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MARIE HÉLÈNE POITRAS LA MORT DE MIGNONNE ET AUTRES HISTOIRES

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LA MORT DE MIGNONNEET AUTRES HISTOIRES

Finaliste – Prix des libraires du Québec

« Avec La mort de Mignonne, Marie Hélène Poitras nous apporte la confirmation d’un talent que l’on devinait bien réel, parfaitement balancé entre la sensibilité,

l’invention et la profondeur. Une œuvre forte et cohérente qui s’impose à sa manière. »

Le Devoir

« Poitras écrit de fort belle façon, finement, et avec un souci d’équilibre, un soin à créer pour ses personnages, des systèmes où évoluer, systèmes tissés de symboles et de correspondances. Des petites cabales. Peu de détails

meublent ses descriptions, mais tous revêtiront de l’importance. Mais surtout, c’est quand les sens sont convoqués que son écriture me frôle au plus près. »

Lettres québécoises

« Avec une puissance que n’altère pas la fluidité et la transparence légère de son style, Marie Hélène Poitras

construit des univers durs et lisses, suggérant tout juste la petite faille qui permet aux lecteurs d’intervenir dans le récit et récrire à leur façon et pour eux-mêmes le mal

de vivre et d’aimer et de mourir. »La Presse

« À travers douze histoires d’hommes et d’animaux, Marie Hélène Poitras porte un regard lucide sur des

êtres souvent en marge de la société, en quête de vérité et surtout de liberté. […] Percutant ! »

Les libraires

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DE LA MÊME AUTEURE

Soudain le Minotaure, Triptyque, 2002Griffintown, Alto, 2012 (CODA, 2013)Bonjour voisine (dir.), Mémoire d’encrier, 2013

Littérature jeunesseRock & Rose, La courte échelle, collection « epizzod », 2009

EssaiLes superbes, une enquête sur le succès et les femmes (avec Léa Clermont-Dion), VLB éditeur, 2016

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Marie Hélène Poitras

LA MORT DE MIGNONNE

ET AUTRES HISTOIRES

Alto | CODA

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Les Éditions Alto remercient de leur soutien financierle Conseil des arts du Canada et la Société de développement

des entreprises culturelles du Québec (SODEC).

Gouvernement du Québec – Programme de crédit d’impôtpour l’édition de livres – Gestion SODEC

La mort de Mignonne et autres histoires a été publié pour la première fois en 2005 aux éditions Triptyque.

Photographie de la couverture : Maia Flore, Stairs maiaflore.com

ISBN : 978-2-89694-319-7© Marie Hélène Poitras et les Éditions Alto, 2017

Titre original : The Paying Guests© Sarah Waters, 2014

Illustration de la couverture : Gérard DuBois | www.gdubois.com

Les Éditions Alto remercient de leur soutien financierle Conseil des arts du Canada et la Société de développementdes entreprises culturelles du Québec (SODEC).

ISBN 978-2-89694-214-5© Éditions Denoël, 2015 pour la traduction françaisePublié en accord avec les Éditions Denoël© Éditions Alto, 2015 pour la présente édition

Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives CanadaWaters, Sarah, 1966-

[Paying guests. Français]

Derrière la porte

Traduction de : The paying guests.

ISBN 978-2-89694-214-5

I. Defossé, Alain, 1957- . II. Titre. III. Titre : Paying guests. Français

PR6073.A828P3914 2015 823’.914 C2015-940013-9

Financé par le gouvernement du Canada Funded by the Government of Canada

Titre original : The Paying Guests© Sarah Waters, 2014

Illustration de la couverture : Gérard DuBois | www.gdubois.com

Les Éditions Alto remercient de leur soutien financierle Conseil des arts du Canada et la Société de développementdes entreprises culturelles du Québec (SODEC).

ISBN 978-2-89694-214-5© Éditions Denoël, 2015 pour la traduction françaisePublié en accord avec les Éditions Denoël© Éditions Alto, 2015 pour la présente édition

Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives CanadaWaters, Sarah, 1966-

[Paying guests. Français]

Derrière la porte

Traduction de : The paying guests.

ISBN 978-2-89694-214-5

I. Defossé, Alain, 1957- . II. Titre. III. Titre : Paying guests. Français

PR6073.A828P3914 2015 823’.914 C2015-940013-9

Financé par le gouvernement du Canada Funded by the Government of Canada

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En 2005, tout était beau.

J’étais jeune, je ne savais rien, j’écrivais des nouvelles en cachette et, ça fait drôle d’y penser aujourd’hui, je fumais comme une cheminée. Tout le monde lisait un livre avec des poissons dessus, Nikolski de Nicolas Dickner, mais moi je traînais dans mes poches un livre avec sur sa couverture la silhouette d’un cheval et une minuscule araignée pendue au bout d’un fil.

Je me souviens de la sortie de La mort de Mignonne et autres histoires comme si c’était hier. Son auteure, Marie Hélène Poitras, possédait déjà une aura de légende. Tout comme la déjà mythique Nelly Arcan, elle avait arpenté les couloirs de l’université où on étudiait, mes amis et moi – l’UQAM –, quelques années avant nous. Certains l’avaient même aperçue. Elle avait gagné un prix pour son premier roman, Soudain le Minotaure, publié en 2002. On savait qu’elle chroniquait littérature et musique au Voir, mais aussi qu’elle avait été cochère dans le Vieux. Elle était cool et mystérieuse et bourrée d’un talent

PRÉFACE

Samuel Archibald

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presque intimidant pour une fille à peine plus vieille que nous.

Avec La mort de Mignonne, elle avait écrit un livre charnière. On y sentait l’influence des grandes nouvellistes de ces années-là (comme Aude et Monique Proulx), de même que la réappropriation au féminin d’un certain ethos générationnel propre aux écrivains urbains de l’époque (et parmi eux, aux « muses » masculines à qui elle dédiait le recueil). Pour moi, étudiant en littérature et aspirant écrivain, comme pour beaucoup de mes chums de gars et de filles, il y avait aussi l’aspect assumé d’un rapport au creative writing à l’américaine, qui s’annonçait d’emblée dans l’épigraphe de Raymond Carver. Le recueil assumait ces influences-là, embrassait cette forme très universitaire, très New Yorker de storytelling, et allait même jusqu’à inclure au milieu de son florilège de nouvelles une réflexion sur la création littéraire elle-même. Dans « Lettre aux habitants de Rivière-Bleue », Marie Hélène revenait sur une querelle qui avait accompagné la publication en 2003, dans le Voir, de sa nouvelle « La maison ». Je le rappelle pour mémoire : des habitants de la petite municipalité du Témiscouata s’étaient offusqués publiquement de ce que Marie Hélène y ait évoqué un drame passionnel sinistre et l’ait situé dans une véritable maison abandonnée à la lisière du village. Dans les faits, la demeure n’avait bien sûr rien connu d’aussi sordide ou romantique. À ceux-là qui tentaient d’astreindre la littérature au devoir de la fidélité au réel et, je le soupçonne, du bon respect des impératifs touristiques (il convient de ne pas appeler les villages-relais des « mouroirs »), Marie Hélène répondait en réaffirmant les droits de l’imagination et en revendiquant sa « liberté de

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jongler comme [elle] l’enten[d] avec ce [qu’elle aura] observé du monde qui [l]’entoure », une fois bien « installée dans le camp de la fiction. »

Mon ami William S. Messier, avec qui j’évo-quais ce texte récemment, a touché à ce qui me rattache si durablement à ce livre. Il a dit : « Y a pas beaucoup de textes que j’ai lus qui m’ont donné plus envie d’écrire que celui-là. » C’est sans doute effectivement le cœur de l’affaire. Si ce plaidoyer m’a aussi beaucoup interpellé, c’est la pureté de la quête littéraire qui s’incarnait dans le livre qui m’a surtout frappé de plein fouet, celle qui consiste à atteindre, par l’imagination et l’empathie, une vérité transcendante sur des personnages de papier et d’encre mais aussi de chair et de sang, en négociant constamment, entre les limites du langage et les impératifs du récit, la recherche de l’image juste, ce saint Graal de tout écrivain et de l’écrivain de nouvelles en particulier.

J’ai aimé y découvrir la vie des cochers urbains, espèce dépenaillée de gitans, de junkies et d’écorchés vifs, dans des textes comme « La mort de Mignonne », « Protéger Lou » et « Nan sans Réal ». Ces textes-là sentaient vrai l’écurie et le crottin de cheval comme d’autres sentaient vrai l’amour vaporeux, le cul et la dope (« C’était salement romantique », « Grunge », « Ruth en rose », « Comme la renarde à trois pattes »). J’ai aimé les contes pervers de l’enfance et de l’âge adulte que sont « La beauté de Gemma », « Fées et princesses au bout de leur sang » et surtout « Sur la tête de Johnny Cash », une histoire à coucher dehors, située dans une version fantasmée de mes terres natales, et qui est l’une de mes nouvelles

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québécoises préférées des 30 dernières années, auprès de « Partir partir » de Monique Proulx et des « Mines générales » de Daniel Grenier. J’ai admiré, avec une pointe d’envie, ces tournures souvent juste parfaites, pour parler du sourire d’une enfant (« Par le trou de sa dent manquante, on pouvait voir jusqu’à sa luette rose bonbon qui gigotait »), de la fêlure intérieure d’un homme (« On aurait dit qu’il transportait une pierre dans son ventre ») ou du sommeil troué des habitants d’un village traversé par la track de chemin de fer (« Le Transcontinental divise la nuit en trois »).

J’imagine que cette réédition permettra à de nouveaux lecteurs d’y trouver de semblables pépites. Elle me permet à moi de régler une vieille dette. Quand mon premier livre Arvida est sorti, six ans après La mort de Mignonne, le hasard a voulu que l’exercice de promo grisant mais aussi épuisant qui a accompagné l’événement se termine par une entrevue pour le Voir avec Marie Hélène, au Baptiste sur Masson. J’étais content qu’elle ait fixé le rendez-vous dans un bar, ça me permettait de boire un peu pour me calmer les nerfs. J’étais très intimidé de la rencontrer, ce que bien sûr je ne lui ai jamais dit. Parce que je suis un garçon réservé et peu prompt aux effusions, je ne lui ai jamais dit non plus à quel point ça m’avait fait plaisir de découvrir, derrière la figure mythique que j’imaginais durant mon bac, une femme humaine et chaleureuse, de parler littérature avec elle en descendant des gin-tonics, et de lire sous sa plume, quelques jours plus tard, une magnifique critique de mon livre. Surtout, j’ai oublié de lui dire tout le bien que je pensais de ses livres à elle, et de La mort de Mignonne en particulier.

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En 2005, j’ai traîné mon exemplaire de ce bouquin un peu partout. J’ai bien dû finir par le ranger, mais le recueil est quand même resté toujours avec moi, et je me suis rejoué souvent ses accords et mélodies dans ma tête. Les recueils de nouvelles ont rarement le même pouvoir d’attraction que les romans, de nos jours, mais ils ont ce charme qui parle beaucoup aux mélomanes comme Marie Hélène et moi : celui de fonctionner comme des albums. Un grand recueil de nouvelles est comme une bonne playlist, dont on peut isoler les morceaux et les jouer dans le désordre, mais aussi en admirer la séquence et la laisser agir sur nous au fil du temps. Je pense qu’il en va aussi des grands albums comme des grands recueils : ils suscitent des vocations. Brian Eno disait du premier disque du Velvet Underground, groupe culte à qui a toujours échappé un succès commercial façon Beatles ou Rolling Stones : « Ils en ont peut-être vendu seulement 30 000 exemplaires, mais je pense que tous ceux qui l’ont acheté se sont ensuite parti un band. » Je n’ai aucune idée du nombre de lecteurs qu’a trouvés La mort de Mignonne à l’époque. Ce que je sais, c’est qu’il y en a une maudite gang là-dedans qui ont ensuite écrit un livre.

Je le sais parce que j’en fais partie.

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Aux muses :

Yannick DuguayLéon Guy Dupuis

Benoit JutrasAlexandre Laferrière

et Grégory Lemay

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Le cavalier tire sur les rênes à droite ou à gauche, et le cheval tourne. C’est simple. Le mors est lourd et froid. Si on avait ce truc entre les dents, je vous jure qu’on courrait en vitesse. En sentant tirer sur le mors, on saurait que le moment est venu. On saurait qu’on va quelque part.

Raymond Carver, La bride

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La mort de Mignonne

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À Raymond, dit Alice, pour Alice Cooper

C’est alors qu’on entendait les premiers cris d’oiseaux, quand la nuit va doucement vers le jour, bref c’était peu avant l’arrivée des cochers, avant l’entrée du palefrenier et du travesti déchu qui vient nettoyer les calèches. On entendait les sabots de Mignonne rebondir sur l’asphalte, ses fers claquer sur les bouches d’égout. Elle courait, rue Basin, comme une pouliche folle, dételée. On avait oublié de refermer la porte de son entre-deux ; Mignonne avait passé la nuit à tournoyer nerveusement dans l’allée avant de trouver le baril plein d’une avoine grasse, coupée avec de la mélasse et des électrolytes. Elle s’était servie comme jamais auparavant, avait ouvert très grand la bouche et plongé la tête dans la moulée pour avaler une ration qui allait lui tordre l’estomac. Les autres chevaux piaffaient dans le silence pour souligner l’injustice. Mignonne s’était arrêtée de manger en mordant un rat éclaté, mort dans les céréales d’une overdose de nourriture surprotéinée.

Sans œillères, sa vision s’élargissait d’au moins quarante-cinq degrés. Mignonne pouvait

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prévoir ce qui frôlerait ses flancs, les branches d’arbres qui lui balayeraient les reins comme les claquements du fouet, inattendus et humiliants. Sans calèche, la jument se sentait légère comme Pégase et cela l’agitait, elle montait ses genoux très haut dans les airs et retrouvait la grâce des trotteurs, renouait avec son instinct de proie esseulée qui va fuir au moindre craquement. Ses naseaux se dilataient, Mignonne était fébrile et délestée, son pas souple se muait en un petit trot de travail, elle choisissait ses allures et portait la tête vers l’avant, l’encolure complètement déployée. Sous sa crinière fournie presque bleue naissait une légère transpiration.

Pointe-Saint-Charles dormait d’un sommeil de soûlon. Une lumière glauque s’échappait des fenêtres aux carreaux bordés de crasse d’entrepôts à demi abandonnés. Des toiles d’araignées gisaient là depuis toujours, avaient agi comme un velcro puissant sur toutes les impuretés qui voletaient dans l’air : mouches, cristaux de poussières, fils de laine, cheveux, plumes de pigeon, gouttes d’eau. Dans ces lieux, des gardiens de nuit regardaient la télévision. C’était l’heure à laquelle les films pornos ne sont plus diffusés et les émissions matinales pour enfants n’ont pas encore commencé, l’heure où l’on vend des moppes murales, des broyeurs autonettoyants et des couvertures chauffantes : l’heure des objets impossibles qui deviennent indispensables. Personne n’entendit les fers de Mignonne qui allait par ces petites rues défaites, trouées par le dégel.

Elle avançait par à-coups, survoltée, ivre de cet affranchissement, trottinait en évitant les nids-de-poule. Cherchant un coin qui lui rappellerait son appartenance à la nature, Mignonne s’arrêta

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devant un grand pré vert, une révélation, presque un mirage : la devanture des bureaux de Postes Canada. Elle s’avança en reniflant l’herbe, s’accroupit, pour ensuite se rouler par terre comme le font les chevaux sauvages ou les poulains autour de leur mère. Une fois remise sur ses pattes, la crinière tapissée de fleurs de trèfles, de brindilles et de gazon, elle se mit à dévorer l’herbe fraîche, à avaler autre chose qu’une avoine déjà germée, que de la paille à vingt-cinq cents la balle : la tendresse de cette verdure bien soignée fut comme une caresse au palais. Et Mignonne de brouter ainsi durant une bonne heure avant l’arrivée, enfin, des facteurs et des camions de la poste.

Lorsqu’un homme s’approcha d’elle avec un gros câble jaune, la jument prit la fuite, en perdit les pétales mauves accrochés à ses crins et les paillettes de lilas collées à son épaule. Nous étions début juin et les lilas embaumaient si fort qu’ils donnaient la nausée, surtout à l’aube, avant le premier café.

Au fil de ses années de calèche, la jument avait appris à s’arrêter aux feux et à repartir au bon moment pendant que le cocher s’adressait aux clients. C’était une bête digne de confiance, prudente et avisée. Mais ce matin-là, alors que le ciel indigo tournait au rose – il ferait très chaud, les plus vieux chevaux resteraient à l’écurie –, on put voir un cheval blanc brûler les rouges et louvoyer témérairement d’une voie à l’autre.

Parvenue à la place d’Armes, aux pieds de Chomedey de Maisonneuve figé à jamais dans le bronze, Mignonne but comme on ne laisse jamais boire un cheval. Elle enjamba la fontaine, planta ses quatre sabots dans l’eau et prit de

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grandes lampées dans le lagon turquoise. Elle but tout son soûl, exactement la dose dont elle avait envie. Des mouettes s’agitaient autour d’elle et de grands oiseaux cyniques riaient des pièces de monnaie lancées dans la fontaine pour des souhaits qui ne se réaliseraient jamais : être mieux dans sa peau, trouver de l’argent, devenir plus désirable, que cette fille revienne, être moins ridicule, mourir bientôt, vivre vieux, être heureux une bonne fois pour toutes, bref toutes ces pensées anxiogènes qui polluent le sommeil des insomniaques comme un manège maudit, effréné, jusqu’à la venue de l’angoisse.

On devinait l’éveil de la ville aux bruits des automobiles et des moulins à café broyant les grains huileux, aux néons des bureaux de change qui s’allumaient en grillant les insectes, aux itinérants qui revenaient de l’Est de la ville pour s’étendre sur les bancs, sous les arbres, aux premiers taxis qui roulaient tranquillement vers les hôtels luxueux, aux fleurs sucrées qui se dilataient comme des sexes féminins. Mignonne allait être repérée, déjà le mot circulait dans les bureaux de La Presse, à quelques foulées de là : un cheval libre, tout blanc, s’abreuvait à la fontaine.

Mais la jument, dérangée par ce qui s’éveillait autour d’elle, choisit de fuir. On la vit s’engouffrer dans la circulation, entre les voitures, sur les trottoirs, galoper à toute vitesse dans des rues inconnues, la crinière au vent comme les chevaux de calendrier. Sa vitesse se métamorphosait en panique, en fugue, Mignonne s’échappait, inquiète. Elle émit un hennissement discret à la vue d’une moto qui lui barrait la route, rassembla ses quatre membres et s’élança pour s’envoler par-dessus le véhicule, comme

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ces sauteurs hollandais et ces warmblood que l’on traite en divas.

Entre les putains cambrées de la rue Ontario qui espéraient un dernier client avant de rentrer dormir, Mignonne gambadait nerveusement et fit sourire – un vrai sourire – Lola, trente-quatre ans, détruite, herpès latent, avortée trois fois, seins mal siliconés et lourds à lui barrer le dos. Sur son visage décomposé, le mascara dessinait des ombres amères mais l’on vit apparaître un éclat de vie, un reste d’émerveillement. Lola n’était pas encore tout à fait morte.

Et Mignonne non plus. Pourtant, la surdose d’avoine qu’elle s’était payée, mêlée à l’eau chlorée avalée trop rapidement, commençait à ralentir sa course. Arrivée au boulevard Pie-IX, elle descendit la côte à la recherche d’un lieu désert. Elle avança vers le sud, vers le silence. Non loin de là, une vieille voie ferrée faisait comme une cicatrice dans l’herbe asséchée. Après les champs qui pourrissaient dans l’oubli, le fleuve étendait son bras. Des baraques désaffectées piquaient le paysage, montraient leurs carreaux éclatés comme des dents cassées ; l’endroit était carié. On venait sans doute y régler des comptes, brûler les désobéissants, balancer les chiens morts et les vieux sofas tachés d’urine. Le lieu parfait pour se convaincre de la vacuité du monde juste avant une overdose, un de ces terrains vagues où l’on fait rouiller du métal pendant des décennies, jusqu’à ce qu’il se métamorphose en une poudre rousse pareille à de l’héroïne, à du sucre de canne biologique, à de la moisissure séchée au soleil. Et que cette poussière roule jusque dans le fleuve et se mêle au plancton en suspension dans l’eau douce. Non loin de là, un terrain de baseball abandonné, tapissé d’herbes longues et

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de fleurs de thé. Lasse, Mignonne s’écroula sur son flanc droit près du premier but.

Chaque cheval qui tombe est un petit drame dans l’univers, un tremblement de terre invisible équivalent à la coupe d’un arbre, à la naissance d’un éléphant, à la fonte d’un iceberg. L’estomac noué, Mignonne souffrit doucement au soleil dans l’attente de la fin. Ses longs cils, ses yeux couverts d’une humeur aqueuse, sa queue argentée qui ne chasserait plus les mouches et, finalement, ce nuage rose expulsé par ses narines en demi-lunes, ce dernier souffle qui fit s’envoler un pissenlit sur le pollen des fleurs.

Plus tard on retrouverait Mignonne. On étendrait alors une couverture par-dessus son cadavre, une de ces couvertures qui ne réussissent jamais vraiment à recouvrir tout le corps de l’animal. On verrait dépasser quatre sabots.

Ce détail, précisément, ferait pleurer les cochers.

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Composition : Hugues Skene (KX3 Communication)Conception graphique : Antoine Tanguay et Hugues Skene

Éditions Alto280, rue Saint-Joseph Est, bureau 1

Québec (Québec) G1K 3A9editionsalto.com

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ACHEVÉ D’IMPRIMER

CHEZ MARQUIS IMPRIMEUR

EN JANVIER 2017

POUR LE COMPTE DES ÉDITIONS ALTO

Dépôt légal, 1er trimestre 2017Bibliothèque et Archives nationales du Québec