la production de la norme juridique en matière ... · cx/fbt : groupe spécial intergouvernemental...
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La production de la norme juridique en matirescientifique et technologique
Johan Hervois
To cite this version:Johan Hervois. La production de la norme juridique en matire scientifique et technologique. Droit.Universit de La Rochelle, 2011. Franais. .
https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00688129https://hal.archives-ouvertes.fr
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UNIVERSIT DE LA ROCHELLE
COLE DOCTORALE
Droit et Science Politique Pierre Couvrat
Centre dtudes Juridiques et Politiques (CEJEP / EA 3170)
THSE
prsente par :
Johan HERVOIS
soutenue le 30 juin 2011
pour lobtention du grade de Docteur de lUniversit de La Rochelle
Discipline : Droit public
La production de la norme juridique
en matire scientifique et technologique
JURY :
Luc GRYNBAUM Professeur lUniversit Paris Descartes, Doyen honoraire de
la Facult de droit de La Rochelle
Stphanie HENNETTE-VAUCHEZ Professeure lUniversit Paris X-Nanterre, Rapporteure
Sbastien PLATON Professeur lUniversit de La Rochelle
Jean UNTERMAIER Professeur lUniversit Jean Moulin-Lyon III, Directeur de
lInstitut de droit de lenvironnement, Rapporteur
Agathe VAN LANG Professeure lUniversit de Nantes, Directrice de thse
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La production de la norme juridique
en matire scientifique et technologique
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5
LUniversit de La Rochelle nentend donner aucune approbation ou
improbation aux opinons mises dans cette thse. Ces opinions doivent
tre considres comme propres leur auteur.
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7
Je remercie respectueusement le Professeur Agathe VAN LANG
pour la bienveillance dont elle a fait montre en acceptant de
diriger cette thse et plus largement en maidant mener cette
entreprise son terme.
Je remercie galement les diffrents membres du jury runi pour
juger de la qualit de cette thse, car cest un grand honneur quils
me font en acceptant de sacquitter de cette tche.
Je remercie pareillement le Professeur Bertrand SEILLER pour les
conseils fructueux quil a bien voulu me donner et pour le soutien
quil ma manifest au moment o jen avais le plus besoin.
Je remercie le Professeur Jacques CHEVALLIER de mavoir
permis de mengager sur la voie de lenseignement et de la
recherche.
Je remercie trs sincrement MM. Charles-douard SNAC,
Rodolphe BIGOT et Sbastien FERRARI pour leurs aimables
attentions.
Je remercie affectueusement les membres de ma famille et plus
particulirement ma compagne pour la confiance quils ont su me
garder anne aprs anne.
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SOMMAIRE
LISTE DES ABRVIATIONS ..................................................................................................... 11
INTRODUCTION GNRALE ............................................................................ 19
PARTIE 1 Des institutions publiques transformes ........................................... 51
Chapitre 1 La prolifration dinstances atypiques ................................................ 57
Chapitre 2 La mise en vidence dun nouveau phnotype administratif ........... 131
PARTIE 2 Des formes de rationalit concurrentes........................................... 197
Chapitre 1 Des dcisions publiques labores scientifiquement ........................ 203
Chapitre 2 Des attentes sociales canalises ........................................................ 279
PARTIE 3 Des normes juridiques longtemps incertaines ................................ 341
Chapitre 1 Limprobable tissage lgislatif ......................................................... 345
Chapitre 2 Les juges face la ralit de la technoscience .................................. 389
CONCLUSION GNRALE ............................................................................... 461
SOURCES ..................................................................................................................................... 469
BIBLIOGRAPHIE ....................................................................................................................... 507
ANNEXES .................................................................................................................................... 541
INDEX ALPHABTIQUE ......................................................................................................... 563
TABLE DES FIGURES .............................................................................................................. 571
TABLE DES MATIRES ........................................................................................................... 573 TPI
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11
LISTE DES ABRVIATIONS
Prsentation des sources et des rfrences bibliographiques
aff. : affaire
AJDA : LActualit juridique. Droit administratif
Ass. : Assemble
ass. pl. : Assemble plnire
bull. : Bulletin dinformation de la Cour de cassation
CA : cour dappel
CAA : cour administrative dappel
Cass. : Cour de cassation
CC : Conseil constitutionnel
CE : Conseil dtat
CEDH : Convention europenne de sauvegarde des Droits de lHomme et des
Liberts fondamentales
cop. : date de copyright
CourEDH : Cour europenne des Droits de lHomme
cf. : confer
CIJ : Cour internationale de Justice
civ. : chambre civile
CJCE : Cour de justice des communauts europennes
coll. : collection
coord. : coordination
CPJI : Cour permanente de justice internationale
crim. : chambre criminelle
dir. : direction
doc. : document
d. : dition
ibid. : ibidem
impr. : achev dimprim
JCP G : La Semaine juridique. dition gnrale
JCP E : La Semaine juridique. Entreprise et affaires
JO : Journal officiel
no(s)
: numro(s)
op. cit. : opere citato
ord. rf. : ordonnance de rfr
ord. homol. : ordonnance dhomologation
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LISTE DES ABRVIATIONS
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p. : page(s)
RDP : Revue du droit public et de la science politique en France et ltranger
rec. : recueil (selon le contexte)
req. : requte
RFDA : Revue franaise de droit administratif
s. : suivante(s)
Sect. : Section
spc. : spcialement
TGI : tribunal de grande instance
TPI : Tribunal de premire instance des Communauts europennes (ou de
lUnion europenne)
Trib. comm. : tribunal de commerce
[ca ....] : date approximative .... (circa)
[s.l.] : sans lieu (sine loco)
[s.n.] : sans nom (sine nomine)
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Dsignation de certains organes, organismes et manifestations
ADEME : Agence de lenvironnement et de la matrise de lnergie
AEE : Agence europenne pour lenvironnement
AEN : Agence pour lnergie nuclaire
AFSSA : Agence franaise de scurit sanitaire des aliments
AFSSAPS : Agence franaise de scurit sanitaire des produits de sant
AFSSET : Agence franaise de scurit sanitaire de lenvironnement et du travail
AIEA : Agence internationale de lnergie atomique
ALECSO : Organisation arabe pour lducation, la culture et la science (ou Arab League
Educational, Cultural and Scientific Organization)
ANDRA : Agence nationale pour la gestion des dchets radioactifs
ANSES : Agence nationale de scurit sanitaire de lalimentation, de lenvironnement et du
travail
APEGH : Agence de la procration, de lembryologie et de la gntique humaine
ARCEP : Autorit de rgulation des communications lectroniques et des postes
ARMT : Autorit de rgulation des mesures techniques
ART : Autorit de rgulation des tlcommunications
ASN : Autorit de sret nuclaire
CAHBI : Comit ad hoc des experts sur la biothique
CCB : Comit de coordination en biotechnologie
CCCDI : Commission consultative pour la codification du droit international
CCDH : Commission consultative des droits de lhomme
CCI : Conseil consultatif de linternet
CCNE : Comit consultatif national dthique pour les sciences de la vie et de la sant
CCPPRB : Comits consultatifs de protection des personnes se prtant des recherches
biomdicales
CDB : Convention sur la diversit biologique
CDBI : Comit directeur pour la biothique
CDD : Commission du dveloppement durable
CEA : Commissariat lnergie atomique
CECPP : Comit dvaluation et de contrle des politiques publiques
CFDD : Commission franaise du dveloppement durable
CGB : Commission dtude de lutilisation des produits issus du gnie biomolculaire
CGG : Commission du gnie gntique
CGTI : Conseil gnral des technologies de linformation
CIACT : Comit interministriel damnagement et de comptitivit des territoires
CIB : Comit international de biothique
CIGB : Comit intergouvernemental de biothique
CIOMS : Conseil des organisations internationales des sciences mdicales (ou Council for
International Organizations of Medical Sciences)
CIRE : Comit interministriel pour la rforme de ltat
CLIC : Comits locaux dinformation et de concertation
CNA : Conseil national de lair
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LISTE DES ABRVIATIONS
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CNCDH : Commission nationale consultative des droits de lhomme
CNCL : Commission nationale de la communication et des liberts
CNCP : Confrence nationale des comits de protection des personnes
CNDD : Conseil national du dveloppement durable
CNDD : Comit national du dveloppement durable et du Grenelle de lenvironnement
CNIL : Commission nationale de linformatique et des liberts
CNRS : Centre national de la recherche scientifique
COMEST : Commission mondiale dthique des connaissances scientifiques et des technologies
COMETH : Confrence europenne des comits nationaux dthique
CORPEN : Comit dorientation pour des pratiques agricoles respectueuses de lenvironnement
CPB : Comit (provisoire) de biovigilance
CPP : Comits de protection des personnes
CPRT : Collge de la prvention des risques technologiques
CRGAA : Commission des ressources gntiques pour lalimentation et lagriculture
CSA : Conseil suprieur de laudiovisuel
CSBT : Conseil de surveillance biologique du territoire
CSD : Commission du dveloppement durable (ou Commission on Sustainable Development)
CSIC : Conseil suprieur des installations classes
CSPLA : Conseil suprieur de la proprit littraire et artistique
CSSIN : Conseil suprieur de la sret et de linformation nuclaires
CSSN : Conseil suprieur de la sret nuclaire
CSTI : Conseil stratgique des technologies de linformation
CX/FBT : Groupe spcial intergouvernemental sur les aliments drivs des biotechnologies (ou
Codex Ad hoc Intergovernmental Task Force on Foods Derived from Biotechnology)
DDM : Direction du dveloppement des mdias
DG : Direction gnrale
DGEC : Direction gnrale de lnergie et du climat
DGPR : Direction gnrale de la prvention des risques
DGSNR : Direction gnrale de la sret nuclaire et de la radioprotection
DIGITIP : Direction gnrale de lindustrie, des technologies de linformation et des postes
DIN : Divisions des installations nuclaires
DOT Force : Groupe dexperts pour laccs aux nouvelles technologies (ou Digital Opportunity
Task Force)
DPPR : Direction de la prvention des pollutions et des risques industriels
DRIRE : Directions rgionales de lindustrie, de la recherche et de lenvironnement
DSIN : Direction de la sret des installations nuclaires
DSNR : Divisions de la sret nuclaires et de la radioprotection
DUI : Dlgation aux usages de linternet
ECHA : Agence europennes des produits chimiques (ou European Chemicals Agency)
EFG : tablissement franais des greffes
EFSA : Autorit europenne de scurit des aliments (ou European Food Safety Authority)
EFTA : Association europenne de libre-change (ou European Free Trade Association)
EICN : Rseau europen de corgulation de linternet (ou European Internet Coregulation
Network)
ENISA : Agence europenne charge de la scurit des rseaux et de linformation (ou European
Network and Information Security Agency)
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EnR : Rseau des agences europennes de lnergie
EPTA : Rseau europen dvaluation parlementaire de la technologie (ou European
Parliamentary Technology Assessment)
ETAG : Groupe europen dvaluation technologique (ou European Technology Assessment
Group)
ETH : Dpartement thique, commerce, droits de lhomme et politique de sant (ou Ethics and
Health Department)
FAO : Organisation des Nations Unies pour lalimentation et lagriculture (ou Food and
Agriculture Organization of the United Nations)
FDI : Forum des droits sur linternet
FGI : Forum sur la gouvernance de linternet
G@ID : Alliance mondiale pour les technologies de linformation et de la communication et le
dveloppement (ou Global Alliance for ICT and Development)
GBDe : Global Business Dialogue on e-commerce
GCEB : Groupe de conseillers pour lthique des biotechnologies
GEE : Groupe europen dthique des sciences et des nouvelles technologies
GEEAA : Groupe dexperts minents en matire dthique alimentaire et agricole
GIEC : Groupe dexperts intergouvernemental sur lvolution du climat
GRE : Groupe des rgulateurs europens pour les rseaux de communication et services
lectroniques
GRI : Groupe des rgulateurs indpendants
GRTKF/IC : Comit intergouvernemental de la proprit intellectuelle relative aux ressources
gntiques, aux savoirs traditionnels et au folklore (ou Intergovernmental Committee on
Intellectual Property and Genetic Resources, Traditional Knowledge and Folklore)
HACA : Haute autorit de la communication audiovisuelle
HADOPI : Haute autorit pour la diffusion des uvres et la protection des droits sur internet
HAOGM : Haute autorit sur les organismes gntiquement modifis
HCB : Haut conseil des biotechnologies
HCTSIN : Haut Comit pour la transparence et linformation sur la scurit nuclaire
IACB : Comit inter-institutions sur la biothique (ou Inter-Agency Consultative Board)
ICGEB : Centre international en gnie gntique et biotechnologique (ou International Centre for
Genetic Engineering and Biotechnology)
IDWGB : Groupe de travail interdpartemental sur les biotechnologies (ou Interdepartmental
Working Group on Biotechnology)
IFREMER : Institut franais de recherche pour lexploitation de la mer
INFOSAN : Rseau international des autorits de scurit alimentaire (ou International Food
Safety Authorities Network)
INRA : Institut national de la recherche agronomique
IPSN : Institut de protection et sret nuclaire
IRSN : Institut de radioprotection de sret nuclaire
ITPWG : Groupe de travail sur les projets relatifs aux techniques de linformation (ou
Information Technology Projects Working Group)
MAPI : Mission interministrielle pour laccs public la micro-informatique, linternet et au
multimdia
MEN : Mission pour lconomie numrique
NEC forum : Forum des Conseils nationaux dthique (ou Forum of National Ethics Councils)
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LISTE DES ABRVIATIONS
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OCDE : Organisation de coopration et de dveloppement conomique
OECE : Organisation europenne de coopration conomique
OHCHR : Haut-Commissariat aux droits de lhomme (ou Office of the High Commissioner for
Human Rights)
OIT : Organisation internationale du travail
OMPI : Organisation mondiale de la proprit intellectuelle
OMS : Organisation mondiale de la sant
ONERC : Observatoire national sur les effets du rchauffement climatique
ONG : Organisation non gouvernementale
ONU : Organisation des Nations Unies
OPECST : Office parlementaire dvaluation des choix scientifiques et technologiques
OPRI : Office de protection contre les rayonnements ionisants
ORD : Organe de rglement des diffrends
ORECE : Organe des rgulateurs europens des communications lectroniques
OSCE : Organisation pour la scurit et la coopration en Europe
NRAs : Groupe des autorits nationales de rgulation des tlcommunications des pays europens
SCIT : Comit permanent des techniques de linformation (ou Standing Committee on
Information Technologies)
SCSIN : Service central de sret des installations nuclaires
SDWG : Groupe de travail sur les normes et la documentation (ou Standards and documentations
Working Group)
SERG : Groupe dvaluation scientifique et thique (ou Scientific and Ethical Review Group)
SMSI : Sommet mondial sur la socit de linformation
STOA : Unit dvaluation des options scientifiques et technologiques (ou Scientific Technology
Options Assessment)
UIT : Union internationale des tlcommunications
UN/CEFACT : Centre pour lamlioration des changes et le commerce lectronique (ou United
Nations Centre for Trade Facilitation and Electronic Business)
UNESCO : Organisation des Nations Unies pour lduction, la science et la culture
UNICT : Groupe dexperts des Nations Unies sur les technologies de linformation et de la
communication (ou United Nations Information and Communication Technologies Task
Force)
WGIG : Groupe de travail sur la gouvernance de linternet (ou Working Group on Internet
Governance)
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INTRODUCTION GNRALE
Lorsque l'effondrement de l'espce apparatra comme une
possibilit envisageable, l'urgence n'aura que faire de nos
processus, lents et complexes, de dlibration. Pris de panique,
l'Occident transgressera ses valeurs de libert et de justice. Pour
s'tre heurtes aux limites physiques, les socits seront livres
la violence des hommes. Nul ne peut contester a priori le risque
que les dmocraties cdent sous de telles menaces.
Michel ROCARD, Dominique BOURG, Floran AUGAGNEUR,
Le genre humain, menac , Le Monde, 3 avril 2011
Les objectifs, les mthodes et les applications des sciences physiques et des sciences de la
vie ont connu des volutions telles que les socits contemporaines ont fini par ressentir le
besoin dexpliciter ce qui, pour la majeure partie des individus, avait pu jusqu prsent se
passer de ltre. Cest ainsi que les questions de savoir quoi on reconnat un tre humain,
quelles sont ses prrogatives, dans quelles conditions il peut vivre en socit et surtout
comment les rponses ces problmes peuvent tre concilies lorsquelles se rvlent
antinomiques interpellent dsormais un grand nombre de nos concitoyens. En ralit,
la capacit de la technoscience modifier les conditions dexistence des individus et au-del,
des socits elles-mmes a cr de manire considrable, avec pour effet inattendu de faire
disparatre progressivement limage dune Science libratrice derrire celle de nouvelles
technologies alinantes.
Mais pourquoi parler de technoscience ? Et cette notion recoupe-t-elle parfaitement
celle de matire scientifique et technologique , mise en exergue ds le titre du prsent
travail de recherche ? Rapidement, il nous est apparu que distinguer les notions de science,
de technique et de technologie ntait pas chose aise, y compris pour les scientifiques,
les techniciens, les technologues et les historiens. Dans la prface gnrale de lHistoire
gnrale des techniques, Maurice Daumas considre, par exemple, que le sens que lon
donne aujourdhui au terme techniques est celui que lon donnait au terme arts au
XVIIIe sicle. Cela ne lempche pas de prner une limitation de son sens aux activits de
lhomme qui ont pour objet de recueillir, dadapter et de transformer les matriaux naturels
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INTRODUCTION GNRALE
20
afin damliorer les conditions de son existence 1. Jacques Guillerme plaide, quant lui,
pour lemploi du terme technologie dans son sens pur soit thorie gnralise
des techniques et dnonce la substitution courante des termes technique et
technologie , dont il rappelle quelle est le rsultat dun anglicisme dj point du doigt
par le Comit dtudes des termes techniques franais2. lentre Sciences et techniques
du Trsor, on trouve encore que sciences et techniques doivent tre distingues tout
en ayant conscience quelles sont en interaction parfois trs troite, tandis que par
technologies on peut entendre tout la fois les techniques dans lesquelles sont
incorpores beaucoup de sciences , les procds industriels particuliers de production
ou tout simplement les techniques3. Les dictionnaires de la langue franaise eux-mmes ne
masquent pas les ambiguts4. Finalement, le terme technologique a t retenu pour le
titre de cette thse dans la mesure o ce sont les techniques rcemment dveloppes au
moyen de certaines avances scientifiques significatives qui ont t lorigine des difficults
juridiques dont il sera rendu compte ici. Nanmoins, il est galement possible de faire tat de
limbrication non systmatique mais parfois trs pousse des sciences et des techniques5
en recourant un nologisme de plus en plus frquemment employ dans la littrature
spcialise6 jusqu faire son entre dans les dictionnaires : la technoscience . Pour Edgar
Morin, la relation science/technique est devenue si indissociable que lexpression
"technoscience" sest impose . Cest que, comme le rappelle cet auteur, un processus
sest mis en marche o la manipulation technique est de plus en plus au service de la
science, mais o, aussi, la science est de plus en plus au service de la manipulation
1 DAUMAS (M.), dir., Histoire gnrale des techniques. Les origines de la civilisation technique (tome 1), PUF,
1962, p. XIV. 2 Encyclopdia Universalis, corpus 22, 2002, p. 217-219.
3 SERRES (M.), FAROUKI (N.), dir., Le Trsor. Dictionnaire des Sciences, ouvrage publi avec le concours de la
Fondation des Treilles, Flammarion, 1997, p. 870-872. 4 Le Petit Larousse 2010 distingue ainsi pas moins de cinq acceptions du terme technologie : 1. tude des
outils, des machines, des techniques utiliss dans lindustrie. 2. Ensemble de savoirs et de pratiques, fond sur
des principes scientifiques, dans un domaine technique. 3. Thorie gnrale des techniques. 4. (Souvent abusif)
Technique. 5. Nouvelles technologies, technologie(s) avance(s), haute technologie, ou technologie de pointe :
moyens matriels et organisations structurelles qui mettent en uvre les dcouvertes et les applications
scientifiques les plus rcentes . 5 Dominique BOURG remarque que si science et technique apparaissaient aux Anciens comme spares
la science grecque n[ayant dailleurs] impuls aucun essor technique pour les Modernes la science
nouvelle a demble permis damliorer danciennes techniques et den inventer de nouvelles
( Technique , in LECOURT (D.), Dictionnaire dhistoire et philosophie des sciences, PUF, 4e dition revue et
augmente, 2006, p. 1065-1066). 6 Gilbert HOTTOIS rappelle que [c]est au cours des annes soixante-dix que le terme "technoscience" est
forg et ajoute que cest [] partir des annes quatre-vingt-dix [que] son usage se [fit] courant chez les
juristes comme chez les historiens des sciences et les scientifiques ( Technoscience , in HOTTOIS (G.),
MISSA (J.-N.), Nouvelle encyclopdie de biothique. Mdecine. Environnement. Biotechnologie, Bruxelles :
De Boeck Universit, cop. 2001, p. 770). Voir, par exemple, SUPIOT (A.), Homo juridicus. Essai sur la
fonction anthropologique du droit, coll. La Couleur des ides, d. du Seuil, 2005, p. 68.
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21
technique , de sorte que le dveloppement de la connaissance pour la connaissance qui
est proprement scientifique est dsormais insparable du dveloppement de matrise qui est
proprement technique 7.
Dans tous les cas, les puissants se sont de longue date intresss au dveloppement
scientifique et technologique, dabord dans le but de conqurir ou de dfendre des territoires
par la force. Dailleurs, ils nont eu de cesse dencourager et mme sans doute dorienter en
ce sens les travaux de nombre de chercheurs et dinventeurs. La Seconde Guerre mondiale a
toutefois eu pour effet dinflchir cette position, en rvlant de manire vidente
lambivalence de ce quil tait convenu dappeler le Progrs . Vingt-cinq ans plus tard,
citoyens et dcideurs publics taient convaincus de lurgence dun encadrement du
dveloppement de la technoscience. Et quoique cette dfiance ne concernt au dpart quun
nombre restreint de champs dinvestigation scientifique et technique, elle na depuis cess
de se renforcer. Dans ces conditions, le fait que certains doutent encore que lon puisse
rellement choisir le dveloppement scientifique et technologique nempche pas que cest
bien la ralisation de cet objectif que le droit est dsormais rput concourir, tel un ultime
rempart contre les drives que constituent certaines recherches ou certaines pratiques.
Reste savoir si le droit a rempli son office, ou du moins celui qui lui a t prt. De fait,
on a assist une prolifration des instruments juridiques visant plus ou moins explicitement
rguler le dveloppement scientifique et technologique, outre la multiplication des recours
forms devant les diffrentes juridictions franaises, notamment en vue dobtenir rparation
pour les dommages rsultant de la mise en uvre de nouvelles techniques. Mais daucuns
ny voient point ou que peu de droit. Pis, ce dernier sy abmerait. Pourtant, un certain
renouveau de la thorie du droit est dsormais suffisamment accept dans la doctrine pour
que soit permise une autre comprhension des politiques publiques pertinentes, engages il y
a un peu plus de quarante ans par ltat franais, lUnion europenne et un certain nombre
dorganisations internationales. Plutt que de soutenir la thse de la lente agonie du droit,
nous y trouvons lindice dune vigueur accrue de ce dernier, au sens commun comme au
sens juridique. Toutefois, il faudra pour cela admettre vraisemblablement que llaboration
de la norme juridique a connu, en matire scientifique et technologique du moins,
dimportantes inflexions dans ses modalits, qui lont loigne considrablement des
discours sur lart de lgifrer qui ont domin le XIXe et le XX
e sicle.
7 MORIN (E.), La mthode 6. thique, d. du Seuil, DL 2004, p. 73-74.
-
INTRODUCTION GNRALE
22
Lvolution des rapports entre science, technique et droit
La science antique : une activit purement prive
Il est habituellement admis que la science sest constitue comme activit cognitive
autonome (i.e. formant son propre systme de connaissances) avec les travaux
mathmatiques de grandes figures de la Grce antique, tels que les lments de gomtrie
dEuclide (IIIe sicle avant J.-C.)
8. cette poque, la science se distingue dautres modes
dacquisition des connaissances en semployant dmontrer, prfrentiellement par la
thorie, quil existe dans la nature des relations qui peuvent tre tablies entre certaines
causes et certains effets. Dans le mme temps, les diffrentes formes dartisanat qui
reposent en partie sur des savoirs techniques ont continu de se dvelopper, quils aient eu
pour but la fabrication dobjets (artisanat proprement dit) ou la recherche de rgles rgissant
le comportement des hommes en socit (morale et politique). Mais les dcouvertes
scientifiques ne leur taient encore quasiment daucune utilit9.
Finalement, il nest pas tonnant que pendant lAntiquit le politique nait ni encourag,
ni brid la science ou la technique. Pour autant, il serait faux de soutenir que la puissance
publique nen tirait pas profit. En effet, la seconde favorisait le commerce, tandis que la
premire pouvait savrer utile en temps de paix et surtout en temps de guerre10
.
La science mdivale : une science contrainte servir la foi
Cest le clerg des diffrentes religions rvles qui, une fois son emprise sur les
civilisations europenne et arabo-musulmane assure (IVeXV
e sicle de notre re), a peru
le premier le danger que la science pouvait reprsenter pour sa lgitimit. Le dogme, sur le
fondement duquel repose celle-ci, proscrit en effet le doute scientifique, du moins lorsquil
conduit dlivrer des enseignements susceptibles dentrer en contradiction avec ceux
professs par le clerg. Cette incompatibilit forte entre le dogme et la science devait
rapidement se rsorber au moyen dune transformation radicale des conditions du
dveloppement scientifique : la science venait de trouver son censeur, absolu et brutal.
Le traumatisme ainsi provoqu dans la conscience collective des scientifiques sest
8 DUCAT (P.), MONTENOT (J.), dir., Philosophie. Le manuel, Ellipses, 2004, p. 723-724.
9 Ibidem.
10 Archimde put ainsi, en croire la lgende, aider Hiron II, roi de Syracuse, dterminer si la couronne
quil avait fait fabriquer tait bien compose exclusivement dor ( partir de la formule selon laquelle
tout corps plong dans un fluide subit une pousse verticale, dirige de bas en haut, gale au poids du fluide
dplac ) et plus tard organiser la dfense de la ville, assige par les Romains pendant la seconde guerre
punique (215 av. J.-C.), en sappuyant sur diffrentes machines de guerre de son invention.
-
23
dailleurs rvl si profond quil continue dalimenter la vulgate libertaire entretenue par une
partie de la communaut scientifique au XXIe sicle.
Une analyse plus fine de la tutelle exerce par le clerg sur le dveloppement scientifique
fait toutefois apparatre que les hommes de foi montraient des sentiments ambigus lgard
des hommes de science : si les recherches de ces derniers risquaient de les loigner de Dieu,
leurs dcouvertes pouvaient galement contribuer renforcer Sa grandeur en tant que
Crateur de lordre naturel. En dfinitive, les savoirs scientifiques ont t subordonns au
salut religieux11
et non pas totalement rduits au silence. Le contrle de la science
(comme de la philosophie) sest ainsi opr par la mise en place dun carcan constitu des
connaissances tires des critures par le clerg et transmises par lintermdiaire des
institutions religieuses mais aussi des institutions politiques12
. Les msaventures de
Copernic et de Galile sont l pour en attester.
En revanche, les hommes du Moyen ge prolongrent les pratiques de lAntiquit tardive
sur un point : ils distinguaient la technologie (les arts mcaniques ) de la science
( les arts libraux ). Dailleurs, certains auteurs nhsitent pas soutenir que les progrs
techniques importants du Moyen ge (multiplication des moulins, mcanique horlogre,
harnachement des chevaux) ne doivent rien ou presque au savoir thorique 13
.
Ajoutons que le clerg ne considrait pas que le dveloppement technologique constitut une
menace pour le dogme. En effet, quoique les progrs technologiques fussent dterminants
quant lamlioration des conditions de subsistance des populations, cette matrise accrue
de lhomme sur la nature ntait pas perue comme traduisant la volont des hommes de se
hisser la hauteur de Dieu, mais plutt comme attestant dune plus grande aptitude de
lhomme recevoir le cadeau de Dieu.
La science classique : une science utilitariste
Lge classique (XVIIe-XVIII
e sicle) correspond la survenance dune grande
transformation. En effet, devenue disparate, la figure du savant se retrouve non seulement
chez des clercs, mais aussi dsormais chez des bourgeois et des gentilshommes, dont le
dessein est dallier la technique la science de sorte de rendre lhomme comme matre et
possesseur de la nature (Descartes, Discours de la mthode, VIe partie). En dautres
termes, le dveloppement de la science est dsormais envisag comme le moyen dun
dveloppement technologique propre amliorer les conditions de vie de ltre humain.
11
DUCAT (P.), MONTENOT (J.), dir., op. cit., p. 725. 12
Idem, p. 726. 13
Ibid.
-
INTRODUCTION GNRALE
24
Que lon songe lapparition de limprimerie, au dveloppement des activits marchandes et
lessor du capitalisme au XVIe sicle, censs rpondre aux besoins matriels et pratiques de
la socit14
. Cela dit, cette poque, les scientifiques imaginent que le dveloppement de la
science est une entreprise qui connatra un terme. Autrement dit, la ralit est alors perue
comme pouvant tre ramene un ensemble fini de lois quil conviendrait de prsenter de
manire ordonne et rationnelle15
.
Quoi quil en soit, il est possible de faire remonter au XVIIIe sicle les prmices dune
politique scientifique et technologique en France16
. Ce rapprochement de la sphre politique
et des sphres scientifique et technologique a rpondu la ncessit pour ltat
monarchique, sorti trs affaibli de diffrents checs internationaux et conomiques et tentant
de se muer en un tat-providence, de lgitimer un interventionnisme indit, notamment dans
lindustrie, lagriculture et le commerce. Cette fois, la science allait tre infode au pouvoir
politique du moins en apparence via son incorporation dans la bureaucratie royale,
transforme progressivement en technocratie17
. Lencyclopdisme passe alors au second
plan.
Cependant, ce fut aussi le moyen pour la communaut scientifique de se constituer en une
communaut sociale spcifique rgule de manire relativement autonome vis--vis du
pouvoir central18
. En effet, bnficiant dune sorte de dlgation implicite, les influentes
acadmies parisiennes prirent soin de rglementer trs minutieusement les activits de la
recherche scientifique. cette poque l, si la recherche scientifique et technologique
n[tait] lgitime que pour et par lutilit publique, travers un discours de lintrt
gnral 19
, la science tait considre, de toute faon, comme ne pouvant mal faire.
Elle faisait mme figure de modle pour les pouvoirs publics, qui cherchaient transposer
au dbat politique la rationalit (suppose) savante de lorganisation de la communaut
scientifique par les acadmies20
. Luniversalisme de la science permit mme denvisager le
projet dune unification morale, politique et spirituelle de lhumanit 21
. Pour les
diffrents thoriciens du Progrs qui se succdrent partir du XVIIe sicle, la science est la
14
Id., p. 727. 15
Id., p. 729. 16
ROUBAN (L.), Ltat et la science. La politique publique de la science et de la technologie, prface de
Jean-Louis Quermonne, Paris : d. du CNRS, impr. 1988. 17
Ce qui traduit le phnomne dinternalisation massive de lexpertise au sein de la bureaucratie. Sur ce point,
voir notamment ROUBAN (L.), ibid. 18
Ibid. 19
Ibid. 20
Ibid. 21
TAGUIEFF (P.-A.), Le sens du progrs. Une approche historique et philosophique, Flammarion, impr. 2004,
p. 54.
-
25
seule forme de pense capable elle-mme de progrs et constitue donc le rel moteur du
Progrs, de sorte que les maux qui accablent lhumanit toute entire disparatraient
mesure que la science se perfectionnerait22
.
Apoge et dclin de lidologie du progrs
Sagissant, enfin, de la science contemporaine (XIXe-XXI
e sicle), il a dj t vu quelle
se caractrisait dabord par son imbrication systmatique avec la technologie. En ralit,
celle-ci se situe dsormais tant en amont quen aval de celle-l. En amont, elle permet
notamment de repousser les limites de lobservable, voire de loprable. En aval,
le financement de plus en plus large de la recherche scientifique par le secteur marchand
induit pour les chercheurs ainsi financs des obligations en termes dapplications
technologiques de leurs dcouvertes scientifiques, ce qui a videmment pour effet dorienter
significativement le sens du dveloppement scientifique. En dfinitive, la science et aux
technologies se serait substitue la technoscience.
Mais la science contemporaine rompt plus srement encore avec la science classique dans
la mesure o les scientifiques ont non seulement pris conscience que leurs objets de
recherche taient plus construits que donns mais ont galement renonc lidal de
fermeture (ou de compltude) que poursuivait la science classique. Finalement, [la science
contemporaine] cherche tablir des rapports ncessaires et universels (des lois) entre les
phnomnes afin de pouvoir en prdire lvolution dans un systme dfini 23
. Il en a rsult
une spcialisation trs pousse de lactivit scientifique, menant en dfinitive son
clatement en de nombreuses disciplines. Ctait renoncer la possibilit dune
apprhension globale de la recherche scientifique.
Sans doute les avances de la science contemporaine ont pu sembler formidables, tant par
leur rythme que par leur nature. Cependant, les espoirs placs par les uns dans cette
technoscience de tous les possibles ont alors cr au point de susciter une inquitude
inattendue pour les autres ; une inquitude en lien avec la question de savoir ce quil restait
finalement de la condition humaine24
. Ce dont on ne prit ainsi conscience quassez tard,
22
Ibid. 23
DUCAT (P.), MONTENOT (J.), dir., op. cit., p. 729. rapprocher des propos tenus par Jacques ELLUL :
la science est devenue moyen de la technique (La Technique ou lEnjeu du sicle, Armand Colin, 1954),
ou encore la technique est en amont et en aval de la science, mais en plus elle est au cur mme de la
science, celle-ci se projette et sabsorbe dans la technique et la technique se formule dans la thorie
scientifique (Le Systme technicien, Calman-Lvy,1977). 24
Comme le rappelle Philippe RAYNAUD, [ds] la fin du XXe sicle, Lucien Sfez (La Sant parfaite. Critique
dune nouvelle utopie, Paris, Le Seuil, 1995) voyait se profiler une recomposition idologique globale du
savoir et du pouvoir autour des modles issus de la biologie et linformatique ; recomposition qui ouvrait la
-
INTRODUCTION GNRALE
26
cest que les angoisses ancestrales touchant lidentit, la servitude, la douleur, la
maladie et la mort navaient ni disparu, ni mme recul. Elles avaient seulement pu tre
refoules par lenthousiasme scientiste et venaient de reparatre sous de nouvelles formes,
certains gards plus terrifiantes quauparavant. Lorsque certaines franges de la population
ont pris conscience du fait que la technoscience ne se contentait pas de modifier les
conditions de vie des tres humains dans leur environnement, mais induisait des
modifications profondes et durables de toute la biosphre, les dcideurs publics ont
commenc admettre que la lgitimit du dveloppement scientifique et technologique
faisait dsormais dbat. Les citoyens et les intellectuels furent de plus en plus nombreux
adhrer aux thses anti-progressistes de la premire heure25
. Habermas lui-mme,
effray par sa perception dun futur eugnique aurait inflchi dans lun de ses derniers
livres26
son approche pluraliste procdurale en faveur dune morale substantielle pour
lespce humaine 27
. Dans le mme temps, on sest aperu quaux liberts nouvelles
procures par la matrise croissante de lhomme sur le temps, lespace et la matire
correspondaient de nouvelles alinations (essentiellement travers la surveillance globale et
la perte de lintime) et de nouveaux comportements dviants. Des comportements
susceptibles, dailleurs, de provoquer des dommages dune gravit indite, tant en raison de
leur nature quen raison de leur chelle spatiale et temporelle (cybercriminalit, armes de
destruction massive, etc.) et que lautorgulation par les professionnels des secteurs
concerns se rvlait manifestement incapable de matriser de manire satisfaisante. partir
des annes 1960, alors quil tait devenu vident que la technoscience pouvait servir tout
perspective dune nouvelle utopie dont lobjet ne serait plus seulement le changement de la socit, mais une
transformation profonde de la nature humaine ( Hygine, eugnisme et dmocratie , in GRAS (A.),
MUSSO (P.), dir., Politique, Communication et Technologies. Mlanges en hommage Lucien Sfez, PUF,
impr. 2006, p. 333). Plus rcemment, Pierre DOUZOU, Gilbert DURAND, Grard SICLET ont pu soutenir que
les biotechnologies font partie de ces "technologies du futur" qui, telles que la micro-informatique et la
robotique, pourraient transformer terme la vie des individus et le profil de leurs socits
(Les biotechnologies, Que sais-je ?, PUF, 2000, 4e d., p. 3 et 89-90). Dans le mme sens, voir galement
DELMAS-MARTY (M.), Le relatif et luniversel. Les forces imaginantes du droit (I), d. du Seuil, DL 2004,
p. 75-95 et VIVANT (M.), La brevetabilit du vivant , in MARTINEZ (E.), TERRIER (E.), dir., Dix ans de lois
de biothique en France, actes du colloque organis par le Centre hospitalier de Bziers et le Centre europen
dtudes et de recherche Droit et sant de la Facult de droit de Montpellier, Srignan, 15 avril 2005,
Les tudes hospitalires, Revue gnrale de droit mdical, numro spcial, 2006, p. 222. 25
Celles-ci relevaient ds le XVIIIe sicle que si le psychisme et les pratiques culturelles des groupes humains
nont de cesse dvoluer, cette volution ne saurait absorber au fur et mesure celle de la technoscience,
dont le rythme suit (ou, tout le moins, a suivi) une courbe quasi-exponentielle (TAGUIEFF (P.-A.), op. cit.). 26
HABERMAS (J.), Lavenir de la nature humaine : vers un eugnisme libral ?, traduit par
Christian Bouchindhomme, Gallimard, 2002. 27
HOTTOIS (G.), Une dclaration quilibre , in BYK (C.), dir., Biothique et droit international. Autour de
la dclaration universelle sur la biothique et les droits de lhomme, colloque tenu l'Institut Curie, Paris,
25-26 fvrier 2005 et organis par l'Association internationale Droit, thique et science avec la collaboration de
la Commission nationale franaise pour l'UNESCO, coll. Colloques & dbats, Litec, impr. 2007, p. 37.
-
27
aussi bien les causes les plus nobles que les plus abjectes, les premiers doutes, les premires
hsitations se firent finalement jour dans le discours de certains scientifiques.
Relativement rcent, le dveloppement massif de cette mfiance lgard du
dveloppement scientifique et technologique participe en ralit dun sentiment contrast.
En effet, la foi dans le Progrs na pas compltement disparu : le dveloppement scientifique
et technologique est dsormais peru comme un phnomne ambivalent, qui, comme tel,
doit ncessairement tre encadr. Simplement, pour quun cadre normatif puisse tre pos,
il faut ncessairement que le psychique-culturel et le technico-scientifico-industriel soient
remis en correspondance 28
; ce qui constitue un vritable dfi. Restait dterminer qui il
incomberait de le relever. La difficult rsidait ici essentiellement dans la recherche dune
institution jouissant dune autorit suffisante pour parvenir encadrer un phnomne qui,
alors mme quil ntait pas aussi irrsistible quaujourdhui, avait dj russi se dfaire de
son premier censeur. Plus ouverts au dialogue que ne ltait lglise et plus lgitimes que les
instances professionnelles dautorgulation car placs sous lautorit directe de
personnalits lues au suffrage universel les pouvoirs publics nont pu chapper leurs
responsabilits. Nanmoins, les bases de lidologie du Progrs ayant t irrmdiablement
atteintes par la reconnaissance de lambivalence de la technoscience, lorganisation et le
fonctionnement de ltat-providence ne pouvaient eux-mmes qutre fortement branls.
La difficult pour le droit saisir la technoscience
La qute dun droit lgifr
Nombreux sont ceux qui attendent dsormais que ltat encadre le dveloppement
scientifique et technologique, cest--dire que, dune part, il lencourage dans les voies
propres soulager lexistence humaine et que, dautre part, il le bride dans les voies
susceptibles de porter atteinte celle-ci29
. Au premier abord, lintensit de cette demande
peut surprendre ; il sagit, en effet, dun vritable retournement de situation. Il nen reste pas
moins que ses causes sont dsormais parfaitement connues : les citoyens, dont les attentes
lgard du dveloppement scientifique et technologique se sont complexifies, ne sont plus
28
Ibid. 29
Que cette demande mane des professionnels concerns (comme ce fut le cas pour la mise sur agenda des
lois biothiques de 1994) ou bien de groupements de citoyens (particulirement dans le domaine de la
protection de lenvironnement).
-
INTRODUCTION GNRALE
28
convaincus de la lgitimit comme de lefficacit de lautorgulation assure par les milieux
professionnels concerns30
.
Une analyse plus fine de ce processus dimplication de ltat permet den distinguer
diffrentes phases. En premier lieu, les citoyens ont littralement contraint ltat prendre
position ; il a suffi pour cela quils sadressent au juge31
. Cest que cette nouvelle dfiance
des citoyens lgard de la science sest traduite par des griefs souvent trs concrets de
vritables dommages conduisant dailleurs une explosion du contentieux de la
responsabilit civile, administrative et mme pnale. Le juge international na videmment
pas jou le mme rle que le juge national, dans la mesure o les personnes prives sont
demeures trs longtemps sans pouvoir saisir les juridictions internationales, tandis que les
juridictions nationales ont fini par se charger de faire appliquer le droit international
(ventuellement plus protecteur que le droit national)32
. Dans tous les cas, une fois les
premires condamnations prononces, les professionnels des secteurs concerns ainsi quune
partie de la doctrine juridique se sont mus de ce quen raison de lindtermination excessive
de notre systme juridique en la matire, ces jugements dont la svrit a souvent surpris
constituaient des manifestations intolrables du gouvernement des juges33
. Un appel appuy
en direction du lgislateur (lato sensu) tait ainsi lanc. Sil est intressant de noter que cet
appel a dabord t le fait de la communaut scientifique et du secteur industriel, il lest
galement de remarquer que leurs motivations ntaient pas absolument identiques :
tous partageaient le besoin de voir rtablie la scurit juridique de sorte de pouvoir se livrer
de nouveau un exercice serein de leur profession, mais les scientifiques taient plus
proccups par la remise en cause morale de leurs activits tandis que les industriels
tentaient plutt de se prmunir contre les actions matrielles souvent violentes et trs
30
Dans Le rve biotechnologique (coll. Que sais-je ?, PUF, impr. 2001, p. 7-8, 10-11 et 108-109), Lucien SFEZ
doute pourtant de la perte dinfluence des scientifiques. Il soutient en effet que le postmodernisme quil
dfinit comme la revendication dune libert anarchique , associant, juxtaposant mais nexcluant ni ne
hirarchisant les diffrentes couches dhistoire et de culture serait sur le point de succomber en raison de
son principal cueil : son impossibilit dfinir l Histoire . Or, il sagit selon lauteur dune condition
essentielle pour rpondre au besoin d identit des hommes. Une remise en ordre du monde par les
scientifiques, prenant appui sur les acquis des sciences de linformation et de la communication,
de lcologie et de la gntique et se [traduisant] en mdecine prdictive totalisante, [prtendant] nous
entraner dans un vaste rcit des origines et projeter sur le futur ce quil faut bien appeler une utopie serait
ds lors en train de se substituer au mouvement postmoderniste. Lauteur dsigne cette nouvelle utopie comme
tant celle de la sant parfaite, cest--dire dun corps artificiellement dbarrass de ses mauvais gnes,
vivant sur une plante aux quilibres parfaitement contrls, corps immortel, ou tout au moins vivant trs
vieux en pleine sant . 31
Larticle 4 du Code civil nonce, en effet, que le juge qui refusera de juger, sous prtexte du silence,
de lobscurit ou de linsuffisance de la loi, pourra tre poursuivi comme coupable de dni de justice . 32
Comme le rappelle Mireille DELMAS-MARTY (op. cit., p. 191-195). 33
Cette affirmation sinscrit dans la droite ligne de la thorie classique de ltat et du droit, o le juge nest
habilit qu tre la bouche de la loi, ce qui signifie que son influence sur le sens de la rgle de droit doit tre
nulle.
-
29
dommageables sur le plan conomique de citoyens en colre34
. De fait, les autorits
juridiquement comptentes ragirent rapidement en semployant riger un corpus de rgles
nationales spcifiques aux questions poses par le dveloppement de la technoscience.
Ce fut le second temps de lintervention de ltat. Ctait en ralit prendre conscience du
fait que lconomie dun dbat dmocratique devenait risque sur le plan politique, tant la
paix sociale semblait menace par les enjeux thiques, conomiques et sociaux ainsi
soulevs. Et pour preuve de son aptitude organiser ce dbat de manire fructueuse,
la puissance publique se devait de lgifrer. Dailleurs, la dimension symbolique de la loi a
t trs vite considre comme essentielle pour parvenir rtablir lordre public, pourvu
quelle soit adopte dune manire qui satisfasse lensemble des protagonistes. Dornavant,
en France, les trois pouvoirs participeraient la rgulation juridique des pratiques lies au
dveloppement scientifique et technologique.
La mobilisation du lgislateur acquise, les difficults ne faisaient toutefois que
commencer. Si ltat apparat ici comme le dernier garant possible de la paix sociale,
lon peut douter srieusement, dans le mme temps, quil parvienne remplir ce rle.
Aprs avoir fait un tour dhorizon des tentatives franaises, europennes et internationales
dencadrement juridique du dveloppement de linternet, Mireille Delmas-Marty rsume par
exemple les difficults propres lencadrement juridique de lutilisation de ce mdia de la
faon suivante :
[L]avnement dun espace virtuel, en offrant des possibilits dinterconnexions
quasi infinies, selon un rythme acclr par les vitesses de traitement de linformation,
est une remise en cause de la rgle de droit, qui suppose un cadre spatio-temporel
dlimit et stable. () Au-del de ces trois caractres (international, dcentralis et
htrogne), qui se retrouvent en bien dautres domaines, lantagonisme [entre
linternet et le droit] tient sans doute plus profondment une qualit, propre
lespace virtuel mais contraire aux conditions dexistence mmes du droit, quon peut
nommer lubiquit. Impossible localiser, car il se trouve partout la fois, lInternet,
qui chapperait ainsi la rgulation tatique moins pour des raisons idologiques que
par la force des choses, serait par sa nature mme vou lautorgulation. Dautant
que lubiquit est aussi un redoutable obstacle la rpartition des comptences entre
les diffrents systmes de droit simultanment applicables, tant elle multiplie les conflits
potentiels de juridictions. 35
34
ZMOR (P.), Pour un meilleur dbat public, coll. La Bibliothque du citoyen, Paris : Presses de Sciences Po,
2003. 35
DELMAS-MARTY (M.), op. cit., p. 331-351. David R. JOHNSON et David G. POST vont, quant eux, jusqu
nier que les tats soient un jour capables dencadrer juridiquement le dveloppement dinternet ( Law And
Borders The Rise of Law in Cyberspace , Stanford Law Review, no 48, 1996 ; disponible sur :
http://cyber.law.harvard.edu/is02/readings/johnson-post.html [consult le 28 mars 2011]).
http://cyber.law.harvard.edu/is02/readings/johnson-post.html
-
INTRODUCTION GNRALE
30
Plus largement, on pressent que la question de savoir si ltat est en mesure dencadrer le
dveloppement scientifique et technologique de manire suffisamment satisfaisante pour
lensemble du corps social ne saurait, sen tenir ce quon pourrait appeler la thorie
classique de ltat et du droit36
, recevoir quune rponse ngative. Aussi nest-il pas
tonnant quune partie de la doctrine se soit dans un premier temps farouchement oppose
toute intervention du lgislateur, notamment dans le domaine de la biothique.
Des institutions disqualifies
Aprs la mutation de ltat monarchique en tat-providence rpublicain, tous les rgimes
politiques qui se sont succd en France ont repos sur une organisation du dbat
dmocratique et plus largement du processus dlaboration des dcisions publiques qui se
voulait rationnelle. Cela dit, il existe bien des faons de comprendre quoi tient
concrtement cette rationalit. On a ainsi longtemps cru pouvoir ramener les phnomnes
conomiques et sociaux des discours parfaitement explicatifs, linstar de ceux qui
portaient sur des phnomnes naturels (ou scientifiques). En fonction de lissue du dbat
politique concernant les finalits de laction publique dans un domaine donn, il tait ds
lors possible de dterminer mcaniquement les moyens datteindre les rsultats souhaits.
Trs tt, on a ainsi assist la constitution de corps administratifs techniques composs
dagents publics affects dans les diffrents services associs aux processus dcisionnels
tatiques37
de sorte dassurer ce travail danalyse systmatique des faits et ensuite de
traduction des objectifs dtermins par le politique en mesures concrtes dapplication.
Et pour les matires o cette expertise interne ne semblait pas suffire, il demeurait toujours
36
Conformment la doctrine dominante depuis le XVIIIe sicle, le droit y serait conu schmatiquement
comme lensemble des commandements figurant dans les lois de ltat et dont lexcution est assure par la
possibilit pour ce dernier de pouvoir recourir la contrainte (lgitime). Il se caractriserait par sa stabilit,
sa gnralit et son effectivit. 37
Sur la notion de processus normatif, voir LENOIR (N.), MATHIEU (B.) et MAUS (D.), dir., Constitution et
thique biomdicale : France, tats-Unis, Espagne, Grande-Bretagne, Canada, Allemagne, Suisse, Pologne,
Cour de justice des Communauts europennes, Cour europenne des droits de l'homme, UNESCO, actes du
colloque international tenu au Palais du Luxembourg (Paris, Snat), les 6 et 7 fvrier 1997 et organis par
l'Association franaise des constitutionnalistes, le Centre de recherche de droit constitutionnel de
l'Universit Paris I et le Groupe d'tudes constitutionnelles appliques et compares de l'Universit de
Bourgogne, coll. Les Cahiers constitutionnels de Paris I, La documentation franaise, 1998 ; CHEVALLIER (J.),
La rationalisation de la production juridique , in MORAND (C.-A.), dir., Ltat propulsif. Contribution
ltude des instruments daction de ltat, Publisud, 1991, p. 11-46. Finalement, la notion de processus
juridique est une sous-espce de la notion de processus, que Le Petit Larousse 2010 dfinit de la faon
suivante : 1. Enchanement ordonn de faits ou de phnomnes, rpondant un certain schma et
aboutissant un rsultat dtermin ; marche, dveloppement. 2. Suite continue doprations constituant la
manire de fabriquer, de faire qqch ; procd technique. Processus de fabrication.
-
31
possible de recourir des experts extrieurs ladministration38
, comme lavait prn
Michel Crozier39
dans les annes 1960.
En vrit, cette faon de procder pouvait sembler parfaitement approprie au domaine
qui nous intresse ici, dans la mesure o les questions quil pose aux autorits juridiquement
comptentes font appel des raisonnements scientifiques ou concernent des procds
technologiques dont la connaissance et la comprhension semblent rserves une lite
scientifique. Dailleurs, bien que les services administratifs comptent des agents publics
capables, le plus souvent, de fournir une information et une analyse de qualit dans les
domaines scientifique et technologique40
, lurgence de certaines dcisions publiques
combine lincertitude politique ou scientifique entourant certaines questions ont eu pour
effet daccrotre considrablement la demande lgard des experts extrieurs
ladministration41
. Dabord informel, officieux et donc particulirement discret, le recours
toujours plus frquent ces experts dans le cadre des processus dcisionnels publics a t
parfois institutionnalis. Surtout, il a fini par tre largement rendu public. Mais loin de
satisfaire les citoyens, cet effort de transparence a conduit cristalliser de vives critiques
lendroit des autorits juridiquement comptentes. De nombreux auteurs se sont en effet
employs rvler les diffrents avantages plus ou moins inavouables que ces dernires
pouvaient tirer de ce type dorganisation du travail lgislatif (ou rglementaire). Ont ainsi t
mises en exergue des stratgies politiques visant temporiser en attendant une conjoncture
politique plus favorable, contourner les questions politiques en les rduisant de manire
excessive de simples questions techniques, chercher une lgitimit de substitution
vis--vis dune lgitimit dmocratique dfaillante, attribuer la responsabilit dun choix
des acteurs politiquement irresponsables ou encore accrotre, au-del de ce que lexercice
normal de leur comptence leur permet, lemprise exerce par certains organes du pouvoir
sur les processus dcisionnels42
. Puis ce fut au tour des experts dtre stigmatiss,
tandis quil apparaissait de plus en plus clairement que lexpert tait non seulement un
38
Sauf indication contraire, le vocable administration sera employ dans le prsent travail de recherche
dans son sens organique. 39
CROZIER (M.), tat modeste, tat moderne : stratgies pour un autre changement, Fayard, 1re
d. 1987,
3e d. revue et augmente, 1997.
40 LASCOUMES (P.), Les savoirs au service des pouvoirs. Naissance de lexpertise comme aide la dcision
publique , in LASCOUMES (P.), dir., Expertise et action publique , Problmes politiques et sociaux. Articles
et documents dactualit mondiale, no 912, La documentation franaise, impr. 2005, p. 15.
41 DUMOULIN (L.), LA BRANCHE (S.), ROBERT (C.), WARIN (P.), dir., Le recours aux experts. Raisons et
usages politiques, coll. Symposium , Presses universitaires de Grenoble, DL 2005, p. 39. 42
Id., p. 40-41. Sur le cas particulier de la Commission europenne, voir ROBERT (C.), Les incertitudes
politiques sont-elles solubles dans lexpertise ? , in DUMOULIN (L.), LA BRANCHE (S.), ROBERT (C.),
WARIN (P.), dir., id., p. 104.
-
INTRODUCTION GNRALE
32
sachant mais aussi un acteur politique part entire43
. En dautres termes, si les politiques
instrumentalisent les experts, ceux-ci sont susceptibles de faire de mme avec ceux-l,
dans la mesure o leurs propres intrts dans les processus dcisionnels ne sont jamais
nuls44
. Lidal de lhomme de science indpendant et objectif a fait long feu, laissant place
lide selon laquelle les raisonnements scientifiques ne sont pas exempts de jugements de
valeur, qui agissent en secret, tels des "passagers clandestins" 45
. Or, on constate
aujourdhui que cette relativisation de lexpertise scientifique a t particulirement forte
concernant les processus dcisionnels publics visant encadrer le dveloppement de la
technoscience. Il est en effet apparu que les experts scientifiques, manifestement en
dsaccord sur les finalits de leurs activits, sur la description (ou lanalyse) scientifique de
certains phnomnes46
, ainsi que sur les risques induits par ces derniers, ont t eux-mmes
lorigine de la demande portant sur lorganisation de dbats publics associant le plus
largement possible les groupes sociaux concerns. Cette inaptitude de la communaut
scientifique dgager un consensus sur ces questions a pu surprendre. Pourtant, il y avait
longtemps que cette difficult avait t mise en vidence. De nombreux travaux eurent pour
objet, par exemple, de rvler les failles du mtalangage de la science47
. Dautres permirent
de comprendre que le risque de drive pour lacteur spcialis plac en situation dexpertise
tait aggrav48
du fait que cette expertise tait tire par la dcision ou, tout au moins,
par la recherche de dcisions 49
et que lexpert, lui-mme, tait rarement indpendant50
.
Mais cest la succession de scandales conomiques, sanitaires et environnementaux
impliquant experts et dcideurs publics51
qui fut lorigine de la profonde remise en cause
dans lopinion publique des usages de lexpertise. Quoi quil en soit, il a fallu absolument
43
DUMOULIN (L.), LA BRANCHE (S.), ROBERT (C.), WARIN (P.), dir., id., p. 40. 44
BARTHE (Y.), GILBERT (C.), Impurets et compromis de lexpertise, un difficile reconnaissance ,
in DUMOULIN (L.), LA BRANCHE (S.), ROBERT (C.), WARIN (P.), dir., id., p. 54. Dans le mme sens,
voir CHEVALLIER (J.), Science administrative, PUF, 2002, 3e d., p. 365 et 485.
45 ALAM (T.), Le rle de lexpertise scientifique sur les ESST dans le processus daction publique ,
in DUMOULIN (L.), LA BRANCHE (S.), ROBERT (C.), WARIN (P.), dir., id., p. 86. 46
La question de lhumanit de lembryon humain a ainsi pos des difficults de qualification scientifique
restes irrsolues. 47
Particulirement visibles dans le dbat sur le statut (peut-tre introuvable) de lembryon humain
(voir Edgar MORIN, op. cit.). 48
ROQUEPLO (P.), Lexpertise scientifique, consensus ou conflit ? , in THEYS (J.), KALAORA (B.), dir.,
La terre outrage. Les experts sont formels, Srie Mutations. Sciences en socit, Paris : d. Autrement,
DL 1992, p. 163-164. Mais aussi ROQUEPLO (P.), Entre savoir et dcision, lexpertise scientifique,
INRA ditions, 1997 : lexpert transgresse inluctablement les limites de son propre savoir (cit dans
BARTHE (Y.), GILBERT (C.), id., p. 48). 49
BARTHE (Y.), GILBERT (C.), id., p. 55. 50
Id., p. 52 55. 51
Sur lexprience britannique, voir ALAM (T.), id., p. 89 et s. Sur lexprience franaise, voir
LASCOUMES (P.), Avant-propos , in LASCOUMES (P.), dir., op. cit., p. 6-8.
-
33
reposer la question de la lgitimit de lexpert, celle des connaissances ncessaires la prise
de dcision et enfin celle de la relation devant exister entre connaissances et dcision
publique52
.
Mais au-del de la crise de lgitimit des experts et des dcideurs publics, diffrents
facteurs font douter a priori de la capacit mme du droit encadrer le dveloppement
scientifique et technologique. Lattachement de la communaut scientifique son
indpendance, la faiblesse des frontires nationales, ainsi que la clrit extrme des
avances de la technoscience sont les plus frquemment cits. La quasi-mancipation de la
communaut scientifique lgard de ladministration va de pair avec la croyance partage
par nombre de scientifiques selon laquelle la libert de la recherche comme celle des
pratiques ne peuvent connatre de bornes que celles fixes par les scientifiques eux-mmes,
quelles relvent de lthique ou de la dontologie mdicale. Les structures dautorgulation
telles que les ordres professionnels (et leurs juridictions ordinales) seraient pour eux les
seules autorits lgitimes encadrer le dveloppement de la technoscience. Par consquent,
la rcente remise en cause de lautorgulation de ce secteur dactivit au profit dune
rhabilitation de la rglementation par la puissance publique ne pouvait manquer de
provoquer lire de certains chercheurs et praticiens53
. Il est mme apparu quune partie de la
communaut scientifique franaise pouvait, loccasion, adopter un comportement frondeur.
Lvaluation des lois biothiques du 29 juillet 1994 par lOffice parlementaire dvaluation
des choix scientifiques et technologique54
, par exemple, a permis de mettre en vidence le
fait quun certain nombre de dispositions essentielles de ces lois navaient jamais t
appliques par les chercheurs et les praticiens. Par ailleurs, il est vident que les limites
territoriales de la souverainet de ltat semblent rduire considrablement lefficacit des
normes juridiques nationales, ds lors que la recherche scientifique et ses applications
52
LASCOUMES (P.), id., p. 8 ; ENCINAS DE MUNAGORRI (R.), dir., Expertise et gouvernance du changement
climatique, coll. Droit et socit, srie sociologie, LGDJ/lextenso ditions, 2009, p. 12 et 14-21. 53
Sur les rapports entre thique, dontologie et droit, voir MOQUET-ANGER (M.-L.), La dontologie
mdicale : de lthique la norme juridique , in FEUILLET-LE MINTIER (B.), dir., De lthique au droit en
passant par la rgulation professionnelle, recherche effectue pour le compte de la Mission Droit et justice et
de la MIRE par le Centre de Recherche Juridique de lOuest (CRJO, Universit de Rennes 1), 1999, p. 6 ;
LE BRIS (S.), LUTHER (L.), De lautorgulation linvestiture tatique : lments de rflexion pour une
rforme , in FEUILLET-LE MINTIER (B.), dir., id., p. 45-60 ; MARTINEZ (E.), Des rapports de lthique et du
droit propos des lois de biothique , in MARTINEZ (E.), TERRIER (E.), dir., op. cit., p. 115-120 ; BYK (C.),
Les mots de la biothique : faire voir la ralit ou la dissimuler ? , in MARTINEZ (E.), TERRIER (E.), dir., id.,
p. 151-155 et HENNETTE-VAUCHEZ (S.), Chapitre introductif. 1994-2004 : dix ans de biothique ,
in HENNETTE-VAUCHEZ (S.), dir., Biothique, biodroit, biopolitique. Rflexions loccasion du vote de la loi
du 4 aot 2004, coll. Droit et socit, Srie thique, LGDJ, DL 2006, p. 12. 54
Rapport no 232 (1998-1999) d'Alain CLAEYS et Claude HURIET, fait au nom de l'Office parlementaire
d'valuation des choix scientifiques et technologiques, relatif lapplication de la loi no 94-654 du 29 juillet
1994 relative au don et lutilisation des lments et produits du corps humain, lassistance mdicale la
procration et au diagnostic prnatal et dpos le 18 fvrier 1999.
-
INTRODUCTION GNRALE
34
technologiques (et leurs effets ventuellement nfastes) ne connaissent pas de frontire55
.
Que lon songe au dveloppement actuel du tourisme mdical, la formation progressive
dune communaut scientifique mondiale virtuelle qui ne dort jamais, au degr croissant
dinterdpendance des tats en matire de production de biens et de services, lincident de
Tchernobyl ou encore la vitesse laquelle se propagent les caractres gntiques des
vgtaux gntiquement modifis. En outre, des mesures lgislatives ou rglementaires
prises unilatralement par un tat prsenteraient pour celui-ci un cot conomique et social
vraisemblablement trs lev : la fuite des cerveaux sajouterait celle dindustries
particulirement rentables, notamment dans le secteur des biotechnologies. De lensemble de
ces considrations il rsulte que ltat ne peut plus assurer seul, y compris sur son propre
territoire, lefficacit des normes quil scrte en vue dencadre le dveloppement
scientifique et technologique. Dans ces conditions, les autorits tatiques devaient chercher
riger une chelle rgionale, sinon internationale un droit supra-tatique sur lequel
elles pourraient sappuyer pour laborer les textes juridiques nationaux. Cependant,
ladoption de dispositions internationales prcises et contraignantes quelles relvent du
droit originaire ou du droit driv apparat assez improbable du fait de lantinomie trs
nette des intrts et des croyances dfendus par les reprsentants des diffrents tats. Le seul
moyen de prendre acte de lirrductible diversit des valeurs dfendues par les diffrents
pays et les diffrentes communauts quils abritent consiste finalement adopter des
instruments internationaux plus proches du droit dclaratoire56
et plus largement de la soft
law57
que du droit conventionnel et plus largement de la hard law. Il reste alors trouver au
cas par cas un quilibre entre ce qui est cens constituer un impratif universel
(comme, par exemple, le respect de la dignit de la personne humaine) et ce titre ne pas
souffrir dexceptions et ce qui peut lgitimement tre cart ou adapt en fonction des
traditions propres chaque peuple58
. Enfin, mme si ce dernier dfi parvient tre relev,
55
LADI (Z.), Temps mondial : enchanements, disjonctions et mdiations, Paris : dition Complexe, 1997,
cit dans CHEVALLIER (J.), Ltat post-moderne, LGDJ, 2003, p. 151 : sous leffet de lessor des techniques
modernes de communication, linformation est dsormais instantanment disponible dun bout lautre de
la plante, en temps rel ; on est entr dans lre du temps mondial . 56
IDA (R.), Porte et objectifs de la Dclaration : harmonie universelle et diversit des valeurs ,
in BYK (C.), dir., op. cit., p. 24 et 27. 57
Nous considrerons ici que la soft law runit les dispositions juridiques prsentant un faible degr
dimprativit. 58
Cest ainsi que larticle 12 de la Dclaration universelle sur la biothique et les droits de lhomme
(adopte par acclamation par la Confrence gnrale de lUNESCO le 19 octobre 2005) reconnat
qu il devrait tre tenu dment compte de limportance de la diversit culturelle et du pluralisme avant
dajouter que toutefois, ces considrations ne doivent pas tre invoques pour porter atteinte la dignit
humaine, aux droits de lhomme et aux liberts fondamentales ou aux principes noncs dans la prsente
Dclaration, ni pour en limiter la porte (sur ce point, voir notamment ANDORNO (R.), Comment concilier
une biothique universelle et le respect de la diversit culturelle ? , in BYK (C.), dir., op. cit., p. 57).
-
35
les autorits juridiquement comptentes sont confrontes dimportantes difficults tenant
au dcalage entre le laps de temps ncessaire llaboration de normes juridiques59
(particulirement dans le domaine qui nous intresse ici) et celui ncessaire lapparition de
nouveaux savoirs et de nouvelles technologies. Plus prcisment, les dcideurs publics
doivent parfois faire face au risque de voir les rgles juridiques quils laborent contournes
avant mme dtre entres en vigueur. La question de la protection du droit dauteur et des
droits voisins dans la socit de linformation fait sans doute partie de celles qui sont le plus
affectes par cet cueil. Par ailleurs, le lgislateur doit frquemment agir dans un contexte
dincertitude, qui lui fait courir le risque de prendre des mesures contre-productives,
dautant plus prjudiciables quelles prsentent un cot lev. cet gard, la question de
lemploi de cellules souches des fins thrapeutiques tend aujourdhui montrer que le
lgislateur franais avait peut-tre t bien avis de ne pas permettre trop largement
lutilisation de cellules souches humaines dorigine embryonnaire60
, dans la mesure o des
cellules souches aux proprits quasiment aussi remarquables ont pu finalement tre
prleves sur des organismes humains adultes, sans quil ne soit port une atteinte grave
lintgrit physique de la personne.
Un droit en mutation ?
Lventualit dune crise du droit
Assimilant le droit la loi et la loi un ensemble dinterdits dont la spcificit tenait
dune part au fait quils taient poss au nom de ltat et dautre part au caractre implacable
des sanctions dont ils taient assortis, Michel Foucault avait cru percevoir, ds 1976,
un certain recul des instruments juridiques, tous domaines de lactivit humaine confondus.
Dautres instruments la disposition des autorits publiques pour la mise en uvre des
politiques publiques lui semblaient en effet devoir les supplanter. Des instruments reposant
sur des questions et des mcanismes techniques respectivement traites et mis en uvre en
59
BERGEL (J.-L.), Les temps de la loi , in FLEURY-LE GROS (P.), Le temps et le droit, actes du colloque
organis par le Groupe de recherche en droit fondamental, international et compar (GREDFIC) la
Facult des affaires internationales du Havre les 14 et 15 mai 2008, coll. Colloques & dbats,
LexisNexis/Litec, impr. 2010, p. 2-6. 60
Conduisant la destruction de lembryon.
-
INTRODUCTION GNRALE
36
marge des structures tatiques traditionnelles. Des instruments supposs permettre une
normalisation et un contrle des pratiques plus efficaces et quasiment indolores61
.
En ralit, les instruments juridiques et plus particulirement les lois ont connu une
inflation vidente depuis les annes 1970. Cependant, ce phnomne se serait accompagn
dune certaine remise en question de leur spcificit et donc des critres permettant de les
distinguer des autres instruments de rgulation sociale. En vrit, nombre de juristes ont
relev ces transformations62
, quils associent volontiers lide de dsordre63
ou de crise
source dinscurit juridique mais aussi dentre dans une re nouvelle et qui se
traduiraient ple-mle par :
linflation, la profusion des lois, la fragmentation, la priodisation, la
dstructuration, lexplosion, la dstabilisation du droit, la dispersion, la prolifration,
la dsintgration du droit, la mondialisation, la globalisation, la "dnationalisation",
la judiciarisation du droit, la multiplication des instances de production et de gestation
du droit, les rgulations en tout genre, la complexification, la spcialisation,
la technicisation des normes, la professionnalisation du droit, la dsinformation des
citoyens, la dcodification des grands codes 64
.
La hirarchie des normes elle-mme serait en crise , en ce sens quelle perdrait de son
unit et de sa cohrence, du fait notamment de la multiplication des contrles de conformit
et de compatibilit65
. Est en cause ici, en premier lieu, le dveloppement progressif dun
certain pluralisme normatif au niveau infra-tatique et celui dun videment pluralisme
juridique au niveau supra-tatique, accompagns de phnomnes d interactivit et de
concurrence entre les textes mais aussi entre les normes faisant craindre finalement leur
dilution 66
. Est galement pointe du doigt, par voie de consquence, linfluence
61
FOUCAULT (M.), Histoire de la sexualit, vol. 1 : La volont de savoir, Gallimard, 1976, cit dans
PALERMINI (P.), La bio-thique : enjeu thique ou politique ? , in DELFOSSE (M.-L.), dir., Les comits de la
recherche biomdicale. Exigences thiques et ralits institutionnelles : Belgique, France, Canada et Qubec,
Presses universitaires de Namur, impr. 1997, p. 50-51. 62
Au point que Denys DE BCHILLON a pu y voir la nouvelle pistm juridique ( La structure des normes
juridiques lpreuve de la postmodernit , in La production des normes entre tat et socit civile.
Les figures de linstitution et de la norme entre tats et socits civiles, actes du troisime colloque de
l'Association pour le dveloppement de la Socio-conomie, Villeneuve-dAscq, dcembre 1997, LHarmattan,
DL 2000, p. 47-76). 63
Voir par exemple DECOCQ (A.), Le dsordre juridique franais , in crits en hommage J. Foyer, PUF,
1997, p. 147. 64
LASSERRE-KIESOW (V.), Lordre des sources ou Le renouvellement des sources du droit , Recueil Dalloz,
no 33, 28 septembre 2006, p. 2279.
65 PUIG (P.), Hirarchie des normes : du systme au principe , Revue trimestrielle de droit civil, 2001,
p. 750 et 758-760 ; LASSERRE-KIESOW (V.), La technique lgislative. tude sur les codes civils franais et
allemand, prface de Michel Pdamon, texte remani de thse (droit priv, Universit Paris 2, 2000),
coll. Bibliothque de droit priv, tome 371, LGDJ, DL 2002, p. 1. 66
LASSERRE-KIESOW (V.), Lordre des sources ou Le renouvellement des sources du droit , op. cit.,
p. 2284-2287. Lauteure y rappelle que pour Jacques CHEVALLIER, on ne saurait apparemment parler de
pluralisme, de comptition, de concurrence, sans dtruire ce qui fait lessence mme de lordre juridique
( Lordre juridique , in Centre universitaire de recherches administratives et politiques de Picardie
(CURAPP), Le droit en procs, PUF, 1983, p. 41).
-
37
particulire que les plus hautes juridictions (franaises et internationales) exercent dsormais
sur la physionomie de lordonnancement juridique par le biais des dcisions de justice
quelles rendent. Au point quil serait devenu impossible de connatre le droit applicable
une situation de fait donne avant que ce dernier ne soit explicit par le juge ou
ventuellement une autorit administrative habilite le faire.
notre avis, un travail de validation de ces thses doit encore tre entrepris67
. Il nous
semble, en effet, que les modles dcrivant le droit postmoderne sont menacs par diffrents
cueils. Tout dabord, une gne est souvent exprime par les auteurs lorsquils sont conduits
envisager la question de la nature de la rgle de droit68
. Cette premire difficult est
dailleurs lorigine dune opposition, au sein de la doctrine, entre ceux qui sont convaincus
que ltat et le droit sont manifestement entrs dans lre de la postmodernit et ceux qui
considrent que ce passage ne serait quillusion, querreur de perspective69
. Nous serions
ainsi invits par les premiers voir un changement dans la juridicit l o se produirait
simplement un changement du discours doctrinal dans la manire de rendre compte dun
phnomne pour lessentiel inchang (mais quon ne serait plus en mesure de travestir).
Ensuite, les ouvrages de rfrence en la matire sont souvent coupables dune illustration
insuffisante ou excessivement htroclite, conduisant le lecteur se demander sil nest pas
finalement rendu compte de phnomnes marginaux dont limpact sur le systme juridique
aurait t artificiellement amplifi. Cest aussi la critique de Denys de Bchillon70
:
lexemple est un alli dangereux pour qui cherche valuer le changement, dans la
mesure mme o il a t slectionn en raison de son exemplarit et donc, plus ou moins
consciemment du fait de son adquation privilgie au modle thorique quil a pour
fonction dillustrer .
Enfin, les auteurs soutenant que le droit aurait t soumis de profondes modifications aux
cours des dernires dcennies nexpliquent pas suffisamment comment ces transformations
67
Ctait galement lavis des membres du GIP Droit et Justice, qui avaient fait de ltude des sources et des
systmes de droit le huitime axe de recherche prsent dans ses Orientations scientifiques pour la priode
2006-2010, au motif que les transformations profondes des sources et des systmes de droit [conduisaient]
remettre en question tant le rle du juge que les thories classiques (p. 42) et qu une thorie gnrale du
droit [semblait] donc faire dfaut au moment mme o elle [aurait t] la plus ncessaire (p. 41).
Prcisons que parmi les questions souleves dans ce document, figuraient notamment celle de larticulation
entre normes juridiques et normes techniques, celle de la capacit de citoyens (en colre) tre directement
lorigine de lois circonstancielles, celle des raisons pour lesquelles on recourt de plus en plus souvent des
notions standards , celle de la difficult quil peut y avoir adapter un mme concept juridique diffrentes
cultures nationales, celle de linfluence que les juridictions nationales et internationales peuvent avoir les unes
sur les autres ou encore celle de la perception quont les juges eux-mmes de ltendue et des limites de leur
pouvoir de juger alors quon les presse de plus en plus de passer du rle de gardiens fidles de la
pyramide des normes celui darchitectes de la hirarchie des normes. 68
Voir, par exemple, LE BRIS (S.), LUTHER (L.), op. cit., p. 104-105. 69
Voir notamment DE BCHILLON (D.), op. cit. et MOOR (P.), Pour une thorie micropolitique du droit,
coll. Les Voies du droit, PUF, impr. 2005. 70
DE BCHILLON (D.), ibid.
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INTRODUCTION GNRALE
38
ont t rendues possibles alors mme quelles auraient d se heurter, de manire vidente,
aux rgles juridiques rgissant llaboration du droit71
; des rgles relatives notamment
lidentification des rgles juridiques, leur modification, leur sanction ou encore leur
interprtation.
Lexemple de lencadrement de la technoscience
La question est alors de savoir si les normes juridiques rgissant de manire spcifique le
dveloppement scientifique et technologique ont effectivement connu ces phnomnes,
voire si elles ne les ont pas favoriss. Nous avons dj vu que malgr les difficults
thoriques et pratiques que recle la dmarche visant riger un cadre juridique pour le
dveloppement scientifique et technologique, les dcideurs publics ont fait le choix
dintervenir en laborant notamment des dispositions juridiques spcifiques72
. Lhypothse
que nous souhaitons vrifier partir de ltude systmatique des conditions dans lesquelles
ces textes ont t labors puis appliqus consiste alors subodorer que pour parvenir
encadrer le dveloppement de la technoscience les autorits publiques franaises comme les
autorits publiques internationales ont opr depuis les annes 1970 des transformations
nombreuses et parfois radicales des mcanismes juridiques qui constituent le soubassement
des processus dlaboration du droit. En dautres termes, les conditions de production de la
norme juridique en matire scientifique et technologique fourniraient une illustration
particulirement convaincante des transformations ayant affect au cours des quarante
dernires annes le phnomne juridique dans les dmocraties occidentales et ayant
tellement intress la doctrine juridique, en France comme ltranger.
Champ et outils de la recherche
Ne pouvant videmment pas tudier de manire approfondie lensemble des instruments
juridiques et des dcisions de justice intervenus aux niveaux national, europen et
71
Si ric MILLARD distingue bien dans le droit fil des travaux de H.L.A. HART (Le concept de droit, traduit
par Michel Van de Kerchove, Bruxelles : Publications des Facults universitaires Saint-Louis, 2e d., 2005)
les normes de conduite (ou normes primaires) des normes sur la production des normes (appeles normes
secondaires, ou encore mta normes) ( Quest-ce quune norme juridique ? , in Conseil constitutionnel,
La Normativit. tudes runies et prsentes par Jacques Chevallier , Cahiers du Conseil constitutionnel,
no 21, 2006, p. 59-62), cette distinction est toutefois conteste par dautres auteurs. Paul AMSELEK, par
exemple, considre que la distinction entre les normes de conduite et les normes de comptence est
impropre dans la mesure o toutes les normes juridiques sont des normes de conduite ( Les fonctions
normatives ou catgories modales , in DE BCHILLON (D.), CHAMPEIL-DESPLATS (V.), BRUNET (P.),
MILLARD (E.), coord., Larchitecture du droit. Mlanges en lhonneur de Michel Troper, Economica,
cop. 2006, p. 54-55). 72
Le nombre des textes juridiques ainsi adopts depuis une quarantaine dannes est dailleurs si important
quil serait hasardeux de vouloir les recenser tous.
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39
international sur toutes les questions en lien avec le dveloppement scientifique et
technologique, nous restreindrons notre recherche aux trois domaines de celui-ci qui
concentrent sur eux la plus grande part des difficults susceptibles de survenir loccasion
dune tentative dencadrement par le droit. Il sagit, comme plusieurs auteurs lont dj
remarqu73
, de la biothique74
et des biotechnologies75
, de linternet et enfin des produits
dangereux quils soient polluants, toxiques ou ltaux ncessaires la mise en uvre de
certaines technologies ou rsultant de cette mise en uvre76
.
Proposant un travail de recherche men sous langle du droit public, il convient de
prciser immdiatement dans quelle mesure une analyse juridique des processus
dlaboration des normes juridiques peut tre envisage. videmment, les juristes sont avant
tout lgitimes sexprimer sur ce