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HAL Id: tel-00688129 https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00688129 Submitted on 16 Apr 2012 HAL is a multi-disciplinary open access archive for the deposit and dissemination of sci- entific research documents, whether they are pub- lished or not. The documents may come from teaching and research institutions in France or abroad, or from public or private research centers. L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destinée au dépôt et à la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, émanant des établissements d’enseignement et de recherche français ou étrangers, des laboratoires publics ou privés. La production de la norme juridique en matière scientifique et technologique Johan Hervois To cite this version: Johan Hervois. La production de la norme juridique en matière scientifique et technologique. Droit. Université de La Rochelle, 2011. Français. <NNT: 2011LAROD025>. <tel-00688129>

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  • HAL Id: tel-00688129https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00688129

    Submitted on 16 Apr 2012

    HAL is a multi-disciplinary open accessarchive for the deposit and dissemination of sci-entific research documents, whether they are pub-lished or not. The documents may come fromteaching and research institutions in France orabroad, or from public or private research centers.

    Larchive ouverte pluridisciplinaire HAL, estdestine au dpt et la diffusion de documentsscientifiques de niveau recherche, publis ou non,manant des tablissements denseignement et derecherche franais ou trangers, des laboratoirespublics ou privs.

    La production de la norme juridique en matirescientifique et technologique

    Johan Hervois

    To cite this version:Johan Hervois. La production de la norme juridique en matire scientifique et technologique. Droit.Universit de La Rochelle, 2011. Franais. .

    https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00688129https://hal.archives-ouvertes.fr

  • UNIVERSIT DE LA ROCHELLE

    COLE DOCTORALE

    Droit et Science Politique Pierre Couvrat

    Centre dtudes Juridiques et Politiques (CEJEP / EA 3170)

    THSE

    prsente par :

    Johan HERVOIS

    soutenue le 30 juin 2011

    pour lobtention du grade de Docteur de lUniversit de La Rochelle

    Discipline : Droit public

    La production de la norme juridique

    en matire scientifique et technologique

    JURY :

    Luc GRYNBAUM Professeur lUniversit Paris Descartes, Doyen honoraire de

    la Facult de droit de La Rochelle

    Stphanie HENNETTE-VAUCHEZ Professeure lUniversit Paris X-Nanterre, Rapporteure

    Sbastien PLATON Professeur lUniversit de La Rochelle

    Jean UNTERMAIER Professeur lUniversit Jean Moulin-Lyon III, Directeur de

    lInstitut de droit de lenvironnement, Rapporteur

    Agathe VAN LANG Professeure lUniversit de Nantes, Directrice de thse

  • La production de la norme juridique

    en matire scientifique et technologique

  • 5

    LUniversit de La Rochelle nentend donner aucune approbation ou

    improbation aux opinons mises dans cette thse. Ces opinions doivent

    tre considres comme propres leur auteur.

  • 7

    Je remercie respectueusement le Professeur Agathe VAN LANG

    pour la bienveillance dont elle a fait montre en acceptant de

    diriger cette thse et plus largement en maidant mener cette

    entreprise son terme.

    Je remercie galement les diffrents membres du jury runi pour

    juger de la qualit de cette thse, car cest un grand honneur quils

    me font en acceptant de sacquitter de cette tche.

    Je remercie pareillement le Professeur Bertrand SEILLER pour les

    conseils fructueux quil a bien voulu me donner et pour le soutien

    quil ma manifest au moment o jen avais le plus besoin.

    Je remercie le Professeur Jacques CHEVALLIER de mavoir

    permis de mengager sur la voie de lenseignement et de la

    recherche.

    Je remercie trs sincrement MM. Charles-douard SNAC,

    Rodolphe BIGOT et Sbastien FERRARI pour leurs aimables

    attentions.

    Je remercie affectueusement les membres de ma famille et plus

    particulirement ma compagne pour la confiance quils ont su me

    garder anne aprs anne.

  • 9

    SOMMAIRE

    LISTE DES ABRVIATIONS ..................................................................................................... 11

    INTRODUCTION GNRALE ............................................................................ 19

    PARTIE 1 Des institutions publiques transformes ........................................... 51

    Chapitre 1 La prolifration dinstances atypiques ................................................ 57

    Chapitre 2 La mise en vidence dun nouveau phnotype administratif ........... 131

    PARTIE 2 Des formes de rationalit concurrentes........................................... 197

    Chapitre 1 Des dcisions publiques labores scientifiquement ........................ 203

    Chapitre 2 Des attentes sociales canalises ........................................................ 279

    PARTIE 3 Des normes juridiques longtemps incertaines ................................ 341

    Chapitre 1 Limprobable tissage lgislatif ......................................................... 345

    Chapitre 2 Les juges face la ralit de la technoscience .................................. 389

    CONCLUSION GNRALE ............................................................................... 461

    SOURCES ..................................................................................................................................... 469

    BIBLIOGRAPHIE ....................................................................................................................... 507

    ANNEXES .................................................................................................................................... 541

    INDEX ALPHABTIQUE ......................................................................................................... 563

    TABLE DES FIGURES .............................................................................................................. 571

    TABLE DES MATIRES ........................................................................................................... 573 TPI

  • 11

    LISTE DES ABRVIATIONS

    Prsentation des sources et des rfrences bibliographiques

    aff. : affaire

    AJDA : LActualit juridique. Droit administratif

    Ass. : Assemble

    ass. pl. : Assemble plnire

    bull. : Bulletin dinformation de la Cour de cassation

    CA : cour dappel

    CAA : cour administrative dappel

    Cass. : Cour de cassation

    CC : Conseil constitutionnel

    CE : Conseil dtat

    CEDH : Convention europenne de sauvegarde des Droits de lHomme et des

    Liberts fondamentales

    cop. : date de copyright

    CourEDH : Cour europenne des Droits de lHomme

    cf. : confer

    CIJ : Cour internationale de Justice

    civ. : chambre civile

    CJCE : Cour de justice des communauts europennes

    coll. : collection

    coord. : coordination

    CPJI : Cour permanente de justice internationale

    crim. : chambre criminelle

    dir. : direction

    doc. : document

    d. : dition

    ibid. : ibidem

    impr. : achev dimprim

    JCP G : La Semaine juridique. dition gnrale

    JCP E : La Semaine juridique. Entreprise et affaires

    JO : Journal officiel

    no(s)

    : numro(s)

    op. cit. : opere citato

    ord. rf. : ordonnance de rfr

    ord. homol. : ordonnance dhomologation

  • LISTE DES ABRVIATIONS

    12

    p. : page(s)

    RDP : Revue du droit public et de la science politique en France et ltranger

    rec. : recueil (selon le contexte)

    req. : requte

    RFDA : Revue franaise de droit administratif

    s. : suivante(s)

    Sect. : Section

    spc. : spcialement

    TGI : tribunal de grande instance

    TPI : Tribunal de premire instance des Communauts europennes (ou de

    lUnion europenne)

    Trib. comm. : tribunal de commerce

    [ca ....] : date approximative .... (circa)

    [s.l.] : sans lieu (sine loco)

    [s.n.] : sans nom (sine nomine)

  • 13

    Dsignation de certains organes, organismes et manifestations

    ADEME : Agence de lenvironnement et de la matrise de lnergie

    AEE : Agence europenne pour lenvironnement

    AEN : Agence pour lnergie nuclaire

    AFSSA : Agence franaise de scurit sanitaire des aliments

    AFSSAPS : Agence franaise de scurit sanitaire des produits de sant

    AFSSET : Agence franaise de scurit sanitaire de lenvironnement et du travail

    AIEA : Agence internationale de lnergie atomique

    ALECSO : Organisation arabe pour lducation, la culture et la science (ou Arab League

    Educational, Cultural and Scientific Organization)

    ANDRA : Agence nationale pour la gestion des dchets radioactifs

    ANSES : Agence nationale de scurit sanitaire de lalimentation, de lenvironnement et du

    travail

    APEGH : Agence de la procration, de lembryologie et de la gntique humaine

    ARCEP : Autorit de rgulation des communications lectroniques et des postes

    ARMT : Autorit de rgulation des mesures techniques

    ART : Autorit de rgulation des tlcommunications

    ASN : Autorit de sret nuclaire

    CAHBI : Comit ad hoc des experts sur la biothique

    CCB : Comit de coordination en biotechnologie

    CCCDI : Commission consultative pour la codification du droit international

    CCDH : Commission consultative des droits de lhomme

    CCI : Conseil consultatif de linternet

    CCNE : Comit consultatif national dthique pour les sciences de la vie et de la sant

    CCPPRB : Comits consultatifs de protection des personnes se prtant des recherches

    biomdicales

    CDB : Convention sur la diversit biologique

    CDBI : Comit directeur pour la biothique

    CDD : Commission du dveloppement durable

    CEA : Commissariat lnergie atomique

    CECPP : Comit dvaluation et de contrle des politiques publiques

    CFDD : Commission franaise du dveloppement durable

    CGB : Commission dtude de lutilisation des produits issus du gnie biomolculaire

    CGG : Commission du gnie gntique

    CGTI : Conseil gnral des technologies de linformation

    CIACT : Comit interministriel damnagement et de comptitivit des territoires

    CIB : Comit international de biothique

    CIGB : Comit intergouvernemental de biothique

    CIOMS : Conseil des organisations internationales des sciences mdicales (ou Council for

    International Organizations of Medical Sciences)

    CIRE : Comit interministriel pour la rforme de ltat

    CLIC : Comits locaux dinformation et de concertation

    CNA : Conseil national de lair

  • LISTE DES ABRVIATIONS

    14

    CNCDH : Commission nationale consultative des droits de lhomme

    CNCL : Commission nationale de la communication et des liberts

    CNCP : Confrence nationale des comits de protection des personnes

    CNDD : Conseil national du dveloppement durable

    CNDD : Comit national du dveloppement durable et du Grenelle de lenvironnement

    CNIL : Commission nationale de linformatique et des liberts

    CNRS : Centre national de la recherche scientifique

    COMEST : Commission mondiale dthique des connaissances scientifiques et des technologies

    COMETH : Confrence europenne des comits nationaux dthique

    CORPEN : Comit dorientation pour des pratiques agricoles respectueuses de lenvironnement

    CPB : Comit (provisoire) de biovigilance

    CPP : Comits de protection des personnes

    CPRT : Collge de la prvention des risques technologiques

    CRGAA : Commission des ressources gntiques pour lalimentation et lagriculture

    CSA : Conseil suprieur de laudiovisuel

    CSBT : Conseil de surveillance biologique du territoire

    CSD : Commission du dveloppement durable (ou Commission on Sustainable Development)

    CSIC : Conseil suprieur des installations classes

    CSPLA : Conseil suprieur de la proprit littraire et artistique

    CSSIN : Conseil suprieur de la sret et de linformation nuclaires

    CSSN : Conseil suprieur de la sret nuclaire

    CSTI : Conseil stratgique des technologies de linformation

    CX/FBT : Groupe spcial intergouvernemental sur les aliments drivs des biotechnologies (ou

    Codex Ad hoc Intergovernmental Task Force on Foods Derived from Biotechnology)

    DDM : Direction du dveloppement des mdias

    DG : Direction gnrale

    DGEC : Direction gnrale de lnergie et du climat

    DGPR : Direction gnrale de la prvention des risques

    DGSNR : Direction gnrale de la sret nuclaire et de la radioprotection

    DIGITIP : Direction gnrale de lindustrie, des technologies de linformation et des postes

    DIN : Divisions des installations nuclaires

    DOT Force : Groupe dexperts pour laccs aux nouvelles technologies (ou Digital Opportunity

    Task Force)

    DPPR : Direction de la prvention des pollutions et des risques industriels

    DRIRE : Directions rgionales de lindustrie, de la recherche et de lenvironnement

    DSIN : Direction de la sret des installations nuclaires

    DSNR : Divisions de la sret nuclaires et de la radioprotection

    DUI : Dlgation aux usages de linternet

    ECHA : Agence europennes des produits chimiques (ou European Chemicals Agency)

    EFG : tablissement franais des greffes

    EFSA : Autorit europenne de scurit des aliments (ou European Food Safety Authority)

    EFTA : Association europenne de libre-change (ou European Free Trade Association)

    EICN : Rseau europen de corgulation de linternet (ou European Internet Coregulation

    Network)

    ENISA : Agence europenne charge de la scurit des rseaux et de linformation (ou European

    Network and Information Security Agency)

  • 15

    EnR : Rseau des agences europennes de lnergie

    EPTA : Rseau europen dvaluation parlementaire de la technologie (ou European

    Parliamentary Technology Assessment)

    ETAG : Groupe europen dvaluation technologique (ou European Technology Assessment

    Group)

    ETH : Dpartement thique, commerce, droits de lhomme et politique de sant (ou Ethics and

    Health Department)

    FAO : Organisation des Nations Unies pour lalimentation et lagriculture (ou Food and

    Agriculture Organization of the United Nations)

    FDI : Forum des droits sur linternet

    FGI : Forum sur la gouvernance de linternet

    G@ID : Alliance mondiale pour les technologies de linformation et de la communication et le

    dveloppement (ou Global Alliance for ICT and Development)

    GBDe : Global Business Dialogue on e-commerce

    GCEB : Groupe de conseillers pour lthique des biotechnologies

    GEE : Groupe europen dthique des sciences et des nouvelles technologies

    GEEAA : Groupe dexperts minents en matire dthique alimentaire et agricole

    GIEC : Groupe dexperts intergouvernemental sur lvolution du climat

    GRE : Groupe des rgulateurs europens pour les rseaux de communication et services

    lectroniques

    GRI : Groupe des rgulateurs indpendants

    GRTKF/IC : Comit intergouvernemental de la proprit intellectuelle relative aux ressources

    gntiques, aux savoirs traditionnels et au folklore (ou Intergovernmental Committee on

    Intellectual Property and Genetic Resources, Traditional Knowledge and Folklore)

    HACA : Haute autorit de la communication audiovisuelle

    HADOPI : Haute autorit pour la diffusion des uvres et la protection des droits sur internet

    HAOGM : Haute autorit sur les organismes gntiquement modifis

    HCB : Haut conseil des biotechnologies

    HCTSIN : Haut Comit pour la transparence et linformation sur la scurit nuclaire

    IACB : Comit inter-institutions sur la biothique (ou Inter-Agency Consultative Board)

    ICGEB : Centre international en gnie gntique et biotechnologique (ou International Centre for

    Genetic Engineering and Biotechnology)

    IDWGB : Groupe de travail interdpartemental sur les biotechnologies (ou Interdepartmental

    Working Group on Biotechnology)

    IFREMER : Institut franais de recherche pour lexploitation de la mer

    INFOSAN : Rseau international des autorits de scurit alimentaire (ou International Food

    Safety Authorities Network)

    INRA : Institut national de la recherche agronomique

    IPSN : Institut de protection et sret nuclaire

    IRSN : Institut de radioprotection de sret nuclaire

    ITPWG : Groupe de travail sur les projets relatifs aux techniques de linformation (ou

    Information Technology Projects Working Group)

    MAPI : Mission interministrielle pour laccs public la micro-informatique, linternet et au

    multimdia

    MEN : Mission pour lconomie numrique

    NEC forum : Forum des Conseils nationaux dthique (ou Forum of National Ethics Councils)

  • LISTE DES ABRVIATIONS

    16

    OCDE : Organisation de coopration et de dveloppement conomique

    OECE : Organisation europenne de coopration conomique

    OHCHR : Haut-Commissariat aux droits de lhomme (ou Office of the High Commissioner for

    Human Rights)

    OIT : Organisation internationale du travail

    OMPI : Organisation mondiale de la proprit intellectuelle

    OMS : Organisation mondiale de la sant

    ONERC : Observatoire national sur les effets du rchauffement climatique

    ONG : Organisation non gouvernementale

    ONU : Organisation des Nations Unies

    OPECST : Office parlementaire dvaluation des choix scientifiques et technologiques

    OPRI : Office de protection contre les rayonnements ionisants

    ORD : Organe de rglement des diffrends

    ORECE : Organe des rgulateurs europens des communications lectroniques

    OSCE : Organisation pour la scurit et la coopration en Europe

    NRAs : Groupe des autorits nationales de rgulation des tlcommunications des pays europens

    SCIT : Comit permanent des techniques de linformation (ou Standing Committee on

    Information Technologies)

    SCSIN : Service central de sret des installations nuclaires

    SDWG : Groupe de travail sur les normes et la documentation (ou Standards and documentations

    Working Group)

    SERG : Groupe dvaluation scientifique et thique (ou Scientific and Ethical Review Group)

    SMSI : Sommet mondial sur la socit de linformation

    STOA : Unit dvaluation des options scientifiques et technologiques (ou Scientific Technology

    Options Assessment)

    UIT : Union internationale des tlcommunications

    UN/CEFACT : Centre pour lamlioration des changes et le commerce lectronique (ou United

    Nations Centre for Trade Facilitation and Electronic Business)

    UNESCO : Organisation des Nations Unies pour lduction, la science et la culture

    UNICT : Groupe dexperts des Nations Unies sur les technologies de linformation et de la

    communication (ou United Nations Information and Communication Technologies Task

    Force)

    WGIG : Groupe de travail sur la gouvernance de linternet (ou Working Group on Internet

    Governance)

  • 19

    INTRODUCTION GNRALE

    Lorsque l'effondrement de l'espce apparatra comme une

    possibilit envisageable, l'urgence n'aura que faire de nos

    processus, lents et complexes, de dlibration. Pris de panique,

    l'Occident transgressera ses valeurs de libert et de justice. Pour

    s'tre heurtes aux limites physiques, les socits seront livres

    la violence des hommes. Nul ne peut contester a priori le risque

    que les dmocraties cdent sous de telles menaces.

    Michel ROCARD, Dominique BOURG, Floran AUGAGNEUR,

    Le genre humain, menac , Le Monde, 3 avril 2011

    Les objectifs, les mthodes et les applications des sciences physiques et des sciences de la

    vie ont connu des volutions telles que les socits contemporaines ont fini par ressentir le

    besoin dexpliciter ce qui, pour la majeure partie des individus, avait pu jusqu prsent se

    passer de ltre. Cest ainsi que les questions de savoir quoi on reconnat un tre humain,

    quelles sont ses prrogatives, dans quelles conditions il peut vivre en socit et surtout

    comment les rponses ces problmes peuvent tre concilies lorsquelles se rvlent

    antinomiques interpellent dsormais un grand nombre de nos concitoyens. En ralit,

    la capacit de la technoscience modifier les conditions dexistence des individus et au-del,

    des socits elles-mmes a cr de manire considrable, avec pour effet inattendu de faire

    disparatre progressivement limage dune Science libratrice derrire celle de nouvelles

    technologies alinantes.

    Mais pourquoi parler de technoscience ? Et cette notion recoupe-t-elle parfaitement

    celle de matire scientifique et technologique , mise en exergue ds le titre du prsent

    travail de recherche ? Rapidement, il nous est apparu que distinguer les notions de science,

    de technique et de technologie ntait pas chose aise, y compris pour les scientifiques,

    les techniciens, les technologues et les historiens. Dans la prface gnrale de lHistoire

    gnrale des techniques, Maurice Daumas considre, par exemple, que le sens que lon

    donne aujourdhui au terme techniques est celui que lon donnait au terme arts au

    XVIIIe sicle. Cela ne lempche pas de prner une limitation de son sens aux activits de

    lhomme qui ont pour objet de recueillir, dadapter et de transformer les matriaux naturels

  • INTRODUCTION GNRALE

    20

    afin damliorer les conditions de son existence 1. Jacques Guillerme plaide, quant lui,

    pour lemploi du terme technologie dans son sens pur soit thorie gnralise

    des techniques et dnonce la substitution courante des termes technique et

    technologie , dont il rappelle quelle est le rsultat dun anglicisme dj point du doigt

    par le Comit dtudes des termes techniques franais2. lentre Sciences et techniques

    du Trsor, on trouve encore que sciences et techniques doivent tre distingues tout

    en ayant conscience quelles sont en interaction parfois trs troite, tandis que par

    technologies on peut entendre tout la fois les techniques dans lesquelles sont

    incorpores beaucoup de sciences , les procds industriels particuliers de production

    ou tout simplement les techniques3. Les dictionnaires de la langue franaise eux-mmes ne

    masquent pas les ambiguts4. Finalement, le terme technologique a t retenu pour le

    titre de cette thse dans la mesure o ce sont les techniques rcemment dveloppes au

    moyen de certaines avances scientifiques significatives qui ont t lorigine des difficults

    juridiques dont il sera rendu compte ici. Nanmoins, il est galement possible de faire tat de

    limbrication non systmatique mais parfois trs pousse des sciences et des techniques5

    en recourant un nologisme de plus en plus frquemment employ dans la littrature

    spcialise6 jusqu faire son entre dans les dictionnaires : la technoscience . Pour Edgar

    Morin, la relation science/technique est devenue si indissociable que lexpression

    "technoscience" sest impose . Cest que, comme le rappelle cet auteur, un processus

    sest mis en marche o la manipulation technique est de plus en plus au service de la

    science, mais o, aussi, la science est de plus en plus au service de la manipulation

    1 DAUMAS (M.), dir., Histoire gnrale des techniques. Les origines de la civilisation technique (tome 1), PUF,

    1962, p. XIV. 2 Encyclopdia Universalis, corpus 22, 2002, p. 217-219.

    3 SERRES (M.), FAROUKI (N.), dir., Le Trsor. Dictionnaire des Sciences, ouvrage publi avec le concours de la

    Fondation des Treilles, Flammarion, 1997, p. 870-872. 4 Le Petit Larousse 2010 distingue ainsi pas moins de cinq acceptions du terme technologie : 1. tude des

    outils, des machines, des techniques utiliss dans lindustrie. 2. Ensemble de savoirs et de pratiques, fond sur

    des principes scientifiques, dans un domaine technique. 3. Thorie gnrale des techniques. 4. (Souvent abusif)

    Technique. 5. Nouvelles technologies, technologie(s) avance(s), haute technologie, ou technologie de pointe :

    moyens matriels et organisations structurelles qui mettent en uvre les dcouvertes et les applications

    scientifiques les plus rcentes . 5 Dominique BOURG remarque que si science et technique apparaissaient aux Anciens comme spares

    la science grecque n[ayant dailleurs] impuls aucun essor technique pour les Modernes la science

    nouvelle a demble permis damliorer danciennes techniques et den inventer de nouvelles

    ( Technique , in LECOURT (D.), Dictionnaire dhistoire et philosophie des sciences, PUF, 4e dition revue et

    augmente, 2006, p. 1065-1066). 6 Gilbert HOTTOIS rappelle que [c]est au cours des annes soixante-dix que le terme "technoscience" est

    forg et ajoute que cest [] partir des annes quatre-vingt-dix [que] son usage se [fit] courant chez les

    juristes comme chez les historiens des sciences et les scientifiques ( Technoscience , in HOTTOIS (G.),

    MISSA (J.-N.), Nouvelle encyclopdie de biothique. Mdecine. Environnement. Biotechnologie, Bruxelles :

    De Boeck Universit, cop. 2001, p. 770). Voir, par exemple, SUPIOT (A.), Homo juridicus. Essai sur la

    fonction anthropologique du droit, coll. La Couleur des ides, d. du Seuil, 2005, p. 68.

  • 21

    technique , de sorte que le dveloppement de la connaissance pour la connaissance qui

    est proprement scientifique est dsormais insparable du dveloppement de matrise qui est

    proprement technique 7.

    Dans tous les cas, les puissants se sont de longue date intresss au dveloppement

    scientifique et technologique, dabord dans le but de conqurir ou de dfendre des territoires

    par la force. Dailleurs, ils nont eu de cesse dencourager et mme sans doute dorienter en

    ce sens les travaux de nombre de chercheurs et dinventeurs. La Seconde Guerre mondiale a

    toutefois eu pour effet dinflchir cette position, en rvlant de manire vidente

    lambivalence de ce quil tait convenu dappeler le Progrs . Vingt-cinq ans plus tard,

    citoyens et dcideurs publics taient convaincus de lurgence dun encadrement du

    dveloppement de la technoscience. Et quoique cette dfiance ne concernt au dpart quun

    nombre restreint de champs dinvestigation scientifique et technique, elle na depuis cess

    de se renforcer. Dans ces conditions, le fait que certains doutent encore que lon puisse

    rellement choisir le dveloppement scientifique et technologique nempche pas que cest

    bien la ralisation de cet objectif que le droit est dsormais rput concourir, tel un ultime

    rempart contre les drives que constituent certaines recherches ou certaines pratiques.

    Reste savoir si le droit a rempli son office, ou du moins celui qui lui a t prt. De fait,

    on a assist une prolifration des instruments juridiques visant plus ou moins explicitement

    rguler le dveloppement scientifique et technologique, outre la multiplication des recours

    forms devant les diffrentes juridictions franaises, notamment en vue dobtenir rparation

    pour les dommages rsultant de la mise en uvre de nouvelles techniques. Mais daucuns

    ny voient point ou que peu de droit. Pis, ce dernier sy abmerait. Pourtant, un certain

    renouveau de la thorie du droit est dsormais suffisamment accept dans la doctrine pour

    que soit permise une autre comprhension des politiques publiques pertinentes, engages il y

    a un peu plus de quarante ans par ltat franais, lUnion europenne et un certain nombre

    dorganisations internationales. Plutt que de soutenir la thse de la lente agonie du droit,

    nous y trouvons lindice dune vigueur accrue de ce dernier, au sens commun comme au

    sens juridique. Toutefois, il faudra pour cela admettre vraisemblablement que llaboration

    de la norme juridique a connu, en matire scientifique et technologique du moins,

    dimportantes inflexions dans ses modalits, qui lont loigne considrablement des

    discours sur lart de lgifrer qui ont domin le XIXe et le XX

    e sicle.

    7 MORIN (E.), La mthode 6. thique, d. du Seuil, DL 2004, p. 73-74.

  • INTRODUCTION GNRALE

    22

    Lvolution des rapports entre science, technique et droit

    La science antique : une activit purement prive

    Il est habituellement admis que la science sest constitue comme activit cognitive

    autonome (i.e. formant son propre systme de connaissances) avec les travaux

    mathmatiques de grandes figures de la Grce antique, tels que les lments de gomtrie

    dEuclide (IIIe sicle avant J.-C.)

    8. cette poque, la science se distingue dautres modes

    dacquisition des connaissances en semployant dmontrer, prfrentiellement par la

    thorie, quil existe dans la nature des relations qui peuvent tre tablies entre certaines

    causes et certains effets. Dans le mme temps, les diffrentes formes dartisanat qui

    reposent en partie sur des savoirs techniques ont continu de se dvelopper, quils aient eu

    pour but la fabrication dobjets (artisanat proprement dit) ou la recherche de rgles rgissant

    le comportement des hommes en socit (morale et politique). Mais les dcouvertes

    scientifiques ne leur taient encore quasiment daucune utilit9.

    Finalement, il nest pas tonnant que pendant lAntiquit le politique nait ni encourag,

    ni brid la science ou la technique. Pour autant, il serait faux de soutenir que la puissance

    publique nen tirait pas profit. En effet, la seconde favorisait le commerce, tandis que la

    premire pouvait savrer utile en temps de paix et surtout en temps de guerre10

    .

    La science mdivale : une science contrainte servir la foi

    Cest le clerg des diffrentes religions rvles qui, une fois son emprise sur les

    civilisations europenne et arabo-musulmane assure (IVeXV

    e sicle de notre re), a peru

    le premier le danger que la science pouvait reprsenter pour sa lgitimit. Le dogme, sur le

    fondement duquel repose celle-ci, proscrit en effet le doute scientifique, du moins lorsquil

    conduit dlivrer des enseignements susceptibles dentrer en contradiction avec ceux

    professs par le clerg. Cette incompatibilit forte entre le dogme et la science devait

    rapidement se rsorber au moyen dune transformation radicale des conditions du

    dveloppement scientifique : la science venait de trouver son censeur, absolu et brutal.

    Le traumatisme ainsi provoqu dans la conscience collective des scientifiques sest

    8 DUCAT (P.), MONTENOT (J.), dir., Philosophie. Le manuel, Ellipses, 2004, p. 723-724.

    9 Ibidem.

    10 Archimde put ainsi, en croire la lgende, aider Hiron II, roi de Syracuse, dterminer si la couronne

    quil avait fait fabriquer tait bien compose exclusivement dor ( partir de la formule selon laquelle

    tout corps plong dans un fluide subit une pousse verticale, dirige de bas en haut, gale au poids du fluide

    dplac ) et plus tard organiser la dfense de la ville, assige par les Romains pendant la seconde guerre

    punique (215 av. J.-C.), en sappuyant sur diffrentes machines de guerre de son invention.

  • 23

    dailleurs rvl si profond quil continue dalimenter la vulgate libertaire entretenue par une

    partie de la communaut scientifique au XXIe sicle.

    Une analyse plus fine de la tutelle exerce par le clerg sur le dveloppement scientifique

    fait toutefois apparatre que les hommes de foi montraient des sentiments ambigus lgard

    des hommes de science : si les recherches de ces derniers risquaient de les loigner de Dieu,

    leurs dcouvertes pouvaient galement contribuer renforcer Sa grandeur en tant que

    Crateur de lordre naturel. En dfinitive, les savoirs scientifiques ont t subordonns au

    salut religieux11

    et non pas totalement rduits au silence. Le contrle de la science

    (comme de la philosophie) sest ainsi opr par la mise en place dun carcan constitu des

    connaissances tires des critures par le clerg et transmises par lintermdiaire des

    institutions religieuses mais aussi des institutions politiques12

    . Les msaventures de

    Copernic et de Galile sont l pour en attester.

    En revanche, les hommes du Moyen ge prolongrent les pratiques de lAntiquit tardive

    sur un point : ils distinguaient la technologie (les arts mcaniques ) de la science

    ( les arts libraux ). Dailleurs, certains auteurs nhsitent pas soutenir que les progrs

    techniques importants du Moyen ge (multiplication des moulins, mcanique horlogre,

    harnachement des chevaux) ne doivent rien ou presque au savoir thorique 13

    .

    Ajoutons que le clerg ne considrait pas que le dveloppement technologique constitut une

    menace pour le dogme. En effet, quoique les progrs technologiques fussent dterminants

    quant lamlioration des conditions de subsistance des populations, cette matrise accrue

    de lhomme sur la nature ntait pas perue comme traduisant la volont des hommes de se

    hisser la hauteur de Dieu, mais plutt comme attestant dune plus grande aptitude de

    lhomme recevoir le cadeau de Dieu.

    La science classique : une science utilitariste

    Lge classique (XVIIe-XVIII

    e sicle) correspond la survenance dune grande

    transformation. En effet, devenue disparate, la figure du savant se retrouve non seulement

    chez des clercs, mais aussi dsormais chez des bourgeois et des gentilshommes, dont le

    dessein est dallier la technique la science de sorte de rendre lhomme comme matre et

    possesseur de la nature (Descartes, Discours de la mthode, VIe partie). En dautres

    termes, le dveloppement de la science est dsormais envisag comme le moyen dun

    dveloppement technologique propre amliorer les conditions de vie de ltre humain.

    11

    DUCAT (P.), MONTENOT (J.), dir., op. cit., p. 725. 12

    Idem, p. 726. 13

    Ibid.

  • INTRODUCTION GNRALE

    24

    Que lon songe lapparition de limprimerie, au dveloppement des activits marchandes et

    lessor du capitalisme au XVIe sicle, censs rpondre aux besoins matriels et pratiques de

    la socit14

    . Cela dit, cette poque, les scientifiques imaginent que le dveloppement de la

    science est une entreprise qui connatra un terme. Autrement dit, la ralit est alors perue

    comme pouvant tre ramene un ensemble fini de lois quil conviendrait de prsenter de

    manire ordonne et rationnelle15

    .

    Quoi quil en soit, il est possible de faire remonter au XVIIIe sicle les prmices dune

    politique scientifique et technologique en France16

    . Ce rapprochement de la sphre politique

    et des sphres scientifique et technologique a rpondu la ncessit pour ltat

    monarchique, sorti trs affaibli de diffrents checs internationaux et conomiques et tentant

    de se muer en un tat-providence, de lgitimer un interventionnisme indit, notamment dans

    lindustrie, lagriculture et le commerce. Cette fois, la science allait tre infode au pouvoir

    politique du moins en apparence via son incorporation dans la bureaucratie royale,

    transforme progressivement en technocratie17

    . Lencyclopdisme passe alors au second

    plan.

    Cependant, ce fut aussi le moyen pour la communaut scientifique de se constituer en une

    communaut sociale spcifique rgule de manire relativement autonome vis--vis du

    pouvoir central18

    . En effet, bnficiant dune sorte de dlgation implicite, les influentes

    acadmies parisiennes prirent soin de rglementer trs minutieusement les activits de la

    recherche scientifique. cette poque l, si la recherche scientifique et technologique

    n[tait] lgitime que pour et par lutilit publique, travers un discours de lintrt

    gnral 19

    , la science tait considre, de toute faon, comme ne pouvant mal faire.

    Elle faisait mme figure de modle pour les pouvoirs publics, qui cherchaient transposer

    au dbat politique la rationalit (suppose) savante de lorganisation de la communaut

    scientifique par les acadmies20

    . Luniversalisme de la science permit mme denvisager le

    projet dune unification morale, politique et spirituelle de lhumanit 21

    . Pour les

    diffrents thoriciens du Progrs qui se succdrent partir du XVIIe sicle, la science est la

    14

    Id., p. 727. 15

    Id., p. 729. 16

    ROUBAN (L.), Ltat et la science. La politique publique de la science et de la technologie, prface de

    Jean-Louis Quermonne, Paris : d. du CNRS, impr. 1988. 17

    Ce qui traduit le phnomne dinternalisation massive de lexpertise au sein de la bureaucratie. Sur ce point,

    voir notamment ROUBAN (L.), ibid. 18

    Ibid. 19

    Ibid. 20

    Ibid. 21

    TAGUIEFF (P.-A.), Le sens du progrs. Une approche historique et philosophique, Flammarion, impr. 2004,

    p. 54.

  • 25

    seule forme de pense capable elle-mme de progrs et constitue donc le rel moteur du

    Progrs, de sorte que les maux qui accablent lhumanit toute entire disparatraient

    mesure que la science se perfectionnerait22

    .

    Apoge et dclin de lidologie du progrs

    Sagissant, enfin, de la science contemporaine (XIXe-XXI

    e sicle), il a dj t vu quelle

    se caractrisait dabord par son imbrication systmatique avec la technologie. En ralit,

    celle-ci se situe dsormais tant en amont quen aval de celle-l. En amont, elle permet

    notamment de repousser les limites de lobservable, voire de loprable. En aval,

    le financement de plus en plus large de la recherche scientifique par le secteur marchand

    induit pour les chercheurs ainsi financs des obligations en termes dapplications

    technologiques de leurs dcouvertes scientifiques, ce qui a videmment pour effet dorienter

    significativement le sens du dveloppement scientifique. En dfinitive, la science et aux

    technologies se serait substitue la technoscience.

    Mais la science contemporaine rompt plus srement encore avec la science classique dans

    la mesure o les scientifiques ont non seulement pris conscience que leurs objets de

    recherche taient plus construits que donns mais ont galement renonc lidal de

    fermeture (ou de compltude) que poursuivait la science classique. Finalement, [la science

    contemporaine] cherche tablir des rapports ncessaires et universels (des lois) entre les

    phnomnes afin de pouvoir en prdire lvolution dans un systme dfini 23

    . Il en a rsult

    une spcialisation trs pousse de lactivit scientifique, menant en dfinitive son

    clatement en de nombreuses disciplines. Ctait renoncer la possibilit dune

    apprhension globale de la recherche scientifique.

    Sans doute les avances de la science contemporaine ont pu sembler formidables, tant par

    leur rythme que par leur nature. Cependant, les espoirs placs par les uns dans cette

    technoscience de tous les possibles ont alors cr au point de susciter une inquitude

    inattendue pour les autres ; une inquitude en lien avec la question de savoir ce quil restait

    finalement de la condition humaine24

    . Ce dont on ne prit ainsi conscience quassez tard,

    22

    Ibid. 23

    DUCAT (P.), MONTENOT (J.), dir., op. cit., p. 729. rapprocher des propos tenus par Jacques ELLUL :

    la science est devenue moyen de la technique (La Technique ou lEnjeu du sicle, Armand Colin, 1954),

    ou encore la technique est en amont et en aval de la science, mais en plus elle est au cur mme de la

    science, celle-ci se projette et sabsorbe dans la technique et la technique se formule dans la thorie

    scientifique (Le Systme technicien, Calman-Lvy,1977). 24

    Comme le rappelle Philippe RAYNAUD, [ds] la fin du XXe sicle, Lucien Sfez (La Sant parfaite. Critique

    dune nouvelle utopie, Paris, Le Seuil, 1995) voyait se profiler une recomposition idologique globale du

    savoir et du pouvoir autour des modles issus de la biologie et linformatique ; recomposition qui ouvrait la

  • INTRODUCTION GNRALE

    26

    cest que les angoisses ancestrales touchant lidentit, la servitude, la douleur, la

    maladie et la mort navaient ni disparu, ni mme recul. Elles avaient seulement pu tre

    refoules par lenthousiasme scientiste et venaient de reparatre sous de nouvelles formes,

    certains gards plus terrifiantes quauparavant. Lorsque certaines franges de la population

    ont pris conscience du fait que la technoscience ne se contentait pas de modifier les

    conditions de vie des tres humains dans leur environnement, mais induisait des

    modifications profondes et durables de toute la biosphre, les dcideurs publics ont

    commenc admettre que la lgitimit du dveloppement scientifique et technologique

    faisait dsormais dbat. Les citoyens et les intellectuels furent de plus en plus nombreux

    adhrer aux thses anti-progressistes de la premire heure25

    . Habermas lui-mme,

    effray par sa perception dun futur eugnique aurait inflchi dans lun de ses derniers

    livres26

    son approche pluraliste procdurale en faveur dune morale substantielle pour

    lespce humaine 27

    . Dans le mme temps, on sest aperu quaux liberts nouvelles

    procures par la matrise croissante de lhomme sur le temps, lespace et la matire

    correspondaient de nouvelles alinations (essentiellement travers la surveillance globale et

    la perte de lintime) et de nouveaux comportements dviants. Des comportements

    susceptibles, dailleurs, de provoquer des dommages dune gravit indite, tant en raison de

    leur nature quen raison de leur chelle spatiale et temporelle (cybercriminalit, armes de

    destruction massive, etc.) et que lautorgulation par les professionnels des secteurs

    concerns se rvlait manifestement incapable de matriser de manire satisfaisante. partir

    des annes 1960, alors quil tait devenu vident que la technoscience pouvait servir tout

    perspective dune nouvelle utopie dont lobjet ne serait plus seulement le changement de la socit, mais une

    transformation profonde de la nature humaine ( Hygine, eugnisme et dmocratie , in GRAS (A.),

    MUSSO (P.), dir., Politique, Communication et Technologies. Mlanges en hommage Lucien Sfez, PUF,

    impr. 2006, p. 333). Plus rcemment, Pierre DOUZOU, Gilbert DURAND, Grard SICLET ont pu soutenir que

    les biotechnologies font partie de ces "technologies du futur" qui, telles que la micro-informatique et la

    robotique, pourraient transformer terme la vie des individus et le profil de leurs socits

    (Les biotechnologies, Que sais-je ?, PUF, 2000, 4e d., p. 3 et 89-90). Dans le mme sens, voir galement

    DELMAS-MARTY (M.), Le relatif et luniversel. Les forces imaginantes du droit (I), d. du Seuil, DL 2004,

    p. 75-95 et VIVANT (M.), La brevetabilit du vivant , in MARTINEZ (E.), TERRIER (E.), dir., Dix ans de lois

    de biothique en France, actes du colloque organis par le Centre hospitalier de Bziers et le Centre europen

    dtudes et de recherche Droit et sant de la Facult de droit de Montpellier, Srignan, 15 avril 2005,

    Les tudes hospitalires, Revue gnrale de droit mdical, numro spcial, 2006, p. 222. 25

    Celles-ci relevaient ds le XVIIIe sicle que si le psychisme et les pratiques culturelles des groupes humains

    nont de cesse dvoluer, cette volution ne saurait absorber au fur et mesure celle de la technoscience,

    dont le rythme suit (ou, tout le moins, a suivi) une courbe quasi-exponentielle (TAGUIEFF (P.-A.), op. cit.). 26

    HABERMAS (J.), Lavenir de la nature humaine : vers un eugnisme libral ?, traduit par

    Christian Bouchindhomme, Gallimard, 2002. 27

    HOTTOIS (G.), Une dclaration quilibre , in BYK (C.), dir., Biothique et droit international. Autour de

    la dclaration universelle sur la biothique et les droits de lhomme, colloque tenu l'Institut Curie, Paris,

    25-26 fvrier 2005 et organis par l'Association internationale Droit, thique et science avec la collaboration de

    la Commission nationale franaise pour l'UNESCO, coll. Colloques & dbats, Litec, impr. 2007, p. 37.

  • 27

    aussi bien les causes les plus nobles que les plus abjectes, les premiers doutes, les premires

    hsitations se firent finalement jour dans le discours de certains scientifiques.

    Relativement rcent, le dveloppement massif de cette mfiance lgard du

    dveloppement scientifique et technologique participe en ralit dun sentiment contrast.

    En effet, la foi dans le Progrs na pas compltement disparu : le dveloppement scientifique

    et technologique est dsormais peru comme un phnomne ambivalent, qui, comme tel,

    doit ncessairement tre encadr. Simplement, pour quun cadre normatif puisse tre pos,

    il faut ncessairement que le psychique-culturel et le technico-scientifico-industriel soient

    remis en correspondance 28

    ; ce qui constitue un vritable dfi. Restait dterminer qui il

    incomberait de le relever. La difficult rsidait ici essentiellement dans la recherche dune

    institution jouissant dune autorit suffisante pour parvenir encadrer un phnomne qui,

    alors mme quil ntait pas aussi irrsistible quaujourdhui, avait dj russi se dfaire de

    son premier censeur. Plus ouverts au dialogue que ne ltait lglise et plus lgitimes que les

    instances professionnelles dautorgulation car placs sous lautorit directe de

    personnalits lues au suffrage universel les pouvoirs publics nont pu chapper leurs

    responsabilits. Nanmoins, les bases de lidologie du Progrs ayant t irrmdiablement

    atteintes par la reconnaissance de lambivalence de la technoscience, lorganisation et le

    fonctionnement de ltat-providence ne pouvaient eux-mmes qutre fortement branls.

    La difficult pour le droit saisir la technoscience

    La qute dun droit lgifr

    Nombreux sont ceux qui attendent dsormais que ltat encadre le dveloppement

    scientifique et technologique, cest--dire que, dune part, il lencourage dans les voies

    propres soulager lexistence humaine et que, dautre part, il le bride dans les voies

    susceptibles de porter atteinte celle-ci29

    . Au premier abord, lintensit de cette demande

    peut surprendre ; il sagit, en effet, dun vritable retournement de situation. Il nen reste pas

    moins que ses causes sont dsormais parfaitement connues : les citoyens, dont les attentes

    lgard du dveloppement scientifique et technologique se sont complexifies, ne sont plus

    28

    Ibid. 29

    Que cette demande mane des professionnels concerns (comme ce fut le cas pour la mise sur agenda des

    lois biothiques de 1994) ou bien de groupements de citoyens (particulirement dans le domaine de la

    protection de lenvironnement).

  • INTRODUCTION GNRALE

    28

    convaincus de la lgitimit comme de lefficacit de lautorgulation assure par les milieux

    professionnels concerns30

    .

    Une analyse plus fine de ce processus dimplication de ltat permet den distinguer

    diffrentes phases. En premier lieu, les citoyens ont littralement contraint ltat prendre

    position ; il a suffi pour cela quils sadressent au juge31

    . Cest que cette nouvelle dfiance

    des citoyens lgard de la science sest traduite par des griefs souvent trs concrets de

    vritables dommages conduisant dailleurs une explosion du contentieux de la

    responsabilit civile, administrative et mme pnale. Le juge international na videmment

    pas jou le mme rle que le juge national, dans la mesure o les personnes prives sont

    demeures trs longtemps sans pouvoir saisir les juridictions internationales, tandis que les

    juridictions nationales ont fini par se charger de faire appliquer le droit international

    (ventuellement plus protecteur que le droit national)32

    . Dans tous les cas, une fois les

    premires condamnations prononces, les professionnels des secteurs concerns ainsi quune

    partie de la doctrine juridique se sont mus de ce quen raison de lindtermination excessive

    de notre systme juridique en la matire, ces jugements dont la svrit a souvent surpris

    constituaient des manifestations intolrables du gouvernement des juges33

    . Un appel appuy

    en direction du lgislateur (lato sensu) tait ainsi lanc. Sil est intressant de noter que cet

    appel a dabord t le fait de la communaut scientifique et du secteur industriel, il lest

    galement de remarquer que leurs motivations ntaient pas absolument identiques :

    tous partageaient le besoin de voir rtablie la scurit juridique de sorte de pouvoir se livrer

    de nouveau un exercice serein de leur profession, mais les scientifiques taient plus

    proccups par la remise en cause morale de leurs activits tandis que les industriels

    tentaient plutt de se prmunir contre les actions matrielles souvent violentes et trs

    30

    Dans Le rve biotechnologique (coll. Que sais-je ?, PUF, impr. 2001, p. 7-8, 10-11 et 108-109), Lucien SFEZ

    doute pourtant de la perte dinfluence des scientifiques. Il soutient en effet que le postmodernisme quil

    dfinit comme la revendication dune libert anarchique , associant, juxtaposant mais nexcluant ni ne

    hirarchisant les diffrentes couches dhistoire et de culture serait sur le point de succomber en raison de

    son principal cueil : son impossibilit dfinir l Histoire . Or, il sagit selon lauteur dune condition

    essentielle pour rpondre au besoin d identit des hommes. Une remise en ordre du monde par les

    scientifiques, prenant appui sur les acquis des sciences de linformation et de la communication,

    de lcologie et de la gntique et se [traduisant] en mdecine prdictive totalisante, [prtendant] nous

    entraner dans un vaste rcit des origines et projeter sur le futur ce quil faut bien appeler une utopie serait

    ds lors en train de se substituer au mouvement postmoderniste. Lauteur dsigne cette nouvelle utopie comme

    tant celle de la sant parfaite, cest--dire dun corps artificiellement dbarrass de ses mauvais gnes,

    vivant sur une plante aux quilibres parfaitement contrls, corps immortel, ou tout au moins vivant trs

    vieux en pleine sant . 31

    Larticle 4 du Code civil nonce, en effet, que le juge qui refusera de juger, sous prtexte du silence,

    de lobscurit ou de linsuffisance de la loi, pourra tre poursuivi comme coupable de dni de justice . 32

    Comme le rappelle Mireille DELMAS-MARTY (op. cit., p. 191-195). 33

    Cette affirmation sinscrit dans la droite ligne de la thorie classique de ltat et du droit, o le juge nest

    habilit qu tre la bouche de la loi, ce qui signifie que son influence sur le sens de la rgle de droit doit tre

    nulle.

  • 29

    dommageables sur le plan conomique de citoyens en colre34

    . De fait, les autorits

    juridiquement comptentes ragirent rapidement en semployant riger un corpus de rgles

    nationales spcifiques aux questions poses par le dveloppement de la technoscience.

    Ce fut le second temps de lintervention de ltat. Ctait en ralit prendre conscience du

    fait que lconomie dun dbat dmocratique devenait risque sur le plan politique, tant la

    paix sociale semblait menace par les enjeux thiques, conomiques et sociaux ainsi

    soulevs. Et pour preuve de son aptitude organiser ce dbat de manire fructueuse,

    la puissance publique se devait de lgifrer. Dailleurs, la dimension symbolique de la loi a

    t trs vite considre comme essentielle pour parvenir rtablir lordre public, pourvu

    quelle soit adopte dune manire qui satisfasse lensemble des protagonistes. Dornavant,

    en France, les trois pouvoirs participeraient la rgulation juridique des pratiques lies au

    dveloppement scientifique et technologique.

    La mobilisation du lgislateur acquise, les difficults ne faisaient toutefois que

    commencer. Si ltat apparat ici comme le dernier garant possible de la paix sociale,

    lon peut douter srieusement, dans le mme temps, quil parvienne remplir ce rle.

    Aprs avoir fait un tour dhorizon des tentatives franaises, europennes et internationales

    dencadrement juridique du dveloppement de linternet, Mireille Delmas-Marty rsume par

    exemple les difficults propres lencadrement juridique de lutilisation de ce mdia de la

    faon suivante :

    [L]avnement dun espace virtuel, en offrant des possibilits dinterconnexions

    quasi infinies, selon un rythme acclr par les vitesses de traitement de linformation,

    est une remise en cause de la rgle de droit, qui suppose un cadre spatio-temporel

    dlimit et stable. () Au-del de ces trois caractres (international, dcentralis et

    htrogne), qui se retrouvent en bien dautres domaines, lantagonisme [entre

    linternet et le droit] tient sans doute plus profondment une qualit, propre

    lespace virtuel mais contraire aux conditions dexistence mmes du droit, quon peut

    nommer lubiquit. Impossible localiser, car il se trouve partout la fois, lInternet,

    qui chapperait ainsi la rgulation tatique moins pour des raisons idologiques que

    par la force des choses, serait par sa nature mme vou lautorgulation. Dautant

    que lubiquit est aussi un redoutable obstacle la rpartition des comptences entre

    les diffrents systmes de droit simultanment applicables, tant elle multiplie les conflits

    potentiels de juridictions. 35

    34

    ZMOR (P.), Pour un meilleur dbat public, coll. La Bibliothque du citoyen, Paris : Presses de Sciences Po,

    2003. 35

    DELMAS-MARTY (M.), op. cit., p. 331-351. David R. JOHNSON et David G. POST vont, quant eux, jusqu

    nier que les tats soient un jour capables dencadrer juridiquement le dveloppement dinternet ( Law And

    Borders The Rise of Law in Cyberspace , Stanford Law Review, no 48, 1996 ; disponible sur :

    http://cyber.law.harvard.edu/is02/readings/johnson-post.html [consult le 28 mars 2011]).

    http://cyber.law.harvard.edu/is02/readings/johnson-post.html

  • INTRODUCTION GNRALE

    30

    Plus largement, on pressent que la question de savoir si ltat est en mesure dencadrer le

    dveloppement scientifique et technologique de manire suffisamment satisfaisante pour

    lensemble du corps social ne saurait, sen tenir ce quon pourrait appeler la thorie

    classique de ltat et du droit36

    , recevoir quune rponse ngative. Aussi nest-il pas

    tonnant quune partie de la doctrine se soit dans un premier temps farouchement oppose

    toute intervention du lgislateur, notamment dans le domaine de la biothique.

    Des institutions disqualifies

    Aprs la mutation de ltat monarchique en tat-providence rpublicain, tous les rgimes

    politiques qui se sont succd en France ont repos sur une organisation du dbat

    dmocratique et plus largement du processus dlaboration des dcisions publiques qui se

    voulait rationnelle. Cela dit, il existe bien des faons de comprendre quoi tient

    concrtement cette rationalit. On a ainsi longtemps cru pouvoir ramener les phnomnes

    conomiques et sociaux des discours parfaitement explicatifs, linstar de ceux qui

    portaient sur des phnomnes naturels (ou scientifiques). En fonction de lissue du dbat

    politique concernant les finalits de laction publique dans un domaine donn, il tait ds

    lors possible de dterminer mcaniquement les moyens datteindre les rsultats souhaits.

    Trs tt, on a ainsi assist la constitution de corps administratifs techniques composs

    dagents publics affects dans les diffrents services associs aux processus dcisionnels

    tatiques37

    de sorte dassurer ce travail danalyse systmatique des faits et ensuite de

    traduction des objectifs dtermins par le politique en mesures concrtes dapplication.

    Et pour les matires o cette expertise interne ne semblait pas suffire, il demeurait toujours

    36

    Conformment la doctrine dominante depuis le XVIIIe sicle, le droit y serait conu schmatiquement

    comme lensemble des commandements figurant dans les lois de ltat et dont lexcution est assure par la

    possibilit pour ce dernier de pouvoir recourir la contrainte (lgitime). Il se caractriserait par sa stabilit,

    sa gnralit et son effectivit. 37

    Sur la notion de processus normatif, voir LENOIR (N.), MATHIEU (B.) et MAUS (D.), dir., Constitution et

    thique biomdicale : France, tats-Unis, Espagne, Grande-Bretagne, Canada, Allemagne, Suisse, Pologne,

    Cour de justice des Communauts europennes, Cour europenne des droits de l'homme, UNESCO, actes du

    colloque international tenu au Palais du Luxembourg (Paris, Snat), les 6 et 7 fvrier 1997 et organis par

    l'Association franaise des constitutionnalistes, le Centre de recherche de droit constitutionnel de

    l'Universit Paris I et le Groupe d'tudes constitutionnelles appliques et compares de l'Universit de

    Bourgogne, coll. Les Cahiers constitutionnels de Paris I, La documentation franaise, 1998 ; CHEVALLIER (J.),

    La rationalisation de la production juridique , in MORAND (C.-A.), dir., Ltat propulsif. Contribution

    ltude des instruments daction de ltat, Publisud, 1991, p. 11-46. Finalement, la notion de processus

    juridique est une sous-espce de la notion de processus, que Le Petit Larousse 2010 dfinit de la faon

    suivante : 1. Enchanement ordonn de faits ou de phnomnes, rpondant un certain schma et

    aboutissant un rsultat dtermin ; marche, dveloppement. 2. Suite continue doprations constituant la

    manire de fabriquer, de faire qqch ; procd technique. Processus de fabrication.

  • 31

    possible de recourir des experts extrieurs ladministration38

    , comme lavait prn

    Michel Crozier39

    dans les annes 1960.

    En vrit, cette faon de procder pouvait sembler parfaitement approprie au domaine

    qui nous intresse ici, dans la mesure o les questions quil pose aux autorits juridiquement

    comptentes font appel des raisonnements scientifiques ou concernent des procds

    technologiques dont la connaissance et la comprhension semblent rserves une lite

    scientifique. Dailleurs, bien que les services administratifs comptent des agents publics

    capables, le plus souvent, de fournir une information et une analyse de qualit dans les

    domaines scientifique et technologique40

    , lurgence de certaines dcisions publiques

    combine lincertitude politique ou scientifique entourant certaines questions ont eu pour

    effet daccrotre considrablement la demande lgard des experts extrieurs

    ladministration41

    . Dabord informel, officieux et donc particulirement discret, le recours

    toujours plus frquent ces experts dans le cadre des processus dcisionnels publics a t

    parfois institutionnalis. Surtout, il a fini par tre largement rendu public. Mais loin de

    satisfaire les citoyens, cet effort de transparence a conduit cristalliser de vives critiques

    lendroit des autorits juridiquement comptentes. De nombreux auteurs se sont en effet

    employs rvler les diffrents avantages plus ou moins inavouables que ces dernires

    pouvaient tirer de ce type dorganisation du travail lgislatif (ou rglementaire). Ont ainsi t

    mises en exergue des stratgies politiques visant temporiser en attendant une conjoncture

    politique plus favorable, contourner les questions politiques en les rduisant de manire

    excessive de simples questions techniques, chercher une lgitimit de substitution

    vis--vis dune lgitimit dmocratique dfaillante, attribuer la responsabilit dun choix

    des acteurs politiquement irresponsables ou encore accrotre, au-del de ce que lexercice

    normal de leur comptence leur permet, lemprise exerce par certains organes du pouvoir

    sur les processus dcisionnels42

    . Puis ce fut au tour des experts dtre stigmatiss,

    tandis quil apparaissait de plus en plus clairement que lexpert tait non seulement un

    38

    Sauf indication contraire, le vocable administration sera employ dans le prsent travail de recherche

    dans son sens organique. 39

    CROZIER (M.), tat modeste, tat moderne : stratgies pour un autre changement, Fayard, 1re

    d. 1987,

    3e d. revue et augmente, 1997.

    40 LASCOUMES (P.), Les savoirs au service des pouvoirs. Naissance de lexpertise comme aide la dcision

    publique , in LASCOUMES (P.), dir., Expertise et action publique , Problmes politiques et sociaux. Articles

    et documents dactualit mondiale, no 912, La documentation franaise, impr. 2005, p. 15.

    41 DUMOULIN (L.), LA BRANCHE (S.), ROBERT (C.), WARIN (P.), dir., Le recours aux experts. Raisons et

    usages politiques, coll. Symposium , Presses universitaires de Grenoble, DL 2005, p. 39. 42

    Id., p. 40-41. Sur le cas particulier de la Commission europenne, voir ROBERT (C.), Les incertitudes

    politiques sont-elles solubles dans lexpertise ? , in DUMOULIN (L.), LA BRANCHE (S.), ROBERT (C.),

    WARIN (P.), dir., id., p. 104.

  • INTRODUCTION GNRALE

    32

    sachant mais aussi un acteur politique part entire43

    . En dautres termes, si les politiques

    instrumentalisent les experts, ceux-ci sont susceptibles de faire de mme avec ceux-l,

    dans la mesure o leurs propres intrts dans les processus dcisionnels ne sont jamais

    nuls44

    . Lidal de lhomme de science indpendant et objectif a fait long feu, laissant place

    lide selon laquelle les raisonnements scientifiques ne sont pas exempts de jugements de

    valeur, qui agissent en secret, tels des "passagers clandestins" 45

    . Or, on constate

    aujourdhui que cette relativisation de lexpertise scientifique a t particulirement forte

    concernant les processus dcisionnels publics visant encadrer le dveloppement de la

    technoscience. Il est en effet apparu que les experts scientifiques, manifestement en

    dsaccord sur les finalits de leurs activits, sur la description (ou lanalyse) scientifique de

    certains phnomnes46

    , ainsi que sur les risques induits par ces derniers, ont t eux-mmes

    lorigine de la demande portant sur lorganisation de dbats publics associant le plus

    largement possible les groupes sociaux concerns. Cette inaptitude de la communaut

    scientifique dgager un consensus sur ces questions a pu surprendre. Pourtant, il y avait

    longtemps que cette difficult avait t mise en vidence. De nombreux travaux eurent pour

    objet, par exemple, de rvler les failles du mtalangage de la science47

    . Dautres permirent

    de comprendre que le risque de drive pour lacteur spcialis plac en situation dexpertise

    tait aggrav48

    du fait que cette expertise tait tire par la dcision ou, tout au moins,

    par la recherche de dcisions 49

    et que lexpert, lui-mme, tait rarement indpendant50

    .

    Mais cest la succession de scandales conomiques, sanitaires et environnementaux

    impliquant experts et dcideurs publics51

    qui fut lorigine de la profonde remise en cause

    dans lopinion publique des usages de lexpertise. Quoi quil en soit, il a fallu absolument

    43

    DUMOULIN (L.), LA BRANCHE (S.), ROBERT (C.), WARIN (P.), dir., id., p. 40. 44

    BARTHE (Y.), GILBERT (C.), Impurets et compromis de lexpertise, un difficile reconnaissance ,

    in DUMOULIN (L.), LA BRANCHE (S.), ROBERT (C.), WARIN (P.), dir., id., p. 54. Dans le mme sens,

    voir CHEVALLIER (J.), Science administrative, PUF, 2002, 3e d., p. 365 et 485.

    45 ALAM (T.), Le rle de lexpertise scientifique sur les ESST dans le processus daction publique ,

    in DUMOULIN (L.), LA BRANCHE (S.), ROBERT (C.), WARIN (P.), dir., id., p. 86. 46

    La question de lhumanit de lembryon humain a ainsi pos des difficults de qualification scientifique

    restes irrsolues. 47

    Particulirement visibles dans le dbat sur le statut (peut-tre introuvable) de lembryon humain

    (voir Edgar MORIN, op. cit.). 48

    ROQUEPLO (P.), Lexpertise scientifique, consensus ou conflit ? , in THEYS (J.), KALAORA (B.), dir.,

    La terre outrage. Les experts sont formels, Srie Mutations. Sciences en socit, Paris : d. Autrement,

    DL 1992, p. 163-164. Mais aussi ROQUEPLO (P.), Entre savoir et dcision, lexpertise scientifique,

    INRA ditions, 1997 : lexpert transgresse inluctablement les limites de son propre savoir (cit dans

    BARTHE (Y.), GILBERT (C.), id., p. 48). 49

    BARTHE (Y.), GILBERT (C.), id., p. 55. 50

    Id., p. 52 55. 51

    Sur lexprience britannique, voir ALAM (T.), id., p. 89 et s. Sur lexprience franaise, voir

    LASCOUMES (P.), Avant-propos , in LASCOUMES (P.), dir., op. cit., p. 6-8.

  • 33

    reposer la question de la lgitimit de lexpert, celle des connaissances ncessaires la prise

    de dcision et enfin celle de la relation devant exister entre connaissances et dcision

    publique52

    .

    Mais au-del de la crise de lgitimit des experts et des dcideurs publics, diffrents

    facteurs font douter a priori de la capacit mme du droit encadrer le dveloppement

    scientifique et technologique. Lattachement de la communaut scientifique son

    indpendance, la faiblesse des frontires nationales, ainsi que la clrit extrme des

    avances de la technoscience sont les plus frquemment cits. La quasi-mancipation de la

    communaut scientifique lgard de ladministration va de pair avec la croyance partage

    par nombre de scientifiques selon laquelle la libert de la recherche comme celle des

    pratiques ne peuvent connatre de bornes que celles fixes par les scientifiques eux-mmes,

    quelles relvent de lthique ou de la dontologie mdicale. Les structures dautorgulation

    telles que les ordres professionnels (et leurs juridictions ordinales) seraient pour eux les

    seules autorits lgitimes encadrer le dveloppement de la technoscience. Par consquent,

    la rcente remise en cause de lautorgulation de ce secteur dactivit au profit dune

    rhabilitation de la rglementation par la puissance publique ne pouvait manquer de

    provoquer lire de certains chercheurs et praticiens53

    . Il est mme apparu quune partie de la

    communaut scientifique franaise pouvait, loccasion, adopter un comportement frondeur.

    Lvaluation des lois biothiques du 29 juillet 1994 par lOffice parlementaire dvaluation

    des choix scientifiques et technologique54

    , par exemple, a permis de mettre en vidence le

    fait quun certain nombre de dispositions essentielles de ces lois navaient jamais t

    appliques par les chercheurs et les praticiens. Par ailleurs, il est vident que les limites

    territoriales de la souverainet de ltat semblent rduire considrablement lefficacit des

    normes juridiques nationales, ds lors que la recherche scientifique et ses applications

    52

    LASCOUMES (P.), id., p. 8 ; ENCINAS DE MUNAGORRI (R.), dir., Expertise et gouvernance du changement

    climatique, coll. Droit et socit, srie sociologie, LGDJ/lextenso ditions, 2009, p. 12 et 14-21. 53

    Sur les rapports entre thique, dontologie et droit, voir MOQUET-ANGER (M.-L.), La dontologie

    mdicale : de lthique la norme juridique , in FEUILLET-LE MINTIER (B.), dir., De lthique au droit en

    passant par la rgulation professionnelle, recherche effectue pour le compte de la Mission Droit et justice et

    de la MIRE par le Centre de Recherche Juridique de lOuest (CRJO, Universit de Rennes 1), 1999, p. 6 ;

    LE BRIS (S.), LUTHER (L.), De lautorgulation linvestiture tatique : lments de rflexion pour une

    rforme , in FEUILLET-LE MINTIER (B.), dir., id., p. 45-60 ; MARTINEZ (E.), Des rapports de lthique et du

    droit propos des lois de biothique , in MARTINEZ (E.), TERRIER (E.), dir., op. cit., p. 115-120 ; BYK (C.),

    Les mots de la biothique : faire voir la ralit ou la dissimuler ? , in MARTINEZ (E.), TERRIER (E.), dir., id.,

    p. 151-155 et HENNETTE-VAUCHEZ (S.), Chapitre introductif. 1994-2004 : dix ans de biothique ,

    in HENNETTE-VAUCHEZ (S.), dir., Biothique, biodroit, biopolitique. Rflexions loccasion du vote de la loi

    du 4 aot 2004, coll. Droit et socit, Srie thique, LGDJ, DL 2006, p. 12. 54

    Rapport no 232 (1998-1999) d'Alain CLAEYS et Claude HURIET, fait au nom de l'Office parlementaire

    d'valuation des choix scientifiques et technologiques, relatif lapplication de la loi no 94-654 du 29 juillet

    1994 relative au don et lutilisation des lments et produits du corps humain, lassistance mdicale la

    procration et au diagnostic prnatal et dpos le 18 fvrier 1999.

  • INTRODUCTION GNRALE

    34

    technologiques (et leurs effets ventuellement nfastes) ne connaissent pas de frontire55

    .

    Que lon songe au dveloppement actuel du tourisme mdical, la formation progressive

    dune communaut scientifique mondiale virtuelle qui ne dort jamais, au degr croissant

    dinterdpendance des tats en matire de production de biens et de services, lincident de

    Tchernobyl ou encore la vitesse laquelle se propagent les caractres gntiques des

    vgtaux gntiquement modifis. En outre, des mesures lgislatives ou rglementaires

    prises unilatralement par un tat prsenteraient pour celui-ci un cot conomique et social

    vraisemblablement trs lev : la fuite des cerveaux sajouterait celle dindustries

    particulirement rentables, notamment dans le secteur des biotechnologies. De lensemble de

    ces considrations il rsulte que ltat ne peut plus assurer seul, y compris sur son propre

    territoire, lefficacit des normes quil scrte en vue dencadre le dveloppement

    scientifique et technologique. Dans ces conditions, les autorits tatiques devaient chercher

    riger une chelle rgionale, sinon internationale un droit supra-tatique sur lequel

    elles pourraient sappuyer pour laborer les textes juridiques nationaux. Cependant,

    ladoption de dispositions internationales prcises et contraignantes quelles relvent du

    droit originaire ou du droit driv apparat assez improbable du fait de lantinomie trs

    nette des intrts et des croyances dfendus par les reprsentants des diffrents tats. Le seul

    moyen de prendre acte de lirrductible diversit des valeurs dfendues par les diffrents

    pays et les diffrentes communauts quils abritent consiste finalement adopter des

    instruments internationaux plus proches du droit dclaratoire56

    et plus largement de la soft

    law57

    que du droit conventionnel et plus largement de la hard law. Il reste alors trouver au

    cas par cas un quilibre entre ce qui est cens constituer un impratif universel

    (comme, par exemple, le respect de la dignit de la personne humaine) et ce titre ne pas

    souffrir dexceptions et ce qui peut lgitimement tre cart ou adapt en fonction des

    traditions propres chaque peuple58

    . Enfin, mme si ce dernier dfi parvient tre relev,

    55

    LADI (Z.), Temps mondial : enchanements, disjonctions et mdiations, Paris : dition Complexe, 1997,

    cit dans CHEVALLIER (J.), Ltat post-moderne, LGDJ, 2003, p. 151 : sous leffet de lessor des techniques

    modernes de communication, linformation est dsormais instantanment disponible dun bout lautre de

    la plante, en temps rel ; on est entr dans lre du temps mondial . 56

    IDA (R.), Porte et objectifs de la Dclaration : harmonie universelle et diversit des valeurs ,

    in BYK (C.), dir., op. cit., p. 24 et 27. 57

    Nous considrerons ici que la soft law runit les dispositions juridiques prsentant un faible degr

    dimprativit. 58

    Cest ainsi que larticle 12 de la Dclaration universelle sur la biothique et les droits de lhomme

    (adopte par acclamation par la Confrence gnrale de lUNESCO le 19 octobre 2005) reconnat

    qu il devrait tre tenu dment compte de limportance de la diversit culturelle et du pluralisme avant

    dajouter que toutefois, ces considrations ne doivent pas tre invoques pour porter atteinte la dignit

    humaine, aux droits de lhomme et aux liberts fondamentales ou aux principes noncs dans la prsente

    Dclaration, ni pour en limiter la porte (sur ce point, voir notamment ANDORNO (R.), Comment concilier

    une biothique universelle et le respect de la diversit culturelle ? , in BYK (C.), dir., op. cit., p. 57).

  • 35

    les autorits juridiquement comptentes sont confrontes dimportantes difficults tenant

    au dcalage entre le laps de temps ncessaire llaboration de normes juridiques59

    (particulirement dans le domaine qui nous intresse ici) et celui ncessaire lapparition de

    nouveaux savoirs et de nouvelles technologies. Plus prcisment, les dcideurs publics

    doivent parfois faire face au risque de voir les rgles juridiques quils laborent contournes

    avant mme dtre entres en vigueur. La question de la protection du droit dauteur et des

    droits voisins dans la socit de linformation fait sans doute partie de celles qui sont le plus

    affectes par cet cueil. Par ailleurs, le lgislateur doit frquemment agir dans un contexte

    dincertitude, qui lui fait courir le risque de prendre des mesures contre-productives,

    dautant plus prjudiciables quelles prsentent un cot lev. cet gard, la question de

    lemploi de cellules souches des fins thrapeutiques tend aujourdhui montrer que le

    lgislateur franais avait peut-tre t bien avis de ne pas permettre trop largement

    lutilisation de cellules souches humaines dorigine embryonnaire60

    , dans la mesure o des

    cellules souches aux proprits quasiment aussi remarquables ont pu finalement tre

    prleves sur des organismes humains adultes, sans quil ne soit port une atteinte grave

    lintgrit physique de la personne.

    Un droit en mutation ?

    Lventualit dune crise du droit

    Assimilant le droit la loi et la loi un ensemble dinterdits dont la spcificit tenait

    dune part au fait quils taient poss au nom de ltat et dautre part au caractre implacable

    des sanctions dont ils taient assortis, Michel Foucault avait cru percevoir, ds 1976,

    un certain recul des instruments juridiques, tous domaines de lactivit humaine confondus.

    Dautres instruments la disposition des autorits publiques pour la mise en uvre des

    politiques publiques lui semblaient en effet devoir les supplanter. Des instruments reposant

    sur des questions et des mcanismes techniques respectivement traites et mis en uvre en

    59

    BERGEL (J.-L.), Les temps de la loi , in FLEURY-LE GROS (P.), Le temps et le droit, actes du colloque

    organis par le Groupe de recherche en droit fondamental, international et compar (GREDFIC) la

    Facult des affaires internationales du Havre les 14 et 15 mai 2008, coll. Colloques & dbats,

    LexisNexis/Litec, impr. 2010, p. 2-6. 60

    Conduisant la destruction de lembryon.

  • INTRODUCTION GNRALE

    36

    marge des structures tatiques traditionnelles. Des instruments supposs permettre une

    normalisation et un contrle des pratiques plus efficaces et quasiment indolores61

    .

    En ralit, les instruments juridiques et plus particulirement les lois ont connu une

    inflation vidente depuis les annes 1970. Cependant, ce phnomne se serait accompagn

    dune certaine remise en question de leur spcificit et donc des critres permettant de les

    distinguer des autres instruments de rgulation sociale. En vrit, nombre de juristes ont

    relev ces transformations62

    , quils associent volontiers lide de dsordre63

    ou de crise

    source dinscurit juridique mais aussi dentre dans une re nouvelle et qui se

    traduiraient ple-mle par :

    linflation, la profusion des lois, la fragmentation, la priodisation, la

    dstructuration, lexplosion, la dstabilisation du droit, la dispersion, la prolifration,

    la dsintgration du droit, la mondialisation, la globalisation, la "dnationalisation",

    la judiciarisation du droit, la multiplication des instances de production et de gestation

    du droit, les rgulations en tout genre, la complexification, la spcialisation,

    la technicisation des normes, la professionnalisation du droit, la dsinformation des

    citoyens, la dcodification des grands codes 64

    .

    La hirarchie des normes elle-mme serait en crise , en ce sens quelle perdrait de son

    unit et de sa cohrence, du fait notamment de la multiplication des contrles de conformit

    et de compatibilit65

    . Est en cause ici, en premier lieu, le dveloppement progressif dun

    certain pluralisme normatif au niveau infra-tatique et celui dun videment pluralisme

    juridique au niveau supra-tatique, accompagns de phnomnes d interactivit et de

    concurrence entre les textes mais aussi entre les normes faisant craindre finalement leur

    dilution 66

    . Est galement pointe du doigt, par voie de consquence, linfluence

    61

    FOUCAULT (M.), Histoire de la sexualit, vol. 1 : La volont de savoir, Gallimard, 1976, cit dans

    PALERMINI (P.), La bio-thique : enjeu thique ou politique ? , in DELFOSSE (M.-L.), dir., Les comits de la

    recherche biomdicale. Exigences thiques et ralits institutionnelles : Belgique, France, Canada et Qubec,

    Presses universitaires de Namur, impr. 1997, p. 50-51. 62

    Au point que Denys DE BCHILLON a pu y voir la nouvelle pistm juridique ( La structure des normes

    juridiques lpreuve de la postmodernit , in La production des normes entre tat et socit civile.

    Les figures de linstitution et de la norme entre tats et socits civiles, actes du troisime colloque de

    l'Association pour le dveloppement de la Socio-conomie, Villeneuve-dAscq, dcembre 1997, LHarmattan,

    DL 2000, p. 47-76). 63

    Voir par exemple DECOCQ (A.), Le dsordre juridique franais , in crits en hommage J. Foyer, PUF,

    1997, p. 147. 64

    LASSERRE-KIESOW (V.), Lordre des sources ou Le renouvellement des sources du droit , Recueil Dalloz,

    no 33, 28 septembre 2006, p. 2279.

    65 PUIG (P.), Hirarchie des normes : du systme au principe , Revue trimestrielle de droit civil, 2001,

    p. 750 et 758-760 ; LASSERRE-KIESOW (V.), La technique lgislative. tude sur les codes civils franais et

    allemand, prface de Michel Pdamon, texte remani de thse (droit priv, Universit Paris 2, 2000),

    coll. Bibliothque de droit priv, tome 371, LGDJ, DL 2002, p. 1. 66

    LASSERRE-KIESOW (V.), Lordre des sources ou Le renouvellement des sources du droit , op. cit.,

    p. 2284-2287. Lauteure y rappelle que pour Jacques CHEVALLIER, on ne saurait apparemment parler de

    pluralisme, de comptition, de concurrence, sans dtruire ce qui fait lessence mme de lordre juridique

    ( Lordre juridique , in Centre universitaire de recherches administratives et politiques de Picardie

    (CURAPP), Le droit en procs, PUF, 1983, p. 41).

  • 37

    particulire que les plus hautes juridictions (franaises et internationales) exercent dsormais

    sur la physionomie de lordonnancement juridique par le biais des dcisions de justice

    quelles rendent. Au point quil serait devenu impossible de connatre le droit applicable

    une situation de fait donne avant que ce dernier ne soit explicit par le juge ou

    ventuellement une autorit administrative habilite le faire.

    notre avis, un travail de validation de ces thses doit encore tre entrepris67

    . Il nous

    semble, en effet, que les modles dcrivant le droit postmoderne sont menacs par diffrents

    cueils. Tout dabord, une gne est souvent exprime par les auteurs lorsquils sont conduits

    envisager la question de la nature de la rgle de droit68

    . Cette premire difficult est

    dailleurs lorigine dune opposition, au sein de la doctrine, entre ceux qui sont convaincus

    que ltat et le droit sont manifestement entrs dans lre de la postmodernit et ceux qui

    considrent que ce passage ne serait quillusion, querreur de perspective69

    . Nous serions

    ainsi invits par les premiers voir un changement dans la juridicit l o se produirait

    simplement un changement du discours doctrinal dans la manire de rendre compte dun

    phnomne pour lessentiel inchang (mais quon ne serait plus en mesure de travestir).

    Ensuite, les ouvrages de rfrence en la matire sont souvent coupables dune illustration

    insuffisante ou excessivement htroclite, conduisant le lecteur se demander sil nest pas

    finalement rendu compte de phnomnes marginaux dont limpact sur le systme juridique

    aurait t artificiellement amplifi. Cest aussi la critique de Denys de Bchillon70

    :

    lexemple est un alli dangereux pour qui cherche valuer le changement, dans la

    mesure mme o il a t slectionn en raison de son exemplarit et donc, plus ou moins

    consciemment du fait de son adquation privilgie au modle thorique quil a pour

    fonction dillustrer .

    Enfin, les auteurs soutenant que le droit aurait t soumis de profondes modifications aux

    cours des dernires dcennies nexpliquent pas suffisamment comment ces transformations

    67

    Ctait galement lavis des membres du GIP Droit et Justice, qui avaient fait de ltude des sources et des

    systmes de droit le huitime axe de recherche prsent dans ses Orientations scientifiques pour la priode

    2006-2010, au motif que les transformations profondes des sources et des systmes de droit [conduisaient]

    remettre en question tant le rle du juge que les thories classiques (p. 42) et qu une thorie gnrale du

    droit [semblait] donc faire dfaut au moment mme o elle [aurait t] la plus ncessaire (p. 41).

    Prcisons que parmi les questions souleves dans ce document, figuraient notamment celle de larticulation

    entre normes juridiques et normes techniques, celle de la capacit de citoyens (en colre) tre directement

    lorigine de lois circonstancielles, celle des raisons pour lesquelles on recourt de plus en plus souvent des

    notions standards , celle de la difficult quil peut y avoir adapter un mme concept juridique diffrentes

    cultures nationales, celle de linfluence que les juridictions nationales et internationales peuvent avoir les unes

    sur les autres ou encore celle de la perception quont les juges eux-mmes de ltendue et des limites de leur

    pouvoir de juger alors quon les presse de plus en plus de passer du rle de gardiens fidles de la

    pyramide des normes celui darchitectes de la hirarchie des normes. 68

    Voir, par exemple, LE BRIS (S.), LUTHER (L.), op. cit., p. 104-105. 69

    Voir notamment DE BCHILLON (D.), op. cit. et MOOR (P.), Pour une thorie micropolitique du droit,

    coll. Les Voies du droit, PUF, impr. 2005. 70

    DE BCHILLON (D.), ibid.

  • INTRODUCTION GNRALE

    38

    ont t rendues possibles alors mme quelles auraient d se heurter, de manire vidente,

    aux rgles juridiques rgissant llaboration du droit71

    ; des rgles relatives notamment

    lidentification des rgles juridiques, leur modification, leur sanction ou encore leur

    interprtation.

    Lexemple de lencadrement de la technoscience

    La question est alors de savoir si les normes juridiques rgissant de manire spcifique le

    dveloppement scientifique et technologique ont effectivement connu ces phnomnes,

    voire si elles ne les ont pas favoriss. Nous avons dj vu que malgr les difficults

    thoriques et pratiques que recle la dmarche visant riger un cadre juridique pour le

    dveloppement scientifique et technologique, les dcideurs publics ont fait le choix

    dintervenir en laborant notamment des dispositions juridiques spcifiques72

    . Lhypothse

    que nous souhaitons vrifier partir de ltude systmatique des conditions dans lesquelles

    ces textes ont t labors puis appliqus consiste alors subodorer que pour parvenir

    encadrer le dveloppement de la technoscience les autorits publiques franaises comme les

    autorits publiques internationales ont opr depuis les annes 1970 des transformations

    nombreuses et parfois radicales des mcanismes juridiques qui constituent le soubassement

    des processus dlaboration du droit. En dautres termes, les conditions de production de la

    norme juridique en matire scientifique et technologique fourniraient une illustration

    particulirement convaincante des transformations ayant affect au cours des quarante

    dernires annes le phnomne juridique dans les dmocraties occidentales et ayant

    tellement intress la doctrine juridique, en France comme ltranger.

    Champ et outils de la recherche

    Ne pouvant videmment pas tudier de manire approfondie lensemble des instruments

    juridiques et des dcisions de justice intervenus aux niveaux national, europen et

    71

    Si ric MILLARD distingue bien dans le droit fil des travaux de H.L.A. HART (Le concept de droit, traduit

    par Michel Van de Kerchove, Bruxelles : Publications des Facults universitaires Saint-Louis, 2e d., 2005)

    les normes de conduite (ou normes primaires) des normes sur la production des normes (appeles normes

    secondaires, ou encore mta normes) ( Quest-ce quune norme juridique ? , in Conseil constitutionnel,

    La Normativit. tudes runies et prsentes par Jacques Chevallier , Cahiers du Conseil constitutionnel,

    no 21, 2006, p. 59-62), cette distinction est toutefois conteste par dautres auteurs. Paul AMSELEK, par

    exemple, considre que la distinction entre les normes de conduite et les normes de comptence est

    impropre dans la mesure o toutes les normes juridiques sont des normes de conduite ( Les fonctions

    normatives ou catgories modales , in DE BCHILLON (D.), CHAMPEIL-DESPLATS (V.), BRUNET (P.),

    MILLARD (E.), coord., Larchitecture du droit. Mlanges en lhonneur de Michel Troper, Economica,

    cop. 2006, p. 54-55). 72

    Le nombre des textes juridiques ainsi adopts depuis une quarantaine dannes est dailleurs si important

    quil serait hasardeux de vouloir les recenser tous.

  • 39

    international sur toutes les questions en lien avec le dveloppement scientifique et

    technologique, nous restreindrons notre recherche aux trois domaines de celui-ci qui

    concentrent sur eux la plus grande part des difficults susceptibles de survenir loccasion

    dune tentative dencadrement par le droit. Il sagit, comme plusieurs auteurs lont dj

    remarqu73

    , de la biothique74

    et des biotechnologies75

    , de linternet et enfin des produits

    dangereux quils soient polluants, toxiques ou ltaux ncessaires la mise en uvre de

    certaines technologies ou rsultant de cette mise en uvre76

    .

    Proposant un travail de recherche men sous langle du droit public, il convient de

    prciser immdiatement dans quelle mesure une analyse juridique des processus

    dlaboration des normes juridiques peut tre envisage. videmment, les juristes sont avant

    tout lgitimes sexprimer sur ce