la prévention des troubles musculo-squelettiques en conception
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Submitted on 8 May 2013
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La prvention des troubles musculo-squelettiques enconception : quelles marges de manuvre pour le
dploiement de lactivit ?Fabien Coutarel
To cite this version:Fabien Coutarel. La prvention des troubles musculo-squelettiques en conception : quelles marges demanuvre pour le dploiement de lactivit ?. Anthropologie sociale et ethnologie. Universit VictorSegalen - Bordeaux II, 2004. Franais.
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Universit Victor Segalen Bordeaux 2
Anne : 2004 Thse n1108
THSE
Pour le
DOCTORAT DE L'UNIVERSITE BORDEAUX 2
Mention : Ergonomie
Prsente et soutenue publiquement le 13 septembre 2004 par
COUTAREL Fabien
N le 17.02.1977 Paris 14 me
La prvention des troubles musculo-squelettiques
en conception : quelles marges de manuvre
pour le dploiement de l'activit ?
Jury
Nicole Vzina Professeure, Universit du Qubec Montral Rapporteur
Yves Clot Professeur, CNAM Paris Rapporteur
Peter Buckle Professeur, University of Surrey, U.K. Examinateur
Yves Roquelaure Docteur, CHU d'Angers Examinateur
Franois Daniellou Professeur, Universit Bordeaux 2 Directeur
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A tous mes proches, famille et amis,
Qui ont contribu, d'une manire ou d'une autre,
Et le plus souvent sans mme le suspecter,
A rendre possible ce travail
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Remerciements
Je tiens tout d'abord remercier tous les membres du Laboratoire d'Ergonomie des
Systmes Complexes de l'Universit Bordeaux 2 pour l'accueil chaleureux et le soutien si
agrable qu'ils m'ont unanimement manifest durant ces annes de thse.
Parmi eux, je tiens tout particulirement remercier Franois Daniellou non seulement
pour son encadrement, sa disponibilit et son soutien sans faille, mais galement pour le
pari qu'il a su prendre avec moi voici presque 4 ans.
La collaboration avec Bernard Dugu et Franois Daniellou au cours de nos
investigations sur diffrents terrains fut toujours, et la fois, riche d'enseignements et
sympathique.
Je remercie aussi plus spcialement Christian Martin et Bernard Dugu pour le temps et le
travail qu'ils ont su m'accorder en fin de parcours, en relecture et correction.
Je remercie galement les personnes avec qui mes collaborations furent plus
ponctuelles mais nanmoins trs importantes. Je pense notamment aux membres du
sminaire doctoral du LESC, Nelly Troadec et Marie-Hlne Duval, aux divers acteurs
du projet de conception qui constitue le terrain de cette recherche, et Johann Petit,
complice de bureau. De nombreuses autres personnes pourraient videmment tre cites.
Je remercie enfin les membres du jury d'avoir accept d'examiner ce travail.
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RESUME
Cette recherche a pour principal objectif de montrer l'importance de
l'augmentation des marges de manuvre des oprateurs et de l'encadrement pour la
prvention des troubles musculo-squelettiques (TMS), mais aussi pour l'efficacit de la
production. L'intervention ergonomique ralise dans le cadre d'un projet de conception
d'un atelier de dcoupe dans un abattoir de canards gras se structure, d'une part, autour de
la conduite de projet participative dveloppe dans les approches de l'ergonomie centres
sur l'activit, et d'autre part, autour des principaux acquis capitaliss ces dernires annes
concernant la prvention des TMS.
En se positionnant vis--vis des approches biomdicales des TMS et de certaines
approches de la sant en sciences humaines, l'auteur prcise un cadre thorique qui
envisage les TMS comme tant un symptme parmi d'autres d'une organisation dfaillante
du travail, o les marges de manuvre des acteurs pour faire face la variabilit
apparaissent insuffisantes. La proposition mthodologique d'intervention qui est faite dans
ce travail est construite autour de cette approche.
En partant du constat que la prvention des TMS a aujourd'hui beaucoup avanc grce aux
retours concernant les actions ralises dans les entreprises, ce travail interroge galement
le cadre pistmologique de la recherche sur la pratique, dans lequel l'auteur s'inscrit.
Les thses formules sont argumentes au regard d'une analyse rtrospective de
l'intervention ergonomique ralise sur plus de deux ans, laquelle contribue trs
fortement une valuation formelle du projet.
Mots-cl : Prvention des Troubles musculo-squelettiques, ergonomie de conception,
conduite de projet participative, marges de manuvre, encadrement de proximit, abattoir.
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- 5 -
Sommaire de la thse
Introduction...................................... p. 9
Partie 1 - Les TMS et le travail la fin du XX sicle
Chapitre 1 Les TMS du membre suprieur............... p. 19
Chapitre 2 Les TMS et l'volution du travail la fin du XX me sicle. p. 31
Partie 2 Etiologie des TMS
Chapitre 1 L'approche biomdicale des TMS............... p. 59
Chapitre 2 TMS : une atteinte la sant du travailleur dans toutes ses dimensions. p. 99
Chapitre 3 Les TMS du point de vue de l'ergonomie : une pathologie de l'organisation..... p. 137
Chapitre 4 Les marges de manuvre pour les oprateurs et pour l'encadrement............. p. 150
Partie 3 Un cadre mthodologique autour des marges de manuvre pour l'intervention ergonomique en
conception dans un contexte de prvention des TMS
Chapitre 1 Un tat des lieux pour la prvention p. 167
Chapitre 2 La conduite de projet en ergonomie, les principaux acquis p. 176
Chapitre 3 Spcificit de la conduite de projet pour la prvention des TMS dans le cadre du travail
rptitif.. p. 184
Partie 4 Cadre pistmologique de la recherche sur la pratique pour la prvention des TMS
Chapitre 1 Recherche sur la pratique en ergonomie et prvention des TMS. p. 207
Chapitre 2 Quelques questions pistmologiques autour de la recherche sur la prvention des TMS.. p. 224
Chapitre 3 Quelques questions pistmologiques spcifiques la recherche sur la pratique p. 237
Partie 6 Discussion gnrale : intrts, limites et perspectives
Chapitre 1 Discussion gnrale pour la prvention des TMS...................................................... p. 319
Chapitre 2 Champs et objets interrogs par la modlisation autour des marges de manoeuvre p. 332
Chapitre 3 Quelques enjeux : entre prvention des TMS et marges de manoeuvre.... p. 344
Conclusion.. p. 349
Partie 5 Conception d'un atelier de dcoupe dans un abattoir de canards gras. Prsentation de l'intervention
ergonomique & Rsultats
Chapitre 1 Description de l'entreprise et de son contexte p. 255
Chapitre 2 Mthodologie d'intervention.. p. 264
Chapitre 3 Mthodologie de recherche. p. 273
Chapitre 4 Rsultats et discussion des rsultats................... p. 280
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Table des figures
Figure 1 - Pourcentages de salaris travaillant dans une posture pnible en France entre 1984 et
1998 - 31 -
Figure 2 - Evolution de la rptitivit pour les ouvriers en France entre 1984 et 1998... - 32 -
Figure 3 - Cumul des pnibilits physiques par gnration. - 33 -
Figure 4 - Pourcentages de salaris travaillant la chane en France, dans l'industrie - 38 -
Figure 5 - Modle de Cooper de la dynamique du stress au travail, selon Cox & al. (2000), adapt de Cooper
& Marshall (1976).. - 82 -
Figure 6 - Hypothses physiologiques concernant la relation entre le stress et les TMS (Aptel & Cnockaert,
2002)... - 84 -
Figure 7 - Imbrication des facteurs psychosociaux et biomcaniques dans la situation de travail (Bourgeois &
al. 2000)... - 88 -
Figure 8 - La multiplicit des dimensions influenant la sant (Seedhouse, 2001).. - 102 -
Figure 9 - Modle trois dimensions de l'environnement psychosocial au travail de Karasek & Theorell
(1990).. - 113 -
Figure 10 - Le triangle de gestion (Bescos & al., 1997)... - 140 -
Figure 11 - Le principe de la boucle infernale, d'aprs Nahon & Arnaud (2001). - 149 -
Figure 12 - "La marge de manuvre", entre production et sant (Vzina, 2000) - 152 -
Figure 13 - Contraintes des situations de travail et marges de manuvre - 153 -
Figure 14 - Efficacit, sant & Marges de manuvre dans le processus de conception.. - 155 -
Figure 15 - Efficacit, sant & Marges de manuvre en situation de fonctionnement - 157 -
Figure 16 - Le modle de "construction progressive et collective" de la conception (Martin,
1998) - 179 -
Figure 17 - La recherche sur la pratique en ergonomie : mthodologies d'intervention.. - 211 -
Figure 18 - Interventions ergonomiques, tudes pidmiologiques, tudes exprimentales de laboratoire :
convocations mutuelles (Westgaard & Winkel, 1997)... - 214 -
Figure 19 - La recherche sur la pratique et la recherche pidmiologique pour la prvention des
TMS - 217 -
Figure 20 - La recherche sur la pratique et la recherche exprimentale pour la prvention des
TMS - 217 -
Figure 21 - Modles des interventions, modles de la pathologie TMS et donnes sociales : des interactions
structurantes des modles de la sant.. - 221 -
Figure 22 - Intrication des deux niveaux d'interactions structurantes des modlisations de la
sant. - 222 -
Figure 23 - Les cinq horizons de la recherche (Latour, 2001).. - 232 -
Figure 24 - Organigramme de l'abattoir - 258 -
Figure 25 - Process global de l'abattoir avant projet - 261 -
Figure 26 - Plan de l'atelier dcoupe en janvier 2001.. - 271 -
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- 7 -
Figure 27 - Plan prvu pour l'atelier dcoupe (juin 2001).... - 271 -
Figure 28 - Schma pour l'atelier dcoupe (octobre 2001).. - 272 -
Figure 29 - Plan prvu pour l'atelier dcoupe (janvier 2002) - 272 -
Figure 30 - Configuration gnrale de la future chane de dcoupe. - 284 -
Figure 31 - Photographie du poste d'accrochage avant. - 287 -
Figure 32 - Photographie du poste d'accrochage aprs. - 288 -
Figure 33 - Simulations du poste d'accrochage. - 288 -
Figure 34 - Photographie des nouvelles chanes de dcoupe... - 290 -
Figure 35 - Photographie de l'ancienne chane de dcoupe.. - 292 -
Figure 36 - Photographie des nouvelles chanes de dcoupe sans oprateur - 292 -
Figure 37 - Photographie des postes de travail avant le projet dcoupe.. - 293 -
Figure 38 - Photographie des postes de travail aprs le projet dcoupe... - 293 -
Figure 39 - Simulation de la prsence des cous - 298 -
Figure 40 - Photographie de la dcoupe dans les installations provisoires.. - 302 -
Figure 41 - Un exemple de boucle infernale. - 305 -
Figure 42 - Marges de manuvre et rappels TMS... - 331 -
Figure 43 Marges de manuvre, prvention des TMS et champs interrogs - 333 -
Table des tableaux
Tableau 1 Pathologies d'hypersollicitation de l'paule et du membre suprieur.. - 19 -
Tableau 2 - Opposition observe des principes fordiens et sudois (d'aprs Durand & al. 1998) dans la
conception du travail la chane. - 50 -
Tableau 3 - Rubriques applicables l'observation du poste de travail. TMS du dos et des membres
suprieurs. Stratgie d'valuation et de prvention des risques (Malchaire & al., 2001a) - 90 -
Tableau 4 - Principaux facteurs de risque TMS des membres suprieurs, Confrence SALTSA (repris de
Roquelaure, 2003c). - 91 -
Tableau 5 - Consquences du travail monotone et rptitif du point de vue de diffrents acteurs (Granjean,
1988).... - 133 -
Tableau 6 - Epistmologie de la science pure et pistmologie de la recherche (Latour, 2001) - 227 -
Tableau 7 - Synthse chronologique de l'intervention.. - 269 -
Tableau 8 - Calculs autour du pas de chane. - 285 -
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Partie 1 - Les TMS et le travail la fin du XX me sicle
- 17 -
Introduction
Notre implication dans une intervention ergonomique pour le secteur de la viande
nous a amen dvelopper une problmatique gnrale de recherche autour de la question
suivante : "de quels modles de la sant et de quels repres mthodologiques dispose-t-on
pour mener une intervention ergonomique visant prvenir des atteintes la sant, et plus
particulirement la survenue des Troubles Musculo-Squelettiques (TMS) ?"
La demande d'intervention concernait l'accompagnement par une quipe
d'ergonomes1 d'un abattoir de canards gras du sud ouest de la France dans son projet de
conception d'un atelier de dcoupe. A travers ce projet, la direction de l'entreprise
poursuivait principalement deux objectifs :
- Tout d'abord, il s'agissait d'augmenter le bilan matire jug insatisfaisant
sur les anciennes installations, du fait de la quantit de viande restant sur
la carcasse en bout de chane.
1 B. Dugu, F. Daniellou & F. Coutarel, Laboratoire d'Ergonomie des Systmes Complexes, Universit
Bordeaux 2.
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Partie 1 - Les TMS et le travail la fin du XX me sicle
- 18 -
- Le second objectif ciblait la prvention de la survenue de TMS pour les
oprateurs de la chane de dcoupe.
Les TMS constituent aujourd'hui la maladie professionnelle la plus rpandue en
France. Les TMS reprsentaient environ 70 % des maladies professionnelles reconnues
dans notre pays en 2002, ce qui fait de la prvention de cette pathologie un rel enjeu
national, la fois de sant publique, mais galement conomique. Cette situation n'est
d'ailleurs pas spcifique notre pays.
Cette pathologie se traduit par une douleur pour le travailleur atteint, qui
s'accompagne de gnes fonctionnelles qui peuvent toucher tous les segments corporels.
Les consquences se mesurent donc la fois en termes de sant, mais galement en
termes d'efficacit du travail.
Les secteurs d'activit concerns sont nombreux, mais l'habillement, l'automobile et
l'agroalimentaire paient un tribut particulirement lourd. Les abattoirs, et le secteur de la
viande plus gnralement, constituent donc aujourd'hui un secteur en difficult, o les
enjeux humains, sociaux et conomiques sont importants et fortement lis. Les TMS
diagnostiqus dans ce secteur concernent essentiellement les membres suprieurs. Dans
l'entreprise qui nous concerne, les plaintes recueillies et l'observation de l'activit de travail
mettent effectivement en avant des problmes au niveau des paules, des coudes et des
poignets. Notre travail s'attachera donc dvelopper essentiellement la question de la
prvention des TMS des membres suprieurs.
Notre engagement dans cette recherche tient de la rencontre entre, d'un ct, une
opportunit d'intervenir trs tt dans un processus de conception pour la prvention des
TMS, et, d'un autre ct, un parcours personnel marqu par quatre annes d'tudes en
Sciences et Techniques des Activits Physiques et Sportives, et un Diplme d'Etudes
Approfondies en Psychologie du dveloppement centr sur le concept d'intentionnalit.
La plupart des demandes d'intervention en matire de TMS qui viennent des entreprises
sont adresses quand la pathologie est dj installe (Bourgeois & al., 2000). L'une des
caractristiques essentielles de notre recherche rside dans l'opportunit que nous avons pu
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Partie 1 - Les TMS et le travail la fin du XX me sicle
- 19 -
saisir d'intervenir en amont de la conception des situations de travail, plus d'un an
avant le dbut des travaux. Tenter d'intgrer la prvention des TMS le plus tt possible
dans la conception des situations de travail constitue donc l'enjeu fort de cette recherche.
La possibilit de prendre part aussi tt un processus de conception, nous a permis de faire
en sorte que le travail soit une dimension constamment prsente dans les dbats et les
dcisions qui ont jalonn le projet. Notre volont de grer simultanment les questions de
sant et d'efficacit pour la conception des futures situations de travail a constitu un fil
directeur pour l'intervention.
L'implication dans une intervention visant la prvention d'une pathologie
professionnelle de cette ampleur ncessite de se retourner sur l'histoire des actions et des
modles la concernant. Les chiffres semblent attester du fait que les efforts raliss dans
les entreprises pour lutter contre les TMS sont encore insuffisants, et il convient de tenter
d'en analyser les principales raisons.
L'hypothse qui retient particulirement notre attention renvoie une prsence insuffisante
de la recherche dans le champ de la construction, de la mise l'preuve et de la proposition
aux acteurs de terrain de mthodologies d'intervention qui soient efficaces pour prvenir
l'apparition de TMS. La confrontation des rsultats nombreux et fconds de la recherche
pidmiologique et exprimentale la ralit des entreprises constitue un lieu de passage
incontournable et pourtant quelque peu dlaiss. Nous aurons donc l'occasion d'insister
tout au long de la thse sur la ncessit de conduire des interventions ergonomiques qui
intgrent un processus d'valuation des transformations ralises et de la dmarche
adopte. L'valuation nous apparat comme une condition de l'analyse des actions menes,
et donc du progrs de la prise en charge des questions de sant au travail dans les
entreprises.
Une partie de l'explication de l'inefficacit relative des dmarches entreprises se
trouve sans doute l, et c'est ici que se positionne notre travail : proposer des
mthodologies d'intervention, qui soient d'une part adosses aux rsultats des plus
rcents travaux scientifiques dans le champ de la prvention des TMS, et qui, d'autre part,
intgrent ces rsultats de manire cohrente dans une dmarche d'intervention en
entreprise. On ne peut effectivement pas appliquer strictement dans l'entreprise les
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Partie 1 - Les TMS et le travail la fin du XX me sicle
- 20 -
rsultats de la recherche exprimentale ou pidmiologique. Intervenir dans une
organisation vivante ncessite la prise en compte de dynamiques et interactions
individuelles et collectives, de contraintes conomiques et stratgiques, de contraintes
temporelles, sociales, rglementaires, etc. qui sont chaque fois particulires, et qui
constituent la vie d'une entreprise. Les dveloppements de l'ergonomie de l'activit autour
de la problmatique de la conduite de projet dans l'intervention nous fournissent
aujourd'hui un cadre prouv pour conduire ce type de projet.
Positionner le retour rflexif sur l'intervention ergonomique comme un mode de
recherche part entire, n'est pas neutre. C'est prendre position pour une "recherche sur la
pratique" en ergonomie, qui s'attache dvelopper des "outils" prouvs pour les
praticiens dans l'entreprise. Ce type d'approche scientifique visant fournir des outils
mthodologiques aux acteurs des entreprises et aux consultants est d'autant plus important
que l'ampleur de la pathologie TMS n'autorise pas les chercheurs penser qu'ils seront
capables seuls d'intervenir dans toutes les entreprises concernes.
Une telle dmarche scientifique se fonde sur le postulat que l'on peut participer
l'laboration de connaissances partir de l'analyse d'interventions ergonomiques menes
dans les entreprises. Au moment d'exposer la mthodologie de recherche choisie, il
conviendra donc de revenir sur ce point, et de discuter des rapports pistmologiques que
la recherche sur la pratique doit entretenir avec les autres formes de recherche.
Divers modles peuvent venir contribuer l'laboration d'une faon d'intervenir en
entreprise : modles de l'intervention ergonomique, modles du travailleur, modles de la
sant, modles de la pathologie, etc. Les TMS constituent un exemple de choix pour
tmoigner de l'impact de l'volution des modles concernant la survenue de la pathologie
dans la construction des actions de terrain.
Certes, l'ergonomie de l'activit a su construire des bases stables et prouves pour
l'intervention, autour de la conduite de projet en conception et de l'analyse de l'activit2.
2 Nous ne sous-estimons pas ici les divergences de points de vue que l'on retrouve dans le paysage de la
recherche en ergonomie en France, mais nous soulignons davantage le fait que l'ergonomie francophone, en
interaction plus ou moins forte selon les courants et les moments avec les autres approches de l'ergonomie
dans le monde entier, a su dvelopper, sur ces thmatiques-l, un corpus de connaissances tablies et
prouves. Le congrs de la SELF (Socit d'Ergonomie de Langue Franaise), qui s'est droul en
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Partie 1 - Les TMS et le travail la fin du XX me sicle
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Cependant, les volutions rcentes concernant la modlisation de la survenue des TMS
doivent nanmoins rinterroger les pratiques. En effet, ces dernires annes, la mise en
vidence de liens entre, d'une part des facteurs psychosociaux et des facteurs
organisationnels varis, le stress, et, d'autre part, la pathologie, est en train de bouleverser
la faon de concevoir l'intervention visant prvenir les TMS3.
Nous irons plus loin : si la construction de l'intervention est dtermine par la faon
dont on explique, un moment donn, la survenue de TMS, cette explication est elle-
mme contrainte par des approches de la sant qui dpassent et incluent les modlisations
concernant la survenue de la pathologie cible. Ces approches gnrales de la sant sont
la fois fortement lies aux traditions culturelles d'une socit, et, en mme temps, en
constante volution. Pour le dire autrement et de manire un peu caricaturale, la culture
occidentale en matire de sant, parfois qualifie de "biomdicale", n'a jamais pu, de par
son histoire, accorder beaucoup de crdit des approches socialement marginales, comme
l'approche psychosomatique par exemple. Et ceci, sans mme en avoir vraiment valu la
pertinence au regard de la question pose.
Donc, si les rcents rsultats pidmiologiques autour des relations entre des facteurs
psychosociaux et organisationnels et les TMS, en mme temps que les checs des actions
de terrain, viennent r-interroger les modlisations de la survenue de la pathologie, ils
doivent galement r-interroger des modlisations plus gnrales de la sant.
Puisque notre recherche se fixait pour objectif de proposer une modlisation de
l'intervention ergonomique pour prvenir les TMS, la rfrence un modle gnral de la
sant et des TMS, qui articule de manire cohrente la fois les rsultats spcifiques la
pathologie entre eux, mais galement ces rsultats avec une conception plus gnrale de ce
septembre 2003 Paris, visait d'ailleurs, au travers de son thme "modles et pratiques d'analyse du travail,
1988-2003, 15 ans d'volution", faire le point sur ces questions qui proccupent l'ergonomie francophone
depuis longtemps maintenant. Ce rendez-vous fut donc en mme temps l'occasion d'expliciter les divergences
d'approches, et l'occasion de souligner les convergences de ces approches distinctes autour de thmatiques
privilgies et rcurrentes. 3 La faon dont on explique l'apparition d'une pathologie participe la construction de l'intervention de
prvention de cette mme pathologie, puisqu'il s'agit finalement, dans l'intervention, de construire les
conditions de la non-survenue de cette pathologie. Ainsi, le modle thorique de rfrence mobilis pour
expliquer la survenue des TMS a des consquences sur la faon d'intervenir en ergonomie sur cette question.
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Partie 1 - Les TMS et le travail la fin du XX me sicle
- 22 -
qu'est la sant, de son sens, et de sa place dans la vie humaine, nous est apparue
incontournable.
Au regard d'approches diverses, allant de la philosophie la psychologie de la sant, de la
mdecine la psychopathologie, en passant par la psychologie du travail, l'ergonomie ou
l'approche psychodynamique entre autres, il nous est apparu que la question de la place de
l'individu dans la prise en charge de sa propre sant devait constituer l'lment central d'un
tel modle. Autrement dit, nous soutiendrons dans ce travail que la sant du travailleur a
quelque chose voir avec la possibilit pour lui d'tre pour quelque chose dans ce qui
lui arrive.
Dans ce cadre, le concept de "marges de manuvre" nous a sembl tre le plus
mme de rendre compte simultanment des deux lments suivants, qui constituent deux
lignes directrices pour notre travail :
- la ncessit d'une participation du travailleur la prise en charge de sa
sant par son intgration au processus de conception ;
- et, la ncessit de tenir compte pour la construction de la dmarche des
contraintes lies la ralit de l'intervention ergonomique en entreprise
(primtre de l'intervention ergonomique, limites de l'investissement
prvu, maintien de la productivit, caractristiques de la population, etc.).
D'une manire gnrale, le concept de marge de manuvre tablit un lien entre la
sant et le contrle de chacun sur sa situation de travail. Il renvoie la possibilit pour
l'individu d'agir sur sa situation de travail, d'y dposer une marque personnelle. Le collectif
de travail, dfini par les interactions existantes entre les oprateurs eux-mmes, mais
galement entre les oprateurs et l'encadrement de proximit, joue un rle vident dans la
possibilit pour chacun de ces individus d'obtenir et d'investir les marges de manuvre.
Ainsi, les possibilits de rgulation, qui visent assurer simultanment l'efficacit du
travail et la prvention, augmentent, lorsque les marges de manuvre des individus et du
collectif augmentent elles aussi. Nous verrons que ceci est valable aussi bien pour les
situations de travail en cours de production, ce que nous appellerons des "situations de
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Partie 1 - Les TMS et le travail la fin du XX me sicle
- 23 -
fonctionnement", et pour les diffrentes tapes qui jalonnent le processus de conception, ce
que nous appellerons les "situations de conception".
Deux thses tiologiques principales constitueront les bases de notre proposition
mthodologique :
1. Les TMS ne sont pas seulement une pathologie des personnes : ils
constituent un symptme parmi d'autres d'une organisation du
travail dficiente.
2. Les TMS sont le reflet d'un dficit de marges de manuvre du
salari dans son travail, ce dficit individuel tant lui-mme li un
dficit de marges de manuvre de nombreux acteurs dans
l'entreprise.
Les trois thses qui seront dfendues pour la prvention des TMS sont les suivantes :
1. L'augmentation des marges de manuvre des oprateurs et de l'encadrement est
un lment essentiel de la prvention des TMS.
2. L'intervention ergonomique centre sur les marges de manuvre des acteurs tient
simultanment les enjeux de sant et les enjeux conomiques de l'entreprise afin de
construire des compromis efficaces pour la sant des travailleurs.
3. L'valuation prcise et multicritre de l'intervention ergonomique, tourne vers le
futur, est un lment essentiel de l'intervention ergonomique et de la prvention
des TMS.
Cette thse est structure autour de 6 parties.
La premire partie prsente en dtail la pathologie et ses diffrents enjeux pour les
pays industrialiss. Un lien sera tabli et dvelopp entre l'volution exponentielle du
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Partie 1 - Les TMS et le travail la fin du XX me sicle
- 24 -
nombre de TMS reconnus et les transformations du travail qui se sont produites la fin du
XX me sicle.
La seconde partie est essentiellement ddie l'tiologie des TMS. Nous
montrerons la manire dont l'approche biomdicale classique, qui concevait principalement
les TMS comme une pathologie des articulations et des tissus mous, tend aujourd'hui
voluer vers une prise en compte de plus en plus forte de facteurs nouveaux tels que les
facteurs psychosociaux, les facteurs organisationnels et le stress. Cette perspective sera
ensuite prolonge en prsentant un certain nombre de positions thoriques des sciences
humaines, qui nous amnent concevoir les TMS de manire plus large, comme une
atteinte la sant tmoignant, pour le salari concern, d'un dficit de perception de
contrle sur les situations de travail. Enfin, nous prsenterons une approche ergonomique
de la pathologie qui conoit les TMS comme une pathologie de l'organisation du travail. Le
dernier chapitre de cette seconde partie sera ddi au dveloppement de l'intrt de la
notion de marges de manoeuvre pour expliquer la survenue des TMS.
La troisime partie propose un cadre mthodologique pour la prvention des TMS en
conception dans le cadre d'une intervention ergonomique. Un tat des lieux des acquis
concernant la prvention des TMS sera d'abord ralis. Nous prsenterons ensuite les
acquis de l'ergonomie dans le cadre de la conduite de projet. Enfin, nous dvelopperons les
lments spcifiques la conduite de projet pour la prvention des TMS dans le cadre du
travail rptitif.
La quatrime partie de la thse est consacre la prsentation du cadre pistmologique de
notre travail. Dans un premier temps, le cadre de la recherche sur la pratique sera prcis,
ainsi que les rapports entretenus par ce mode de recherche avec la recherche exprimentale
et la recherche pidmiologique pour la prvention des TMS. Quelques questions
pistmologiques relatives la recherche sur la prvention des TMS seront ensuite
abordes. Le dernier chapitre proposera quelques rflexions quant aux questions
pistmologiques spcifiques la recherche sur la pratique en ergonomie.
La cinquime partie est ddie la prsentation de l'intervention ergonomique mene dans
un abattoir de canards gras, et la prsentation de ses rsultats. Nous prsenterons d'abord
l'entreprise et son contexte, puis l'intervention de manire factuelle. La mthodologie de
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Partie 1 - Les TMS et le travail la fin du XX me sicle
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recherche mise en place sera dtaille avant la prsentation et la discussion des rsultats de
l'intervention.
Enfin, la discussion gnrale constituera la sixime partie. Nous discuterons tout d'abord
des intrts et des limites de la mthodologie de recherche utilise, du cadre thorique
centr sur les marges de manuvre, et de la mthodologie d'intervention pour la prvention
des TMS. Nous prsenterons ensuite les thmes et champs principaux, en relation avec
notre approche de la sant au travail, qui ont t mis en lumire par l'intervention. Enfin
nous prciserons quelques enjeux de recherche venir, concernant la prvention des TMS,
et le modle thorique centr sur les marges de manuvre.
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Premire partie
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Les Troubles Musculo-Squelettiques
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&
Le travail la fin du XX me sicle
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"Les mains et les membres suprieurs dans leur ensemble sont de loin les outils les plus
essentiels de l'tre humain. Leur fantastique structure leur permet l'excution aussi bien de
tches de prcision, que de tches de force, de mouvements lents et minutieux que de
mouvements rapides" (Malchaire & al., 1999, p. 3). Au cours de l'activit professionnelle,
des contraintes lies la mobilisation de ces membres et l'utilisation de leurs capacits se
trouvent runies, ce qui peut engendrer la survenue de pathologies.
Les atteintes la sant dans le cadre du travail peuvent tre nombreuses. "Les troubles
musculo-squelettiques (TMS) recouvrent diverses pathologies dont la douleur est
l'expression la plus manifeste. Elle est le plus souvent associe une gne fonctionnelle
qui peut parfois tre invalidante. Les TMS concernent tous les segments corporels
permettant l'homme de se mouvoir et de travailler, mais c'est au niveau du dos et du
membre suprieur qu'ils sont les plus frquents" (Aptel & al., 2000). La dfinition la plus
couramment utilise pour les TMS du membre suprieur est celle de Putz-Anderson
(1988) : les TMS sont l'ensemble des troubles qui rsultent de l'accumulation de
microtraumatismes, c'est--dire de blessures provoques par des contraintes mcaniques et
touchant une ou plusieurs parties du membre suprieur (mains, poignets, coudes et
paules), ou la nuque. Si les localisations corporelles concernes peuvent tre nombreuses,
nous nous intresserons dans notre travail aux TMS des membres suprieurs, qui "rsultent
d'abord de l'application de contraintes biomcaniques soutenues et/ou rptes. Mais le
stress et les facteurs psychosociaux majorent ce risque selon des modalits encore mal
connues" (Aptel & al., 2000). Le caractre multifactoriel de ces affections est avr
(Armstrong & al., 1993).
Dans cette premire partie de la thse, nous allons tout d'abord prciser ce que sont les
troubles musculo-squelettiques du membre suprieur, les diffrentes dnominations qui
peuvent tre utilises pour cette pathologie, ainsi que le fort enjeu social qu'elle reprsente.
Tout ceci constituera l'objet du premier chapitre.
Dans le second chapitre de cette partie nous montrerons que l'volution exponentielle, ces
dernires annes, du nombre de travailleurs concerns par cette pathologie professionnelle
peut tre mise en rapport avec les volutions du travail la fin du XX sicle.
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Les Troubles Musculo-Squelettiques du membre
suprieur
De nombreux crits de rfrence (Putz-Anderson, 1988 ; Pujol, 1993 ; Kuorinka & Forcier,
1995) ont dtaill la nature des diffrentes pathologies musculo-squelettiques. Les
pathologies peuvent tre diffrencies selon les zones corporelles atteintes (poignets,
coudes, paules, nuque). En effet, d'une part, les entits anatomiques mises en jeu ne sont
pas les mmes, et, d'autre part, les contraintes biomcaniques diffrent selon les
articulations concernes. De ce fait, les tests cliniques recommands ne sont pas non plus
les mmes (Cock & Masset, 1994). Les principales pathologies rencontres figurent dans le
tableau 1 repris de Pujol (1993, p.7).
1 Tendinopathies Coiffe des rotateurs, long biceps / Epicondyliens / Epitrochlens /
Flchisseurs, extenseurs (main et doigts)
2 Syndromes canalaires Sus-scapulaires / Circonflexe / Grand dentel / Musculo-cutan / Radial au
coude / Cubital au coude / Mdian (canal carpien) / Cubital (canal de Guyon)
3 Hygromas Du coude / du dos des phalanges
4 Syndromes osseux Arthroses microtraumatiques (poignet, base du pouce) / Ncroses induites par
vibrations (Khler, Kienbck)
5 Syndromes vasculaires Troubles angioneurotiques / Syndrome marteau hypothnar / Syndrome
marteau thnar
Tableau 1 Pathologies d'hypersollicitation de l'paule et du membre suprieur (Pujol,
1993).
Selon Pujol (1993, pp. 7-8), "ces atteintes ont en commun le fait qu'elles concernent des
tissus mous qui vont tre lss essentiellement en raison des rapports anatomiques ou
fonctionnels qu'ils entretiennent avec une structure mobile articulaire :
- soit pour la protger : bourses sreuses (hygromas ou bursites) ;
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- soit pour la mobiliser : tendons, leurs insertions priostes et leurs gaines
(tendinites, tno-priostites, tno-synovites) ;
- soit du seul fait de leur proximit articulaire, leur passage dans les dfils
anatomiques inextensibles, les empchant de se drober pour fuir les agressions
mcaniques dues aux mouvements rpts (syndromes canalaires)".
La gravit des atteintes anatomiques et les problmes fonctionnels engendrs peuvent
constituer d'autres lments de description.
Dnominations
Les dnominations concernant cette pathologie sont nombreuses. Les termes les plus
frquents que l'on retrouve dans la littrature mondiale sont les suivants :
Repetitive Strain Injuries, RSI (Pujol, 1993).
Lsions attribuables au travail rptitif, LATR (Kuorinka & Forcier, 1995).
Cumulative Trauma Disorders, CTD (Putz-Anderson, 1988).
Over Use Disorders, OUD.
Pathologies d'hypersollicitation (Pujol, 1993).
Work Related Upper Limb Disorders, WRULDs (Cooper & Baker, 1996 ; Buckle,
1997a).
Musculoskeletal Disorders, MSDs (Hagberg & al., 1995).
Troubles Musculo-squelettiques, TMS.
Si ces diffrences d'appellation sont en partie lies aux diffrences de langues, les
dnominations mettent chacune l'accent sur des aspects diffrents de la pathologie.
L'volution des connaissances, ainsi que les orientations scientifiques privilgies par les
chercheurs, sont sans doute l'origine de cette multitude d'appellations. Cependant, la mise
en vidence, ces dernires dcennies, de la complexit de la pathologie (tissus concerns,
facteurs tiologiques, etc.) permet sans doute d'expliquer le fait que les appellations
releves sont rarement compltement satisfaisantes.
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Le terme "WRULDs" renvoie une localisation corporelle prcise de la pathologie, qui a
du sens du point de vue des mcanismes biomcaniques d'apparition de la pathologie
tablis ce jour4. Il est pourtant trs peu utilis en France.
Le terme "TMS5", le plus usuel en France, met en avant les entits anatomiques atteintes. Il
pose principalement deux difficults. Tout d'abord, il s'avre parfois inappropri du point
de vue des entits anatomiques atteintes, du fait de la multitude des localisations
corporelles possibles (Pujol, 1993). De plus, ceci accentue le flou autour des facteurs et des
mcanismes d'apparition de la pathologie, qui diffrent de manire importante selon les
segments corporels concerns. Pour viter cela, on trouve parfois le terme "TMS du
membre suprieur" (Malchaire & al., 1999), mais cela ne rpond pas la premire
difficult releve.
Pour Pujol (1993), il est important que les appellations mettent "en vidence les notions
d'activit rptitive et/ou de sollicitations excessives", sans ngliger le fait que la
pathologie peut "apparatre la suite d'efforts statiques" (p. 4). Ainsi, certaines
dnominations mettent en avant le caractre rptitif de l'activit dans la survenue de la
pathologie (RSI, LATR). D'autres mettent en avant l'aspect cumulatif des contraintes
subies (CTD), et d'autres encore, le fait que les sollicitations de l'activit dpassent les
capacits fonctionnelles du travailleur (OUD, Pathologies d'hypersollicitation). Ces
dnominations-l ont en commun le fait de prciser de manire a priori le facteur principal
suppos d'apparition de la pathologie. La difficult principale tient selon nous au fait que
de telles appellations ne refltent en rien le caractre multifactoriel de la pathologie mis en
vidence ces dernires annes par les chercheurs et les praticiens, et sur lequel nous
reviendrons plus loin. La probabilit est alors forte que ces appellations, dans le meilleur
des cas, sous-estiment la complexit de la pathologie, et ainsi, restreignent d'emble
l'importance du rle ventuel d'autres facteurs. En termes d'action, le risque de ces
dnominations rside donc dans une approche trop partielle des situations de travail.
Le terme de "pathologie d'hypersollicitation" (Pujol, 1993, pp. 4 & 5) "a pour avantage
d'englober par son caractre trs gnral toutes les influences nocives susceptibles de se
4 Concernant les pathologies des membres suprieurs, il est tabli que la prsence d'un facteur ou bien
l'association de deux ou plusieurs facteurs biomcaniques comme la force exerce, la rptitivit, la dure, ou
encore les angulations articulaires extrmes gnre une forte probabilit d'apparition de la pathologie. 5 Le terme anglo-saxon "Musculoskeletal Diseases"ou "Musculoskeletal Disorders" (MSD, ou MSDs) en est
l'quivalent. On rencontre parfois aussi le terme "Work related Musculoskeletal Diseases" ou "Work related
Musculoskeletal Disorders" (WMSD, ou WMSDs) pour insister sur l'origine professionnelle des troubles.
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Partie 1 - Les TMS et le travail la fin du XX me sicle
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manifester la suite de gestes et attitudes professionnels en raison de l'importance des
contraintes et de la charge de travail. Il peut s'appliquer tous les types de lsions que l'on
peut rencontrer dans ce cadre et on parlera ainsi, suivant les cas, de pathologie
d'hypersollicitation d'origine professionnelle musculo-tendineuse , osseuse ,
nerveuse , etc., ou encore d'un territoire dtermin ( membre suprieur , membre
infrieur , rachis , etc.)".
Cette sollicitation excessive des capacits d'un travailleur pour dfinir l'apparition de la
pathologie avait d'ailleurs clairement t dveloppe par Putz-Anderson (1988, p. 70) :
"CTD may develop when the work demands habitually exceed a worker's capacity to
respond to these demands". Ce qu'il est important de noter dans la dfinition de
l'hypersollicitation c'est son caractre habituel, rgulier. Autrement dit, une sollicitation
importante du travailleur n'est pas ncessairement pathogne si elle est extra-ordinaire.
L'hypersollicitation, ainsi dfinie, constitue sans doute la dfinition la plus
approprie pour caractriser mdicalement la pathologie parmi les diffrentes
dnominations releves ici.
Cependant, notre faon d'envisager l'hypersollicitation du travailleur diffrera quelque peu.
La diffrence tient essentiellement au fait que notre projet ne vise pas la caractrisation
mdicale de la pathologie, mais davantage la prvention de cette dernire. Ainsi, dans une
acception plus large et qui reprend les termes des dbats et des rsultats les plus rcents,
nous proposons que le terme de "pathologie d'hypersollicitation" renvoie au fait que la
survenue de la pathologie est lie une sollicitation excessive et renouvele du
travailleur, compte tenu des diffrentes contraintes de la situation de travail et de
leurs interactions respectives dans l'activit6.
Dfinir ainsi la pathologie dont on vise la prvention, pose d'emble la ncessit de la
globalit de l'approche, de la multiplicit des facteurs prendre en compte afin de mener
des transformations efficaces. Nous continuerons cependant utiliser le terme "TMS" dans
ce travail, car il reste le plus utilis en France.
6 Nous verrons plus loin que les dimensions de l'activit susceptibles de constituer des contraintes peuvent
tre nombreuses.
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Partie 1 - Les TMS et le travail la fin du XX me sicle
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Les TMS : un enjeu social
Depuis plus de 10 ans, toutes les statistiques montrent une augmentation du nombre de
TMS, ce qui en fait aujourd'hui en France la maladie professionnelle reconnue la plus
rpandue. Les cots directs (indemnits, traitements, soins mdicaux et chirurgicaux) de
cette explosion de cas deviennent de plus en plus importants pour la socit, et les cots
indirects (production, absentisme, remplacement) sont estims deux fois suprieurs par
Hagberg & al. (1995).
Un enjeu de sant publique
Le nombre de travailleurs concerns fait de la lutte contre cette pathologie un enjeu de
sant publique majeur qui proccupe toutes les grandes institutions de la sant, qu'elles
soient nationales ou internationales. Le vieillissement gnral de la population accentue
encore davantage la ncessit d'engager des mesures efficaces pour lutter contre les TMS,
puisque l'ge des travailleurs est un facteur corrl l'apparition de la pathologie.
L'allongement de la dure du travail avant la retraite ne va donc pas contribuer rduire le
"phnomne pidmique TMS".
Les TMS en chiffres, dans le monde et en France :
Le phnomne TMS semble gnralis tous les pays industrialiss7. Un rapport de
synthse (Buckle & Devereux, 1999c) de l'Agence Europenne pour la scurit et la sant
au travail souligne l'importance du problme en Europe avec des prvalences de TMS
comprises entre 20 et 45 % des travailleurs europens pour la nuque et le membre
suprieur au cours des 12 derniers mois. Ces statistiques comprennent non seulement les
manifestations pathologiques mais galement la fatigue, la douleur, la gne. La
surveillance de ces aspects est tout aussi importante, car ils sont les prmices des
pathologies. On constate cependant que les travaux sur les TMS ne s'y intressent que trs
rarement.
L'interprtation de ces chiffres fait l'objet de dbats controverss. Un certain nombre
d'interlocuteurs considrent notamment que la recrudescence des TMS reconnus en France
est en partie explicable par l'volution du tableau n 57 de la Caisse Nationale d'Assurance
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Partie 1 - Les TMS et le travail la fin du XX me sicle
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Maladie (CNAM). En 1991, les critres de reconnaissance de l'origine professionnelle des
TMS ont t largis, ce qui tendrait logiquement favoriser une augmentation du nombre
de TMS reconnus en maladie professionnelle (MP). En effet, un net accroissement du
nombre de TMS reconnus a bien t enregistr au cours des deux annes suivantes.
Toutefois, Bourgeois & al. (2000, p. 41) nous amnent constater que "le phnomne ne
s'est jusqu' aujourd'hui nullement inflchi. De plus, alors que le tableau n 39 de la
Mutualit Sociale Agricole (MSA) n'a subi une modification qu'en 1993, il est intressant
de constater que l'volution statistique est comparable celle du tableau n 57 de la
CNAM", ajoutent les auteurs. "De surcrot, de nombreuses entreprises non touches en
1991, par l'apparition ou la recrudescence des TMS, sont particulirement concernes
quelques annes plus tard" (Ibid). Tout ceci souligne le fait que l'volution stricte des
critres de reconnaissance n'est pas une explication suffisante, elle seule, de l'volution
impressionnante du nombre de TMS. Ceci est d'autant plus vrai que la reconnaissance
d'une maladie professionnelle reste malgr tout une "course d'obstacles" (Pezerat &
Thbaud-Mony, 1988 ; Thbaud-Mony, 1995).
Les TMS dans l'industrie :
Les TMS touchent essentiellement le secteur industriel : c'est le cas dans plus de 86 % des
cas selon Bourgeois & al. (2000). Les secteurs ou activits de l'industrie particulirement
touchs par les TMS sont l'assemblage, la confection chaussure, l'agroalimentaire, le
conditionnement et les caissires. Pour la plupart de ces secteurs, entre 70 et 80 % des
travailleurs ont au moins un problme de TMS. Le secteur agroalimentaire est
particulirement touch par les affections concernant les paules et le canal carpien
(Anact, 1996). Ces rsultats sont confirms et prciss notamment par l'enqute ESTEV
(Derriennic & al., 1996), et une tude de la Fondation europenne pour l'amlioration des
conditions de travail (2003b). Le travail y est d'abord difficile, et la situation conomique
pour les activits d'abattage et de transformation de la viande de boucherie est trs dlicate
(Abisou, 1993). Le faible taux de rentabilit conomique de ces entreprises et le cot lev
des investissements expliquent les difficults moderniser les outils de production et le
recours souvent indispensable aux fonds publics pour amliorer les conditions de travail.
Aborder la question des TMS ne peut se faire indpendamment des conditions
7 Les comparaisons chiffres sont cependant dlicates du fait de la diversit des sources d'information, en
termes de prcision, de qualit et de diversit des donnes, qui ne sont donc pas directement comparables
(Tozzi, 1999).
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conomiques du secteur concern. La perception de plus en plus clarifie du cot des TMS
pour la socit dans son ensemble doit constituer un argument fort pour la mise en place de
moyens importants dans le champ de leur prvention.
Un enjeu conomique
L'volution du nombre de maladies professionnelles suit globalement l'volution des TMS
(Bourgeois & al., 2000). Le cot des TMS, considrable pour les socits industrialiss
(Agence europenne pour la Sant et la scurit au travail, 2000b), est difficile chiffrer
dans la mesure o il existe des cots directs (prise en charge mdicale, pharmaceutique,
hospitalire et indemnisations journalires) et des cots indirects (consquences
productives pour l'entreprise).
L'augmentation des cots directs reprsents par les maladies professionnelles est
globalement imputable l'volution des TMS. "Sur la priode 93-95, le poids des dpenses
du tableau n 57 est pass de 47,2 59,6 % du total des dpenses inhrentes l'ensemble
des maladies professionnelles" (Bourgeois & al., 2000, p. 44). Le cot moyen par maladie
du tableau 57 indemnise est pass de 7500 par maladie en 1989 prs de 15000 en
1992 (Pujol & Soulat, 1996). Pour Toomingas (1998 ; cit par Piette & al., 2001), les cots
directs auraient reprsent, en 1991, 20 25 % de tous les cots mdicaux des pays
scandinaves. En Angleterre, les cots seraient de l'ordre de 1,25 milliard de livres sterling
(Davies & Teasdale, 1994 ; cit par Piette & al., 2001).
A ces cots directs et indirects, il convient d'ajouter les cots lis aux actions en justice, de
plus en plus nombreuses, entreprises par les travailleurs, notamment au Royaume-Uni et
aux Etats-Unis8. Le cot social des TMS serait susceptible de menacer la survie de
nombreuses entreprises, dont les cotisations augmentent.
Dans la mesure o le nombre de TMS reconnus est trs probablement en de de la ralit
de l'tendue de la pathologie9, le niveau rel de la prise en charge des cots directs lis aux
TMS est bien plus important, puisqu'une partie importante de ces cots se rpercute sur le
rgime gnral de la scurit sociale. Bourgeois & al. (2000) proposent plusieurs types
d'explications cela : le risque de prcarisation du salari au travers de la dclaration en
8 Le Health and Safety Bulletin fait rgulirement tat de jugements rendus favorables aux travailleurs.
9 Les spcialistes valuent 1/3 la proportion de TMS qui font l'objet d'une reconnaissance de pathologie
professionnelle.
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Partie 1 - Les TMS et le travail la fin du XX me sicle
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MP, les fortes disparits dans l'issue des processus de reconnaissance. La sensibilit des
mdecins gnralistes aux maladies professionnelles, ainsi que la charge de travail des
mdecins du travail et des mdecins gnralistes (Davezies & Daniellou, 2004), constituent
selon nous des explications complmentaires.
Vers la reconnaissance de l'origine professionnelle de la pathologie
Une faon originale, nous semble-t-il, de dcrire l'volution des reprsentations sociales
vis--vis des TMS, consiste l'aborder sous l'angle de la construction sociale et
progressive de l'origine professionnelle de ce type de pathologie.
Putz-Anderson (1988) introduit son clbre ouvrage "Cumulative trauma disorders A
manual for musculoskeletal diseases of the upper limbs" en expliquant le fait qu'au dbut
du XVIII me sicle les effets ngatifs possibles du travail sur la sant avaient t dj
enregistrs par Ramazzinni, (1717), qui ciblait particulirement certain violent and
irregular motions and unnatural postures of the body, comme tant l'origine du
dveloppement progressif de pathologies srieuses. Malgr le fait que l'association entre le
travail et ce qu'on appellera communment plus tard les TMS soit souligne depuis presque
300 ans (Franco & Fusetti, 2004), la reconnaissance tablie de l'origine professionnelle de
la pathologie n'est finalement que trs rcente. Il y a sans doute de trs nombreuses
explications cela, et nous en esquisserons simplement trois, peut-tre les principales, et
sans aucun doute complmentaires.
Tout d'abord, la proccupation de la socit pour la sant au travail est galement rcente.
C'est une construction sociale et progressive, porte par les acteurs de la socit, qui a peu
peu amen les pouvoirs publics se proccuper des questions de sant au travail. Ce qui
est acceptable en termes d'atteinte la sant volue au sein d'une socit et de son
histoire. Bien videmment, les progrs scientifiques participent, pour partie, mais pour
partie seulement, l'volution de cette "norme sociale d'acceptabilit". Malchaire & al.
(1999) voquent le fait que les proccupations des travailleurs des pays industrialiss ont
volu, s'attachant moins au salaire et davantage la qualit de vie. Ainsi, dans de
nombreux cas, ce qui tait acceptable avant est aujourd'hui devenu inacceptable10
.
10
Sans doute serait-il possible de montrer comment, selon le mme processus d'volution de la norme de ce
qui est socialement accept, un certain nombre de pathologies professionnelles qui taient inacceptables
avant ont pu le devenir, de fait. L'volution des orientations et des soutiens financiers accords par les
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Malgr tout, si la sant au travail est aujourd'hui une proccupation plus importante, les
questions abordes par ces proccupations doivent tre interroges. En effet, si la recherche
dans le champ des TMS a bnfici de cette proccupation sociale gnrale pour les
questions de sant au travail, les moyens accords la recherche sur les TMS par les
pouvoirs publics ne sont pas la hauteur de l'ampleur de la pathologie dans les entreprises.
Les TMS ne sont d'ailleurs pas le seul exemple de ce dcalage entre, d'un ct, la ralit
d'un problme et ses consquences humaines, et, d'un autre ct, le soutien accord par les
pouvoirs publics la recherche et l'action sur ces questions. Les cancers professionnels11
,
conscutifs des expositions plus ou moins prolonges des produits toxiques (Brugre,
1992 ; Davezies, 1992), constituent un autre exemple relativement dlaiss.
La question des TMS est certes lgrement diffrente, dans le sens o les atteintes en
question ne mettent pas en jeu la survie biologique des individus. Mais le nombre de cas de
TMS dans les entreprises est un argument de premier plan. Si l'on accepte d'chapper au
regard biomdical institu dans nos socits occidentales (Bruchon-Schweitzer & Dantzer,
1994 ; Cassou & Schiff, 1998 ; Bruchon-Schweitzer, 2002), et que l'on considre la sant
comme une dimension de l'individu qui concerne autant l'organisme physique et
biologique, que l'quilibre psychologique et l'insertion sociale un second argument fort se
dessine. Nous ne cherchons videmment pas l minimiser les consquences des TMS sur
l'intgrit de l'organisme et ses capacits fonctionnelles, qui peuvent effectivement tre trs
graves. Mais nous soulignerons galement dans cette thse l'impact des TMS sur l'quilibre
psychologique et social d'un individu.
Pour rsumer ce point, nous pourrions dire que l'volution progressive vers la
reconnaissance de l'origine professionnelle de la pathologie s'explique videmment pour
partie par la proccupation progressivement de plus en plus importante de notre socit et
de ses acteurs pour les questions de sant au travail, mme s'il nous semble falloir
finalement reconnatre que les TMS constituent un objet de recherche qui n'a jamais t
soutenu la hauteur des enjeux qu'il reprsente.
pouvoirs publics est un indicateur intressant de ces changements concernant ce qui est finalement acceptable
ou non. La toxicit des produits chimiques prsents sur les lieux de travail semble ainsi tre devenue un objet
de recherche quasi dsert aujourd'hui en France, alors qu'il s'agissait d'un enjeu majeur dans les annes
1940-1950. 11
Thbaud-Mony (1995, p. 100) rappelle des chiffres loquents : "Les estimations pidmiologiques donnent
une fourchette de 5000 10000 dcs par an, alors que le nombre de cas indemniss chaque anne est de
140".
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Partie 1 - Les TMS et le travail la fin du XX me sicle
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D'autres questions de sant au travail avaient davantage retenu l'attention des
spcialistes jusqu'aux annes 1960. La prvention d'un certain nombre d'autres
pathologies importantes a beaucoup progress au milieu du sicle dernier. "Ces problmes
occultaient probablement en partie la reconnaissance des pathologies du membre
suprieur, et cela, de manire plus ou moins importante selon les pays et les secteurs
industriels concerns" (Malchaire & al., 1999, p. 3).
Aprs l'explosion des chiffres et la pression sociale gnre depuis les annes 1990, la
question des TMS tend aujourd'hui devenir un sujet de dbat admis, mme s'il demeure
des disparits importantes selon les entreprises. D'un ct, les salaris exposs et/ou
atteints ne considrent plus ces problmes comme "faisant partie du mtier". Certains
n'acceptent plus ces souffrances, qui concernent la plupart du temps un travail peu reconnu.
De l'autre ct, les employeurs prennent conscience du fait que les TMS sont lis une
volution sociale du travail et de son organisation, dont ils ne font finalement que subir le
contrecoup aujourd'hui, et qui concerne aussi les concurrents. Ceci a pu avoir un effet
dculpabilisant, qui leur permet d'envisager de se confronter au problme. Cette
confrontation est galement favorise par la meilleure connaissance des processus
d'apparition de la pathologie, et certains rsultats encourageants d'actions menes dans les
entreprises.
L'acceptation progressive dans les entreprises, de la part des salaris et des responsables,
d'un dbat autour des TMS, et ventuellement d'actions concrtes, constitue donc une
seconde explication la reconnaissance progressive de l'origine professionnelle.
L'tape la plus rcente en France de cette reconnaissance rside dans l'adaptation en
1991 du Tableau 57 du rgime gnral de la Caisse Nationale d'Assurance Maladie, et du
Tableau 39 du rgime agricole de la Mutualit Sociale Agricole en 1993. Les modifications
ainsi apportes ont permis de faciliter la dclaration par les mdecins du travail d'un plus
grand nombre de pathologies.
Un frein important la reconnaissance de l'origine professionnelle des TMS a toujours
rsid dans le fait qu'un certain nombre d'activits de la vie hors travail expose les
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individus des facteurs de risques similaires ceux rencontrs sur les postes de travail. Les
activits sportives (Pujol, 1993), le jardinage, le bricolage, la musique sont souvent cits
parce qu'ils sont susceptibles de solliciter l'individu de manire exagre, et donc conduire
l'apparition de symptmes comparables.
Il nous semble que les progrs des mthodologies pidmiologiques et du traitement
statistique des donnes recueillies sur les questions de TMS ont finalement favoris un
basculement essentiel. Depuis le jour o l'vidence statistique a impos la relation entre
l'activit professionnelle et la survenue de certains TMS (Hagberg & al., 1995 ; Bernard,
1997), le dernier rempart est, semble-t-il, tomb. Le lien a alors pu tre prcis, par
exemple par les travaux de Hagberg (1995), qui montrent que l'association entre les TMS
et l'activit de travail serait davantage vidente pour les pathologies des mains, poignets et
paules, que pour celles du coude.
Si ces volutions apparaissent encourageantes pour favoriser la prise en charge des
problmes de sant au travail et notamment des TMS, certaines remarques sont
susceptibles d'assombrir quelque peu le tableau.
Tout d'abord, nous l'avons dj dit, la sant au travail reste un domaine peu pris en
compte par les pouvoirs publics en France. Le discours mdical classique sur la sant
tend toujours confiner ces problmes au niveau individuel sans tenir compte de l'impact
de l'environnement professionnel.
Les procdures de dclaration et de reconnaissance des maladies professionnelles en
France, quelles qu'elles soient, sont caractrises par un certain nombre de
dysfonctionnements, qui font qu'il y a finalement peu de dclarations et donc de
reconnaissances (Desriaux, 2001 ; Pezerat & Thbaud-Mony, 1988 ; Thbaud-Mony,
1995).
Le Healthy Worker Effect, effet du travailleur en bonne sant (Volkoff, 2002), tmoigne
du fait que les individus rencontrs sur les situations de travail sont en meilleure sant que
l'ensemble des travailleurs ayant t exposs ces mmes situations de travail. En effet, les
individus ayant quitt leur travail, les individus reclasss dans d'autres ateliers ou sites,
etc., ne rentrent alors pas dans les statistiques. L'apprciation de la population dont la sant
-
Partie 1 - Les TMS et le travail la fin du XX me sicle
- 42 -
est affecte par les conditions de travail est confronte un problme mthodologique
important. Si on utilise le nombre de malades au travail pour valuer la difficult des
conditions de travail, la consquence directe du Healthy Worker Effect est la sous-
estimation de la difficult de ces situations, qui ne va pas dans le sens d'une prise en charge
plus importante de la sant au travail.
L'volution rcente du statut des emplois vers la prcarisation (Thbaud-Mony, 1995 ;
Fondation europenne pour l'amlioration des conditions de vie et de travail, 2002) nous
semble aussi pouvoir contrarier la reconnaissance de l'origine professionnelle des TMS. En
effet, outre le fait que la prcarisation apparat comme un facteur de dgradation des
conditions de travail (Agence Europenne pour la scurit et la sant au travail, 2002),
l'intrim ou le contrat dure dtermine complique dans beaucoup de cas la possibilit de
mettre en vidence l'origine professionnelle d'une pathologie.
Enfin, un dernier lment d'inquitude concerne la faiblesse syndicale aujourd'hui en
France. Il faut en effet rappeler le rle important jou par les syndicats dans l'laboration et
l'volution des tableaux de reconnaissance de maladies professionnelles, ainsi que dans
l'indemnisation des travailleurs (Thbaud-Mony, 1995).
Nous avons montr que la reconnaissance progressive de l'origine professionnelle des TMS
peut s'expliquer de diffrentes manires. Malgr la sous-estimation du nombre rel de cas,
l'augmentation exponentielle du nombre de TMS reconnus ne peut se comprendre sans la
connaissance de l'volution du travail et des entreprises, marque notamment au cours des
10 dernires annes par l'intensification du travail et l'mergence de nouveaux modes
d'organisation du travail favorisant cette intensification (Lasfargues, 2001).
-
Partie 1 - Les TMS et le travail la fin du XX me sicle
- 43 -
Les TMS et l'volution du travail la fin du XX me
Sicle
Vers la dtrioration des conditions de travail
Alors qu'il semble convenu de penser que les conditions de travail s'amliorent au fur et
mesure des progrs techniques et scientifiques, et donc du temps qui passe, on constate
aujourd'hui que certains risques, et des conditions de travail dangereuses, persistent, en
mme temps qu'augmentent les contraintes temporelles et organisationnelles (Fondation
europenne pour l'amlioration des conditions de vie et de travail, 2003a). Globalement,
les conditions de travail se dtriorent en Europe depuis une dizaine d'annes (Daubas-
Letourneux & Thbaud-Mony, 2002). L'enqute ESTEV (Derriennic & al., 1996) montre
une nette progression, entre 1983 et 1993, des caractristiques traditionnelles du travail
ouvrier, dont la population reste plus expose des conditions de travail pnibles (Gollac
& Volkoff, 2000). Il faut galement relever que la proportion des travailleurs la chane
n'a pas diminu globalement, et se trouve mme en augmentation dans certains secteurs,
dont l'agroalimentaire (Gollac & Volkoff, 1996). La croyance sociale gnralise en une
disparition progressive du travail la chane dans nos entreprises n'est donc pas fonde.
Quelques rsultats plus prcis, et en lien avec les TMS, permettent d'illustrer cette
dgradation gnrale des conditions de travail en France :
Le pourcentage des salaris travaillant dans une posture pnible a plus que doubl
entre 1984 et 1998 (figure 1) (Volkoff, 2003).
0
10
20
30
40
1984 1991 1998
Figure 1 Pourcentages de salaris
travaillant dans une posture pnible en
France entre 1984 et 1998 (Volkoff,
2003).
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Partie 1 - Les TMS et le travail la fin du XX me sicle
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En 2000, dans l'UE, 28 % des travailleurs sont touchs par au moins un type de
TMS (Daubas-Letourneux & Thbaud-Mony, 2002).
25 % des salaris des pays de l'Union Europenne ont galement dclar tre
soumis des cadences de travail quasi continment leves.
Les ouvriers de type industriel sont les plus soumis aux cadences leves et aux
dlais serrs : les contraintes automatiques (lies un travail cadenc par la vitesse
automatique des machines), comme les contraintes lies l'existence de normes
quantitatives de production, s'imposent par exemple plus de la moiti des ouvriers
de type industriel (Boisard & al., 2002).
De la mme faon, le pourcentage de travailleurs soumis des cadences leves
(mais pas ncessairement de manire continue) est pass de 48 en 1990 56 en
2000 (Fondation europenne pour l'amlioration des conditions de vie et de travail,
2002).
Volkoff (2003) montre que la rptitivit du travail pour les ouvriers, qu'ils soient
des hommes ou des femmes, qualifis ou non qualifis, a nettement augment entre
1984 et 1998 (figure 2).
Figure 2 Evolution de la rptitivit pour les ouvriers en France entre 1984 et 1998
(Volkoff, 2003).
D'une manire gnrale, le cumul des pnibilits physiques par gnration montre
que, quelle que soit la priode d'anne de naissance d'une catgorie de salaris,
quand on la suit long terme tout au long de son parcours de travail, l'volution des
0
20
40
60
1984 1998
%
Hommes qualifis
Hommes non qualifis
Femmes qualifies
Femmes non qualifies
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Partie 1 - Les TMS et le travail la fin du XX me sicle
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caractristiques du travail fait que le nombre moyen de pnibilits physiques
auxquels ils sont exposs s'accrot au fil du temps (figure 3) (Volkoff, 2003).
Figure 3 Cumul des pnibilits physiques par gnration (Volkoff, 2003).
L'volution du travail la fin du XX me sicle : de l'automatisation
l'intensification du travail
On retrouve dans la littrature l'identification d'une volution du travail, autour d'un certain
nombre d'lments, susceptibles d'expliquer, au moins en partie, l'volution de la
pathologie12
.
L'automatisation globale des processus industriels a redistribu les contraintes
de travail, en diminuant la charge physique globale de travail, mais en localisant les efforts
au niveau des membres suprieurs et surtout en augmentant la rptitivit des gestes par la
stricte dpendance du travail aux cadences des machines.
De nouvelles techniques de travail, et particulirement celles lies
l'informatisation, sont apparues et ont gagn tous les espaces de travail. Pour les espaces
dj concerns par l'informatisation, la multiplication des postes a conduit une forte
spcialisation des travailleurs, qui a entran une exposition plus importante de certains
travailleurs. Le nombre de personnes concernes par les effets ngatifs du travail
0
0,5
1
1,5
2
2,5
3
3,5
4
1984 1991 1998
1979-83
1974-78
1969-73
1959-63
1949-53
1939-43
1929-33
1919-23
1979-83
1974-78
1969-73
1929-33
1919-23
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Partie 1 - Les TMS et le travail la fin du XX me sicle
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informatique est aussi devenu beaucoup plus important. L'augmentation du nombre de
TMS dans le secteur tertiaire en est une illustration marquante.
L'augmentation du travail temporaire, c'est--dire du travail salari sous la
forme de contrats dure dtermine (CDD) ou encore de contrats d'intrim, est une autre
volution importante du travail la fin du XX sicle. Or, on constate dans ces emplois
une sur-exposition l'ensemble des risques, et notamment aux cadences leves en
permanence, ainsi qu'aux mouvements rptitifs permanents ; ce sont galement ces
emplois pour lesquels les individus ont le moins de contrle sur leur cadence de travail et
pour lesquels ils sont les moins forms (Fondation Europenne pour l'amlioration des
conditions de vie et de travail, 2002). Ces rsultats suggrent videmment un rle non
ngligeable de l'volution des statuts des salaris dans l'volution des chiffres concernant
les TMS.
L'volution de l'organisation du travail dans les entreprises semble galement
tre en cause (Gollac & Volkoff, 2000). L'une des consquences des restructurations
industrielles qui accompagnent souvent les changements organisationnels est la disparition
des postes "doux" (Bourgeois & al., 2000). La rotation ou le changement de poste n'est
donc plus forcment la garantie d'une exposition moindre du travailleur.
L'volution du travail dans la filire viande (Nossent & al., 1995) est une illustration de
l'impact des changements organisationnels : la disparition des petits abattoirs o les
oprateurs effectuaient un cycle complet de tches, au profit d'units de production plus
grandes a conduit une division du travail et une spcialisation des oprateurs (Fondation
Europenne pour l'amlioration des conditions de vie et de travail, 2002), synonyme la
plupart du temps de dqualification.13
12
Ces facteurs ne sont videmment pas indpendants entre eux. Ces lments intgrent videmment ceux
prsents prcdemment pour dcrire l'volution progressive vers la reconnaissance de l'origine
professionnelle de la pathologie. 13
Volkoff (1995, p. 26) propose une description de ces volutions qui se trouve tre trs significative :
"l'extension en proportion du travail rptitif sous forte contrainte de temps est sensible dans l'industrie
agroalimentaire, notamment les abattoirs. Les temps de cycles sont extrmement brefs, de l'ordre de deux ou
trois secondes, quoi s'ajoutent les effets multiples des rductions d'effectifs qui sont engages (et se
cumulent) depuis plusieurs annes : moins de postes "protgs" pouvant servir la raffectation des
travailleurs ayant connu une certaine usure, moins de remplacements possibles, de petites marges de
manuvre qui taient permises sur certaines chanes, mais au contraire plus d'acclrations (dues en
particulier aux flux tendus) ; les diffrences d'objets, de modles qui se suivent sur une mme chane font
qu' un certain moment, puisque le temps imparti reste globalement le mme, des acclrations brutales, trs
coteuses en termes de sant interviennent, tendance qui est renforce par la monte des exigences de qualit
et des pratiques d'auto-maintenance sur le poste (sur lesquelles on pourrait, par ailleurs, porter un jugement
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Partie 1 - Les TMS et le travail la fin du XX me sicle
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Une autre volution que l'on a pu voir apparatre dans le travail des abattoirs concerne
l'exigence nouvelle de qualit et la rduction simultane des effectifs (Laville, 1995a).
La non-prise en compte de la variabilit inter et intra individuelle, de la variabilit des
produits, des incidents et alas de la production, des oprations non directement
productives, dans les calculs de temps d'opration et donc dans la dtermination des
cadences de travail est un facteur classique d'intensit du travail. L'volution du travail, son
intensification, n'ont fait que creuser le foss : l'oprateur doit rguler la variabilit, dans
des temps stricts et de plus en plus chargs ; "et il se trouve dans un dilemme : soit assurer
la qualit et le contrle de son travail, mais au prix d'une acclration de son rythme et au
risque de couler, soit ngliger cette qualit, mais au risque de sanctions qui peuvent aller
jusqu' la perte de son emploi" (Laville, 1995a, p. 94-95). Gaudart et Laville (1995)
prsentent trois tendances concernant l'volution du travail la chane, lies la politique
globale des entreprises, et allant dans le sens d'une intensification du travail : 1. Une
limitation de l'automatisation des lignes de production ; seuls les postes les plus pnibles
physiquement sont automatiss ; 2. Une diminution des temps de cycle ; et 3. Des
stratgies "zro stock" et "zro dfaut".
Dans leur rapport pour la Fondation Europenne pour l'Amlioration des Conditions de
Vie et de Travail, Boisard & al. (2002) montrent que le sentiment gnralis chez les
salaris de l'intensification du travail (Gollac & Volkoff, 2000) la fin du XX me sicle
peut tre dcrit et expliqu par le fait que l'on retrouve dans de nombreuses situations de
travail la prsence simultane de deux types de contraintes : les contraintes industrielles et
les contraintes marchandes14
. Les premires sont lies la volont de rguler l'activit
productive afin de mieux la grer (normes de production, vitesse automatique des
machines, dplacement automatique des produits). Les contraintes marchandes renvoient
au souci de s'adapter la demande des clients au sens large. La tension extrme entre ces
deux types de contrainte illustre l'expression utilise par Hubault (1998) : "Les TMS, un
qui ne serait pas compltement dfavorable puisque cela pourrait tre la base d'une certaine forme de
requalification du travail). Dans ce contexte, on peut dceler une relle ambigut quand on aborde un enjeu
comme celui de la polyvalence, sur laquelle, comme pour l'auto-maintenance, on pourrait porter un jugement
plutt positif sur le principe, mais qui mene sous contraintes temporelles, est vcue comme une contrainte
supplmentaire vis--vis de laquelle il vaut presque mieux s'abriter et s'en tenir un poste simple".
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Partie 1 - Les TMS et le travail la fin du XX me sicle
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symptme de rigidit dans une organisation la recherche de souplesse". Cette tension se
traduit dans les situations de travail par des interruptions frquentes non prvues du travail,
du fait que "l'organisation marchande favorise la survenue d'interruptions et l'organisation
industrielle ne permet pas leur intgration dans le cours normal du travail " (Boisard & al.,
2002, p. 70). L'tude de Boisard & al. (2002), montre que les interruptions sont aussi
associes un accroissement net et significatif de tous les risques de maladies
professionnelles, qu'il s'agisse de troubles physiques et/ou psychiques15
.
L'intensification du travail n'est pas ncessairement lie l'augmentation du nombre de
tches effectuer par le travailleur : il est plus difficile de ne rien avoir faire que d'en
avoir trop faire (Clot, 2001a). Pour le dire autrement, augmenter le nombre de tches d'un
travailleur en augmentant ses capacits d'action, ne doit pas tre peru comme une
volution ngative de l'intensit de son travail. Au contraire, cela permet parfois des
travailleurs de se voir attribuer des fonctions qui les sortent de la simple excution, et
constituent une lvation de leur qualification.
Pour De Coninck (2001), l'lvation de la qualification du travail, emploi constant,
semble tre une tendance majeure actuellement. Nous rejoignons l'auteur sur ce point,
mme si cette volution mrite chaque intervention d'tre rinterroge : on demande de
plus en plus aux travailleurs de faire de la qualit. Ceci implique souvent de nouvelles
connaissances, des contrles sur le travail effectu et des habilets nouvelles, qui vont dans
le sens d'un accroissement des responsabilits des travailleurs. Selon ce mme auteur, cette
demande de plus de responsabilisation pose deux questions, qui, selon les rponses
apportes, impliquent ou non une intensification du travail : la premire question est celle
des moyens de cette responsabilisation ; la seconde est celle de la prescription de la
nouvelle forme de subjectivit du travail qu'elle sous-tend. Les moyens de la
responsabilisation concernent deux aspects : la nature de la dlgation et la faon dont elle
est perue - autrement dit, s'il s'agit d'une dlgation "poubelle", ou non -, et la
14
Nous voquerons ici des mcanismes explicatifs de l'intensification du travail. Nous verrons plus loin la
faon dont cette intensification peut se traduire de manire plus prcise en abordant les facteurs
psychosociaux et organisationnels lis la survenue des TMS. 15
Les auteurs notent galement que le caractre perturbant de ces interruptions est particulirement ressenti
par les ouvriers de type industriel. C'est pour ces ouvriers-l aussi que les pourcentages relevs des
diffrentes causes d'interruption sont les plus partags. Ceci signifie que les sources d'interruptions sont plus
diversifies pour les ouvriers de type industriel.
-
Partie 1 - Les TMS et le travail la fin du XX me sicle
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rmunration qui dit plus grande qualification dit salaire plus lev ! La question de la
subjectivit nouvelle demande au travailleur est peut-tre plus difficile. Le modle ancien
valorisait le travailleur discret, calme, introverti et mesur. Il faut maintenant innover, tre
l'coute des autres, communiquer, proposer, etc. Les oprateurs qui ne rentrent pas dans
ce nouveau modle du "bon travailleur" se heurtent alors soit l'exclusion, soit la
marginalisation, soit des exigences subjectives extrmement leves.
La question de l'intensification du travail doit donc tre pose de manire
diffrencie, selon les travailleurs, selon leur place dans l'organisation, selon le
secteur d'activit concern et selon la manire dont on accompagne les volutions.
Automatisation, apparition de nouvelles techniques, volution des organisations du travail,
prvention efficace d'autres pathologies, volution des reprsentations sociales de ce qui
est tolrable au travail, augmentation du travail temporaire, intensification du travail sont
autant d'lments mis en avant par la littrature pour dcrire l'volution du travail la fin
du XX me sicle. Mme si De Coninck (2001) nous invite analyser de manire critique
et diffrencie ces volutions, il n'en reste pas moins vrai que pour un certain nombre de
travailleurs, notamment ceux qui sont sur une chane, ces volutions apparaissent
essentiellement ngatives. Force est de constater, au moins pour ces travailleurs-l, que le
"progrs technique et technologique" n'est pas orient vers l'amlioration des conditions de
travail : "on ne peut pas compter sur l'volution naturelle des techniques et de
l'organisation du travail pour rsoudre ces problmes" (Volkoff, 1995, p. 26). Le secteur
industriel est particulirement concern. Le travail la chane y est une forme
d'organisation du travail qui runit de nombreuses contraintes.
Les racines du travail la chane et le travail ouvrier de type
industriel
Le travail la chane, qui repose sur la division du travail en oprations lmentaires
successives, concerne un pourcentage de travailleurs de plus en plus lev,
particulirement dans le secteur industriel (figure 4) (Volkoff, 2003)16
. Abisou (1993)
16
Du fait de la diminution globale des effectifs industriels, le nombre total des salaris reste peu prs
quivalent, malgr la nette progression des pourcentages.
-
Partie 1 - Les TMS et le travail la fin du XX me sicle
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montre que cette tendance est encore plus forte dans le secteur des industries de la viande :
par exemple, en 1984, 17,1 % des travailleurs de l'industrie de la viande taient soumis
un travail rptitif avec un temps de cycle infrieur une minute. En 1991, ils taient
37.8 %. Les enjeux qui ont conduit cette forme d'organisation du travail mritent donc
d'tre repris.
Figure 4 Pourcentages de salaris travaillant la chane en France, dans l'industrie
(Volkoff, 2003).
Taylorisme, Fordisme et travail la chane
Il n'est plus original maintenant de dnoncer les mfaits du taylorisme, ou plus justement,
de dnoncer la faon dont les entreprises ont mis en application dans leurs ateliers des
principes que l'on attribue aujourd'hui systmatiquement, presque par coutume ou tradition,
le plus souvent F. W. Taylor (1856-1915). Face des drives malheureuses et
contemporaines, cet ingnieur amricain de la fin du XIX me sicle est accus, alors que
ses propositions datent de plus de 100 ans Le procs classique adress au taylorisme
devrait davantage cibler les successeurs de Taylor, qui n'ont pas su faire voluer
l'Organisation Scientifique du Travail avec les connaissances et les acquis des sciences et
des techniques du XX sicle (Montmollin, 1980). L'tat des connaissances disponibles
l'poque de Taylor et les diffrentes orientations de dpart de son travail ne sont que trs
rarement repris pour voquer son uvre, dont on ne regarde finalement aujourd'hui que les
crits les plus radicaux. Nous souhaiterions donc tout d'abord, proposer rapidement
quelques lments d'une approche critique de l'uvre de Taylor, afin de la resituer dans
son temps, et d'en souligner, aprs d'autres (Zarifian, 1990 ; Hatchuel, 1994), le caractre
multiforme originel et sa radicalisation progressive.
0
2
4
6
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10
1984 1991 1998
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Partie 1 - Les TMS et le travail la fin du XX me sicle
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La naissance des dbats sur l'organisation du travail tels que nous les connaissons
aujourd'hui remonte la seconde rvolution industrielle, dans les annes 1870-80. Jusque-
l, peu de choses avaient t crites (Pillon & Vatin, 2003). Lorsque l'ingnieur Taylor
doit, par ncessit, s'y pencher, les connaissances disponibles ne sont pas adaptes aux
nouvelles problmatiques de production auxquelles, lui, est confront.
La naissance de la pense taylorienne s'est faite partir d'une contradiction repre par
l'ingnieur entre un systme de rmunration traditionnel, la pice, et un processus
technique d'une spcificit et d'une nature nouvelles, pour lequel il devient impossible de
distinguer ce qui, dans la production ralise, relve du travail de la machine et ce qui
relve du travail de l'oprateur (Hatchuel, 1994). C'est la gnralisation de cette
problmatique qui a conduit Taylor dcontextualiser, "avec plus ou moins de pertinence,
des problmes spcifiques la mcanique" (Hatchuel, 1994, p. 55), ou, plus justement, la
mcanisation. Avec Hatchuel (1994), on peut distinguer trois types de discours dans les
premires uvres de Taylor : "celui de l'expert en mcanique, qui analyse en fin
connaisseur et avec une pertinence indiscutable les ateliers de machines-outils []. Vient
ensuite le discours du thoricien, qui relativise aussitt, selon les contextes industriels, la
porte des propositions de l'expert, qui sait aussi que les enjeux d'un effort de
rationalisation ne peuvent porter sur le seul "travail humain" et qu'il faudra souvent
remettre en cause les connaissances techniques disponibles17
. [] Le troisime type de
dis