la minorité de faveur - numilog

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LA MINORITÉ DE FAVEUR

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Déjà parus :

(ancienne présentation) 1. Eric PICQUET-WICKS Alerte à Orly. 2. Alain BOUCCARÈJE L'ombre et la proie. 3. Rodolfo USIGLI Tentative d'assassinat. 4. Alexandre MAÏER Genève vaut bien une messe. 5. Louis-C. THOMAS Sueurs froides. 7. BOILEAU-NARCEJAC Le mort qui marche. 8. Pierre FORQUIN L'homme aux petits cigares. 9. BOILEAU-NARCEJAC A cœur perdu.

11. E. LE LAURAGUAIS Le collant noir. 12. BOILEAU-NARCEJAC L'ingénieur aimait trop les chiffres. 13. BOILEAU-NARCEJAC Les visages de l'ombre. 14. BOILEAU-NARCEJAC Les magiciennes. 15. BOILEAU-NARCEJAC Les louves. 16. BOILEAU-NARCEJAC Les diaboliques. 17. BOILEAU-NARCEJAC Le mauvais œil. 18. Eric PIQUET-WICKS ... Attentat à Istanbul. 19. Frédéric VALMONT Grand chelem à cœur. 20. Georges GAUTHIER Un coup de feu, Votre Honneur ? 21. Hubert MONTEILHET Les mantes religieuses. 22. LOUIS-C. THOMAS Sans espoir de retour. 23. Bernard DELEUZE L'homme de la Ruhr. 24. E. LE LAURAGUAIS La fièvre à quarante. 25. Olivier JORIS Court-circuit. 26. Pierre SIGNAC Monsieur Cauchemar. 27. Henry CECIL On juge le Juge. 28. Pierre FORQUIN L'homme du 7 novembre. 29. François DORMONT Crime aux Archives. 30. Frédéric VALMONT Monsieur Contre et le mort. 31. Yves DARTOIS La roue de Tintagel. 33. René CAMBON Opération Sardine. 34. BOILEAU-NARCEJAC Maléfices. 36. LOUIS-C. THOMAS La mort au cœur. 37. Sigmund MILLER Le léopard des neiges. 39. Jacques BOURDERON La corrida des Séraphins. 40. Pierre FORQUIN Le printemps fait toujours un peu

mal.

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(nouvelle présentation) 201. Louis-C. THOMAS Manie de la persécution. 202. Craig RICE T comme traquenard. 203. Sébastien JAPRISOT Compartiment Tueurs. 204. Guy VENAYRE Sainte-Morte. 205. BOILEAU-NARCEJAC Maldonne. 206. Evelyn PIPER Chère poupée. 207. Pierre FORQUIN Le procès du diable. 208. René CAMBON Combat de nègres. 209. Sébastien JAPRISOT Piège pour Cendrillon. 210. Lucille FLETCHER Un bandeau sur les yeux. 211. Louis-C. THOMAS A vos souhaits... la mort. 212. Gilles CORONER L'homme au casque d'or. 213. Georges VILLEMIER . . . Le petit canard. 214. René CAMBON Les cierges de la Saint-Antoine. 215. J.-P. LEVENS Un pion, trois dames. 216. Christian LIBOS Impasse au Valais. 217. Laurence ORIOL A cœur ouvert. 218. Gilles PERRAULT Au pied du mur. 219. Hubert MONTEILHET Les pavés du diable. 220. Lucille FLETCHER Porté disparu. 221. Claude CARIGUEL A comme Agathe. 222. BOILEAU-NARCEJAC Les victimes. 223. Evelyn PIPER Le meurtrier nu. 224. St.-A. STEEMAN Autopsie d 'un viol. 225. Louis C. THOMAS Les mauvaises fréquentations. 226. Georges VILLEMIER La paix des champs. 227. René CAMBON L'oiseau rare. 228. Gérard MAIRE Orange amère. 229. J.-F. COATMEUR Nocturne pour mourir. 230. Marc DELORY Bateau en Espagne. 231. Hubert MONTEILHET Le forçat de l'amour. 232. Michel LERM La belle à Belle-Ile. 233. René RÉOUVEN Octave II. 234. Eric CAMMAR Place aux amateurs. 235. Evelyn PIPER Le motif. 236. Lucllle FLETCHER Le crime du yawl bleu. 237. Louis-C. THOMAS . . . . Par cruauté mentale. 238. Laurence ORIOL La chasse aux innocents. 239. Jacques BOURDERON Corrida à Brazza. 240. Laurence ORIOL L'interne de service. 241. Evelyn PIPER Bunny Lake a disparu. 242. Hubert MONTEILHET Le démon est mauvais joueur.

(Le retour des cendres) 243. René CAMBON Les Pirates. 244. Jean D'OLIVET La peau d 'un autre. 245. Hubert MONTEILHET Les bourreaux de Cupidon.

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Du même auteur

AUX ÉDITIONS ALBIN MICHEL

Toi qui juges. Nuit après nuit .

A LA LIBRAIRIE ARTHÈME FAYARD Hors collection :

Le septième juré. L'Insolite. Les Mutins d'Albuquerque.

Collection « Le Commissaire Bignon » : Six heures d'angoisse. Faux témoignage. Dernier matin. La part d'ombre. Bignon et les ténèbres. S.O.S. Bignon.

Retour et Mat. Feu sur le mage ! Mandat d'arrêt. Bignon et la vérité. Bignon et les nuits blanches. Bignon et le Père Noël.

CHEZ D'AUTRES ÉDITEURS Au soleil de la brousse. Fatou peau noire. Les hommes sans passé. Le maître du village. Equateur. Le constructeur. Belle ardente. Tornades et tam-tams.

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THÉATRE, RADIO, TÉLÉVISION L'Atlantide, drame lyrique, d'après Pierre Benoit, musique d'Henri

Tomasi (Théâtre National de l'Opéra). Princesse Pauline, opéra-mascarade, musique d'Henri Tomasi

(Théâtre National de l'Opéra-Comique). Les palpitants, musique d'Henri Tomasi (R.T.F.). Le temps des hommes (R.T.F.). Le colibri, opéra-féerie, musique d'Henri Tomasi (R.T.F.). Mélanie vedette, un acte avec Alex Padou (R.T.F.). Le jugement de Dieu, un acte (R.T.F.). Un soir comme un autre (I.N.R.). Equateur (TV française). Minuit treize (TV française). Vue sur la mer (TV française). Le sel de la mer, d'après Edouard Peisson (TV française).

LIVRES POUR ENFANTS Au soleil de la brousse (épuisé). Muriel et son maki (Gédalge). Le roi de l'île Rouge (André Bonne). Le club des Bis (Hachette).

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FRANCIS DIDELOT

La minorité de faveur

ROMAN

DENOËL

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PHOTO DE COUVERTURE : HUGO HARRANG.

Envoyez-nous vos nom et adresse en citant ce livre et nous nous ferons un plaisir de vous faire parvenir gracieusement et régulièrement notre bulletin littéraire Le Courrier d'Amélie qui vous tiendra au courant de toutes nos publications nouvelles.

Diffusion DENOËL 14, rue Amélie, Paris 7e

© 1966, by Éditions Denoël, Paris.

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Dans ce temps délicieux, quand on raconte une histoire vraie, c'est à croire que le Diable a dicté...

BARBEY D'AUREVILLY.

PREMIÈRE PARTIE

I

— Savez-vous, Monsieur, ce qu'est la minorité de faveur ?

L'étale de basse mer s'accompagnait au loin d'une soutache d'écume. Déserte, la plage étirait à l'infini son vêtement uniforme, que bronzaient çà et là des taches humides ; les dunes la bordaient d'une blancheur vivante, frémissant à la moindre brise ; les longues pointes des oyats battaient les crêtes ainsi qu'un pelage hésitant où l'or blond se mariait au brun morne. Un banc, fait de troncs mal équarris rongés par le sel, offrait son repos solitaire aux promeneurs. Le ciel s'emplissait d'un crépuscule crémeux où voguaient des nuages mauves ; dans notre dos, la cité se donnait à l'envahissement du soir : le printemps n'était pas encore venu.

Pour quel obscur motif m'étais-je rendu au Touquet en cette saison où apparaissait à peine la neige rosée des pommiers, je l'ignorais. J'aspirais à quelques jours de quiétude, à la paix dispensée par la ronde des marées quand le temps se prête mal aux excès des touristes, campeurs, baigneurs, et autres destructeurs des rythmes naturels. Unique client d'un hôtel qui

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consentait pour moi à entrouvrir un œil et une chambre, je m'accordais de longues, de merveilleuses errances au bord des flots devenus miens puisque nul ne m'en dis- putait la possession.

Ces pêcheurs qui, parfois, harcelaient la crevette, haveneau coincé devant la ceinture ; ces chalutiers venus d'Etaples qui longeaient le rivage avec de longs dandi- nements au creux des lames ; ces avions qui, de temps à autre, me survolaient ; tous en vérité me procuraient l'évidence accrue de ma réalité : eux se livraient aux travaux, obéissaient à des normes ; au contraire, je ne participais qu'à ma propre existence ; je n'avais d'autre but que moi-même, de me rechercher à la faveur du spectacle semblable et différent toujours des vagues éternelles.

Cela dura quarante-huit heures. Jusqu'à la minute, très précisément, où j'acquis la certitude d'une autre présence. Je n'étais pas seul à hanter le décor de sable et de flots : telle fut ma conclusion. Non qu'il s'agît d'une chimère, de quelque mythe qui m'eût ressemblé comme un frère ! Il était vivant lui-même, et installé dans sa personnalité, cet homme que je voyais déam- buler.

Par une singulière analogie, il mettait, si je puis dire, ses pas dans la trace des miens ; sa démarche n'af- fichait aucune hâte, nul objectif apparent ne le condui- sait ; il s'arrêtait devant la piste, en ce moment silencieuse, destinée aux petits bolides rageurs du karting, ou encore devant les barrières du golf miniature désert. Appuyé à la longue rambarde du bord de mer, il contemplait la piscine sans eau, le lacis en labyrinthe des cabines inutiles. Ou bien, pivotant et les reins accotés à la balustrade, il considérait la suite pittoresque des villas, contiguës, pressées, n'ayant d'autre intervalle entre elles que les rues, façades claires et coquettes dont les toits affectaient la ligne brisée d'une courbe de température : les Galets, le Calme, Coucou, Baratin et Bonne Hôtesse, Chouïa, Jean-Bart, Touquette, Sainte-

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Barbe, leurs noms se succédaient au long des maisons aux yeux fermés. L'inconnu regardait et se taisait : rien sur son visage, rien dans son attitude, qui trahît ses sentiments. Sans doute avais-je été un observateur identiquement muet, pareillement impénétrable. Voilà pourquoi, il m'intéressa d'emblée : il devint à mes yeux mieux qu'un inconnu ; il fut l'Inconnu, — majuscule !

J'en arrivai à souhaiter, non qu'il me parlât, non que je pusse l'approcher, mais de le rencontrer sou- vent : je détaillerai, j'imaginerai, j'édifierai. Quand je découvris que, par ma faute, la cuirasse de ma soli- tude se trouvait entamée, trop tard pour me défendre : j'étais mon prisonnier.

Libre à moi de parer la maladie d'excuses aimables : monotonie, lassitude, allons donc ! Comme je m'étais livré à l'harmonie des vagues, roulant et déroulant sans cesse leur beauté, je me consacrai à l'étude de l'Inconnu : épier autrui figure au nombre des jouis- sances secrètes.

D'abord surpris, sinon indigné, parce qu'il altérait mon domaine illimité de sable et de dunes, j'en vins très vite à poursuivre sa silhouette, à m'attrister si je ne la repérais point, m'inquiéter alors de mon esseu- lement. Lui-même ne me rejoignait-il pas d'ailleurs par une sorte d'appel clandestin ? Un phénomène dépourvu de nom et de critère nous rapprochait l'un de l'autre. La conviction s'installa : nous nous recherchions ; sans nous l'avouer ; sans désirer l'accord ; pour le plaisir fragile de découvrir qu'un autre goûtait les mêmes spectacles, appréciait les mêmes ciels et les mêmes coups de vent, trouvait à la Nature les mêmes motifs d'adoration silencieuse.

Tomba le crépuscule où venus, l'Inconnu de l'estuaire de la Canche, moi des pins de Mayville, nous prîmes place au haut de la dune sur le banc au bois râpé par les embruns. La mer haletait au loin ; le vent attendait son souffle et le trouverait avec le flux ; entre les herbes, le sable blond frissonnait.

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Nous nous taisions. Si désormais j'identifiais la haute et mince silhouette de l'Inconnu, j'aurais été encore incapable d'affecter une couleur à son regard, de décider si son visage était beau ou éteint, sa bouche énergique ou veule. Lui-même, je pense, était logé à la même enseigne. Nous ne nous tournions pas l'un vers l'autre ; notre communion ne s'en affirmait que plus étroite pour admirer la naissance du crépuscule, le jeu secret des nuées où se nouaient et se dénouaient des fumerolles de mystère ; des nuances surgissaient, s'évanouissaient ; la Manche épanouissait jusqu'à l'ivresse une étendue d'un gris profond, çà et là strié de blanc : la gigantesque opale s'éteignait.

L'Inconnu allait parler, je le devinais ; et non pour des mots de lyrisme béat, non pour traduire une émotion partagée. Pour une question capitale, tenant à sa chair même, la question qui le dévorait, qui le menait dans une course dont il n'entrevoyait pas la fin.

La minorité de faveur? A quoi bon m'interroger ? En vérité, je n'y songeai

pas : posée comme elle l'avait été par l'Inconnu, la question appelait sa propre réponse. Le ton révélait la puissance du tourment : la minorité de faveur ? Une souffrance de tous les instants !

Il parla. Sans ordre, avec une absence évidente de logique ; dédaigneux de toute chronologie, livrant pêle- mêle le vertige de sentiments, d'impressions, où il avait sombré par la faute — oui ! — de la minorité de faveur.

— Souvent j'en suis à me demander si une condam- nation n'eût pas été préférable !... Nous avons, croyez- vous, un penchant identique pour l'isolement et les espaces que le sable et la mer se disputent ? Erreur, Monsieur. Jadis, je ne ressemblais pas à l'homme que vous avez en face de vous. Non que ma silhouette ou mon visage ait subi de profonds changements avec le temps ! je n'avais pas même maigri en prison ; mes

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ennemis sont allés jusqu'à discerner là une preuve com- plémentaire de culpabilité. La métamorphose, Mon- sieur, elle est autrement profonde ; elle trouve sa source — et sa nourriture ! — dans mon être le plus intime, au cœur de ce mystère que chacun essaie de percer la vie durant. Et ce fut à cause de la minorité de faveur.

« L'Article 359 du Code de procédure pénale !... J'ai eu tout loisir d'en peser les termes depuis certain jour où une modeste salle aux lambris de chêne et au papier lie de vin fit de moi le premier rôle de la pièce à jouer. »

La voix de l'Inconnu naufragea. Je me gardai de solliciter une précision. Nous ne bougions ni l'un ni l'autre ; autour de nous, le chant de la brise sur la dune et, là-bas, le souple grondement des flots prépa- rant leurs forces en prévision du flux. Un moment je tournai la tête : pour m'assurer de notre esseulement, pour retrouver la présence apaisante du Touquet ? je n'analysai ni mon mouvement, ni son inspiration ; un simple coup d'œil vers les villas, dont les toits se décou- paient sur le ciel envahi de ténèbres ; aucune vie ; quel- ques rares fenêtres éclairées, pas davantage.

Mon compagnon émit un étrange petit rire : — Une idée singulière, et qui répond si clairement

à la lâcheté humaine ! Autrefois, il fallait douze hom- mes — les dames étaient exclues du jury — et ils prenaient leur décision dans la plénitude de leur conscience ; aujourd'hui, ils sont neuf, neuf messieurs- dames ! auxquels on a adjoint trois juges profession- nels. Commencez-vous à entrevoir la vérité, Monsieur ? Pour être déclaré coupable, à votre avis : combien faut-il de « oui » ?

Là encore, il n'attendait aucune réponse : la voix amère, il lança :

— La majorité absolue, direz-vous ! Sept « oui » !... Eh bien, pas du tout ! Article 359, — je le connais par cœur — : « Toute décision défavorable à l'accusé se

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forme à la majorité de huit voix au moins ». Est-ce assez clair désormais pour vous ? Songez-y : allez, au-delà de ce chiffre, jusqu'à imaginer le chiffre inverse. Voyez-vous, maintenant ? Si, parmi les douze personnes qui composent la Cour d'assises, il s'en trouve sept pour voter « oui », l'accusé est coupable... il n'y a cependant pas condamnation. Retenez bien : sept « oui, il est coupable » contre cinq « non, il est inno- cent », et l'accusé se trouve de ce fait acquitté.

« Telle est, Monsieur, la minorité de faveur. » L'Inconnu déplia sa haute taille. Je l'imitai. Côte à

côte, nous nous mîmes en marche vers les maisons ; l'un comme l'autre nous obéissions aux prescriptions hôtelières ; à l'heure fixée par le dîner, chacun de nous aurait rallié la table solitaire, le ratelier, l'abreuvoir. Le terre-plein traversé, ô souvenir des jours estivaux quand les autos s'amassent ainsi des pétoncles sur un rocher, mon compagnon s'accorda une pause. Un haut lampadaire projetait sur lui une clarté crue ; pour la première fois vraiment, je vis ce visage long, ascétique presque, avec ces pommettes saillantes dans les joues hâves, les creux temporaux rudement marqués ; et, surtout, le regard d'un gris semblable aux lames qui répétaient leur labour à l'infini. Un pâle sourire entrou- vrit la bouche au dessin fragile. « Il ne manque pas de charme, mon inconnu », pensai-je. Le temps fut sen- sible, durant quoi il me dévisagea, il me soupesa, moi qui étais pour lui pareillement l'inconnu ; puis, négli- geant l'aveu indirect qu'il en avait déjà fait, il articula comme s'il avait besoin de s'en persuader jusqu'à la souffrance :

— J'ai été acquitté à la minorité de faveur.

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II

Le lendemain nous réunit à nouveau ; cette fois, ce fut de propos délibéré ; ni hasard, ni volonté igno- rée, qui conduisit nos pas dans une direction com- mune ; quand je sortis de l'hôtel, l'Inconnu vint à ma rencontre. Un signe de tête valut, simultanément, salut et accord, puis, du même pas, nous allâmes au-devant de la mer.

Franchis les sentiers sablonneux qui assaillaient les terrasses, la hautaine complicité du large nous offrit à nouveau l'appui nécessaire : nous gravions nos traces dans le sable humide, mais l'un et l'autre nous possé- dions la certitude apaisante que la prochaine marée effacerait les empreintes, nivellerait la plage, chasserait le souvenir de notre passage, donc de nos confidences.

— J'étais accusé de meurtre. D'assassinat même, puisque le crime impliquait la préméditation.

Nous marchions. Aucune hâte. En chacun de nous, la conviction se faisait jour ; en tamisant les paroles prononcées la veille, la nuit leur avait conféré une texture différente ; nous nous sentions maintenant unis, emportés par un même courant, une même brise : où nous abandonneraient-ils, sur quel rivage encore invisible, nous ne poserions pas la question. Nous nous soumettions de plein gré au destin qui nous avait atten- dus sur la dune pour ne plus nous lâcher.

— Oui, marmotta mon compagnon. Elle s'appelait Agnès ; et le méritait. A croire que la prédestination des prénoms n'est pas illusoire. Peut-être...

Il se pencha, cueillit au creux de la main une coquille délicate, rosée, nacrée, un chef-d'œuvre.

— Peut-être, sans en avoir conscience, obéissait-elle à la douceur exquise des deux syllabes : Agnès...

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Je le laissai à son portrait, et me gardai d'en dis- cuter le bien-fondé : une oie blanche, Agnès ? Le moin- dre brin de jugeote permet vite de découvrir l'authen- tique, la rusée, sous la façade d'excessive naïveté. Avait-il été dupe ? jusqu'à la minute où, les yeux des- sillés, il aurait tiré vengeance de son erreur ?

— Imaginez un de ces êtres menus, au charme frêle qui évoque la blancheur des muguets ; si peu suffit pour faner, pour souiller, les clochettes du lis des val- lées... Agnès semblait créée pour le rôle de victime.

Il pivota soudain et, avec une brusquerie nouvelle : — Ai-je l'air d'un bourreau ? Je ne répondis pas. J'affectais de suivre les évolutions

joyeuses d'un gamin en proie aux exigences effrénées d'un corniaud ; celui-ci mettait sa passion, son adresse, ses muscles, à repêcher les projectiles que le gosse lui lançait. Avec accompagnement d'abois de l'un, de rires chez l'autre.

— Elle était blonde, de ces blonds « vrais » qui épandent une cataracte de soie pâle sur les épaules. Son visage offrait un ovale délicat comme on en voit sur des miniatures. Souvent je l'appelais : « Mon petit Saxe ». Imbécile, n'est-ce pas ? Mais son regard ! un bleu... comment dire ? un de ces bleus indécis où l'on retrouve le mauve des scabieuses. Oui, Agnès était jolie... Maître... Oh, peu importe son nom !... Il a été odieux envers moi ; rien, il ne m'a rien épargné ; sous prétexte qu'il défendait la partie civile... — la famille d'Agnès !... — il m'a traîné dans la plus abominable des boues ; sous couvert de ménagements, les mots ne blessent que davantage ; chaque phrase contient un acide corrosif. Je n'en éprouvais plus le désir de me défendre.

Il se tut. Une chose étrange en vérité : de longues minutes s'écoulèrent dans un silence mutuel. Nous marchions en direction du nord ; au plus bas, la mer nous livrait le sable nu à perte de vue ; les dunes de la pointe Lornel arrondissaient leurs croupes blanches

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sous les nuages qu'un soleil en ébauche teignait d'un or timide.

Nous parvînmes ainsi au cours sinueux et gras de la Canche ; un étroit filet d'eau limoneuse. Sur notre droite, Etaples montrait ses maisonnettes. Des silhouet- tes déambulaient au lointain. Le calme atteignait à la démesure, une richesse inouïe, la paix où cheminent à l'aise les pensées informelles ; sans tourner la tête, mon compagnon articula :

— Qui êtes-vous ? Fallait-il répondre ? Aucune agressivité dans le

ton ; un désir naturel de connaissance dont je ne pou- vais m'indigner. J'aurais certes eu droit de répliquer par une demande analogue ; toutefois, l'Inconnu n'avait-il pas, lui, effectué le premier pas en entrou- vrant le voile de sa vie ? Libre à moi par conséquent de répondre de la manière la plus directe, la plus logique. Non ! une sourde réticence me paralysa et fit de ma réponse un chemin de traverse :

— Avez-vous, Monsieur, lu « La Peau de cha- grin » ?

Ainsi, pour mes premiers mots, j'usais d'une ques- tion analogue à celle-là qu'il me posait la veille.

— Sans doute vous en souvenez-vous assez mal ; ainsi pourrais-je — sans susciter votre protestation — me donner pour l'Antiquaire... Qu'en pensez-vous ? Rien, je le constate. Tant pis ! Sachez donc que je n'ai rien de l'Antiquaire ; j'aurais même plutôt brûlé ma vie au point d'en raccourcir imprudemment la durée... Voyez-vous, Monsieur, j'ai souffert toujours d'une sorte de concupiscence des âmes : tel le Diable boi- teux... Soulever le toit des maisons me paraît insuffi- sant : découvrir l'existence secrète d'autrui ! à quoi bon si l'on ne pénètre pas jusqu'au cœur des individus ?...

Mon voisin tournait vers moi son visage maigre : figure d'affamé, mais de quelle faim en vérité ? Son regard gris avait des luisances de mica :

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— Le diable ? murmura-t-il. Serait-ce la raison pour laquelle je vous ai abordé hier ?

— Vous me faites beaucoup d'honneur ! Non, il n'y a dans mon comportement rien de Lucifer, l'Ar- change déchu. Acceptez-moi plutôt tel que je suis, l'homme qui passe, l'homme à qui vous vous racon- tez : le Passant, le Moissonneur... d'une récolte qui ne sera ni battue, ni engrangée. Vous voici satisfait, j'es- père ?

Il nia d'un mouvement de tête à peine esquissé. J'en fus médiocrement surpris. Aussi lui proposai-je :

— Cherchons encore ! Avez-vous entendu parler du Vieux qui hante la « Sonate des Spectres » de Strind- berg ? je m'assimilerais volontiers à ce rongeur d'âmes... capable en même temps d'être crime et innocence, jus- tice et iniquité. Alors, le Vieux ? Non ? Vous êtes dif- ficile, Monsieur ; vous ne m'en plaisez que davantage. Pour vous donc, je serai... celui qu'il vous plaira. Eh oui, choisissez le nom que vous me souhaitez, assez inconsistant pour ne pas vous embarrasser... Néant ? Aucun ? Personne ?... Nihil ou Nessuno ? Comme il vous plaira, vous dis-je.

Un sourire déconcertant naquit sur le visage de l'Inconnu, fugitif, à peine esquissé ; puis, de son ton inaltérable, il énonça :

— Vous serez Monsieur Personne. D'ailleurs, mieux vaut qu'il en soit ainsi.

Nous revînmes sur nos pas. Un vol de mouettes passait au-dessus de nos têtes ; les oiseaux cassèrent leur trajectoire à plusieurs reprises avant de fondre vers quelque épave ; des cris ponctuaient leurs évo- lutions.

— Après tout, que m'importe que vous connaissiez mon identité ? L'expérience peut même n'être que plus profitable : je m'appelle Charlannes... Raphaël Char- lannes... et je demeure habituellement à Provins.

Il avançait plus vite, sa haute silhouette légèrement courbée, et non pour lutter contre le vent que pour

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• Elles étaient cinq sœurs J'ai épousé la plus jeune.

• Mais, était-ce bien celle que je voulais ? Etait-ce bien celle qui m'aimait ?

• Il m'est difficile de parler d'elle Puisqu'elle est morte, assassinée.

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