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Tous droits réservés © Recherches féministes, Université Laval, 1990 This document is protected by copyright law. Use of the services of Érudit (including reproduction) is subject to its terms and conditions, which can be viewed online. https://apropos.erudit.org/en/users/policy-on-use/ This article is disseminated and preserved by Érudit. Érudit is a non-profit inter-university consortium of the Université de Montréal, Université Laval, and the Université du Québec à Montréal. Its mission is to promote and disseminate research. https://www.erudit.org/en/ Document generated on 12/17/2020 12:24 a.m. Recherches féministes La mère sans ombre? Marie-Blanche Tahon L’amère patrie Volume 3, Number 1, 1990 URI: https://id.erudit.org/iderudit/057587ar DOI: https://doi.org/10.7202/057587ar See table of contents Publisher(s) Revue Recherches féministes ISSN 0838-4479 (print) 1705-9240 (digital) Explore this journal Cite this article Tahon, M.-B. (1990). La mère sans ombre? Recherches féministes, 3 (1), 97–109. https://doi.org/10.7202/057587ar Article abstract Political rather than legal considerations are at stake when someone like Jean-Guy Tremblay takes an injunction to prevent his ex-companion, Chantal Daigle, to abort or when the Parliament is considering the adoption of Bill C-43. These patriarcal interventions challenge women's unquestionnable sovereignty in procreation. The constitutionnal garantee of the right to security remains the sine qua non condition for women's self-determination and rests upon mothers and non-mothers achieving political representation in a democratic society.

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Recherches féministes

La mère sans ombre?Marie-Blanche Tahon

L’amère patrieVolume 3, Number 1, 1990

URI: https://id.erudit.org/iderudit/057587arDOI: https://doi.org/10.7202/057587ar

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Publisher(s)Revue Recherches féministes

ISSN0838-4479 (print)1705-9240 (digital)

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Cite this articleTahon, M.-B. (1990). La mère sans ombre? Recherches féministes, 3 (1), 97–109.https://doi.org/10.7202/057587ar

Article abstractPolitical rather than legal considerations are at stake when someone likeJean-Guy Tremblay takes an injunction to prevent his ex-companion, ChantalDaigle, to abort or when the Parliament is considering the adoption of Bill C-43.These patriarcal interventions challenge women's unquestionnablesovereignty in procreation. The constitutionnal garantee of the right to securityremains the sine qua non condition for women's self-determination and restsupon mothers and non-mothers achieving political representation in ademocratic society.

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NOTES DE RECHERCHE

La mère sans ombre ?

Marie-Blanche Tahon

- n fait divers — la prétention d'un homme à faire attester sa paternité pa : un tribunal — est prétexte à remettre en cause une nouvelle fois le statut

\-J de la maternité, aujourd'hui, dans une société durablement marquée par l'État-providence et par le mouvement féministe.

<• La mère » est un spectre qui hante « la femme ». Pas seulement au plan symbolique. Au plan politique aussi. Comment tenter de problématiser ce nœud ? On pourrait s'attendre à ce que la mère trop certaine fasse disparaître la femme. L'hypothèse ici présentée consiste au contraire à proposer la disparition de la mère.

Pour désarticuler la symbiose femmes-mères, il ne suffit pas de prendre acte de transformations étatiques. Il faut s'interroger sur la signification de « l'être-mère ». Une lecture de quelques textes anthropologiques permet de recon­sidérer la liaison pouvoir/charge d'être mères et asservissement des femmes. De déplacer la charge de la maternité vers le maternage. De la prise en charge des enfants à la prise en charge des hommes. Ce déplacement éclaire un des enjeux qui se situe dans la dissymétrie entre la certitude d'être mère et l'incertitude d'être père.

Cette dissymétrie rend trop immédiate la dette à l'égard de la mère, une dette dès lors à contourner, à nier. En niant la femme. Une dette qui va pouvoir enfin s'éteindre, en tout cas politiquement s'estomper, avec l'entrée en scène de l'État-providence. En instaurant des rapports sociaux entre les sexes, celui-ci permet « l'émancipation des femmes », il affranchit les femmes de la servitude politique d'être mères. Il le fait au prix de redoubler la certitude d'être mère. Double certitude qui dès lors barre la voie au symbolique de la maternité et la place dans la biologie. L'inclusion des femmes dans le politique serait à ce prix. Tel est du moins l'objet de questionnement de cet article écrit dans une perspective de ré-ouverture du -• dossier » de l'avortement.

« Un fait divers »

La prétention d'un homme à se faire dire père par un tribunal est lourde de questions multiples. Pendant l'été 1989, Jean-Guy Tremblay demanda à un tribunal québécois d'interdire à sa compagne, Chantai Daigle, qui venait de le quitter après quelques mois de vie commune, d'avorter de l'enfant qu'elle portait. Les tribunaux québécois interdirent l'avortement au nom de la protection du

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fœtus et du droit du père, mais la Cour suprême défit l'injonction en niant une nouvelle fois la prise en compte du droit du fœtus à rencontre du droit de la femme à disposer de son corps.

Au-delà de ces péripéties, cette prétention ne marque-t-elle pas la non-confiance que cet homme et ceux qui le soutiennent ont dorénavant dans l'institution patriarcale ? Le fait que cette prétention soit entendue par l'instance du pouvoir qui n'est pas une émanation de la volonté populaire ne remet-il pas en question la notion même du statut de citoyen ? Cette prétention entendue par l'instance judiciaire ne vide-t-elle pas l'institution patriarcale de sa raison d'être : l'instauration de la Loi ?

Le revers de cette prétention — l'obligation faite à une femme de devenir mère contre son gré — est tout aussi interpellant. Illustration de la manière dont l'institution patriarcale vidée de sa substance se rebiffe. Illustration encore de la fragilité des - droits des femmes » qui, on l'a vu, peuvent être remis directement en cause par un juge. Que cette fragilité frappe précisément une femme dans son corps, parce qu'un homme veut faire breveter son sperme, oblige à repenser le couple biologique-politique. Si, jusqu'à présent, celui-ci s'est imposé pour tenter de débrouiller l'écheveau de l'oppression des femmes, la démarche de Jean-Guy Tremblay fournit l'occasion de la considérer également au regard des hommes. Mais surtout de provoquer un retour à la première tentative — débrouiller l'écheveau de l'oppression des femmes — qui s'est le plus souvent focalisée sur le couple nature/culture.

Depuis vingt ans, le mouvement féministe et ses théoriciennes se sont notamment mobilisés pour dénoncer l'enfermement des femmes dans la nature (voir, par exemple, Guillaumin 1978; Mathieu 1977), lequel dépassait la seule maternité. La volonté légitime de faire participer les femmes, au moins au niveau de la pensée, au genre humain ne s'est pas toujours exprimée sans un déni de la maternité. Ce qui aboutit à former un nœud que cet article tentera de démêler. Formulons-le momentanément comme suit : la tentative de sortir les femmes de la nature n'a-t-elle pas contribué à immerger la maternité dans le biologique ?

En réaction à la mère

Les féministes du mouvement qui s'est redéployé à la fin des années 1960 en Occident industrialisé ont dû réagir contre la mère. On se souvient de l'alternative dans laquelle la culture les plaçait : la maman et/ou la putain (voir, par exemple, parmi beaucoup d'autres, Yaquello 1979). Dans le même temps se faisait une « redécouverte » de la maternité dans le courant identifié par les féministes « radicales » comme celui de la « féminitude » (ex. A. Leclerc). Ceci dans un contexte où la contraception « sûre >• était à la portée de toutes celles qui n'optaient pas pour le radicalisme du lesbianisme séparatiste. Tout en pro­clamant politiquement « les enfants que nous voulons, quand nous voulons •>, il devenait possible de laisser échapper la maternité vers le biologique.

La longue marche des femmes vers la reconnaissance de leurs droits politiques, l'octroi de la citoyenneté, a constamment rencontré le biologique sur son chemin. Le bicentenaire de la Révolution française nous a donné l'occasion de redécouvrir nombre de textes produits par des penseurs de l'époque à propos des femmes et de la maternité.

Dans Femmes, culture et révolution (1989), Elke et Hans-Christian Harten nuancent quelque peu l'aspect régressif du cantonnement des femmes à « la

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Nature ». Il est vrai que, précisément, ils parlent de la mère et non de la femme : •< pendant la Révolution, l'image primaire de la femme était celle de la mère, qui élève ses enfants pour en faire les hommes et les femmes de la communauté républicaine, des citoyens et des patriotes. [... ] L'image de la <• bonne mère » exprimait aussi le mythe de la Révolution elle-même, qui se concevait comme le produit d'une régénération naturelle >» (p.37). Certes, ce mythe d'une régénéra­tion basée sur la nature fonde l'exclusion des femmes de la politique et simultanément leur élévation au rang de déesses de la Liberté, de l'Égalité, de la Vertu ou de la Raison.

L'exclusion des femmes de la politique s'explique, selon ces auteurs, par la vision même de la politique qu'en avaient <• les révolutionnaires » : elle était marquée par des conflits entre une ancienne culture non dépassée et une nouvelle non encore mise en œuvre. La femme devait donc être tenue à l'écart de ces contradictions pour conserver sa pureté. Elke et Hans-Christian Harten estiment que « l'image révolutionnaire de la femme, qui comporte manifestement un élément eschatologique, se distingue du rôle qu'on lui assigne dans la société bourgeoise du XIX1' siècle » (p. 38).

A propos du rôle assigné aux femmes dans la société bourgeoise du XIXe siècle, on lira certainement avec profit le travail de Laurence Klejman et Florence Rochefort, L'égalité en marche (1989), qui présente une image pour le moins vigoureuse du « féminisme sous la Troisième République ». Retenons en précisant une image : lors de l'Exposition universelle qui s'est tenue à Paris en 1900, le Groupe français d'études féministes (GFEF) choisit « la propagande par l'image » en exposant un grand pastel de Melle Truffot. Une femme, le Code ouvert sur les genoux, contemple un bébé jouant au polichinelle et un habitant de la Nouvelle-Calédonie. En face d'elle, un asile d'aliénés laisse apercevoir un fou par une fenêtre grillagée. La légende précise « Au point de vue des droits civils, le Code français assimile la femme mariée au fou, au mineur, à l'interdit » (p. 140).

Ce qui n'empêchera pas la plupart des féministes françaises de faire de la maternité « un atout » et de l'utiliser •< comme un argument en faveur de la reconnaissance du droit des femmes. » Et en 1904, Nelly Roussel, une des militantes de <• la libre maternité », écrit : •< La maternité, consciente et volontaire, sera plus sublime encore ! Ayant cessé d'être une obligation et une fatalité, elle deviendra une gloire pour celles qui l'accepteront librement comme une mission supérieure et sacrée, comme une espèce de sacerdoce, entouré de tous les hommages » (cité par Klejman et Rochefort 1989 : 331).

Mais qui ne se souvient, près d'un demi-siècle plus tard, de ce passage du Deuxième sexe qui casse le socle même de ces visions pour le moins idéalistes : •< Ce qu'il y a de singulier chez la femme enceinte, c'est qu'au moment même où son corps se transcende il est saisi comme immanent : il se replie sur lui-même dans les nausées et les malaises; il cesse d'exister pour lui seul et c'est alors qu'il devient plus volumineux qu'il n'a jamais été. La transcendance de l'artisan, de l'homme d'action est habitée par une subjectivité : mais chez la future mère l'opposition sujet et objet s'abolit; elle forme avec cet enfant dont elle est gonflée un couple équivoque que la vie submerge; prise aux rets de la nature, elle est plante et bête, une réserve de colloïdes, une couveuse, un œuf; elle effraie les enfants au corps égoïste et fait ricaner les jeunes gens parce qu'elle est un être humain, conscience et liberté, qui est devenu un instrument passif de la vie » (1949, t.2: 156).

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Dans le livre de Firestone dédié à Simone de Beauvoir, le mot d'ordre est de libérer les femmes de leur biologie grâce à la technique. Cette voi-e-x a été assez solitaire dans le mouvement. On en prendra acte. On n'entrera pas ici, volontairement, dans le débat sur les « nouvelles technologies de reproduction humaine » (sur cette question, voir, au Québec, les travaux de Louise Vandelac; voir aussi, dans une perspective plus circonspecte, Marie-Josèphe Dhavergnas) puisqu'un des objectifs de ce texte vise à problématiser la question éthique que pose le slogan « les enfants que nous voulons, quand nous voulons » lorsque ces enfants sont procréés par « la voie traditionnelle ».

Un peu plus de vingt ans après Le Deuxième sexe, dans un numéro des Temps Modernes dirigé par Simone de Beauvoir, trois féministes prénommées Mano, Claude et Christine renoncent à la vision existentielle de la grossesse pour mettre le politique au poste de commandement. Elles sont toutes trois d'accord pour affirmer que <• le choix » d'être mère « est « politiquement » dans l'histoire un choix erroné pour qui souhaite la destruction du système patriarcal et capitaliste» (p. 177). Comme le remarque Martine Leibovici (1986), dans ce texte, la paternité n'est envisagée que « comme institution masculine d'ap­propriation et de domination des hommes sur les femmes et les enfants » (p. 87). Cette vision sera prégnante dans le mouvement et les recherches menées par des féministes. Des sociologues, des anthropologues, des philosophes se sont préoccupées de questionner « la paternité usurpatrice » dans la foulée des recherches sur « l'origine de l'oppression des femmes ».

L'anthropologue a été particulièrement bavarde sur la maternité en tant que fondement de la division sexuelle du travail. De nombreux anthropologues établissent un lien entre l'immobilisation des femmes dans l'espace et la maternité. Ainsi Françoise Héritier écrivait-elle encore récemment : « Les femmes sont fécondes, inventives, créent la vie, mais l'homme apporte l'ordre, la réglementation, l'ordre du politique. Ce contrôle est rendu possible par le handicap qui double le pouvoir de fécondité : la femme enceinte ou qui allaite a une moins grande aptitude à la mobilité que l'homme. On a pu ainsi montrer que chez les Bushman, chasseurs-cueilleurs nomades, sans animaux domestiques pour fournir du lait, un homme parcourt entre cinq et six mille km par an, une femme entre deux mille cinq cents et trois mille » (1984 : 18).

La contrainte au travail

Sans dénier que la maternité ait pu être utilisée contre les femmes dans la division sexuelle du travail et du pouvoir — conséquence et non pas cause —, il me paraît possible, à la lecture distanciée de plusieurs textes, de soutenir que l'immobilisation des femmes leur est initialement imposée par la nécessité dans laquelle elles sont placées de nourrir les hommes. Dans La production des Grands Hommes, Godelier note au passage : « les femmes, en général, transportent les enfants, la nourriture, le petit bois de chauffe, les pieux des palissades des jardins une fois que les hommes les ont débités et laissés dans la forêt. Chaque fois que les hommes partent dans la montagne pour une grande chasse qui peut durer plusieurs semaines, elles leur portent régulièrement de la nourriture cuite ou à cuire ». Les hommes obligent les femmes à travailler, en les immobilisant dans le temps et dans l'espace, en tout premier lieu pour être nourris par leurs soins — les informations fournies par Boserup (1983) pour des sociétés

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agricoles contemporaines reflètent une même tendance. Ce qui différencie effectivement les hommes des mâles primates généralement obligés, eux, de chercher leur nourriture eux-mêmes.

Dès lors, « l'échange des femmes » ne fournit pas seulement des beaux-frères (Lévi-Strauss), il fonde la possibilité, pour les hommes, de contrôler et de se soumettre la force de travail féminine. Les hommes seraient « plus humains » parce qu'ils parviennent à se dégager du travail nécessaire à leur subsistance immédiate. En obligeant les femmes à les nourrir, les hommes échappent à la nécessité de le faire eux-mêmes et peuvent donc, entre-temps, tout en en interdisant l'accès aux femmes, s'adonner à des activités plus « gratifiantes ».

Qui ne se souvient de la « joyeuse » conclusion de Clastres : « le gros du travail, effectué par les hommes, consiste à défricher, à la hache de pierre et par le feu, la superficie nécessaire. Cette tâche, accomplie à la fin de la saison des pluies, mobilisait les hommes pendant un ou deux mois. Presque tout le reste du processus agricole — planter, sarcler, récolter —, conformément à la division sexuelle du travail, était pris en charge par les femmes. Il en résulte donc une conclusion joyeuse : les hommes, c'est-à-dire la moitié de la population, travaillaient environ deux mois tous les quatre ans ! Quant au reste du temps, ils le vouaient à des occupations éprouvées non comme peine mais comme plaisir : chasse, pêche; fêtes et beuveries; à satisfaire enfin leur goût passionné de la guerre» (1974; 165).

Toutefois, la nourriture a un tel poids matériel et symbolique dans la survie que doit se mettre en place le mythe du père nourricier. Mythe qui, comme tout autre, légitime l'ordre social établi. Mythe du père nourricier rarement, sinon jamais, abordé comme tel. Dans un texte qui passe pour relativiser la binarité de la division sexuelle du travail, pour illustrer que les genres masculin et féminin sont des constructions sociales puisque différents dans des sociétés géogra-phiquement et matériellement proches, Margaret Mead (1948), tout en multipliant les exemples de situations dans lesquelles ce sont les femmes qui ont la charge totale sinon très importante du nourricier, insiste sur le fait que « l'aspect humain de cette entreprise [structure familiale et éducation des enfants] réside dans le comportement nourricier de l'homme qui, chez tous les humains, aide à pourvoir aux besoins des femmes et des enfants » (Mead 1966 : 174-176).

Que les hommes soient nourris par les femmes mais qu'il faille à tout prix l'occulter ne se rattache-t-il pas au fait que la première nourriture est celle directement produite par le corps de la mère ? La socialisation du nourricier est mythologiquement nécessaire pour justifier du père; tout en occultant/pour occulter son rôle « naturel », elle a aussi pour effet de faire apparaître la mère en contrepoint.

L'origine de l'oppression des femmes ne réside pas dans la maternité mais dans l'obligation faite aux femmes de nourrir les hommes. L'intérêt de cette hypothèse ne consiste pas à tenter d'approcher l'origine de l'origine. Elle n'y parviendrait apparemment pas puisque pourrait rester inexpliqué pourquoi ce sont les femmes qui doivent nourrir les hommes et non l'inverse. Toutefois, déplacer l'obligation de nourrir, imposées aux femmes, des enfants aux hommes (me) paraît susceptible de faire image pour mieux cerner la transitivité de la mère et la possibilité que s'établissent des rappoprts sociaux de sexe.

Mais, de plus, la prise en compte du nourricier comme production, comme travail imposé (avec ses implications au niveau du temps et de l'espace) aux

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femmes, au profit des hommes, permet de se demander s'il ne s'agit pas là d'un « mécanisme » mis en place pour occulter la dette à l'égard du don de vie. Forcées au travail nourricier, au-delà de l'allaitement, au-delà du corps immédiat, non pour des enfants mais pour des hommes adultes, les femmes peuvent en venir à oublier leur capacité <• magique » de donner la vie pour ne se souvenir que de la naturalité de cette capacité. En forçant les femmes au travail nourricier, les hommes peuvent en venir à oublier la dette que chacun a à l'égard de sa mère. La fragmentation du travail nourricier (mère, compagne[s], fille[s]) dilue la dette au point de la faire disparaître. Disparition qui ne peut encore prendre que la forme de la sujétion des femmes. Aussi appelées mères.

Le prix de la certitude

Si un lien doit donc être établi entre obligation que les hommes font aux femmes de les nourrir et la maternité, je l'établirais comme suit : le temps des femmes doit être consacré au travail pour les empêcher d'être mères à plein temps, pour casser la symbiose — dangereuse pour l'ordre social et donc familial, dangereuse pour le statut de l'homme dans la famille — de la mère et de l'enfant. Enfant qui, on le sait, continue d'être non-citoyen et qui, très longtemps, est resté sans statut propre (Ariès, 1973). Statut que la psychanalyse lui a récemment donné, au moins au garçon. Mais n'est-ce-pas, si l'on en croit Janine Chasseguet-Smirgel (1988), au prix justement de nier le père ? Par ailleurs, on ne peut passer sous silence que les femmes en lutte pour la reconnaissance de leurs droits ne se sont pas fait faute de se démarquer du statut de l'enfant auquel elles se sentaient notamment assimilées (voir, par exemple, Klejman et Rochefort, 1989). Notons, au passage, que Firestone prétend qu'il n'y aura pas de libération des femmes sans libération des enfants. Mais que serait-ce à dire ? Peut-on penser « la libération des enfants » sans poser d'abord le deux, celui des « deux arbres du jardin », des arbres de l'Eden? Cette question peut difficilement affleurer dans une perspective de <• paternité usurpatrice ». Nous y reviendrons.

Que la mère n'existe pas sans l'enfant, certes. Mais, avec lui, elle existe. Lourde certitude. La situation est moins claire pour le père. Ce n'est pas l'enfant qui fait le père mais le mariage — matrimonium, qui, dans les mots de Legendre (1985) est •< à peu près intraduisible : ce qui concerne l'état de la mère, à écrire en français avec majuscules, l'État de la Mère» (1985:316). Le mariage permettait jusqu'il y a peu une distinction, qui ne fait sens que pour le père, entre enfant selon la loi et enfant selon la nature. Le statut de père, reposant sur une fiction, appelle impérieusement les institutions sociales desquelles les femmes-mères doivent être exclues, au risque de déstabiliser l'édifice laborieusement édifié.

L'obligation qui s'impose à l'homme de recourir au mariage pour pouvoir se croire père se nomme, en anthropologie, l'échange des femmes. Le besoin d'une femme qu'a socialement un homme pour accéder au titre de père le consacre protecteur non seulement des enfants mais de la femme elle-même.

La sphère de l'échange et de la responsabilité — la sphère politique — matérialise la dimension du manque pour exorciser le (trop) plein asocial sinon antisocial de la relation mère-enfant et peut-être, de manière plus générale, de la lignée féminine. La certitude qu'a la femme de sa maternité doit être échangée contre une non-existence politique rendue possible par la canalisation de son

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temps dans le travail invisible mais consommateur de temps, de tout le temps. C'est à cela que renvoie le maternage, extension de la maternité qui englobe aussi la prise en charge de celui qui n'est père qu'à cette condition.

La dette, la dépendance que la femme instaure en devenant mère, sûre de son fait, est tellement inouïe qu'elle seule peut la payer dans la circularité et la répétition de la créance — circularité et répétitivité qui instrumentalisent la femme-mère pour l'empêcher d'être la créancière d'un dû irrécouvrable (dette une et fragmentée) — tant qu'un tiers ne s'immisce pas dans les rapports de sexes. Ce sera le rôle de l'« Etat maternel » (Heller 1981) qui promeut moins une ressemblance des sexes qu'une gestion collective des besoins et donc de la dette. Dès lors, les femmes peuvent devenir citoyennes. Elles ne sont plus « mères ».

L'émancipation sous l'État-providence

Dans les •< pays du Nord », tous les hommes', y compris les hommes de la « dernière classe de l'histoire », deviennent citoyens quand ils sont débarrassés de la gestion des soucis matériels (Arendt 1958) par l'instauration du <• salaire familial » qui les consacre chefs de famille. La convention du « salaire familial » peut être entretenue parce que la femme du prolétaire le gère. Cela devient son activité principale. Les soucis matériels sont relégués à la cuisine, ils n'existent plus dans la sphère publique, dans la rue, au marché. Les révoltes frumentaires n'ont plus droit de cité. On est devant le cas de figure de l'homme-pourvoyeur — ce travailleur qui sait enfin pour quoi et pour qui il travaille — et de la femme-ménagère. Cas de figure nécessaire, on le sait, pour sauver « la famille » ouvrière, l'idée de famille ouvrière. Cas de figure nécessaire aussi pour sauver la dignité de l'homme condamné à vendre sa force de travail.

Ceci a eu pour effet d'exclure en grand nombre les femmes de l'usine et de les condamner moins au travail domestique proprement dit qu'à une gestion des besoins quotidiens avec des moyens très réduits, de les assigner aux tâches de la « distribution inachevée » (Blunden 1982 : 1.12) dans un monde monétarisé où l'égalité est médiatisée par l'argent. Cet « à peu près au même moment de l'Histoire » — censé voir, pour reprendre la formule d'Arendt, l'émancipation quasi simultanée de la classe ouvrière et des femmes —, l'espace de ce quasi, constitue sans doute une des périodes au cours de laquelle les femmes ont le moins d'existence publique. Elles sont non seulement considérées comme appendices d'hommes, mais encore appendices d'hommes assignés à la responsabilité individuelle de leur famille.

Avec le développement de l'industrialisation, de la production des biens multipliables que les prolétaires eux-mêmes consomment, le salaire « familial » du seul chef de famille ne suffit plus. Un salaire « d'appoint » s'avère nécessaire. Les femmes rentrent donc de plus en plus nombreuses dans des rapports salariaux alors que leur travail domestique est censé être allégé par les objets de consommation durable que leurs salaires — largement inférieurs aux salaires masculins — permettent à la famille d'acquérir. Ce qui transforme le rôle masculin de pourvoyeur en « maître de maison ». Il est également allégé par la baisse régulière du nombre d'enfants par famille. Il l'est encore par la prise en charge étatique de secteurs tels que l'éducation, la formation professionnelle, la santé, la prévention.

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Au travail domestique considéré comme charge physique se substitue une gestion de la vie quotidienne comme charge mentale (Haicault 1984, 1985) qui l'inclut. Celle-ci, tout en se renforçant par l'extension des besoins qui valorisent la reproduction de la force de travail — par exemple, exigences en matière d'éducation, de culture, de loisirs des enfants—, s'inscrit dans un cadre de relative <• sécurité sociale »2. Se met en place ce qu'on appelle l'État-providence. Avec l'instauration des « droits sociaux »3, la société devient une « mère universelle qui donne la vie au citoyen » (Ewald 1986 : 327).

Cette fiction remplace celle du père. Avantageusement à certains égards, notamment en ce qu'elle socialise le problème de la dette qui jusqu'alors plaçait les rapports hommes/femmes sous le mode de la sujétion. La dette déplacée sur l'État, les rapports hommes/femmes peuvent devenir des rapports sociaux de sexe.

La gestion des êtres vivants par l'État transforme le statut de père protecteur et bouleverse celui des porteuses de vie qui deviennent désormais des femmes qui ont potentiellement un ou deux enfants. L'État maternel doit pouvoir compter sur des filles émancipées — salariées et contraceptisées — pour gérer moins des individus •< libres et égaux » que des êtres vivants qui ont des besoins à satisfaire (Foucault).

Les femmes cessent d'être mères sociales. Ce rôle est désormais assumé par l'État, ce qui renvoie moins, répétons-le, à l'ouverture de garderies qu'à la gestion de la question de la dette. Gestion de la dette qui instaure une division du travail au sein même de la maternité. D'une part, l'État maternel. D'autre part, pour les femmes, la maternité seulement vouée à l'entretien de la vie. Ce déplacement, division, rend compte du phénomène de la « monoparentalité » ou, plus justement, de la gynoparentalité (parentalité par la femme), qui constitue l'originalité de plus en plus prégnante de la « famille » actuelle. Dépourvue de son caractère social, la maternité devient gynoparentalité. Ne serait-ce pas cette « technologie de reproduction humaine » qui serait la plus « nouvelle » sinon la plus lourde de conséquences ?

Les femmes deviennent femmes, individues, <• citoyennes », « gynoparen-tes » quand l'État devient gestionnaire de la vie. Pour que l'État devienne gestionnaire de la vie, qu'il se fasse providence ou maternel, l'inclusion des femmes dans la société, dans le social, est nécessaire. Elle l'est pour qu'aucune part du vivant ne soit désormais laissée en dehors du gouvernable. Il faut donc que le temps du corps des femmes ait lui aussi une prise sociale. Il faut que le temps du corps des femmes soit enfin commandé par le temps chronométré. Ce que réalisent conjointement le salariat et la contraception. L'institutionnalisation des rapport sociaux de sexe repose sur la capacité de « dompter le sauvage », sur la possibilité que les femmes soient des individues, des êtres sans tentacules ni proliférations. Dire cela ne préjuge évidemment rien du maternel'1 mais questionne l'imputation ultime de l'asservisssement des femmes au pouvoir/ charge d'être mères.

Le retour de l'avortement

La libération de l'avortement octroyée sous la pression des luttes de femmes dans les années 70 et 80 constitue sans doute l'apogée dans ce dénouement des liens entre vivant et gestion maternelle privée0. La reconnaissance par l'État du droit des femmes à avorter entérine la prééminence de la gestion du vivant.

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Admis, l'avortement quitte la sphère du privé, de l'ombre, du secret. Dès lors, ce sont des femmes qui avortent, pas des mères.

L'épisode-Jean-Guy Tremblay au Québec, qui s'inscrit dans un contexte nord-américain de grapillage de cette libéralisation, indique-t-il un essai de replâtrer ces liens ? Il est sans doute trop tôt pour répondre à cette question. Qui aurait imaginé, il y a cinq ans, que nous assisterions à un tel recul en la matière6 ? Il est toutefois remarquable que la prétention d'un homme de se faire dire père s'exerce à rencontre d'une femme qui refuse d'être mère. De ce point de vue aussi, on aurait une réaffirmation de la fin de l'interpellation séculaire des femmes en tant que mères. Cette prétention indique l'affleurement du biologique dans le public du côté paternel. Là est sans doute l'innovation, inouïe à certains égards.

Il n'est sans doute pas superflu ici, quelles que soient les critiques qui lui sont opposables (voir, par exemple, Gossez 1982), de rappeler comment Bachofen justifiait la positivité du passage du matriarcat au patriarcat : « le progrès qui a consisté à détrôner le principe maternel au profit du principe paternel est la transition la plus importante dans l'histoire du rapport des sexes. [... ] Tandis que l'union de la mère avec l'enfant repose sur un lien matériel qui tombe sous les sens et reste toujours une vérité naturelle, il en est autrement de la paternité qui n'a aucun rapport visible avec l'enfant et conserve son caractère factice, même dans l'union conjugale. Ne participant à la naissance de l'enfant que par l'intermédiaire de la mère, sa participation à la création a un caractère plus abstrait, détaché, pour ainsi dire de la matière. [...] sa prédominance [du principe paternel] implique le détachement de l'esprit des évidences grossières de la nature, et sa propagation victorieuse un essor de l'humanité au-delà des lois de la vie matérielle. [...] La maternité appartient au côté physique de l'homme, partant c'est elle qui continue à rattacher les humains au reste des êtres vivants. Par contre, le principe de l'intellectualité paternelle appartient à l'homme seul. Grâce à lui, il franchit les bornes du tellurisme et il élève son regard vers les régions cosmiques. La paternité victorieuse correspond aussi certainement à la lumière céleste que la maternité féconde correspond à la glèbe productrice » (1980:78-79).

Et Freud de confirmer : « ce passage de la mère au père [de l'organisation matriarcale à l'organisation patriarcale] a encore un autre sens : il marque une victoire de la spiritualité sur la sensualité et par là un progrès de la civilisation. En effet, la maternité est révélée par le sens, tandis que la paternité est une conjoncture basée sur des déductions et des hypothèses. »

La question de la biologisation de la paternité qui se fait actuellement jour — la régression de la paternité vers le concret, la matière — ne doit-elle pas d'abord être vue comme le revers d'un manque de symbolisation de la maternité ? Non-symbolisation liée à la disparition de la mère sociale sous l'État-providence mais aussi au redoublement de la certitude. Grâce à la maîtrise apportée par la contraception féminine — souvenons-nous que jusqu'il y a peu et pendant des siècles la contraception a essentiellement été masculine (ce qui pouvait tenir lieu d'une certitude par défaut) — et ultimement par l'avortement, la revendication du « désir d'enfant » a pu s'exprimer. Au point de faire coïncider désir et certitude.

Désir incorporé. Ce qui renforce l'expulsion de la mère sociale puisque, comme le rappelle Legendre, « si la réalité biologique était seule en cause dans la naissance, il n'y aurait pas lieu à institutions » (1985 : 321). Tout se passe,

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d'une certaine façon, comme si c'est au moment où elles peuvent revendiquer une avancée vers « l'intellectualité », pour reprendre sans la revendiquer l'expression de Bachofen, que les femmes sont renvoyées, immergées dans le physique, le biologique. La revendication du désir portée par la contraception et l'avortement se referme sur le biologique. La « certitude •> ne réside plus seulement dans le fruit du ventre à sortir/sorti mais déjà dans le fait d'être enceinte seulement quand on le veut. Avec cette certitude redoublée, du côté du biologique, y a-t-il encore un espace de symbolisation, y a-t-il encore un espace social pour la reproduction ?

La certitude de la (future) mère en amont et en aval n'a-t-elle pas pour effet de barrer l'espace pour la paternité ? Qu'en advient-il pour l'enfant alors que, comme le rappelle Eugénie Lemoine-Luccioni « l'intervention de l'homme dans l'acte sexuel et ses suites ont pour effet de permettre à l'enfant, quel que soit son sexe, d'accéder au monde symbolique et d'échapper à la fatalité du double. Il s'instaure alors comme sujet et reconduit la chaîne généalogique, un moment menacée de coupure par le narcissisme parental » (1976 : 60) ? Mais le societal lui-même peut-il faire l'impasse de l'in-certitude ? Et comme le rappelle Legendre, « la vie et la reproduction de la vie supposent la manœuvre de l'interdit» (1989:69). L'« artificialité » — que l'on peut trop commodément cerner dans les nouvelles technologies de reproduction — est toujours déjà à l'œuvre dans la reproduction sans laboratoire. Mais l'« horreur » du laboratoire ne devrait pas aboutir à l'élimination de l'artificialité.

« Le désir d'enfant » serait-il l'expression d'une focalisation sur l'objet (l'enfant) qui anéantit le père et relègue la mère au biologique ? Autrement dit, l'enfant désiré est l'enfant d'une femme, pas du couple parental, pas d'une mère. En autonomisant l'enfant par « le désir », désir lui-même médiatisé par la toute-puissance du biologique (contraception/interruption de grossesse), le père disparaît doublement. Et la mère ? Reste une femme qui « peut » avoir un enfant quand elle se l'accorde. Ce que l'État-providence permettait comme mise en place de rapports sociaux de sexe grâce à la gestion — démesurée lorsque, avant lui, elle reposait sur la mère mais faisait le père — de la dette du don de vie est-il menacé par ce déplacement même qui aboutit à une procréation uniquement biologisée ? S'agit-il d'un point d'aboutissement des effets de l'État-providence ? Ou cela indique-t-il une limite à la possibilité de penser les rapports entre les sexes comme des rapports sociaux de sexe ?

En faisant disparaître « père » et en se donnant les moyens de maîtriser •< nature » pour ne laisser subsister que « femme » et <• désir », où se situe le biologique ? Autrement dit, la mère ne disparaît-elle pas pour ne laisser subsister que de la femme qui, en ce concerne la reproduction, ne serait plus investie que de biologique ? Le « désir d'enfant », lorsqu'il exclut le père, ne réduit-il pas la femme qui se veut •< prise », qui porte, qui accouche, à un réceptable biologique, à une matrice ? La gestion du « désir » n'engendre-t-elle pas le retour du biologique ?

L'heure est à la mobilisation pour l'avortement libre et gratuit. Ce n'est qu'à leur conscience que les femmes peuvent se référer quand elles sont acculées au choix d'avorter ou non. Cela étant, les événements de cet été 89 ne devraient-ils pas aussi être l'occasion d'une réflexion sur la maternité ? Une occasion pour les femmes qui ne peuvent échapper à l'incontournable revendication de la libre disposition de leur corps de développer l'hypothèse que cette libre disposition

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est en elle-même porteuse de l'exclusion du societal. Hypothèse qui doit être débattue sans pour autant, et cela ne va certes pas sans difficulté, prôner un retour à la maternité « naturelle ». De toute façon, l'État-providence est passé par là : il a socialisé les rapports de sexe en assumant la dette du don de vie.

Hypothèse à débattre en tentant d'évaluer la possibilité de symboliser l'engendrement, et donc aussi la maternité, malgré la double certitude. Il est une échappée : l'enfant qui naît n'est jamais l'enfant qui avait été décidé, quelle que soit la rationalisation de la décision. L'État-providence trouvait sa raison d'être dans l'exclusion de la mère. Comment encore penser l'ombre qui permettra à une femme de faire un enfant autrement (mieux ? que serait-ce à dire ?) qu'une machine ? Dans l'immédiat, recommencer à prôner l'avortement comme réaffir­mation négative de la double certitude, de la certitude redoublée, n'est-ce pas courir le risque de voir le politique se réfléchir dans le biologique ?

Marie-Blanche Tahon Département de sociologie

Université d'Ottawa

Notes

1. Les hommes nés sur le territoire national (pour une analyse des liens entre territoire et citoyenneté, voir N. Loraux) puisque les colonisés, pour ne rien dire des esclaves, sont exclus de la citoyenneté.

2. Que la sécurité sociale reste inégalitaire, et donc le plus souvent discriminatoire pour les femmes, est incontestable sans que cela ne mette en cause la tendance à l'évolution ici décrite.

3. Lorsque •• social » désigne « la relation de l'homme et du citoyen », c'est-à-dire de l'individu à lui-même comme être social » (Ewald 1986 : 323).

4. Sous l'angle de la transmission, de l'affiliation, telle que l'entend Françoise Collin (1986); sous celui du rapport au corps, au corporel, du symbolique de la non-castration (notamment Cixous, Irigaray, Montrelay).

5. <• Gestion maternelle privée » est ici entendue, toujours selon Arendt, dans le sens du caractère .. non privatif du privé •• : » garantir contre le grand jour de la publicité l'ombre des choses qui ont besoin du secret » (Arendt 1983 : 83).

6. Au Canada, avec la décision de la Cour suprême (janvier 1988),il est concédé qu'en la matière les femmes de ce pays sont dotées d'une conscience. Le projet de loi du gouvernement fédéral (automne 1989), censé combler ce •• vide juridique », permet de facto l'avortement sur demande à condition de repasser par l'idée de la criminalisation de l'avortement.

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