la mercantilisation de la securite - … · opinions émises dans cette thèse. ... stimulante de...
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UNIVERSITE PARIS 1 PANTHEON-SORBONNE
UFR Science Politique
Centre de Recherches Politiques de la Sorbonne
N attribu par la bibliothque |__|__|__|__|__|__|__|__|__|__|
THESE pour lobtention du titre de docteur en science politique
prsente et soutenue publiquement le 21 septembre 2007
par
Federico LORENC VALCARCE
LA MERCANTILISATION DE LA SECURITE
ROLES DE LETAT ET DE LINITIATIVE PRIVEE DANS LA
CONSTITUTION DES MARCHES DE LA SURVEILLANCE EN ARGENTINE
sous la direction de Daniel GAXIE JURY
Georges COUFFIGNAL, professeur lUniversit Paris 3/IHEAL (rapporteur)
Brigitte GATI, professeur lUniversit Paris 1/CRPS
Daniel GAXIE, professeur lUniversit Paris 1/CRPS
Fabien JOBARD, chercheur au CNRS/CESDIP
Jacques LAGROYE, professeur mrite lUniversit Paris 1
Frdric LEBARON, professeur lUniversit de Picardie/CURAPP (rapporteur)
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LUniversit Paris 1 Panthon-Sorbonne nentend
donner aucune approbation ou improbation aux
opinions mises dans cette thse. Ces opinions doivent
tre considres comme propres leur auteur.
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Remerciements
Je tiens tout dabord remercier mon directeur de thse, Daniel Gaxie, pour son
engagement et son soutien tout au long de ma recherche. Une grande partie des mrites de
la prsente thse tient ses conseils et ses incessants encouragements. Il nest, bien sr,
pas responsable de ses limites, qui ne relvent que de moi-mme
Je remercie Georges Couffignal, Brigitte Gati, Fabien Jobard, Jacques Lagroye et
Frderic Lebaron davoir accept de participer la discussion de mon travail de recherche
en tant que membres du jury.
Les jeunes collgues et tudiants de lUniversit de Buenos Aires mont permis, des
titres divers, de mener bien mon enqute : que soient ici remercis Alejandra Beccaria,
Eugenio Donatello, Khalil Esteban, Toms Guevara, Mariana Ramos Meja, Marisa
Rodrguez Brunengo et Mariano Szkolnik. Merci aussi aux autres doctorant-e-s de mon
directeur de thse Lorenzo Barrault, Myriam Bensalem, Tangui Coulouarn, Marc-
Olivier Dplaude, Guillaume Girard, Jrme Godard, Tania Navarro et Anne-France
Taiclet qui mont apport des commentaires utiles sur les diffrents textes que je leur ai
soumis au cours de ma recherche.
Je remercie galement celles et ceux qui ont relu des brouillons de ma thse et mont fait
des remarques prcieuses : Lorenzo Barrault, Vanessa Bernadou, Edith Boursange,
Marie-Hlne Brure, Coline Cardi, Hlne Combes, Marc-Olivier Dplaude, Mariana
Heredia, Delphine Kss, Candice Martinez, Laurence Proteau, Genevive Pruvost et
Alina Surubaru. Je remercie galement, pour leurs commentaires, Christel Coton, Elodie
Lemaire, Denis Merklen, Lorena Poblete, Marie-France Prvt-Schapira et Facundo
Solanas.
Je suis enfin trs reconnaissant envers le Conseil National des Recherches Scientifiques et
Techniques dArgentine pour avoir apport son financement cette recherche et ma
formation doctorale en France, et plus particulirement envers le professeur Emilio de
pola, qui sest fortement mobilis cette fin. Merci galement mes collgues des
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dpartements de Sociologie et dAnthropologie de lUniversit de Buenos Aires, et
notamment Ricardo Sidicaro et Claudia Guebel, qui mont offert une ambiance
stimulante de travail intellectuel.
Mes amis Carla Zibecchi, Daniel Martino, Flavia Sampao, Gabriel Calvi, Gabriel
Palumbo, Gabriel Rumora, Mara Laura Arrascada, Luis Miguel Donatello, Matas Perco,
Maximiliano Perco et Mara Paula Cicogna se sont engags mes cts pour me soutenir
et discuter avec moi sur le sujet de ma recherche. Ma famille en Argentine (les Lorenc et
Valcarce) et en Espagne (les Valcarce), ainsi que ma famille adoptive en Allemagne
(les Rauscher), mont accueilli durant de longs sjours de travail. Mon autre famille
argentine Paris Annette Rauscher, Diego Moccero, Facundo Solanas, Federico
Wernicke, Gabriela Medina Laime, Giulia Cicali, Mariano Zemborain, Paola Ferrarese,
Philippe Martin et Sabrina Balian est indlbilement lie la naissance et
laboutissement de cette thse. Je les remercie pour leur amour et leur soutien durant
toutes ces annes.
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TABLE DE MATIERES
Remerciements Table de matires
3 5
INTRODUCTION GENERALE 13
Section I. Etat(s) de la question 1 Transformations des systmes policiers et marchandisation de la scurit
A. Etatisation, privatisation, mercantilisation a. En qute de la fonction policire b. Une prise en charge plurielle B. Une perspective sociopolitique des marchs de la scurit a. Crise de lEtat et dfaillances de la police publique b. Les transformations structurelles des socits contemporaines
2 La construction sociale des marchs A. Les producteurs des marchs et la structure sociale de la concurrence a. Industries et activit entrepreneuriale b. Structures sociales et organisation de la concurrence B. Lencastrement social, politique et culturel des marchs a. Rseaux sociaux et rapports marchands b. Etat, politique, marchs c. Symbolique conomique et pratiques marchandes
20 21 21 30 38 39 46
Section II. Problmatique et mthode 1 La formulation du problme
A. Lobjectivation des frontires dun fait social B. De lobjet empirique lobjet thorique
2 Mthode dinvestigation, mthode dexposition A. Sur les modes de construction de la ralit et son observation B. Plan de la thse
57 57 57 65 73 74 82
PREMIERE PARTIE. LA FORMATION DE LINDUSTRIE 87 Chapitre 1. Gense et structure dune forme dindustrie
Section I. Elments pour une histoire sociale de lindustrie 1 La diffrentiation structurelle des fonctions de surveillance et de protection
A. Laube des services spcialiss de scurit B. Lirruption de la scurit contractuelle
2 La dtermination symbolique des frontires de lindustrie A. La constitution dune profession tablie B. Des arrangements juridiques htrognes
Section II. Morphologie dun secteur de lconomie 1 Lespace des producteurs
A. Les trois branches de lindustrie B. Types dentreprises et rapports de forces
2 Des proprits structurelles en perspective A. Le temps et le bouleversement des positions dominantes B. Lespace et la gnralit du fait dans lespce
89 89 90 90 97 102 103 109 115 115 116 120 126 126 130
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Chapitre 2. Une expertise des armes la tte des entreprises
Section I. Quand les fonctionnaires arrivent sur le march 1 Un espace de recyclage pour les militaires et les policiers
A. Des origines professionnelles homognes B. Laccs ingal aux postes de direction dans les entreprises
2 La reconversion A. Deux modes dentre des militaires dans la scurit prive B. Linstitutionnalisation dune tape de la carrire policire
Section II. Lunivers symbolique dun groupe professionnel
1 Conversion au march et transfert de comptences A. Des savoir-faire trs particuliers B. La transposition de schmes dapprciation et daction
2 Reprsentations du mtier et visions du monde A. Expliquer lindustrie, dcrire lactivit B. Linscurit et les comportements dlinquants
137 137 138 139 142 147 148 155 159 159 160 164 168 168 176
Chapitre 3. La fabrication des agents de scurit Section I. Le nouveau proltariat de la surveillance 1 Proprits des individus et conditions de travail
A. Les proprits dmographiques B. Les conditions de travail
2 La civilianisation dun poste A. Une faible prsence policire B. Une main duvre en rotation et sans armes
Section II. Slection des personnels et production des qualifications 1 Le recrutement (ou de la slection sociale des agents et leurs proprits)
A. Les prfrences des recruteurs B. Les modes daccs
2 La formation (ou de lincorporation des comptences lgitimes) A. A lacadmie de la surveillance B. La vue , le flair et les systmes indignes de classification
183 183 184 185 189 194 194 199 205 205 206 214 218 219 225
Chapitre 4. Des prestations sous contrainte
Section I. Les producteurs et la production 1 Cadrage, encadrement et planification des services
A. Lunification des services de scurit B. Catgories dagents et diversit de rles
2 Les dcalages de la mise en uvre A. Un inventaire des pratiques de scurisation B. Les interactions sur le terrain
Section II. Deux sources de contraintes extrieures
1 Le rle normalisateur de lEtat A. La slection sociale des personnels et la rgulation des qualifications
B. Les limites juridiques des services possibles 2 Les exigences des clients
A. Des commandes prdfinies B. Rquisits aux entreprises et proprits des personnels
231 232 233 233 239 244 245 249 256 256 257 261 265 266 271
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DEUXIEME PARTIE. LA CONSTITUTION DES RAPPORTS MARCHANDS 279 Chapitre 5. Capital social, capital symbolique et action conomique
Section I. Linvestissement du capital social dans la lutte conomique 1 La conversion des relations non-marchandes
A. Le capital social dorigine B. Le capital social de fonction
2 Espace social et capital commercial A. Lespace de la sociabilit quotidienne B. La production et lentretien dune clientle Section II. La prsentation de soi et la production de la confiance
1 Les garanties de la maison A. La valeur symbolique du capital de notorit B. La valeur symbolique du capital technologique
2 Lappropriation dune reconnaissance extrieure A. Laura des clients
B. Les certifications officielles de qualit Chapitre 6. La structure sociale de la concurrence et de lchange
Section I. Une concurrence parcellise 1 Deux modes de cloisonnement
A. Un rapport ingal lespace B. Modalits et stratgies de combinaison des services
2 Des affinits lectives A. Principes de correspondance entre clients et prestataires B. Le blanc, le noir et les diffrentes chelles de gris
Section II. Valeur dchange et change social
1 Les contraintes du march sur les producteurs A. La dtermination sociale des prix
B. Les effets ingaux des prix sur les entreprises et sur les prestations 2 Lencastrement des changes marchands dans des rseaux sociaux
A. La dfinition des prestations ncessaires B. Marchs, solidarits personnelles et interdpendance fonctionnelle
Chapitre 7. Les besoins de protection et leurs porteurs Section I. Catgories de clients et formes dappropriation des services
1 Le monde des organisations A. Une demande systmique et systmatique
B. Morphologie sociale et besoins de scurit 2 Le monde de la vie
A. Espaces domestiques et pratiques de protection B. Usages instrumentaux et rendements symboliques de la consommation
Section II. Des besoins de protection la demande de scurit prive
1. Llaboration des besoins dans les organisations complexes A. La logique politique des commandes dEtat
B. Policing for profit : les firmes et le contrle des pertes 2 Les petits clients et leurs soucis quotidiens
A. Entre le profit et la peur B. Une vie tranquille
281 282 283 283 288 291 292 296 303 305 305 309 313 313 318 323 324 325 325 329 333 334 340 344 345 346 352 359 360 366 373 373 374 374 378 385 385 391 394 395 395 401 409 410 415
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TROISIEME PARTIE. UNE REALITE ECONOMIQUE ENCASTREE 421 Chapitre 8. Une mutation gnrale du monde social et conomique
Section I. Les ruses de la raison capitaliste
1 Le programme nolibral et lemprise du march A. Linstitution sociale du march B. Privatisation et contractualisation dans les administrations
2 Les nouvelles formes de la production A. Les transformations du travail B. Les conceptions managriales du contrle
Section II. La population et lhtrognit des conditions sociales dexistence 1 Structures socioconomiques et scurit prive
A. Un mergent de la modernisation sociale et conomique B. Ingalits sociales et accs aux marchs
2 Espaces de vie et pratiques de protection A. Lieux dhabitation et transformations de la sociabilit B. Les variations sociales des formes de protection
423 424 425 425 432 438 439 443 449 450 450 459 464 464 471
Chapitre 9. Mise en forme symbolique de linscurit
Section I. Linscurit comme problme social et politique 1 Linscription de linscurit sur lagenda public
A. Un fait dopinion B. Un enjeu politique important
2 Dimensions de linscurit et tendance se protger A. Les contenus de linscurit subjective B. Distribution sociale de la peur et scurit prive
Section II. Politique, mdias et scurit prive 1 La scurit prive dans le drame mdiatique
A. Faits divers , petits scandales et slection journalistique B. La fabrication dune reprsentation sociale
2 La scurit prive dans le jeu politique A. Les porte-parole de lindustrie dans les arnes publiques B. Une reconnaissance sous rserve
477 478 479 479 484 489 490 496 501 502 502 508 513 514 520
Chapitre 10. Etat, polices, dlits
Section I. Pousse de la criminalit et dfaillance policire 1 Lexistence sociale dune ralit objective
A. Laugmentation gnrale de la dlinquance et la scurit prive B. Les effets ingaux des diffrents types de dlits
2 Une police dpasse ? A. Organisations policires, dpenses publiques et scurit prive B. Evaluation du travail policier et scurit prive
Section II. Une remise en cause des fonctions rgaliennes de lEtat ?
1 La rorganisation des fonctions policires A. Conceptions de la scurit et activits policires B. Le rle de la scurit prive, police auxiliaire ou arme parallle ?
2 LEtat, le march et la production de la scurit A. Le soin dun monopole dEtat B. Des multiples formes de la concurrence et de la coopration
529 530 530 531 537 543 543 550 554 555 556 562 566 567 574
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CONCLUSION 581
Section I. Etat, march, policing 1 Une marchandisation claire et distincte
2 La scurit contractuelle nest pas une police prive
584 584 588
Section II. Pour une sociologie des relations entre lEtat et le march 1 La construction sociale dun march imparfait 2 Des chantiers ouverts pour lavenir
592 593 597
BIBLIOGRAPHIE 603 1. Sociologie gnrale 2. Economie, sociologie, marchs 3. Scurit prive 4. Scurit, inscurit et systmes policiers 5. Sociologie politique 6. Argentine (gnralits)
606 607 619 627 632 639
SOURCES 641 1. Entretiens 2. Documents sur lindustrie de la scurit prive 3. Lois, dcrets et dautres textes officiels 4. Appels doffres et commandes publiques 5. Document relatifs la scurit publique et la criminalit 6. Documents sur lEtat, les forces armes et la police 7. Etudes et statistiques conomiques et sociales 8. Presse 9. Autres sources crites
643 651 657 661 670 671 671 673 683
ANNEXES 685
Annexe 1. Argentine : fiche pays Annexe 2. Le dispositif denqute Annexe 3. Une autorisation administrative Annexe 4. Le dossier quune entreprise propose aux clients Annexe 5. Certificats de qualit Annexe 6. Deux types de quartiers enclos Annexe 7. A la Une des journaux
Liste de tableaux Table de graphiques et de cartes
687 689 700 702 708 710 711 712 713
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Carte 1 : Rpublique Argentine
Source : Sbastien Velut, LArgentine en ses provinces : disparits rgionales, systmes spatiaux et
finances publiques dans un Etat fdral, thse de doctorat en gographie, Universit Paris III Sorbonne
Nouvelle, 2000, 490 p.
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INTRODUCTION GENERALE
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La marchandise est dabord un objet extrieur, une chose qui par ses
proprits satisfait des besoins humains de nimporte quelle espce. Que
ces besoins aient pour origine lestomac ou la fantaisie, leur nature ne
change rien laffaire.
Karl Marx, Le capital
Ce quon appelle frquemment scurit prive est la plus rcente et probablement la
plus rpandue des formes institutionnalises du contrle social . Dans les socits
occidentales, mais aussi en Afrique, en Asie ou en Amrique latine, on voit se constituer
de vritables industries de la peur qui nourrissent des marchs organiss pour la
satisfaction des besoins de protection des organisations et des personnes. Des gardiens
en tenue, des camras de vidosurveillance, des gurites et des patrouilles motorises,
font de plus en plus partie du paysage de nos villes. Une partie importante de nos activits
quotidiennes a lieu dans des espaces privs dont lordre est assur par ce type de
dispositifs. Des tches autrefois accomplies par des concierges, des htesses daccueil ou
des domestiques sont devenues laffaire dagents spcialiss dans la fonction de
surveillance. Dans quelques rares cas, il arrive mme que ces nouvelles formes de
contrle remplacent les services assurs auparavant par des policiers. Les maisons
particulires et les petits locaux, comme jadis les banques ou les grandes surfaces, ont
aujourdhui des alarmes antivol branches des centres de monitoring. Voil donc
quelques exemples des formes de protection et de surveillance que lon peut observer
dans diffrents espaces et qui rpondent des transformations multiples de la vie sociale.
Un de leurs traits fondamentaux est quelles revtent de plus en plus une forme
marchande. Les marchs de la scurit constituent lobjet de cette thse.
Notre recherche porte sur le cas particulier de lArgentine, trs intressant tudier parce
que la scurit prive y est trs visible au niveau social et politique. Il ne sagit pourtant
pas dun cas unique . Par certains cts, il na rien dexceptionnel dans le contexte
latino-amricain et prsente malgr ses particularits quelques traits communs avec ce
qui a pu tre repr dans les pays europens et nord-amricains. Comme dans dautres
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pays des Amriques, les services de scurit prive sy tendent au fur et mesure que la
fracture sociale devient plus marque et les conflits sociaux plus tendus. On y observe
aussi quelques lments encore plus rpandus. Lessor de lindustrie de la scurit
accompagne partout des changements dans les modalits dorganisation des entreprises,
dans les formes de gouvernement et dans les styles de vie des populations. Il sagit dun
phnomne multiforme qui met en vidence des proprits structurelles de nos socits et
qui mobilise parfois des passions politiques trs fortes. Pour le sociologue notamment, ce
phnomne offre un terrain relativement inexplor dont les rendements thoriques
semblent importants.
Ce fait social revt en premier lieu une dimension conomique. Ds lors que les
arrangements sociaux qui servent aux besoins de protection des biens et des personnes
acquirent une forme mercantile, ils deviennent des ralits sociales dont les modes de
matrialisation ne sloignent pas de ceux quon observe dans dautres secteurs
conomiques : entreprises, syndicats, diplmes, contrats, clients, prise en charge par des
statistiques officielles. Ces objectivations nous permettent davoir un premier aperu de la
porte du phnomne. Le volume daffaires des entreprises de scurit prive (2 milliards
de pesos environ en 2004, avec une croissance annuelle de 10 %) reprsente une part
importante de lconomie argentine (pas moins de 0,5 % du produit national brut) et les
salaris du secteur constituent aujourdhui environ 2 % de lensemble de la population
active du pays. Mais la signification sociale de ce phnomne conomique ne sarrte pas
l. En effet, le dveloppement dun secteur spcialis dans la prestation de services de
protection des biens et des personnes attire lattention sur des changements plus gnraux
dans le monde conomique : la sous-traitance, la gestion rationnelle des risques, la
recomposition des budgets des mnages, des entreprises et des administrations. La
scurit prive pourrait tre ainsi considre comme un analyseur des transformations
structurelles de lconomie et des changements organisationnels des entreprises. Elle
offre dailleurs un terrain propice lobservation des processus de formation de nouvelles
catgories socioprofessionnelles et dun nouveau patronat. Au sommet de cette industrie,
se trouvent quelques milliers de dirigeants dentreprise, issus essentiellement des milieux
militaires et policiers, dont la reconversion vers le march a commenc dans les annes
1960. Cette prsence et ce mouvement rvlent des transformations dans les institutions
armes de lEtat et surtout les particularits des carrires de leurs membres qui,
bnficiant dune prompte retraite, envisagent ensuite un avenir dans le monde de
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lentreprise. A lautre extrme, on peut reprer des manifestations concrtes de
changements plus gnraux de lemploi. La scurit prive est une des rares branches de
lconomie o lemploi sest fortement accru dans un contexte de chmage de masse : en
effet, lorsque le taux de chmage tait de 7 % en 1992, 16 % en 1997 et 23 % en 2002, le
volume de lemploi dans le secteur de la scurit prive tait denviron 40 000 salaris en
1992, 60 000 en 1997 et 90 000 environ en 20021. Sil sagissait auparavant dun mtier
rserv aux anciens fonctionnaires des forces de scurit et de larme la retraite,
lexpansion de lindustrie est accompagne par lincorporation de salaris dorigine
populaire, habitus occuper des postes temporaires et mal pays dans lconomie
informelle, ou de personnes trop ges selon les nouveaux critres du march du travail,
qui se trouvent au chmage vers la fin de leur vie active et doivent sadapter ces
nouveaux postes, nombreux et accessibles, mais trs diffrents de ceux quils avaient
connus dans l ge dor de lArgentine du salariat.
La signification sociologique de lmergence et du dveloppement de la scurit prive ne
se borne pourtant pas aux seuls aspects conomiques. Elle comporte aussi des aspects
sociaux et culturels. La logique de la prvention, la peur du crime, le cloisonnement et
lisolement des individus et des groupes, sont autant dlments constitutifs dun monde
social de plus en plus fragment. La gnralisation des quartiers enclos dans les
banlieues loignes, qui attirent les couches moyennes et suprieures de la socit hors de
la ville, devenue un territoire majeur de conflits et de contacts prilleux avec dautres
groupes sociaux ; lapparition dune nouvelle architecture des grands ensembles
immobiliers des villes, comprenant dsormais une piscine, un solarium et un jardin
dhiver, en mme temps que des camras vido, des gurites pour les gardiens et des
cltures tout autour ; la prolifration des alarmes antivol dans les petits locaux
commerciaux et dans les maisons individuelles des quartiers pavillonnaires ; la
gnralisation barreaux aux fentres et des grilles de clture dans les lieux de rsidences
de tous les groupes sociaux ; la substitution du radio-taxi au taxi indpendant dantan
devenu source potentielle de risques ; le remplacement des rues commerciales des
quartiers par des centres commerciaux surveills qui offrent aux visiteurs un milieu calme
et protg. Voil un ensemble de nouvelles routines de la vie quotidienne et de
1 Les chiffres du chmage correspondent aux calculs faits par lInstitut national des statistiques et des recensements (INDEC), tandis que pour lemploi dans la scurit prive il sagit destimations assez fiables des propres sources du secteur. Lvaluation critique des sources peut tre consulte en annexe.
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nouvelles dispositions des choses dans lespace qui rvlent des transformations du lien
social ainsi quun changement des schmes de perception et des systmes de pratiques.
Les actions et les reprsentations des groupes sociaux sinscrivent ainsi de plus en plus
dans le paradigme de linscurit . Cette notion, utilise pour tout expliquer et tout
justifier, permet aux gens de donner du sens leur vie quotidienne et constitue la fois le
fondement et la rationalisation du changement de leurs pratiques. Ne pas sortir le soir,
viter certains endroits, ou choisir une maison dtermine cause de linscurit sont
devenus des faits courants. Les constructeurs et les agents immobiliers en tirent des
avantages, ainsi que les mdias et les socits de livraison domicile. Linscurit est un
sentiment socialement faonn et rpandu, dont certains usages suscitent des profits : si
les entreprises de scurit vivent de ce sentiment, ce type de stratgie nest pas absent de
loffre propose par des quartiers rsidentiels, centres commerciaux, discothques,
restaurants, spectacles divers, qui garantissent explicitement leurs clients une
atmosphre scurise , voire distingue car excluant des groupes sociaux supposs
indsirables. A cet gard, lexpansion des dispositifs privs de protection peut tre
considre dans le cadre des nouvelles configurations des rapports sociaux et des
systmes de croyances les plus lmentaires.
Last but not least, la scurit prive a une signification politique majeure, non seulement
du fait que les entrepreneurs du secteur ont eu une carrire au sein de lEtat, ou parce que
lEtat prend en charge la rgulation de ces activits, mais aussi parce que lexistence
mme du phnomne viendrait selon certaines hypothses trs rpandues dans les
milieux intellectuels remettre en question ce que lon considre comme tant la fonction
majeure de lEtat. En effet, de Hobbes Weber, la pense politique moderne a accord
la fonction de scurit un rle fondamental dans la formation et le fonctionnement des
Etats. Du point de vue historique, les Etats modernes se sont constitus par la
centralisation des moyens de violence et limposition dun pouvoir centralis sur un
territoire dtermin. Au sein des dbats contemporains sur la crise de lEtat dans le
contexte de la mondialisation , qui engage aussi bien les sociologues, les politistes et
les juristes, que les philosophes, les crivains, les journalistes et les hommes politiques,
les discours sur la fin de lEtat-nation, sa perte du monopole de la contrainte physique
lgitime par le haut et par le bas, voir la dissolution de lEtat comme forme dorganisation
des rapports politiques, constitue le dernier jalon dune vision apocalyptique, imprgne
par le spectre de la dcadence, qui a commenc avec les discours sur la crise de lEtat
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providence vers la fin des annes 1960. Malgr les remarquables diffrences sociales et
historiques qui les distinguent des pays o ces phnomnes et ces discours se sont
produits, les strates politiques et intellectuelles des socits latino-amricaines rptent
candidement les mmes formules. Nous nallons pas reproduire ici les rveries qui
manent de limagination des prophtes, ni les rptitions a posteriori et abstraites dont
elles sont lobjet dans les socits priphriques, mais plutt nous intresser certains
faits qui peuvent illustrer les types de processus concrets auxquels sont soumises les
institutions hrites du pass. Parmi les menaces par le haut souvent cites, il y a sans
doute toute une srie de phnomnes qui remettent en question les prtentions que les
Etats affirment sur leurs territoires cest le cas, par exemple, de la mise en place dune
justice pnale internationale. Tandis que dautres, considrs comme des dfis, ne
constituent que des prolongations des processus de formation des Etats nationaux sur le
long terme (telle lmergence dinstitutions politiques supranationales). Du point de vue
fonctionnel, lexistence de groupes arms qui accomplissent des activits en thorie
rserves aux Etats offre de semblables contradictions : certains groupes constituent des
dfis pour lEtat, comme les gurillas, les bandes criminelles ou les mafias qui exercent
une domination de facto sur les territoires o lEtat revendique son autorit, tandis que
dautres relvent plutt de choix explicites et volontaires des groupes gouvernants,
comme les mercenaires qui luttent dans les conflits entre les Etats ou encore les
entreprises de scurit prive prenant en charge des tches de surveillance et de
gardiennage des endroits publics. Or, ces tensions territoriales et fonctionnelles ne sont
pas le rsultat dun mouvement ncessaire, universel, naturel, irrversible, mais des
rponses stratgiques intresses et encourages par des groupes sociaux trs concrets
aux nouvelles ralits auxquelles il faut faire face. Dailleurs, il nest pas vident que la
reconfiguration spatiale et fonctionnelle des Etats obisse la mme logique de
changement que dautres processus auxquels on la souvent rapproche, comme la
progression des forces du march et les pressions vers la privatisation . Le terrain qui
est prsent ici rappelle trs souvent des discours sur la crise de lEtat , sur la
diminution de ses comptences et de ses fonctions, et sur lavancement irrversible du
processus de privatisation .
Maintes confusions relvent dune vision abstraite des rapports entre lEtat et les groupes
sociaux, ainsi que dune naturalisation de quelques traits que les socits occidentales
ont prsents une certaine tape de leur dveloppement. Nous aurons loccasion de voir
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quel est le rle de lEtat dans la mise en place des marchs de la scurit et nous
montrerons que lide de crise nest pas la plus adquate pour le caractriser, voire
que celle de la privatisation savre trop arbitraire, tant donn quil ne sagit pas dun
processus subi par lEtat, mais plutt dune reconfiguration des modes de prise en charge
des activits de la socit et des fonctions des organes tatiques. Des acteurs de lEtat y
jouent un rle principal en tant quentrepreneurs des transformations en cours.
En rsum, le domaine de la scurit prive permet le traitement de problmes concernant
les transformations conomiques, sociales et politiques qui heurtent les socits
contemporaines, mais dans un sens qui nest pas celui de lintuition et de
limpressionisme, mais de la rflexion systmatique et de lobservation rigoureuse. Notre
thse porte donc sur les marchs et sur la scurit, mais aussi sur la police, sur les
volutions des administrations et de lEtat, sur la proprit prive et la production sociale
de limites entre les individus et les groupes, sur la peur et la violence, sur les mutations
dans les modes de production et sur les transformations des espaces de vie.
Section I. Etat(s) de la question
Cette recherche porte sur la constitution des marchs de la scurit prive en Argentine.
Si lon met laccent sur lobjet de la relation dchange, il semble alors raisonnable de
commencer par une revue de la littrature sur la production de la scurit et ses formes
historiques. En effet, les services de protection des biens et des personnes qui sont
produits en tant que valeurs dchange constituent une des formes possibles de la prise en
charge des fonctions de scurit. Il faut alors situer ces rapports marchands dans le cadre
dautres mcanismes de protection et il faut discuter les consquences qui sen dgagent
relativement au fonctionnement de lEtat, son monopole de la contrainte lgitime et la
mtamorphose de la fonction policire. Or, si lon met laccent sur le fait quil sagit dun
change marchand, cest--dire, si lon retient la forme sociale de la production et de la
circulation de lobjet, il semble ncessaire de traiter les travaux sur les marchs mens
dans le cadre de la sociologie conomique. De ce point de vue, notre objet ne constitue
pas seulement une modalit de protection parmi dautres, prives ou publiques, mais aussi
un march parmi dautres. Si la littrature sur la scurit prive nous permet de situer la
scurit-marchandise dans lunivers des formes de la protection des biens et des
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personnes, la sociologie des marchs nous permet de situer notre march particulier dans
le cadre dautres marchs. En ce faisant, nous pouvons saisir les logiques communes la
mise en place et au fonctionnement des marchs en gnral, mais aussi celles qui relvent
des spcificits propres de la scurit en tant quobjet dun rapport contractuel1.
1 Transformations des systmes policiers et marchandisation de la scurit
Les Etats modernes se sont constitus par la concentration des moyens de violence
lintrieur dun territoire dtermin. Une force arme de plus en plus monopolise par le
pouvoir souverain sest ds lors constitue contre les prtentions des seigneurs locaux,
des groupes ethniques et des familles. La professionnalisation des armes et son
attachement progressif la fonction de protection extrieure a t suivie au 19e sicle par
la constitution des forces de police charges du maintien de lordre lintrieur du
territoire2. Ltatisation des moyens de coercition en Occident y compris bien sr
lespace colonial des puissances europennes o se trouve notre terrain a t suivie par
une nouvelle mutation dont le trait le plus original est cest l lhypothse centrale de
notre recherche leur marchandisation.
A. Etatisation, privatisation, mercantilisation
Dans la littrature spcialise, la scurit prive sinscrit dans des processus plus
gnraux de constitution et de transformation des systmes policiers. Il faut donc savoir
comment les sciences sociales ont envisag la recherche autour de ce phnomne tout
fait fondamental quest la police. Il faut ensuite situer la scurit prive parmi les formes
sociales de protection et surveillance que les auteurs anglo-saxons nomment policing.
Nous verrons ainsi quels sont les enjeux dun dbat qui sorganise autour de la notion de
privatisation et qui dbouche sur linterrogation concernant la remise en cause du
monopole tatique de la violence physique lgitime.
1 Les notions de scurit prive et de march constituent alors les piliers thoriques de la construction de notre objet de recherche. Mais il faut remarquer quil sagit des marchs de la scurit prive en Argentine, ce qui pose des problmes de spcificit historique qui ne seront pas traits dans cette section, mais qui nous obligeront dans le corps de la thse discuter des aspects sociaux, politiques et conomiques propres la situation argentine, en essayant de les situer dans une perspective internationale sans tomber pour autant dans les abstractions propres maintes dmarches dites comparatistes . 2 Diane Davis et Anthony Pereira, dir., Irregular armed forces and their role in politics and state formation, Cambridge, Cambridge University Press, 2003, 419 p. ; Charles Tilly, Contrainte et capital dans la formation de lEurope : 990-1990, Paris, Aube, 1992, (1e dition en amricain, 1990), 431 p. ; Max Weber, Economie et socit, Paris, Pocket, 2003 (1e dition en allemand, 1922), 2 vol., 410 p. et 424 p.
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a. En qute de la fonction policire
Des auteurs appartenant diffrentes coles et traditions des sciences sociales se sont
rcemment accords sur un mme constat : la police est selon eux une institution politique
centrale et pourtant nglige par la science politique1. En effet, les dfinitions classiques
de la politique font rfrence lEtat et une des dfinitions les plus tablies de lEtat le
dfinit spcifiquement par sa prtention au monopole de la violence physique lgitime2.
Bien quelle rsulte de problmes disparates et quelle se prsente sous des formes
institutionnelles htroclites, la police est son tour lorgane spcifique que les Etats ont
cr pour mettre en uvre cette prtention3. Comme lEtat lui-mme, la police a exerc
des activits variables dans diffrents pays et diffrentes poques. Ce nest donc pas aux
multiples contenus de leur fonction, mais aux moyens particuliers qui la caractrisent
quil faut sintresser pour saisir sa spcificit4. De fait, sa particularit ne tient pas aux
pratiques concrtes quelle excute qui pourraient dailleurs tre partages par dautres
groupes professionnels, religieux, politiques ou domestiques mais au contexte politique
et juridique qui investit les agents de lEtat dun pouvoir lgitime.
Selon la perspective classique labore par Egon Bittner, la police est un corps de
fonctionnaires que lEtat autorise lemploi lgitime de la force dans des situations
durgence : le policier, et lui seul, est outill, habilit et requis pour faire face toute
situation critique o lusage de la force est potentiellement ncessaire 5. Cette dfinition
se veut critique de la conception juridiste qui voit dans la police le seul organe
dexcution de la loi pnale et place linterrogation sur la police dans une perspective
1 David Bayley, Patterns of policing : a comparative international analysis, New Brunswick, Rutgers University Press, 1990, p. 5 ; Franois Dieu, Gendarmerie et modernit : tudes de la spcificit gendarmique aujourdhui, Paris, Montchrestien, 1993, p. 12 ; Fabien Jobard et Pierre Favre, La police comme objet de science politique , Revue franaise de science politique, vol. 47, n 2, 1997, p. 204-210. 2 Le rapport analytique entre la politique et lEtat apparat dans les travaux que Karl Marx, mile Durkheim et Max Weber ont consacrs cette institution. Dans cet univers restreint, la dfinition de lEtat par le monopole de la violence physique lgitime est une particularit wbrienne. 3 Dominique Monjardet, Ce que fait la police : sociologie de la force publique, Paris, La Dcouverte, 1996, p. 7 ; Ian Loader et Neil Walker, Policing as a public good : reconstituting the connections between policing and the state , Theoretical criminology, vol. 5, n 1, fvrier 2001, p. 9-35. 4 Voici la cl mthodologique qui met en jeu la dfinition wbrienne de lEtat. LEtat est dfini par le moyen spcifique quil emploie et non pas par les multiples fonctions quil vise. 5 Egon Bittner, Florence Nightingale la poursuite de Willie Sutton : regard thorique sur la police , Dviance et Socit, vol. 25, n 3, 2001, p. 299, soulign dans le texte. Cette dfinition tient aussi bien ce quEgon Bittner appelle police discretion qu la notion schmittienne de situation dexception que Fabien Jobard mobilise pour comprendre lessence de la police : ici, la police retrouve son caractre fondamentalement politique .
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sociologique. Au-del des diffrences insurmontables de leurs approches, le grand mrite
dauteurs comme Egon Bittner, Albert Reiss, Dominique Monjardet ou Fabien Jobard
rside dans le fait quils produisent des dfinitions de la police pour essayer de
comprendre sociologiquement sont fonctionnement1 : Bittner en faisant des observations
sur la varit des tches accomplies par les policiers et les procdures quils mettent en
uvre pour produire un ordre pratique2, Reiss en se concentrant sur linfluence du public
sur le fonctionnement des bureaucraties policires3, Monjardet en ralisant une sociologie
de lorganisation et du travail policier4, Jobard en situant un comportement rare mais
cens tre essentiel pour lactivit policire comme lemploi effectif de la force dans un
tissu de significations et de dispositifs institutionnels qui lui confrent son sens5.
Quelles soient dfinies en termes fonctionnels ( maintien de lordre ou protection
des personnes et des biens ), en termes pragmatiques ( ce que fait la police ) ou en
termes formels ( intervention dans lurgence ou usage lgitime de la force
physique ), ou bien par des combinaisons spcifiques des pratiques, des moyens et des
fins propres nimporte quel corps bureaucratique spcialis, les polices dEtat sont
toujours le rsultat de processus historiques qui varient selon les pays. En effet, les
polices se sont constitues au fur et mesure que les moyens de violence taient
1 Aprs des dcennies daccumulation de recherches empiriques sur des policiers au travail, menes notamment par des sociologues amricains, les dbats les plus rcents sur la police se sont organiss autour de questions plus strictement thoriques : on y trouve des sociologues et des politistes engags dans des pratiques de recherche scientifique, mais aussi des officiers de police et des experts de ladministration dont les buts sont manifestement normatifs. Cela tmoigne du faible niveau dautonomie de ce champ de recherches. Comme dans le cas de la littrature sur la scurit prive, on trouve un nombre important de travaux demi-savants et des prises de position normatives visant directement des politiques de scurit . 2 Cette varit nempche pas que lunit de la fonction policire soit assure par la possibilit du recours la force, cf. Egon Bittner, The functions of the police in modern society : a review of background factors, current practices, and possible role models, Cambridge, Oelgeschlager, Gunn and Hain, 1980, p. 39-47. 3 Albert Reiss, The police and the public, New Haven, Yale University Press, 1971, xvi-228 p. Bittner et Reiss, hritiers de la tradition de la microsociologie amricaine, ont tous les deux ralis des observations du travail policier, notamment par des ethnographies de patrouilles. 4 Dominique Monjardet, op. cit. Cet auteur mobilise dans ses travaux lensemble des outils de la sociologie du travail : sociographie, observation des processus de recrutement et de formation, tude des pratiques et des reprsentations des acteurs, analyse des rgles formelles et informelles de fonctionnement des organisations policires, etc. 5 Fabien Jobard, Lusage de la force par la police : sur quelques aspects de la mise en uvre du monopole de la violence physique lgitime par la Police nationale dans la France contemporaine, thse de doctorat en science politique, Institut dEtudes Politiques de Paris, 1998, 632 p. La troisime partie de la thse analyse le sens des violences dans les interactions entre la police et les cibles de leur intervention par des entretiens avec des sortants de prison, tandis que la quatrime partie aborde les cadres institutionnels de laction policire laide des textes juridiques, y compris la jurisprudence administrative. Ces deux objets sont repris dans Fabien Jobard, Bavures policires ? La force publique et ses usages, Paris, La Decouverte, 2002, 295 p.
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centraliss et quun Etat srigeait1. Les polices daujourdhui avec leurs agents
spcialiss, leurs hirarchies, leurs uniformes et leurs responsabilits lgard de la
scurit intrieure se sont pleinement constitues au cours du 19e sicle, au moins en
Europe et dans les Amriques2. Lexistence de fonctionnaires investis de lautorit de
lEtat est donc une ralit assez nouvelle dans lunivers du contrle social : elle est
apparue dans le contexte de la rationalisation de la vie conomique, de lurbanisation et
de la centralisation de lautorit politique3. Plus gnralement, un nombre important
dauteurs souligne que la police publique nest quune forme historique particulire
du policing. Dans les termes de Les Johnston :
La rduction du policing aux seules actions dun corps particulier dagents (tatiques) est
historiquement inexacte ds que le relatif monopole tatique du policing a t le produit de
conditions sociales et politiques existantes entre la moiti du 19e sicle et la moiti du 20e. En
effet, la domination moderne du policing par la police a t lexception historique, plutt que
la rgle, la diversit et la pluralit de la provision tant la norme historique4.
Selon cette approche, la police est une institution relativement rcente qui prend en
charge ce que les auteurs anglo-saxons appellent le policing. Cette notion englobe
souvent diffrents types de tches de surveillance et de contrle. Ces tches peuvent tre
concentres dans un organe spcifique, mais elles peuvent tre aussi partages par
plusieurs groupes et institutions. Les dfinitions les plus restreintes, plus rares
aujourdhui, font concider le policing avec la police et tout particulirement avec la
police dEtat tandis que les dfinitions les plus larges incluent certains aspects des
comportements des mdecins, des enseignants, des conducteurs de bus, des vendeurs, des
1 Pour une approche gnrale de ce processus, cf. Charles Tilly, op. cit. 2 Une vision de la gense et de la consolidation des polices urbaines, appuye sur des tudes historiques de lexprience amricaine, est synthtise dans Eric Monkkonen, History of urban police , Crime and Justice, vol. 15, 1992, p. 547-580. Pour le cas de la Gendarmerie en France qui a parmi dautres traits singuliers la particularit dtre une police avec une forte prsence dans les zones rurales, cf. Franois Dieu, op. cit. Pour lArgentine, nous avons consult louvrage de Francisco Romay, Historia de la Polica Federal Argentina, Buenos Aires, Biblioteca Policial, 1962-1968, 5 vol. 3 Egon Bittner, Florence Nightingale , art. cit, p. 287. En Argentine, comme dans dautres pays fdraux, le pouvoir judiciaire et lorganisation des polices relvent de la comptence des Etats fdrs, qui lont conquise au prix de guerres civiles contre le pouvoir central de Buenos Aires tout au long du 19e sicle. Cela tient directement larticle 5 de la Constitution de la Rpublique Argentine sanctionn le 22 aot 1994, qui napporte aucune modification au texte liminaire de 1853. Pour une histoire de linstitutionnalisation politique de lArgentine, cf. : Natalio Botana, La tradicin republicana, Buenos Aires, Sudamericana, 1984, 493 p. ; Oscar Oszlak, La formacin del Estado argentino : orden, progreso y organizacin nacional, Buenos Aires, Planeta, 1999, 336 p. 4 Les Johnston, Private policing in context , European journal of criminal policy and research, vol. 7, n 2, 1999, p. 177.
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parents, des habitants des quartiers, etc. Dans ce dernier cas, policing est presque
synonyme de contrle social, dans le premier il se rapproche dune configuration
spcifique o les polices dEtat monopolisent lusage actuel ou potentiel de la force
physique1. Lorsquil sagit dtablir les limites de cette notion, on retrouve des critres
fonctionnels notamment, la dfinition du policing en termes de maintien de lordre
ou des critres formels notamment, la dfinition du policing en termes de monopole
de lutilisation lgitime de la force .
Des auteurs qui se sont rcemment intresss aux formes prives du policing ou encore
aux formes quils appellent policing pluriel et qui relvent de lapparition des formes
marchandes et communautaires de prise en charge de la scurit critiquent les
approches fonctionnalistes parce quils bornent ex ante les activits censes le constituer,
et les approches en termes de comptences juridiquement tablies parce quils les
estiment trop rattaches aux spcificits du policing public. Pour eux, les approches
fonctionnalistes ont le dfaut de dfinir la scurit prive en fonction de certains types
dactivits, par exemple, la surveillance et la prvention 2. En ce qui concerne les
approches formalistes, la principale critique vise la division trop stricte entre la police
publique et la police prive dont les activits font de plus en plus systme3.
Nous discuterons plus loin les consquences de ces dfinitions pour notre recherche et
nous expliciterons notre propre position. Pour linstant, retenons que les dfinitions larges
du policing permettent davoir une vision intgre des formes sociales du contrle social,
mais risquent damalgamer des faits htrognes sous une catgorie floue. Elles ont
lavantage de saisir une caractristique gnralise des systmes policiers de notre temps :
lexistence de plusieurs organes qui prennent en charge des aires de contrle et de
surveillance au sein dune vritable division du travail policier . Elles ont aussi le
mrite de rompre avec les visions qui rattachent automatiquement la police lEtat,
linstar dune vision contrefactuelle de la notion formule en termes de probabilit par
Max Weber dun monopole tatique de la contrainte physique lgitime. A contrario, une
1 David Bayley et Clifford Shearing, The new structure of policing : description, conceptualization, and research agenda, Washington, National Institute of Justice, Research Report, juillet 2001, 47 p. 2 Cest en quelque sorte la conception de Clifford Shearing et Philip Stenning. Cf. Clifford Shearing et Philip Stenning, Modern private security : its growth and implications , Crime and Justice, vol. 3, 1981, p. 193-245 ; Clifford Shearing et Philip Stenning, Private security : implications for social control , Social problems, vol. 30, n 5, juin 1983, p. 493-506. 3 Ian Loader, Plural policing , art. cit.
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dfinition du policing qui le rduit la police et une conception de la police qui la
considre comme linstitution habilite lusage lgitime de la force, risque de ne pas
apprhender ce quil y a de commun entre ces instances et dautres groupes sociaux qui
envisagent dans lespace priv des tches qui leur sont proches. En revanche, cette
dfinition restreinte prsente lavantage de dfinir avec prcision lobjet police et
corrlativement lobjet scurit prive en vitant un usage vague des termes,
contraire toute dmarche scientifique1.
b. Une prise en charge plurielle
Si la police dEtat est une forme moderne de policing, il y en a une autre qui est encore
plus rcente et qui ne se ramne pas simplement de la scurit prive , une forme
appele parfois scurit contractuelle et que nous nommerons, sans aucune prtention
thorique, scurit marchande ou formes marchandes de scurit 2. Sur ce sujet, on
retrouve quelques enqutes empiriques qui nous semblent constituer une assise solide
pour envisager une recherche sur cet objet.
Les travaux de Clifford Shearing et Philip Stenning au Canada, ceux de Frdric
Ocqueteau en France et de Trevor Jones et Tim Newburn en Angleterre savrent les plus
raisonns en termes sociologiques. Ils offrent des approches partielles mais bien
documentes de divers aspects des formes prives de protection des biens et des
personnes. Malgr les dbats queux-mmes envisagent sur la distinction entre la
scurit publique et la scurit prive , la plupart de ces travaux proposent des
analyses des entreprises constituant lindustrie de la scurit, les services offerts et les
1 Pour des raisons mthodologiques, il nous intresse de garder une distinction claire entre police publique et scurit prive . Avant de montrer leurs ressemblances et leurs rapports, il faut pouvoir les dlimiter clairement. Cest pour cela que nous avons prfr ne pas utiliser la notion de police prive , souvent mobilise par les acteurs et quelques auteurs. De la mme manire, nous avons prfr traiter de manire systmatique les formes marchandes de la scurit prive, pour viter notamment de tomber dans des paradoxes apparents qui ne seront en ralit que le rsultat dune dfinition laxiste des termes. De surcrot, une dfinition ne doit pas saisir la nature interne dune institution, mais dlimiter le groupe de faits qui peut lgitimement constituer lobjet dune recherche. Des dfinitions substantives ne sont pas le point de dpart de la recherche, mais son rsultat. Il faut pourtant discuter les hypothses qui pourraient orienter lenqute en signalant des liens entre ce quon veut expliquer et les facteurs qui contribuent son existence. 2 Lide de scurit contractuelle a t labore par Clifford Shearing et Philip Stenning partir de catgories indignes nord-amricaines. Celle de scurit marchandise a t propose par Frdric Ocqueteau sans en tirer pourtant toutes les consquences analytiques.
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clients qui y ont recours1. Ils utilisent des statistiques officielles ou prives pour reprer le
volume et la composition de lindustrie, le chiffre daffaires des entreprises et les
proprits individuelles et sociales des personnels. Ensuite, ils analysent les rgulations
juridiques et les dispositions que la puissance publique met en place pour contrler les
entreprises et les relations de service. De plus, ils mnent des entretiens avec des
entrepreneurs ou des chefs dentreprise pour connatre le type de services quils offrent,
les modes dorganisation des entreprises et les enjeux qui structurent lindustrie. Ils
ralisent enfin des observations dans des sites scuriss et des entretiens avec des clients
pour reprer lenracinement des services dans les organisations-cible et les types dusages
qui sont faits des services achets.
En gnral, la dlimitation du terrain de la scurit prive tient certains principes qui
ont t dgags par Trevor Jones et Tim Newburn. En travaillant avec une typologie qui
prend en charge quatre variables et huit modalits idal-typiques, ils situent dans le ple
de la scurit publique le cas des fonctionnaires offrant des services universels dans
lespace public avec un financement public et, dans le ple de la scurit priv , des
personnels engags par des socits commerciales offrant des services particulariss dans
lespace priv (cest--dire des lieux dont laccs est contrl par le propritaire) des
clients qui les payent2. Dans sa formulation courante, la scurit prive est donc un type
particulier de dispositif de protection des biens et des personnes qui rpond aux demandes
des clients et qui nentrane pas des considrations normatives, mais met en uvre une
pure anticipation rationnelle des risques3. Il sagit ainsi dune affirmation des droits de
proprit sur les objets meubles et immeubles que lon possde, assur par quelquun qui
reoit une rtribution pour le faire au nom du titulaire. Lintervention de ces agents face
aux problmes quils doivent affronter se caractrise par sa nature instrumentale : ils
protgent les proprits et les personnes, mais ne sont pas forcment concerns par la
1 Les Johnston analyse aussi ce quil appelle les hybrid policing bodies et les formes autonomes de protection des groupes sociaux, cf. Les Johnston, The rebirth of private policing, London, Routledge, 1992, ix-251 p. Trevor Jones et Tim Newburn le suivent en partie lorsquils dcrivent la police du chemin de fer et le corps des gardiens des parcs publics londoniens, cf. Trevor Jones et Tim Newburn, Private security and public policing, Oxford, Clarendon Press, 1998, p. 125-128 et 132-135. 2 Notre recherche reste presque toujours proche de ce dernier ple. Les analyses que nous faisons des services offerts sur le march par la police publique et les services offerts par des socits commerciales dans des administrations sont les seuls cas qui sen loignent un peu. Selon notre critre, les premiers restent toujours plutt publics et les deuximes plutt privs . 3 Clifford Shearing et Philip Stenning, art. cits. Cf., des mmes auteurs, Du Panoptique Disneyworld : permanence et volution de la discipline , Actes. Cahiers daction juridique, n 60, t 1987, p. 27-33.
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lutte contre le dlit ou lapplication des sanctions lgales1. Ce type dorientation de
laction a t parfois tiquet comme tant de la justice prive : pour les juristes, il
sagit dun type particulier de droit restitutif qui ne fait pas intervenir les pouvoirs
publics2 ; les enqutes sociologiques ont montr quil arrive trs souvent notamment
dans les grandes surfaces et pour le cas particulier du vol ltalage que la peine soit
ngocie avec lauteur de linfraction, ou impose unilatralement par le responsable du
site3.
Ces dbats dbouchent trs souvent sur lopposition de deux points de vue tendance
prescriptive. Dun ct, il y a ceux qui envisagent la scurit prive en continuit avec les
formes dautoprotection qui ne mettent en cause aucun monopole essentiel, rel ou absolu
de lEtat, mais qui sont rvlatrices de lentre dans une nouvelle phase de
multilatralisation du policing o les marchs jouent un rle central. La prise en
charge de la scurit par des acteurs privs nest pas quelque chose de nouveau, mais un
retour en arrire aprs deux sicles dtatisation du policing4. La gouvernance de la
scurit 5, le policing pluriel 6 ou la division sociale du travail policier 7 sont des
catgories savantes qui viennent en quelque sorte consacrer la catgorie indigne de
partenaire junior , btie pour la premire fois des fins de lgitimation dune modalit
alors naissante de scurit marchande8. De lautre ct, se trouvent ceux qui voient dans
lmergence de la scurit prive une consquence de la crise de lEtat venant dailleurs
renforcer la situation qui lui a donn naissance. Les versions les plus proches dune
perspective nolibrale trouvent rationnel que, devant un service public peu
1 Steven Spitzer et Andrew Scull, Privatization and capitalist development : the case of the private police , Social problems, vol. 25, n 1, 1977, p. 24 ; Shearing et Stenning, Private security , art. cit, p. 500. 2 Thomas Scott et Marlys McPherson, The development of the private sector of the criminal justice system , Law and society review, n 6, novembre 1971, p. 267-288 ; Melissa Davis, Richard Lundman et Ramiro Martinez Jr., Private corporate justice : store police, shoplifters, and civil recovery , Social problems, vol. 38, n 3, aot 1991, p. 395-411. 3 Frdric Ocqueteau et Marie-Lys Pottier, Vidosurveillance et gestion de linscurit dans un centre commercial : les leons de lobservation , Les cahiers de la scurit intrieure, n 21, 3e trimestre 1995, p. 60-74. 4 Theodore Becker, The place of private police in society : an area of research for the social sciences , Social problems, vol. 21, N 3, 1974, p. 438-453 ; Steven Spitzer et Andrew Scull, art. cit. 5 Les Johnston et Clifford Shearing, Governing security : explorations in policing and justice, London, Routledge, 2003, 177 p. 6 Trevor Jones et Tim Newburn, dir., Plural policing : a comparative perspective, Routledge, 2006, vii-249 p. ; Ian Loader, Plural policing and democratic governance , Social and legal studies, vol. 9, n 3, 2000, p. 323-345. 7 Nigel South, Policing for profit. The private security sector, London, Sage, 1988, p. 150-151. 8 James Kakalik et Sorrel Wildhorn, The private police industry : its nature and extent, Santa Monica, Rand, 1971, xv-304 p.
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satisfaisant, les particuliers cherchent des solutions individuelles aux problmes
concernant la protection de leur proprit1. Les versions les plus critiques de cette
vision voient dans la scurit prive une menace pour lordre dmocratique par la double
voie de laffaiblissement de lEtat et des atteintes aux liberts des citoyens2.
Notre thse est trs loin de ce type dinterrogations, au moins dans un premier temps. Si
nous avons quelque chose en dire, cela sera dit au cours de la dmonstration qui veut
aborder les faits dun point de vue scientifique. A certains moments, on aura limpression
que notre analyse est proche dun constat qui risque de clbrer les formes existantes
dorganisation sociale ; dautres, on observera que nous mettons en lumire les intrts
cachs mobilisant la production du rel. Mais les deux oprations font partie de la
connaissance de lobjet, et nous nous voulons toujours loign des engagements mettant
en jeu des jugements de valeur. Dans ce contexte, la notion de mercantilisation
excelle saisir un processus de production de marchs dans un domaine particulier de la
vie sociale.
Cest sur cette vision de la marchandisation de la scurit 3 que nous allons nous
appuyer pour construire lobjet de la recherche. Contrairement la notion de
privatisation de la scurit , cette notion a lavantage dtre une catgorie clairement
dfinie et trs facilement reprable dans la ralit empirique. Elle ne risque pas de tomber
dans ces amalgames qui accompagnent souvent un concept trop charg de significations
pratiques et trop utilis dans les luttes politiques et sociales. A laide de cette notion, il est
possible de reprer dans un premier temps les formes marchandes de la scurit, les
dcrire, expliquer comment elles fonctionnent et comment elles se sont dveloppes, en
essayant de voir ensuite quel rapport elles entretiennent avec dautres phnomnes
sociaux, y compris les diffrentes modalits de privatisation . A la fin de cette analyse,
donc vers la fin de notre dmonstration, il deviendra plus facile de discuter les grands
1 Brian Forst, Policing with legitimacy, equity and efficiency , dans Brian Forst et Peter Manning, The privatization of policing : two views, Washington DC, Georgetown University Press, 1999, p. 1-48 ; Philip Fixler et Robert Poole, Can police services be privatized ? , Annals of the American academy of political and social science, vol. 498, julliet 1988, p. 108-118. 2 Ian Loader, Plural policing and democratic governance , art. cit, p. 329 ; Peter Manning, A dramaturgical perspective , dans Brian Forst et Peter Manning, The privatization of policing : two views, Washington DC, Georgetown University Press, 1999, p. 49-124. 3 Steven Spitzer, Security and control in capitalist societies : the fetishism of security and the secret thereof , dans John Lowman, Robert Menzies et Ted Palys, dir., Transcarceration : essays in the sociology of social control, Gower, Aldershot, p. 43-58 ; Ian Loader, Consumer culture and the commodification of policing and security , Sociology, vol. 33, n 2, mai 1999, p. 373-392.
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enjeux de la transformation des systmes policiers et les changements du rle de lEtat.
Ce faisant, nous tenterons toujours dviter le dogmatisme et de tomber dans des
gnralisations trop rapides. Si la scurit prive remet en question certaines formes de
gouvernement des populations, ou si elle exprime des transformations dcisives au sein
de lEtat, il faudra le reprer dans lanalyse systmatique des donnes, construites certes
laide de catgories thoriques, mais toujours fondes sur lobservation des faits.
B. Une perspective sociopolitique des marchs de la scurit
Parmi les hypothses qui sont proposes pour expliquer la naissance et llargissement de
marchs de la scurit prive depuis la seconde moiti du 20me sicle, il en existe deux
sortes qui semblent assez fcondes. Dun ct, on parle dune crise de lEtat qui a lieu
dans tous les domaines de laction publique et affaiblit subsquemment loffre tatique de
services de scurit. De lautre ct, on parle des transformations sociales qui produisent
des nouveaux besoins de protection et encouragent lmergence de nouvelles stratgies
des groupes sociaux face aux risques .
a. Crise de lEtat et dfaillances de la police publique
Certaines visions du dveloppement des marchs de la scurit prive considrent les
faiblesses de lEtat comme la principale explication du phnomne. La scurit prive
serait ainsi une rponse alternative et parfois meilleure au service offert par les
instances publiques. Celle-ci a dailleurs t la premire hypothse propose pour
expliquer le phnomne, dans le cadre de la thorie du partenaire junior . Les auteurs
du Rand Report (1971) considraient lpoque la crise fiscale de lEtat comme une
des causes du dveloppement de la scurit prive, mais en sappuyant sur une
numration assez lgre des facteurs qui contribueraient au processus1.
Dans un des premiers textes sociologiques consacrs ce sujet, Theodore Becker a
soutenu que lapparition de la scurit prive relve dune combinaison des dfaillances 1 James Kakalik et Sorrel Wildhorn, The private police industry : its nature and extent, op. cit. ; James Kakalik et Sorrel Wildhorn, Private police in the United States : findings and recommendations, Santa Monica, Rand, 1971, xix-109 p. Cette explication pourrait tre valide si lexpansion des marchs de la scurit navanait pas en mme temps que llargissement par les organisations publiques de leurs effectifs et surtout de leurs budgets. Cf. Trevor Jones et Tim Newburn, Private security and public policing, op. cit., p. 98-102.
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des services publics de police1 et dune tendance culturelle propice lautoprotection.
Dun ct, les polices prives font ce que la police publique ne peut pas faire :
celle-ci est de plus en plus charge dactivits lies au maintien (gnral) de lordre et de
moins en moins la protection (spcifique) des biens et des personnes ; ceux qui ont de
largent se procurent sur le march leurs propres services de dfense ; ceux qui nont pas
les moyens peuvent nanmoins organiser des groupes de vigiles2. De lautre ct, les
socits anglo-saxonnes seraient porteuses dune inclination culturelle vers
lautoprotection (self-help ethic) dterminante pour le dveloppement de formes prives
de scurit3. Dautres explications par lEtat suivent le mme chemin : il sagit de montrer
comment les instances publiques ne peuvent pas satisfaire ou ne peuvent plus satisfaire
les besoins de protection des groupes sociaux4.
Pour certains auteurs, la crise de lEtat et la privatisation de la scurit font partie de
transformations sociales plus gnrales. Lanthropologue brsilienne Teresa Caldeira est
lauteur dun des textes les plus stimulants concernant les changements urbains dans les
socits contemporaines : elle montre la manire dont les mutations de la violence, des
manires dorganisation des groupes sociaux et des notions du public rebondissent sur
lespace politique. Lorsquil sagit de penser le problme de la scurit, elle exprime
toutefois un lieu commun trs rpandu dans ce type de travaux :
La privatisation de la scurit remet en cause le monopole tatique de lusage lgitime de la
force () dans les dernires dcennies, la scurit est devenue un service qui est vendu et
1 Il semble raisonnable dinterprter lengagement massif de police prive comme un indicateur du fait que ceux qui engagent une telle protection sentent que la protection offerte par la police publique est en quelque sorte inadquate , Theodore Becker, art. cit, p. 449. Le problme est quil ne suffit pas que le propos soit raisonnable pour quil soit tay. Il semblerait que certaines catgories de clients notamment les particuliers et les petits commerants se sont engages sur les marchs de la scurit car elles trouvaient insuffisant ou inefficace le service public policier. Au contraire, les entreprises et les administrations ont contribu la cration dune industrie de la scurit pour satisfaire leurs besoins singuliers de surveillance et de protection. Nous abordons ces questions dans le chapitre 7, section II, 2. 2 Theodore Becker, art. cit, p. 442-3 et 450-1. 3 Theodore Becker donne pourtant moins dimportance la dimension tatique qu la dimension culturelle pour expliquer lmergence de la scurit prive. Je suggre que lpanouissement de lusage dorganisations policires formelles, finances de manire prive, reprsente une extension logique de linstitutionnalisation de lautoprotection , Theodore Becker, art. cit, p. 444. Il est tout fait vident que cette explication culturaliste ne convient quaux socits anglo-saxonnes. 4 Pour rpondre, dun ct, aux contraintes et aux dfaillances de la police, et, de lautre ct, aux exhortations gouvernementales de ne pas devenir dpendant des services publics, les individus, les communauts et les organisations se sont tourns vers le march , Ian Loader, Private security and the demand for protection in contemporary Britain , Policing and society, vol. 7, n 3, 1997, p. 145.
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achet sur le march, en nourrissant une industrie trs rentable1.
Comme dans beaucoup de travaux sur les transformations du policing dans les socits
contemporaines, on dgage dun fait observ de manire systmatique le gardien qui
surveille un endroit particulier, voire lmergence dune industrie de la scurit un autre
fait qui ne dcoule ni logiquement, ni empiriquement, du premier : la crise de lEtat dans
ses fonctions rgaliennes, notamment la scurit .
Il existe dautres explications selon lesquelles lEtat nest pas un fournisseur dfaillant,
mais un ensemble dinstitutions subissant des transformations dans divers domaines : les
logiques mercantiles progressent et menacent les autres formes dallocation de biens et de
services, comme les droits des usagers des services publics qui accompagnent lexistence
concrte de lEtat. La privatisation de la scurit serait ainsi une manifestation dun
processus plus gnral qui englobe la sant, lducation, le transport ou les retraites2. De
ce fait, la privatisation du service public de scurit et de la gestion de lapplication
coercitive du droit pnal pourrait tre considre au moins jusqu un certain point
comme une des formes de la privatisation des fonctions tatiques qui est apparue ds les
annes 19703. Or, le transfert de comptences vers des entreprises prives et lmergence
de marchs pour des biens publics ne sont pas forcment des indicateurs dune crise
de lEtat : des travaux sur des pays africains, qui pourraient servir de modle des
enqutes sur dautres cas nationaux, ont montr que la privatisation de lEtat est une
nouvelle modalit de production du politique , voire un nouvel interventionnisme
tatique 4.
Des travaux plus gnraux sur la privatisation , associs souvent ltude des
1 Teresa Caldeira, City of walls : crime, segregation, and citizenship in So Paulo, Berkeley, University of California Press, 2000, p. 2 2 Steven Spitzer et Andrew Scull, art. cit, p. 18 ; Brian Forst et Peter Manning, The privatization of policing : two views, Washington DC, Georgetown University Press, 1999, x-164 p. 3 Nils Christie, Crime control as industry, London, Routlege, 1993, 208 p. ; Maeve McMahon, La rpression comme entreprise : quelques tendances rcentes en matire de privatisation et de justice criminelle , Dviance et socit, vol. 20, n 2, 1996, p. 103-118. 4 Batrice Hibou, De la privatisation des conomies la privatisation des Etats. Une analyse de la formation continue de lEtat , dans Batrice Hibou, dir., La privatisation des Etats, Paris, Karthala, 1999, p. 13 et 31. Si nous sommes globalement daccord avec la plupart des analyses proposs par lauteur, nous gardons nos rserves concernant lusage du mot privatisation qui amalgame dans la notion de priv des choses aussi diffrentes que les familles, les associations et les entreprises et encore plus du syntagme privatisation de lEtat , qui exprime de manire imparfaite le contenu des observations et des notions avances.
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rformes nolibrales , montrent le transfert de certaines prrogatives de lEtat des
entreprises dans diffrents domaines. Mais cela ne veut pas forcment dire quil sagit
dun processus ncessaire que lon pourrait expliquer par des causes gnrales1. Chacun
de ces espaces se produit et se reproduit et donc se transforme en fonction des
interactions entre des acteurs spcifiques qui font partie dun jeu spcifique. Dans le cas
de la scurit prive, on pourrait montrer comment des groupes sociaux qui se constituent
dabord dans lEtat (policiers, gendarmes, militaires) se convertissent en entrepreneurs de
la scurit, en dfinissant une nouvelle profession rentable sur le march. Peut-on parler
alors dune crise de lEtat et postuler un substrat commun tous les processus de
privatisation ? Notre thse est loccasion de discuter cette vision abstraite du
problme. Pour ce faire, nous tudierons les rapports sociaux concrets entre les acteurs
engags dans la mise en place des marchs l o lEtat revendiquait auparavant le
monopole.
b. Les transformations structurelles des socits contemporaines
Bien que linterrogation sur le rle de lEtat soit pertinente, et nous la reprendrons au
cours de notre thse, les plus stimulants travaux sociologiques sur la scurit prive ont
situ lmergence des marchs de la surveillance dans le contexte des transformations
structurelles des socits capitalistes. Nous discuterons ici ceux qui offrent les hypothses
les plus clairement formules et qui ont dsormais retenu lattention des chercheurs. Il
sagit dune part de lhypothse qui met laccent sur le contrle capitaliste de la
production et, dautre part, de celle qui souligne lapparition de la proprit prive de
masse . Nous prsenterons ensuite une srie darguments pars qui peuvent pourtant tre
regroups autour dune explication endogne de la scurit prive qui la relie aux
changements des formes sociales de la violence et la faon dont les socits les
apprhendent.
Steven Spitzer et Andrew Scull, criminologues marxistes, sinterrogent explicitement sur
les rapports entre la police prive et le dveloppement du systme capitaliste.
Lapparition de services de police orients vers le profit ne constitue pour eux quun
1 Par ailleurs, Max Weber a toujours remarqu quil ny a pas de fonctions tatiques qui soient essentielles : toutes les activits dont lEtat est aujourdhui charg ont t accomplies jadis par des groupes particuliers. Pourquoi ne le seraient-elles pas nouveau ?
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aspect dun mouvement plus gnral de contrle capitaliste de lconomie qui touche
aussi dautres services publics auparavant monopoliss par lEtat (lducation, la sant,
les retraites)1. Les conditions de la vie conomique depuis la Seconde Guerre mondiale
produiraient une diffrenciation entre les fonctions de maintien de lordre et de protection
des profits : la police publique pouvait remplir la premire dune faon efficace,
tandis que la deuxime constituait une base pour lexpansion de lindustrie de la police
prive 2. Les transformations du systme capitaliste, qui sont aussi la base de la crise
de lEtat, expliquent donc lmergence, les transformations et llargissement du secteur
de la scurit prive. Les changements dans les modes de gestion des entreprises
contribuent la constitution de nouveaux besoins de protection3 et les entreprises de
scurit sont, grce leur flexibilit, plus efficaces que la police pour apporter le type de
solutions que le secteur priv souhaite : des solutions organises autour des principes de
la prvention et de la restitution4. Pour ces auteurs, les besoins non satisfaits des clients
expliquent la mise en place des diffrents marchs de la scurit. La scurit prive serait
ainsi une prolongation de la police des sites industriels et des mcanismes autonomes de
contrle de lactivit des entreprises. Dans les dernires dcennies, le dveloppement
dun secteur dentreprises spcialises dans la fourniture de biens et de services de
scurit serait le rsultat de l externalisation de ces fonctions5. Ces visions ont le
mrite de resituer le phnomne de la scurit prive dans le contexte dune
transformation des modes de gestion de la production et dorganisation du travail. Il leur
manque pourtant des assises empiriques pour prouver leurs hypothses. Elles narrivent
pas par ailleurs tablir le lien systmatique entre les diffrents facteurs qui contribuent
1 Steven Spitzer et Andrew Scull, art. cit. Mme si les auteurs ne le font pas, cette vision du problme permet de mobiliser des outils labors par les nombreux travaux sur la privatisation des services publics dans le cadre des transformations du rapport entre lEtat et le march. 2 Ibidem, p. 23-24. Par ailleurs, la crise fiscale de lEtat a fait diminuer les ressources publiques limitant ainsi sa capacit de fournir des services de police aux entreprises. 3 Au fur et mesure que les sites industriels deviennent plus vastes, les problmes de scurit se multiplient. Au fur et mesure que le volume et la frquence des payements et des transactions financires augmentent, les problmes de scurit financire saccroissent. Au fur et mesure que le contrle des entreprises dpasse les frontires de la production vers le transport et la distribution, et que les rseaux de distribution deviennent plus tendues et plus complexes, les problmes de maraudage, de scurit du transport et de dtournement augmentent. Au fur et mesure que les employs sont des mieux en mieux pays, quon leur confie davantage dinformation, et que leur travail requiert des qualifications des plus en plus sophistiques et des priodes de formation de plus en plus longues, les entreprises sont de plus en plus enclines enquter sur lorigine, la moralit et les activits prives de leur personnel. Au fur et mesure que la recherche et dveloppement et linnovation sont internalises par les entreprises, les opportunits despionnage industriel se multiplient. Le processus dinternalisation cre un march pour toute une panoplie de services denqute et de protection , ibidem, p. 25. 4 Ibidem, p. 26. 5 Trevor Jones et Tim Newburn, op. cit., p. 115.
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la mise en place des marchs de la scurit, notamment le rle actif quy jouent certains
acteurs tatiques.
Entre la moiti des annes 1970 et la moiti des annes 1980, les sociologues du Centre
de Criminologie de lUniversit de Toronto ont labor une conception de la scurit
prive qui est devenue par la suite un classique. Lquipe dirige par Clifford Shearing et
Philip Stenning a produit les premires recherches empiriques sur la scurit prive en
Amrique du Nord, en se posant des questions sur la morphologie et le fonctionnement
des entreprises, le rapport aux clients et le rapport la police, le type de services offerts et
ses consquences sur la vie sociale en gnral. Pour en rendre compte, ils ont utilis des
statistiques et ont men des entretiens avec des entrepreneurs et des salaris dagences de
scurit. Ils ont aussi men des enqutes par entretiens et par questionnaires sur les
perceptions sociales de la scurit prive par les policiers, par les clients et par le public
en gnral. Au-del des innovations conceptuelles et mthodologiques, remarquables
dans un domaine o la sociologie tait jusque l presque absente, ces travaux ont le mrite
davancer deux hypothses trs intressantes : lhypothse causale qui lie la scurit
prive lexpansion de la proprit prive de masse 1 et lhypothse interprtative qui
linsre dans une nouvelle forme de contrle social, parfois dfinie comme un nouveau
fodalisme 2. La naissance de nouveaux centres rsidentiels enclos (gated communities),
la localisation des rseaux commerciaux dans des grands centres ddis (shopping malls)
et lexistence de grands immeubles particuliers o le public accomplit des activits
quotidiennes (hpitaux, universits, coles, bureaux, usines) seraient le point de dpart de
la mise en place de systmes de protection des biens et de maintien de lordre par des
organisations prives qui ne pouvaient pas faire appel pour cela aux services de lEtat et
qui ont ainsi ouvert un espace dintervention pour les entreprises spcialises de
gardiennage et de surveillance.
Bien que cela nait pas fait lobjet dun traitement systmatique, la demande de
1 Pour comprendre le locus de la scurit prive, il faut examiner les changements qui ont eu lieu, en particulier depuis le dbut des annes 1950, dans lorganisation de la proprit prive et de lespace public. En Amrique du Nord, beaucoup dactivits publiques ont maintenant lieu lintrieur de sites immenses appartenant de propritaires privs, que nous appelons proprit prive de masse , Clifford Shearing et Philip Stenning, Private security , art. cit, p. 496. 2 LAmrique du Nord vit un nouveau fodalisme : des vastes tendues de proprit et des espaces publics qui leur sont rattachs sont contrls et polics par des entreprises prives. Pour prendre en charge cette responsabilit, ces entreprises ont dvelopp un large dispositif de scurit dont les agents en uniforme ne sont que la partie merge de liceberg , ibidem, p. 503.
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services de scurit prive tient aussi des faits que diffrents groupes sociaux dcrivent
depuis quelque temps en sappuyant sur la notion d inscurit . Si lexplication par les
transformations morphologiques des dlits na jamais t absente des travaux sur la
scurit prive1, lexplication par le sentiment dinscurit est cependant beaucoup
plus rcente. Quelques recherches menes par Frdric Ocqueteau2, Philippe Robert3 et
Sbastian Roch4 ont renouvel les interrogations sur cette question, qui a dailleurs aussi
t traite par des chercheurs qubcois5. Parmi les chercheurs en sociologie de la scurit
dans le monde francophone, Ocqueteau est celui qui a le plus systmatiquement trait le
phnomne de la scurit prive. Malgr la varit des recherches quil a menes, sa
contribution la plus originale reste encore lhypothse causale qui voit dans les
compagnies dassurances le foyer do auraient rayonn les premires impulsions
lorigine de lessor des socits de gardiennage et de lindustrie des systmes
lectroniques de scurit6 : le phnomne est ainsi inscrit dans un processus plus vaste
d assurantialisation de la socit . Dans un contexte culturel et thorique bien
diffrent, le sociologue anglais Les Johnston a lui aussi mis en rapport le sentiment
dinscurit traduction libre de la combinaison frquente de fear of crime et anxiety et
le dveloppement de la scurit prive7 : la seule diffrence est que la notion
d inscurit est ici dbarrasse de son rapport aux dlits pour sinscrire dans le
discours de la socit du risque et de l ultra-modernit 8.
1 Theodore Becker remarquait dj que laugmentation des taux des dlits, lanomie et les attitudes racistes amenaient les gens vers des solutions prives au problme de la protection. Cf. Theodore Becker, art. cit, p. 451. 2 Lexpansion de la scurit prive relve des effets du contexte dinscurit qui sinsinue dans le corps social et de la dfaillance de la police publique pouvoir enrayer cette crispation scuritaire , Frdric Ocqueteau, Lirrsistible ascension des forces de scurit prive , Actes. Cahiers daction juridique, n 60, t 1987, p. 18. 3 Philippe Robert, Le citoyen, le crime et lEtat, Genve, Droz, 1999, 311 p. 4 Sbastian Roch, dir., En qute de scurit : causes de la dlinquance et nouvelles rponses, Paris, Armand Colin, 2003, 343 p. 5 En stricte logique conomique, lexistence mme dun march dune certaine ampleur prsuppose une demande elle-mme tributaire dune inscurit bien relle , Maurice Cusson, La scurit prive : le phnomne, la controverse, lavenir , Criminologie, vol. 31, n 2, automne 1998, p. 31-46. Cela dit en passant, on ne comprend pas de quelle logique il sagit ni ce quo est entendu par caractre rel de linscurit. 6 Frdric Ocqueteau, Etat, compagnies dassurances et march de la protection des biens , Dviance et socit, vol. 19, n 2, juin 1995, p. 151-158 ; Frdric Ocqueteau, Gardiennage, surveillance et scurit prive : commerce de la peur et/ou peur du commerce ?, Paris, CESDIP, n 56, 1992, p. 4, 20, 119 et suiv. 7 Les Johnston, The rebirth of private policing, op. cit. 8 Le dlit peut tre une des sources de linscurit des gens, mais la scurit recouvre bien plus que la rduction du dlit et de la peur du dlit , Les Johnston, Private policing in context , European journal of criminal policy and research, vol. 7, n 2, 1999, p. 175-196. Cf. galement Ian Loader, Private security and the demand for protection , art. cit.
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Dans un contexte encore plus loign des situations franaise et britannique, comme celui
de lAmrique latine, on peut aussi retrouver lexplication par linscurit : cest le cas de
recherches sur le Venezuela1 et la Colombie2 o lon montre comment certains groupes
sociaux engagent des services privs de protection pour faire face aux menaces
criminelles et pour les rsoudre lorsquelles se concrtisent, en particulier pour les
kidnappings. Dans ces tudes, linscurit renvoie toujours aux transformations gnrales
de la socit et lapprofondissement des ingalits sociales. Laugmentation des
effectifs de scurit prive ne peut tre spare du processus de sgrgation urbaine des
classes suprieures aussi bien en ce qui concerne le logement que les espaces de
consommation, de travail et de loisir3. En effet, la scurit prive y apparat comme un
lment du paysage des nouveaux centres rsidentiels entours de murs et de grillages, ou
comme un dispositif fonctionnel qui remplit les besoins les plus souvent invoqus par les
habitants. Cette hypothse peut tre valide dans tous les cas o les ingalits sociales
saccompagnent dune forte sgrgation spatiale et dun cloisonnement croissant des
groupes sociaux, comme par exemple en Afrique du Sud4 ou aux Etats-Unis5.
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* *
Pour rsumer, les tudes qui mettent en relation la scurit prive avec des phnomnes
politiques, sociaux, culturels et conomiques plus larges nous offrent dj des pistes sur
les liens concrets entre le fait social que nous allons traiter dans cette recherche et ses
causes structurelles. Mais on peut encore aller plus loin dans labstraction en discutant la
littrature et chercher des hypothses qui mettent en relation les marchs en tant que
formes particulires dorganisation des rapports sociaux et les facteurs qui leur sont lis.
1 Rosa Del Olmo et Maria Morais de Guerrero, dir., Servicios de seguridad privada en Venezuela, Centro de Investigaciones Jurdicas, Universidad Catlica Andrs Bello, Caracas, 1998, 242 p. ; Alexis Romero Salazar, Informalizacin y privatizacin del control social : respuestas al miedo a la violencia delictiva , Sociologias, n 8, juillet-dcembre 2002, p. 136-151. 2 Ricardo Alfonso Ramrez et Gloria Edith Rueda Molina, La privatizacin de la seguridad ciudadana , Economa colombiana y coyuntura poltica, aot, 2002, p. 87-92. 3 Le rapport entre linscurit et les formes prives de protection apparat dans tous les travaux sociologiques sur les gated communities . Cf. la remarquable enqute de Teresa Caldeira, op. cit., xvii-487 p. Pour le cas argentin, cf. Maristella Svampa, Los que ganaron : la vida en los countries y barrios privados, Buenos Aires, Biblos, 2001, 282 p. 4 Charlotte Spinks, A new apartheid ? Urban spatiality, (fear of) crime, and segregation in Cape Town, South Africa, London School of Economics and Political Science,