des
significations et, plus intimement, un portrait social de l’époque plutôt inédit. Nous
tenterons d’en dresser les traits les plus significatifs. En outre, puisque Baricco écrit
Châteaux de la colère à la fin du XXe siècle, il pose un regard contemporain sur le
passé, donnant parfois l’occasion de voir apparaître derrière ce XIXe siècle des
enjeux qui sont ceux du XXe siècle. Se révèle en effet dans cette relecture du passé,
une lecture du temps présent. Nous nous attarderons plus longuement à cette idée
lors de l’analyse des trois protagonistes.
2. Incipit et contexte sociohistorique
Châteaux de la colère est le type de roman qui affiche une dimension absurde et
farfelue qui a parfois pour incidence de dissimuler une partie de sa richesse
sémantique. Derrière l’aspect amusant, voire léger du roman se cache en effet un
regard critique sur le XIXe siècle et sur l’idéologie du progrès qui y est associée.
C’est notamment par les tiraillements que vit la société du texte que Baricco exprime
une perception de l’époque. L’incipit du roman reflète bien l’esthétique de l’ensemble
de l’œuvre en présentant une conversation ampoulée et comique qui ne semble
mener nulle part, mais qui comporte néanmoins son lot de significations. En
procédant à l’analyse, plus précisément de la conversation entre Arold et Brath, deux
personnages secondaires, nous verrons comment Baricco présente le rapport au
temps. Ce faisant, nous serons à même d’observer que ce rapport au temps découle
plus largement du paradigme socioculturel propre à la révolution industrielle.
12
2.1. Arold et le rapport au temps
L’histoire est l’objet d’une construction dont le lieu n’est pas le temps homogène et vide, mais le temps saturé d’ « à-présent ».
Walter Benjamin26
L’incipit27 de Châteaux de la colère débute abruptement par la conversation entre
deux personnages, Arold et Brath, dont les prénoms sont précisés au fil du dialogue :
- Alors, y a personne ici?...BRATH!...Bon Dieu, y sont tous devenus sourds là-dedans…
BRATH!... - Crie pas, tu vas t’faire mal à crier comme ça, Arold.
- Où diable étais-tu fourré… ça fait une heure que j’suis là à…
- Ton cabriolet il part en morceaux, Arold, tu devrais pas circuler avec…
- Laisse donc mon cabriolet et prends plutôt ce truc, là…
- Qu’est-ce que c’est?
- J’en sais rien ce que c’est, Brath…comment je peux savoir moi… c’est un paquet, un paquet pour madame Reihl…
- Pour madame Reihl?
- Il est arrivé hier soir… Il a l’air de venir de loin…
- Un paquet pour madame Reihl…
- Bon, tu le prends oui Brath? Je dois retourner à Quinnipak avant midi…
- Okay, Arold.
- Pour madame Reihl, oublie pas…
- Pour madame Reihl.
- C’est bien…fais pas de conneries, Brath… et viens te montrer en ville de temps en temps, tu finiras par pourrir, à toujours rester là…
- T’as un cabriolet qui fait honte à voir, Arold…
- À un de ces jours, okay? Allez hue, mon mignon, hue… À un de ces jours, okay? Allez hue, mon mignon, hue… À un de ces jours, Brath28 !
26 « Sur le concept d’histoire », dans Œuvres III, Paris, Gallimard (coll. Folio/Essais) 2000, p. 439 27 À nos yeux, l’incipit de Châteaux de la colère représente le premier dialogue du roman, lequel se déploie sur un peu plus d’une page. 28 Alessandro Baricco, Châteaux de la colère, Paris, Gallimard (coll. Folio), 1995, p. 15-16. Désormais, les renvois à cette œuvre seront signalés dans le corps du texte par le simple numéro de page mis entre parenthèses.
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C’est donc sur cette conversation que s’amorce le trajet du paquet qui passera entre
plusieurs mains pour finalement arriver à sa destinatrice : madame Reihl. Cette
transmission du colis et du message qui l’accompagne est à l’image du récit qui
conduit le lecteur vers la relation amoureuse qui unit madame et monsieur Reihl,
deux personnages fort importants de la diégèse. Cela dit, nous disions ci-dessus
que l’incipit mettait de l’avant la présence de la révolution industrielle. Voyons voir
ce qu’il en est.
Ce qui frappe d’emblée, dans ce dialogue non contextualisé, c’est le caractère
désordonné des échanges : Arold, irrité par une attente indésirable, doit confier une
responsabilité à Brath. Or, ce dernier, plutôt insensible à l’irritation de son
interlocuteur, semble davantage préoccupé par l’état du cabriolet que par l’objet
effectif de leur rencontre. En ce sens, d’un côté Arold est préoccupé par le temps
qui file et, de l’autre, Brath est préoccupé par le piètre état du cabriolet de son
interlocuteur. L’anecdote n’est pas anodine. Elle donne le ton à un roman qui fera
de l’évolution de la perception du temps l’un de ses enjeux.
Cet enjeu est en fait lié de près à une innovation technique emblématique de
l’époque, laquelle est au centre du récit : le train. L’histoire du roman se déroule peu
après les premiers développements du transport ferroviaire et on y verra mise en
scène à quelques reprises l’impact de l’arrivée de cette technologie sur la société.
C’est le cas un peu plus loin dans le récit, quand Reihl veut annoncer à sa femme,
Jun, l’objet de son tout dernier achat : une locomotive portant le nom d’Élizabeth.
Une importante digression narrative se déploie alors, éloignant le lecteur de la
diégèse de Châteaux de la colère pour lui proposer un récit historique inusité.
S’étalant sur plus de 20 pages, cette digression relate la grande aventure de l’arrivée
du train en Angleterre qui, on le constate, est en rapport étroit avec la préoccupation
d’Arold pour la précision du temps et les développements du transport ferroviaire.
Comme le dit la narratrice29 au sujet du train :
En lui-même, ça n’aurait pas été grand-chose, le train, ce n’était après tout qu’une machine…mais c’est ça qui est génial : cette machine produisait, ce n’était pas une force
29 Il est particulièrement pertinent de signaler que le narrateur du roman est une femme. Cette information est cependant gardée secrète jusqu’au tout dernier chapitre de l’œuvre. Nous analyserons ce trait narratif ultérieurement.
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mais quelque chose dont on n’avait encore qu’une vague idée, quelque chose qui n’y était pas avant : la vitesse. (82)
C’est en effet la notion de vitesse qui permet au train d’être un moyen de transport
révolutionnaire en apportant la possibilité pour le passager d'expérimenter un
nouveau rapport au monde : « […] le plaisir lancinant de dévorer des images à une
cadence surhumaine30 ». Grâce à sa vitesse, le train peut dévorer l’espace en un
laps de temps inédit, ayant comme résultat de donner l’impression de raccourcir les
distances géographiques. Aux yeux de l’historien Jean-Pierre Rioux, grâce à
l'arrivée du train au XIXe siècle, « […] l’espace rétrécit, les idées nouvelles circulent,
les mentalités évoluent, la ville pénètre les campagnes31. »
La digression de la narratrice fait voir l’avancée technologique que constitue le train,
mais plus encore l’opposition entre deux modes d’appréciation du temps que son
arrivée va encourager :
Et voyager de là à là c’était alors quelque chose de si lent, et de si bringuebalant, et de si aventureux, que le temps de toute façon s’y perdait sans que personne ne songe à lui opposer de résistance. Ce qui résistait, c’était quelques différences générales – l’aube, le crépuscule – tout le reste n’était qu’instants brassés dans une seule et même grande bouillie d’instants. Avant ou après, on arrivait, c’est tout. Mais le train… Le train lui, il était exact […]. (81)
Mesuré en journée ou selon le déplacement des astres, le périple des voyageurs
relève, avant la venue du train, d’une temporalité plus approximative : « Avant ou
après, on arrivait, c’est tout. Mais le train…Le train lui, il était exact ». (81) Le train
permet de si rapides déplacements que quelques minutes de plus ou de moins se
mettent à compter32 : « S’il y avait sept minutes de différence entre l’heure d’ici et
l’heure de là-bas, [la vitesse] les rendait visibles… pesantes….», (81) d’où la
nécessité nouvelle d’ajuster les horloges des gares.
En mettant de l’avant le rapport d’Arold au temps, l’incipit de Châteaux de la colère
envoie donc implicitement à la révolution industrielle et à certains de ses effets. Au-
delà de son souci de ponctualité, Arold incarne le paradigme de l’époque industrielle
30 Jacques Attali, Histoires du temps, Paris, Fayard, 1982, p. 88. 31Jean-Pierre Rioux, La révolution industrielle : 1780-1880, Paris, Seuil, 1971, p. 81. 32 À ce sujet, l’imaginaire lié à l’arrivée du train dans le monde occidental a inspiré nombre d’œuvres de fiction. Nous n’avons qu’à penser à Phileas Fogg, dans Le tour du monde en 80 jours, pour qui la locomotive ne sert qu’à parcourir des distances géographiques le plus rapidement possible. Ce personnage, dès les premières lignes du roman, est lui aussi obnubilé par la précision du temps.
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et d’un nouveau rapport au temps et, bien sûr, à l’espace. D'ailleurs, en
s'interrogeant sur l'histoire des différentes mesures du temps, Jacques Attali montre
qu'avec l'avènement de l'ère industrielle, « [l]e temps devient de l’argent ; sa
précision suppose la quantité, qui exige la vitesse ; gagner du temps, c'est produire
plus par unité de temps33 ». Face au souci de productivité lié aux développements
des industries, le temps, dans toute sa précision, devient au XIXe siècle un outil qui
permet d’assurer de meilleurs rendements. Dans cette perspective, en présentant,
dès les premières lignes de son roman, un personnage interpelé par le temps qui
file, Baricco illustre d’emblée que les habitants de Quinnipak – du moins Arold pour
ce qui est du passage qui nous occupe – subissent l’onde de choc de la révolution
industrielle. Cette onde se traduit notamment par cette émergence d'un rapport
nouveau à l'espace et, plus précisément, au temps.
3. Contradiction et particularité du contexte sociohistorique de Châteaux de la
colère.
J’écrivais l’histoire ancienne, et l’histoire moderne frappait à ma porte.
Chateaubriand34
Aux dires de la narratrice – et des historiens, dont Jacques Attali – c’est bien la
vitesse du train qui, lors de déplacements, force l’humain à revoir son rapport au
temps, notamment en imposant l'établissement des fuseaux horaires. Or, le cabriolet
d’Arold, tiré par un cheval, appartient à une époque où ce moyen de transport, de
par sa « lenteur », rendait vain le souci de la précision du temps. Encore une fois, la
conversation entre les deux personnages est intéressante. Alors qu’Arold insiste
auprès de Brath pour qu’il accélère le rythme, Brath insiste sur l’état délabré du
cabriolet de son interlocuteur : « Ton cabriolet il part en morceaux, Arold, tu devrais
pas circuler avec… […] Moi j’irais pas aussi vite avec ce cabriolet […] Il devrait pas
aller aussi vite avec ce cabriolet. Honte à voir. Y fait honte à voir son cabriolet. » (15-
16) En moins de deux pages, Arold fait allusion plus de 3 fois au piètre état de la
33 Jacques Attali, Histoires du temps, op cit., p. 178. 34 Mémoires d’Outre-Tombe, Paris, Gallimard (coll. Pléiade), 1951, p. 936.
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voiture hippomobile. Dans son mémoire consacré à Châteaux de la colère, Odette
Fortin a bien remarqué cette insistance qu’elle interprète de la façon suivante : « ce
qui “ part en morceaux ”, c’est moins la voiture hippomobile que le monde à qui elle
est rattachée et qu’elle représente, “ l’ancien monde ” en somme35 ». Le cabriolet ne
représenterait pas seulement un élément de son temps, mais bien son temps, soit
l’époque antérieure à la révolution industrielle. C’est sur cette portée allégorique que
Fortin confère à la voiture hippomobile que nous désirons insister. Pendant qu’il
observe la voiture partir en morceaux, Brath contemple s’envoler le lien qui le
rattache à ce qui a été jusque-là son époque. Rendue de plus en plus caduque par
les innovations techniques36, la voiture tirée par un cheval se désagrège
inévitablement en entrant dans l’ère industrielle. « Honte à voir. Y fait honte à voir
son cabriolet » dans une époque qui devient sans cesse plus modernisée. Aussi la
voiture hippomobile est-elle condamnée à devenir un moyen de transport
anachronique.
Nous le voyons donc, il est question, dès l’incipit du roman, d’une rupture entre deux
époques : l’Ancien monde et le monde moderne. D’un côté se présente l’Ancien
monde artisanal et traditionnel caractérisé par la civilisation du cheval, et, de l’autre,
le monde moderne industrialisé symbolisé par la civilisation du train. La voiture
hippomobile trouve son référent historique dans l’Ancien monde alors que
l’empressement d’Arold découle d’une dynamique sociale propre au monde
moderne. Entre ces deux époques se situe un interstice où vivent Arold et les
habitants de Quinnipak. La suite du récit montrera que ceux-ci résident entre deux
époques distinctes, là où la brèche créée par la révolution industrielle entraine leur
chevauchement. Aussi n’est-il pas étonnant de voir un personnage se promener en
voiture hippomobile alors que la voiture à vapeur ne cesse de prendre le pas sur ce
moyen de transport. Le personnage d’Arold qui se montre préoccupé par la précision
du temps tout en se déplaçant avec un cabriolet est une sorte de collage
35 Odette Fortin, « Châteaux de la colère d’Alessandro Baricco : Pratiques topographiques inédites de la modernité », mémoire de maîtrise en études littéraires, Montréal, UQÀM, 2004, f. 29. 36 La particularité des innovations techniques issues de la révolution industrielle réside en leur capacité à se substituer à l’énergie humaine ou même animale. L’historien Claude Fohlen cite d’ailleurs Marx à ce sujet : « Dès que l’homme, au lieu d’agir avec l’outil sur l’objet de travail, n’agit plus que comme le moteur d’une machine-outil, l’eau, le vent, la vapeur peuvent le remplacer, et le déguisement de la force motrice sous des muscles humains devient purement accidentel. » Claude Fohlen, Qu’est-ce que la révolution industrielle?, Paris, Robert Laffont, 1971, p. 74.
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anachronique qui soulève une contradiction manifeste entre l’Ancien monde et le
monde moderne. C’est toute cette part de dualité qui existe entre ces deux
époques que l'incipit de Châteaux de la colère exprime d'emblée. Les personnages
du roman se retrouvent en effet coincés entre un présent traditionnel qui ne cesse
d’afficher les signes de sa caducité et un avenir inconnu et imprévisible.
3.1. Régimes d’historicité et interférences
À nos yeux, le contexte sociohistorique particulier de Châteaux de la colère entraine
des tensions entre l’horizon d’attente des personnages et leur champ d’expérience,
les soumettant à une expérience temporelle singulière et problématique. Comme le
paradigme moderne de leur époque dévalue l’esprit de tradition au profit d’un culte
pour l’avenir, les protagonistes habitent une zone grise, c’est-à-dire une zone où le
passé se voit déprécié et où l’avenir révèle mille promesses qui demeurent pourtant
imprévisibles. Aussi les protagonistes peinent-ils à comprendre leur présent
puisqu’ils sont exposés à une asymétrie entre leur champ d’expérience et leur
horizon d’attente. Cette idée que nous soulevons ici s’inscrit dans la foulée des
réflexions de R. Koselleck – présentées par Hartog – qui considère le temps
historique comme une production de « […] la distance qui se crée entre le champ
d’expérience, d’une part, et l’horizon d’attente, d’autre part : il est engendré par la
tension entre les deux37. » À notre sens, les habitants de Quinnipak vivent une
pareille tension en raison de la spécificité de leur époque. La notion de régime
d’historicité telle que définie par François Hartog permet de montrer en quoi
Châteaux de la colère présente la transition entre deux époques qui possèdent
chacune leur propre façon d’organiser l’expérience du temps. Selon l’historien
français, un régime d’historicité désigne le rapport d’une société face à son temps,
soit « […] une façon de traduire et d’ordonner des expériences du temps – des
manières d’articuler passé, présent et futur – et de leur donner sens38. » Hartog
considère justement le XIXe siècle comme une période particulièrement instable
puisqu’il se caractérise par la superposition de deux régimes : le chrétien et le
37 Reinhart Koselleck, Le futur passé : contribution à la sémantique des temps historiques, Paris, Éditions de l'École des Hautes Études en Sciences Sociales, 1990, p. 314. 38 Ibid., p. 147.
18
moderne. Si le régime chrétien se rapproche de la conception classique de l’histoire
comme dispensatrice d’exemples, soit l’historia magistra vitae, le régime moderne y
est diamétralement opposé.
L’Historia magistra vitae, qui représente le grand modèle de l’historiographie
européenne précédant la Révolution française, consiste à étudier le passé afin de
prévoir l’avenir. Pendant ce régime, le présent se présente comme exemplaire du
passé. Aussi l’esprit de tradition se veut-il au cœur de ce modèle historiographique.
En revanche, le régime moderne s’affranchit de l’exemplaire. Plutôt articulé sur l’idée
du progrès qui tire sa légitimité des avancées de la révolution industrielle, il se
caractérise par une fascination sans précédent pour l’avenir. L’esprit de tradition
emblématique de l’historia magistra vitae est alors mis aux oubliettes pour plutôt
s’en remettre aux promesses illimitées du futur. Dans le contexte du XIXe siècle où
les gens ont la conviction d’être engagés sur la route infaillible et rectiligne du
progrès de l’humanité, même le présent ne parvient plus à contenter l’imaginaire
social. Jean-François Hamel dans son ouvrage Revenances de l’histoire montre en
quoi la notion de progrès issue de la révolution industrielle rend le présent
insuffisant :
Le présent dans sa brièveté ne pouvant assurer à lui seul l'avancement projeté des arts et des sciences ni le perfectionnement de l'entendement humain, l'avenir en vient à occuper une place inédite dans la conscience historique. Dès lors, dans le régime moderne d'historicité, c'est l'avenir, comme idée directrice selon l'expression kantienne, qui permettra de juger le passé et de comprendre la marche du monde39.
Dans Châteaux de la colère, la notion de progrès occupe une place prépondérante
dans l’esprit des personnages principaux et, en conséquence, ceux-ci se montrent
fascinés par l’avenir. La quête des protagonistes obéit en effet à une volonté
exacerbée de contribuer à l’innovation. Il se présente toutefois un décalage entre
leur volonté de participer au progrès et leur réelle capacité à y arriver. Comme le
signale Hartog : « Passer d’un régime à un autre ne va pas sans des périodes de
39 Jean-François Hamel, Revenances de l’histoire, Paris, Minuit (coll. Paradoxe), 2006 p. 31.
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chevauchement. Des interférences se produisent40, souvent tragiques41. » Comme
les protagonistes ne se trouvent ni dans le régime moderne, ni dans le régime
chrétien, mais plutôt à leur confluent, ils semblent victimes d’interférences. En effet,
ils semblent incapables d’avoir une emprise sur leur présent tant leur conscience
temporelle tend à dévaluer le passé au profit d’un avenir inconnu. Au lieu de résister
à l’avènement du régime moderne, les protagonistes, dans leur quête d’innover,
l’accueillent à bras ouverts. Nous verrons que chacun d’entre eux entretient une
expérience du temps singulière et problématique. Ce faisant, bien qu’ils désirent
plus que tout innover, ils se révèlent incapables de s’accommoder aux paramètres
qui définissent la notion d’innovation telle quelle se présente à leur époque et se
voient incapables de concrétiser leurs aspirations. C’est ce que nous verrons dans
les prochains chapitres consacrés respectivement à la quête d’innover de M. Reihl,
de Pekisch et d’Hector Horeau42.
40 Par exemple, Chateaubriand, en plein XIXe siècle, tentait de comprendre son époque et même de prévoir son avenir en utilisant des instruments intellectuels propres à l’ancien monde : « […] Par le rapport au temps qu’il institue, l’Essai, s’offre comme un texte unique qui, tout à la fois, se fonde sur le déploiement du topos de l’historia magistra et en vient à le récuser. Au moment même où il fait expérience de son obsolescence, il continue à faire appel à lui. » François Hartog, op cit., p. 123. 41François Hartog, op cit. p. 148. 42 Les chapitres deux, trois et quatre seront respectivement réservés aux personnages dans l’ordre nommé ci-dessus.
20
Chapitre II
1. M. Reihl : entre la prédiction et l’inconnu
M. Reihl – Dann de son prénom – est rapidement mis en scène dans le roman. Il est
le propriétaire de la fabrique de verre de Quinnipak et de nombreux voyages aux
motivations souvent inconnues l’attirent à l’extérieur de la ville. D’ailleurs, c’est lors
d’un voyage qu’il a rencontré sa femme, Jun Reihl, 32 ans avant le début du récit.
Si la relation qui l’unit à Jun occupe une importante part de l’intrigue, une autre
relation attire davantage notre intérêt, soit celle qui l’unit à sa locomotive – Élizabeth
– et donc, dans une perspective plus large, au progrès technique. En considérant
M. Reihl comme l’incarnation de la figure du bourgeois au XIXe siècle, nous
montrerons au cours de ce chapitre que la relation qui l’unit au train met en scène
un rapport au progrès technique rempli d’ambivalences et de contradictions. Ce
rapport, nous l’étudierons pour en faire ressortir ses significations potentielles. Pour
y arriver, nous analyserons une partie du parcours narratif de M. Reihl en étudiant
les étapes de son programme narratif. Comme le résume Vincent Jouve en se
fondant sur les travaux de Greimas et de Courtés, le programme narratif, qui se
résume à l’orientation du sujet vers son objet43, se constitue de quatre étapes
distinctes : la manipulation, la compétence, la performance et la sanction. Comme
chaque PN44 présume un univers de valeurs, nous pourrons, en analysant celui de
Reihl, saisir la portée idéologique et même critique qui s'en dégage. Enfin, nous
montrerons comment cette relation au progrès interpelle notre propre relation au
progrès. Autrement dit, nous verrons en quoi le roman de Baricco représente
l’avènement de la révolution industrielle et de la modernité45 à partir d’un point de
vue contemporain pour en quelque sorte porter un regard critique sur cette
représentation du XIXe siècle. Cela dit, avant de s’attaquer à ces tâches, il nous faut
d'abord présenter le portrait de M. Reihl en tant que bourgeois de Quinnipak.
43 Dans le cas qui nous occupe : la relation entre M. Reihl – le sujet – et le train – l’objet – et, plus précisément, la volonté du personnage à implanter un chemin de fer. 44 Abréviation de « programme narratif ». 45 Deux éléments qui sont indissociables dans l’univers du roman.
21
2. Le portrait du bourgeois de Quinnipak
Les premiers indices qui participent à construire le portrait du personnage l’associent
à une classe sociale emblématique du XIXe siècle en Europe, soit la bourgeoisie.
Quoique le terme de bourgeoisie désigne à l’origine la classe sociale qui habitait les
bourgs médiévaux, nous faisons ici allusion à la bourgeoisie du XIXe siècle qui, tirant
profit de la révolution industrielle, parvient à s’enrichir et à prendre du pouvoir sur la
noblesse. C’est en effet pendant ce siècle que le bourgeois acquiert un pouvoir qui
se fonde sur l’argent et non sur le mérite d’être noble. Dans le roman, les quelques
caractéristiques qui sont d’emblée présentées par la narration reprennent certains
clichés du bourgeois du XIXe siècle.
D’abord, le protagoniste est le propriétaire d’un commerce – une fabrique de verre
– qu’il dirige avec son associé de toujours, le vieil Andersson. Comme cette
entreprise emploie de nombreux habitants de Quinnipak, la figure du protagoniste
est clairement liée au pouvoir. Or, si dans certains romans, tel Germinal de Zola, le
détenteur de l’autorité est vu comme l’oppresseur du peuple – en l’occurrence, les
mineurs –, dans Châteaux de la colère, la figure d’autorité que représente Reihl
véhicule une connotation bien moins péjorative : « Les gens […] en général aim[ent]
bien monsieur Reihl ». (25) D’ailleurs, au moment où ce dernier revient de l’un de
ses voyages, son retour ne crée rien de moins qu’un émoi au sein de la
communauté :
Et Magg courut en bas avec Pit pour dire monsieur Reihl va rentrer et Stitt répéta monsieur Reihl va rentrer, et dans toutes les pièces on chuchotait monsieur Reihl va rentrer, jusqu’à ce que quelqu’un se mît à crier par une fenêtre monsieur Reihl va rentrer, et la rumeur courut alors à travers champs, monsieur Reihl va rentrer, d’un champ à l’autre, jusqu’à la rivière en bas où l’on entendit une voix hurler si fort monsieur Reihl va rentrer que dans la fabrique de verre quelqu’un se tourna vers le voisin pour lui chuchoter monsieur Reihl va rentrer, et ce fut bientôt sur les lèvres de tous, malgré le bruit des fours qui obligeait évidemment à élever la voix pour se faire entendre, Qu’est-ce que t’as dit? Monsieur Reihl va rentrer, dans un beau crescendo général qui finit par faire comprendre au dernier des ouvriers, par ailleurs un peu sourd, ce qui se passait. (22-23)
C’est dans un « beau crescendo général » que les ouvriers de son entreprise
apprennent ce qui semble, d’après l’ambiance décrite par la narration, se présenter
sous les signes d’une bonne nouvelle. L’on réalise donc qu’en plus d’être respecté,
22
M. Reihl possède une popularité considérable. Aussi représente-t-il un bourgeois
apprécié par la classe populaire de Quinnipak.
Comme M. Reihl possède une entreprise lucrative, il détient par le fait même la
caractéristique principale du bourgeois : une richesse financière. Il est en effet un
homme d’affaires dont la carrière est couronnée de succès46. Ses nombreux
voyages vers le monde extérieur lui permettent de signer des contrats dignes
d’admiration : « De temps en temps, en effet, monsieur Reihl s’en revenait avec de
curieux et mirifiques contrats ». (23) C’est notamment avec l’aide d’Andersson qu’ils
parviennent ensemble à mettre au point un système révolutionnaire de fabrication
de plaques de verre d’une taille inédite. Ce système qu’ils ont breveté sous le nom
de Brevet Andersson des Verreries Reihl leur a même fait avoir « […] une certaine
notoriété […] suscitant la publication d’échos satisfaits dans la presse locale et un
vague intérêt chez quelques esprits fins ici et là de par le monde. » (28) Ainsi
acclamé par les « esprits fins », le système révolutionnaire des deux hommes
connaît une réelle reconnaissance. En plus de miser sur une réussite économique,
l’entreprise de Reihl rayonne également de par son innovation technologique.
C’est donc sous les signes d’un bourgeois digne d’admiration que M. Reihl est
d’emblée présenté par la narratrice de Châteaux de la colère. À nos yeux, ce statut
social est d’un grand intérêt puisque selon Baricco47 c’est cette classe sociale qui,
tirant profit de son émancipation sociale, est à la base de profondes modifications
socioculturelles au XIXe siècle48. Il sera donc intéressant de voir comment l’auteur
traduit, à travers sa fiction, la trajectoire d’un bourgeois du XIXe siècle.
46 Du moins, au début du roman. 47 Nous nous en tenons ici aux idées qu’il développe dans son essai Les barbares : Alessandro Baricco, Les barbares, Paris, Gallimard (coll. Nrf), 2014, 224 p. 48 À titre d’exemple, en musique, l’émergence du Romantisme serait liée à l’épanouissement de la bourgeoisie, laquelle retrouvait dans ce courant une dimension qui reflétait les traits de sa propre classe sociale. Voir Les barbares, op cit., p. 137.
23
3. Le programme narratif de M. Reihl : sa fascination pour le train
« Il fallait rendre l'Ouest réel dans la tête des gens, pour qu'il devienne quelque chose de vrai dans la réalité. Jamais ils ne seraient partis, ces trains, si l'on n'avait pas réussi, bien avant de les construire, à y faire monter l'imaginaire des gens. »
Alessandro Baricco49
L’avenir occupe une place prépondérante dans les réflexions de M. Reihl. Il doit
d’ailleurs une partie de sa réussite financière à son intérêt pour le futur puisque le
génie derrière le système Brevet Andersson des Verreries Reihl vient de sa capacité
à avoir imaginé un système révolutionnaire avant même que ledit système soit en
demande : « Parce qu’il devait bien, évidemment, y en avoir un, de système, pour
faire une plaque de verre trois fois plus grande, et c’était ça, justement, le trait de
génie du système de M. Reihl : deviner qu’il était possible d’en faire une, avant
même que quelqu’un ait eu l’idée qu’il pourrait en avoir besoin. » (28) En d’autres
mots, le génie de Reihl réside en ce qu’il a une vision prophétique des affaires.
Andersson, son associé qui possède quant à lui le savoir technique, travaille à
rendre réelles les idées de son compagnon en mettant au point des techniques
inédites : « Et il y travailla donc, Andersson, pendant des jours et des semaines et
des mois. Et il finit par mettre au point un système qui devait connaître par la suite
une certaine notoriété. » (28) Fait intéressant, si le proverbe anglais stipule que « la
nécessité est mère de l’invention », le cas qui nous occupe présente une logique
tout autre. En créant le Brevet Andersson des Verreries Reihl, les deux hommes ne
répondent à aucune nécessité et encore moins à une quelconque demande. La
particularité – pour ne pas dire la bizarrerie – de cette invention provient du fait
qu’elle impose sa propre demande une fois établie sur le marché. Elle ne s’adapte
pas à la demande, elle la crée. On le réalise, les notions de prédiction et de progrès
sont intimement liées à la réussite financière des associés. Cela dit, puisque l’avenir
et le progrès attirent l’intérêt de Reihl, il n’est pas étonnant que l’objet de sa quête
soit de d’implanter à Quinnipak l’une des innovations techniques les plus
emblématiques de ce siècle : la locomotive. Pour cerner plus précisément ce qui
49 Alessandro Baricco, Next: petit livre sur la globalisation et le monde à venir, Paris, Albin Michel, 2002, p. 30.
24
incite le personnage à investir une somme colossale afin d’arriver à son but, il faut
nous pencher plus attentivement sur la première phase de son programme narratif :
la manipulation.
La manipulation, comme l’explique Vincent Jouve, est « […] la phase où sont fixées
les valeurs. Sa mise au jour permet de préciser ce qui motive le personnage, quelles
sont les normes qui le font agir. […] Pour savoir ce qui [motive] la quête d’un
personnage, il faut relever dans le texte tout ce qui précise le vouloir et le devoir de
ce dernier50. » Si le vouloir – vouloir-faire – nous renseigne sur les motivations
internes qui font agir le personnage, en l’occurrence M. Reihl, le devoir – devoir-faire
– révèle les motivations externes qui pèsent sur ce dernier et qui le poussent à agir.
Dans le cas qui nous occupe, l'attirance que manifeste Reihl à l’égard du progrès
serait l’une des motivations internes qui expliqueraient son choix d’acheter une
locomotive. En agissant ainsi, il répond à des désirs personnels – à des motivations
intrinsèques, mais sa quête est-elle également déterminée par la présence de
motivations externes ? Existent-ils des pressions sociales qui le poussent à agir
ainsi ? L’analyse de quelques segments du roman nous permettra de répondre à
cette question.
Commençons par nous pencher sur un passage qui rend compte de la place
qu’occupe le train au sein de l’imaginaire social du roman. Seulement, avant de nos
plonger dans cet extrait, il nous faut définir notre conception de l’imaginaire social.
Comme le souligne Guillaume Pinson51 en se basant sur les idées de Pierre
Popovic, il est important de signaler que la société du texte génère un imaginaire
social qui lui est propre. Il ne faut donc pas confondre l’imaginaire du roman avec
son référent réel. Tout au long de cette étude, nous ferons des parallèles entre ces
réalités dont l’une est fictionnelle et l’autre est réelle. Néanmoins, notre but demeure
de trouver dans l’imaginaire généré par la société textuelle des significations
nouvelles qui entretiennent un dialogue avec la société de référence. En cela, notre
50 Vincent Jouve, Poétiques des valeurs, Paris, PUF, 2011, p. 67-68. 51 Guillaume Pinson, « Imaginaire social », dans Anthony Glinoer et Denis Saint-Amand (dir.), Le lexique socius, [en ligne]. http://ressources-socius.info/index.php/lexique/21-lexique/156-imaginaire-social, [Texte consulté le 22 avril 2018].
25
démarche ne s’éloigne guère du but de la sociocritique, tel que défini par Pierre
Popovic :
Le but de la sociocritique est de dégager la socialité des textes. Celle-ci est analysable dans les caractéristiques de leurs mises en forme, lesquelles se comprennent rapportées à la semiosis sociale environnante prise en partie ou dans sa totalité. L’étude de ce rapport de commutation sémiotique permet d’expliquer la forme-sens (thématisations, contradictions, apories, dérives sémantiques, polysémie, etc.) des textes, d’évaluer et de mettre en valeur leur historicité, leur portée critique et leur capacité d’invention à l’égard du monde social52.
Retournons maintenant à la scène du roman où Reihl est sur le point de révéler
l’objet de son tout dernier achat à son amoureuse. C’est à ce moment que la
narratrice entrecoupe ses paroles d’une longue digression narrative. Se lançant
dans récit pseudo-historique53, elle montre comment les premiers développements
du transport ferroviaire chamboulèrent l’imaginaire social de cette société textuelle
du XIXe siècle. Pour rendre concrète cette idée, la narratrice rapporte à son lecteur
un évènement historique réel : le concours de Rainhill en 1829 où les meilleurs
prototypes de train de l’époque s’affrontèrent lors d’une course. L’objet du concours :
parcourir la ligne de chemin de fer Liverpool/Manchester54 le plus rapidement
possible. Comme l’écrit la narratrice, « [u]ne des premières et des plus célèbres
locomotives construites par George Stephenson s’appelait Rocket et allait à 85
kilomètres-heure. Ce fut elle qui, le 14 octobre 1829, remporta le concours de
Rainhill. » (82) La Rocket, la locomotive qui gagna l’épreuve montra par le fait même
aux yeux de toutes et de tous qu’il était dorénavant possible de parcourir une
distance55 de 112 kilomètres à une vitesse jusqu’alors inédite :
Ils virent la Rocket lancée dans la ligne droite de Rainhill à 85 kilomètres-heure. Et ce n’était peut-être pas le plus stupéfiant pour eux : parce qu’un objet qui allait vite, ça restait quand même une image qu’ils avaient croisée au moins une fois quelque part, ne serait-ce qu’un faucon solitaire plongeant en piqué […] Mais ce qui les déconcerta, en revanche, ça oui, ce fut cette pensée qui les titilla, cette déduction élémentaire que tôt ou tard, […] l’histoire les y ferait monter, lancés dans une course folle sur ce chemin de fer devenus soudain eux-mêmes, eux précisément, faucons plongeant en piqué. (84-85)
52 Pierre Popovic, « La sociocritique. Définition, histoire, concepts, voies d’avenir », op cit., p. 16. 53 Nous disons bien « pseudo-historique », car la narratrice raconte le déroulement d’un événement historique réel en ne cessant de commenter les faits qui le constituent. Évidemment, nous considérons cette trame narrative comme de la fiction, bien qu’elle s’apparente à la réalité. 54 Avant même qu’elle ne soit inaugurée officiellement. 55 112 kilomètres représentaient, avant l’envol du développement ferroviaire, une distance considérable.
26
Certes, la vitesse du train représente quelque chose de remarquable ; en revanche,
ce qui frappe réellement l’imaginaire des gens, c’est de savoir qu’un jour ils finiront
par échanger leur simple rôle de spectateur pour celui d’acteur : « […] tôt ou tard,
[…] l’histoire les y ferait monter, lancés dans une course folle sur ce chemin de fer
devenus soudain eux-mêmes, eux précisément, faucons plongeant en piqué. » (85)
Grâce à cette innovation technique, l’humain aura la possibilité d’expérimenter un
rapport au monde que seuls certains animaux comme les faucons peuvent
expérimenter.
Comme la narratrice le souligne, le trait déterminant de cet évènement historique
vient du fait qu’il se déroule devant la classe populaire, plutôt étrangère jusqu’alors
aux prouesses de la locomotive :
Et il faut bien le préciser que tout ceci n’arriva pas dans le secret d’une assemblée de gros richards cherchant un système rapide et indolore pour transporter n’importe où des wagons remplis de charbon. Non. Tout ceci se grava, indélébile, dans les yeux de dix mille personnes, soit vingt mille yeux, à quelques borgnes près, autant qu’il était accouru de gens ce jour-là, venus de toutes parts jusqu’à Rainhill pour assister à la course du siècle. (82)
Les « gros richards », cette classe sociale dominante qui désigne des gens riches
ayant des intérêts financiers dans l’industrie minière, eux, n’avaient pas besoin d’un
tel spectacle puisqu’ils avaient déjà conscience du plein potentiel du transport
ferroviaire56. Si la narration qualifie le concours de Rainhill de « course du siècle »,
c’est parce qu’elle parvient à conquérir l’imaginaire du peuple, autrement dit à « […]
faire du remue-ménage dans les mécanismes du cerveau » de la classe populaire.
Or, on le voit, les deux classes sociales ne semblent pas attirées par le transport
ferroviaire pour les mêmes raisons. D’un côté, l’aspect utilitaire du train intéresse les
« gros richards » qui voient en lui la possibilité de faire des profits. D’un autre côté,
les gens ordinaires sont fascinés par l’idée d’expérimenter une vitesse surhumaine
et, plus largement, un nouveau rapport au monde. En ce sens, la façon dont la
narratrice aborde le concours de Rainhill dissocie les gens ordinaires des « gros
56 Si l’on s’en remet aux faits historiques réels, cette idée n’est pas démentie par l’historien Jean-Pierre Rioux. En effet, pendant les années précédant le boom ferroviaire des années 40, le train « [restait] étroitement lié au monde en pleine expansion de la mine, où depuis le XVIIe siècle le rail de bois puis de fonte se perfectionn[ai]ent], où circul[ai]ent les premiers “ tramways ” chargés de charbon poussés à bras, où [étaient] expérimentées les premières locomotives à vapeur construite par les Stephenson après 1815. » Jean-Pierre Rioux, « L’ère du rail », dans La révolution industrielle 1780-1880, Paris, Seuil, 1971, p. 75.
27
richards » dans leur rapport au train. Plus intimement, se présentent deux modes
d’appréciation de ce produit de l'innovation technique. Les richards considèrent le
train dans une logique industrielle : ils veulent utiliser la machine pour des raisons
économiques. Les gens ordinaires contemplent cette innovation dans une logique
qui n’est pas utilitaire. C’est bien une métaphore de la nature – un faucon en
plongeon – qu’ils s’imaginent en voyant un train propulsé sur les rails. Eux-mêmes
deviendront des faucons « […] plongeant en piqué. […] Et il est impossible,
absolument impossible, qu’ils n’aient pas pensé tous, absolument tous, avec une
générale, craintive et fiévreuse curiosité – comment ce sera le monde, vu de là-
haut ? » (85) Comment ce sera le monde vu depuis la position du faucon ? En voyant
ainsi à travers la machine un élément de la nature, les gens semblent conserver un
rapport au train beaucoup plus fantasmagorique qu’utilitaire. Alors que c’est souvent
le savoir technologique qui crée une distinction entre l’animal et l’être humain, il est
intéressant de constater que la foule du concours de Rainhill compare justement le
progrès technologique à un élément de la nature. Son rapport au train évince
d’emblée toute préoccupation économique. Cette invention lui permettra même
d’expérimenter un rapport au monde que seul le faucon peut expérimenter. Cela dit,
comme la présence du train agit comme source d’obsession dans l’univers social du
roman, il semble qu’en voulant implanter le train à Quinnipak, M. Reihl se soumet
aussi à une pression sociale. Aussi répond-il à des motivations externes qui résultent
des préoccupations sociales dominantes de son époque. Or, comme nous le verrons
sans plus tarder, bien que l’enthousiasme de M. Reihl à l’égard du train réponde à
une motivation extrinsèque, les raisons plus intimes qui le poussent à acheter un
train s’opposent néanmoins à la logique des représentants de l’industrie ferroviaire.
28
3.1. Entre fantasmagorie et utilitarisme
À la forme du nouveau moyen de production, qui reste d’abord dominée par la forme ancienne, correspondent dans la conscience collective des images où s’entremêlent le neuf et l’ancien. Ces images cristallisent des désirs, en elles la collectivité cherche tout ensemble à supprimer et à transfigurer l’inachèvement du produit social, ainsi que les défauts inhérents à l’ordre social de la production. Ces images de désir traduisent en outre l’aspiration énergétique à se démarquer de ce qui est vieilli […]. Ces tendances renvoient l’imagination aiguillonnée par l’apparition d’une réalité nouvelle, à un passé immémorial.
Walter Benjamin57
Comme M. Reihl fait partie de la classe sociale dominante, il serait à prévoir qu’il
entretienne un rapport au train identique à celui des « gros richards ». Cependant,
au moment où les chargés de projet58 le rencontrent afin de parler des modalités de
construction du chemin de fer, ses paroles montrent qu’il ne considère aucunement
le train d’un point de vue utilitaire :
— J’imagine, monsieur Reihl, que vous avez déjà étudié quel sera le parcours de la voie ferrée…, dit Bonetti.
— Pardon? — Je veux dire… il faudrait nous spécifier d’où vous comptez faire partir la ligne de chemin
de fer et quelle sera la ville où vous comptez la faire arriver. — Ah, eh bien… le train partira de Quinnipak, ça c’est décidé… ou plutôt, d’ici, il partira
plus ou moins d’ici… je pensais au pied de la colline, il y a un grand pré, je crois que c’est l’idéal…
— Et quelle serait la destination ? demanda Bonetti avec un filet de scepticisme dans la voix.
— Eh bien, il n’y a aucune ville en particulier où faire arriver le train… non. — Pardonnez-moi, mais il faut bien qu’il y en ait une… — Vous croyez ?
Bonetti regarda Bonelli. Bonelli regarda Bonetti.
— Monsieur Reihl, les trains servent à transporter des marchandises et des personnes d’une ville à l’autre, voilà quel est leur sens. Si un train n’a pas de ville où arriver c’est un train qui n’a pas de sens. Monsieur Reihl soupira. Il laissa passer un instant puis il parla, d’une voix pleine de patience et de compréhension.
— Cher monsieur l’ingénieur Bonetti, le seul vrai sens d’un train c’est de filer à la surface de la terre à une vitesse qu’aucune personne ou aucun objet n’est capable d’avoir. Le
57 « Paris, capitale du XIXe siècle », dans Œuvres III, Paris, Gallimard (coll. Folio Essais), 2000, p. 47. 58 M. Reihl recourt aux services d’un ingénieur et de son adjoint, réciproquement Bonetti et Bonelli.
29
seul vrai sens d’un train c’est que l’homme monte dedans et voie le monde comme il ne l’avait jamais vu avant. Et si cette machine parvient en même temps à transporter un peu de charbon ou quelques vaches d’un endroit à un autre, c’est autant gagné : mais ce n’est pas l’important. C’est pourquoi, en ce qui me concerne, mon train n’a nullement besoin d’une ville où arriver parce que, d’une manière générale, il n’a besoin d’arriver nulle part, son rôle étant de filer à cent à l’heure au milieu du monde. (111-112)
Au grand étonnement des chargés de projet et même du lecteur59, M. Reihl avoue
ce qui le motive à développer le chemin de fer à Quinnipak : la possibilité de monter
dans un véhicule qui file « […] à la surface de la terre à une vitesse qu’aucune
personne ou aucun objet n’est capable d’avoir. » Tout comme les gens ordinaires
présents au concours de Rainhill, c’est la vitesse du train qui attire d’emblée l’intérêt
du protagoniste. Puisqu’il évacue la dimension utilitaire du train, il en vient à
représenter l’apothéose de cette fascination pour la vitesse. Pour lui, la dimension
utilitaire de cette invention n’est que secondaire : « Et si cette machine parvient en
même temps à transporter un peu de charbon ou quelques vaches d’un endroit à un
autre, c’est autant gagné : mais ce n’est pas l’important. » On le voit, son rapport au
train dissocie la notion de progrès technique de l’utilitarisme. En fait, l’utilitarisme
n’est pas la variable qui définit le rapport de Reihl au progrès. Songeons à la fabrique
de verre. Si une logique pragmatique avait commandé la démarche de Reihl, celui-
ci n’aurait jamais songé à fabriquer un produit pour lequel il n’existait aucune
demande.
Si l’on revient à notre extrait, on constate que les réflexions du protagoniste
s’opposent diamétralement au sens que l’ingénieur, Bonetti, attribue à l’invention :
« Monsieur Reihl, les trains servent à transporter des marchandises et des
personnes d’une ville à l’autre, voilà quel est leur sens. Si un train n’a pas de ville où
arriver c’est un train qui n’a pas de sens. » En s’appuyant sur la notion de sens,
Bonnetti n’hésite pas à déclarer que pour avoir du sens, le train doit avoir une
destination. Les paroles de Bonetti paraissent raisonnables et objectives, un peu
comme s’il soulevait une vérité acceptée par quiconque. Cependant, les réflexions
inusitées du bourgeois de Quinnipak nous amènent à remettre en question le
discours de l’ingénieur. Comme Olivier Reboul le montre dans son ouvrage Langage
59 Depuis le début du récit, aucun signe explicite n’indiquait que Reihl attribuait une telle vertu au train.
30
et idéologie, une façon de formuler un discours qui se donne comme universel et
naturel est de « […] gommer toute trace d’énonciation60 ». Dans l’extrait qui nous
occupe, Bonetti ne dit pas : « Monsieur Reihl, croyez-moi, selon les préceptes de la
compagnie ferroviaire, un train sert à transporter de la marchandise et des
personnes d’une ville à une autre ». Au contraire, il s’exprime comme si le train
pouvait n’avoir qu’une seule finalité. En outre, puisque les chargés de projet
représentent l’industrie ferroviaire, ils rapportent – sans doute inconsciemment – les
valeurs du discours dominant, lequel défend la notion d’utilité. Cependant, même
face à la vive réaction de Bonetti, le protagoniste conserve tout son stoïcisme,
profitant de l’occasion pour révéler le fond de ses réflexions :
— Mais tout ceci est absurde [s’exclame Bonetti] Si les choses étaient comme vous dites, alors autant construire un chemin de fer circulaire, une grande boucle d’une dizaine de kilomètres, et y faire rouler un train qui, après avoir brûlé des kilos de charbon et fait dépenser un tas d’argent, parviendrait à ce formidable résultat de ramener tout le monde au point de départ ! Le vieil Andersson fumait sans broncher. Monsieur Reihl poursuivit avec un calme olympien : — Ça c’est une autre histoire, cher monsieur l’ingénieur, il ne faut pas tout confondre. Comme je vous l’ai expliqué dans ma lettre, mon désir serait de construire une ligne de chemin de fer de deux cents kilomètres parfaitement droite, et je vous ai également expliqué pourquoi. La trajectoire d’un projectile est rectiligne et le train est un projectile tiré dans l’air. Vous savez, c’est très beau l’image d’un projectile lancé : c’est la métaphore exacte du destin. Le projectile suit sa course et on ne sait pas s’il va tuer quelqu’un ou s’il va finir dans le néant, mais en attendant il fonce, et c’est déjà écrit dans sa course, si au bout il écrasera le cœur d’un homme ou s’il fendra un mur en deux. Est-ce que vous le voyez le destin ? (113)
L’exclamation – « Mais tout ceci est absurde ! » – montre tout le mépris de Bonetti
envers les idées marginales de Reihl. Or, au lieu de se rallier au point de vue de
l’ingénieur, le protagoniste poursuit « […] avec un calme olympien », développant
plus clairement ses réflexions. Il insiste : « Les trains sont des projectiles, et ils sont
eux aussi des métaphores exactes du destin : beaucoup plus belles et beaucoup
plus grandes. Bon, eh bien, moi je trouve que c’est merveilleux de dessiner sur la
surface de la terre ces monuments qui ont la trajectoire incorruptible et linéaire du
destin. » (113) Très clairement, le personnage n’achète pas un moyen de transport,
il achète une invention dont les prouesses inédites lui permettent d’une part de
60 Olivier Reboul, Langage et idéologie, Paris, Presses Universitaires de France, 1980, p. 91.
31
matérialiser la métaphore du destin et, d’autre part, de vivre une sensation du monde
inédite61.
La vision du train défendue par M. Reihl, aussi insensée puisse-t-elle être paraître,
questionne le discours « objectif » et raisonnable de l’utilitarisme. À travers elle, le
roman demande ce qu’a pu représenter le train au XIXe siècle. Pour M. Reihl, le train
est le produit du progrès technique, tout comme les plaques de verre d’Andersson
le sont. Il est une invention dont les capacités inédites le fascinent. Il revient à lui
d’en faire l’utilisation de son choix. Pour les chargés de projet, le train, dans son
essence même, est un moyen de transport et l’outil idéal afin de servir les intérêts
de la production marchande encouragée par la révolution industrielle. Pour eux, la
nécessité est mère de l’invention et la nécessité est de transporter des
marchandises, principalement des ressources naturelles, et donc de favoriser leur
exploitation. Les visions du progrès qui s’opposaient dans le récit du concours de
Rainhill se retrouvent ici. Même après avoir pris conscience des idées des chargés
de projet, Reihl demeure inflexible.
Porté par le rêve et la métaphysique, M. Reihl voit dans l’innovation technique, une
nouvelle façon d’expérimenter le monde62. Cependant, épris de ses idées, ce dernier
oublie que la source de sa fascination, soit l’innovation technique, procède bien
souvent d’une logique pragmatique. Ses désirs – son vouloir – qui le font agir se
heurtent inévitablement à une réalité : les développements du transport ferroviaire
obéissent à l’utilitarisme puisqu’ils sont liés aux intérêts des investisseurs de
l’industrie minière. Aussi la première phase du PN du bourgeois Quinnipak révèle-t-
elle un sujet qui, dans sa quête, n’obéit pas aux pressions du discours dominant et
normatif. Voyons voir, en étudiant les dernières phases de son programme narratif,
comment la quête de ce dernier se concrétise.
61 La conversation entre les hommes finira par un accord : le train de Reihl franchira exactement 200 kilomètres en parfaite ligne droite pour finalement arriver à Morivar. Bien qu’il accepte que son train ait une destination, son désir demeure le même : filer à la surface de la terre à une vitesse inédite qui lui renvoie la sensation du destin. 62 Les spectateurs du concours de Rainhill ne voient peut-être pas dans le train une figure du destin, mais ils partagent la
perspective phénoménologique de M. Reihl. Le train peut offrir une nouvelle perception sensible du monde.
32
3.2. Le destin tragique de M. Reihl
Et nous alors, avec le bonheur qui dans notre pensée est une ascension, nous aurions l’émotion, voisine de l’effroi, qui nous saisit lorsque tombe une chose heureuse.
Rilke63
La compétence et la performance sont les phases du programme narratif qui
succèdent à la manipulation. « La compétence est la phase d’acquisition par le sujet
du /pouvoir-faire/ et du /savoir-faire/ nécessaire à l’action64 », alors que la
performance est la réalisation des aptitudes acquises par le personnage en des
actes concrets, c’est-à-dire la réalisation de la quête proprement dite. Pour arriver à
ses fins, Reihl doit amasser une importante somme d’argent qui dépasse largement
ses capacités financières. Il doit donc user de stratégies afin d’y parvenir. Ces
stratégies constitueront sa compétence.
La narratrice du roman ne s’attarde que très peu à décrire cette étape. Seuls
quelques passages mettent en scène les deux stratégies de M. Reihl. La première
consiste pour lui à miser sur une nouvelle invention révolutionnaire liée au verre,
laquelle pourrait assurer les profits nécessaires à la construction du chemin de fer.
L’idée est, on le voit, paradoxale puisqu’elle consiste à recourir à une logique
technologique, utilitariste pour réaliser un projet qui s’oppose précisément à cette
logique. C’est dans cette perspective que Reihl s’adresse à son collègue et ami
depuis toujours au moment où leurs affaires sont en train de péricliter :
[…] bref, on ne peut pas dire que les choses aillent très bien, il faudrait peut-être inventer quelque chose, et là, on aurait besoin de toi, Andersson… il faudrait inventer quelque chose de génial, une vraie trouvaille, je ne sais pas…sinon je crois qu’il va falloir que tu attendes encore un sacré bout de temps avant que j’arrive à le faire partir ce train. (184)
Malheureusement, Andersson finira par mourir avant d'avoir eu le temps de réaliser
la demande de son ami. Décontenancé, le protagoniste cherche une autre solution.
Celle-ci se présente quand l’architecte Hector Horeau promet de faire affaire avec
63 Rainer Maria Rilke, Les élégies de Duino : Des sonnets à Orphée, Paris, Seuil, 1972, p. 101. Il est d’ailleurs à noter que
cette citation se retrouve dans le roman, dispersée en plusieurs segments avant quelques-uns des chapitres. 64 Vincent Jouve, op cit., p. 76.
33
la Verrerie Reihl pour un énorme contrat de plaques de verre. Seulement, pour que
la commande devienne réalité, encore faut-il qu’Horeau remporte le concours
d’architecture auquel il a participé. Encore une fois, M. Reihl se retrouve dans la
situation d’exploiter une invention jusque-là « préservée » d’une logique utilitaire –
les plaques de verre surdimensionnée dont le procédé de fabrication breveté ne
répondait à aucune demande – pour financer son projet. Cependant, la commande
ne viendra finalement pas. Reihl ne peut donc payer tous les frais liés au
développement du chemin de fer.
Non seulement le chantier de construction sera interrompu, mais la compagnie
ferroviaire démantèle le chemin de fer déjà construit, ne laissant qu’un petit tronçon
de rails sous Élizabeth. Complètement ruiné à la fin du récit, Reihl verra ses biens
personnels saisis. Ils seront ensuite dispersés à une vente aux enchères à laquelle
le protagoniste assiste « […] avec la sensation curieuse qu’on lui rongeait,
lentement, la vie. » (305)
Ces divers évènements semblent bien confirmer l’échec de la quête. Cependant, il
vaut la peine d’observer de plus près la sanction. Ce moment de clôture, qui comme
le rappelle Jouve, a en effet comme rôle « […] essentiel […] de mettre en évidence
la valeur du PN : était-il ou non judicieux? Ses résultats sont-ils convaincants65 ? »
Faute d’utiliser des stratégies adéquates, le protagoniste ne peut concrétiser ses
rêves. Par ailleurs, à la fin du récit, plusieurs malheurs s'abattent sur lui :
complètement ruiné et dépossédé de ses biens, il se retrouve seul. Sa femme l’a
quitté et son fils, Mormy, est abattu lors d’une escarmouche entre les employés de
la compagnie ferroviaire et quelques habitants de Quinnipak. Force est de constater
l’ampleur de l’échec symbolique de Reihl. C’est un destin fort tragique qui l’attendait.
Lui qui était fasciné par le destin se voit victime d’un destin particulièrement tragique.
Cette suite d’échecs tend à discréditer la quête de M. Reihl et, par conséquent, les
valeurs qui lui étaient attachées. Nous assistons en quelque sorte à l’échec de la
vision du progrès du protagoniste aux mains de celles des « gros richards », à
65 Vincent Jouve, op cit., p. 83.
34
l’échec du rêveur dans un monde où l’utilitarisme de la logique industrielle domine.
Ce qui est d’autant plus tragique dans le dénouement de sa trajectoire, c’est qu’elle
se caractérise par une situation ironique. En tentant de financer la construction du
chemin de fer par la vente de plaques de verre d’une taille inédite, Reihl a eu recours
à une logique utilitaire. Or, cette stratégie n’a pas su exaucer ses souhaits, un peu
comme s’il était impossible pour un rêveur d’emprunter une stratégie utilitariste afin
d’arriver à une fin diamétralement opposée. En somme, ce que nous propose le
bilan du parcours narratif de Reihl, c’est un échec de sa relation au progrès, c’est-
à-dire une fascination pour l’innovation métaphysique sinon même esthétique.
3.3. Les ruines de l'avenir
Il existe un tableau de Klee qui s’intitule « Angelus Novus ». Il représente un ange qui semble sur le point de s’éloigner de quelque chose qu’il fixe du regard. Ses yeux sont écarquillés, sa bouche ouverte, ses ailes déployées. C’est à cela que doit ressembler l’Ange de l’histoire. Son visage est tourné vers le passé. Là où nous apparaît une chaine d’évènements, il ne voit, lui, qu’une seule et unique catastrophe, qui sans cesse amoncelle ruines sur ruines et les précipite à ses pieds. Il voudrait s’attarder, réveiller les morts et rassembler ce qui a été démembré. Mais du paradis souffle une tempête qui s’est prise dans ses ailes, si violemment que l’ange ne peut plus les refermer. Cette tempête le pousse irrésistiblement vers l’avenir auquel il tourne le dos, tandis que le nouveau de ruines devant lui s’élève jusqu’au ciel. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès.
Walter Benjamin66
Nous l'avons vu, le train fascine Reihl pour sa capacité à évoquer la métaphore du
destin. Malheureusement pour lui, à la fin du récit, son train n'aura jamais réalisé
son parcours de 200 kilomètres en parfaite ligne droite. C'est au contraire
l'immobilité qui devient la destinée de sa locomotive : « Dans la prairie, au pied de
la colline, il y a Élisabeth. On lui a enlevé tous ces rails qui étaient devant elle, on lui
a juste laissé les deux qu'elle a sous les roues. Si les trains faisaient naufrage et si
66 Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire », dans Œuvres III, Paris, Gallimard (coll. Folio Essais), 2000, p. 434.
35
les chemins de fer étaient dans le ciel, elle ressemblerait à l'épave d'un train ». (308-
309) Comme si Élizabeth avait fait naufrage à Quinnipak, elle fait dorénavant partie
des ruines du village et des rêves de M. Reihl. Or, si au début du roman, c’était le
cabriolet d’Arold qui tombait en ruine, à la fin du récit, c’est le symbole par excellence
du futur qui part en morceaux. Cette image de la locomotive en ruines nous paraît
intéressante puisqu’elle fait du train un vestige du passé alors que cette invention
se veut encore en pleine expansion à l’extérieur de Quinnipak. Le train de Reihl se
cristallise en une image du passé avant même d’être parvenu à perdurer dans le
présent.
Cet imaginaire de la ruine tel qu'il se présente dans Châteaux de la colère, rappelle
à certains égards les idées de Jean-François Hamel comprises dans son article
« Les ruines du progrès chez Walter Benjamin : anticipation futuriste, fausse
reconnaissance et politique du présent67 », dans lequel il montre dans quelle mesure
la dixième thèse sur le concept d’histoire de Benjamin trouverait écho au sein de
l’imaginaire littéraire d’auteurs français du XVIIIe et du XIXe siècle. Comme cette
thèse l’exprime68, pour le philosophe allemand, l’idéologie du progrès est
indissociable de l’engendrement de ruines. De cette thèse se dégage en effet une
allégorie des ruines que nous pouvons expliquer ainsi : comme l’idéologie du
progrès impose un attrait inédit pour l’avenir, l’expérience du présent en devient
tellement dévaluée qu’elle n’offre que l’expérience d’un temps historique vide et sans
attrait. En d’autres mots, l’espérance débordante pour le futur rend le présent
obsolète. « La poétique du progrès, écrit Hamel, construit le présent non pas comme
un lieu où le sujet produit l'histoire, mais comme un lieu où l'histoire a toujours déjà
produit le sujet69. » Aussi le présent devient-il un vestige que l’on peut enfouir aux
oubliettes. Cela dit, Hamel, qui rappelle que les thèses de Benjamin répondaient à
une volonté de « […] constituer l’armature théorique d’une archéologie critique du
XIXe siècle français70 », montre comment les récits futuristes de Louis Sébastien
67 Jean-François Hamel, « Les ruines du progrès chez Walter Benjamin : anticipation futuriste, fausse reconnaissance et politique du présent », dans Protée, vol. XXXV, n°2 (automne 2007), p. 7-14. 68 Nous nous fions ici à l’interprétation qu’Hamel fait de ladite thèse. 69 Jean-François Hamel, « Les ruines du progrès chez Walter Benjamin : anticipation futuriste, fausse reconnaissance et politique du présent », op cit., p. 12. 70 Ibid., p. 8.
36
Mercier, de Jean-Baptiste Cousin de Grainville et de Félix Bodin en mettant en scène
Paris en dépravation, témoignent d’une association entre l’idéologie du progrès et
l’amoncellement de ruines. Nous nous inspirerons donc des réflexions de Hamel afin
d’approfondir notre propre interprétation de l’imaginaire de la ruine contenu dans le
roman de Baricco.
Si l'on retourne du côté de Châteaux de la colère, le cas de M. Reihl exprime à nos
yeux cette dévaluation du temps présent. En fait, le rapport du protagoniste à sa
locomotive symbolise en quelque sorte le paroxysme de ce sentiment d’accélération
du temps présent, lequel sentiment, comme nous l’avons formulé ci-dessus, est lié
à l’idéologie du progrès. Seulement, dans le cas de M. Reihl, son expérience du
présent est tant appauvrie par l’espérance du futur, que même l’expérience dudit
futur – le développement du chemin de fer à Quinnipak – n’a pu s’accomplir
pleinement dans le présent. Son rêve est relégué au passé avant même d’avoir pu
exister, ne devenant au final qu'un vestige du passé. Lui, si avant-gardiste, qui rêvait
du train avant même que le transport ferroviaire n'atteigne Quinnipak, finit par s'en
remettre à un souvenir de ce qui fut naguère vécu comme une douce promesse
réalisable.
Nous le rappelons, notre analyse de l’incipit de Châteaux de la colère montrait au
sein de la population de Quinnipak la présence de tensions entre un champ
d’expérience révolu et un horizon d’attente inconnu. « C’est précisément, souligne
Hamel, contre cet appauvrissement d’un présent écartelé entre un passé qui n’est
plus et un avenir qui n’est pas encore que voudrait lutter l’Ange de l’histoire71. » Or,
à la fin du récit, Reihl, contrairement à l’Ange de l’histoire, ne lutte plus contre cette
tension. Comme le futur n'a pu réellement se produire dans le présent, il ne lui a
laissé qu'une expérience fugitive. En fait, comme son rêve de voir ses aspirations
se réaliser dans un futur proche a échoué, ses aspirations ont acquis la forme d'un
souvenir avant même de s'être offertes comme expérience. À la fin du récit, son
attrait naguère si grand pour le futur semble avoir disparu de ses préoccupations.
71 Ibid., p.12.
37
Plus intimement, son expérience du temps semble dorénavant condenser passé et
futur en une seule entité qui offre un sentiment de stagnation :
Tu pouvais te tourner de tous les côtés, tout avait l’air terriblement pareil. Rien qui te parle, ou qui te regarde. Un désert moisi, sans paroles et sans directions. Il continuait de regarder devant lui monsieur Reihl, mais rien à faire. Il n’arrivait vraiment pas à comprendre. Impossible. Vraiment, il n’arrivait pas à le voir. De quel côté était la vie. (268)
Faisant face à un passé traditionnel révolu par l’avènement de la modernité et un
avenir qui n’existe déjà plus, le protagoniste vit dans une réalité stagnante et statique
à l’image de son Élizabeth qui, bien que destinée au mouvement, se voit condamnée
à l’immobilité. Il expérimente alors un temps homogène et vide qui n’est ni articulé
sur l’historia magistra vitae ni sur le modèle historiographique moderne. Aussi s’en
remet-il à des activités dignes de la condition de Sisyphe :
Monsieur Reihl. De temps en temps, l’hiver surtout, il aime rester là, immobile, dans son fauteuil face à la bibliothèque, en veste d’intérieur damassée et pantoufles vertes : en velours. Il parcourt du regard, lentement, les dos des livres, devant lui : l’un après l’autre, il les parcourt, toujours au même rythme, il égrène les mots et les couleurs comme les versets d’une litanie. S’il arrive à la fin, il recommence sans se hâter. (310)
Lui qui était tant attiré par le mouvement linéaire, comble maintenant quelques-unes
de ses journées par des activités statiques plutôt vides de sens72, rappelant les
paroles de Bonetti qui évoquaient l’image absurde d’un train tournant en rond. À la
lumière de nos observations, il se révèle que Baricco met en scène une figure
atypique du bourgeois du XIXe siècle. Si l’on est tenté, en songeant à cette époque,
d’entrevoir d’un côté une aristocratie décadente et, de l’autre, une bourgeoisie en
pleine possession de ses moyens, l'auteur propose un portrait social différent. Ce
ne sont ni la fortune ni la position de pouvoir de M. Reihl qui l’empêchent de
connaître le sort qui l'attend. Il semble, en fait, que ce soit son choix de ne pas
respecter la logique dominante qui l’ait attiré vers sa perte, un peu comme s’il était
impossible pour un bourgeois de réussir en obéissant à une logique personnelle et
en s’élevant au-dessus de la norme. Nous reviendrons sur cette notion de normalité
et de ses effets au cours du prochain chapitre. Avant d’y arriver, nous observons
dans quelle mesure un certain reflet du XXe siècle se dégage de l’étrange relation
72 En effet, M. Reihl ne lit pas à proprement parler les livres, pas plus qu’il ne médite. Il ne fait que parcourir le dos des volumes.
38
entre M. Reihl et le train, en d’autres mots, nous examinerons comment le XIXe
siècle est envisagé à travers la médiation du XXe siècle.
4. La notion de vitesse : la fin du XXe siècle en regard du XIXe siècle
Dans son article, Le XIXe siècle d’Aragon ou les critiques du XXe siècle73, Nathalie
Piégay-Gros fait remarquer que Louis Aragon plaçait les cadres diégétiques de
certains de ses romans au XIXe siècle afin d’expérimenter sa critique du monde
contemporain. C’est en visitant la précarité de cette époque qu’il serait parvenu à
approfondir la précarité de sa propre époque. À nos yeux, en visitant le XIXe par
l’entremise de Châteaux de la colère, Baricco reproduit l’attitude de l’écrivain
français : ce serait dans le but de mieux comprendre sa propre époque qu’il
explorerait le XIXe siècle.
Dans ses essais Next et Les barbares Baricco révèle qu’il considère son époque,
soit la fin du XXe siècle et le début du XXIe, comme une période de turbulences
socioculturelles. Plus exactement, il montre en quoi les développements rapides des
ordinateurs et d’internet provoquent de vives mutations socioculturelles. C’est selon
lui l’expérience du monde qui en serait bouleversée. Dans son rapport à la culture,
au contraire du bourgeois du XIXe qui cherchait une profondeur, l’homme
contemporain – que nous pouvons appeler le barbare – cherche mouvement et
rapidité. Il cherche l’intensité caractérisée par le mouvement continuel. La
consommation d’un bien culturel doit donc se prêter à une rapidité d’expérience qui
fait obstacle à la profondeur. Les barbares « […] vont chercher des gestes dans
lesquels il est rapide d’entrer et facile de sortir. Ils privilégient ceux qui, au lieu de
rassembler le mouvement, le produisent. […] Ils ne se déplacent pas en direction
d’un but, car le but est le mouvement74. » Ces idées évoquent à nos yeux une
ressemblance avec l’étrange rapport de M. Reihl au train. N’est-ce pas l’émergence
de ce culte pour la vitesse qui est mis en scène par une partie de la diégèse de
Châteaux de la colère? Revenons aux fantasmagories du bourgeois de Quinnipak.
Ce dernier est tellement fasciné par la vitesse révolutionnaire du train qu’il évince
73 Nathalie Piégay-Gros, « Le XIXe siècle d’Aragon ou les critiques du XXe siècle », dans Alain Corbin [dir.], L'invention du XIXe siècle : Tome II. Le XIXe siècle au miroir du XXe, Paris, Klincksieck, 2002, p. 223-232. 74 Alessandro Baricco, Les barbares, op cit., p. 123.
39
son aspect fondamentalement utilitaire, peu signifiant pour lui. La quête de M. Reihl
n’est pas sans rappeler le rapport aux technologies qu’entretient la civilisation de
l’« ordinateur », selon Baricco. Pour lui tout comme pour les barbares, ce n’est pas
la destination qui importe, mais plutôt la vitesse à laquelle est parcouru le chemin
pour se rendre à destination. N’est-ce pas à quelques égards ce rapport plutôt
étrange que Reihl incarne en voulant développer un train dont la destination n’est
que secondaire ? L’exemple de Reihl montrerait dès lors en quoi le XIXe siècle
propose une préoccupation sociale de l’époque contemporaine.
Sans doute n’est-il pas étonnant que Baricco mette en scène un personnage
obnubilé par la notion de vitesse alors que cette même notion, à la fin du XXe siècle
de notre propre réalité, en vient à occuper dans l’imaginaire social une importance
jusqu’alors inégalée. Comme nous le verrons ultérieurement, les raisonnements
absurdes des protagonistes de Châteaux de la colère parviennent bien souvent à
pointer les absurdités de notre propre société.
40
Chapitre III
1. Pekisch, scientifique, musicien et chef d’orchestre
Dans le petit monde de Quinnipak, Pekisch se présente comme un homme aux
multiples talents. Occupant diverses professions comme celles d’inventeur, de
musicien, de chef d’orchestre, il est également le mentor officiel du jeune Penht. Il
est sans conteste le personnage le plus loufoque qui évolue à Quinnipak. Jean-
François Chassay n’hésite d’ailleurs pas à le qualifier de « sorte de proto-
scientifique, expérimentateur patenté, professeur Tournesol mélancolique mâtiné
d’alchimiste75 ». Or, si le caractère burlesque de ses différentes entreprises fait
d’emblée de lui un personnage comique et peu crédible, ses ambitions à innover
témoignent somme toute d’enjeux sociotechniques emblématiques du XIXe siècle.
À Quinnipak, Pekisch travaille à mettre au point une panoplie d’inventions tout en
veillant à la direction de la vie musicale : « […] depuis douze ans que Pekisch avait
pris en main la vie musicale de la cité », précise le récit. (150) Tout comme M. Reihl,
il partage une vive fascination pour l’innovation. En fait, il en est tellement obsédé
que toute son existence est coordonnée par une volonté d’innovation. Dans le
domaine des sciences autant que dans le domaine musical, Pekisch tente de
participer à la marche du progrès. Ainsi, au contraire de M. Reihl qui achète le produit
du progrès, Pekisch, lui, tente de l’engendrer. À titre d’exemple, avec son orchestre,
il compose des arrangements iconoclastes76 qui rendent sa démarche inédite au
point d’être « […] musicalement inclassable ». (150) À l’occasion de fêtes, les
habitants des villes voisines n’hésitent pas à quitter au petit matin « […] des endroits
où la musique était simplement de la musique » pour entendre la fanfare de
Quinnipak et repartir « […] le soir avec dans la tête des fantasmagories de sons qui,
à la maison, se volatilisaient dans le silence d’une vie quelconque, ne laissant plus
derrière elles que le souvenir de quelque chose d’extraordinaire. » (150)
Tout comme plusieurs personnages de Châteaux de la colère, Pekisch représente
une synthèse fictive d’un amas de référents réels. Ses innovations musicales
75 Jean François Chassay, « Quand la voix tient à un fil », op cit., p. 88. 76 Comme faire circuler dans les rues de Quinnipak deux orchestres jouant un air différent jusqu’à ce qu’ils finissent par se croiser et que leurs trames musicales se juxtaposent. Pour plus de détails, voir Châteaux de la colère, op cit., p. 242.
41
rappellent les premiers compositeurs de la musique moderne au tournant du XXe
siècle qui cherchaient à rompre avec les conventions musicales du système tonal et
mettaient au point toutes sortes de techniques inédites. Nous pouvons penser à des
figures comme Arnold Schönberg77 et son dodécaphonisme, une technique de
composition qui évitait toute tonalité. Nous pouvons également penser à Charles
Ives, un compositeur américain avec qui Pekisch partage une même fascination
pour la composition des pièces à partir de notes « […] qui se cachent entre celles
que tout le monde peut entendre » (176) soit des notes qui se situent entre les
intervalles habituels du système tonal78. Cette démarche, bien qu’elle apparaisse
plutôt comique et insolite dans le roman, renvoie bel et bien à l’intérêt du
compositeur américain pour les quarts de ton : « Charlie actually could sing [quarter
tone-tunes] and later, as composer, he remained fascinated by these strange sounds
– sounds hidden, as it were, between the ordinary tempered scale half-tones on the
piano, but accessible to other instruments including the human voice79. »
Contrairement à Ives dont la plupart des compositions furent réalisées au début du
XXe siècle, Pekisch, lui, est d’une époque où le courant musical du romantisme80 est
encore en pleine effervescence, faisant de lui un personnage d’autant plus marginal
et précoce par rapport à son temps. En outre, le protagoniste travaille à améliorer
les capacités d’une invention – le logophore – pouvant transporter la voix humaine.
Nous le verrons, cette invention n’est pas sans rappeler celle du téléphone. Bien
souvent les référents auxquels la figure de Pekisch se rapporte appartiennent donc
à une époque postérieure à celle du roman. À nos yeux, ce jeu de référents
anachroniques fait de Pekisch un personnage dont les idées sont en avance sur son
temps.
77
Dans son mémoire, « Châteaux de la colère d’Alessandro Baricco : Pratiques topographiques inédites de la modernité », Odette Fortin a déjà développé cette idée. 78Par conséquent, ces notes ne se retrouvent pas sur un piano conventionnel. 79 Stuart Feder, The life of Charles Ives, Cambridge, Cambridge University Press, 1999, p. 48. 80 D’ailleurs, dans ses essais L’âme de Hegel et les vaches du Wisconsin et Les Barbares, Baricco montre comment la bourgeoisie montante s’est approprié au XIXe siècle le courant musical du romantisme pour en faire un outil de sa domination socioculturelle.
42
2. Pekisch et sa relation paradoxale aux sciences
Si dans le précédent chapitre nous avons assisté à la fascination – pour ne pas dire
la folie – de Reihl pour le train, dans celui-ci, nous assisterons à la passion
obsessionnelle de Pekisch pour la transmission des sons. En effet, ce dernier tente
de transmettre la voix grâce à l’invention du logophore. Dans l’univers du roman,
celui-ci prend la forme d’un très long tube d’étain et il vise, selon son concepteur
initial, le professeur Dallet, à faire voyager la voix humaine sur des centaines de
mètres à une vitesse inédite. Nous l’avons déjà vu, la vitesse est loin d’être étrangère
à l’univers de Châteaux de la colère. Comme le montrait notamment la scène du
concours de Rainhill, la société textuelle en est fascinée. Aussi Pekisch, en
travaillant à améliorer les capacités du logophore, n’échappe-t-il pas à cette
fascination. La visée de cette invention rappelle à certains égards celle du
télégraphe – inventé en 1831 – et du téléphone – inventé en 1876 – soit celle de
communiquer d’une façon révolutionnaire. D’ailleurs, le récit de Châteaux de la
colère partage les propos d’un jeune scientifique en herbe, Marius Jobbard, fort
enthousiaste à l’égard des capacités du logophore. Selon lui, cette invention
permettrait de révolutionner le rapport au monde par le biais des communications :
« Nous sommes véritablement à la veille d’un monde entièrement relié par des tubes
qui aboliraient toutes les distances. » (55) En travaillant à améliorer les capacités de
cette invention, Pekisch s’inscrit ainsi dans ce contexte sociotechnique particulier
des technologies de la voix au XIXe siècle.
La scène d’introduction de Pekisch au sein du récit de Châteaux de la colère
concourt à le présenter d’emblée sous les signes d’un scientifique. Il est d’abord
montré en pleine expérimentation du logophore, cette invention dont il tente
d’améliorer les capacités. Par la suite, le récit rapporte au lecteur une
correspondance entre le célèbre Pr Dallet – l’inventeur du logophore – et Pekisch
où il est question des résultats des expérimentations du protagoniste. Ces éléments
participent à offrir le portrait d’un personnage qui travaille pour les bienfaits des
sciences. Or, comme nous le verrons, la démarche de Pekisch se révèle fort
surprenante puisqu’elle n’est basée sur aucune connaissance scientifique. Le
43
personnage n’est donc pas ce qu’il laisse paraître. À nos yeux, son rapport aux
sciences met davantage en scène un rapport au progrès d’une nature paradoxale.
Cela explique sans doute pourquoi Pekisch peine à concrétiser ses grandes
ambitions. Nous nous intéresserons donc au rapport entre Pekisch et le logophore
pour montrer en quoi Châteaux de la colère met encore une fois de l’avant une
relation au progrès technique ambigüe qui, en s’affranchissant des modèles, offre
un regard critique sur l’époque industrielle.
2.1. L’expérimentation du logophore
Pour tester son logophore, un tube d’étain d’une longueur de 565,8 mètres et d’un
diamètre « […] d’un bol de café au lait » (40), Pekisch est aidé de son jeune apprenti,
nommé Penht. Comme l’invention est déposée sur le sol, le protagoniste doit
adopter une position horizontal « […] indéniablement très inconfortable » : ce
dernier est « […] étendu de tout son long dans l’herbe avec la figure plaquée contre
l’extrémité [du] tube en étain » (40). Avec sa main, « […] il obturait tant bien que mal
les vides que sa figure, pas exactement sphérique, laissait dans l’orifice d’entrée du
tube. » (40) Penht, à l’autre extrémité du tube, doit s’assurer d’entendre les paroles
de son maître. Pour tester la conductibilité sonore de son logophore, Pekisch cite un
passage de la Bible consacré à Job. Sa lecture terminée, il « […] se relèv[e]
péniblement » (41) pour rejoindre son acolyte 565,8 mètres plus loin et vérifier si la
machine a fonctionné.
Face aux détails comiques qui constituent le début de cette scène, Jean-François
Chassay remarque qu’un des traits étranges de la démarche scientifique du
protagoniste réside dans sa conception même des technologies de la voix. Selon
lui, les efforts physiques de Pekisch rendent compte des premières
expérimentations sociales du téléphone. Comme il le rappelle, le commun des
mortels au XIXe siècle ne pouvait pas concevoir que l’électricité en elle-même puisse
conduire la parole, la plupart des utilisateurs déployaient donc différents efforts
physiques lors d’un appel téléphonique. Comme le montre Chassay en citant le
journal Western Electrician, certains articles de journaux, publiés à la fin du XIXe
siècle, faisaient même office de guide d’utilisation de cette invention révolutionnaire :
44
Il n’y a qu’une façon de parler au téléphone, et une seulement. […] Il faut reculer juste un petit peu et parler sur le ton habituel […] Ne hurlez pas, ne murmurez pas ; parlez simplement sur un ton ordinaire et distinctement. […] Cet appareil ne doit pas être comparé à un homme sourd ; il est, au contraire, excessivement sensible au son81.
Si l’on revient au passage qui met en scène le logophore, on constate que les deux
personnages tentent en effet tant bien que mal de favoriser l’échange
communicationnel par le biais d’efforts physiques. Pekisch essaie « d’obstruer les
vides que sa figure pas exactement sphérique » laisse en vain passer alors que
Pehnt essaie d’entrer le plus profondément possible son oreille dans le tube. S’il en
était capable, il irait même jusqu’à y entrer sa tête :
D’une main, il tient son oreille droite bouchée : l’oreille gauche, il la tient à l’intérieur du tube, le plus à l’intérieur qu’il peut, s’il pouvait il y entrerait avec toute la tête dans ce tube, mais même la tête d’un petit garçon ne peut pas arriver à ça, entrer dans un tube large comme un bol. (43)
Force est de constater ici que les connaissances de Pekisch en ce qui concerne les
technologies de la voix ne semblent pas reposer sur des faits scientifiques avérés.
Ses réflexions face à la conduction sonore se rapprochent davantage de la
conception populaire rappelée par Chassay. Continuons toutefois notre lecture de
l’extrait.
Lorsque le maître rejoint son apprenti à l’extrémité du logophore, il réalise l’échec
de son expérimentation, ce qui le plonge dans un profond désarroi. Ressassant les
possibilités qui sauraient expliquer l’échec de sa visée, il intériorise à sa façon la
nature du problème :
C’est pas possible, bon sang…c’est pas possible… elle ne peut pas disparaître comme ça, il faut bien qu’elle aille quelque part… tu ne peux pas déverser des litres et des litres de mots dans un tube et les voir disparaître comme ça, sous tes yeux… qu’est-ce qui l’a donc bue, toute cette voix ? Il doit y avoir une erreur, c’est clair… on se trompe quelque part…(45)
Aux dires de Pekisch, la voix semble davantage une entité matérielle, capable de se
mouvoir dans le logophore. Il parle de ses paroles – de leur aspect sonore – comme
si elles possédaient un volume et qu’elles pouvaient se mouvoir dans le tube comme
le ferait un volume d’eau. Établissant une parenté plutôt inhabituelle entre l’eau et
les sons, les propos de Pekisch tendent à renforcer l’idée selon laquelle sa
conception des sons découlerait d’une synesthésie : le protagoniste appréhende la
81 Article cité dans « Use of the Telephone », Western Electrician, Chicago, 24 octobre 1891, p. 247.
45
voix comme si elle était visible. La suite du passage confirme cette idée puisqu’en
suggérant à Pekisch la réponse possible à l’échec, Penht, tout candide, encourage
lui aussi cette confusion ou cette fusion entre le visible et l’auditif :
- Peut-être qu’il y a un trou dans le tube et que la voix elle est partie par là. Pekisch s’arrête. Il regarde le tube. Il regarde Pehnt. […]
- Diable! Un trou dans le tube…. comment ai-je fait pour ne pas y penser…mon cher Pehnt, voilà où est l’erreur… un trou dans le tube…un maudit petit trou caché quelque part, c’est clair… elle s’est échappée par là, toute cette voix, disparue dans les airs… (48)
Telle de l’eau qui se serait déversée par un trou du tube, les sons des voix se
seraient échappés avant qu’ils ne se rendent jusqu’à Penht. Pekisch accepte cette
hypothèse et y voit même une réponse des plus rationnelles, qui plus est, la seule
réponse possible au problème. Proposant ainsi un renversement entre la figure de
l’apprenti et la figure du maître, cette scène parodie la démarche scientifique du
protagoniste. Quoiqu’elle apparaisse rationnelle aux yeux de Pekisch, l’hypothèse
de Penht est à des années lumières du savoir scientifique de l’époque. En effet, au
XIXe siècle, les inventions commercialisées liées à la conduction d’informations
reposent sur un savoir-faire technologique et un savoir-faire scientifique dont semble
dépourvu Pekisch. Paradoxalement, bien qu’il se présente d’emblée comme un
scientifique voulant améliorer les technologies communicationnelles, son
expérimentation du logophore témoigne d’une conception intuitive et même naïve
de la nature physique de la voix.
Si l’on examine d’autres passages du récit qui mettent en scène la voix, on constate
qu’elle se présente sensiblement de la même façon, plus particulièrement, lorsqu’il
est question de musique. Dans sa vie musicale, autant comme chef d’orchestre que
comme musicien, Pekisch n’a de cesse de traiter les sons comme s’ils étaient
visibles. Comme le soutient la narration, étant un très grand virtuose, il est « […]
capable de voir les sons, ce qui n’est pas la même chose que les entendre, il [sait]
de quelle couleur [sont] les bruits, un par un ». (107) En outre, lors des répétitions
de l’orchestre formant l’humanophone, c’est-à-dire un orgue dont les tuyaux sont
remplacés par des voix humaines82, les propos de Pekisch traduisent encore une
82 En fait, chaque personne possède sa note et elle doit la faire entendre au signal de Pekisch.
46
fois sa conception matérielle des sons. Comme une note bien précise est décernée
à chaque membre de l’instrument, le protagoniste rappelle qu’il est fort important
que chacun emporte chez soi sa note après les répétitions, question qu’il puisse
s’exercer à la reproduire : « Emportez-la avec vous, répétez-la quand vous travaillez,
chantez-la dans votre tête, laissez-la résonner dans vos oreilles, et sous la langue
et sous le bout de vos doigts. » (103) Il semble que les sons soient traités comme
s’ils pouvaient être visibles et très concrètement manipulés83. Dans cette
perspective, c’est tout le rapport du protagoniste aux sons qui donne lieu à une
étrange synesthésie. Peu importe la nature de ses expériences, qu’elle soit d’ordre
scientifique ou artistique, sa conception des sons demeure la même. Là est
justement la particularité de Pekisch : il tente de participer au progrès scientifique à
partir de l’approche d’un artiste. Il semble en effet que son expérimentation du
logophore ne soit qu’une façon de laisser libre cours à sa démarche artistique.
Comme nous le verrons en poursuivant notre lecture de l’extrait, la relation de
Pekisch au progrès, qu’il soit d’ordre scientifique ou artistique, est avant tout
déterminée par sa grande créativité. Aussi semble-t-il que le désir d’innover de
Pekisch soit avant tout motivé par un besoin d’exprimer sa créativité.
2.2. La créativité comme abolition de la frontière entre art et science
La créativité du protagoniste est en effet prégnante. Tout le récit de Châteaux de la
colère s’affaire à mettre en lumière ses nombreuses idées et inventions. Autant
« […] il [a] une infinité de sons qui lui bouillonn[ent] dans la tête », (107) autant il
cultive une infinité d’idées révolutionnaires qui ne demandent qu’à être
matérialisées. Par exemple, si l’on revient à l’extrait présentant l’expérimentation du
logophore et les efforts de Pekisch qui cherche à comprendre les causes de son
échec, on voit qu’il finit par se perdre dans le foisonnement de sa créativité. Il
entrevoit la possibilité de créer une autre invention, l’auto-écouteur Pekisch, fait à
peu près à l’image du logophore, qui consisterait en un tube placé dans une position
verticale dans lequel quelqu’un pourrait parler et ensuite entendre ses propres
83 Certes, en tant que lecteur, nous pouvons déduire de l’extrait que les sons sont transportés au sens figuré. Seulement, comme le caractère visuel des sons est souvent rappelé dans le récit, il nous semble que la conception des sons de Pekisch recèle néanmoins cette confusion entre le visible et l’auditif.
47
paroles. Épris de ses réflexions, Pekisch en vient même à expliquer à Penht le
caractère révolutionnaire de son auto-écouteur :
[S]i je parle dans un tube qui monte, les paroles montent aussi longtemps qu’elles ont d’élan, et ensuite elles redescendent, et là, je les entends à nouveau…Pehnt, c’est génial ça, tu comprends ce que ça veut dire ? pratiquement que les gens pourront se réentendre, ils pourraient s’écouter parler avec leur propre voix à eux […] pouvoir s’entendre…ça serait une révolution pour toutes les écoles de chant du monde… tu t’imagines ? “ l’auto-écouteur Pekisch, l’instrument indispensable pour devenir grand chanteur ” » (46).
Il est possible de voir derrière cette drôle d’invention l’idée d’un enregistreur ou bien
d’un gramophone puisqu’elle permettrait de renvoyer des sons émis au préalable.
Tout comme le logophore, pareille invention avait le potentiel de révolutionner le
rapport des individus au monde physique et à la culture au XIXe siècle. Comme le
note Chassay, avec le gramophone, « pour la première fois, la voix est coupée du
corps, ce qui transforme la notion de temps et d’espace84. » De fait, pour Pekisch,
sa création deviendrait tout simplement « […] l’instrument indispensable pour
devenir grand chanteur ». (46) Se perdant ainsi dans ses réflexions, Pekisch semble
alors plus fasciné par l’idée de créer une nouvelle invention que par l’idée
d’améliorer les capacités du logophore.
Or, cette invention, encore tout embryonnaire, comme plusieurs autres, ne franchira
pas le seuil des pensées du protagoniste. Si l’on suit le cours du récit, très peu de
ses idées parviendront en effet à se matérialiser. Il semble en ce sens exister un
décalage entre la grande créativité de Pekisch et sa connaissance des moyens
techniques qui lui permettraient de réaliser ses projets. L’une des rares inventions
qu’il réussit à mettre sur pied, son fameux humanophone, met en lumière ce
décalage. Bien qu’elle paraisse fort étrange, étant constituée d’autant de voix
humaines qu’il y a de notes, cette invention permet néanmoins une avancée
remarquable : la démocratisation du chant :
Au dire de son inventeur, l’humanophone présentait un avantage fondamental : il permettait aux personnes qui chantaient le plus faux de chanter quand même en chœur. En effet, si bien des gens sont incapables d’aligner trois notes sans chanter faux, il est en revanche beaucoup plus rare de trouver quelqu’un qui ne puisse pas émettre une note unique avec une intonation parfaite et un bon timbre. L’humanophone reposait sur
84 Jean-François Chassay, Fils, lignes, réseaux : Essai sur la littérature américaine, Québec, Liber, 1999, p. 71.
48
cette capacité quasi universelle. Chaque exécutant n’avait qu’à se soucier que de sa note personnelle : le reste, Pekisch s’en occupait. (101-102)
Grâce à l’humanophone, quiconque peut dès lors chanter dans une chorale, peu
importe son talent musical. En fait, cette invention permet même de révolutionner la
conception de la chorale. Avec l’humanophone, les voix humaines s’unissent pour
interpréter des possibilités musicales que seul un instrument peut produire. Les voix
humaines se mêlent non pas pour créer un chant de chorale, mais bien pour devenir
un instrument à part entière. Or, constitué d’un mécanisme fort surprenant de par sa
simplicité, l’instrument n’est néanmoins pas sans apporter son lot de contraintes :
Pekisch manœuvrait le tout à partir d’un clavier rudimentaire : quand il appuyait sur une touche, un système complexe de cordes envoyait une secousse au poignet droit du chanteur correspondant : quand il sentait la secousse, le chanteur émettait sa note. […] Évidemment l’instrument n’était pas susceptible d’une grande souplesse et avait tendance à la débandade quand il s’agissait d’aborder des passages particulièrement rapides ou embrouillés. En considération de cela également, Pekisch avait mis au point un répertoire adapté (101-102)
Pour le résultat du foisonnement créatif de Pekisch, l’humanophone, du point de vue
des idées, est une innovation remarquable. Seulement, tout comme le logophore,
l’humanophone ne rejoint pas pleinement les aspirations de son concepteur en
raison de lacunes techniques : « […] Pekisch avait mis au point un répertoire
adapté ». (102) Le rapport du protagoniste au progrès ramène sans cesse à ce
décalage paradoxal entre la sphère des idées et la sphère technique. Tout comme
la relation de M. Reihl à la locomotive et donc au progrès technique est basé sur ses
fantasmagories, le rapport entre Pekisch et l’innovation procède lui aussi davantage
de ses fantasmes créatifs que de connaissances pragmatiques.
Alors que le progrès des sciences est en quelque sorte la pierre angulaire de
l’avènement de la révolution industrielle, Pekisch désire contribuer aux sciences
sans se préoccuper des paramètres de l’industrie. Bien qu’il ait en tête des idées
d’inventions emblématiques de cette période, il semble que sa relation à l’innovation,
elle, s’écarte paradoxalement de la logique industrielle, incarnée par le pragmatisme
et le souci de rendement. En fait, Châteaux de la colère nous invite à travers la
conscience de ce personnage à revoir une conception antinomique des arts et des
sciences. Plutôt que de s’opposer ou de se penser en vases clos, les arts et les
sciences s’offrent à la conscience du protagoniste comme un seul et même
49
domaine. En ce sens, Baricco exprimerait un XIXe siècle où, pour son personnage,
innover serait lié non pas aux idéaux de la révolution industrielle, mais plutôt au
besoin de créer.
En outre, la quête du protagoniste incarnerait une distorsion entre deux façons
d’appréhender le progrès. Si Pekisch conçoit l’innovation technologique comme une
démarche autant scientifique qu’artistique, il semble, en fait, qu’avec l’avènement de
la révolution industrielle, une pareille conception n’ait plus sa place. Le progrès des
sciences conduit à une spécialisation et à une séparation des savoirs de plus en
plus éloignée de l’idéal humaniste ou universaliste incarné à la Renaissance par
Léonard de Vinci. À nos yeux, la conception de l’innovation, telle qu’elle se présente
à travers la figure de Pekisch, se révèle à cheval entre deux paradigmes
socioculturels : l’un ancien et l’autre moderne. Bien que ses projets concordent
parfaitement avec les expérimentations de son époque, ce n’est pas le cas de sa
conception du progrès des sciences et du savoir. Il semble en ce sens que Pekisch
veuille contribuer au progrès technique tout en conservant une attitude propre à
l’Ancien monde et non au monde moderne lié à la révolution industrielle. Aussi est-
il incapable de concrétiser pleinement ses aspirations. Si sa relation au progrès
semble déchirée entre deux paradigmes différents, il semble que son rapport au
temps se caractérise également par une tension entre futur et le passé, ou si l’on
veut par une même juxtaposition.
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3. Pekisch et son obsession pour la juxtaposition
La seule explication c’est que dans l’âme, qui opère ainsi, il y a trois actes, attente, vue, souvenir. Le passage se fait par la vue de l’attente au souvenir. Que le futur ne soit pas encore, qui le nie ? Dans l’âme toutefois il y a attente du futur. Que le passé ne soit déjà plus, qui le nie ? Dans l’âme toutefois il y a également souvenir du passé. Que le moment présent, passage réduit à un point, n’ait aucune étendue, qui le nie ? La vue, toutefois, par où ce qui sera le présent tend vers ce qui n’est plus le présent, a sa durée. Longueur de temps s’applique donc, pour le futur, non point à un temps qui n’est pas, mais à une longue attente relative au futur, et de même, pour le passé, non point à un temps qui n’est pas, mais à un long souvenir relatif au passé.
Saint Augustin85, à propos de la mesure du temps.
Si nous avons vu que l’expérimentation du logophore mettait en scène une
discordance entre les visées de Pekisch et les moyens qu’il utilise pour les
matérialiser, nous verrons maintenant, en nous arrêtant à une autre scène du roman,
que derrière sa fascination pour la juxtaposition musicale se révèle une métaphore
de son expérience du temps. Dans la scène en question, Pekisch organise une
cérémonie spéciale afin de souligner le départ de son apprenti Penht, dorénavant
assez vieux86 pour quitter Quinnipak. Cette cérémonie consiste en un spectacle de
musique au cours duquel deux fanfares avancent l’une vers l’autre jusqu’à ce
qu’elles atteignent le parfait milieu de la distance qui les sépare, là où leurs mélodies
respectives se juxtaposeront. Commençons par résumer les étapes de la
cérémonie.
C’est dans la plus grande rue – et peut-être l’unique vraie rue – de Quinnipak que
se déroule l’évènement : « La rue est large de trente pas. Elle sépare le bourg en
deux. De ce côté-ci de la rue. De l’autre côté. La rue est longue de mille pas. » (236)
85 Confessions, Paris, Seuil (coll. Points Sagesses), 1982, p. 326. 86 Il est important de mentionner ici, pour témoigner de l’atmosphère comique de l’histoire, que pour être en mesure de quitter Quinnipak, Penht devait également atteindre une grandeur précise, soit celle de la veste dans laquelle il a été trouvé, lorsqu’il n’était qu’un bébé, par la veuve Abegg : « Écoute-moi bien, Pehnt. Cette veste, c’est ton père qui l’a laissée. […] Tu vas grandir. Et voilà ce qui va se passer : si tu deviens un jour assez grand pour qu’elle soit à ta taille, tu quitteras cette petite ville de rien du tout et tu t’en iras chercher fortune à la capitale. » (69)
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Chacune des fanfares, composée de 12 hommes et positionnée à chaque extrémité
de la rue, se tient l’une en face de l’autre :
À l’extrémité gauche de la rue – gauche en regardant au nord – il y a douze hommes. […] À l’extrémité droite de la rue – droite en regardant au nord – il y a douze autres hommes. […] Dans les mille pas de rue qui séparent des douze hommes de gauche des douze hommes de droite il n’y a rien ni personne. Parce que les gens sont attroupés et compressés entre les bords de la rue et les façades des maisons […]. (236-237)
Ainsi, le but de la cérémonie consiste à faire avancer l’une vers l’autre deux fanfares
jusqu’à ce que les morceaux respectifs qu’elles interprètent finissent par se
juxtaposer au point milieu de leur chemin : « Et plus on s’approche de l’exacte moitié
de la rue, plus la foule se fait dense, avec les gens attroupés et serrés autour de ce
point névralgique, le plus proche possible de cette limite invisible où se mélangeront
les deux mélanges sonores. » (238) C’est bien « […] à la moitié de la rue
précisément où se [tient] Pekisch » (245) que les spectateurs attendent le
paroxysme du spectacle : « Quinnipak tout entier retient son souffle » en attendant
ce moment « […] de devenir un souvenir. Le souvenir. » (242)
Alors que Pekisch donne le signal de départ, deux orages sonores se font entendre
de façon distincte : « […] à gauche on dirait une danse, légère, de l’autre côté ça
pourrait être une marche ou même un chœur d’église » (243). Bien que les deux
mélodies aient commencé, les auditeurs semblent confus – ou trop sollicités, ne
sachant pas réellement dans quelle direction regarder ni quelle mélodie écouter :
« […] la vérité c’est que carrément les gens ne savent pas très bien non plus ce
qu’ils doivent écouter – les gens attendent de laisser la magie couler sur eux, le
moment venu ils sauront quoi faire ». (243)
En lisant les premiers détails de cette scène, il nous est difficile de ne pas voir dans
cette image des deux fanfares une allusion à l’expérience du temps. Comme
l’explique Saint Augustin à travers ses Confessions, l’expérience du temps, qui
s’articule autour du passé, du présent et du futur comporte, signale Paul Ricoeur87,
une aporie puisque « [l]e passé, de fait, n’est plus ; le futur n’est pas encore88. » À
87 Lire à ce sujet : Paul Ricoeur, « Les apories de l’expérience du temps », dans Temps et récit (Tome I), Seuil, 1983, p. 19-55. 88 Saint Augustin, Confessions, op cit., p. 312.
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notre sens, l’expérimentation musicale de Pekisch rappellerait cette tension entre
les deux temporalités. Alors que les fanfares sont en marche, les spectateurs sont
dans l’attente de ce qui n’est pas encore. Cette étape de l’expérience temporelle,
Saint Augustin la nomme l’attente du futur. Les spectateurs ne peuvent qu’imaginer
à travers leur conscience ce que représentera la juxtaposition des sons : « […]
comment ça pourra-t-il tenir tout entier, dans une seule tête, dans la tête de chacun
quand ces deux marées de sons finiront l’une sur l’autre » ? (245) Le temps présent,
lui, semble incarné par le point central où se tient Pekisch, puisque c’est bien à cet
endroit que l’attente du public cessera : « / MAINTENANT – maintenant – c’est
maintenant, là – qui aurait jamais imaginé ça ? un million de sons qui s’échappent
affolés dans une seule et même musique – là, l’un à l’intérieur de l’autre ». (25) Plus
encore, ce point permet d’orchestrer le processus de transition entre le futur et le
passé : le futur en passant par le présent devient le passé. Les deux mélodies se
superposent le temps de quelques secondes, le temps de devenir un souvenir. En
ce sens, l’expérimentation musicale de Pekisch nous semble évoquer la métaphore
du passage du temps : lorsque les orchestres passent par le point milieu de la rue,
elles passent du futur au passé. Fait intéressant, comme le signale Saint Augustin,
c’est justement « au passage » – le passage entre le futur et le passé – que nous
pouvons mesurer le temps :
Ainsi, disais-je, mesurons-nous les temps au passage. Cela, me demandera quelqu’un, d’où le sais-tu ? Je le sais, répondrais-je, parce que nous mesurons les temps et qu’il est impossible de mesurer ce qui n’est pas et que passé ni futur ne sont. Quant au présent, comment le mesurer, puisqu’il n’a pas d’étendue ? C’est donc au passage qu’il se mesure et non point après, quand il n’y aura rien à mesurer89.
Or, ce que la marche des deux fanfares semble rendre possible, c’est d’étirer la
transition entre futur et passé, c’est de créer l’étendue. En effet, la description de la
scène entraine une perte des repères temporels, lesquels se pétrifient
temporairement dans un présent qui possède dès lors une étendue. C’est justement
à ce moment que Pekisch relève la tête pour la première fois de la marche, comme
si là était pour lui le seul moment important du spectacle :
[...]il n’y a pas de début pas de fin – chaque fanfare qui engloutit l’autre – la commotion et la terreur dans la paix dans la nostalgie dans la fureur dans la fatigue dans le désir
89 Ibid., p. 318.
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de la fin – au secours – où est donc passé le temps ? où a donc disparu le monde ? – qu’est-ce qui se passe, pour que tout soit ici, maintenant – MAINTENANT – MAINTENANT / et enfin le regard de Pekisch se relève[.] (250-251)
La particularité de cet instant réside dans l’expérience qu’il permet de vivre : les
auditeurs peuvent expérimenter la fusion temporaire entre le passé et le futur qui se
juxtaposent l’instant de quelques secondes. Ils vivent l’extension du présent, un
présent qui se présente comme une monade temporaire. Alors que les orchestres
continuent leur route, une tension s’installe au sein de cette étendue et celle-ci finit
par s’effacer en se divisant à nouveau en deux entités distinctes : « [les fanfares]
s’en vont au loin en se tournant le dos – la nostalgie et le rite – une émotion et l’autre
– dans la tête c’est comme si les nuages d’un miracle se dispersaient – la douceur
des notes qui s’en vont de nouveau les unes des autres – le soulagement de l’au
revoir ». (252-253) En s’éloignant l’une de l’autre, les fanfares réactivent le passage
normal du temps : la juxtaposition des deux mélodies s’inscrit comme souvenir de
ce qui a été90. Ce faisant, les spectateurs n’ont de cette juxtaposition des mélodies
qu’un souvenir qu’ils peuvent désormais revisiter dans leur conscience.
L’expérimentation musicale de Pekisch permet donc aux personnages de vivre de
façon inédite le passage du temps et elle permet ce faisant de le représenter pour
le bénéfice du lecteur.
Au contraire de M. Reihl pour qui l’avenir représentait le cœur de son expérience
temporelle, il semble que Pekisch soit fondamentalement préoccupé par la
juxtaposition entre le passé et le futur et par le processus de transition qui en
découle. Il est d’ailleurs intéressant de constater que sa quête du progrès prend
également la forme d’une juxtaposition entre ce qui n’est pas encore et ce qui n’est
plus. En effet, bien qu’il veuille répondre à des visées futuristes en développant le
logophore, Pekisch tente d’y arriver en utilisant des moyens archaïques. Alors que
M. Reihl paraît peu intéressé par le processus de transition entre l’Ancien monde et
le monde moderne, la relation entre Pekisch et le progrès semble y faire souvent
allusion. La juxtaposition du temps détermine sa relation à l’innovation, comme si
Pekisch était victime d’interférences entre l’Ancien monde et le monde moderne.
90 Il est d’ailleurs intéressant de souligner que Saint Augustin résout en partie l’aporie de la mesure du temps en basant ses réflexions sur la durée des sons. Lire à partir de la page 323 pour plus d’informations.
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D’ailleurs, nous pouvons voir dans l’expérimentation musicale des deux fanfares une
représentation de l’époque au sein de laquelle évolue le personnage, c’est-à-dire
une époque qui est déchirée entre un passé traditionnel et un futur inconnu,
déchirure que met en scène son expérimentation du logophore. Si l’expérience
temporelle de M. Reihl donnait lieu à un dénouement peu éloquent, regardons
maintenant comment celle de Pekisch se résout.
4. Penht et Pekisch : entre marginalité et normalité
À la fin de Châteaux de la colère, le lecteur découvre les fragments d’une relation
épistolaire entre Pekisch et Pehnt, ce dernier ayant quitté Quinnipak pour une ville
dont le nom n’est pas révélé. Au fil de leurs différents échanges qui s’étalent sur
plusieurs années, un conflit en vient à se former, lequel est initié par Pekisch. Très
déçu par le choix de son acolyte de vivre une vie qualifiée de « normale », Pekisch
l’accuse de ne plus être le jeune homme qu’il connaissait. Cette relation épistolaire
attire particulièrement notre intérêt puisqu’elle propose une réflexion sur l’opposition
entre la normalité et la marginalité. Si depuis le début du roman, nous avions affaire
à des personnages aux aspirations innovatrices dont la logique était fort
surprenante, cette fois avec Pehnt, nous nous frottons à un personnage qui semble
opter pour la norme – pourtant volatile tout au long du roman – et qui s’y conforme
agréablement.
La correspondance entre les deux hommes s’ouvre sur les lettres de Pehnt. Ce
dernier s’obstine à faire comprendre à son vieil ami qu’il n’habite plus chez un certain
M. Ives91 ; il vit dorénavant à une autre adresse avec sa femme Dora : « JE NE SUIS
PLUS CHEZ MONSIEUR IVES. Le père de Dora nous a offert une petite maison avec un étage
et j’aimerais bien recevoir tes lettres à cet endroit-là vu que je t’ai déjà donné cent
fois l’adresse. » (35) Le fragment qui suit provient de la main de Pekisch. N’acceptant
pas le choix de vie de Pehnt, il feint l’ignorance : « Monsieur Ives m’a écrit. Il dit que
tu n’habites plus chez lui. Non que je veuille me mêler de tes affaires, mais c’est quoi
91 Nous voyons clairement ici une allusion ludique au nom de famille du compositeur américain Charles Ives, lequel est notamment connu pour avoir interrompu son travail de composition musicale pour vendre des assurances. Comme nous le verrons, Penht choisit, lui aussi, de vendre des assurances. En ce sens, la fusion des personnages de Penht et Pekisch permet de symboliser la vie d’Ives, partagée entre la composition artistique et la vente d’assurances, partagée entre la créativité avant-gardiste et le conformisme.
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cette histoire ? » (283) Étant toujours animé par son désir intarissable d’innover, il
en profite pour partager sa toute dernière idée d’invention :
[…] à bien y réfléchir, c’est idiot qu’on n’ait jamais pensé au vent pour transporter la musique d’un endroit à un autre. On pourrait facilement construire des moulins92 qui, un peu modifiés, pourraient filtrer le vent et récupérer les sons qu’il emporte dans un instrument idoine qui permettrait ensuite aux gens de les entendre. Je lui ai dit, à Caspar. Mais il dit que les moulins c’est pour la farine. Il n’a aucune poésie dans la tête, Caspar. (283)
Cette divagation de Pekisch est importante à nos yeux puisqu’elle exprime son
mépris face à une vision normative de la réalité. Ce dernier, qui voit à travers des
choses banales du quotidien toutes sortes de moyens inédits de créer des
inventions, appréhende fondamentalement sa réalité à partir de ses rêves et de sa
très grande créativité. Il reproche d’ailleurs à Caspar, son nouvel apprenti, de n’avoir
aucune poésie dans la tête, c’est-à-dire de n’avoir aucune imagination. En somme,
Pekisch reproche au jeune Caspar d’être incapable de porter un regard inédit ou
différent sur la réalité. L’exemple du moulin révèle l’inaptitude de ce dernier à
attribuer à cette invention un usage autre que celui qui est conforme à son usage
normal. Cette incapacité à s’élever au-dessus de la norme sera justement l’objet de
la dispute entre Pekisch et Penht :
Écoute-moi bien, Pehnt,
Je peux supporter l’idée, en soi ridicule, que tu te sois marié avec la fille du plus riche assureur de la capitale. Je peux supporter l’idée qu’en conséquence de ce geste spirituel et suivant une logique que je juge désolante tu te sois mis à faire le métier d’assureur je peux aussi, si tu y tiens vraiment, prendre acte du fait que tu es parvenu à mettre au monde un enfant, chose qui te conduira inéluctablement à fonder une famille et donc, en un laps de temps raisonnable, à devenir un crétin. Mais ce que je ne peux vraiment pas te permettre, c’est de donner à cette pauvre créature le nom de Pekisch, c’est-à-dire le mien. (284-285)
Ainsi en choisissant le métier d’assureur, en décidant de marier la fille d’un riche
bourgeois et en choisissant de fonder une famille avec celle-ci, Penht emprunte une
destinée qui suit une logique que Pekisch juge fort désolante. Le protagoniste peut
à grand regret accepter le choix de son protégé ; mais il ne peut en aucun cas
concevoir que l’enfant qui grandira dans un pareil milieu porte son nom.
92 Encore une fois, la relation de Pekisch au progrès met en scène une juxtaposition entre deux époques. Dans le cas du moulin à vent, le protagoniste veut se servir de cette invention, qui représente un emblème de l’époque artisanale, pour réaliser une visée – transporter les sons – qui découle du paradigme moderne et industriel.
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Cela dit, qu’en est-il au juste de la norme ? Considérant le caractère fugitif de cette
notion dans l’univers du roman93, comment la définir ? Les écrits de Penht nous
renseignent à ce sujet :
Mon vieux, mon sacré Pekisch,
Non, ne me fais pas ce coup-là. Je ne le mérite pas. Je m’appelle Pehnt, et je suis toujours celui qui restait couché par terre à écouter la voix dans les tubes, comme si elle allait vraiment arriver, et elle n’arrivait jamais. […] Et maintenant, je suis ici. J’ai une famille, j’ai un travail et le soir je me couche tôt. Le mardi je vais entendre les concerts qu’on donne à la Salle Trater et j’écoute des musiques qui n’existent pas à Quinnipak : Mozart, Beethoven, Chopin. Elles sont normales et pourtant elles sont belles. […] Chacun a le monde qu’il mérite. J’ai peut-être compris que le mien, c’est celui-là. Ce qu’il a d’étrange, c’est qu’il est normal. Jamais rien vu de ce genre, à Quinnipak. (289)
Aux dires de Penht, la notion de norme existe dans l’univers de Châteaux de la
colère. De son point de vue, elle consiste à occuper un emploi, à fonder une famille
et à écouter de la musique de Mozart, Beethoven et Chopin94. En somme, Penht
correspond à ce nouveau modèle social de la bourgeoisie montante si emblématique
de l’ère industrielle. Si nous avons vu que M. Reihl et Pekisch, dans leur relation au
progrès, se distinguait de ce modèle, Penht, quant à lui, s’en accommode. Il en est
le parfait produit. En acceptant ce mode de vie Penht suit une logique normative qui
tire sa raison d’être du modèle social dominant et qui semble exclure toute forme
d’originalité.
Fait intéressant, en choisissant de vivre ce type d’existence, Penht prend conscience
de la singularité, voire de la marginalité de l’univers de Quinnipak. Il exprime
d’ailleurs très bien dans sa lettre l’opposition entre le monde de Quinnipak et le
monde de la ville :
À Quinnipak on a l’infini dans les yeux. […] Je ne sais pas comment te le faire comprendre, mais ici on vit à l’abri. Et ce n’est pas une chose méprisable. Et puis, qui a dit qu’il fallait vivre exposé, toujours penché sur le bord des choses, à chercher l’impossible […] Est-il vraiment obligatoire d’être exceptionnel ? (288-290)
À quoi renvoie l’infini que l’on a dans les yeux à Quinnipak ? Il nous semble que cela
évoque les ambitions démesurées, sans aucune limite de M. Reihl et de Pekisch.
93 Les multiples désirs d’innover des personnages concourent en effet à créer une ambiance sociale moderne où la norme n’a de cesse d’évoluer. 94 Dans son essai L’âme de Hegel et les vaches du Wisconsin, Baricco montre comment la transition musicale des courants du classicisme et du romantisme s’inscrit dans la transition entre l’aristocratie et la bourgeoisie comme classe sociale dominante. En fait, selon l’auteur, la bourgeoisie montante se serait approprié au XIXe siècle le courant musical du romantisme pour en faire un outil de sa domination socioculturelle.
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Comme le disait M. Reihl : « Tout est possible » (309). Quant à Pekisch, il a
littéralement « l’infini devant les yeux » puisque n’importe quel élément banal du
quotidien devient pour lui un moyen d’exprimer sa créativité. Au contraire, Penht vit
dorénavant à l’abri des risques que peuvent comporter pareilles ambitions : « […]
qui a dit qu’il fallait vivre […] à chercher l’impossible » ? Ne partageant plus les
besoins idéalistes de son mentor, Penht accepte la réalité comme elle est : « On
regardait toujours l’infini, à Quinnipak, toi et moi. Mais ici, l’infini, il n’y en a pas. Alors
nous regardons les choses, et ça nous suffit. » (290) Nous le voyons, tout comme
Caspar, Penht n’a plus de poésie dans la tête. Il voit les éléments de la réalité
comme ils sont perçus par la majorité, c’est-à-dire conformément à leur usage
habituel. Aussi ne présente-t-il aucune ambition de se soustraire à la norme : « Est-
il vraiment obligatoire d’être exceptionnel ? » (290) À la fin de leur correspondance,
Pehnt avoue même qu’il se complait de temps à autre à se fondre à une vie normale :
« De temps en temps, aux moments les plus inattendus, nous sommes heureux. »
(290)
Comme nous l’avons vu, c’est bien par le biais de sa créativité que Pekisch
s’affranchit de la norme. Il ne cesse de percevoir le monde à travers le regard d’un
créateur, c’est-à-dire à travers celui d’un poète capable de voir le monde sous un
autre œil. Dans cette perspective, il est possible de considérer l’inventeur et
l’assureur comme deux pôles véhiculant chacun leur système de valeurs :
Pekisch→Logique créatrice→idéalisme→marginalité
Penht→Logique industrielle→réalisme→normalité
D’un côté, Pekisch, qui est habité par ses rêves, est un idéaliste et c’est par le biais
de sa créativité qu’il veut concrétiser ses aspirations. Ce faisant, il ne respecte pas,
dans sa quête d’innover, la logique dominante, soit celle de la révolution industrielle,
qui est avant tout d’ordre pragmatique. Pour lui, les sciences constituent un moyen
d’exprimer sa créativité artistique. Penht qui habite dorénavant en ville voit la
marginalité de la démarche de son ancien mentor. Ayant choisi de vivre une vie
« normale », il appréhende dorénavant sa vie davantage par un regard réaliste et
58
pragmatique. Aussi ne manifeste-t-il pas le désir de sortir de la norme ; le monde
qu’il a sous les yeux lui suffit amplement. Or, bien qu’il réussisse à s’accommoder
d’une vie qu’il qualifie de normale, il demeure qu’il appartient lui aussi à une époque
soumise au paradigme moderne. En représentant le parfait petit bourgeois, Penht
n’incarne pas une attitude sociale rétrograde ; il est plutôt un acteur d’une société
nouvellement affranchie du règne de l’aristocratie. Aussi participe-t-il directement à
l’émancipation de la société moderne. Si nous pouvons être tenté de considérer
l’assureur comme conservateur et l’inventeur comme progressiste, il demeure
somme toute que les deux se joignent à la marche du progrès, quoique de
différentes manières. Si Penht réussit à trouver une parcelle de bonheur à travers la
norme, Pekisch, ironiquement, en vient à mourir de sa passion pour l’innovation.
Tout comme M. Reihl dont la fascination pour le train le conduit à sa perte, Pekisch
finit par sombrer sous le poids de sa créativité. Comme le souligne Jean-François
Chassay, c’est bien au sens littéral qu’il meurt de sa passion pour les sons puisqu’à
la fin du récit, il finit par entendre à même sa tête une juxtaposition de plusieurs
mélodies différentes : « Peu à peu, dans son esprit, dix petites mélodies s’imposent,
sans qu’il puisse les évacuer. Il est ainsi tué à petit feu par dix mélodies imbéciles
jouées dans sa tête — c’est-à-dire que lui seul entend — par dix orchestres
différents. Déjà insupportable, ce supplice devient meurtrier quand les orchestres se
mettent à jouer faux95. » Pekisch, qui a été toute sa vie obsédé par la juxtaposition
des mélodies, par les notes qui n’existent pas sur le piano et par la polytonalité96,
devient le parfait arroseur arrosé :
D’une certaine manière, la musique lui avait explosé dans la tête, à Pekisch. Il n’y avait plus rien à faire. On ne peut pas vivre avec quinze orchestres qui jouent à fond, toute la sainte journée, enfermées à triple tour dans la tête. […] À l’enterrement de Pekisch, avec une certaine logique, les gens de Quinnipak décidèrent de ne pas jouer une seule note. (322-323)
Tout comme M. Reihl, Pekisch connait un dénouement des plus tragiques. Alors que
Penht réussit à trouver un certain bonheur à travers le conformisme, Pekisch meurt
de son obsession pour l’innovation. En constatant jusqu’à présent que deux des trois
95 Jean-François Chassay, Quand la voix tient à un fil, op cit., p. 91. 96 Quelques passages du roman mettent en effet en scène les expérimentations musicales de Pekisch qui étaient structurées par une visée polytonale. La composition polytonale se caractérise par la superposition de plusieurs mélodies dans différentes tonalités à même une seule pièce.
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protagonistes de Châteaux de la colère trouvent leur perte au bout de leur quête
d’innover, serait-ce donc dire que le récit dévalue la particularité de leur relation au
progrès par rapport à une relation dite plus « normale » ? Nous tenterons de
répondre à cette question au cours du prochain chapitre. Avant de nous y attarder,
il nous apparait important de nous pencher d’abord sur la façon dont les idéaux des
protagonistes permettent de renvoyer à un phénomène important de l’époque de
Baricco, soit la mondialisation.
5. Pekisch et Reihl en regard des idéaux de la mondialisation
À bien des égards, le XIXe siècle a constitué la première véritable époque d’un « temps du monde97 ».
Bruno Marnot
Nous avons montré dans le chapitre précédent dans quelle mesure la représentation
du XIXe siècle que propose Châteaux de la colère est surdéterminée par l’époque
d’écriture du roman. En effet, la fascination de Reihl et de la société pour la vitesse
nous semblait refléter une obsession de notre propre société pour la vitesse et le
mouvement. L’étrange rapport du protagoniste au transport ferroviaire permettait de
mettre de l’avant une idée dont Baricco traite dans son essai Les barbares : pour la
société contemporaine, c’est moins la destination qui importe que la vitesse à
laquelle elle franchit le chemin pour s’y rendre : « [elle] ne se déplac[e] pas en
direction d’un but, car le but est le mouvement98. »
Cela dit, les inventions qui fascinent Reihl et Pekisch nous semblent renvoyer à un
autre aspect de l’époque contemporaine: la mondialisation. Next, l’un des essais de
Baricco parus quelques années après la publication de Châteaux de la colère, est
justement voué au questionnement et à la critique de ce credo économique en pleine
émergence à la fin du XXe siècle. Dans Châteaux de la colère, c’est par le biais du
logophore et du train qu’une telle critique pendrait forme. Un bref survol historique
de la période nous aidera à dégager la dimension critique de ces deux figures.
97 Bruno Marnot, La mondialisation au XIXe siècle (1850-1914), Paris, Armand Colin, 2012, p. 11. 98 Alessandro Baricco, Les barbares, op cit., p. 123.
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Dès ses premiers développements au XIXe siècle, la locomotive a révolutionné le
rapport des individus au monde. En entrainant des déplacements à une vitesse
inédite, elle a permis à l’homme de vivre une nouvelle expérience du rapport au
temps et à l’espace, entrainant par le fait même son lot de mutations au sein des
dynamiques culturelles. De fait, des développements du transport ferroviaire est né
le télégraphe. Comme le fait remarquer Chassay dans son essai, Fils, lignes,
réseaux. Essai sur la littérature américaine, « [i]l y a une solidarité de fait entre le
télégraphe et le chemin de fer […] Un rapport chronologique et culturel99 ».
S’inscrivant dans le sillon de l’arrivée du train, le télégraphe permit de répondre à
cette nouvelle expérience du monde basée sur la vitesse, et ce, dans le domaine
des communications. D’ailleurs, rappelle Chassay en citant Armand Mattelart, « […]
un des tout premiers usages du télégraphe électrique est [de] signaler les trains100
». C’est ainsi que la combinaison des développements du transport ferroviaire et des
technologies de la communication a commencé à tracer sur la carte de l’Europe un
imposant système de réseaux. En effet, « [o]utre les modifications provoquées par
une transmission beaucoup plus rapide des messages et une accélération des
déplacements, entraînant un nouvel usage du temps, la commercialisation du
télégraphe et du train va permettre la mise en place de réseaux qui correspondent
à une modification du rapport de l’individu au temps et à l’espace101. » Ce contexte
sociotechnique précis rime, aux yeux de plusieurs dont Brunot Marmot, avec les
premiers balbutiements du modèle économique dont il était question ci-dessus, la
mondialisation :
L’abolition des distances, le village planétaire, l’information en temps réel sont devenus des expressions courantes de la mondialisation vécue par les hommes du début du XXIe siècle. Ces notions ont vraiment pris corps au siècle de la révolution industrielle grâce à l’invention de nouveaux moyens de transport et de communication intercontinentaux, capables de véhiculer des individus, des produits et des informations avec des vitesses, des tonnages et des débits toujours plus impressionnants102.
99Jean-François Chassay, Fils, lignes, réseaux : Essai sur la littérature américaine, op cit., p. 68. 100 Armand Matterlart, L’invention de la communication, Paris, La découverte (coll. Poche), 1997, p. 68. 101 Jean-François Chassay, Fils, lignes, réseaux : Essai sur la littérature américaine, op cit., p. 69. 102 Bruno Marnot, La mondialisation au XIXe siècle (1850-1914), op cit., p. 187.
61
C’est donc dire que l’épopée industrielle a permis l’émergence d’un nouveau
paradigme, marqué par le contexte d’émergence des réseaux, dans lequel a pu
prendre racine le phénomène de la mondialisation.
Si l’on revient à Châteaux de la colère, il semble qu’une part de l’imaginaire social
du roman est clairement constituée d’idées préalables au contexte d’émergence des
réseaux. Les paroles de Marius Jobbard montrent, par exemple, qu’il rêve d’un
monde où les tubes du logophore parviendraient à abolir toute notion de distance et,
même, à unir les nations :
Le temps est vraiment venu, croyez-moi, d’en finir avec les atermoiements et d’utiliser les propriétés magiques de déplacements du son pour unir les villes et les nations, afin d’enseigner à tous les peuples de la terre que leur seule vraie patrie est le monde, et leurs seuls ennemis sont les adversaires de la science. (55)
Le jeune scientifique pense à un monde qui peut difficilement ressembler davantage
à celui promulgué par la mondialisation. L’ingénieur Bonetti partage aussi cette
vision quand il souhaite voir Quinnipak relié à d’autres villes. Quand l’ingénieur
Bonetti arrive à Quinnipak « […] après trois heures de voiture à cheval » (109), il
déclare : « La nécessité d’un chemin de fer dans cette, disons, ville, n’est pas
seulement logique, mais absolument et lumineusement évidente. » (109) Autant
l’ingénieur que le scientifique en herbe désirent établir un système de réseaux : l’un
par le biais du transport ferroviaire, l’autre par le biais des tubes communicationnels.
Or, les raisons qui motivent M. Reihl et Pekisch dans leur relation au progrès
s’éloignent des idées qui constituent l’imaginaire social dont que nous venons de
décrire. La fascination de M. Reihl pour le train va complètement à l’encontre d’une
quelconque idée de réseaux. Son objectif, avec la locomotive Elizabeth, n’est en
aucun cas de relier des villes ensemble. S’il en était seulement de lui, sa locomotive
n’aurait même pas de destination. La relation entre Pekisch et le logophore ne
participe pas non plus à l’établissement de réseaux. Comme nous l’avons vu, les
raisons qui l’incitent à travailler sur cette technologie communicationnelle sont des
plus ambiguës. Pekisch rêve davantage à un logophore qui permettrait d’entendre
sa propre voix que de faire circuler les voix et établir un réseau de communication.
Aussi cette image d’un tube vertical fonctionnant en boucle se présente-t-elle en
62
contradiction avec l’idéal d’un monde où la communication parviendrait à unir les
nations.
Force est de constater que si l’imaginaire social extérieur à Quinnipak se constitue
d’idées favorables au contexte d’émergence des réseaux du XIXe siècle, celui
véhiculé à travers la relation de M. Reihl et de Pekisch au progrès s’en distingue. Le
récit présenterait ainsi deux types d’imaginaire social distincts. D’une part, il y aurait
celui constitué des personnages extérieurs à Quinnipak. De fait, les paroles de
Marius Jobbard et de l’ingénieur Bonetti pourraient difficilement faire davantage la
promotion de l’établissement des réseaux. D’autre part, il y aurait celui incarné par
Pekisch et Reihl, c’est-à-dire un imaginaire qui institue un étrange rapport au progrès
technique.
Dans son essai, Baricco considère le phénomène de la mondialisation comme une
construction organisée par le discours des « plus forts » pour s’assurer de plus
amples profits. La mondialisation serait un moyen de « […] conquérir d’autres
marchés, pour s’emparer des ressources des gens103 » tout en préservant la paix.
À ses yeux, ce discours dominant aurait réussi à convaincre la société de la valeur
d’un pareil crédo économique, le faisant passer d’une simple idée à une nécessité
collective. C’est ainsi que l’idée de mondialisation parvint à s’imposer comme
vecteur du développement économique :
La globalisation est un paysage hypothétique, fondé sur une idée : donner à l’argent le terrain de jeu le plus vaste possible. Qui a inventé ce paysage, et qui, jour après jour, le sponsorise ? L’argent. Celui du grand capital, bien sûr, mais aussi le nôtre, le petit argent de celui qui travaille normalement. […] C’est fascinant de voir comment ce qui était juste une hypothèse est devenu, d’un seul coup, un choix obligé. On n’avait pas encore vraiment compris ce que c’était, qu’on ne pouvait déjà plus s’en passer. Ainsi la globalisation est-elle devenue nécessaire : et la pression pour l’adopter comme slogan, dès lors, obsédante. Le lieu commun qui veut que la globalisation soit “ incontournable ” s’est érigé en totem inattaquable. Et la force d’inertie qui poussait déjà dans ce sens a paru prendre la forme d’une volonté collective réelle, déterminée et unanime104.
Selon nous, dans Châteaux de la colère, Baricco mettrait en scène la société du
XIXe siècle en tant que contexte d’émergence de la future mondialisation. En
s’intéressant aux racines de la mondialisation, Baricco mettrait de l’avant des
103Next, Paris, Albin Michel, 2002, p. 28. 104 Ibid., p. 32-33.
63
personnages qui n’adhèrent pas à cette vision du monde et qui s’affranchissent
consciemment ou inconsciemment du discours des « plus forts ».
Le regard que Baricco porte sur le XIXe siècle a ceci de particulier : il retrace le
parcours de ceux qui n’ont pas participé aux grandes aventures sociales dont
l’Histoire fait la promotion. Sa représentation du progrès met en présence différents
schèmes de pensées qui ne se ramènent pas à une opposition entre les tenants
d’un ancien monde et les tenants d’un nouveau monde. M. Reihl et Pekisch
incarnent chacun une vision singulière du progrès, étrangère à celle de la
mondialisation. Baricco offre ainsi à ses lecteurs une représentation sociale du XIXe
siècle qui s’écarte de la vision des vainqueurs de l’Histoire, l’Histoire avec sa grande
hache pour reprendre les mots de Georges Perec.
Cela dit, à quel type de XXe siècle aurions-nous eu affaire si la logique de M. Reihl
et de Pekisch avait prédominé ? Châteaux de la colère défend-il un modèle social
davantage issu de la créativité et des fantasmagories ? Limitons-nous à rappeler
que même au sein de l’univers de la fiction les protagonistes ont une vision du
progrès qui les conduit à leur perte, d’où l’intérêt d’examiner le dernier des trois
protagonistes fascinés par le développement technologique.
64
Chapitre IV
1. Hector Horeau et l’utopie du verre : l’architecte visionnaire
Nous vivons le plus souvent dans des espaces clos, qui constituent le milieu où s’enracine et se développe notre civilisation. Notre civilisation est dans une certaine mesure un produit de notre architecture ; si nous voulons élever son niveau, nous devons donc, bon gré mal gré, transformer notre architecture. Et cela ne sera possible que si nous faisons en sorte que les pièces dans lesquelles nous vivons n’aient plus ce caractère clos. Le seul moyen d’y parvenir est l’adoption d’une architecture de verre, qui laisse pénétrer la lumière du soleil et la clarté de la lune et des étoiles dans les lieux d’habitation non seulement par quelques fenêtres, mais également par le plus grand nombre possible de murs – des murs entièrement en verre.
Paul Scheerbart105
Hector Horeau, le troisième protagoniste de Châteaux de la colère, n’intervient que
tardivement dans la diégèse du roman. C’est approximativement à la moitié de
l’œuvre qu’il fait sa première apparition, se livrant aux yeux du lecteur en pleine
lecture d’une annonce publicitaire dont il ne peut s’empêcher de constater avec
émerveillement le caractère littéraire :
Hector Horeau pensait, et sans hésiter, que vraiment, ça, c’était de la littérature. Le perfectionnement de ce texte le bouleversait. Il étudiait la précision des incises, l’imperceptible enchaînement des propositions relatives, le dosage raffiné des adjectifs. “ L’étreinte funeste du cruel corset106 ” : là, on frôlait la poésie. […] Il n’avait pas beaucoup lu, dans sa vie, Hector Horeau. Mais il n’avait jamais rien lu d’aussi parfait. (194-195)
Cette scène attire d’emblée notre intérêt puisqu’elle montre la capacité du
protagoniste à déceler l’art à travers un discours dont le but premier n’est pourtant
pas d’émouvoir. Même s’il n’est pas un lecteur aguerri, Horeau reconnait, en utilisant
un vocabulaire très riche – d’une richesse surprenante pour un lecteur inexpérimenté
– le caractère poétique de l’annonce publicitaire. Étrangement, l’objet dont le texte
fait l’éloge et dont le nom demeure inconnu ne semble pas le fasciner ; l’art capte
plutôt son attention. Il semble ainsi que le rapport d’Horeau au réel soit fondé sur un
105 Paul Scheerbart, L’Architecture de verre, Strasbourg, Circé, 1995 [1914], p. 29. 106 L’emploi de l’italique ici appartient à la version originale.
65
point de vue artistique, ce qui n’est pas sans rappeler la figure de Pekisch. Dans
l’extrait qui nous occupe, Horeau s’émerveille de constater l’art à travers un discours
qui répond pourtant à une logique de commerce. Ce drôle de motif rappelle la
conversation entre Pekisch et Penht lorsque l’inventeur confiait à son apprenti son
désir d’utiliser les moulins non pas pour produire de la farine, mais bien pour
transporter les sons d’un endroit à un autre. Horeau et Pekisch partagent ainsi cette
tendance à envisager les choses en dehors de leur utilité première.
En outre les deux protagonistes ont encore plus en commun : tous deux sont des
artistes créateurs. Hector Horeau est en effet un architecte visionnaire dont les
aspirations n’ont d’égal que celles de Pekisch. Son rêve est d’édifier des cités de
verre : « [Il] cultivait depuis toujours une idée très précise : le monde aurait sans
aucun doute été meilleur si l’on avait commencé à construire des maisons et des
immeubles non pas en pierre, non pas en brique, non pas en marbre : mais en verre.
Il travaillait avec ténacité sur l’hypothèse des villes transparentes. » (195-196) Pour
lui, habiter des maisons de verre reviendrait à vivre d’une façon révolutionnaire :
Le verre fait le miracle, la magie… Entrer dans un endroit et avoir l’impression qu’on est dehors…Être projeté à l’intérieur de quelque chose sans que ça vous empêche de regarder où vous voulez, le plus loin possible… Être dehors et en même temps dedans…protégé et pourtant libre…c’est ça le miracle, et ce qui fait le miracle, c’est le verre, uniquement le verre. (217)
Pour reprendre les mots de Fortin, cette architecture instituerait un ordre nouveau :
Les constructions rêvées par Horeau, auxquelles il ne serait par ailleurs possible d’arriver qu’au prix d’une marche infinie (parce qu’utopique, irréalisable), disent notamment cet incontournable : que vivre, désormais, réclame non seulement pour l’homme une façon différente de bâtir, mais aussi une manière différente de percevoir107.
Le regard, n’étant plus prisonnier des murs opaques, peut se poser là où il le veut
tout en demeurant protégé. Comme le soutient Fortin en rappelant les propos de
Georges Perec, « [l]orsque rien n’arrête notre regard, notre regard porte très loin.
Mais s’il ne rencontre rien, il ne voit rien ; il ne voit que ce qu’il rencontre : l’espace,
c’est ce qui arrête le regard, ce sur quoi la vue bute108. » L’architecture de verre
permettrait ainsi d’abolir tout sentiment d’enfermement lié aux habitations
107 Odette Fortin, « Châteaux de la colère d’Alessandro Baricco; Pratiques topographiques inédites de la Modernité », op cit., f. 63. 108 Georges Perec, Espèces d’espaces, Paris, Galilée (coll. L’espace critique), 2010, p.121-122.
66
conventionnelles. Elle instaurerait même un nouveau rapport à l’espace basé sur
une notion de profondeur109. Nous le savons maintenant, le renouvellement du
rapport à l’espace est emblématique du XIXe siècle et c’est en ce sens que
l’entreprise de l’architecte revêt un caractère tout autant moderne que celles de Reihl
et de Pekisch. En permettant de libérer le regard, l’architecture de verre pourrait,
tout comme le train et le logophore, innover et modifier l’expérience de l’espace et,
plus globalement, du monde110.
D’ailleurs, les trois personnages partagent tous un rapport au progrès technique qui
se distingue de la logique dominante, qui, en l’occurrence, est celle de l’industrie.
Nous y reviendrons ultérieurement, mais nous pouvons néanmoins souligner que
l’architecte, tout comme les deux autres protagonistes, est moult fois critiqué pour
son manque de pragmatisme. En participant à de nombreux concours, il tente de
concrétiser ses aspirations architecturales en proposant des projets très éloignés
des préoccupations de la logique industrielle. Bien que « […] les jurys restaient
régulièrement frappés par le génie absolu de ses propositions, ils lui attribuaient des
mentions d’honneur et leurs félicitations, puis confiaient la réalisation à des
architectes plus pragmatiques. » (199) Encore une fois, se profile à l’horizon cette
idée d’un manque de pragmatisme ou, d’un autre point de vue, d’un débordement
d’idéalisme. La volonté d’innover de l’architecte, tout comme celle du bourgeois et
de l’inventeur, est en effet déterminée par ses rêves et ses fantasmagories ; son
manque de pragmatisme est, de fait, souvent mis en relief. Cela dit, si Pekisch et M.
Reihl étaient curieusement111 liés par un contexte sociotechnique précis – celui des
réseaux – il semble qu’il existe un lien de ce genre entre le bourgeois et l’architecte,
un lien inhérent à un contexte sociotechnique particulier.
109 Dans son mémoire, « Châteaux de la colère d’Alessandro Baricco; Pratiques topographiques inédites de la Modernité », Odette Fortin a d’ailleurs approfondi cette idée à savoir dans quelle mesure l’architecture de verre, et la dialectique du dedans et du dehors qu’elle implique, figurent un symbole de la modernité. Pour plus d’informations, voir le chapitre II intitulé « Paysages de cristal ». 110 Comme le fait remarquer Odette Fortin, les aspirations d’Horeau ne sont pas sans rappeler celles de l’écrivain Paul Scheerbart qui publia au XXe siècle L’architecture de verre, un petit livre s’approchant d’un essai, dans lequel il expose les raisons pour lesquelles l’architecture moderne devrait se tourner vers le verre. 111 Nous disons bien curieusement, car, même s’ils s’intéressent à des inventions emblématiques du contexte d’émergence des réseaux, ils n’y contribuent aucunement.
67
2. L’architecture de verre et son contexte sociotechnique
Le verre, d’une manière générale, est l’ennemi du mystère.
Walter Benjamin112
Dans son mémoire, Odette Fortin a réalisé une analyse très riche de la trajectoire
d’Hector Horeau ; nos idées s’inscriront donc à plusieurs égards dans le sillon des
siennes. Commençons par mentionner le lien diégétique qui existe entre l’architecte
et le bourgeois de Quinnipak. Comme l’exprime Fortin, « [c]inq mots (“ Brevet
Andersson des Verreries Reihl ”) séparent et réunissent “ l’homme du train et
l’homme [des bâtiments de verre ] ” […] En soi un lien narratif (comme un passage,
une sorte de lieu transitoire) chargé d’établir un rapport logique de cause à effet
entre deux hommes113 ». Ce lien de cause à effet entre les deux hommes existe en
effet en ce que Horeau a besoin de Reihl pour réaliser sa quête puisque pour
construire ses bâtiments innovateurs, encore faut-il qu’il dispose de plaques de verre
de la taille souhaitée. Reihl devient en ce sens son adjuvant tout désigné.
Dans Châteaux de la colère comme dans la réalité114, Horeau participe à un
concours architectural organisé par la Société des arts de Londres, présidée par le
Prince Albert. Ce concours, qui consiste à recueillir des centaines de projets
architecturaux différents et d’en garder un seul, a pour but de trouver le design du
bâtiment de la première Exposition universelle de 1851. Après avoir soumis un
croquis d’une cathédrale de verre qu’il prend grand soin de nommer le Crystal
Palace, Horeau est retenu comme l’un des deux finalistes officiels du concours.
Voulant donner plus de crédibilité à son projet, il se rend à Quinnipak afin de
rencontrer l’homme qui, en plus de pouvoir répondre à sa demande gigantesque de
verre, pourrait mettre au point un système capable de faire des plaques de verre
112 Walter Benjamin, « Expérience et pauvreté », dans Œuvres (Tome II), Paris, Gallimard, 2000, p. 369. 113 Odette Fortin, « Châteaux de la colère d’Alessandro Baricco; Pratiques topographiques inédites de la Modernité », op cit., f. 66. 114 Nous devons rappeler ici comme nous l’avons fait dans l’introduction qu’un réel Hector Horeau a bel et bien existé au XIXe siècle en Europe. Comme nous avons tenté de le faire avec les figures de M. Reihl et de Pekisch, c’est dans le but d’enrichir notre perception de la société du XIXe siècle que nous nous intéresserons à Hector Horeau. Les référents réels de ce dernier seront donc évoqués, mais notre rapport à ce dernier ne changera pas de celui que nous avons entretenu à l’égard des deux autres personnages. Cela dit, il sera intéressant de constater dans quelle mesure la présence de ce Hector Horeau fictionnel crée une représentation sociale propre à Châteaux de la colère.
68
d’une dimension inédite115: « Il comprit qu’une trouvaille supplémentaire était
nécessaire : quelque chose qui donnât à la fascination exercée par le Crystal Palace
une base de crédibilité et une apparence tranquille de réalisme. Il cherchait une
solution, et celle-ci le rattrapa […] Cinq mots : “ Brevet Andersson des Verreries
Reihl ”. » (207)
Si les destins des deux hommes sont liés narrativement par le concours architectural
– auquel nous reviendrons ultérieurement – un autre lien très intéressant les unit :
« Ce qui fait tenir la construction [de verre], » (217) rappelle Horeau lors d’une
conversation avec Reihl, « c’est le fer. Le verre fait le reste. […] Le verre fait le
miracle, la magie ». (217) Pour tenir debout, le Crystal Palace nécessite en effet la
présence de poutrelles de fer. En ce sens, puisque Reihl et Horeau sont liés d’une
part au transport ferroviaire et d’autre part à l’architecture de verre, ils permettent de
renvoyer au contexte d’émergence de l’architecture industrielle116.
Dans les faits, ce sont les développements du train qui, favorisant vivement la
production de fer, encouragent par le fait même le développement de l’architecture
de verre. Comme le soutient Walter Benjamin dans Paris, capitale du XIXe siècle, ce
type d’architecture est bel et bien tributaire de la production de rails :
Avec le fer, on voit pour la première fois un matériau artificiel intervenir dans l'histoire de l'architecture. Il subit une évolution dont le rythme va s'accélérer au cours du siècle. L’impulsion décisive se produit lorsqu’il s’avère que la locomotive, dont les premiers essais datent de la fin des années 1820, ne peut circuler que sur des rails de fer. Le rail est le premier élément susceptible d’être assemblé, le précurseur de la poutrelle117.
En s’inspirant de la pensée de Benjamin, Fortin fait remarquer ceci : puisque le verre
et le fer donnent lieu aux premières créations issues de l’architecture industrielle, il
est fort intéressant de constater que la relation entre Horeau et l’innovation permet
de réunir les domaines de l’art et de l’industrie. Or, à nos yeux, si la rencontre des
deux hommes évoque la naissance de ce type d’architecture, il faut rappeler
qu’Horeau est un artiste avide d’innover. Ce n’est pas tant parce que l’architecture
115 Les deux hommes conviendront même d’une entente dans l’éventualité où Horeau remporterait le concours. Dans le cas échéant, les verreries Reihl devront fournir « [à] peu près neuf mille » (217) plaques de verre à l’architecte. 116 « Du rail de “ l’homme de train ” à la poutrelle de “ l’homme du Crystal Palace ”, soutient Fortin, il n’y a ainsi qu’un pas à franchir pour voir éclore l’architecture industrielle. » Odette Fortin, « Châteaux de la colère d’Alessandro Baricco; Pratiques topographiques inédites de la Modernité », op cit., f. 67. 117 Walter Benjamin, « Paris capitale du XIXe siècle », dans Œuvres (Tome III), Paris, Gallimard, 2000, p. 46.
69
de verre permet de joindre l’art et l’industrie qu’elle fascine Horeau, que parce qu’elle
inaugure un nouveau rapport au monde118. Évidemment, la trajectoire du
protagoniste met en scène cet investissement de l’art par l’industrie – et la dualité
qui en découle – mais pas uniquement.
Il est intéressant de constater que les trois protagonistes de Châteaux de la colère,
par les innovations auxquelles ils s’intéressent, participent à construire un portrait
sociotechnique chronologique du XIXe siècle. Chacune des innovations est amenée
d’une façon à permettre au lecteur d’entrer progressivement dans la diégèse du
roman comme dans l’histoire de certaines innovations emblématiques de la
révolution industrielle. Rappelons que c’est d’abord la vitesse révolutionnaire du
train qui a entrainé les développements des technologies communicationnelles –
auxquelles Pekisch s’intéresse – et que ce sont les rails du train qui favorisent les
développements de l’architecture de verre. La structure de la diégèse du roman
respecte ainsi la chronologie de l’Histoire et c’est la figure de Reihl qui permet
d’assurer la transition entre les deux autres protagonistes et entre les avancées
sociotechniques du XIXe siècle.
Le récit de Châteaux de la colère nous rappelle à certains égards la structure de
celui Du guépard de Guiseppe Tomasi di Lampedusa dans la mesure où la
progression diégétique fait avancer le lecteur dans les ruines sans cesse plus
évidentes de l’aristocratie italienne. Dans le récit de Baricco, la progression
diégétique fait avancer le lecteur au sein du contexte sociotechnique du XIXe siècle.
Le rapport insolite des personnages aux innovations construit toutefois un portrait
singulier du développement technique et social en faisant se confronter différentes
logiques. Allons voir de plus près la trajectoire de l’architecte français pour dégager
et comparer les logiques en présence.
118 Nous avons pu observer le même genre de motif avec M. Reihl et Pekisch : les deux innovations auxquelles ils s’intéressaient étaient liées par le contexte des réseaux alors que les deux héros étaient paradoxalement très loin de vouloir contribuer à l’épanouissement de ce contexte.
70
3. Le Crystal Palace et la dualité de l’art et de l’industrie
Contemporaries of Crystal Palace stress two qualities above all else. An apparently paradoxical pair: on the one hand its practical arithmetic and down-to-earth common-sense; on the other, it’s dissolving spatial identity and insubstantiality. In more senses that one, here is a story part no-nonsense industrial accomplishment and part fairy tale; it is important but difficult, todays as then, to resist mixing them and reading it as the original fable of industrialized building.
John McKean119
Comme nous l’avons mentionné, l’histoire de Châteaux de la colère met en scène
le concours architectural de l’Exposition universelle de 1851. Dans la réalité comme
dans la fiction de Baricco, la Société des Arts se gardait le droit de proposer son
propre projet dans l’éventualité où aucun projet ne se révèlerait satisfaisant :
La Société des Arts se réservait par ailleurs la faculté de “ présenter son propre projet, qui rassemblerait les suggestions les plus fonctionnelles apparues dans les propositions aimablement avancées par tous les illustres participants ”. (203-205)
Malheureusement pour l’architecte français, ce ne seront finalement pas ses croquis
qui seront retenus par les membres du jury. Le lecteur apprend en effet sa défaite
dans un passage très particulier du roman120 où se mélange librement un maelström
d’actions et de voix de différents personnages. Nous en retiendrons l’essentiel :
Hector Horeau, il monte lentement le chemin qui mène à la maison Reihl – il n’y a guère plus qu’une poignée de minutes maintenant entre ces deux-là, l’homme du train et l’homme du Crystal Palace […] quelles nouvelles apporte-t-il ? se dit monsieur Reihl en entendant s’ouvrir la porte de son cabinet de travail […] il se passe la main dans les cheveux, Hector Horeau, et dit Nous avons perdu, monsieur Reihl, voilà ce que je voulais vous dire, nous avons perdu/voilà c’est arrivé/ voilà/ c’est arrivé/ c’est arrivé/ voilà […] Pas de Crystal Palace ? – Non, pas de Crystal Palace, monsieur Reihl […] Ils ont choisi le projet de Paxton – Qui est Paxton ? – Un autre que moi/. (247-252)
Qui est Paxton? Dans les faits, Joseph Paxton est l’architecte à la base du projet
proposé par la Société des arts, lequel, fait de verre et de poutrelles de fer, n’est
qu’une variante des croquis suggérés par Horeau. Les organisateurs de l’évènement
119 John McKean, Crystal Palace: Joseph Paxton and Charles Fox, Londres, Phaidon Press, 1997 p. 4. 120 Ce passage est celui de la cérémonie d’adieu de Pehnt. La narration devient particulière durant cette scène puisqu’elle ne cesse d’alterner les focalisations, faisant voir différentes scènes qui se déroulent néanmoins durant la marche des fanfares. Fait intéressant, pendant que les fanfares se rapprochent du point milieu, Hector Horeau se rapproche, quant à lui, de M. Reihl et du moment fatidique où il lui apprendra le dénouement du concours.
71
ont en effet décidé de réaliser leur propre projet, le Crystal Palace121 de Joseph
Paxton. Châteaux de la colère ne livre toutefois pas à son lecteur toutes ces
informations. Le récepteur du roman apprend la défaite d’Horeau, mais il apprend
également quelques pages plus tard qu’un bâtiment de verre a bel et bien été
construit et qu’il porte le nom de Crystal Palace. Le récit entretient donc la confusion,
car, faute de connaître ces éléments historiques sur l’Exposition universelle de 1851,
le lecteur ne peut que s’en remettre à ce que le roman lui présente, c’est-à-dire un
Crystal Palace qui n’est pas celui d’Hector Horeau, mais qui, pourtant, repose sur
les mêmes idéaux architecturaux. Arrêtons-nous sur la nature du palace de verre de
la diégèse du roman.
Si l’on se penche sur sa nature autant matérielle qu’idéologique, celle-ci condense
des pôles plutôt contradictoires. D’abord, comme nous l’avons déjà mentionné, la
nature matérielle du bâtiment exprime le croisement entre l’art et l’industrie. Pour
l’une des premières fois de l’Histoire, un matériau artificiel, le rail, soit le symbole de
la révolution industrielle, est incorporé à une œuvre architecturale, unissant ainsi
deux pôles habituellement opposés. De surcroît, si l’on pense à la nature idéologique
du bâtiment, celle-ci combine également ces deux variables paradoxales. La
fonction de l’Exposition universelle est de faire la promotion des produits liés à
l’industrie. Comme le souligne la narratrice du roman, Hector Horeau participe à un
concours visant « […] la construction d’un très grand édifice capable d’accueillir une
prochaine, et mémorable, Grande Exposition Universelle des Produits de la
Technique et de l’Industrie. » (203-204) Sachant qu’Hector Horeau est avant tout,
dans l’univers de Châteaux de la colère, un artiste critiqué par son manque de
pragmatisme pour qui l’architecture est un produit de l’art, il nous apparaît d’emblée
curieux, voire paradoxal, de le voir finaliste à un concours qui vise la construction
d’un bâtiment dont la fonction est d’être une vitrine à la glorification de l’industrie.
D’ailleurs, le principal concerné, l’architecte français, est lui aussi fort surpris de
l’issue du concours. Il en vient même à douter du caractère innovateur de son
croquis tellement il est étonné de constater l’appui temporaire du jury :
121Joseph Paxton, l’architecte officiel de la Société des arts, est donc passé à l’histoire pour avoir inventé un bâtiment
innovateur alors que sa création n’était, en réalité, qu’une élaboration des idées architecturales des autres participants, dont celles de Hector Horeau.
72
Horeau ne s’attendait pas à gagner. Il participait désormais aux concours non tant avec l’ambition de les remporter que pour le plaisir de déconcerter les jurys. Qu’il ait été choisi cette fois, parmi tant d’autres, lui fit se demander s’il n’avait pas présenté une banalité. (205)
Il peut être pertinent ici de mentionner une idée qu’Odette Fortin présente dans son
mémoire : selon plusieurs, dont Walter Benjamin, au XIXe siècle les expositions
universelles « […] transfigurent la valeur d’échange des marchandises [en créant]
un cadre où leur valeur d’usage passe au second plan122. » Ces évènements « […]
inaugurent une fantasmagorie à laquelle l’homme se livre pour se laisser distraire123.
» Le rapport entre la classe populaire et les produits de l’industrie évoluerait donc,
n’étant plus uniquement basé sur la valeur d’échange desdits produits puisque les
variables de l’émerveillement et de la séduction se greffent à ce rapport. C’est ce
que Benjamin nomme la fantasmagorie de la marchandise. À son sens, ce sont les
débuts de la société capitaliste qui auraient été encouragés par la tenue des
Expositions universelles124. Or, dans tout le roman, aucun passage ne décrit les
produits de l’industrie qui se trouvent exposés à l’intérieur du bâtiment de verre.
Comme c’est Hector Horeau qui présente à M. Reihl et – par le fait même au lecteur
attentif à leur conversation – le déroulement de l’Exposition, il semble que la fonction
de promouvoir l’industrie soit relayée au second plan dans l’univers du roman. Plus
encore, ce que les gens semblent retenir du Crystal Palace est non pas qu’il leur a
permis de contempler des marchandises, mais plutôt qu’il leur a fait sentir le pouvoir
ésotérique d’une architecture innovatrice :
Indescriptible. Les gens rentrent chez eux, après avoir vu le Crystal Palace, et ils disent : on ne peut pas décrire. Il faut y avoir été. Mais c’est comment ? C’est vrai qu’il y fait une chaleur à crever ? Non, ce n'est pas vrai. Et comment ont-ils fait ? Je ne sais pas. […] Et les vitres, parle-moi des vitres. Tout est en verre, comme une serre, mais en mille fois plus grand. Tu es dedans et c’est comme si tu étais dehors, et pourtant tu es dedans. Pas besoin de leur expliquer quoi que ce soit, aux gens, ils le savent bien, que c’est de la magie. Ils arrivent du dehors en marchant, et déjà ils ont compris, dès qu’ils le voient de loin, que personne n’a jamais vu une chose pareille. Et à mesure qu’ils s’approchent, ils imaginent. Un monde entier fait en verre. Tout serait plus léger, alors. Même les
122 Walter Benjamin, « Paris capitale du XIXe siècle », op cit., p. 52-53. 123Ibid., p. 53. 124 Il peut être judicieux ici de nommer un autre aspect paradoxal qui gravite autour du Crystal Palace : selon Walter Benjamin, le verre, en plus d’être l’ennemi du mystère, est « […] aussi l’ennemi de la propriété. » Walter Benjamin, « Expérience et pauvreté », dans Œuvres (Tome II), Paris, Gallimard, 2000, p. 369. Puisque le verre est un matériau transparent, il lui est impossible de cacher quelque chose à la vue. L’architecture de verre donne donc lieu à des habitations dans lesquelles presque rien n’est protégé du regard d’autrui. Tout est en un sens partagé. Or, la propriété prend son sens à travers la possession exclusive d’un objet. Si cet objet peut être observé par quiconque, il ne représente dès lors plus une possession exclusive, au sens large que l’on peut accorder au terme « exclusif ». Dans cette perspective, selon le philosophe allemand, la nature architecturale du Crystal Palace rendrait insignifiant le besoin de possession alors que la tenue de l’Exposition universelle accomplirait le contraire.
73
paroles et les horreurs, et même mourir. Une vie transparente. Et puis mourir avec les yeux qui peuvent regarder loin, et inspecter l’infini. (273-274)
Bien que la construction ne soit pas d’Horeau, le bâtiment de verre existe bel et bien
et les gens, en s’y rendant, peuvent expérimenter ce rapport au monde auquel
l’architecte a tant rêvé, soit un rapport au monde fondé sur un habile procédé ou une
sorte de ruse – pour reprendre les mots de l’architecte125 – puisqu’il permet autant
d’être protégé en dedans que de percevoir la profondeur des décors du dehors. En
se rendant au Crystal Palace, la classe populaire se livre à une fantasmagorie non
pas liée au fétiche de la marchandise comme Walter Benjamin le souligne à propos
des objectifs des expositions universelles, mais plutôt à une fantasmagorie des
pouvoirs de l’art, à une fantasmagorie qui ne peut être expliquée et qui est à des
années-lumière de toute logique industrielle rationnelle. La fonction du bâtiment de
verre semble donc délaissée dans l’univers du roman. Ce que semblent retenir les
gens de ce Crystal Palace, ce sont plutôt ses vertus artistiques avant-gardistes.
Encore une fois, le roman offre une sorte de décalage face aux fonctions premières
des inventions. Certes, les trois protagonistes ont un vif intérêt pour le progrès
technologique, mais cet intérêt s’écarte systématiquement des fonctions premières
de celles-ci : pour M. Reihl, le train n’est qu’un moyen de matérialiser la métaphore
du destin, pour Pekisch, ses recherches sur le logophore semblent être une façon
de laisser libre-cours à sa créativité et, enfin, pour Hector Horeau, le Crystal Palace
a comme seule fonction de concrétiser ses aspirations architecturales. À travers les
quêtes des protagonistes, Châteaux de la colère présente ainsi le portrait de son
rapport à l’innovation, innovation qui tend à se penser en dehors des schèmes de
pensées dominants. D’ailleurs, si l’on revient au Crystal Palace, la fascination des
visiteurs pour l’architecture de verre nous rappelle celle éprouvée par la population
lors de l’inauguration du chemin de fer reliant Manchester et Liverpool. Si l’on se
rappelle ce passage du roman, les spectateurs s’émerveillaient de la vitesse du train
non pas parce qu’elle allait faciliter les déplacements, mais parce qu’elle instituait un
rapport surhumain au monde. Baricco rapproche ainsi l’opinion populaire de la
125 En effet, l’architecture de verre attire Horeau, car elle représente une sorte d’artifice face au monde extérieur : « Comprenez-vous ? c’est ce qui est magique dans le verre… protéger sans emprisonner… être dans un endroit et pouvoir regarder partout, avoir un toit et voir le ciel… se sentir dedans et se sentir dehors, simultanément… une ruse, rien qu’une ruse…si vous voulez une chose mais qu’elle vous fait peur, vous n’avez qu’à mettre une plaque de verre au milieu ». (220-221)
74
logique des protagonistes face aux innovations technologiques. Si le Crystal Palace
et la Rocket de Stephenson fascinent le peuple, ce n’est pas tant pour leur virtuosité
technique en soi que pour leur capacité à changer le rapport au monde. Les
préoccupations utilitaires – inhérentes à la logique industrielle – sont évincées de ce
rapport. Ces innovations permettent de laisser libre cours aux fantasmagories du
peuple et, en ce sens, il semble que la logique industrielle à laquelle se butent les
protagonistes ne soit pas davantage soutenue par les gens qui assistent aux
développements des nouvelles technologies. C’est avant tout le rêve qui surplombe
leur vision de celles-ci.
Si nous revenons à l’édifice de verre, celui-ci permet pour la première fois dans le
roman de condenser deux pôles qui, jusque-là, se montrent portant antipodiques :
la logique industrielle pragmatique et la logique artistique idéaliste. Nous avons vu
que Pekisch et M. Reihl n’ont jamais réussi à matérialiser leur volonté à innover en
raison de leur indifférence à respecter la logique industrielle : Pekisch voulait
contribuer aux sciences à partir de la logique d’un artiste créateur alors que M. Reihl
désirait développer le train pour des raisons personnelles qui s’éloignent des
préoccupations pragmatiques liées à l’industrie. Or, la présence de la cathédrale de
verre dans la diégèse du roman parvient, elle, à abolir cette opposition. Alors que
Reihl et Pekisch se sont butés au pouvoir contraignant de la logique industrielle,
c’est ce même pouvoir qui, ironiquement cette fois, permet la création d’un bâtiment
qui condense les rêves et l’industrie. Même si le Crystal Palace n’est pas celui
d’Hector Horeau, il demeure que ses idéaux sont réalisés et, qu’en ce sens, sa
trajectoire est de loin plus fructueuse que celles des deux autres protagonistes, du
moins à cette étape du roman.
75
4. Les ruines prospectives du Crystal Palace ou la fin d’un rêve
Car les leçons de l’histoire sont ici celles de ses ruines, comme si la force d’altération du temps – en soi capable du meilleur et du pire – n’annonçait plus qu’une catastrophe qu’il fallait commémorer avant même qu’elle n’advienne.
Jean-François Hamel126
C’est ainsi qu’en nous faisant revisiter l’édification du Crystal Palace, Baricco nous
invite à revoir un moment particulier du XIXe siècle qu’il présente comme une
conjugaison des aspirations industrielles et des rêves de l’art. Comme tout espoir
pour les protagonistes connait vraisemblablement une fin dans Châteaux de la
colère, cette combinaison finit, elle aussi, en cendres et, cette fois, c’est bien au sens
littéral puisque le Crystal Palace succombe à l’attaque d’un incendie. Bien que cet
évènement soit de fait postérieur à l’époque du roman127, c’est bel et bien Hector
Horeau qui en prend connaissance, et ce, malgré le fossé temporel qui sépare son
époque et celle de l’incendie réel. C’est en fait à travers le récit proleptique d’un
autre personnage, un homme qui s’amuse à écrire une encyclopédie imaginaire128
– ou fictionnelle – qu’Hector Horeau apprend la fin du Crystal Palace :
Un jour il m’arrive une lettre où quelqu’un m’écrit je veux rencontrer l’homme qui a imaginé le Crystal Palace. Écriture de femme. Une signature, Rebecca. […] Je finis donc par aller au rendez-vous […] Je suis celui qui a imaginé le Crystal Palace. Je suis Rebecca. […] Rebecca dit J’ai épousé un homme merveilleux, il est médecin, il a disparu il y a un mois, sans rien dire, sans laisser une ligne, rien. Il avait un hobby un peu particulier, pratiquement une manie, il travaillait à ça depuis des années : il écrivait une encyclopédie imaginaire. Je veux dire qu’il inventait des personnages célèbres, je ne sais pas, des artistes, des savants, des politiciens, et il écrivait leur biographie et ce qu’ils avaient fait. […] Il y avait votre histoire, et puis toute l’affaire du Crystal Palace, jusqu’à la fin. La fin ? Quelle fin ? Jusqu’à la fin, dit Rebecca. Et c’est ainsi que j’ai su comment finirait le Crystal Palace. (275-276)
S’étalant encore sur plusieurs pages, cet extrait relate alors le déroulement de
l’incendie, en soulignant d’ailleurs son caractère absurde – mais pourtant réel – en
126Jean-François Hamel, « Les ruines du progrès chez Walter Benjamin : anticipation futuriste, fausse reconnaissance et politique du présent », dans Protée, vol. XXXV, n°2 (automne 2007), p. 10-11. 127 Dans les faits officiels, le Crystal Palace succombe à un incendie le 30 novembre 1936. Pour plus d’informations, lire : John McKean, Crystal Palace : Joseph Paxton and Charles Fox, op cit., p. 49. 128 Il serait d’ailleurs fort intéressant de prolonger les réflexions d’Odette Fortin quant à cette présence sibylline de l’encyclopédie. Quel crédit accorder au contenu de cette encyclopédie de personnages fictionnels, quand elle reflète la vie d’Hector Horeau, une figure qui est pour nous réelle ?
76
regard des matériaux principaux qui constituent le bâtiment : le verre et le fer, soit
deux matériaux qui ne sont pas particulièrement connus pour leur capacité à bruler
facilement : « Comment ça peut bruler quelque chose qui est en fer et en verre ?
c’est vrai, comment est-ce possible une chose pareille, ça ne brule pas, le fer, le
verre, non plus, et pourtant les flammes sont en train de tout engloutir ». (279)
Horeau prend donc conscience des ruines du Crystal Palace à travers le récit
proleptique de l’encyclopédie. Tout comme la relation unissant M. Reihl à Élizabeth
qui, à la fin du récit, est rouillée et posée sur seulement deux rails, le reste du chemin
de fer ayant été démantelé, la présence des décombres du Crystal Palace met
également de l’avant un imaginaire de la ruine auquel nous désirons accorder notre
attention. Les pensées de Jean-François Hamel nous seront encore une fois d’une
grande utilité.
Dans son article « Les ruines du progrès chez Walter Benjamin », Hamel, en étudiant
notamment le roman Le Dernier Homme de Grainville, s’intéresse à un passage
particulier du texte, soit celui où le narrateur de l’histoire fait la rencontre d’un esprit
céleste. Ce dernier permet alors au narrateur de contempler les ruines futures de
Paris. Faisant face aux ruines prospectives de sa ville, le narrateur peut
expérimenter un rapport au temps qui, aux yeux de Hamel, suggère une inversion
du modèle de l’Historia magistra vitae. Au lieu de sonder le passé pour y trouver
l’exemplum à suivre, le personnage se voit offert la possibilité de trouver l’exemplum
au sein d’un futur éloigné « […] que les hommes doivent se remémorer pour y
conformer leur conduite, comme si c’était désormais l’avenir, mais un avenir
catastrophique, qui éclairait le présent129. » Dans Châteaux de la colère, Hector
Horeau est soumis à un type d’expérience temporelle qui ressemble à celui du
narrateur de Grainville : en apprenant l’issue future du Crystal Palace, l’avenir se
révèle à lui et devient un souvenir. Autant pour Horeau que pour le personnage de
Grainville, cet avenir se révèle sous des signes catastrophiques puisqu’il donne lieu
à un amoncellement de ruines. Ce qui fut pour lui le plus près de ses ambitions
utopistes, soit le Crystal Palace, est détruit par un incendie. En plus de lui apprendre
129 Jean-François Hamel, « Les ruines du progrès chez Walter Benjamin : anticipation futuriste, fausse reconnaissance et politique du présent », op cit., p. 10.
77
la chute du bâtiment de verre, les paroles de Rebecca recèlent une portée
symbolique pour l’architecte français : cet incident est pour lui vécu comme la fin de
son idéal architectural :
[Le Crystal Palace] se laissa consumer petit à petit, presque sans résister, et à la fin se plia en deux, vaincu à jamais, sa colonne vertébrale se brisa en deux, cruellement fracassée, cette grande poutre de fer qui le parcourait tout entier, d’un bout à l’autre, elle se rompit après avoir résisté pendant des heures mais elle n’en pouvait plus, elle se déchira dans un grondement terrible que personne ne pourra oublier, on l’entendit à des kilomètres de là, comme si une bombe immense avait explosé, fracassant la nuit aux alentours, et le sommeil de chacun. C’était quoi, maman? Je ne sais pas, J’ai peur, N’aie pas peur, rendors-toi, Mais c’était quoi ? Je ne sais pas, mon petit, quelque chose a dû s’écrouler, le Crystal Palace s’est écroulé, voilà la vérité, il est tombé à genoux et il a rendu les armes, à jamais perdu, disparu, évanoui, et plus rien, voilà ce qui s’est passé, tout est fini, pour toujours cette fois, fini dans le néant, pour toujours. Quel que soit, celui qui l’a rêvé, il s’est réveillé maintenant. (280)
Particulièrement évocateur, ce passage, en plus de marteler la fin du Crystal Palace,
semble jouer sur l’alliance entre le fer et le verre, soit le symbole de l’alliance entre
l’art et l’industrie. C’est « après avoir résisté durant des heures » que la « colonne
vertébrale » du bâtiment, soit le parfait symbole de l’industrie130, se déchire dans un
grondement terrible, qui entraine la chute de l’union entre le fer et le verre. La fin du
Crystal Palace rappelle à certains égards la force du destin qui fascinait tant M.
Reihl, sur laquelle ni l’artiste ni l’homme de l’industrie n’a d’emprise. Cette fois, ce
n’est pas la logique pragmatique industrielle qui réduit à néant les idéaux de
l’architecte, mais bien une force extérieure, faisant apparaitre les ruines du Crystal
Palace comme quelque chose d’inexorable. Or, comme le relate la narratrice,
l’incendie a comme impact de ramener la population à la réalité : « Quel qu’il soit,
celui qui l’a rêvé, il s’est réveillé maintenant. » (280) Si le Crystal Palace ne semble
avoir été qu’un songe épargné jusque-là par la réalité, l’incendie s’est chargé de
remédier à la situation.
Chose certaine, ce même incendie crie à Horeau l’impossible pérennité de ses
idéaux. Aussi cette vision prospective change-t-elle profondément son rapport au
monde et, par extension, son expérience temporelle : son rapport au présent se
pétrifie face à un futur dont il connaît déjà l’issue et qu’il peut même vivre comme
une mémoire du passé. Le présent d’Horeau, à la fin du récit, tout comme celui de
M. Reihl, semble devenu complètement vide d’intérêt. Comme sa quête d’innover
130 Les poutres de fer.
78
se révèle tout autant infructueuse que celle de ses comparses et comme son art
progressiste est voué à sombrer dans les ruines, il fuit le monde qu’il a sous les yeux
en s’isolant dans un hôpital psychiatrique, où il commence à vivre en tant que
bénévole dont les loisirs sont inexistants : « Il se retirait dans sa chambre, chaque
soir, à la même heure. Sur sa table de nuit, il n’y avait pas de livres, il n’y avait pas
de photographies. Personne ne l’avait jamais vu écrire ou recevoir une lettre. On
aurait dit un homme venu du néant. » (312) Pendant des années, Horeau s’en tient
à ce mode de vie jusqu’à ce qu’il finisse par endosser l’uniforme rayé réservé aux
fous pour ne plus jamais l’enlever : « La pendule s’était à jamais enrayée. Durant les
six années qu’il passa encore dans l’hôpital personne ne l’entendit prononcer une
seule parole. […] Il mourut, une nuit d’été, le cerveau inondé de sang. » (317) Le
dénouement de la trajectoire d’Horeau, tout comme ceux de M. Reihl et Pekisch, se
montre soumis à une ironie des plus tragiques : lui qui rêvait d’un monde où
l’enfermement n’existerait plus, il s’isole pourtant dans un bâtiment fermé et coupé
de la société où il passe ses derniers jours entre quatre murs opaques, s’éloignant
à jamais d’un monde qui l’a conduit au désenchantement, enfermant de surcroît
avec lui ses aspirations innovatrices. Tout juste avant de sombrer définitivement
dans la folie et avant son mutisme qui durera 6 années, Horeau condamne son
époque ainsi que la société à laquelle il aura tenté en vain de contribuer : « Je
méprise votre destin. Et maintenant que vous m’avez volé le mien, la seule chose
qui m’importe c’est de vous savoir crevés. [….] Je voulais juste vivre, au fond. »
(317) Ironiquement, Horeau aura été brisé par le futur alors que ce même futur était
ce qu’il lui permettait de croire en un monde meilleur. Cela dit, ce n’est pas
seulement ce personnage, mais bien les trois protagonistes de Châteaux de la
colère qui voient leurs aspirations réduites en cendres. Il semble impossible pour
ces rêveurs dans cet univers qui s’ouvre à la réalité industrielle de matérialiser leurs
vœux. Tels des protagonistes Du Château de Kafka, M. Reihl, Pekisch et Hector
Horeau sont incapables d’atteindre leur propre château qui, dans l’histoire de
Baricco, est représenté par leur volonté d’innover. En ce sens, le portrait social qu’ils
participent à peindre est chargé de déceptions et même de rancœur. Cela nous
ramène au titre du roman et au lien qu’il semble entretenir avec la quête infructueuse
79
des protagonistes. Pourquoi leur quête se solde-t-elle par une suite d’échecs qui les
atteignent au point de leur faire vivre une vive colère ? En conclusion de ce mémoire,
il est le temps de nous pencher sur la fin fort déstabilisante du roman.
80
Conclusion
Dans ce mémoire, nous nous sommes intéressé à la société textuelle de Châteaux
de la colère en accordant une attention particulière à son rapport à l’innovation.
L’objectif de notre démarche était d’analyser ce rapport particulier en fonction de
l’avènement de la révolution industrielle afin de saisir la lecture critique du XIXe siècle
qui s’en dégageait. Pour ce faire, nous avons étudié la quête des trois protagonistes,
M. Reihl, Pekisch et Hector Horeau, qui tentent de participer à l’innovation. Il est
maintenant temps de poser un regard englobant sur les particularités de la relation
des protagonistes au progrès. Nous pourrons ainsi saisir quelles sont les
significations et la portée que cette relation produit. Commençons par un résumé de
ce que nous avons vu ci-dessus.
D’abord, nous avons pu observer l’étrange attrait de M. Reihl pour le train. Pour ce
personnage, qui représente à Quinnipak un homme d’affaires admirable dont la
conscience temporelle est constamment tournée vers l’avenir, le train est une
énorme source de fascination. Or, il est tellement fasciné par la vitesse
révolutionnaire de cette invention qu’il en vient à délaisser sa valeur utilitaire. Aussi
n’est-il pas étonnant de constater que sa conception de l’invention entre en conflit
avec celle des ingénieurs chargés d’installer le chemin de fer à Quinnipak. Selon le
bourgeois de Quinnipak, une locomotive qui file en parfaite ligne droite sur une voie
ferrée à une vitesse révolutionnaire rappelle la métaphore du destin. Plus
exactement, à ses yeux, lorsque le train file en suivant un tracé rectiligne et que sa
force d’inertie est telle que rien ne peut l’arrêter, il ressemble au mouvement
inéluctable et incorruptible du destin, tel qu’on tend à le concevoir dans la culture
occidentale. Ce qui fascine donc M. Reihl dans cette innovation technique, c’est à la
fois le phénomène physique hors du commun et sa portée signifiante et même
métaphysique. Son caractère utilitaire n’est pour lui d’aucun intérêt. Sa relation à
cette innovation met ainsi de l’avant une façon antithétique d’appréhender
l’innovation : l’une propre à l’industrie, qui conçoit l’innovation à partir de
préoccupations fondamentalement utilitaires ; l’autre, celle de M. Reihl, qui voit
l’innovation comme une façon de répondre à ses fantasmes de vivre un nouveau
rapport au monde. Bien que le bourgeois sache parfaitement pour quelles raisons
81
il désire développer le train à Quinnipak, il se révèle incapable d’amasser les
capitaux nécessaires pour réaliser pleinement son projet. Comme ses affaires
périclitent et qu’il ne peut plus payer les travaux, la compagnie ferroviaire quitte
Quinnipak en laissant derrière elle Elizabeth, la locomotive, avec un tout petit
tronçon de rails sous elle. À la fin du récit, M. Reihl est seul et il fait l’expérience
d’une réalité marquée par les déceptions et le désenchantement. Son expérience
du temps se pétrifie dans un éternel présent.
En ce qui concerne Pekisch, à tour de rôle inventeur, scientifique, musicien et chef
d’orchestre, ce sont toutes les sphères de sa vie qui s’articulent autour d’une volonté
d’innover. Pour le bien de ce mémoire, nous nous sommes plus longuement attardé
à son rapport au logophore puisqu’il illustre à nos yeux une relation paradoxale aux
progrès de la science. Dans le premier passage du roman qui met en scène le
personnage, ce dernier se présente en pleine démarche scientifique, car, en plus de
tenter d’améliorer les capacités à communiquer du logophore, il partage ses
résultats auprès du Pr Dallet, le père de cette invention. Or, ce que montre sa
démarche farfelue, c’est que sa conception de la voix n’est aucunement fondée sur
des connaissances scientifiques rigoureuses. Dans son rapport à l’innovation,
Pekisch ne semble pas distinguer une démarche artistique d’une démarche
scientifique. En fait, son rapport à l’innovation se traduit davantage par le fait de
créer que par le fait d’innover. Chaque invention semble être le fruit d’une création
artistique. Or, comme nous le montre sa quête infructueuse pour l’amélioration du
logophore, le personnage incarne une intéressante juxtaposition entre deux
paradigmes socioculturels : l’un lié à l’Ancien monde, l’autre lié au monde moderne.
D’ailleurs, dans son expérience temporelle, le personnage est également fasciné
par la juxtaposition entre le futur et le passé et par le processus de transition qui en
résulte. Au contraire de M. Reihl qui n’avait d’yeux que pour l’avenir, Pekisch est
intéressé par la tension existante entre le passé et le futur. Finalement, à la suite de
sa dispute avec l’être auquel il est le plus chèrement lié, Penht, Pekisch finit par
mourir de son obsession pour l’innovation ou, plus spécifiquement, pour la création.
Enfin, le destin qui attend le dernier des protagonistes, Hector Horeau, n’est guère
plus lumineux. Tout comme ses comparses, cet architecte français est guidé par
82
une volonté intarissable d’innover. Horeau rêve de cités utopiques où l’architecture
de verre dominerait les rues. Pour lui, une pareille architecture reviendrait à instituer
une nouvelle façon de vivre, basée sur les grandes vertus qu’il accorde à la
transparence du verre. Étant libéré de toute contrainte d’opacité, le regard pourrait
ainsi se poser là où il veut tout en continuant d'être protégé. Aussi les résidents des
habitations de verre pourraient expérimenter un rapport au monde où le dehors et le
dedans ne feraient qu’un grâce à l’artifice que représente le verre : protéger tout en
pouvant libérer. Cette volonté de vivre une sensation inédite du monde n’est bien
sûr pas sans rappeler le souhait de M. Reihl et de Pekish. D’ailleurs, comme eux,
Horeau échoue à concrétiser ses aspirations. Toutefois, contrairement à Pekisch et
M. Reihl, il finit par voir temporairement la lumière au bout du tunnel lorsqu’il se
révèle être l’un des deux finalistes du concours d’architecture de la Société des arts
de Londres, auquel il a présenté ses croquis du Crystal Palace. C’est à travers la
présence paradoxale de ce bâtiment et de la tenue de l’Exposition universelle dans
l’univers du roman que se déploie une réflexion sur la dualité entre l’art et l’industrie.
Alors que cette combinaison semblait impossible à la lumière de la quête
infructueuse de Pekisch, il semble qu’elle se concrétise à travers l’édification du
Crystal Palace. Comme nous l’avons vu, pour Horeau, cette dualité n’a cependant
aucune importance. Seuls ses idéaux de transparence comptent. D’ailleurs, ce que
l’histoire de Châteaux de la colère met de l’avant avec cette présence du Crystal
Palace, c’est la sensation du monde inédite qu’il permet de faire vivre à ses visiteurs.
La fonction de ce bâtiment, qui est de glorifier les produits de l’industrie, reste en
arrière-plan. En ce sens, tout comme M. Reihl, Horeau tend lui aussi à évincer le
caractère utilitaire du progrès technique. Seulement, comme tout espoir semble
connaître une chute dans ce roman, la concrétisation des idéaux de l’architecte
tombe elle aussi en ruines. C’est à partir d’une vision proleptique de l’incendie du
Crystal Palace qu’Hector Horeau prend conscience de la défaite de ses idéaux.
Connaissant ainsi ce qui lui réserve l’avenir, ce dernier, dégouté, décide de
s’enfermer dans un hôpital psychiatrique afin de quitter le monde qu’il habite, là où
il n’existe qu’un éternel présent.
83
L’importance de créer dans Châteaux de la colère
Châteaux de la colère met donc en scène plusieurs représentations de
l’innovation. Néanmoins, deux d’entre elles se distinguent plus particulièrement.
D’un côté se présente la vision des protagonistes que nous pouvons résumer ainsi :
pour ceux-ci, l’innovation représente une façon d’expérimenter une sensation inédite
du monde. En outre, cette vision se rapproche de la création, puisque tous trois
veulent donner vie à des nouvelles façons de vivre. M. Reihl veut un train pour faire
l’expérience d’un phénomène métaphysique, Pekisch tente d’améliorer le logophore
pour réaliser une possibilité qui n’existe pas encore, soit réentendre sa propre voix
et, enfin, Hector Horeau s’intéresse à l’architecture de verre puisqu’elle institue un
mode de vie où les mondes extérieur et intérieur ne sont plus distincts. D’un autre
côté, une vision différente de l’innovation est véhiculée par le discours dominant de
la logique industrielle. Celle-ci est avant tout envisagée à partir de préoccupations
utilitaires dont les profits économiques font évidemment partie. Ce que montre le
dénouement des quêtes des protagonistes, c’est que la vision industrielle du progrès
représente le discours hégémonique et qu’il semble impossible de profiter de
l’innovation en tentant de s’affranchir de ce discours. À nos yeux, l’histoire de
Quinnipak illustre cette naissance d’un culte pour une logique utilitariste au XIXe
siècle. Pour les figures d’autorité contre lesquelles se butent les protagonistes, le
fait de vouloir jouir du progrès, plus particulièrement s’il est d’ordre technique, revient
à vouloir répondre à un désir utilitaire.
Ainsi Châteaux de la colère met-il en scène une société marquée par différentes
façons d’appréhender le progrès. Déchirée par deux époques qui comportent
chacune des paradigmes distincts, la société, telle que nous l’avons étudiée à partir
de nos observations, vit un processus de transition parsemé d’accrocs. Alors qu’on
pourrait s’attendre à ce que la fin du roman se termine sur les quêtes infructueuses
des protagonistes, elle s’ouvre au contraire sur une nouvelle avenue. Mettant en
scène un nouveau personnage, qui se révèle être la narratrice du roman, la fin
relance une réflexion sur l’importance de la création dans cet univers fictionnel.
Dans l’ultime chapitre du roman se présente en effet une femme qui se confesse par
l’entremise de son journal. De ses confessions inattendues, nous comprenons
84
qu’elle traverse l’océan Atlantique en bateau le 14 février 1922 dans le but d’accoster
en Amérique. Pour payer sa traversée, elle doit rendre des faveurs sexuelles au
capitaine du navire. Afin d’échapper à la difficulté de sa réalité, elle se réfugie dans
un lieu que seul son imaginaire peut visiter : Quinnipak. C’est son copain, Tool,
enfermé en prison, qui lui a inculqué cette façon de trouver refuge face à la cruauté
de leur existence :
C’est Tool qui m’a appris ce truc-là. Aller à Quinnipak, dormir à Quinnipak, se sauver à Quinnipak. Des fois, je lui demandais « Où étais-tu, tout le monde te cherchait ? ». Et il me disait « J’ai fait un saut à Quinnipak ». C’est une espèce de jeu. Ça sert quand la saloperie te colle trop à la peau, et que tu n’arrives pas à t’en débarrasser. Alors tu te pelotonnes quelque part, tu fermes les yeux et tu commences à t’inventer des histoires. (332-333)
Comme le faisait remarquer Jean-François Chassay, le lecteur réalise alors que tout
ce qu’il vient de lire a en fait été créé par cette femme qui, comme une « […] nouvelle
Schéhérazade131 », s’inventait des histoires pour survivre psychologiquement à sa
situation. Prend place alors une lecture ludique – tout en étant tragique – puisque la
narratrice, en révélant toutes ses cartes, révèle par le fait même toutes ses sources
d’inspiration132.Tout comme son prénom l’évoque, Tool et les évènements qui
constituent la vie de la narratrice ne sont, en fait, que les outils – ou des instruments
– avec lesquels la narratrice arrive à créer l’histoire de Quinnipak. Ainsi réalisons-
nous que le récit de Châteaux de la colère est construit à partir d’un emboitement
temporel à trois niveaux : le XIXe siècle, l’année 1922 et l’époque de Baricco, soit la
fin du XXe siècle. Au lieu de contenir une lecture du passé, le roman en contient
deux. C’est donc par la médiation de la narratrice que Baricco explore son rapport
au XIXe siècle. D’ailleurs, nous désirons nous attarder brièvement sur la situation
énonciative de la narratrice.
En voyageant sur un transatlantique, celle-ci se dirige vers l’Amérique dans l’espoir
de vivre une situation nouvelle et meilleure : « Dieu sait où j’ai pris la force de faire
ça. Mais un jour, j’ai rempli une valise et je suis partie. La capitaine Abegg, c’est une
amie à moi qui me l’avait fait rencontrer. Il disait que de l’autre côté de l’océan, tout
131 Jean François Chassay, « Quand la voix tient à un fil », op cit,. p. 92. 132 Par exemple, lorsqu’ils étaient plus jeunes, son copain et elle communiquaient dans un long tube en carton et le grand-père de Tool n’était rien de moins qu’un maître de musique. Nous pouvons évidemment repérer les référents de la figure de Pekisch à travers ces détails.
85
était différent. Alors je suis partie. » (336) En plus de se trouver sur un bateau en
mouvement, elle se situe entre deux endroits distincts, soit l’Europe et l’Amérique.
Ces deux endroits représentent d’une part un monde ancien qu’elle connait et,
d’autre part, un monde nouveau qu’elle ne connait pas. En outre, elle écrit son
journal en 1922, soit une époque postérieure aux grandes années d’effervescence
de la révolution industrielle. Or, le moyen de transport qu’elle utilise, le
transatlantique, renvoie à une invention emblématique de la révolution industrielle.
Si l’on se fie à l’historien David J. Clarke, qui s’intéresse à l’histoire du transatlantique
à vapeur, cette invention connut son heure de gloire dans la deuxième moitié du
XIXe siècle133. De plus, c’est pendant la fin des années 20 que l’avion commença à
transporter des passagers: « During the late 1920s and early 1930s, the U.S. Post
Office instituted payment formulas that favoured aircraft large enough to carry
passengers as well as mail134. » Nous voyons ainsi la figure du bateau comme un
moyen de transport qui, tout comme le cabriolet d’Arnold au début du roman,
s’apprête à être déclassé par le progrès d’autres moyens de transport.
Les détails de cette scène nous rappellent en effet Arnold et la première scène du
roman. Tout comme Arnold qui se déplaçait encore en cabriolet alors que l’invention
du train était aux portes de Quinnipak, la narratrice entre dans une nouvelle époque
en utilisant un des moyens de transport emblématiques de l’époque qu’elle fuit. Il
nous semble que ce parallélisme entre la fin et le début du roman rappelle le
caractère cyclique du processus de transition entre différentes époques. Tout
comme l’ont vécu certains personnages qu’elle a créés, la narratrice s’apprête à
vivre en Amérique un processus de transition entre un monde qu’elle connait et un
monde qu’elle ne connait pas. Plus encore, tout comme elle, les personnages de sa
fiction font face à un avenir qu’ils ne peuvent pas prévoir. Si nous avons dit maintes
fois dans ce mémoire que Baricco tentait de questionner sa propre époque en
représentant un XIXe siècle fictionnel, nous pensons que la narratrice en fait tout
autant en imaginant l’histoire de Quinnipak. Comme elle l’avoue en pensant à son
133 Lire à ce sujet : David J. Clark, « The Development of a Pioneering Steamship Line : William Wheelwright and the Origins of the Pacific Steam Navigation Company », dans International Journal of Maritime History, XX, n°1 (Juin 2008), p. 221-250. 134 Walter James Boyne, « History of flight », dans Britannica Academic, Encyclopædia Britannica online [en ligne]. https://academic-eb-com.acces.bibl.ulaval.ca/levels/collegiate/article/history-of-flight/390563 [Texte consulté le 20 avril 2018].
86
avenir inconnu, c’est un sentiment contradictoire de peur et d’envie qui l’habite
durant sa traversée :
Qui sait comment elle est, cette terre de là-bas ? Des fois je suis sûre que là-bas ce sera le bonheur. D’autres fois, rien que d’y penser, il me vient une tristesse dingue. […] J’en ai beaucoup vu, mais il y a deux choses qui ont réussi à me coller autant d’envie et autant de peur dans le même moment. Le sourire de Tool, quand Tool était là. Et maintenant l’Amérique. (336-337)
Certes, sa position énonciative rappelle celle de Baricco et celle de ses
personnages, mais ce qui attire d’autant plus notre intérêt dans la fin de ce roman,
c’est la notion de création. Nous pouvons en effet constater que Baricco et ses
personnages sont animés par le même désir ou besoin : celui de créer. Pensons
d’abord à la narratrice qui se sert de son imagination pour créer une histoire à partir
de laquelle elle tente de comprendre son présent et d’appréhender son avenir.
Pensons maintenant aux trois protagonistes qui, s’ils ne sont pas en train de créer
de nouvelles inventions, s’intéressent à des innovations en leur conférant un sens
inédit et qui, par conséquent, donnent vie à de nouvelles inventions. Leur rapport au
progrès se révèle en effet beaucoup plus près du monde de la créativité que du
monde de l’utilité. En ce sens, tout comme la narratrice et Baricco, c’est en créant
qu’ils réagissent aux turbulences de leur réalité. Peut-être que tout comme leur
créateur, les protagonistes créent afin de donner un sens à une époque qu’ils ne
peuvent pas comprendre. Seulement, nous ne pouvons pas être certain de la
véracité de cette affirmation. Pour cela, il faudrait à nouveau nous pencher sur ce
roman qui, comme nous le constatons, regorge encore d’avenues fécondes. Nous
pouvons néanmoins conclure cette étude par l’observation suivante : la présence de
la narratrice à la fin du récit tend à montrer l’importance de la création dans l’univers
du roman. Certes, le fait de créer lui sert à mieux appréhender sa réalité, mais elle
lui sert aussi à supporter la traversée en bateau. Posons maintenant cette question :
malgré les échecs des quêtes des protagonistes, est-ce que leur créativité a eu une
quelconque utilité ? Il nous semble que oui. Ces personnages ont permis à une
partie de la société textuelle de vivre toutes sortes d’expériences hors de l’ordinaire.
Pensons à Pekisch qui, avec son spectacle des fanfares ou bien avec son
humanophone, a permis aux habitants de Quinnipak de vivre des sensations
existentielles inédites. Pensons aux visiteurs du Crystal Palace qui revenaient de
87
leur visite avec l’impression d’avoir expérimenté un phénomène surnaturel. Enfin,
pensons à M. Reihl qui, en développant le train, matérialisait la fascination de la
classe populaire pour la vitesse. La créativité des personnages comporte donc un
certain attrait pour le reste de la population. De plus, tout au long du roman, le récit
de la narratrice comporte des adresses directes à de potentiels lecteurs, créant un
auditoire fictionnel. Cette particularité n’est pas anodine puisqu’elle suggère l’idée
d’une transmission de savoir, un peu comme si d’autres personnes allaient pouvoir
un jour lire son récit. En somme, la notion de créativité dans l’univers de Châteaux
de la colère est non pas fermée sur elle-même, mais plutôt ouverte aux autres et
porteuse d’expériences du monde inédites. En cela, la création ne rejette pas
complètement la logique utilitariste : elle cherche plutôt à la redéfinir.
88
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135 Il est à noter que nous travaillons à partir des œuvres traduites de l’italien au français par Françoise Brun, à l’exception des Barbares qui a été traduit par Françoise Brun et Vincent Raynaud.
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