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Sommaire éditorial éditorial 1 L’équité et les réformes des retraites 2 Partager les gains d’espérance de vie entre travail et retraite : l’effet des réformes Simon Rabaté, prix de mémoire 2013 Inégalités et effets redistributifs des régimes de retraite au Maroc Salah-Eddine Benjelloun, prix d’encouragement 2011 Les retraites d’entreprise 15 Les retraites supplémentaires des dirigeants d’entreprise Jean de Calbiac, prix d’encouragement 2011 L’inconfort juridique des retraites professionnelles Marie Martini Quels sont les risques ? Quentin Guibert et Frédéric Planchet De la performance des placements sur le long terme David Le Bris, prix de thèse 2012 La dépendance 39 Frais de soins de santé des retraités : enjeux financiers et perspectives Mylène Favre-Béguet et Norbert Gautron, membres du jury Pourquoi le marché de l’assurance dépendance ne se développe-t-il pas davantage ? Manuel Plisson, prix de thèse 2011 Le soutien familial aux personnes âgées dépendantes Roméo Fontaine, prix de thèse 2013 Une fonction innovante pour l’accompagnement de la personne âgée à domicile, la gestion de cas Leïla Hughes Les ingrédients de la réussite Jean-Marc Abergel Décembre 2013 - N°20 La lettre Cette lettre donne la parole aux auteurs des travaux reçus pour le prix de l’Observatoire des Retraites en 2011, 2012 et 2013 et aux membres du jury. L’équité des réformes des régimes de retraite est abordée sous deux angles différents. Simon Rabaté cherche dans quelle mesure le principe d’un partage des gains d’espérance de vie entre activité et retraite, introduit en 2003 dans le système de retraite français et prolongé par la réforme de 2013, se vérifie dans les faits. Salah-Eddine Benjelloun montre que les mesures prises par les régimes marocains dans le seul but d’assurer leur pérennité, en ignorant les questions d’équité, accentuent certaines redistributions régressives et risquent d’affaiblir le consensus nécessaire à l’acceptation des réformes. Faute d’un cadre législatif propre, les retraites supplémentaires sou- lèvent de délicats problèmes juridiques comme le montrent Jean de Calbiac et Marie Martini. Les régimes d’entreprise doivent concilier le droit du travail et celui de l’assurance, auxquels s’ajoute le droit des sociétés lorsqu’ils concernent les dirigeants de l’entreprise. Tous deux confirment les conséquences néfastes de l’instabilité législative en ce domaine, instabilité déjà dénoncée par Vincent Roulet dans la lettre de 2011 consacrée aux prix précédents. Financés en capitalisation, ces régimes présentent des risques propres qui font l’objet de l’article de Quentin Guibert et Frédéric Planchet. David Le Bris complète leur approche par les enseignements tirés de l’histoire de la capitalisation boursière française, reconstituée depuis 1854. Il montre l’instabilité des rendements, qui explique le passage à la répartition des régimes de retraite obligatoires après la Seconde Guerre mondiale. La dépendance appelle des soins et des aides. Norbert Gautron et Mylène Favre-Béguet montrent la difficulté de couvrir en assurance collective des frais de santé qui augmentent avec l’âge. Manuel Plisson examine pourquoi si peu de gens s’assurent contre le risque de dépen- dance. Roméo Fontaine décrit le rôle central joué par les familles dans l’aide aux personnes âgées dépendantes. Est-il appelé à diminuer ? Mais certaines personnes âgées sont isolées. à partir d’expériences différentes, celle des « gestionnaires de cas », celle de Voisin-age créé par les petits frères des Pauvres, Leila Hugues et Jean-Marc Abergel montrent comment créer autour d’elles des réseaux. Ces articles nous invitent à la réflexion et à l’action. de l’ Observatoire des Retraites Fl --- ilège : prix 2011, 2012 et 2013

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Page 1: La lettre de l'Observatoire des retraites · de la personne âgée à domicile, la gestion de cas eïla HughesL Les ingrédients de la réussite ean-Marc AbergelJ Décembre 2013 -

Sommaire éditorial

éditorial 1

L’équité et les réformes des retraites 2

Partager les gains d’espérance de vie entre travail et retraite : l’effet des réformes Simon Rabaté, prix de mémoire 2013

Inégalités et effets redistributifs des régimes de retraite au Maroc Salah-Eddine Benjelloun, prix d’encouragement 2011

Les retraites d’entreprise 15

Les retraites supplémentaires des dirigeants d’entreprise Jean de Calbiac, prix d’encouragement 2011

L’inconfort juridique des retraites professionnelles Marie Martini

Quels sont les risques ? Quentin Guibert et Frédéric Planchet

De la performance des placements sur le long terme David Le Bris, prix de thèse 2012

La dépendance 39

Frais de soins de santé des retraités : enjeux financiers et perspectives Mylène Favre-Béguet et Norbert Gautron, membres du jury

Pourquoi le marché de l’assurance dépendance ne se développe-t-il pas davantage ? Manuel Plisson, prix de thèse 2011

Le soutien familial aux personnes âgées dépendantes Roméo Fontaine, prix de thèse 2013

Une fonction innovante pour l’accompagnement de la personne âgée à domicile, la gestion de cas Leïla Hughes

Les ingrédients de la réussite Jean-Marc Abergel

Décembre 2013 - N°20

La lettre

Cette lettre donne la parole aux auteurs des travaux reçus pour le prix de l’Observatoire des Retraites en 2011, 2012 et 2013 et aux membres du jury.

L’équité des réformes des régimes de retraite est abordée sous deux angles différents. Simon Rabaté cherche dans quelle mesure le principe d’un partage des gains d’espérance de vie entre activité et retraite, introduit en 2003 dans le système de retraite français et prolongé par la réforme de 2013, se vérifie dans les faits. Salah-Eddine Benjelloun montre que les mesures prises par les régimes marocains dans le seul but d’assurer leur pérennité, en ignorant les questions d’équité, accentuent certaines redistributions régressives et risquent d’affaiblir le consensus nécessaire à l’acceptation des réformes.

Faute d’un cadre législatif propre, les retraites supplémentaires sou-lèvent de délicats problèmes juridiques comme le montrent Jean de Calbiac et Marie Martini. Les régimes d’entreprise doivent concilier le droit du travail et celui de l’assurance, auxquels s’ajoute le droit des sociétés lorsqu’ils concernent les dirigeants de l’entreprise. Tous deux confirment les conséquences néfastes de l’instabilité législative en ce domaine, instabilité déjà dénoncée par Vincent Roulet dans la lettre de 2011 consacrée aux prix précédents. Financés en capitalisation, ces régimes présentent des risques propres qui font l’objet de l’article de Quentin Guibert et Frédéric Planchet. David Le Bris complète leur approche par les enseignements tirés de l’histoire de la capitalisation boursière française, reconstituée depuis 1854. Il montre l’instabilité des rendements, qui explique le passage à la répartition des régimes de retraite obligatoires après la Seconde Guerre mondiale.

La dépendance appelle des soins et des aides. Norbert Gautron et Mylène Favre-Béguet montrent la difficulté de couvrir en assurance collective des frais de santé qui augmentent avec l’âge. Manuel Plisson examine pourquoi si peu de gens s’assurent contre le risque de dépen-dance. Roméo Fontaine décrit le rôle central joué par les familles dans l’aide aux personnes âgées dépendantes. Est-il appelé à diminuer ? Mais certaines personnes âgées sont isolées. à partir d’expériences différentes, celle des « gestionnaires de cas », celle de Voisin-age créé par les petits frères des Pauvres, Leila Hugues et Jean-Marc Abergel montrent comment créer autour d’elles des réseaux.

Ces articles nous invitent à la réflexion et à l’action.

de l’Observatoire des Retraites

Fl---ilège : prix 2011, 2012 et 2013

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Simon Rabaté

> L’éQUITé ET LES RéFORMES DES RETRAITES

Partager les gains d’espérance de vie entre travail et retraite : l’effet des réformes

La Lettre de l’Observatoire des Retraites Décembre 2013 - N°20

Doctorant à l’école d’économie de Paris

Diplômé de l’école Normale Supérieure de la rue d’Ulm, Simon Rabaté a travaillé à l’INSEE sur le modèle de micro simulation du système de retraite Destinie, avant de rejoindre l’Institut des politiques publiques comme chercheur dans le domaine des retraites. Il a également commencé une thèse de doctorat sous la direction de Didier Blanchet et André Masson, intitulée «  Systèmes de retraite et équité, quelles réformes pour quels objectifs  ». Son mémoire de master 2 « Politiques publiques et développement » de l’école d’économie de Paris, réalisé sous la direction de Patrick Aubert et Didier Blanchet, porte sur le partage des gains d’espérance de vie prévu par la réforme de 2003 entre durée de carrière et durée de vie en retraite. Il a obtenu le prix de mémoire 2013 de l’Observatoire des Retraites.

S’interrogeant sur la notion d’équité, il examine ici dans quelle mesure la réforme de 2003 a effectivement réparti les gains d’espérance de vie entre la période d’activité pour deux tiers et la période de retraite pour un tiers, et jusqu’à quel point la réforme de 2013 prolonge cette répartition.

L’augmentation régulière de l’espé-rance de vie, conjuguée à l’arrivée en retraite des générations du baby-boom, met en question la pérennité du régime de retraite par répartition, en France comme dans les autres pays développés. Le relèvement de l’âge de la retraite est la réponse usuelle à ces déséquilibres. Cependant, l’âge effectif de départ en retraite n’est pas manipulable directement, mais seulement de manière indirecte, via les paramètres d’âge du système (âge minimal d’ouver-ture des droits, âge de départ au taux plein), la durée requise pour

le taux plein, ou encore les taux de décote et surcote. L’augmentation de la durée d’assurance a été le levier privilégié pour tenter d’élever l’âge moyen de départ en retraite des vingt dernières années, avec les réformes de 1993, 2003, et plus récemment 2013. Outre une portée symbolique moindre par rapport à d’autres paramètres du système comme l’âge minimal de départ en retraite, l’augmen-tation de la durée de cotisation permet également des justifications d’ordre éthique, au-delà même des questions de soutenabilité du système de retraite. à mesure que

l’espérance de vie augmente, il peut paraître logique d’augmenter la durée de la vie active.

La loi de 2003 portant réforme des retraites est à ce titre emblématique : elle instaure un mécanisme automatique d’augmentation de la durée d’assurance en fonction des gains d’espérance de vie. Elle vise un partage homothétique des gains d’espérance de vie entre la durée en retraite et la durée en carrière, qui maintiendrait constant le rapport entre les deux. Même si la validité de ce principe peut être interrogée, l’étude du partage

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> L’éQUITé ET LES RéFORMES DES RETRAITES

Décembre 2013 - N°20

Partager les gains d’espérance de vie entre travail et retraite : l’effet des réformes

des gains d’espérance de vie entre carrière et retraite, et l’effet des réformes récentes sur celui-ci, peut se faire en référence à cette cible.

Partage des gains d’espérance de vie et équité

intergénérationnelle

à mesure que la durée de vie augmente, à durée travaillée inchangée, la durée passée en retraite augmente. Dès lors, il peut paraître injuste que les générations futures bénéficient d’un partage du cycle de vie entre travail et retraite plus avantageux. Elever la durée de cotisation à mesure que l’espérance de vie augmente peut donc être vu comme un principe d’équité entre les générations, et a été présenté comme tel. Ainsi, la règle d’augmentation de la durée d’assurance de la réforme de 20031 a pour objectif « d’assurer l’équité entre les générations  » en «  stabilisant le rapport entre temps de travail et temps de retraite »2.

Mais dans quelle mesure le partage des gains d’espérance de vie entre la carrière et la retraite (les fameux « 2/3 – 1/3 ») pour main-tenir constant le rapport entre les deux grandeurs est-il un bon principe d’équité entre les généra-tions ? S’il peut paraître évident, le principe d’égalisation du rapport entre durée travaillée et durée en retraite n’est pas directement rattaché à une norme d’équité clairement identifiable. Il est cependant possible de mettre en lumière au moins deux principes d’équité sous-jacents à ce principe

de maintien constant du rapport entre temps de travail et temps de retraite.

Premièrement, le partage homo-thétique des gains d’espérance de vie peut être vu comme un moyen d’assurer l’égalisation des taux de rendement interne (les taux d’actualisation, qui égalisent les cotisations versées et les pensions reçues tout au long du cycle de vie) entre les diffé-rentes générations. En effet, l’aug-mentation de l’espérance de vie conduit mécaniquement, toutes choses égales par ailleurs (taux de cotisations, niveaux de pensions, durée de carrière et âge de départ à la retraite), à une augmentation du rendement interne. Dès lors, si l’espérance de vie augmente d’une génération à l’autre, et que les niveaux de cotisations et les niveaux relatifs de pensions ne changent pas, les TRI devront également augmenter d’une génération à l’autre. Sous certaines hypothèses, il apparaît même que le maintien constant du rapport entre durée en carrière et durée en retraite correspond exactement à la norme d’égalisation des taux de rendement internes, à taux de cotisation et niveaux de pensions inchangés. Notons toutefois que les insuffisances pratiques et théoriques de la norme d’égalisa-tion des taux de rendements du système de retraite ont été souli-gnées dans la littérature (Fleur-baey, 2002 ; Blanchet, 2010).

Deuxièmement, maintenir constant le rapport entre durée travaillée et

durée en retraite peut s’interpréter comme un objectif d’équité qui chercherait à garantir à chaque génération un égal droit au repos, une même proportion de la durée travaillée qui serait consacrée à une période de loisir après la vie professionnelle. L’idée d’un droit au repos est un élément implicite du système de retraite français, qui ne figure pas dans les textes, mais qui est présent dans les attentes des Français par rapport au système de retraite. Cette aspiration se traduit chez les Français par une certaine impatience du départ en retraite, pour pouvoir bénéficier d’une retraite le plus longtemps possible (Benallah et al. 2011). Le maintien constant du rapport entre durée travaillée et durée en retraite peut donc être vu comme un moyen d’assurer un égal droit au repos à toutes les générations. Cependant, il faut noter que l’équité entre les générations au regard du droit au repos n’est garantie que dans la mesure où l’espérance de vie en bonne santé croît à la même vitesse que l’espérance de vie en général.

D’autres remarques plus générales peuvent être avancées contre la caractérisation de l’équité entre les générations comme le maintien constant du rapport entre durée travaillée et durée en retraite. La première objection naturelle est que ce critère est incomplet  : d’autres dimensions du bien-être des individus (revenu, inté-gration sur le marché du travail) doivent être pris en compte pour comparer le bien-être relatif des différentes générations. Deuxiè-

L’équité et LeS RéFORmeS deS RetRaiteS

1. Voir Annexe 2. Exposé des motifs de la loi n°2003-75 du 21 aout 2003 portant réforme des retraites.

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Simon Rabaté

Partager les gains d’espérance de vie entre travail et retraite : l’effet des réformes (suite...)

mement, la volonté d’égaliser la durée relative du travail et de la retraite entre les générations peut sembler opposée à l’idée même de progrès. L’augmentation de la durée passée en retraite au cours du siècle est davantage considérée comme une avancée sociale que comme une injustice intergénéra-tionnelle profonde. Enfin, l’échelle intergénérationnelle n’est pas forcé-ment la seule pertinente, et l’on peut se demander pourquoi ce principe d’égal rapport entre travail et retraite ne pourrait être décliné au niveau intragénérationnel.

Ainsi, la justification de l’augmen-tation de la durée d’assurance (ou de manière générale, de la durée travaillée) en termes d’équité inter-générationnelle semble fragile. L’autre objectif affiché de l’augmen-tation de l’âge de départ en retraite, la soutenabilité du système de retraite dans un contexte de gains d’espérance de vie, reste valable.

quel partage des gains d’espérance de vie entre

travail et retraite ?

Dans l’optique d’une évaluation de la réforme de 2003, il est impor-tant d’analyser l’évolution de long terme du rapport entre la durée de carrière et la durée de retraite, et de confronter cette évolution à l’objectif de maintien constant de ce ratio visé par la réforme.

Le modèle de microsimulation Destinie (voir Blanchet et al., 2011), permet de simuler les compor-tements de départ en retraite à horizon 2060. Comme tout exercice de ce type, les projections reposent sur une série d’hypo-thèses : évolution sur le long terme de la productivité, du chômage, des trajectoires professionnelles et salariales, comportement de départ en retraite de type « départ au taux plein  ». Dans le but de différencier les effets des réformes successives, différents scénarios de

simulation sont utilisés  : en légis-lation 2003, en législation 2013 (avant la réforme de fin 2013), et un scénario contrefactuel dans lequel la durée d’assurance est bloquée à 40 ans. Le graphique 1 présente l’évolution de l’âge de départ en retraite moyen par génération selon la législation considérée. Il apparaît que les réformes récentes (2003 et 2010) ont un impact très important en projection sur l’âge moyen de départ en retraite. L’effet cumulé des deux réformes conduit, en fin de projection, à un âge de retraite d’environ 64,6 ans contre 61,8 ans en l’absence de réformes (scénario contrefactuel).

à partir de l’âge de départ en retraite, nous pouvons calculer la durée moyenne en retraite (à partir des espérances de vie par génération), que l’on compare à la durée moyenne en carrière pour analyser l’évolution du rapport entre le temps de travail et le temps de retraite.

La Lettre de l’Observatoire des Retraites Décembre 2013 - N°20

Graphique 1, évolution de l’âge moyen de départ en retraite, par génération

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Décembre 2013 - N°20

Partager les gains d’espérance de vie entre travail et retraite : l’effet des réformes

Dans un premier temps, il est inté-ressant de s’intéresser uniquement à la part des gains d’espérance de vie traduits en gains de durée en retraite sur l’ensemble de la période étudiée. Le tableau 1 montre que l’augmentation de la durée en retraite ne représente jamais un tiers des gains d’espé-rance de vie  : la seule réforme de 2003 ne parvient pas à cet objectif (54%), alors qu’avec la réforme de 2010 cette cible est dépassé (seule-ment 26% des gains d’espérance de vie pour la retraite).

Mais le partage des gains d’espé-rance de vie entre temps de travail et temps de retraite dépend de l’évolution relative entre la durée de carrière et la durée de retraite.

L’analyse de l’évolution de la durée de carrière est rendue assez complexe du fait qu’il n’y a pas de définition univoque de celle-ci. La plus immédiate, et retenue ici, est la durée validée pour la retraite, tous régimes confondus. Mais précisons que d’autres concepts de la durée de carrière peuvent être envisagés, plus restrictifs (la durée en emploi) ou plus larges (l’écart entre l’âge de départ en retraite et l’âge de fin d’étude), et l’évolution du rapport entre durée de carrière et durée de retraite est évidem-ment tributaire de la définition choisie. Le graphique 2 présente l’évolution du rapport entre durée en carrière et durée en retraite pour les générations 1940-1989. En l’absence de réforme, le ratio

est fortement décroissant, ce qui traduit une part plus importante du cycle de vie consacrée à la retraite pour les générations futures. Avec les réformes succes-sives, le rapport est de moins en moins décroissant : le partage des gains d’espérance de vie n’est plus si avantageux pour les généra-tions futures. En fin de projection, le niveau du rapport est proche du niveau initial  : l’objectif de stabili-sation du rapport entre temps de travail et temps de retraite est donc en partie atteint. Notons toutefois que cet équilibre ne résulte pas directement de la règle d’allonge-ment de la durée d’assurance, mais de la conjonction de cette règle avec l’élévation des paramètres d’âge du système de retraite.

quels effets de la réforme

de 2013 ?

La réforme des retraites de 2013 prévoit une nouvelle augmentation de la durée d’assurance cible pour l’obtention du taux plein. Les résultats présentés n’incorporent pas la réforme récemment votée. Cependant, l’inter-prétation de la réforme

L’équité et LeS RéFORmeS deS RetRaiteS

Scénarios Variation Variation Part

Durée en retraite (i) Espérance de vie (ii) (i)/(ii)

En années En années

Contrefactuel 4 4,8 82%

2003 2,6 4,8 54%

2013 1,2 4,8 26%

Graphique 2, évolution du rapport entre durée de carrière et durée de retraite

tableau 1, évolution de l’âge moyen de départ en retraite, par génération

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Simon Rabaté

Partager les gains d’espérance de vie entre travail et retraite : l’effet des réformes (suite...)

La Lettre de l’Observatoire des Retraites Décembre 2013 - N°20

de 2003 choisie fait que la prise en compte de la réforme de fin 2013 ne bouleverse pas les résultats obtenus. En effet, la formule d’aug-mentation de la durée d’assurance était supposée « à horizon 2020 », soit jusqu’à la génération 1960. Les simulations précédentes sont en réalité basées sur une interpréta-tion plus large de la réforme : nous appliquons la formule de la loi de 2003 pour toutes les générations étudiées, à horizon 2060. Cela se justifie dans l’optique d’une étude du principe de la loi de 2003, les objectifs de pérennité du système de retraite et d’équité intergénéra-tionnelle n’ont pas de raison de ne plus être valable après 2020. Le graphique 3 présente différents sentiers d’évolution de la durée d’assurance cible pour le taux plein : celui prévu par la réforme de 2003 à horizon 2020, le prolongement de celui-ci pour toutes les géné-rations, et enfin le rythme prévu par la réforme de 2013. Il apparaît donc que l’augmentation de la durée d’assurance prévue dans le scénario « 2003 prolongée », utilisé

dans les simulations précédentes, excède celle prévue par la réforme de 2013. Ainsi, la prise en compte de la réforme de 2013 ne change pas fondamentalement l’analyse. L’augmentation de l’âge moyen de départ en retraite est toutefois légèrement moins importante que dans le scénario « 2013 » (pré-réforme) utilisé, ce qui implique un partage des gains d’espérance de vie plus avantageux pour les générations de fin de projection.

D’une part, la réforme de 2013 s’ins-crit dans la continuité de la réforme de 2003, puisqu’elle prolonge l’aug-mentation de la durée d’assurance selon un rythme proche de celui qui aurait été obtenu en prolon-geant l’application de la réforme de 2003 au-delà de 2020. Mais d’autre part, la décision explicite de stabiliser cette durée à partir de la génération 1973, justifiée par un besoin de financement moindre à partir de 2035, rompt avec l’objectif de stabilité du rapport entre temps de travail et temps de retraite entre générations.

Peut-être est-il possible d’y voir, en creux, la primauté de l’objectif de pérennité du système de retraite sur le principe d’équité intergénéra-tionnelle dans la réforme de 2003.

annexe : la formule de la loi de 2003

La formule de calcul de la durée d’assurance cibleUn des volets de la loi de 2003 portant réforme des retraites prévoit une règle d’augmenta-tion de la durée d’assurance cible pour l’obtention du taux plein. La durée minimale d’assurance pour bénéficier du taux plein est augmentée d’un trimestre dès que le ratio entre la durée d’assurance et la durée moyenne de la période de retraite dépasse la valeur de référence (celle de l’année 2003). En effet, selon l’article 5 de la loi du 21 août 2003 portant réforme des retraites, « la durée d’assurance nécessaire pour bénéficier d’une pension de retraite au taux plein et la durée des services et bonifications nécessaire pour obtenir le pourcen-

tage maximum d’une pension civile ou militaire de retraite (…) évoluent de manière à main-tenir constant, jusqu’en 2020, le rapport constaté, à la date de publication de la présente loi, entre ces durées et la durée moyenne de retraite. »

Le principe d’égalisation du rapport entre durée passée en carrière et durée passée en retraite est donc traduit, dans une règle opérationnelle, par l’égalisation du rapport entre la durée d’assurance nécessaire

Graphique 3, évolution de la durée d’assurance cible par génération

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Décembre 2013 - N°20

Partager les gains d’espérance de vie entre travail et retraite : l’effet des réformes

L’équité et LeS RéFORmeS deS RetRaiteS

pour obtenir le taux plein et la durée moyenne en retraite (calcu-lée par l’espérance de vie à 60 ans pour la génération née en (n), de laquelle on retranche la hausse de la durée d’assurance entre 2003 et n). La loi prend donc pour réfé-rence un cas type bien particulier : une carrière qui débute à 20 ans et qui est sans interruption jusqu’au départ en retraite, lorsque la durée cible pour l’obtention du taux plein est atteinte. La règle d’augmenta-tion de la durée d’assurance cible n’est donc pas du tout basée sur la carrière « réelle » des individus.

Formellement, le ratio R entre la durée d’assurance requise pour le taux plein et la durée moyenne de retraite, telle que calculée dans la loi, s’écrit :

R = x y-(x-40 )

x est la durée d’assurance requise pour une génération donnée, y l’espérance de vie à 60 ans pour cette génération, et donc y-(x-40) la durée moyenne passée en retraite pour cette génération.

La valeur cible de ce ratio est celle calculée à partir des valeurs de x et y pour l’année 2003, avec une durée d’assurance pour le taux plein de 40 ans et une espérance à 60 ans estimée à 22,39 ans. La cible visée pour le ratio est donc R = 22,39/40 = 0,56.

Pour les générations nées entre 1943 et 1948, la durée d’assurance cible est maintenue constante, pour permettre l’alignement de cette durée cible dans le régime de la fonction publique sur celle du

régime général. Puis, à partir de la génération née en 1949, la loi rentre vraiment en application et la durée d’assurance est augmentée d’un trimestre, dès que le ratio R calculé pour une génération donnée se trouve en-dessous de la valeur cible.

Références

Benallah S., P. Aubert, N. Barthelemy,

M. Cornu-Pauchet et J. Samak (2011) : « Les

motivations de départ à la retraite », DREES,

études et résultats n° 745, janvier 2011.

Blanchet D. (2010) : « Le débat sur la retraite

en France  : le critère intergénérationnel

aide-t-il à trancher ?  », Regards croisés sur

l’économie.

Blanchet D., S. Buffeteau, E. Crenner et S. Le

Minez (2011) : « Le modèle de microsimulation

Destinie 2  : principales caractéristiques et

premiers résultats », économie et Statistique

n°441-442.

Fleurbaey M. (2002) : « Retraites, générations

et catégories sociales  : de l’équité comme

contrainte à l’équité comme objectif », Revue

d’économie financière, n° 68, p.91-112.

Le partage homothétique des gains d’espérance de vieSi l’on réécrit la formule pour exprimer la durée d’assurance en fonction de l’espérance de vie, on obtient :

Et l’on peut exprimer l’effet de l’augmentation de l’espérance de vie (à 60 ans) sur :

- la durée d’assurance :

- la durée passée en retraite :

Ainsi, un gain d’espérance de vie de un an augmente de 0,64 ans la durée de cotisation, et de 0,36 ans la durée passée en retraite. La loi assure donc un partage homothétique des gains d’espérance de vie à 60 ans, selon la proportion suivante : environ 2/3 pour le temps passé en carrière, contre environ 1/3 pour le temps passé en retraite.La formule de la réforme de 2003 est donc censée permettre de maintenir constant le rapport entre temps de travail et temps de retraite. Cependant, le choix des grandeurs au numérateur (la durée d’assurance pour le temps de travail), et au dénominateur (l’espérance de vie à 60 ans retranchée de la durée d’assurance au delà de 40 ans pour le temps de retraite), ne correspond pas forcé-ment aux deux durées ciblées. Un écart est donc possible entre l’objectif de la loi et sa mise en application opérationnelle.

x = R y-x+40

x = (y-x+40)R y + R 40 1 + R

x = R 1 + R

dx dy

= R 1 + R

= 1,79 2,79

= 0,6

d(y-x+40) = dy

dy dy

dx dy

= 1 – 0,64 = 0,36

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Salah-eddine beNJeLLOuN

> L’éQUITé ET LES RéFORMES DES RETRAITES

Inégalités et effets redistributifs des régimes de retraite au Maroc

La Lettre de l’Observatoire des Retraites Décembre 2013 - N°20

Associé gérant de la Société ASTROLABE Consulting, Cabinet spécialisé en économie des retraites, Consultant chercheur, Groupement ESIRAMED.

Déjà titulaire d’un doctorat en mathématiques appliquées et d’un diplôme d’ingénieur informaticien, Salah-Eddine Benjelloun a consacré sa thèse d’économie, réalisée sous la direction d’Alain Bienaymé et de Najat El Mekkaoui de Freitas dans le cadre de l’Université Paris-Dauphine, à l’évaluation des réformes des retraites au Maroc. Le jury a voulu saluer par un prix d’encouragement ce travail considérable qui apporte une contribution essentielle aux réflexions et réformes en cours, en démontrant et mesurant les inégalités et les conséquences des réformes engagées et des mesures envisagées par les principaux régimes.

Il plaide ici pour que le souci légitime d’assurer la viabilité financière à long terme du système de retraite du Maroc n’occulte pas les considérations d’équité et ne perpétue pas les phénomènes de redistribution régressive, des salariés les plus précaires vers ceux ayant des carrières complètes.

Les réformes (paramétriques) enga-gées par les principaux régimes de retraite visaient la réduction des dépenses d’allocations de retraite par une baisse du rendement technique, ou alors l’augmentation des ressources par une hausse progressive des taux de cotisation. L’objectif étant de faire face aux déséquilibres financiers à venir. Le débat sur la réforme des retraites s’est donc focalisé sur l’équilibre financier à long terme des régimes, mettant en lumière des notions d’«  horizon de viabilité  » et de «  dette implicite  » pour justifier l’urgence de la réforme. L’évaluation des effets des réformes sur les situations indivi-

duelles des retraités, l’analyse des finalités des régimes de retraite et les aspects liés à l’équité intra et intergénérationnelle sont ainsi relégués au second plan, voire ignorés.

Systèmes de retraite au maroc : diagnostic et

perspectives

Les régimes de retraite au Maroc sont loin de constituer des blocs homogènes. Leur diversification les prédispose, en principe, à être plus flexibles que les systèmes uniformes et à offrir plus d’options d’adaptabilité. Ils restent, toutefois, un peu moins diversifiés que ceux d’autres pays dans la mesure où ils

ne comportent pas de régime type « filet de sécurité ».Les systèmes de gouvernance des principaux régimes de retraite se distinguent singulièrement par l’hétérogénéité des structures mises en place et l’étendue des pouvoirs conférés aux dirigeants.

Au plan démographique, les prochaines décennies seront indé-niablement marquées par un renflement relativement important de la pyramide des âges de la popu-lation marocaine. Deux facteurs expliquent principalement cette évolution  : la baisse de la fécon-dité et l’allongement de l’espérance de vie.

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Décembre 2013 - N°20

Inégalités et effets redistributifs des régimes de retraite au Maroc

La réforme projetée du dispositif des retraites devrait intégrer le poids des «  dettes implicites  » accumulées, à des niveaux d’importance variable, par les régimes de retraite. L’ampleur de ces dettes a été assurément accentuée par les générosités inconsidérées – tant explicites qu’implicites – des régimes. Mais les véritables enjeux sont essentiel-lement liés aux déséquilibres finan-ciers prévisibles pour l’ensemble des régimes de retraite. Les facteurs explicatifs des tendances futures ont été suffisamment élucidés  : évolution démographique, impor-tance des dettes implicites, faiblesse de la couverture et impor-tance de l’économie informelle. Autant de facteurs qui justifient amplement la nécessité d’engager une réforme profonde du système de retraite au Maroc.

Amorcé dès 1997, sous l’impulsion des organisations financières internationales, le processus de réforme des retraites au Maroc a été à l’origine, d’abord, de la diffusion de plusieurs rapports, ensuite, de l’implication, en 2004, des partenaires sociaux dans un cadre formel (Commissions Technique et Nationale), enfin, de l’obtention d’un « consensus » sur les termes de référence devant orienter la réforme projetée. Les scénarii envisagés en 2010, allant de la création de deux pôles public et privé à l’unification des régimes, continuent à animer un débat lancinant au sein desdites Commissions.

Parallèlement, les principaux régimes ont engagé des réformes

paramétriques. Réformes dont la portée a été bien limitée. Elles n’ont pas permis une amélioration significative de la viabilité financière à long terme de ces régimes. Ces réformes ont essentiellement visé la baisse du rendement tech-nique des régimes et l’augmen-tation des ressources par une hausse progressive des taux de cotisation. Le débat sur la réforme des retraites s’est forcément foca-lisé sur l’équilibre financier à long terme des régimes, reléguant au second plan les aspects relatifs à la parité actifs/retraités, à l’équité intra et intergénérationnelle et à la prise en compte des contraintes des carrières précaires. La plupart des évaluations réalisées et des diagnostics établis ne permettent guère d’apporter des éléments de réponse à de nombreuses interrogations, notamment à celles relatives aux conséquences des réformes intervenues ou projetées sur les effets redistributifs des systèmes de retraites.

une première évaluation des effets des réformes de retraite

au maroc

Les méthodes généralement retenues pour l’élaboration des évaluations actuarielles procèdent à une agrégation des données relatives aux affiliés, ce qui permet de construire un profil moyen par génération. Ce faisant, elles ont l’inconvénient majeur de ne pas tenir compte de la diversité des parcours professionnels au sein d’une même génération. à l’opposé, les approches basées sur les cas types, généralement utilisées pour

appréhender les effets des réformes sur les situations individuelles, s’articulent autour de carrières salariales construites de manière «  conventionnelle  » à partir d’un salaire de référence (salaire minimum ou salaire plafond), sur des sous-périodes défi-nies de manière approximative, voire arbitraire. Les conclusions auxquelles elles aboutissent sont souvent contestées en raison de leur insuffisance à estimer les charges du régime, la représenta-tivité des cas types ainsi construits n’étant pas mise en regard (Aubert, 1999 ; Assous et al, 2001).

Notre recherche est fondée sur une approche par cas types, mais qui utilise des échantil-lons représentatifs des salariés affiliés aux quatre principaux régimes. L’évaluation des effets des réformes s’appuie sur des profils types représentatifs de parcours professionnels réellement obser-vés par génération. La construc-tion de ces profils types s’inscrit dans la lignée des travaux récents de modélisation par carrières types (Raynaud, 2004 ; Briard, 2005 ; Koubi, 2005 - 2006). Ce qu’une telle approche apporte de plus par rapport aux travaux cités réside dans le fait que les profils types (ou classes homogènes) de carrières salariales n’ont pas été réduits à des profils moyens. La diversité des parcours profession-nels qui les composent sert de base à l’analyse de distribution du taux de rendement actuariel (de l’opération retraite) pour chaque génération.

L’équité et LeS RéFORmeS deS RetRaiteS

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Salah-eddine beNJeLLOuN

Inégalités et effets redistributifs des régimes de retraite au Maroc (suite...)

à cet effet, un outil de projection et d’évaluation a été développé à partir de la modélisation des principaux régimes marocains de retraite  : ASTROLABE (Analyse, Simulation et Traitement des Retraites fondés sur des Options de réformes, à l’aide d’un Logiciel Actuariel Bilanciel d’évaluation). Nous avons retenu une approche financière en optant pour le rendement actuariel de l’opéra-tion retraite (le taux de rendement actuariel est calculé selon une logique assurantielle prenant en compte le risque viager ex ante) et autres indicateurs du niveau de vie des retraités. Le recours aux courbes de Lorenz permet d’appré-hender le caractère inégalitaire des distributions de revenus dans le temps.

Les effets des réformes sont donc appréhendés à trois niveaux :• individuel – La projection des carrières salariales individuelles et la simulation des différents chan-gements de législation permettent d’appréhender au niveau de chaque affilié les répercussions des réformes en termes de niveau de pension, de taux de remplacement du dernier salaire et de rendement actuariel de l’opération retraite.

• intragénérationnel – L’évaluation permet d’analyser la distribution du taux de remplacement du dernier salaire et du taux de rendement actuariel pour les affiliés de la même génération, répartis en groupes homogènes par une analyse de classifica-tion prenant en compte les caractéristiques de leurs carrières

salariales. Afin d’élucider l’évo-lution de la redistribution intra-générationnelle au fur et à mesure de l’engagement des différentes réformes, on compare le caractère inégalitaire des distributions des pensions associées aux différentes législations examinées à l’aide des courbes de Lorenz.

• intergénérationnel – L’évaluation des effets des réformes s’inscrit dans une optique prospective en considérant des générations futures de retraités.

des réformes qui accentuent les inégalités

Parallèlement au processus de réflexion sur la réforme, les principaux régimes ont engagé leurs propres réformes :• Caisse Nationale de Sécurité Sociale (CNSS) – Depuis sa création en 1959 au profit des salariés du secteur privé, le régime géré par la CNSS a opéré plusieurs réajus-tements des taux de cotisation et relèvements du salaire plafond. à partir de 2004, la pension de vieil-lesse est liquidée sur la base de la moyenne des 96 derniers salaires mensuels au lieu des 36 ou 60 derniers salaires mensuels.• Caisse marocaine des Retraites (CmR) – Les réformes intervenues en 1990 et 1997 ont eu pour effet l’élargissement de l’assiette de coti-sation. Mais c’est en 2004 que les taux de cotisation ont augmenté pour la première fois, au rythme de 2% par an jusqu’en 2006, faisant passer le taux global de 14 à 20 % pour les fonctionnaires (pensions civiles) et de 14 à 21 %, avec 7 %

à la charge de l’affilié et 14 % à la charge de l’état, pour les pensions militaires.• Régime Collectif d’allocation de Retraite (RCaR) - Entamé en 2002, le processus d’intégration des caisses internes des établissements publics, s’est poursuivi jusqu’en 2008.• Caisse interprofessionnelle maro-caine de Retraites (CimR) - Créé en 1949 au profit des salariés du secteur privé, ce régime facultatif, par points, a engagé trois réformes qui ont été à l’origine d’une baisse drastique des pensions.

L’incidence redistributive de ces réformes est appréhendée en comparant le caractère inégalitaire des distributions des pensions correspondant aux différentes législations. La comparaison est effectuée à l’aide des courbes de Lorenz. L’analyse est menée pour les quatre régimes de retraite marocains en comparant la distribution des salaires à celle des pensions correspondant à chaque législation. Si la distribution des pensions est au-dessus de celle des salaires, le régime de retraite réduit durant la retraite les inégalités observées au niveau des salaires. Inversement, une distribution des pensions au-dessous de celle des salaires traduit une accentuation des inégalités des revenus durant la retraite. Le critère de dominance de Lorenz permet de distinguer parmi les distributions associées aux différentes législations laquelle est la plus égalitaire (El Moudden, 2006).

La génération 1952 est au centre de l’évaluation des effets des réformes

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Décembre 2013 - N°20

Inégalités et effets redistributifs des régimes de retraite au Maroc

sur les situations individuelles. Il s’agit d’une génération de transition au regard des réformes engagées ou projetées dans le secteur privé. Les assurés de cette génération subiront de plein fouet, et les conséquences des ajustements paramétriques introduits par la CNSS (régime obligatoire), et les effets conjugués des trois réformes engagées par la CIMR (régime complémentaire et facultatif).

Le graphique ci-après montre comment, pour cette génération, les réformes engagées par la CNSS ont aggravé de plus en plus les inégalités.La courbe « Législation avant réforme » domine largement au sens de Lorenz celle associée à la « Légis-lation 1993-1995 ». La première apparaît donc substantiellement plus « égalitaire ». Cet écart est induit par la forte augmentation

du Salaire Plafond qui est passé de 3.000 à 5.000 DH. La courbe « Législation 1993-1995 » domine également au sens de Lorenz celle correspondant à la «  Légis-lation 2002 ». En effet, la réforme engagée en 2002 a été à l’origine de la deuxième augmentation du Salaire Plafond (qui est passé de 5.000 à 6.000 DH), elle aggrave, comme la « Législation 1993-1995 », les inégalités mais dans une moindre mesure.

L’écart entre la courbe de Lorenz « Législation 2002 » et celle de la « Réforme 2004 » est moins prononcé. Il correspond à la mise en œuvre de la mesure phare intro-duite par cette dernière réforme  : prise en compte des salaires des huit dernières années au lieu des trois ou cinq dernières années pour la détermination du Salaire de Référence.

Au demeurant, ayant porté sur l’augmentation du Salaire Plafond et l’élargissement de l’assiette du Salaire de Référence, les trois réformes engagées par la CNSS ont accentué les inégalités.

Les gagnants et les perdants des systèmes de retraites

L’analyse de l’évolution des distri-butions des taux de rendement interne (Tri) au fur et à mesure de l’engagement de réformes ou de réajustements montre bien qu’il y aurait des gagnants et des perdants en termes de rentabi-lité de l’opération retraite selon le niveau de vie des assurés.

La mesure de l’ampleur et de l’évolution des gains et des pertes pour chacune des six classes de parcours professionnels donne un éclairage fort pertinent sur le sens dans lequel s’opère la redis-tribution intra générationnelle et, par ricochet, sur la réduction ou la reproduction des inégalités.

L’équité et LeS RéFORmeS deS RetRaiteS

Note : Les salaires de la courbe de Lorenz* correspondent à ceux perçus juste avant le départ à la retraite de la génération 1952 (Année 2012).

* Une courbe de Lorenz associée à une distribution des revenus représente la relation entre la proportion cumulée des titulaires d’un revenu et la proportion cumulée des revenus. Pour apprécier l’inégalité, on doit comparer la courbe représentative de la distribution effective avec la droite d’égalité parfaite qui correspond à la bissectrice. Plus la courbe s’éloigne de cette bissectrice, plus la répartition est inégalitaire. Source : Données CNSS. Calculs de l’auteur

Niveau d'iniquité dans la distribution des pensions - Génération 1952

0%

10%

20%

30%

40%

50%

60%

70%

80%

90%

100%

0% 10% 20% 30% 40% 50% 60% 70% 80% 90% 100%

% cumulés des assués

Lore

nz (

pens

ions

CN

SS)

Répartit ion égalitaire Législation 2004

Législations avant réformes Législation 2002

Législations 1993-1995 Salaires

Graphique 1, niveau d’iniquité dans la distribution des pensions Caisse Nationale de Sécurité Sociale

% cumulés des assurésRépartition égalitaire

Législation avant réformes

Législation 1993-1995

Législation 2004

Législation 2002

Salaires

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Salah-eddine beNJeLLOuN

Inégalités et effets redistributifs des régimes de retraite au Maroc (suite...)

Concernant le niveau de vie des retraités, le Taux de remplace-ment du dernier salaire (Tr), en tant que mesure instantanée du bien-être, présente l’inconvénient de n’intégrer ni les flux de cotisa-tions versées ni ceux des presta-tions perçues. De ce fait, il n’est pas approprié pour mesurer la redis-tribution induite par un régime de retraite. Il n’en demeure pas moins qu’il éclaire, dans une certaine mesure, sur les effets redistribu-tifs du plafonnement des salaires déclarés (Walraet et al, 2003).

Dans le cas de la génération 1952 affiliée à la CNSS, les différentes augmentations du salaire plafond auraient principalement profité aux profils types 4 et 5 avec des améliorations substantielles qui atteindraient respectivement 11,9

et 16,1 points. L’amélioration du Tr des assurés à salaires très élevés se limiteraient à 2,2 points contre respectivement 1 et 1,4 point pour les profils types 1 et 2.

des pensions décroissantes

La réforme engagée par la CNSS en 2004 a porté, entre autres, sur l’élargissement de l’assiette servant de base à la détermination de la pension (96 derniers salaires mensuels déclarés au lieu des 36 ou 60 derniers salaires mensuels déclarés). Cette mesure a parti-culièrement pénalisé les carrières précaires. La baisse du niveau des pensions est d’autant plus accen-tuée par l’absence d’une revalorisa-tion des derniers salaires déclarés.La baisse accentuée du niveau de la pension CIMR, en fonction de la

durée de service de celle-ci, se fera singulièrement sentir par les affiliés ayant liquidé leur retraite à partir de 2003, année d’engagement de la dernière réforme. Ils subiront les effets conjugués des trois réformes, avec un rendement technique en baisse continue depuis la réforme de 1992, pour atteindre son niveau le plus bas de 8,71 %, en 2010.

La nécessité d’intégrer l’équité

La mesure fine des conséquences des réformes intervenues ou envi-sagées éclaire pertinemment sur les perdants et les gagnants de l’opération retraite, d’une part ; et montre dans quel sens s’opère la redistribution, progressive ou régressive, des régimes de retraite, d’autre part.Le consensus sur la nécessité

La Lettre de l’Observatoire des Retraites Décembre 2013 - N°20

Les différentes législations qui se sont succédées se caractérisent de la manière suivante

Législation avant 1993 1961-1992- Salaire plafond : 3.000 DH- Taux de cotisation : 5,04 %- Salaire de référence : Moyenne des 36/60 derniers mois déclarés

Législation 1993 1993-1994 - Salaire plafond : 5.000 DH - Taux de cotisation : 6,84 %, 7,95 %, 8,95 % - Salaire de référence : Moyenne des 36/60 derniers mois déclarés

Législation 1995 1995-2001 - Salaire plafond : 5.000 DH - Taux de cotisation : 9,12 % - Salaire de référence : Moyenne des 36/60 derniers mois déclarés

Législation 2002 2002-2003 - Salaire plafond : 6.000 DH - Taux de cotisation : 11,89 % - Salaire de référence : Moyenne des 36/60 derniers mois déclarés

Législation 2004 2004-2011 - Salaire plafond : 6.000 DH - Taux de cotisation : 11,89 % - Salaire de référence : Moyenne des 96 derniers mois déclarés

tableau 1

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Décembre 2013 - N°20

Inégalités et effets redistributifs des régimes de retraite au Maroc

L’équité et LeS RéFORmeS deS RetRaiteS

Impact des réformes sur le taux de rendement interne - Génération 1952

Cas type 1 Classe 1 Classe 2 Classe 3 Classe 4 Classe 5 Classe 6 Ensemble

Législation avant 1993 Femmes 13,45 % 14,79 % -100 % 10,08 % 8,59 % - 11,25 % Hommes 13,06 % 14,78 % -100 % 10,23 % 9,13 % 9,22 % 11,25 % Ensemble 13,13 % 14,78 % -100 % 10,21 % 9,03 % 9,22% 11,25 %

Législation 1993 Femmes 11,35 % 12,41 % -100 % 8,83 % 8,61 % - 10,27 % Hommes 11,46 % 12,55 % -100 % 9,87 % 9,03 % 8,95 % 10,40 % Ensemble 11,44 % 12,52 % -100 % 9,86 % 8,95 % 8,95 % 10,37 %

Législation 1996 Femmes 11,30 % 12,38 % -100 % 9,79 % 8,58 % - 10,23 % Hommes 11,40 % 12,51 % -100 % 9,83 % 8,99 % 8,91 % 10,36 % Ensemble 11,39 % 12,48 % -100 % 9,83 % 8,92 % 8,91 % 10,34 %

Législation 2002 Femmes 10,70 % 11,90 % -100 % 9,73 % 8,87 % - 10,51 % Hommes 10,99 % 12,06 % -100 % 9,71 % 9,25 % 9,18 % 10,22 % Ensemble 10,94 % 12,03 % -100 % 9,71 % 9,18 % 9,18 % 10,19 %

Législation 2004 2 Femmes 10,63 % 11,55 % -100 % 9,50 % 8,87 % - 9,92 % Hommes 10,77 % 11,70 % -100 % 9,49 % 9,20 % 9,18 % 10,02 % Ensemble 10,75 % 11,67 % -100 % 9,49 % 9,14 % 9,18 % 10,01 %

Effets cumulés des différentes réformes sur le taux de rendement interne - Génération 1952

Cas type Classe 1 Classe 2 Classe 3 Classe 4 Classe 5 Classe 6 Ensemble

Législation avant 1993 13,13 % 14,78 % -100 % 10,21 % 9,03 % 9,22% 11,25 %

Législation 2004 10,75 % 11,67 % -100 % 9,49 % 9,14 % 9,18 % 10,01 %

écart -2,38 % -3,11 % - -0,72 % 0,11 % -0,04% -1,24 %

Notes : 1. Issues d’un échantillon (au 1/13éme des données originelles, soit 120.000 assurés) représentatif des salariés du secteur privé, les carrières salariales servant de base à l’évaluation des effets des réformes ont été réparties en groupes homogènes identifiés par une analyse de classification hiérarchique ascendante (Nakache et al, 2005). Chaque groupe correspond à un profil type de parcours professionnels effectivement observés. Six classes homogènes d’actifs sont ainsi formées par génération: cl1. Carrière moyenne, à faible salaire ; cl2. Carrière courte avec salaires majoritairement compris entre le Smig et le salaire plafond ; cl3. Carrière très courte et précaire (faible densité de déclaration, salaires bas) ; cl4. Carrières très longues avec salaires majoritairement compris entre le Smig et le salaire plafond; cl5. Carrières très longues avec salaires majoritairement supérieur au salaire plafond; cl6. Carrières longues avec salaires élevés.

2. La mesure phare introduite par la législation de 2004 porte sur le salaire de référence permettant de déterminer le montant de la pension. La pension est désormais calculée sur la base de la moyenne des 96 derniers mois déclarés au lieu des 36 ou 60 derniers mois déclarés. Cette mesure pénalise davantage les carrières précaires (saisonniers avec une faible densité de déclaration et des bas salaires). Pour les profils types cl1, cl2 et cl4, les baisses de Tri ressortent respectivement à 0,19, 0,36 et 0,22 point. Les assurés dont les parcours professionnels correspondent aux profils 1 et 2 ne sont pratiquement pas concernés par la mesure : le salaire de référence n’est rien d’autre que le salaire plafond.

tableau 2

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Salah-eddine beNJeLLOuN

Inégalités et effets redistributif des régimes de retraites au Maroc (suite...)

d’intégrer la question de l’équité doit être conforté.Certes, l’équité doit être consi-dérée en termes d’effort de contribution et de durée de bénéfice de la pension, mais aussi en termes de solidarité. Solidarité envers la précarité des carrières qui peut mettre en péril le droit même à une pension, et la pénibilité du travail qui affecte indéniablement l’espérance de vie. Des réformes qui n’intègrent pas un minimum d’équité n’auraient pas de chance d’obtenir le consensus néces-saire à leur acceptation.

La Lettre de l’Observatoire des Retraites Décembre 2013 - N°20

1. à l’issue d’une durée de service de 12 années, la pension est réduite de 46,5 % (baisse moyenne sur toute la période) au moment où la baisse subie la 12ème année atteint 54,7 % et 64 % la 20ème année.

Impact de la réforme engagée par la CNSS en 2004 sur le taux de remplacement (Génération 1952)

Cas type Classe 1 Classe 2 Classe 3 Classe 4 Classe 5 Classe 6 Ensemble

Législation avant 1993 Femmes 68,80 % 67,03 % - 69,59 % 35,81 % - 59,25 % Hommes 77,34 % 67,41 % - 71,86 % 38,17 % 4,44 % 63,55% Ensemble 75,85 % 67,34 % - 71,55 % 37,73 % 4,44 % 62,77 %

Législation 1993 Femmes 69,20 % 62,07 % - 66,10 % 35,84 % - 57,68 % Hommes 76,91 % 63,12 % - 68,85 % 37,46 % 4,44 % 61,68 % Ensemble 75,56 % 62,93 % - 68,46 % 37,16 % 4,44 % 61,02 %

ecart -0,29 % -4,41 % - -3,09 % -0,57 % - -1,75 %

Effets cumulés des différentes réformes sur le taux de remplacement – CNSS (Génération 1952)

Cas type Classe 1 Classe 2 Classe 3 Classe 4 Classe 5 Classe 6 Ensemble

Législation avant 1993 74,56 % 61,49 % - 56,58 % 21,05% 2,22 % 52,39 %

Législation 2004 75,56 % 62,93 % - 68,46 % 37,16 % 4,44 % 61,02 %

ecart 1 % 1,44 % - 11,88 % 16,11 % 2,22 % 8,63 %Source : Données CNSS. Calculs de l’auteur

tableau 3

tableau 4

Baisses du n iveau de la pension CIMR liquidée à part ir de 2010 Effets des réformes 1 9 9 2 - 1 9 9 8 - 2 0 0 3

-0,7

-0,6

-0,5

-0,4

-0,3

-0,2

-0,1

01 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20

Durée de service de la pension en nombre d'années

Am

pleu

r de

la b

aiss

e en

%

Baisse moyenne sur toute la durée Baisse annuelle

Graphique 2

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Jean de CaLbiaC

> LES RETRAITES D’ENTREPRISE

Les retraites supplémentaires des dirigeants d’entreprise

Docteur en droit, Avocat, cabinet Fromont Briens

Réalisée sous la direction de Patrick Morvan dans le cadre de l’Université Paris II Panthéon- Assas, la thèse de Jean de Calbiac, intitulée « Les avantages sociaux des dirigeants d’entreprise1 » explore un domaine qui emprunte au droit des sociétés et au droit du travail, aboutissant à une forte incohérence qui se manifeste notamment en matière de retraite supplémentaire, objet de son article. Comme Vincent Roulet2 avant lui, il constate les incessantes modifications par des lois « émotionnelles » d’un cadre juridique qui n’en demeure pas moins insuffisant. Sa thèse a reçu un prix d’encouragement de l’Observatoire des Retraites.

15

La mise en place ou l’extension d’un régime de retraite au profit d’un dirigeant mandataire social suppose d’appréhender les disposi-tions régissant :• le traitement fiscal et social du financement du régime,• les conditions d’autorisation par la société du régime au dirigeant.

Les entreprises et les professionnels des assurances collectives prêtent généralement attention à ces premières règles qui sont communes aux salariés et aux mandataires sociaux. Une mauvaise pratique peut entraîner la perte du régime fiscal et social de faveur attaché à certains régimes (exonération de cotisations de sécurité sociale, déductibilité du bénéfice imposable pour la société et du revenu impo-sable du dirigeant).

Force est de constater que les règles d’autorisation des avan-tages propres aux mandataires sociaux sont beaucoup moins connues. Pourtant, leur mécon-naissance peut exposer l’intéressé et les autres dirigeants à de lourdes sanctions (nullité de l’avantage, engagement de la responsabilité personnelle, sanctions pénales).

L’attribution d’un complément de retraite à un mandataire social obéit à des procédures spécifiques. Les raisons d’être de ces règles d’autorisation se conçoivent faci-lement. On imagine mal qu’un salarié (même directeur des ressources humaines) contracte, de sa propre initiative, avec un de ses dirigeants et encore moins qu’un dirigeant contracte avec lui-même. Le droit prévient ce risque

de conflit d’intérêt en donnant aux organes de la société une compé-tence exclusive dans la détermi-nation de la rémunération des dirigeants.

Les règles issues du droit du travail laissent alors la place aux dispositions du Code de commerce, lesquelles varient selon la forme de la société et l’admission ou non de ces titres sur un marché réglementé.

Sociétés non cotées

Aussi surprenant que cela soit, aucune disposition législative n’envisage la mise en place de garanties de retraite supplémen-taires au profit des dirigeants de sociétés non cotées. Dans le silence des textes, la Cour de cassation

La Lettre de l’Observatoire des Retraites Décembre 2013 - N°20

1. Publiée sous ce titre aux Presses Universitaires d’Aix-Marseille, préface de Patrick Morvan, 2012, 296 pages. 2. Vincent Roulet, prix de thèse 2010, « épargne retraite : (in)cohérence et (in)utilité des évolutions législatives » in La Lettre de l’Observatoire des Retraites n° 18, novembre 2011.

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La Lettre de l’Observatoire des Retraites Décembre 2013 - N°2016

Jean de CaLbiaC

Les retraites supplémentaires des dirigeants d’entreprise (suite...)

s’est fondée sur le droit commun du droit des sociétés pour annu-ler les compléments de retraite ne respectant pas une procédure déterminée.

Les problèmes soulevés par les juges portent essentiellement sur les formes de la délibération du Conseil d’administration (ou du directoire) et de la détermination de la procédure applicable.

Formes de la délibération – Dans les sociétés anonymes, la mise en place de garanties de retraite complémentaire suppose a minima une délibération de l’organe social compétent pour déterminer la rémunération du dirigeant (le conseil d’administration dans les sociétés anonymes monistes, le conseil de surveillance dans les sociétés de type dualiste).

à peine de nullité, cette délibéra-tion doit impérativement porter sur le montant et le principe du complément de retraite. La Cour de cassation veille à ce que l’organe compétent ne se dessaisisse pas de sa compétence au profit d’un organe plus confidentiel (comité des rémunérations, groupe d’admi-nistrateurs). En pratique, le projet soumis aux membres du conseil d’administration ou du directoire doit décrire de façon exhaustive les modalités d’attribution et le montant de l’avantage.

Dans un litige opposant la société Carrefour à l’un de ses anciens diri-geants, la chambre commerciale de la Cour de cassation a fait une application très rigoureuse de ce principe (Cass. soc., 10 novembre

2009, n° 08-70302). Elle considère que l’autorisation par le conseil d’administration d’un régime de retraite à prestations définies diffé-rentiel (le montant des prestations était calculé par référence aux douze derniers mois de salaire) ne peut intervenir qu’au moment où le conseil a connaissance du montant en valeur absolue du complément de retraite, à savoir « après la liqui-dation de son assiette constituée par le salaire brut fiscal ».

Cette solution ne manque pas de surprendre en ce qu’elle fait de la connaissance par le conseil d’admi-nistration du montant en valeur absolue du coût de l’avantage une condition de validité du complé-ment de retraite.

détermination de la procédure applicable – Le complément de retraite doit-il faire l’objet d’une autorisation simple du conseil d’administration ou du directoire ou doit-il être soumis à la procé-dure des conventions réglemen-tées impliquant notamment dans les sociétés anonymes, outre une délibération de l’organe exécutif, un rapport du commissaire aux comptes et un vote de l’assemblée générale ?

Pour la Cour de cassation, seules les garanties de retraite remplis-sant trois conditions cumulatives (contrepartie de services parti-culiers rendus à la société par le dirigeant pendant l’exercice de ses fonctions, montant de la retraite proportionné à ces services, absence de charge excessive pour la société) relèvent de la procédure simple (Cass. com., 3 mars 1987,

n° 84-15726). La réponse à ces trois questions est loin d’être évidente, surtout lorsque les garanties sont mises en place au début du mandat. Dans le doute, la soumis-sion de l’avantage à la procédure des conventions réglementées paraît prudente.En toute hypothèse, la mise en place d’un régime de retraite dont bénéficient, en leur qualité de salarié, des mandataires sociaux doit être soumise à la procédure des conventions réglementées (Cass. com., 14 janvier 1999, n° 93-41796).

En conclusion de ce point, on ne peut qu’être surpris par le hiatus entre l’extrême formalisme de la Cour de cassation et la pratique beaucoup plus souple des entre-prises. Certaines d’entre elles n’ont d’ailleurs mis en œuvre aucune procédure d’autorisation sans que cela pose le moindre problème aux intéressés, faute pour les autres dirigeants et actionnaires d’appré-hender cette problématique.

Sociétés cotées

Sous la pression de l’opinion publique, le législateur a renforcé les règles de délivrance d’élé-ments de rémunération différée des dirigeants de sociétés cotées (le terme société cotée n’est pas parfaitement exact dans la mesure où le législateur vise les sociétés «  dont les titres sont admis aux négociations sur un marché régle-menté  »). Cette réforme s’est déroulée en 3 temps.

information des actionnaires – La loi du 15 mai 2001 (dite NRE3)

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Décembre 2013 - N°20

Les retraites supplémentaires des dirigeants d’entreprise

LeS RetRaiteS d’eNtRePRiSe

a imposé que le rapport annuel présenté à l’assemblée générale des actionnaires rende «  compte de la rémunération totale et des avantages de toute nature versés, durant l’exercice, à chaque manda-taire social [et] indique également le montant des rémunérations et des avantages de toute nature que chacun de ces mandataires a reçu durant l’exercice de la part des sociétés contrôlées  » (C. com., art. L.225-102-1).

Avant l’adoption de cette loi, les actionnaires de la société pouvaient se voir refuser la communication d’information sur les éléments de rémunération des dirigeants même lorsque ceux-ci représentaient un passif important pour la société, tel un régime de type « article 39 » non provisionné.

Conventions réglementées – La loi du 26 juillet 2005 (dite Breton4) a soumis l’ensemble des engagements « correspondant à des éléments de rémunération, des indemnités ou des avantages dus ou susceptibles d’être dus à raison de la cessation ou du changement de ces fonctions » pris au profit de dirigeants de sociétés dont les titres sont admis aux négociations sur un marché réglementé à la procédure des conventions réglementées, qu’ils soient attribués au titre du contrat de travail ou d’un mandat social. Jugée trop souple pour certains éléments de rémunération, cette procédure a été renforcée par le législateur.

Conventions réglementées « renfor-cées » – La loi du 21 août 2007 (TEPA5) a soumis ces engagements à une procédure dite renforcée des conventions réglementées. Celle-ci implique notamment le respect de conditions de performance, de publicité et une résolution de l’assemblée générale pour chaque bénéficiaire. La méconnaissance partielle ou totale de cette procé-dure est sanctionnée par la nullité de l’engagement.

Tenant compte de la spécificité des régimes de retraite, le législateur a exclu du champ d’application de cette nouvelle procédure les « engagements de retraite à presta-tions définies répondant aux carac-téristiques des régimes mentionnés à l’article L. 137-11 du code de la sécurité sociale, ainsi que des enga-gements répondant aux caractéris-tiques des régimes collectifs et obli-gatoires de retraite et de prévoyance visés à l’article L. 242-1 du même code ». Ces engagements sont alors uniquement soumis à la procédure des conventions réglementées.

Cette exclusion de toute condition de performance fait sens notam-ment pour les régimes de retraite à cotisations définies en raison de leur mode d’acquisition progres-sif des droits et de leur caractère collectif.

Le traitement social du complé-ment de retraite dicte le choix de la procédure applicable. Le renvoi aux caractéristiques des régimes mentionnées à l’article L. 137-11 du

code de la sécurité sociale (régimes à prestations définies), et surtout à celles des régimes collectifs et obli-gatoires visés à l’article L. 242-1 du même code (régimes à cotisations définies) impose un respect scru-puleux des règles du droit de la sécurité sociale. La disqualification sociale d’un régime à la suite d’un contrôle URSSAF montrerait que la procédure d’autorisation suivie était erronée et entraînerait, de ce fait, la nullité de l’attribution de l’avantage consenti au dirigeant.

Recommandations aFeP-medeF – Dans leurs dernières recom-mandations sur la rémunération des dirigeants d’octobre 2008, l’AFEP et le MEDEF ont formulé des recommandations sur l’enca-drement des régimes de retraite supplémentaire.

Ces recommandations s’organisent autour de deux idées fortes dont l’objet est de «  normaliser  » les régimes de retraite à prestations définies. La première porte sur le caractère collectif des régimes  : «  le groupe des bénéficiaires doit être sensiblement plus large que les mandataires sociaux ».

La seconde a pour objet de corréler la prestation due au dirigeant à la durée de son activité au sein de la société. L’organe exécutif doit fixer des « conditions raisonnables d’ancienneté dans l’entreprise  ». Les organisations professionnelles mettent en garde contre les dérives des régimes différentiels. à cet égard les « droits potentiels ne

3. Loi n° 2002-420 relative aux nouvelles régulations économiques. 4. Du nom du ministre de l’économie, des finances et de l’industrie Thierry Breton. 5. Loi n° 2007-1223 en faveur du travail, de l’emploi et du pouvoir d’achat.

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La Lettre de l’Observatoire des Retraites Décembre 2013 - N°2018

Jean de CaLbiaC

Les retraites supplémentaires des dirigeants d’entreprise (suite...)

doivent représenter, chaque année, qu’un pourcentage limité de la rémunération fixe du bénéficiaire ». En outre, les prestations ne doivent pas être calculées sur la base de la dernière année mais sur une période de référence représentant plusieurs années d’exercice.

En d’autres termes, les prestations servies par les régimes de retraite supplémentaires doivent refléter l’activité exercée par le dirigeant et ne pas être un mode de prélève-ment indu de l’actif social.

Sanctions pénales

Enfin, certaines circonstances extrêmes entourant la mise en place d’un régime de retraite peuvent exposer le bénéficiaire et, le cas échéant, les autres dirigeants à l’engagement de leur responsabilité pénale.

Ainsi, la mise en place de garan-ties de retraite complémentaire d’un montant disproportionné aux capacités financières de la société peut être notamment constitutive d’un délit d’abus de biens sociaux.De même, la chambre criminelle de la Cour de cassation a récemment confirmé la condamnation de l’ancien dirigeant d’une société cotée qui était intervenu dans le processus de détermination de sa rémunération. (Cass. crim., 16 mai 2012, n° 11-85150).

En l’espèce, le conseil d’admi-nistration d’une société cotée avait, sur proposition de son président, modifié la composi-tion du comité des rémunérations qui avait refusé le déplafonne-

ment de la rémunération variable du dirigeant. Sur proposition du nouveau comité des rémunéra-tions, le conseil d’administration accepte la nouvelle formule de calcul de la rémunération de son président qui entraîne notamment une augmentation significative du montant de sa retraite calculée par référence à son salaire d’activité.

La Cour de cassation confirme la condamnation du dirigeant à une amende de 375 000 euros en estimant que ces faits sont constitutifs d’un abus de pouvoir.

Conclusion – Depuis une décennie, pas une année ne s’écoule sans que les différentes règles régissant la rémunération des dirigeants ne soient modifiées. élaborées en réaction à des scandales, ces lois émotionnelles se sont notamment attachées à renforcer les conditions d’attribution des éléments de rémunération des dirigeants et à alourdir leur traitement fiscal et social.

Ces interventions législatives successives n’ont visé que les diri-geants de sociétés cotées dont la rémunération attire l’attention de l’opinion publique et ne concernent donc, dans les faits, qu’une infime minorité de situations.

Les garanties de retraite de la grande majorité des dirigeants ne sont donc régies que par les très brèves dispositions de la loi du 24 juillet 1966. à cet égard, l’extrême formalisme de la Cour de cassation en la matière ne pose, dans la grande majorité des cas, que peu

de problèmes dans la mesure où cette problématique est peu appréhendée par les dirigeants et leurs actionnaires.

Contrats de retraite

Les entreprises peuvent souscrire auprès d’organismes assureurs trois types de contrats de retraite :

• Contrat de type « article 39 » du Code général des Impôts : l’engage-ment de l’employeur porte sur un niveau déterminé de prestations. Le financement de l’employeur bénéficie d’un traitement social spécifique lorsque le régime répond aux conditions mentionnées à l’article L.137-11 du Code de la sécurité sociale.

• Contrat de type « article 83 » du Code général des Impôts : l’engage-ment de l’employeur porte unique-ment sur le paiement d’une coti-sation à un organisme assureur. Le montant de la prestation n’est connu qu’au moment de la liquida-tion de la retraite du bénéficiaire. Le financement patronal est exclu de l’assiette des cotisations de sécurité sociale lorsque le régime répond aux conditions prévues aux articles L.242-1, D.242-1 et R.242-1-1 et suivants du Code de la sécurité sociale.

• Contrat de type « article 82 » du Code général des Impôts : il s’agit d’un contrat en sursalaire car le financement patronal est, à défaut de régime spécifique, soumis à cotisations de sécurité sociale et non déductible au titre de l’impôt sur le revenu.

Note de l’Observatoire des retraites

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marie maRtiNi

> LES RETRAITES D’ENTREPRISE

L’inconfort juridique des retraites professionnelles

Docteur en droit, Chargée de comptes chez Mercer

Sous la direction de Patrick Morvan, Marie Martini a consacré sa thèse de droit privé aux régimes de retraite d’entreprise, destinés à l’ensemble du personnel ou à une catégorie particulière de salariés. Elle met en lumière les difficultés résultant de l’absence d’un cadre juridique propre à ces dispositifs qui obligent l’employeur à combiner et concilier droit du travail et droit de l’assurance, pour bénéficier d’un régime favorable offert par le droit de la Sécurité sociale et de la fiscalité. Comme Vincent Roulet et Jean de Calbiac, elle constate l’ins-tabilité législative et en dénonce les conséquences néfastes.

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L’étude des régimes de retraite professionnelle implique pour le juriste de résoudre plusieurs difficultés. La première est induite par l’absence d’un corpus juridique propre à la matière et plus généralement à la protec-tion sociale. Pourtant, les relations créées par un régime de retraite professionnelle sont nombreuses. Elles reposent sur une triangulation juridique entre un employeur, un salarié et un organisme assureur (société d’assurance, organisme de prévoyance ou mutuelle).

des difficultés liées aux supports des retraites

professionnelles

Deux supports contractuels permet-tent de définir les droits et obliga-tions de chaque partie. Dans l’entre-prise, la mise en place de garanties

supplémentaires de retraite crée des droits et obligations à la charge de l’employeur et des salariés. à ce titre, le régime doit être formalisé par un acte relevant du droit du travail, instauré collectivement par la négociation collective ou le réfé-rendum ou unilatéralement par l’employeur. Pour couvrir ses enga-gements, l’employeur conclut avec un organisme assureur un contrat d’assurance.

Figures juridiques classiques, ces deux supports doivent néanmoins s’adapter à la spécificité de la relation qui se noue. L’utilisation de techniques juridiques issues d’autres branches du droit ne s’arrête pas là. Droit de la sécurité sociale, droit fiscal et même droit des affaires sont également sollicités. Toutefois, s’ils comblent des vides juridiques, ces emprunts

créent parfois d’autres difficultés. Il en va ainsi des modalités de vote pour la mise en place d’un régime par accord ratifié à la majorité des intéressés. La Cour de cassation a récemment écarté le recours aux principes généraux du droit élec-toral pour imposer la ratification par la majorité non pas des votants mais des inscrits, marquant une originalité du droit applicable à la protection sociale. L’utilisation des techniques travaillistes pour instaurer les régimes de retraite professionnelle dans l’entreprise, par renvoi à l’article L. 911-1 du Code de la sécurité sociale, en est un autre exemple. Alors que l’article L. 911-5 du même code prévoyait des dispositions parti-culières pour la modification de ces régimes, l’absence du décret annoncé a contraint la pratique et la jurispru-dence à combler cette absence.

La Lettre de l’Observatoire des Retraites Décembre 2013 - N°20

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marie maRtiNi

L’inconfort juridique des retraites professionnelles (suite...)

La seconde difficulté réside dans l’articulation nécessaire mais non légalement encadrée d’un support issu du droit du travail, instau-rant le régime dans l’entreprise, et d’un second support soumis au droit des assurances, permet-tant à l’employeur de couvrir ses engagements envers ses salariés. Ce lien implique que leurs conte-nus soient en permanence iden-tiques. Le risque est grand pour l’employeur en cas de divergence des stipulations contractuelles  : être tenu personnellement de ses engagements à l’égard de ses sala-riés. Les règles pour mettre fin aux supports en sont un exemple. Alors que le code du travail et la juris-prudence imposent aux parties le respect d’un délai de préavis pour dénoncer le support de droit du travail, le Code des assurances prescrit un délai de deux mois pour résilier un contrat d’assurance. La fin d’un régime nécessite ainsi la conciliation de ces deux délais, afin que l’employeur mette définitive-ment un terme à ses engagements à l’égard tant de ses salariés que de l’assureur.

Ces difficultés ne sont que des exemples. Elles permettent néan-moins de révéler l’absence d’un cadre légal sécurisé, nécessaire à l’épanouissement des régimes de retraite professionnelle. Bien plus, elles révèlent un manque d’approche cohérente du législa-teur quant à ces régimes dans le système français de retraite.

des difficultés liées à une législation instable

Certes, la loi semble apporter aux régimes de retraite profession-nelle une certaine promotion par l’octroi d’un traitement social et fiscal de faveur, lorsqu’ils sont mis en place dans un cadre collec-tif et obligatoire. Cependant, les évolutions législatives récentes ont progressivement rendu plus contraignant l’accès aux exonéra-tions sociales et fiscales tout en augmentant les taxations sur les régimes de retraite profession-nelle. Ainsi, les bénéficiaires des régimes de retraite à prestations définies sont désormais soumis à une contribution spécifique prévue à l’article L. 137-11-1 du Code de la sécurité sociale. De plus, bien qu’exonérées sous plafond de cotisations de Sécurité sociale, les contributions de l’employeur aux régimes de retraite profession-nelle sont désormais soumises au forfait social dont le taux est récemment passé de 8% à 20%. Ces modifications pèsent sur la prévi-sibilité recherchée tant par l’em-ployeur que pour le salarié. Pour ce dernier, elles portent atteinte à ses attentes quant au montant de sa pension de retraite, alors que pour le premier elles entraînent un surcoût financier. Le risque est de détourner l’épargne nécessaire pour constituer une pension de retraite vers des dispositifs plus attractifs par leur taxation et par leur plus courte durée d’épargne.

Les tergiversations législatives liées au caractère collectif et obligatoire devant être respecté par les

régimes de retraite professionnelle de type «  article 83  » sont égale-ment révélatrices de l’inconstance du législateur. Création de la juris-prudence fiscale visant à éviter l’at-tribution d’avantages individuels aux salariés ou dirigeants, cette exigence a été portée à l’article L. 242-1, alinéa 6 et suivants du Code de la sécurité sociale. Adap-tation en droit de la protection sociale de l’égalité de traitement chère à la Chambre sociale de la Cour de Cassation, le caractère collectif du régime n’implique pas une universalité de la couverture offerte mais autorise le recours à des catégories objectives de sala-riés. Ces dernières permettent à l’entreprise de couvrir une partie seulement de ses salariés, en raison de leurs besoins spécifiques, tels un taux de remplacement plus faible pour les cadres que pour les non cadres.

Toutefois, la circulaire prévue pour déterminer les contours de la notion de caractère collectif et obligatoire ayant été contestée, un décret fut prévu. Presque un an sera nécessaire pour son édiction ; la publication d’une circulaire inter-prétative est toujours attendue, bien que la fin du délai de mise en application des régimes soit fixée au 31 décembre 2013. Le décret du 9 janvier 2012 vient remettre en cause certaines définitions appor-tées par la circulaire, en excluant par exemple les cadres dirigeants des catégories objectives en droit social. Bien plus, il crée une distor-sion avec le droit fiscal puisque les dispositions de l’article 83 du Code général des impôts ainsi que

La Lettre de l’Observatoire des Retraites Décembre 2013 - N°20

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L’inconfort juridique des retraites professionnelles

la circulaire de 2005 admettant les cadres dirigeants sont restés inchangées. Le décret met un arrêt à la volonté recherchée par la loi Fillon de 2003 d’unifier le régime social et fiscal applicable à ces régimes.

Ces fluctuations légales créent un risque de redressement pour l’employeur. Bien plus, elles ne se concilient pas avec la constitution d’une pension de retraite qui, par nature, se fait sur une longue période. Pire, elles peuvent dissuader l’employeur de mettre en place ces régimes de retraites professionnelles, interdisant à ces dernières de tenir leur place dans le système français de retraite.

du dépassement des difficultés

Face à la baisse progressive du taux de remplacement des régimes légaux et complémen-taire et à la difficulté éprouvée par les différents gouvernements de les réformer afin de garantir leur pérennité, d’autres voies addi-tionnelles de constitution d’une pension de retraite adéquate doivent être trouvées. Le recours aux régimes de retraite s’édifiant dans un cadre professionnel en est un, à côté d’une incitation à l’épargne individuelle. L’opposition entre capitalisation et répartition doit être définitivement dépassée, les deux techniques présentant des avantages et inconvénients. Leur conciliation permettrait aux

pensions de retraite de reposer tant sur les régimes de retraite légaux et conventionnels que sur un pilier professionnel et même, suivant le modèle proposé par l’Union européenne, un pilier fondé sur l’épargne individuelle. La sécurisation des régimes de retraite professionnelle est ainsi l’un des moyens d’assurer une pérennisation du système français de retraite. Elle nécessite un cadre législatif stable et renouvelé qui ne peut aller sans une volonté poli-tique de promotion de ces régimes. Les récentes annonces gouver-nementales visant à remettre en cause les avantages fiscaux sur les régimes de prévoyance ne vont pas en ce sens.

LeS RetRaiteS d’eNtRePRiSe

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quentin GuibeRt et Frédéric PLaNCHet

> LES RETRAITES D’ENTREPRISE

Quels sont les risques associés à un régime de retraite ?

La Lettre de l’Observatoire des Retraites Décembre 2013 - N°20

Quentin Guibert est doctorant au sein du laboratoire de Sciences Actuarielle et Financière (ISFA) et Frédéric Planchet est professeur à l’ISFA et associé au sein du cabinet PRIM’ACT.

Frédéric Planchet1 avait réalisé en 2006 une thèse remarquée sur le « Pilotage technique d’un régime de rentes viagères ». Quentin Guibert2 a consacré son mémoire d’actuariat à l’« Analyse de la solvabilité d’un régime de retraite supplémentaire ». Ils réunissent ici leurs talents pour présenter les risques propres aux régimes de retraite en capitalisation.

La réforme des retraites de 2010 a été l’occasion de nombreux discours sur le thème des retraites et se poser aujourd’hui la question des risques associés à un régime de retraite peut surprendre. Cette interrogation est néanmoins centrale dès lors que la mesure de l’équilibre d’un régime et le pilo-tage de sa gestion à long terme sont en jeu. Entreprendre cette analyse se révèle en effet essentiel à l’évaluation des engagements futurs du régime, étape nécessaire à toute décision de gestion, dans un contexte économique, financier et démographique en constante évolution.

quelle typologie pour les régimes de retraite ?

L’analyse des risques d’une opération de retraite ne se pose toutefois pas dans les mêmes termes pour les différents régimes. Plus préci-sément, il est pertinent de distin-guer ici deux types de régimes de retraite. D’un côté, les régimes obligatoires à large échelle (typi-quement le régime de base et les régimes complémentaires obliga-toires dans le cas français) et de l’autre les régimes de périmètre restreint, souvent à adhésion facul-tative (typiquement les régimes supplémentaires de retraite, qu’ils soient souscrits dans le cadre collectif ou individuel).

Les régimes du premier type sont principalement soumis à des risques d’ordre économique (crois-sance de l’économie, niveau du chômage…) et démographique (répartition de la population, dérive de longévité…). L’analyse de tels régimes s’inscrit aujourd’hui dans une problématique de partage de la richesse créée entre les actifs et les retraités, et ce indépendamment du choix entre répartition et capitalisation pour le mode de gestion du régime. à ce titre, on peut relever que certains économistes (cf. GADREY 2010) proposent de considérer la ques-tion du financement des régimes de retraite dans une perspective plus large de transfert de richesse entre les actifs et les inactifs dans

1. Issu de l’école Nationale de la Statistique et de l’Administration économique (ENSAE). 2. Issu de l’Institut de Science Financière et d’Assurances (ISFA).

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Décembre 2013 - N°20

Quels sont les risques associés à un régime de retraite ?

LeS RetRaiteS d’eNtRePRiSe

leur ensemble (retraités, mais aussi chômeurs, enfants et étudiants). Au surplus, si l’assurance vieillesse était à l’origine une assurance, directement associée à l’assurance invalidité, l’âge étant perçu comme l’un des états empêchant de pouvoir exercer une activité professionnelle pour pourvoir à ses besoins, l’augmentation de l’espérance de vie a conduit à un changement majeur dans la perception de ce qu’est la retraite (cf. EWALD 1986) pour devenir aujourd’hui un système de redistribution de revenus.

L’analyse des dispositifs de redistri-bution de la richesse s’appuie sur des choix politiques et sociaux qui dépassent le cadre de notre propos, aussi nous restreindrons-nous au cas des régimes du second type. Ces régimes sont toujours gérés dans une logique d’assurance, en capitalisation. Ils supportent des risques principalement financiers et démographiques.

La logique de gestion en capitali-sation permet de se limiter à une analyse en «groupe fermé» du régime, c’est-à-dire en ne considérant que les rentiers en cours et poten-tiels à la date de l’évaluation. En première analyse, on constate que le régime fait face à deux types de risques principaux directement associés à la nature d’une presta-tion de retraite dans un régime géré en capitalisation :

• l’incertitude sur le rendement de son actif (et donc sur la valeur patrimoniale de ce dernier dans une logique de comptabilisation des actifs en valeur de marché) ;

• l’incertitude sur la durée de service des prestations, et donc sur la durée de vie des participants.

Ces risques de base devront égale-ment être complétés des risques associés à toute activité écono-mique, liés aux relations avec les tiers (risques dits de contrepartie) et au fonctionnement de la struc-ture qui porte le risque (risques opérationnels).

On s’attache dans la suite de cet article à détailler ces différents éléments. On choisit pour cela de s’appuyer sur la grille d’analyse proposée par le cadre réglemen-taire Solvabilité 2 (voir encadré), qui s’imposera aux assureurs à compter du 1er janvier 2016. Ce cadre conduit, à la lumière des dernières préconisations régle-mentaires (cf. CEIOPS3 2010), à analyser ces risques à travers la classification suivante :

• le risque de marché, provenant de l’incertitude associée à la valeur et aux rendements des actifs financiers ;

• le risque de souscription, prove-nant de l’incertitude liée à la mesure des engagements pris par l’assureur ;

• le risque de contrepartie, lié au défaut potentiel des contreparties (principalement les réassureurs) ;

• le risque opérationnel4 compre-nant l’ensemble des risques associés aux procédures de gestion interne et aux conséquences d’un dysfonctionnement à ce niveau.

La mesure des risques portés s’effectue en pratique en deux temps : on détermine tout d’abord des provisions, qui représentent la contrepartie en capital des enga-gements pris par le régime5. Les provisions reviennent principale-ment aux adhérents du régime. On évalue ensuite le montant de fonds propres qu’il convient d’immobili-ser pour faire face à des situations adverses en termes de sinistralité et dans lesquelles les provisions s’avéreraient insuffisantes. Les calculs des provisions d’une part, et du niveau minimum de fonds propres requis d’autre part, relèvent de logiques différentes, que nous détaillons ci-après.

Comment comptabiliser les engagements d’un régime ?

La logique de provisionnement des engagements de l’assureur donne lieu à une évaluation actua-rielle, correspondant à la valeur en moyenne à la date de l’inven-taire des flux futurs de prestations compte tenu de leur probabilité de versement et de l’effet de l’ac-tualisation financière, et conduit à mettre des actifs financiers en

3. Le CEIOPS est le Comité européen des contrôleurs de l’assurance et des retraites professionnelles devenu l’EIOPA, European Insurance and Occupational Pension Authority, l’Autorité européenne de contrôle de l’assurance et des retraites professionnelles. 4. Cf. KARAM et PLANCHET [2011] pour une présentation détaillée de ce risque, qui ne sera pas développée par la suite. 5. Sur cette notion, voir PLANCHET et WINTER [2006].

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quentin GuibeRt et Frédéric PLaNCHet

Quels sont les risques associés à un régime de retraite ? (suite...)

représentation des engagements.

Dans le dispositif comptable actuel, la mise en application de ces prin-cipes conduit à évaluer des enga-gements sur des bases techniques prudentes, incorporant des marges pour risque implicites, et à compta-biliser les actifs sur une base histo-rique ayant pour conséquence une appréciation non immédiate du risque. Sous Solvabilité 2, l’omni-présence de la valeur de marché dans les méthodes d’évaluation et le recours à des hypothèses aussi réalistes que possible pour quanti-fier la survenance des évènements futurs et le comportement des assurés ont pour objectif d’amé-liorer la vision du risque à une date donnée6. Cette évaluation réaliste (best estimate) requiert la projec-tion de l’ensemble des flux finan-ciers associés au régime de retraite jusqu’à épuisement de la popula-tion des adhérents, qu’ils soient retraités ou cotisants.

La mesure des interactions actif/passif comme la distribution de participation aux bénéfices ou de mécanisme de revalorisation indi-cielle (cf. par exemple JOUAHRI et PLANCHET 2008 pour plus de préci-sions sur ces mécanismes indis-pensables dans un contexte de retraite) couramment utilisée dans les régimes supplémentaires est également nécessaire à une vision best estimate d’un engagement de retraite.

Par ailleurs, on peut noter que Solvabilité 2 définit les provisions techniques d’un assureur, lorsque l’engagement n’est pas réplicable7, comme la somme des engage-ments valorisés selon les principes décrits ci-dessus et d’une marge pour risque (risk margin) corres-pondant au montant supplémen-taire que doit verser un assureur à un cessionnaire pour que ce dernier puisse supporter le coût d’immobi-lisation du capital réglementaire associé aux risques découlant de l’engagement cédé.

quels sont les risques sous-jacents ? La détermination des

fonds propres.

La valorisation des engagements d’un régime et des actifs de couver-ture permet, compte tenu de l’in-formation disponible à une date donnée, d’apprécier en moyenne l’équilibre du régime. Cependant, cette seule évaluation est insuffi-sante pour effectuer une gestion saine du régime puisqu’elle ignore la réalisation de scénarios finan-ciers et démographiques suscep-tibles de venir modifier cet équi-libre. Ainsi, il convient de décrire avec précision les risques auxquels est exposé le régime afin de les quantifier et de bâtir des straté-gies adaptées en termes d’allo-cation d’actifs et de politique de souscription. La mise en œuvre d’une démarche probabiliste pour réaliser ces études permet ainsi de quantifier la pertinence de ces stra-

tégies à un niveau de risque donné.

De plus, l’assureur se doit de mesurer si le niveau de fonds propres immo-bilisés permet de garantir le paie-ment de ces engagements avec un fort degré de confiance (cf. par exemple GUIBERT et al. 2010 sur ce sujet). En d’autres termes, il s’agit de déterminer le montant mini-mal de capital à détenir au-delà des provisions techniques permet-tant d’éviter une situation de ruine économique à court terme, notam-ment en présence d’évènements défavorables de grande ampleur. Concernant ce point, nous suivons la logique de Solvabilité 2 qui définit une telle exigence de fonds propres (SCR8) correspondant à un seuil minimal permettant de limi-ter avec un niveau de probabilité de 0,5 % la faillite de l’assureur à hori-zon un an, ce qui revient à limiter la fréquence de ruine à une toute les deux siècles. Si cette exigence peut apparaître très contraignante, elle n’en est pas moins difficile à interpréter (cf. PLANCHET et LEROY 2010) puisque le respect du niveau de probabilité exige d’avoir une connaissance fine des risques à considérer.

Dans ce contexte, le respect de cette contrainte capitalistique s’apprécie en analysant l’impact conjoint de chaque risque sur la situation nette de l’assureur, ce qui en pratique s’effectue en évaluant préalablement l’effet marginal de chacun d’eux. Nous nous attardons

La Lettre de l’Observatoire des Retraites Décembre 2013 - N°20

6. Voir par exemple les points V.1.4., TP.2.2. et TP.2.4. de CEIOPS [2010] pour plus de précisions sur ces notions. Un point de vue critique très documenté est proposé dans WALTER (dir.) [2010]. 7. « Répliquer » un passif d’assurance est la capacité à construire un portefeuille d’actifs dont les flux sont identiques à ceux du portefeuille d’assurance. Lorsque l’engagement est réplicable sur un marché suffisamment liquide, profond et transparent, la valorisation retenue doit correspondre à son prix de marché. Cette notion est en pratique très théorique. 8. SCR : Solvency Capital Requirement, le capital nécessaire pour rester solvable en cas de choc majeur.

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Décembre 2013 - N°20

Quels sont les risques associés à un régime de retraite ?

plus spécifiquement sur les risques de marché et de longévité pour comprendre leurs impacts sur les systèmes de retraite.

Les risques financiers, composante majeure des

risques portés par le régime...

Concernant les risques financiers, l’analyse de l’adéquation actif / passif passe par la mesure de l’incer-titude sur les taux d’intérêt. En effet, cette dernière induit des déséquilibres potentiels qui s’accroissent avec le temps entre la couverture financière mise en œuvre et les engagements pris. De ce point de vue, une bonne maîtrise de ce risque, et donc de l’exigence en capital générée, dépend de la qualité de l’allocation stratégique d’actifs et de sa capacité à fournir un adossement de bonne qualité des flux futurs de passif. Néan-moins, sa construction est un exer-cice délicat lorsque l’horizon de projection est long comme pour un régime de retraite, ce qui suggère d’être attentif à ce point (cf. PIERRE 2010 pour une illustration de ces problématiques). En effet, l’insuf-fisance sur les marchés de titres de très long terme conduit en pratique à une duration de l’actif sensiblement plus courte que celle du passif (dans un rapport de un à deux pour le cas d’un régime de retraite).

D’autre part, les risques action, immobilier, de signature ou encore de devise influent fortement, du fait de leur forte volatilité, sur l’équilibre du régime en modifiant à la fois la valeur de marché des

actifs et celles des passifs à travers les mécanismes de participations aux résultats. Puisque l’amplitude des rendements des titres suppor-tant ces risques est importante, les effets peuvent se faire ressentir significativement à court terme et perturber le bon fonctionne-ment du régime. Par conséquent, ces risques doivent faire l’objet d’un examen approfondi afin de déterminer l’exposition optimale en termes de rendement tout en conservant le contrôle de la probabilité de ruine à un an (cf. PLANCHET et THEROND 2007). En outre, l’analyse entreprise ne peut ignorer la dépendance entre les classes d’actifs. Ce point peut rapidement représenter un défi technique complexe puisque les corrélations entre ces actifs finan-ciers sont encore mal mesurées, d’autant qu’elles présentent un caractère dynamique.

...avec les engagements pris envers les assurés

Concernant les engagements du régime, les participants perçoivent une rente viagère, à partir de leur départ en retraite, dont le coût est évalué en considérant une hypo-thèse sur la survie des rentiers. Le choix d’une hypothèse biomé-trique réaliste sous-entend égale-ment un risque d’erreur quant à la réalisation de cette hypothèse dans le futur et dont la résultante est un décalage systématique de la valeur des provisions techniques. Sur le long terme, la survie d’un groupe de rentiers est difficile à appré-cier puisque leur espérance de vie évolue, généralement à la hausse,

selon une certaine tendance appe-lée dérive de longévité. Cette dérive est significative : on estime à envi-ron un trimestre par an le gain d’es-pérance de vie à la naissance en France sur les soixante dernières années. En pratique, ceci signifie que la mortalité future des rentiers est déterminée par leur génération (année de naissance). L’estimation de la dérive repose sur l’extrapola-tion des tendances passées ce qui comporte un risque d’estimation touchant l’ensemble de la popula-tion étudiée et dont les principaux déterminants sont associés à :• la qualité de l’estimation réalisée, déterminée par le choix du modèle sous-jacent, la qualité des données et le jugement de l’expert (cf. KAMEGA et PLANCHET 2011 pour une présentation sur l’estimation de cette source d’aléa) ;• des phénomènes exogènes non prévisibles a priori comme par exemple, les progrès de la méde-cine ou l’évolution des conditions sanitaires ;• l’impact d’évènements excep-tionnels et imprévisibles comme les pandémies ou les situations catastrophiques produisant des chocs brutaux sur la structure de mortalité (cf. GUETTE 2010 ou PLANCHET 2013 pour une évalua-tion de la surmortalité due à une pandémie).

L’aléa ainsi associé à la durée de survie des rentiers constitue une source d’incertitude spécifique à un régime de retraite et qui génère une exigence en capital significa-tive. Le contrôle de la probabilité de ruine impose donc un suivi régulier de la mortalité du portefeuille par

LeS RetRaiteS d’eNtRePRiSe

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quentin GuibeRt et Frédéric PLaNCHet

Quels sont les risques associés à un régime de retraite ? (suite...)

La Lettre de l’Observatoire des Retraites Décembre 2013 - N°20

rapport à l’hypothèse retenue.

Au global, les régimes de retraite gérés en capitalisation par des assureurs sont soumis majoritaire-ment à un risque de nature finan-cière, qui représente les trois quarts environ du niveau minimal des fonds propres requis par la future réglementation prudentielle. Vient ensuite le risque directement asso-cié aux engagements pris envers les assurés. Le dispositif Solvabilité 2 fournit un cadre structuré d’ana-lyse et de mesure de ces risques qui a le mérite d’expliciter la structure des risques sous-jacente, ce que le dispositif actuel ne réalise que très imparfaitement. Le pilotage technique des contrats de retraite devrait donc gagner en finesse et en efficacité à l’avenir.

annexe : le dispositif Solvabilité 2

Le dispositif prudentiel Solvabilité 2, qui devrait être applicable aux organismes assureurs à comp-ter du 01/01/2016, est le fruit d’une réforme réglementaire européenne et dont les aspects quantitatifs sont régis par deux principes majeurs :• l’évaluation «économique» des actifs et des passifs, selon des logiques proches de celles préva-lant dans le cadre de l’élaboration des normes comptables interna-tionales d’information financière IFRS ;• un montant minimal de fonds propres à détenir déterminé de sorte que la probabilité de ruine à l’horizon d’un an soit au plus égale à 0,5 %.

Le calcul explicite de cette exigence est décrit dans le cadre d’un «modèle standard» qui précise les différentes catégories de risques portés par l’organisme d’assurance et propose une règle de calcul par défaut.

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david Le bRiS

> LES RETRAITES D’ENTREPRISE

De la performance des placements sur le long terme

Professeur-assistant à l’école de management de Bordeaux

Juriste, économiste et historien, David Le Bris a réalisé un travail de bénédictin en collectant dans les archives de la Bibliothèque nationale environ 200 000 valeurs pour reconstituer un indice de la Bourse de Paris depuis 1854, équivalent du CAC 40 créé en 1988. Sous la direction de Georges Gallais-Hamonno, sa thèse1, récompensée par le prix 2012 de l’Observatoire des Retraites, tire les enseignements économiques de cette exploration historique. à rebours des analyses habituellement appuyées sur l’exemple américain et sur les trois dernières décennies, il montre ici la faible rentabilité sur longue période de la bourse française et son influence sur le glissement du système de retraite française vers un financement presque entièrement en répartition.

27

à son tour, le président Hollande se voit contraint d’engager une « réfor me des retraites ». Les évolutions démographiques et l’ampleur structurelle de l’inactivité en France imposent de modifier une nouvelle fois les paramètres d’un système de retraite voué aux déficits. Au lieu d’un énième rafistolage, il serait bienvenu d’engager une véritable réforme du fonctionnement des systèmes de retraite français. L’édification d’un régime pérenne est indispen-sable pour offrir aux français une visibilité sur l’avenir de cette assu-rance sociale. Elle permettrait de sortir d’une incertitude coûteuse économiquement car contraignant les choix de chacun.

Doit être envisagée dans le cadre d’une telle réforme une probléma-

tique aujourd’hui disparue des débats : la retraite par capitali-sation. Le choix d’épargner une partie des cotisations au lieu de les distribuer immédiatement ne présuppose pas du type d’orga-nisation du système de retraite. Une retraite par capitalisation peut trouver sa place sous forme obligatoire ou libre, collectivisée ou individuelle. Mais pour pouvoir engager un débat productif, il est indispensable de disposer d’esti-mations solides des rentabilités que l’on peut attendre d’un placement financier. L’avenir est par nature imprévisible et c’est le passé qui fournit le moins mauvais des pronostics. Mais il convient de faire attention à ne pas étudier n’importe quel passé.

quel passé observer ?

Pendant trop longtemps, les mesures de performance de long terme des actifs financiers ont été biaisées temporellement et/ou géographiquement. Le biais tempo-rel consiste à ne regarder que le passé le plus récent. Or, ce dernier n’est pas représentatif. Les marchés ont connu une période exception-nelle depuis 30 ans. Au début des années 1980, les taux d’intérêt sont supérieurs à 17 %, un niveau inédit en France depuis la Révolu-tion. à l’opposé, ils sont aujourd’hui à un record historique de faiblesse. Entre temps, cette baisse des taux a fait monter de manière tout aussi inédite l’ensemble des prix des actifs (actions, obligations et immobilier). Cette situation n’a

La Lettre de l’Observatoire des Retraites Décembre 2013 - N°20

1. « Les actions françaises depuis 1854 : analyses et découvertes », Université d’Orleans.

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david Le bRiS

De la performance des placements sur le long terme (suite...)

aucune chance de se reproduire demain. L’autre biais souvent commis est de prendre comme références les performances obser-vées aux états-Unis. Le marché financier américain est le plus étudié et le premier pour lequel des données de long terme ont été reconstituées. Le mouvement a été lancé dès les années 1930 avec la création de la commission Cowles chargée de comprendre l’origine de la crise. Mais observer le marché américain induit un biais car c’est celui du pays qui a connu l’histoire économique la plus favo-rable. Il n’y a aucune chance que les performances observées hier aux états-Unis se reproduisent demain en France ou en moyenne dans le monde.

Nous ne pouvons pas anticiper l’avenir de l’économie française et encore moins ce que rapporteront les placements financiers. Mais les performances passées sont les moins mauvaises des prévisions pour un pays comme la France. étudier le marché français reflète la performance d’un pays qui a connu une histoire plus chaotique que celle des états-Unis sans être catastrophique. La France n’a pas subi les affres du bolchévisme (les actionnaires russes ont tout perdu) mais le XXème siècle ne fut pas non plus son siècle d’or. Solliciter le passé est un exercice exigeant. C’est un patient travail de collecte de données qui m’a permis de mesurer ce qu’a été la performance des actions françaises en recons-tituant un CAC 40 historique.

Concrètement, en début de chaque année, le cours et le nombre de titres sont relevés pour l’ensemble des entreprises françaises cotées. Ces indications permettent de calculer leurs capitalisations boursières respectives pour rete-nir les quarante premières qui constitueront le CAC 40 de l’an-née concernée. Les cours de ces entreprises sont ensuite relevés mensuellement. L’année suivante, l’opération est renouvelée, modi-fiant la composition de l’indice. La mesure de la performance d’un placement en emprunt d’état est plus aisée car il suffit de prendre un titre représentatif. La référence actuelle est l’OAT sur 10 ans mais pendant longtemps c’était la rente perpétuelle 3 %.

La Lettre de l’Observatoire des Retraites Décembre 2013 - N°20

Graphique 1. taux des emprunts à long terme de l’état français

1%

3%

5%

7%

9%

11%

13%

15%

17%

1752

1758

1764

1769

1775

1781

1787

1793

1799

1804

1810

1816

1822

1828

1834

1839

1845

1851

1857

1863

1869

1874

1880

1886

1892

1898

1904

1909

1915

1921

1927

1933

1939

1944

1950

1956

1962

1968

1974

1979

1985

1991

1997

2003

2009

Taux des emprunts à long terme de l'Etat français

1771

1871

1829

1848

1831

1814

1762

1791

1945

1937

19301897

1925

2013

1990

1986

1981

1974

1881

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De la performance des placements sur le long terme

que nous dit le passé ?

Les performances de long terme observées en France sont bien infé-rieures à celles des états-Unis et à celle des années les plus récentes. En France, entre janvier 1854 et décembre 2008, pour les actions, la rentabilité totale (variation de prix + taux de dividende) réelle (inflation déduite) est de 2,97 % (1,08 % en moyenne géométrique) mais elle monte à 5,35 % (3,82 % en moyenne géométrique) en dehors des deux guerres mondiales. Aux états-Unis, elle est de 8,3 % par an (6,7 % par an en moyenne géométrique).

La faiblesse de la performance française est en grande partie due aux deux guerres mondiales particulièrement destructrices pour l’économie nationale. Utiliser, comme indication du futur, les rentabilités affectées par ces deux guerres revient implicitement à anticiper que ce genre de dégâts se reproduise à l’avenir. L’hypothèse inverse est également acceptable. La rentabilité des actions hors

période de guerre mondiale est donc aussi pertinente. Dans les deux cas, les années d’immédiat après-guerre connaissent une forte inflation qui est une consé-quence directe du conflit. Même en dehors des périodes de guerre, les actions françaises offrent une rentabilité nettement inférieure à celle observée aux états-Unis. Sur le marché français, la prime de risque par rapport aux emprunts d’état est faible puisque ces derniers rapportent seulement un demi-point de moins. Détenir de l’or permet de maintenir le pouvoir d’achat sur la durée mais au prix d’une forte volatilité.

Frais et instabilité de ces performances

Ces taux sont ceux observés avant toute fiscalité ou frais de gestion. Qu’une retraite par capitalisation soit individuelle ou collective, l’im-pact des coûts de gestion est déter-minant pour la performance finale. Lorsque l’épargne n’est pas gérée en direct, un intermédiaire finan-cier doit être rémunéré pour ses services. La moyenne géométrique

de la rentabilité nominale totale des actions françaises observée depuis 1854 est de 6,26 %. Placer pendant trente ans 100 à ce taux procure 620 à l’épargnant. Des frais de gestion de 1 % du capital par an limitent l’accumulation finale à 465. Et c’est seulement 261 avec 3 % de frais annuels.

La performance des titres est instable dans le temps. Afin de matérialiser l’instabilité des perfor -mances offertes par les actions et les emprunts d’état, le graphique 2 montre chaque mois la perfor-mance moyenne sur les dix années précédentes. La stabilité monétaire d’avant 1914 assure aux actions une rentabilité réelle proche de 5 % à toutes les périodes depuis 1854. La rentabilité des actions se maintient en dépit d’une coûteuse défaite en 1870 (l’indemnité de 5 milliards versée à la Prusse repré-sente 25 % du PIB) et de la profonde dépression économique de la fin du siècle. Le contexte change radi-calement après 1914. Les effets des deux guerres mondiales sont évidents. Ils sont à peine interrom-pus par les quelques fastueuses

LeS RetRaiteS d’eNtRePRiSe

tableau 1, Performances moyennes des différents actifs et impact des deux guerres mondiales

Cac 40 Emprunts de l’état français Or Monétaire Inflation

Taux de

dividende

Variation anuelle de cours

Rentabi-lité totale nominale

Rentabi-lité totale

réelle

Taux de coupon

Variation annuelle de cours

Rentabi-lité totale nominale

Rentabi-lité totale

réelle

Variation anuelle de cours

Rentabi-lité totale

réelle

Taux d’intérêt

Rentabi-lité totale

réelle

De janvier 1854 à décembre 2008 sans les guerres mondiales (1914-1922 et 1939-1950)

Moyenne arithmétique 3,99 % 4,06 % 8,05 % 5,35 % 5,39 % 1,33 % 6,72 % 4,16 % 3,71 % 0,88 % 4,53 % 1,94 % 2,79 %

Moyenne géométrique

2,53 % 6,54 % 3,82 % 0,78 % 6,14 % 3,43 % 2,82 % 0,05 % 4,49 % 1,82 %

écart type 1,31 % 18,51 % 18,65 % 18,35 % 2,61 % 10,52 % 11,22 % 12,20 % 15,66 % 12,94 % 2,98 % 4,78 % 5,41 %

De janvier 1854 à décembre 2008

Moyenne arithmétique

3,83 % 4,06 % 7,88 % 2,97 % 5,21 % 0,68 % 5,89 % 1,27 % 7,52 % 1,94 % 4,36 % - 0,40 % 5,63 %

Moyenne géométrique

2,42 % 6,26 % 1,08 % 0,13 % 5,31 % 0,18 % 5,25 % -0,01 % 4,33 % -0,80 %

écart type 1,39 % 19,16 % 19,36 % 19,75 % 2,75 % 10,52 % 11,21 % 14,34 % 30,12 % 24,66 % 2,86 % 8,49 % 10,45 %

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david Le bRiS

De la performance des placements sur le long terme (suite...)

années de la fin de la décennie 1920. En revanche, depuis 1983, le placement en actions offre une rentabilité réelle d’un niveau inconnu dans l’histoire avec plus de 12 % en moyenne. Entre 1914 et 1983, les emprunts d’état n’offrent que de brèves périodes de rentabilité positive. Au XXème siècle, l’épargnant devait donc s’attendre à l’inattendu.

La retraite par répartition résulte de cette histoire

financière

L’actuel système de retraite est un produit de cette histoire financière. Il est mis en place au lendemain de la Seconde Guerre mondiale car l’épargne accumulée par les français en vue de leur retraite

a presque totalement disparu. Avant la guerre, les Français ont l’habitude de détenir des valeurs mobilières en direct. Le nombre de porteurs n’est précisément connu qu’à quelques occasions spécifiques. 826 664 Français sous-crivent à l’emprunt de Libération du territoire (dit Thiers) de 1872, soit 8,5 % des ménages. Créé le 10 septembre 1918, l’Office des Biens et Intérêts Privés recense 1,6 millions détenteurs indivi-duels de titres russes, soit 14 % des ménages. En 1908, 1,7 millions de français détiennent des obligations de chemin de fer et 305 000 des actions. En 1945, lors des nationa-lisations des entreprises de gaz et d’électricité, 975 000 actionnaires sont indemnisés, soit 8 % des ménages.

Le changement de système inter-venu après guerre est parfaite-ment décrit par l’éditorialiste de la Vie Française, René Sédillot, le 4 août 1945, « Les rentiers ne sont pas seulement les victimes de notre siècle. Ils y semblent anachroniques : quel est cet étrange animal qui prend la peine d’épar-gner pour ses vieux jours ? C’est désormais la société qui épargne au nom de ses membres. » La retraite par répartition n’est toutefois pas une épargne et le système mis en place il y a soixante ans subit à son tour un choc.

Répartir l’ensemble des risques

L’histoire financière française montre que les performances de l’épargne ne sont pas indépendantes des

La Lettre de l’Observatoire des Retraites Décembre 2013 - N°20

Graphique 2, rentabilité totale réelle (moyenne arithmétique glissante sur 10 ans) des actions et emprunts d’état

1855

1859

1863

1866

1870

1874

1877

1881

1885

1888

1892

1896

1899

1903

1907

1910

1914

1918

1921

1925

1929

1932

1936

1940

1943

1947

1951

1954

1958

1962

1965

1969

1973

1976

1980

1984

1987

1991

1995

1998

2002

2006

____

Moyenne arithmétique de la rentabilité totale réelle des actions françaises, fenêtre glissante de 10 ans____

Moyenne arithmétique de la rentabilité totale réelle des emprunts d’état français, fenêtre glissante de 10 ans

Prime de risque sur la décennie précédente

20 %

15 %

10 %

5 %

0 %

- 5 %

- 10 %

- 15 %

-20 %

- 25 %

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Décembre 2013 - N°20

De la performance des placements sur le long terme

politiques mises en œuvre. Ces performances sont sensibles au «  risque politique  ». Si les actions offrent une rémunération élevée dans les périodes politiquement favorables (avant 1914 et depuis 1983), elles ne peuvent pas protéger contre les décisions politiques négatives (monétisation de la dette, taxation, nationalisa-tions, contrôle des prix). Le meil-leur rempart de l’épargne contre toute indélicatesse publique est qu’elle soit largement répartie parmi les électeurs. Plus les élec-teurs sont nombreux à détenir des titres, moins une politique hostile à l’épargne a de chance d’être mise en oeuvre. C’est le constat de Jacques Bainville en 1919, «  Sept millions de personnes ont souscrit à l’emprunt 4 % de 1918, cela fait qu’environ quatre famille françaises sur cinq sont intéressées,

par le fait de ce seul emprunt, à la tranquillité publique et à la solva-bilité de l’état. » Les Français sont aujourd’hui encore largement détenteurs d’emprunts d’état. Mais ils le sont par l’intermédiaire de complexes contrats d’assurance vie diluant la conscience que la valeur de leur épargne dépend du crédit de l’état. Mais quel que soit l’avenir, le risque politique exis-tera toujours. La meilleure réponse consiste à diversifier les risques.

La science financière moderne ne dit pas autre chose que le vieux dicton  : ne pas mettre tous ses œufs dans le même panier. C’est vrai pour le portefeuille d’un épar-gnant qui doit diversifier entre les types d’actifs (actions, obligations, immobilier, métal précieux…) mais aussi diversifier selon les pays afin de tirer profit des différences de

croissance et répartir les risques politiques. Mais c’est également vrai pour les autres types d’actifs et notamment les droits du régime de retraite par répartition. La retraite par répartition permet de diver-sifier le risque en le répartissant sur plusieurs générations. Un système de retraite repensé devrait permettre à chacun de diversifier au maximum et ainsi de combiner retraite par répartition et retraite par capitalisation. Non parce que les placements financiers peuvent offrir des rentabilités mirifiques, mais simplement parce qu’ils permettent de mieux répartir l’en-semble des risques. La nécessaire refondation du système de retraite tirera profit des mesures de renta-bilités des actifs ici fournies.

LeS RetRaiteS d’eNtRePRiSe

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mylène FaVRe-beGuet et Norbert GautRON

> LA DéPENDANCE

Frais de soins de santé des retraités : enjeux financiers et perspectives

La Lettre de l’Observatoire des Retraites Décembre 2013 - N°20

Associés, Cabinet Galea & Associés

Membre du jury du Prix de l’Observatoire des Retraites, Norbert Gautron, actuaire, enseigne l’actuariat et la retraite à l’ENSAE. Fondateur de Galea et associés, cabinet d’actuaires conseils en gestion des risques et suivi des régimes de protection sociale au service tant des assureurs que des entreprises, il traite ici, avec Mylène Favre- Béguet, associée, des frais de santé des retraités, un aspect peu évoqué, bien que majeur, tant pour le niveau de vie des retraités que pour l’équilibre des régimes d’assurance maladie.

Les discussions en matière de protection sociale des retraités portent aujourd’hui, pour l’essentiel, sur les réformes à apporter aux régimes de retraite obligatoires et sur la création d’une éventuelle cinquième branche liée à la prise en charge de la dépendance. La problématique des frais de soins de santé des 3ème et 4ème âges est encore peu abordée au niveau national, malgré la place croissante prise par les retraités tant dans la population que dans les dépenses de santé. Les organismes d’assurance complémentaires semblent être davantage concernés par cette problématique :

• la population des retraités constitue une population spéci-fique, qui devrait faire l’objet de

toutes les attentions dans les prochaines années : l’entrée en vigueur de la loi de sécurisation de l’emploi1, qui introduit, dans son 1er article, la généralisation de la complémentaire santé à tous les salariés du secteur privé avant le 1er janvier 2016, conduit en effet les opérateurs, notamment les mutuelles santé, à consolider leurs offres à destination des retraités ;

• des décisions de justice contrai-gnantes ont été rendues ces dernières années, confirmant les droits des retraités ayant bénéficié de couvertures d’assurances frais de santé collectives dans le cadre de leur dernière entreprise à conti-nuer d’en bénéficier après leur départ à la retraite : arrêt Azoulay2

de la chambre sociale de la Cour

de Cassation en 2009, confirmant l’obligation de proposer aux retrai-tés des garanties strictement iden-tiques à celles des actifs, et déci-sion «  retraités KPMG » du TGI de Paris de septembre 20123, confir-mant l’arrêt Azoulay et posant de nouvelles questions sur les obliga-tions de l’entreprise en matière de financement ;

• ils seront assujettis dès 2016 au nouveau régime prudentiel «  Solvabilité 2 »4 d’estimation de leur solvabilité globale. Sous ce régime, l’ensemble des risques doit être analysé, y compris ceux liés aux couvertures Santé : les garan-ties Santé destinées aux retraités représentent des risques spéci-fiques, notamment en matière d’engagements viagers, difficiles

1. Loi n° 2013-504 du 14 juin 2013 relative à la sécurisation de l’emploi. 2. Jurisprudence Azoulay (CA Lyon, 13 janvier 2009). 3. Jugement (TgI Paris, 13 septembre 2012). 4. Réforme réglementaire prudentielle européenne applicable au 1er janvier 2016, s’appliquant au secteur de l’assurance.

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Décembre 2013 - N°20

Frais de soins de santé des retraités : enjeux financiers et perspectives

à équilibrer financièrement dans certains cas ;

• plus généralement, les garanties offertes à cette population doivent faire l’objet de nombreuses adap-tations face aux évolutions techno-logiques et aux nouveaux besoins.

Cet article présente les spécificités des populations de retraités, les offres existantes en matière de frais de soins, les futurs besoins et les enjeux liés à l’estimation des dépenses à moyen/long terme.

une population en augmentation régulière,

avec des spécificités

L’espérance de vie à la naissance croît régulièrement depuis le 18ème siècle : elle est passée de 27 ans en 1750 à plus de 80 ans actuellement5. En revanche, l’espé-rance de vie à 60 ans n’augmente que depuis 1950 : les gains de mortalité aux âges plus avancés permettent dès lors un accrois-

sement de la longévité et de la proportion des personnes âgées dans la population.

La population des plus de 65 ans, qui représente 18% de la population française actuelle, soit 11,4 millions de personnes, devrait compter 16 millions de personnes, soit plus du quart de la population, à horizon 2030. La part des plus de 80 ans dans la population totale augmen-terait de 40 %, passant de 5,8 % aujourd’hui à 8,1 % en 2030.

Corollaire de l’augmentation de l’espérance de vie : le risque de vivre en moins bonne santé aux âges plus avancés. L’indicateur « Espérance de vie sans incapa-cité », qui fournit une première estimation de la durée de vie moyenne « en bonne santé », semble se stabiliser, voire décroître ces dernières années, ce qui pourrait traduire l’apparition de pathologies spécifiques aux âges plus avancés. Deux populations de retraités apparaissent alors :

les «  jeunes seniors  » et les plus anciens. Les premiers, en bonne santé plus longtemps qu’aupara-vant, constituent indéniablement une population « attractive » pour de nombreux organismes d’assu-rance. Les seconds nécessiteront une attention particulière, avec des besoins spécifiques, à un âge où la dépendance constituera égale-ment un risque plus important.

Les besoins croissants en assurance, la poursuite des désengagements des régimes de base, via la baisse des acceptations en affections de longue durée ou d’autres méca-nismes, les limitations des couver-tures individuelles actuelles, sont autant d’éléments qui obligeront probablement les retraités à mobi-liser davantage de moyens finan-ciers pour leur santé.

La population des retraités, non éligible à la CMU-C6 ou à l’ACS7, devra être capable de «  s’offrir  » des couvertures de bon niveau.

Pour mémoire :

• le revenu disponible moyen des ménages dont la personne de référence a entre 65 et 74 ans s’établissait à 32 250 € en 2010 (source : Insee-DGI), soit un montant légèrement inférieur à celui de l’en-semble des ménages (35 960 €). Il diminue plus significativement pour les ménages de 75 ans et plus (26 900 €). Toutefois, la compa-raison n’est pas nécessairement

La déPeNdaNCe

5. Source : « Espérance de vie : peut-on gagner trois mois par an indéfiniment ? », Jacques Vallin et France Meslé, Population & Société, numéro 473, Décembre 2010. 6. CMU-C : couverture maladie universelle complémentaire. 7. ACS : aide à l’acquisition d’une complémentaire santé.

Source : Eurostat & INSEE 2011

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Hommes (sansincapacité)

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espérances de vie à la naissance

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Frais de soins de santé des retraités : enjeux financiers et perspectives (suite...)

en défaveur des seniors de façon aussi évidente8. En effet, outre une diminution du nombre moyen de personnes par ménage, les seniors bénéficient bien souvent d’un taux de dépenses contraintes inférieur à celui des actifs : le financement de la résidence principale est terminé, les études des enfants sont financées et la préparation de la retraite est effectuée, ce qui constitue des sources de dépenses potentiellement reportables vers de nouveaux besoins ;

• le patrimoine net moyen des ménages dont la personne de référence a entre 60 et 69 ans s’établissait à 345 500 euros en 2010, à 259 800 euros pour les ménages de 70 ans et plus et à 229 300 euros pour l’ensemble des ménages. Dans les deux cas, le patrimoine immobilier moyen représente environ 60 % du patri-moine global. Des disparités importantes peuvent néanmoins exister : les 10 % des ménages disposant des patrimoines les plus élevés ont un patrimoine 205 fois plus élevé que les 10 % des ménages disposant des patri-moines les plus faibles. Cette disparité s’avère moins forte pour les revenus : le revenu disponible des 10 % des ménages les plus modestes est 4,2 fois moins élevé que celui des 10 % les plus élevés.

des retraités assurés dans des cadres collectifs ou individuels

Les retraités bénéficient de couver-tures soit en poursuite de contrats collectifs souscrits par les entre-prises auxquelles ils appartenaient au moment de leur départ à la retraite, soit à titre individuel.

Le nouveau retraité peut garder les garanties dont bénéficient les actifs dans le cadre du contrat collectif, à condition d’en faire la demande dans les six mois qui suivent la fin du bénéfice des garanties collectives, en application de l’article 4 de la Loi Evin9 du 31 décembre 1989 : « Lorsque des salariés sont garantis collectivement, dans les conditions prévues à l’article 2 de la présente loi, en vue d’obtenir le remboursement ou l’indemnisation des frais occasionnés par une maladie, une maternité ou un accident, le contrat ou la convention doit prévoir, sans condi-tion de période probatoire ni d’exa-men ou de questionnaire médicaux, les modalités et les conditions tarifaires des nouveaux contrats ou conventions par lesquels l’orga-nisme maintient cette couverture :1) au profit des anciens salariés bénéficiaires d’une rente d’incapacité ou d’invalidité, d’une pension de retraite ou, s’ils sont privés d’emploi, d’un revenu de remplacement, sans condition de durée, sous réserve que les intéressés en fassent la demande dans les six mois qui suivent la rupture de leur contrat de travail ou, le cas échéant, dans les six mois

suivant l’expiration de la période durant laquelle ils bénéficient à titre temporaire du maintien de ces garanties ;2) au profit des personnes garanties du chef de l’assuré décédé, pendant une durée minimale de douze mois à compter du décès, sous réserve que les intéressés en fassent la demande dans les six mois suivant le décès.Le nouveau contrat ou la nouvelle convention doit prévoir que la garantie prend effet, au plus tard, au lendemain de la demande.Les tarifs applicables aux personnes visées par le présent article peuvent être supérieurs aux tarifs globaux applicables aux salariés actifs dans des conditions fixées par décret.  ». Le décret10 précise que «  les tarifs applicables aux personnes visées par l’article 4 de la loi du 31 décembre 1989 susvisée ne peuvent être supérieurs de plus de 50 p. 100 aux tarifs globaux applicables aux salariés actifs. ».

Des précisions ont été apportées à cet article dans un arrêt de la Cour de Cassation, dit « Azoulay » et un premier jugement du TGI de Paris «  Retraités KPMG  », notamment sur les garanties maintenues (a priori «  identiques  » à celles des actifs) et sur l’interprétation du plafonnement du tarif proposé aux retraités à 150 % du tarif des actifs. De nombreuses interrogations demeurent, comme par exemple le tarif des actifs pris en compte (tarif du salarié seul ou celui de la famille  ?) ou la durée d’appli-cation du plafond tarifaire (au passage à la retraite ou tout au

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8. Cf « Appauvrissez-vous », essai de François de Witt, éditions BE. 9. Loi n° 89-1009 du 31 décembre 1989 renforçant les garanties offertes aux personnes assurées contre certains risques. 10. Décret n°90-769 du 30 août 1990 pris pour l’application des articles 4, 9 et 15 de la loi n° 89-1009 du 31 décembre 1989.

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Frais de soins de santé des retraités : enjeux financiers et perspectives

long de la retraite ?). Des difficultés opérationnelles de gestion rendent par ailleurs difficile l’application stricte des décisions (si le régime des actifs évolue, celui des retraités doit-il également évoluer  ? Sinon, quelle référence tarifaire pour le plafonnement à 150 % ?).

Les réflexions sur le niveau minimal des solidarités entre les actifs et les retraités, et les conséquences sur les charges financières incombant aux entreprises et aux organismes d’assurance, ne semblent pas tota-lement terminées, à un moment où les jeunes actifs semblent souffrir davantage du contexte économique que par le passé. La mise en place de la couverture Santé obligatoire dans les entre-prises offre l’occasion de clarifier ces problématiques.

Certaines entreprises ont fait le choix de participer activement au financement des dépenses de santé de leurs anciens salariés, tout au long de leur retraite. Elles constituent alors des provisions spécifiques dans leurs comptes, en application des normes comp-tables internationales IFRS et/ou des recommandations nationales11. Cette participation est soumise aux contributions sociales depuis quelques années, au même titre que les régimes de retraite supplé-mentaire « chapeau ».

Les couvertures individuelles concernent notamment les anciens travailleurs non salariés et les

retraités n’ayant pas souhaité garder les garanties dont ils béné-ficiaient en tant qu’actifs. Pour ces derniers, la perte de la participa-tion de l’employeur et des avan-tages sociaux et fiscaux liés au statut de l’assurance collective en vigueur dans l’entreprise conduit souvent à une recherche d’écono-mies financières via la souscription de garanties moins onéreuses, et de fait moins complètes, mais aussi plus adaptées à leur besoin (suppression du forfait maternité par exemple). Dans le cadre des couvertures individuelles, des limites peuvent être instaurées, notamment au niveau de l’âge à la souscription des contrats. Les prix augmentent rapidement en fonction de l’âge et de différents critères12: « Les contrats individuels des sociétés d’assurance ont plus souvent un tarif accélérant avec l’âge. Sur ce type de contrats, les mutuelles opèrent donc davantage de transferts entre classes d’âges que les sociétés d’assurance. (…) Les tarifs des contrats peuvent égale-ment varier en fonction du lieu de résidence, en particulier les contrats individuels des sociétés d’assurance, afin de prendre en compte les dispa-rités géographiques de prix et de consommations de soins. Certains contrats opèrent d’autres transferts via les cotisations qui varient selon le revenu, le sexe et l’ancienneté dans le contrat ».

Les couvertures proposées aux retraités dans un cadre purement individuel sont encadrées par les

dispositions de l’article 6 de la Loi Evin : « Pour (…) les opérations indi-viduelles et sous réserve du paie-ment des primes ou cotisations et des sanctions prévues en cas de fausse déclaration, à compter de l’adhésion de l’intéressé ou la sous-cription du contrat ou de la conven-tion, l’organisme ne peut refuser de maintenir aux intéressés le remboursement ou l’indemnisation des frais occasionnés par une mala-die, une maternité ou un accident. (…) L’organisme ne peut ultérieure-ment augmenter le tarif d’un assuré ou d’un adhérent en se fondant sur l’évolution de l’état de santé de celui-ci. Si l’organisme veut majo-rer les tarifs d’un type de garantie ou de contrat, la hausse doit être uniforme pour l’ensemble des assu-rés ou adhérents souscrivant ce type de garantie ou de contrat. (…) »

D’un point de vue technique, ces dispositions interdisent des hausses individuelles des cotisa-tions, ce qui signifie que l’orga-nisme d’assurance doit s’assurer de l’équilibre financier global via des hausses tarifaires uniformes pour le groupe assuré, en cas de dérives des remboursements de frais de soins. Ces dernières années, des organismes d’assurance, incertains de pouvoir augmenter les cotisa-tions dans le futur à hauteur des hausses prévisibles des prestations Santé dues au vieillissement de leurs assurés, ont constitué des provisions spécifiques dans leur bilan, appelées «  provisions pour risques croissants13». Ces provisions

La déPeNdaNCe

11. Au niveau international : Norme IAS 19 de l’IASB relative aux avantages du personnel (version révisée, juin 2011) ; au niveau national : Recommandation n° 2003-R.01 du Conseil National de la Comptabilité relative aux règles de comptabilisation et d’évaluation des engagements de retraite et avantages similaires (avril 2003). 12. DREES, V. Le Palud, « N°850 - Septembre 2013 - Comment les organismes complémentaires fixent leurs tarifs ».

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Frais de soins de santé des retraités : enjeux financiers et perspectives (suite...)

pourraient être sollicitées de nouveau si les hausses tarifaires nécessaires pour accompagner le vieillissement de certains groupes d’assurés ne pouvaient être réali-sées ou si les instances dirigeantes des organismes d’assurance déci-daient d’augmenter plus modes-tement les cotisations santé des retraités.

des besoins spécifiques à couvrir

Même si les régimes de base interviennent davantage pour les personnes âgées, en propor-tion de la dépense (à hauteur de 84 % en moyenne pour les retrai-tés contre 73 % pour les actifs14), le reste à charge en euros (i.e. la différence entre la dépense et le remboursement du régime obliga-toire) demeure élevé et croissant avec l’âge, du fait du niveau plus élevé des dépenses : voir la courbe ci-dessus

Des besoins indéniables émergent, aujourd’hui pris en charge partiel-lement par des assurances complé-mentaires ; des arbitrages doivent être effectués par les retraités, entre prix et niveau de couverture.

Les besoins prioritaires pour les seniors semblent être les suivants :• les soins optiques et dentaires remboursés ou non (implantolo-gie, parodontologie), peu rembour-sés en général par les régimes de base et très « utilisés » par les jeunes seniors, • les loupes/agrandisseurs pour confort visuel pour les plus âgés,• l’équipement orthopédique et en audioprothèses, • les cures thermales et les thalassothérapies, • les frais de pharmacie,• l’hospitalisation (dépassements d’honoraires notamment pour l’accès aux opérations coûteuses type chirurgie cardiaque, frais de chambre particulière) , • les bilans / soins préventifs (prise

de sang, audition, radiologie, etc.), • les garanties de «  bien-être  » : actes d’ostéopathe, de pédicure et de podologue par exemple,• les services : aide à domicile en cas d’hospitalisation, téléassistance, etc.

Les besoins seront néanmoins différents au sein des seniors entre les plus jeunes d’une part ( jusqu’à 70/75 ans), davantage concernés par l’optique, le dentaire et des «  besoins de consommation  » et les anciens d’autre part, plutôt visés par les soins de ville15 et les dépenses liées à l’hospitalisation. Pour les âges très avancés, au-delà de 90 ans, de nombreuses personnes ont recours aux établissements spécialisés, pour lesquels les besoins sont encore différents et en lien avec les couvertures dépendance. Pour les plus âgés, les besoins peuvent aussi présenter des différences notables suivant les catégories socioprofessionnelles.

La mise en place d’actions spéci-fiques à destination des seniors, que certains opérateurs d’assurance proposent au-delà des garanties classiques, améliorera indénia-blement la situation générale : politiques de prévention et d’édu-cation (notamment au niveau des prises de médicaments ou de la prévention des accidents domes-tiques) et exercices physiques par exemple.

La Lettre de l’Observatoire des Retraites Décembre 2013 - N°20

14. « Financement des dépenses de santé et reste à charge des ménages : une approche par microsimulation », Renaud LEgAL, Denis RAYNAUD, guillaume VIDAL (DREES). 15. Les soins de villes, ou soins ambulatoires, comprennent les soins effectués auprès des médecins, dentistes et auxiliaires médicaux (infirmiers, kinésithérapeutes, orthophonistes, orthoptistes) et également les actes d’analyse effectués en laboratoire et les soins dispensés en cures thermales.

Evolution du reste à charge en fonction de l'âge

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évolution du reste à charge en fonction de l’âge

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Frais de soins de santé des retraités : enjeux financiers et perspectives

des difficultés pour apprécier les dépenses de santé aux

grands âges

De nombreux travaux ont été menés sur les dépenses de santé en fonction de l’âge, notamment par le HCAAM16 (cf. graphe ci-dessus). Ils illustrent systématiquement l’évolution croissante des dépenses de santé en fonction de l’âge : les dépenses totales des 60-64 ans (nouveaux retraités) sont environ 2 fois supérieures à celles des actifs (tranche 40-44 ans). Les 80-84 ans présentent des dépenses entre 4 et 5 fois supérieures à celles des 60-64 ans. Ces travaux semblent indiquer par ailleurs une certaine « stabilité » des dépenses de soins par habitant (au moins entre 2001 et 2008 d’après le HCAAM). L’évo-lution future des dépenses, à tout âge, demeure incertaine et est conditionnée par les décisions qui seront prises au niveau national,

comme par exemple en matière de gestion et d’accès des popula-tions aux innovations médicales. La question du financement de ces innovations, par les régimes obli-gatoires ou les régimes complé-mentaires facultatifs, se posera également.

Des nuances sont apportées dans de nombreuses études17 pour expliquer l’évolution des dépenses ; elles soulignent le poids d’autres variables, fortement corrélées à l’âge : l’effet « dernière année de vie » (la dépense est concentrée sur les derniers mois de vie) pour les uns et l’effet « morbidité » pour les autres (les dépenses seraient ainsi dues principalement à l’état de santé et non à la proximité de la mort). Les réflexions sur l’utilisation du concept «  d’âge biologique  », qui reflète l’état physiologique ou fonctionnel exact de l’individu pour mieux appréhender le vieil-lissement d’un individu à l’autre,

mériteront également d’être approfondies pour mieux cerner les risques.

Au niveau des orga-nismes complémentaires, des travaux analogues sont menés, ciblés sur les dépenses à charge de l’or-ganisme complémentaire. L’évolution générale en fonc-tion de l’âge est analogue à celle observée ci-contre sur les dépenses totales. Toute-fois, la part croissante du taux de prise en charge du régime de base avec l’âge conduit à une évolution des

«  restes à charge  » un peu moins rapide que celle des dépenses totales. Les organismes sont, pour beaucoup, confrontés à un manque de données, en général et sur les dépenses aux âges avan-cés en particulier, ce qui rend plus incertaines les tarifications réali-sées et le suivi du risque.

Des analyses complémentaires, menées en commun par les orga-nismes, voire au niveau des fédé-rations, mériteront d’être menées pour estimer les « prix d’équilibre » à tout âge, même aux âges avan-cés, afin de mettre en œuvre les solidarités intergénérationnelles décidées au niveau politique.

La déPeNdaNCe

16. Haut Conseil pour l’Avenir de l’Assurance Maladie, rapports 2011 et 2012. 17. Cf. « 16 nouvelles questions d’économie contemporaine - 13. Les dépenses de santé : une augmentation salutaire », Brigitte Dormont, sous la direction de Philippe Askenazy et Daniel Cohen, éditions Albin Michel, mars 2010.

Dépense totale de soins par habitant en 2001 et 2008 en € constants 2008

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mylène FaVRe-beGuet et Norbert GautRON

Frais de soins de santé des retraités : enjeux financiers et perspectives (suite...)

Conclusion

La couverture des frais de soins de santé des retraités ne semble pas constituer un dossier prioritaire au niveau national. Les réflexions récentes ont davantage visé les régimes de retraite et la dépendance.

La réforme la plus récente en la matière a consisté à rendre obligatoire, dans le cadre de la Loi sur la sécurisation de l’emploi de juin 2013, une couverture collective obligatoire dans l’entre-prise, pour les actifs. La situation des retraités demeure protégée, en sortie des contrats collectifs instaurés dans les entreprises, par les dispositions prévues par la Loi Evin (et son article 4), rappelées et précisées par la jurisprudence. De futures jurisprudences préciseront certainement les zones d’ombre résiduelles sur le niveau de protec-tion réel des retraités.

Dans de nombreux cas, les popu-lations de retraités ont opté ces dernières années pour des couver-tures purement individuelles, déconnectées des couvertures collectives précédentes et surtout plus adaptées à leurs besoins et moins coûteuses. En effet, le passage à la retraite signifie la perte de la participation employeur et des avantages sociaux et fiscaux (pour le moment18) attachés au statut collectif parallèlement à une baisse des revenus.

Quel que soit le choix offert ou voulu par le retraité, assurance

dans un cadre purement individuel, poursuite du cadre collectif ou auto-assurance, les offres seniors devront être enrichies et adaptées rapidement, les entreprises d’assu-rance, et surtout les mutuelles, devant évoluer pour attirer davan-tage ces populations, dans un marché des frais de soins rendu encore plus concurrentiel par l’entrée en vigueur en 2016 de l’assurance collective obligatoire et les incertitudes sur le devenir des clauses de désignation et/ou de recommandation dans les branches professionnelles.

Les pratiques des orga nis mes d’assurance, consistant à chercher à « rajeunir » leurs portefeuilles, à travers des gammes conçues pour attirer les plus jeunes, laissent la place au développement de gammes «  profilées  » avec des volets dédiés aux « seniors ». Toute-fois, ce mouvement est encore récent et n’envisage pas systémati-quement des distinctions entre les « jeunes seniors » et les plus âgés.

Ces évolutions devront s’appuyer sur des analyses techniques robustes, notamment au niveau des dépenses prévisionnelles de frais de soins. En effet, on observait généralement une mutualisation « forte » des risques entre actifs et retraités, les «  excédents  » sur les actifs finançant les déficits sur les portefeuilles retraités afin d’assu-rer un équilibre global, tous âges confondus. Avec la généralisation des contrats collectifs, et donc la perte importante d’effectifs actifs sur les portefeuilles individuels,

l’équilibre financier devra être assuré sur les seuls portefeuilles seniors. Des analyses actuarielles plus poussées devront donc être menées sur les consommations aux âges avancés, au niveau des régimes obligatoires et des régimes complémentaires, pour affiner la connaissance du risque. Elles pourront être réalisées en parallèle de celles sur la longévité et la dépendance.

Une identification précise des besoins des différentes catégories de retraités méritera également d’être menée, en distinguant tout au moins les «  jeunes  » retraités des plus « anciens ». Les premiers, âgés de moins de 75 ans, devraient continuer à connaître une augmen-tation de leurs dépenses de santé, d’autant plus rapide que les poli-tiques seront restrictives sur les conditions d’accès au statut des affections de longue durée. Au-delà de 75 ans, les besoins devraient se concentrer sur le risque Hospita-lisation. Globalement, les offres complémentaires devront en tenir compte, tant au niveau des garanties que des prix pratiqués.

La Lettre de l’Observatoire des Retraites Décembre 2013 - N°20

18. Cf. Projet de Loi de Finances pour 2014 : intégration à l’assiette de l’impôt sur le revenu de la part employeur de la cotisation santé.

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manuel PLiSSON

> LA DéPENDANCE

La dépendance est-elle assurable ?

Risk manager senior chez Aviva Europe.

Diplômé de l’EDHEC, titulaire d’un DESS de droit des affaires et fiscalité et d’un DEA d’éco-nométrie, Manuel Plisson a consacré sa thèse d’économie, réalisée sous la direction de Jean-Hervé Lorenzi dans le cadre de l’Université Paris IX Dauphine, à la question de l’assurabilité de la dépendance. Il a obtenu à ce titre le prix de thèse 2011 de l’Observatoire des Retraites.

Il résume ici ce travail1 et explique pourquoi l’assurance dépendance, bien que répondant à un risque particulièrement lourd à supporter pour les individus et les familles, se développe peu et comment elle pourrait se développer davantage.

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Le risque financier de la dépendance

Pour une personne âgée, tomber en situation de dépendance repré-sente une réelle perte de bien-être mais également un risque finan-cier. à l’inquiétude de voir sa santé se détériorer s’ajoute la peur de ne pas pouvoir faire face à ce risque financier. Pour la dépendance en établissement, le coût mensuel varie entre 2 000 euros et 6 500 euros avec une moyenne autour de 2 500 euros (Rosso-Debord, 2010). Pour les personnes à domicile, la dépendance représente un coût moyen de 1 800 euros mais il oscille entre 340 euros par mois pour la dépendance légère et 5 300 euros

par mois en cas de dépendance physique et psychique maximale, notamment dans le cas de la mala-die d’Alzheimer (Ennuyer, 2006). Si l’on rapporte ce coût moyen à la solvabilisation moyenne apportée par l’Allocation Personnalisée d’Au-tonomie versée par les Conseils Généraux qui est d’environ 409 euros hors ticket modérateur, on se rend compte que la prise en charge publique ne représente que 30 % du coût moyen (Ennuyer, 2006). Le reste à charge serait en moyenne de 1 800 euros par individu. à noter que ce reste à charge dépend également de l’aide informelle apportée par les proches. Une part importante des personnes dépen-dantes ne peuvent donc faire face

à ce risque financier à l’aide de leur revenu mensuel2. Elles sont donc contraintes de puiser dans leur épargne si elles en ont, de faire appel à leurs enfants ou encore de vendre leur maison afin de financer leur dépendance.

L’énigme de l’assurance dépendance

En dépit de ce risque financier important, le marché de l’assurance dépendance tarde à se développer. Or la dépendance est bien un risque et non une période de la vie. La probabilité de devenir dépendant (GIR 1 et 23) avant de mourir pour une cohorte âgée de 65 ans est d’environ 15 % (Fragonard, 2011).

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1. Cet article est un résumé de la thèse intitulée « Assurabilité et développement de l’assurance dépendance » disponible en ligne : http://basepub.dauphine.fr/bitstream/handle/123456789/5064/these_Plisson_Dependance.pdf?sequence 2. Selon l’INSEE, le montant des retraites moyennes mensuelles s’élèverait en 2011 à 1 588 euros pour les hommes et 1 102 euros pour les femmes.

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Cependant, le nombre de personnes couvertes par un produit d’assurance dépendance serait d’environ 3 mil lions de personnes (FFSA, 2010). Si on rapporte ce nombre global d’assurés aux personnes de plus de 40 ans, on obtient un taux d’équipement du marché d’environ 8 %, ce qui reste très faible si on le compare au taux de la complé-mentaire santé qui s’élève à 86 %4. D’autant qu’une grande part de ces assurés sont très mal couverts. Les primes et les indemnités prévues dans le cadre des contrats collectifs, auxquels adhère environ la moitié de la population couverte, sont souvent trop faibles face au coût de la dépendance. Ces indemnités seront d’autant plus faibles dans 15 ans lorsque le coût de la prise en charge aura augmenté. Cette « énigme de l’assurance dépendance » n’est pas propre au contexte institutionnel français. Les états-Unis, qui représentent un système d’assurance social très différent du nôtre, rencontrent exactement le même type de para-doxe : une aide publique encore plus insuffisante et exclusivement réservée aux personnes désargen-tées, des revenus insuffisants et en même temps un taux d’équipe-ment de l’assurance dépendance qui peine à dépasser les 10 % des plus de 65 ans, tout comme en France. Et pourtant, les états-Unis et la France représentent les deux marchés de l’assurance dépen-dance les plus matures au niveau mondial (Courbage, Plisson, 2011).

Les explications à l’énigme de l’assurance dépendance

De nombreux économistes ont analysé les raisons expliquant la taille limitée du marché de l’assu-rance dépendance. Il est possible de classer ces explications en quatre catégories :• des raisons relatives à la myopie des individus face au risque ;• des raisons propres aux assu-reurs (distribution du produit et/ou gestion d’actifs non appropriée) ;• des raisons propres au contexte institutionnel (critères d’éligibilité de l’aide publique, régime fiscal du contrat) ;• des raisons inhérentes au risque (assurabilité, antisélection, aléa moral intergénérationnel, etc.).Cette thèse s’intéresse principa-lement à la dernière série d’expli-cations. Plus exactement, nous testerons la validité de ces explica-tions, qu’elles soient théoriques ou empiriques.

Problématique et enjeu

L’enjeu est de taille. Si des explica-tions inhérentes au risque dépen-dance expliquent le faible dévelop-pement du marché, cela signifie qu’on est en présence d’une défail-lance de marché. Elle nécessite donc une intervention de l’état ou une régulation afin de surmonter cette défaillance.

L’objet de cette thèse est donc de

déterminer dans quelle mesure le risque dépendance peut être couvert par le marché. Autrement dit, a-t-il vocation à être couvert par le marché ou est-ce que ses carac-téristiques font que le marché est condamné à stagner ? Nous discu-terons les raisons économiques habituellement retenues pour montrer l’incapacité du marché à couvrir ce risque. Plus particuliè-rement, nous nous intéresserons à l’assurabilité du risque, aux déter-minants de la demande d’assu-rance ainsi qu’aux phénomènes d’antisélection. La question est de savoir si les carences informa-tionnelles générées par un risque long ainsi que les interactions stratégiques entre les agents mettent à mal la couverture de ce risque par le marché. Si ces explications inhérentes au risque ne sont pas vérifiées cela ne signifie pas pour autant que le problème est réglé. Cela signifie tout simplement qu’une simple modification de la loi, du régime fiscal ou une campagne de sensi-bilisation appropriée (cf. les autres explications de l’énigme de l’assu-rance dépendance) peut aider au développement du marché et que ce dernier n’est pas condamné à stagner.

Cette question ne présente pas qu’un intérêt théorique. Elle consti-tue un enjeu certain de politique publique. L’aide publique est en effet insuffisante pour financer les dépenses de dépendance. Qui plus

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3. La grille « Autonomie gérontologique groupe Iso-Ressources » évalue le degré de dépendance depuis le gIR 6, autonomie dans la vie quotidienne, au gIR 1, absence totale d’autonomie. Le gIR 2 correspond soit à des personnes confinées au lit ou en fauteuil, soit à des personnes dont les fonctions mentales sont altérées. Voir la Lettre de l’Observatoire des Retraites n° 15 « Face à l’octoboom, quels accompagnements ? » page 10. 4. Le taux d’équipement du marché de la complémentaire santé est de 86 % si on soustrait les individus couverts par la CMU.

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est, l’aide publique consacrée à la dépendance va mécaniquement augmenter si les critères d’éligibilité restent identiques (Duée & Rebillard, 2004). Dans un contexte de déficit public, et à prélèvements obligatoires constants, les pouvoirs publics vont être incités à ne pas augmenter le financement des dépenses de soins, voire à les diminuer. Dans ce cas, la seule issue est de recourir aux contributions individuelles, que ce soit par le biais de l’auto-assurance ou par le biais de l’assurance privée. Cepen-dant, si ce marché est condamné à stagner ou s’il est défaillant, le transfert d’une partie du risque du public vers le privé ne s’effec-tuera pas. Les pouvoirs publics auront alors le choix entre main-tenir ou augmenter l’aide publique ou laisser les individus assumer le risque, que ce soit via leur famille ou via leur épargne. Ce dernier choix pourrait se révéler drama-tique pour les individus disposant de faibles revenus ou ne disposant pas d’aide familiale.

méthode

Cette thèse s’intéresse principale-ment aux aspects économiques de la dépendance. Cependant, nous nous sommes également inspirés des travaux démographiques, des travaux de recherche en médecine, des travaux réalisés en sociologie de la famille, ainsi que des travaux menés sur les politiques publiques afin de mieux comprendre le phénomène et ses enjeux. Cette

thèse apporte des explications théoriques mais également empi-riques à cette énigme de l’assu-rance dépendance.

D’un point de vue théorique, notre étude croise trois corpus : la théorie du risque, les comportements intertemporels mais aussi les comportements intergénération-nels, notamment les comporte-ments d’altruisme via l’héritage. Se situer à l’intersection de plusieurs corpus théoriques accroît la complexité. Afin de gérer celle-ci, il est préférable dans chaque champ de se limiter à des modèles standards. En théorie du risque, nous nous sommes limités au cadre classique d’espérance d’uti-lité. Nous avons délibérément mis de côté les nouvelles théories du risque5 afin de ne pas complexi-fier l’analyse. Il en va de même des comportements intertempo-rels. En revanche, le risque dépen-dance nous a conduits à enrichir les modèles standards d’économie de la famille dans la mesure où nous nous sommes intéressés à ce que les parents pouvaient léguer à leurs enfants mais également à l’aide que les enfants pouvaient apporter à leurs parents6. Tout l’in-térêt du risque dépendance réside dans son interdisciplinarité. C’est aussi toute sa difficulté.

une perspective internationale

Le premier marché mondial de l’assurance dépendance est le marché américain. Or, ce marché

connaît exactement les mêmes difficultés de développement qu’en France. Ceci est accentué par le fait que ce marché est plus ancien et que, de manière générale, la couverture publique est moins généreuse outre-Atlantique. Par conséquent, de nombreux écono-mistes américains ont étudié ce phénomène7. Cette thèse n’a pas pour vocation première d’effectuer une comparaison entre les diffé-rents systèmes de prise en charge. Cependant, nous faisons très souvent référence aux expériences menées dans d’autres pays, notam-ment aux travaux théoriques et empiriques effectués sur le marché américain.

Comme les états-Unis se sont inté-ressés à ce phénomène plus tôt, ils ont su développer des bases de données plus conséquentes. Cependant, il convient de manier ces résultats avec prudence. Le comportement face à l’assurance dépendance tout comme l’offre d’assurance sont en effet forte-ment liés aux conditions d’attribu-tion de l’aide publique. La littéra-ture consacrée à ce thème est donc riche d’enseignements du point de vue des méthodes employées. Cependant, les résultats ne sont en rien transposables au marché français. Nous nous intéresserons également, dans une moindre mesure, aux autres pays dévelop-pés qui disposent d’un marché de l’assurance dépendance.

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5. On pense en premier lieu à la Prospect Theroy (Kahneman, Tversky, 79), mais également à l’ensemble des théories qui ont remis en ques-tion le modèle d’espérance d’utilité. 6. Voir l’article de Roméo Fontaine « Le soutien familial aux personnes âgées dépendantes » page 45 de cette lettre. 7. Notamment D. Cutler, A. Finkelstein, K. Mcgary, A. Sufi, etc.

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des bases de données originales

Le phénomène démographique de la dépendance a donné lieu à plusieurs travaux empiriques en France8. En revanche, il existait peu d’éléments chiffrés sur le risque financier de la dépendance ainsi que sur le marché français de l’assurance dépendance. Nous nous sommes donc employés, à chaque fois que cela était possible, à apporter des éléments empiriques à notre réflexion. Nous avons ainsi pu avoir accès à des données inédites sur l’évolution des coûts de la dépendance, ainsi qu’à un porte-feuille d’individus assurés contre la dépendance. Nous avons donc dû construire ces bases afin de les exploiter. Ces données inédites apportent un éclairage nouveau sur l’énigme de l’assurance dépen-dance, surtout lorsqu’on les croise avec les données officielles issues de l’enquête Handicaps-Incapaci-tés-Dépendance. Ces données sont particulièrement intéressantes, car il n’en existe pas de comparables en France.

Les principaux résultats de la thèse

Après avoir successivement étudié l’offre et la demande d’assurance dépendance ainsi que les effets des asymétries d’information sur l’équilibre de marché, nous avons pu aboutir à quatre résultats :

1. L’offre d’assurance dépendance

peut se développer et proposer une couverture plus complète du risque. La frontière de l’assurabi-lité de la dépendance peut être repoussée, notamment si l’assu-rance couvre la prise en charge à domicile. Le développement de produits plus innovants de la part des assureurs et qui couvrent davantage le risque devrait égale-ment favoriser le développement du marché.

2. Les préférences individuelles peuvent inciter les individus à ne pas s’assurer et ceci pour au moins trois raisons :• soit parce que le produit proposé n’est pas un produit de pleine assu-rance (contrat en rente) ;• soit parce que l’état de santé des individus effectif ou anticipé exerce un effet très fort sur leur perception de la richesse. Dans ce cas, ils ne souhaitent pas transférer de la richesse vers l’état de dépen-dance (Bien, Chassagnon, Plisson, 2012) ;• soit en raison des anticipations imparfaites des individus sur leur dépendance future.

3. La demande d’assurance dépen-dance n’est pas réservée à une catégorie très particulière d’indivi-dus. Elle a donc vocation à devenir un produit de masse. Les résul-tats de nos estimations indiquent par ailleurs que les individus qui exhibent la probabilité la plus forte de souscription sont âgés de plus de 40 ans et appartiennent aux classes populaires et aux classes moyennes. Au sein de cette large

population, les individus disposant d’un patrimoine et d’un revenu supérieurs à la médiane présentent la probabilité de s’assurer la plus forte. On observe également des effets de sélection sur les individus les plus à risque : les femmes et les ouvriers. Enfin, en comparant les différences de taux de chargement entre les hommes et les femmes, il semblerait que l’élasticité-prix de la demande d’assurance dépendance soit faible, ce qui limiterait consi-dérablement l’effet d’une incita-tion fiscale sur ce type de produit.

4. En dépit de ces effets de sélec-tion, les asymétries d’information, même si elles peuvent influencer la demande de souscription, ne semblent pas conduire à un phéno-mène d’antisélection sur le marché de l’assurance dépendance en raison notamment de la compen-sation par l’hétérogénéité des préférences. L’hétérogénéité des préférences pourrait compenser l’hétérogénéité des risques. Ceci signifie que les « mauvais risques »9 s’assurent davantage que l’individu moyen mais que ce phénomène est compensé par le fait que les individus les plus averses au risque s’assurent également davantage que la moyenne. Or les plus averses au risque présentent des probabilités de dépendance inférieures à la moyenne en raison de leurs comportements préventifs. En dépit de l’utilisa-tion d’informations cachées, la population des «bons risques  » semble compenser la population des «  mauvais risques  », ce qui

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8. Notamment l’enquête HID réalisée entre 1999 et 2002, mais également les études réalisées à l’aide du modèle de microsimulation Destinie, les différentes vagues de l’enquête SHARE ou encore l’enquête HSM réalisée en 2008. 9. Des individus qui présentent des probabilités de devenir dépendants supérieures à la moyenne.

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signifie que les individus qui souscrivent une assurance ne présentent pas en moyenne une probabilité supérieure au reste de la population de devenir dépendants. à noter toutefois que les cas de dépendance enregistrés au sein de la population assurée concernent quasi-exclusivement des cas de dépendance physique. Ceci s’explique par le fait que la commercialisation du produit n’a débuté qu’au début des années 2000.

En dépit de nos résultats, les phéno-mènes d’antisélection devraient se développer dans les prochaines années en raison du développe-ment de la dépendance d’origine psychique et parallèlement du développement des tests de dépistage génétiques de ces maladies (Oster et al., 2009).

Portée des résultats

Si on fait exception des imper-fections de marché du côté de l’offre, l’énigme de l’assurance dépendance ne semble pas s’expli-quer par des raisons propres au fonctionnement des marchés. Le développement limité du marché français de l’assurance dépen-dance ne s’expliquerait donc pas par une défaillance de marché. Cependant, une partie de la popu-lation, en raison de ses préférences, continuera rationnellement à ne pas s’assurer.

Ceci nous conduit à nous intéresser aux autres explications du faible développement du marché que nous avions évoquées dans notre

introduction générale. Plusieurs explications alternatives ont retenu notre attention.

1. Une certaine méconnaissance du risque perdure et ne pourra reculer qu’à l’aide de campagnes de communication massives. La prise de conscience que la dépen-dance représente bien un risque et non une étape de la vie devrait inciter les individus à souscrire davantage. Cette méconnais-sance est également susceptible d’influer l’anticipation du degré de dépendance faite par les agents. Si les individus anticipent un très fort degré de dépendance (GIR 1), ils vont moins valoriser leur richesse dont ils pourront bénéficier en état de dépendance grâce à leur assurance. Une information est donc nécessaire notamment sur le fait que la dépendance lourde ne concerne pas la majorité des cas.

2. Le fait que l’assurance dépen-dance ne bénéficie pas d’un régime fiscal très favorable si on la compare aux produits d’assu-rance ou d’épargne concurrents (assurance-vie ou PERP) pénalise son développement. Une incita-tion fiscale forte sur l’assurance dépendance réduirait son prix et favoriserait son développement. Cependant, cette mesure pourrait être contrariée par au moins deux effets :• Une grande partie des indivi-dus qui souscrivent ce produit disposent de revenus relativement modestes car ils appartiennent aux CSP employés, ouvriers ou personnes n’ayant jamais travaillé. Ils paient donc peu et parfois pas

d’impôts, surtout lorsqu’ils sont à la retraite. Les incitations fiscales n’auront qu’un effet limité sur ce type de population.• La différence de taux de char-gement entre les hommes et les femmes a montré que la demande d’assurance dépendance présen-tait une faible élasticité-prix. Si ce résultat se confirme, l’effet d’une incitation fiscale sur la demande d’assurance dépendance ne devrait avoir qu’un effet limité.

3. Enfin, de nombreux français pourraient adopter un comporte-ment opportuniste face à l’ater-moiement des décisions poli-tiques. Une partie importante de la population désireuse de s’assurer pourrait préférer repousser sa déci-sion de souscription en espérant une annonce gouvernementale généreuse sur le cinquième risque. Face à cette incertitude du rôle futur de l’état dans le financement du risque, il n’est pas étonnant que bon nombre d’individus attendent une stabilisation du dispositif public avant de prendre toute déci-sion concernant la souscription d’une assurance.

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Roméo FONtaiNe

> LA DéPENDANCE

Quel rôle confier aux familles dans la prise en charge des personnes âgées dépendantes ?

Maître de conférences en Sciences économiques à l’Université de Bourgogne, chercheur associé à la Fondation Médéric Alzheimer et à l’IRDES1

Roméo Fontaine a réalisé sa thèse d’économie dans le cadre de l’Université Paris-Dauphine sous la direction d’Agnès Gramain et Jérôme Wittwer. Comme Manuel Plisson, avec qui il travaille actuellement dans la cadre de l’enquête PATED2 menée par la Fondation Médéric Alzheimer, il s’est intéressé à la dépendance des personnes âgées, abordant cette question sous l’angle des aidants familiaux. Intitulée « Le soutien familial aux personnes âgées dé-pendantes : analyses micro-économétriques des comportements individuels et familiaux de prise en charge », son travail a reçu le prix de thèse 2013 de l’Observatoire des Retraites.

Il en présente ici les principaux enseignements. Montrant le rôle central joué par les familles dans la prise en charge de la dépendance, il examine notamment les conséquences de la réduction du nombre d’enfants susceptibles d’aider leur parent, l’incidence des aides collec-tives sur la mobilisation familiale et l’impact que pourrait avoir le relèvement de l’âge de la retraite sur la disponibilité des aidants.

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La question de l’organisation et du financement de la prise en charge des personnes âgées dépendantes est inscrite dans l’agenda politique français depuis maintenant plusieurs années, dans un contexte général de vieillissement de la population et d’augmentation de la demande de soins de longue durée. Le «  rapport Fragonard  » remis en 2011 au Ministère des solidarités et de la cohésion sociale présente à ce titre trois scénarios de réformes, basés sur la conso-lidation du système actuel, la création d’un dispositif public de

sécurité sociale, ou l’instauration d’un système d’assurance privée universelle. Pour couvrir le coût économique de la prise en charge du risque dépendance, chacun de ces scénarios mobilise à des degrés différents la responsabilité indi-viduelle, les solidarités familiales et les solidarités collectives. Les travaux de recherche que nous avons menés, et que nous synthé-tisons dans cet article, apportent un éclairage spécifique sur le rôle actuel des solidarités familiales et permettent ainsi de nous inter-roger sur le rôle que notre société

souhaite confier aux familles dans le soutien aux personnes âgées fragiles.

La prise en charge des personnes âgées dépendantes :

entre état, famille et marché

évalué à 24 milliards d’euros en 2010, soit 1,4 % du PIB français, l’effort public en faveur des personnes âgées dépendantes représentait, suivant les conventions de péri-mètre retenues, entre 68 et 77 % du coût financier global de la prise en charge des personnes âgées dépen-

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1. Institut de Recherche et de Documentation en économie de la Santé. 2. « PATED » : préference et patrimoine face au temps et à la dépendance.

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Roméo FONtaiNe

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dantes (Fragonard, 2011). L’inter-vention publique prend différentes formes, avec des circuits de finan-cement relativement complexes, et permet de financer une partie des dépenses de soins, des dépenses liées à la dépendance stricto sensu ou encore des dépenses liées à l’hébergement.

Elle est cependant insuffisante pour couvrir les besoins liés à la perte d’autonomie, si bien que des coûts potentiellement impor-tants sont laissés à la charge des personnes âgées dépendantes et de leur famille. Au niveau national, cela conduit à un reste à charge global estimé à 10 milliards d’eu-ros3. Certaines dépenses privées échappent cependant à cet exer-cice complexe de comptabilité. Faute de données statistiques au niveau individuel, les restes à charge financiers réels ainsi que leur distribution au sein de la population sont relativement mal connus à ce jour. On sait malgré tout qu’ils peuvent atteindre des montants importants  : un indi-vidu en GIR 1 (niveau de dépen-dance le plus élevé) vivant à domi-cile peut potentiellement subir un reste à charge associé à l’APA4

allant jusqu’à 800 euros par mois. Selon les estimations de la Drees, le reste à charge mensuel moyen en institution est estimé à 1 468 euros (Fragonard, 2011). Dans le cas des personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer, le reste à charge mensuel moyen est estimé à 570 euros à domicile et 2 300 euros en institution (Association

France Alzheimer, 2010). Même si différentes réformes de l’APA sont évoquées pour réduire les restes à charge, il semble difficile, compte tenu des contraintes pesant sur les finances publiques, d’envisager une aide sociale offrant une prise en charge publique plus large que celle existant actuellement.

La prévoyance individuelle peut dès lors être amenée à jouer un rôle important. La souscription à une assurance dépendance offre à ce titre aux individus la possibi-lité de se couvrir, même partiel-lement, face à un risque finan-cier pouvant atteindre au total plusieurs dizaines de milliers d’eu-ros. Par exemple, un reste à charge mensuel de 1 468 euros en institu-tion conduit à un coût global privé de près de 70 000 euros sur une période de quatre ans, soit la durée moyenne pendant laquelle un individu bénéficie de l’APA. Para-doxalement, comme le montre Manuel Plisson dans le présent numéro de la Lettre de l’Observa-toire des Retraites, le recours à une assurance dépendance est relati-vement peu fréquent au regard du risque financier induit par l’entrée en dépendance. En 2010, selon la Fédération Française des Sociétés d’Assurance (FFSA), 5,5 millions d’individus détenaient une couver-ture dépendance par le biais d’une société d’assurance, d’une mutuelle (généralement via une garantie associée à une complé-mentaire santé) ou d’une institu-tion de prévoyance. Cependant, moins de 2 millions d’entre eux

pouvaient être considérés comme réellement couverts à long terme, car pour une majorité d’assurés la couverture est annuelle et l’indem-nité relativement modeste.

La famille apparaît dans ce contexte comme une ressource importante dans la production de soins de longue durée à domicile. Alors que les solidarités familiales étaient perçues depuis plusieurs décennies comme en voie d’effri-tement, de nombreux travaux ont remis en cause dès les années 1970 la rupture entre générations. D’un côté, les historiens ont mis en évidence le fait que les modèles familiaux anciens étaient beau-coup plus nucléaires qu’on ne le prétendait, et ce pour la plupart des régions et des époques. De l’autre, les sociologues ont souli-gné la pérennité des réseaux fami-liaux d’entraide dans nos sociétés modernes. Ce constat est parti-culièrement visible dans la prise en charge des personnes âgées fragiles, où la famille joue un rôle prépondérant de producteur de soins de longue durée.

Le soutien familial aux personnes âgées

dépendantes : clé de voûte du système actuel de prise en charge des personnes

âgées dépendantes

Plusieurs enquêtes statistiques ont permis d’illustrer l’importance du soutien apporté par la famille aux personnes âgées les plus fragiles. La mise en évidence de l’implication

La Lettre de l’Observatoire des Retraites Décembre 2013 - N°20

3. à noter que cette évaluation ne tient pas compte des coûts privés non monétaires associés à l’aide informelle. Davin et al. (2009) évaluent par exemple l’aide informelle à 6 milliards d’euros par an. 4. Allocation personnalisée d’autonomie.

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Quel rôle confier aux familles dans la prise en charge des personnes âgées dépendantes ?

familiale a progressivement conduit à la reconnaissance du concept «  d’aidant familial  » (UDAF 49, 2009). Un aidant familial est défini comme «  une personne qui vient en aide à titre non professionnel, pour partie ou totalement, à une personne dépendante de son entourage pour une ou plusieurs activités de la vie quotidienne. Cette aide régulière est permanente ou non. Elle peut prendre différentes formes comme le «  nursing  », les soins, l’accompagnement à l’éduca-tion et à la vie sociale, les démarches administratives, la coordination, la vigilance, le soutien psycholo-gique, les activités domestiques… » ( Ministère du Travail, des Relations Sociales et de la Solidarité, 2008).

Comme l’illustrent les essais de valorisation monétaire de l’aide informelle, cette production domes-tique mobilise d’importantes res -sources, souvent sous-estimées car difficilement observables et quan-tifiables. Selon l’enquête Handi-cap-Santé (DREES, INSEE), en 2008, 4,3 millions d’individus aidaient régulièrement un proche âgé de 60 ans ou plus à domicile. Si des aidants professionnels participent également à la prise en charge des personnes âgées dépen-dantes vivant à domicile, leur rôle consiste davantage à suppléer les aidants informels qu’à les rempla-cer. Pour les personnes les plus dépendantes, il est en effet relati-vement rare que la prise en charge soit uniquement supportée par des aidants professionnels  : dans 90 % des situations de prise charge faisant intervenir des aidants professionnels, la famille est aussi

impliquée d’une manière ou d’une autre dans la production de soins de longue durée (Soullier, 2011). Par ailleurs, en cas de prise en charge associant aidants familiaux et intervenants professionnels, l’im-plication de la famille est 2 à 5 fois plus importante en volume horaire que l’implication des profession-nels (Petite et Weber, 2006). L’aide familiale est aussi plus étendue  : d’après l’enquête Handicap Santé (2008), qui distingue huit activi-tés de la vie quotidienne, on note que les personnes âgées aidées par l’entourage le sont en moyenne dans quatre activités, contre deux pour les professionnels. Les aidants informels apparaissent ainsi aujourd’hui en France comme la clé de voûte du système de prise en charge des personnes âgées dépendantes.

Ce constat n’est pas propre à la France. L’aide informelle joue un rôle majeur dans la prise en charge dans tous les pays européens que nous avons considérés dans nos analyses statistiques (Allemagne, Espagne, France, Italie, Pays-Bas et Suède), et cela malgré la diversité des systèmes de protection sociale les caractérisant.

Si l’on prend en compte les diffé-rentes formes de soutien familial, qu’elles prennent la forme d’une cohabitation ou d’une aide appor-tée par des proches non cohabi-tants, la part des personnes âgées dépendantes soutenue par leur entourage s’avère importante et remarquablement similaire dans tous les pays (83 % en moyenne dans les pays considérés). Les

normes de solidarité familiale à l’égard des ascendants semblent très homogènes à travers l’Europe, la proportion de parents ne rece-vant aucun soutien étant très voisine d’un pays à l’autre. De même, la manière dont l’implica-tion familiale s’ajuste au degré de dépendance de la personne âgée apparaît très similaire. Au-delà de ces similitudes, réapparaissent bien sûr des modalités d’impli-cation (cohabitation ou aide à distance), des degrés d’implication (aide quotidienne ou aide occa-sionnelle) et des répartitions (entre filles et fils par exemple) propres à chaque pays. Mais on ne peut qu’être frappé par la conformité des comportements familiaux de soutien, en particulier aux parents qui ne peuvent plus compter sur la présence d’un conjoint valide. Cela suggère l’existence d’une norme morale de solidarité assez iden-tique selon les pays.

Le rôle crucial joué par la famille dans le soutien aux personnes âgées dépendantes conduit à s’in-terroger sur les mécanismes fami-liaux de prise en charge : comment les familles s’organisent-elles ? à quelles logiques individuelles et familiales répondent les compor-tements des uns et des autres  ? Quels sont les coûts associés à la «  production  » familiale de prise en charge  ? Comment le soutien familial s’ajuste-t-il aux soutiens émanant de la collectivité ?

La connaissance des mécanismes de mobilisation familiale, des arbi-trages individuels auxquels sont confrontés les aidants potentiels,

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et des coûts associés à la production domestique d’aide apparaît en effet essentielle pour nourrir le débat sur l’articulation à mettre en œuvre entre solidarités publiques et soli-darités privées. Ceci est d’autant plus vrai que l’action des pouvoirs publics semble de plus en plus s’orienter vers une politique «  d’aide aux aidants  », politique pouvant être interprétée au regard du principe de subsidiarité fondant l’aide sociale en France. Les récents rapports publics relatifs à la prise en charge des personnes âgées dépendantes pointent en effet comme action publique prioritaire le soutien aux aidants informels5. Cette orientation, a priori moins coûteuse pour les pouvoirs publics qu’une production publique de prise en charge, est sans doute contrainte par le peu de flexibilité qu’offrent les finances publiques. Il n’en demeure pas moins qu’en positionnant leur intervention en aval de celle des familles, les pouvoirs publics conditionnent par la même occasion l’efficacité de leur action aux comportements individuels et familiaux de prise en charge.

Le vieillissement de la popula-tion ne fait que renforcer l’intérêt porté à la question du rôle que nos sociétés souhaitent confier aux familles dans la prise en charge de la dépendance. L’effet induit par le vieillissement de la popu-lation sur la demande de soins de longue durée et sur la capacité des familles à assurer la prise en charge dépend de l’évolution de la morbidité aux âges élevés. L’évolu-

tion de la morbidité fait cependant l’objet de débats controversés. Au regard des travaux récents dans le cas français, on semble se situer dans un scénario de relative stabi-lité de la morbidité, n’impliquant ni une contraction ni une expan-sion du temps passé en situation de dépendance, mais unique-ment son décalage dans le temps (Cambois et Robine, 2006  ; Duée et Rebillard, 2006). Malgré tout, même en postulant une relative stabilité de la morbidité, les effets de cohorte liés au vieillissement de la population se traduiront par une augmentation du nombre de personnes ayant besoin d’aide dans les activités quotidiennes. Les plus de 75 ans, qui représen-taient 37 % des plus de 65 ans en 1960, en représentent aujourd’hui 53% et en représenteront 61 % en 2060. Par ailleurs, il semblerait que la période de vie en situa-tion de dépendance «  lourde » ait tendance à se contracter au profit d’une période légèrement plus longue en situation de dépendance « faible ou modérée » (Cambois et Robine, 2006). Cette tendance, si elle s’avère confirmée par les travaux futurs, favoriserait le vieil-lissement à domicile des popula-tions âgées et renforcerait donc le rôle des aidants familiaux dans la prise en charge.

L’analyse économique des comportements individuels et familiaux de prise en charge

L’ étude de l’aide familiale se trouve à la croisée de nombreux champs disciplinaires tels que la démo-

graphie, l’économie, l’histoire, la gérontologie ou la sociologie. Dans le champ économique, au sein duquel s’inscrit le travail que nous avons mené, l’aide informelle a fait l’objet d’analyses diverses, tant théoriques qu’empiriques. Suivant leurs objets d’étude, ces recherches peuvent relever principalement de l’économie de la famille, de l’éco-nomie de la santé, de l’économie du travail ou encore de l’économie publique. Le travail de recherche que nous avons mené emprunte plus ou moins directement des éléments d’analyse à chacun de ces champs d’étude économique. Il est basé sur une approche micro-économétrique et construit autour de trois objets d’étude : - le fonctionnement de la «  PME familiale  » et l’articulation des comportements d’aide au sein de la famille, - l’arbitrage individuel entre offre d’aide informelle et offre de travail, - l’incidence des aides publiques sur le soutien familial. Trois carac-téristiques importantes de notre approche méthodologique doivent être soulignées avant de présenter les principaux résultats.

Les analyses que nous avons menées se sont restreintes à l’aide familiale dont bénéficient les personnes âgées dépendantes vivant en domicile ordinaire. En excluant de notre champ d’étude les personnes en insti-tution, nous privons l’analyse d’une population dont les besoins de prise en charge sont géné-ralement supérieurs à ceux vivant à domicile mais surtout

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5. Cf. par exemple le rapport de la Conférence de la famille 2006 (Fouquet, 2006), les rapports de la Cour des comptes (2008, 2009) ou encore la note de veille du Centre d’analyse stratégique (2010).

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d’une composante importante de la décision familiale de prise en charge. Choisir de soutenir une personne âgée dépendante à domicile ou au contraire d’orga-niser la prise en charge en insti-tution constitue un préalable à de nombreuses décisions indivi-duelles et familiales relatives à l’organisation de la prise en charge. Il convient donc de garder à l’esprit que nos analyses sont menées sur une population ayant fait le « choix » de demeurer à domicile. Cette restriction est cependant pertinente au regard du rôle déter-minant que les familles jouent, dans ce cas, dans la production de prise en charge et de la volonté des pouvoirs publics de favoriser le soutien à domicile.

Une autre caractéristique impor-tante de notre travail est la place particulière que nous accordons à l’analyse des comportements d’aide des enfants des personnes âgées dépendantes ne pouvant plus compter sur l’aide d’un conjoint. Se focaliser sur l’aide des enfants présente de notre point de vue deux intérêts majeurs. Premiè-rement, bien que les conjoints soient la principale source d’aide, les enfants sont a priori sujets à des arbitrages économiques plus prégnants. Pour les conjoints en effet, le choix de s’impliquer ou non dans la prise en charge appa-raît fortement contraint par des considérations normatives tout autant que par une logique écono-mique voulant que leur aide, en particulier en tant que cohabitant inactif, soit relativement moins coûteuse que celle des autres

membres de la famille. Pour les enfants en revanche, le choix de s’impliquer ou non dans la prise en charge et le choix du degré d’impli-cation est moins « automatique », d’une part parce qu’ils ont, dans une certaine mesure, la possibilité de faire reposer la prise en charge sur leurs frères et sœurs et d’autre part, parce que leur aide peut s’avé-rer relativement coûteuse dès lors, par exemple, qu’ils habitent à une certaine distance du parent dépen-dant ou qu’ils doivent renoncer à tout ou partie de leur activité professionnelle. Par ailleurs, le comportement d’aide des enfants, très majoritairement non cohabi-tants avec leur parent, est plus faci-lement observable que celui des conjoints. Il est en effet relative-ment difficile de distinguer dans le cas des cohabitants les comporte-ments relevant d’une organisation domestique préalable à l’entrée en dépendance d’un membre du ménage de ceux relevant directe-ment de la prise en charge d’une personne âgée dépendante. Nous portons finalement un regard plus précis sur le comportement des enfants lorsque le parent dépen-dant ne peut plus compter sur l’aide d’un conjoint, puisque les enfants sont dans ce cas la prin-cipale source de prise en charge. L’analyse montre par ailleurs que les comportements et les contraintes pesant collectivement sur les enfants d’une même fratrie ne sont pas les mêmes suivant que le parent dépendant a ou non un conjoint à ses côtés.

Enfin, il convient de souligner que notre objet d’étude et la démarche

empirique que nous avons choisi d’adopter exigent de disposer de données statistiques particulière-ment riches. L’étude empirique des transferts au sein de la famille et des comportements sous-jacents nécessite en effet des informations sur les transferts eux-mêmes (leur existence et le cas échéant leur nature et leur intensité), sur les caractéristiques des bénéficiaires de ces transferts (les personnes âgées dépendantes dans notre cas), sur les caractéristiques des aidants, mais aussi sur l’ensemble des aidants potentiels dès lors que l’on étudie la formation des configurations d’aide familiales. Nos estimations économétriques sont menées sur deux sources de données qui comportent l’essentiel des informations dont nous avons besoin  : l’enquête européenne SHARE (Survey of Health, Ageing and Retirement in Europe) et l’enquête HSM (Handicap-Santé Ménage).

Vers une diminution du soutien familial ?

Le premier axe d’analyse ayant guidé nos recherches est relatif au fonctionnement de la « PME fami-liale  », c’est-à-dire au fonctionne-ment de la famille dans sa fonction de producteur de prise en charge. Plus précisément, l’objectif est d’étudier les logiques individuelles et familiales sous-jacentes à l’or-ganisation de la prise en charge à domicile et plus particulièrement les mécanismes guidant la forma-tion de ce que nous appellerons les configurations d’aide  : comment s’organise le partage du soutien au

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sein de la famille ? Pourquoi certains individus s’impliquent-ils dans la prise en charge et d’autres pas ?

La prise en charge d’une personne âgée dépendante apparaît comme un moment particulièrement propice à l’étude plus générale des mécanismes de solidarités fami-liales puisqu’elle constitue une période où l’on peut observer des transferts non marchands à la fois denses et impliquant un réseau familial dépassant le périmètre du ménage. L’étude des déterminants démographiques, économiques et sociaux de la mobilisation fami-liale est par ailleurs riche d’ensei-gnements pour le décideur public puisqu’elle permet en partie d’an-ticiper les évolutions futures de l’offre d’aide informelle.

La question de l’évolution future de l’offre d’aide informelle est importante car elle conditionne le débat sur la place à donner aux solidarités publiques dans la prise en charge de la dépendance. Les solidarités familiales sont souvent décrites comme étant en voie d’effritement. De ce point de vue, les économistes mettent généra-lement l’accent sur l’inadéquation entre les évolutions attendues de la « demande » et de « l’offre » d’aide informelle. D’un côté, le vieillisse-ment de la population engendre-rait une augmentation du besoin de prise en charge et donc une augmentation de la «  demande  » d’aide informelle et profession-nelle. De l’autre, un certain nombre d’évolutions socio-démographiques auraient pour conséquence une diminution de l’«  offre  » d’aide

informelle. Différents arguments sont avancés. Certains renvoient aux évolutions des configurations familiales telles que la diminu-tion du nombre moyen d’enfants par femme ou la fragilisation des couples. D’autres arguments renvoient à l’évolution des carac-téristiques socio-économiques des aidants potentiels comme la parti-cipation accrue des femmes au marché du travail ou la plus grande mobilité géographique des enfants vis-à-vis de leurs parents.

Le consensus existant sur la dimi-nution programmée de l’aide infor-melle repose, nous semble-t-il, sur une hypothèse implicite forte d’indépendance des comporte-ments d’aide au sein de la famille. Sous cette hypothèse, tout facteur venant diminuer l’aide de certains membres de la famille conduit mécaniquement à une diminu-tion de l’aide familiale dans son ensemble  : le déclin du nombre d’enfants par femme ou la fragili-sation des couples diminueraient le nombre d’aidants potentiels et donc l’aide familiale globale, tandis que les femmes, plus souvent actives occupées, ou les enfants, plus souvent éloignés géographi-quement de leurs parents, rédui-raient leur implication individuelle dans la prise en charge, diminuant ici aussi l’aide familiale dans son ensemble. Cette hypothèse invite à penser la formation des confi-gurations d’aide familiales comme une simple juxtaposition de comportements individuels indé-pendants. Elle apparaît néanmoins peu réaliste et mérite d’être remise en cause par une analyse tenant

compte de la dimension fami-liale guidant les comportements individuels.

Les analyses que nous avons menées à l’échelle européenne démontrent à ce titre l’importance d’inscrire dans une perspective familiale d’ensemble l’étude des comportements individuels de prise en charge. Tout d’abord, l’im-plication des enfants dans la prise en charge de leur parent dépen-dant apparaît très sensible au fait que le parent dépendant puisse ou non compter sur un conjoint  : les enfants compenseraient en partie l’absence d’un conjoint aidant. L’interdépendance des compor-tements d’aide est aussi visible à l’intérieur même des fratries confrontées à la dépendance d’un parent dépendant. Pour une personne âgée sans conjoint, le nombre de ses enfants vivants n’aurait en particulier pas d’effet significatif sur la probabilité qu’elle reçoive un soutien d’au moins l’un d’entre eux. Il semblerait donc que la norme sociale de prise en charge d’un parent dépendant ne pèse pas réellement sur les enfants séparément mais sur les fratries dans leur ensemble. La diminution de la taille moyenne des fratries, constatée dans certains pays européens, devrait donc avoir des conséquences sur les enfants, plus souvent mis à contribution, plutôt que sur les parents dépendants. L’étude de l’interdépendance des comportements d’aide au sein des fratries de deux enfants montre enfin que le choix d’un individu d’apporter ou non une aide à un parent âgé dépendant interagit

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avec le choix de son frère et de sa sœur mais aussi avec les caractéris-tiques de ce dernier, illustrant ainsi la diversité des choix familiaux suivant les caractéristiques écono-miques et sociales de la famille.

L’ existence d’une forte dimension familiale dans les comportements individuels de prise en charge est un résultat important qui conduit à requestionner le consensus sur la diminution programmée de l’aide familiale. En effet, la moindre implication ne conduirait pas mécaniquement à une dimi-nution globale de l’aide familiale. Malgré les évolutions démogra-phiques, sociales et économiques que connaît la famille, le maintien du soutien informel est donc envi-sageable dès lors qu’au sein d’une même famille, la moindre impli-cation des uns est compensée par une implication accrue des autres.

Soutenir un parent âgé dépendant se fait-il au détriment de l’emploi ?

Le second questionnement ayant structuré notre travail de recherche concerne l’insertion des aidants sur le marché du travail. Nous nous demandons en particulier si l’exercice d’une activité profes-sionnelle et l’aide d’un proche âgé dépendant ne constituent pas deux activités concurrentes. La compréhension des mécanismes d’arbitrage individuel est ici aussi importante en termes de poli-tiques publiques. La question est en effet de savoir si une politique publique visant à prolonger l’acti-vité des seniors est compatible

avec une politique consistant à soutenir et renforcer le maintien à domicile des personnes âgées dépendantes, solution qui n’est envisageable qu’avec le soutien de proches. La question de l’arti-culation entre temps de travail et temps d’aide renvoie par ailleurs à la question du coût économique de l’aide informelle. En effet, la grande majorité des transferts destinés aux personnes âgées dépendantes s’effectue sous forme de services (Attias-Donfut, 1995 et 1996, Wolff, 2000). à partir de l’enquête européenne SHARE, on évalue en particulier à moins de 5 % la propor-tion d’individus aidant financière-ment leurs parents âgés (Attias-Donfut et Wolff, 2007  ; Bonsang, 2007). L’aide apportée sous forme de services n’est cependant pas gratuite et il convient, pour nourrir la réflexion sur le partage optimal entre solidarités privées et solida-rités publiques, d’évaluer les coûts induits par la production fami-liale de prise en charge. L’étude du possible renoncement, partiel ou total, au marché du travail s’inscrit directement dans cette démarche. Les contraintes que fait peser l’aide informelle sur l’activité doivent en effet être assimilées à un coût direct pour les individus concernés mais aussi à un coût social, dû par exemple à la diminution des coti-sations sociales, la moindre flexi-bilité de la population active, la moindre accumulation de capital humain ou encore le renforcement des inégalités sur le marché du travail entre hommes et femmes.

La question du renoncement à l’exercice d’une activité profession-

nelle revêt de plus un sens parti-culier au regard de l’âge des indi-vidus confrontés à la dépendance d’un parent car le choix d’aider ou non un parent âgé peut intera-gir avec la décision de départ à la retraite. L’implication dans la prise en charge d’un parent âgé dépen-dant pourrait en particulier inciter ou contraindre les seniors à quitter prématurément le marché du travail.

Au niveau européen, les analyses empiriques que nous avons menées montrent qu’au-delà d’une certaine quantité d’aide, les aidants exerçant une activité professionnelle réduisent leur offre de travail. La littérature montre par ailleurs que le fait d’aider se traduit par une réduction du taux de salaire, certains aidants pouvant renoncer à certaines opportunités professionnelles ou accepter des emplois moins rémunérés s’ils permettent une plus grande proxi-mité géographique avec le domicile de la personne aidée ou un aména-gement des horaires.

Pour autant, ces aménagements de la vie professionnelle ne vont que très rarement jusqu’à la sortie du marché du travail dès lors que l’aide ne dépasse pas 15-20 heures par semaine. Le rôle d’aidant n’aurait dans ce cas qu’un effet très faible, voire non significatif, sur la parti-cipation au marché du travail. La littérature sociologique offre des explications à cette relative insensibilité de la participation au marché du travail à la prise en charge d’un parent âgé dépendant. Travailler apparaît tout d’abord comme une source de répit, qui

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libère du rôle d’aidant(e) : « Et puis c’est vrai que d’être au boulot, ça aide quand même à décompres-ser (…) Heureusement qu’il y avait le boulot ! Ah oui ! S’il n’y avait pas eu le travail...» (déclaration d’une aidante tirée de Le Bihan et Martin, 2006). Travailler peut aussi représenter une «protection» pour l’aidant, lui permettant de ne pas totalement être absorbé par la fonction d’aidant, en particulier lorsque les besoins de la personne aidée s’accroissent.

L’enquête Handicap-Santé « aidants informels » (DREES, INSEE) menée en France confirme ce résultat  : parmi les aidants n’exerçant pas d’activité professionnelle, seuls 2 % déclarent que leur non-participa-tion au marché du travail est due à leur rôle d’aidant. En revanche, 11 % des aidants déclarent qu’ils ont dû procéder à des aménage-ments de leur vie professionnelle (modification des horaires, rappro-chement du lieu de travail, arrêt de travail, changement d’emploi…).

Au final, la substitution entre temps de travail et temps d’aide informelle apparaît bien réelle mais limitée aux aidants apportant un soutien conséquent. Comme nous l’avions initialement suggéré, ce résultat illustre, du point de vue du décideur public, l’opposition entre une politique visant à accroître l’activité professionnelle des seniors et une politique visant à encourager le maintien à domicile des personnes âgées dépendantes.

Pour une majorité d’aidants, la vie professionnelle est néanmoins

préservée au prix de certains sacri-fices. Aider, sans renoncer (dans la mesure du possible) à son activité professionnelle, se traduit en effet par une contraction des temps familiaux et sociaux. Des travaux épidémiologiques pointent par ailleurs les effets négatifs de l’aide informelle sur l’état de santé des aidants. L’aide informelle pourrait donc avoir des effets plus diffus à long terme sur l’offre de travail en particulier sur la décision de départ à la retraite, dont on sait qu’elle est en partie déterminée par l’état de santé des individus.

Ces différents résultats suggèrent d’orienter les politiques publiques vers la recherche d’instruments de conciliation entre activité profes-sionnelle et activité d’aidant. Ceux-ci peuvent s’inscrire dans une démarche d’«  aide aux aidants  » visant à réduire les coûts associés à la production familiale de prise en charge. Ils peuvent aussi s’ins-crire dans une démarche visant à favoriser le recours à une prise en charge professionnelle, visant à permettre aux aidants familiaux de ne pas accroître leur implica-tion au détriment de leur activité professionnelle.

Les aides publiques évincent-elles les solidarités familiales ?

Enfin, la troisième thématique de recherche étudiée concerne l’arti-culation des transferts publics et privés destinés aux personnes âgées dépendantes. En particulier, une question centrale est celle de la manière dont la famille ajuste sa production de prise en charge

lorsque l’état, par l’intermédiaire par exemple d’un financement public de l’aide professionnelle, offre lui aussi des soins de longue durée. Cette question renvoie au traditionnel effet d’éviction pointé par les économistes, selon lequel le renforcement des solidarités publiques se traduirait par un affaiblissement des solidarités familiales. Si l’objectif du décideur public est bel et bien d’accroître la prise en charge, en finançant une aide professionnelle venant s’ajou-ter à l’aide informelle préexis-tante, la présence d’un effet d’évic-tion mettrait en évidence une perte d’efficacité des politiques publiques destinées aux personnes âgées dépendantes. Cependant, comme évoquée précédemment, le décideur public peut aussi avoir pour objectif de soulager les aidants informels d’une partie de la prise en charge, en particulier si celle-ci se traduit par une réduc-tion de l’implication des aidants sur le marché du travail ou par une détérioration de leur état de santé, deux effets indirectement coûteux pour les pouvoirs publics. Dans ce cas, le fait d’observer une dimi-nution de l’aide familiale suite au recours à une aide professionnelle financée par l’état ne correspon-drait pas à un effet indésirable.

évaluer l’effet du recours à l’aide professionnelle sur l’aide familiale permet en tout cas d’identifier les principaux bénéficiaires d’une politique de subvention de l’aide professionnelle. En cas de forte substitution, les aidants familiaux apparaîtraient comme les princi-paux bénéficiaires  : ils réduiraient

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leur implication dans l’aide tandis que la personne aidée ne bénéficie-rait pas d’un volume d’aide global plus conséquent. En cas de relative inélasticité de l’aide familiale, la personne aidée serait la principale bénéficiaire : elle verrait sa prise en charge augmentée en termes de volume tandis que les aidants ne réduiraient pas leur implication.

à partir des données de l’enquête Handicap Santé (DREES, INSEE), nous avons analysé dans le contexte français l’effet du recours à l’APA sur la mobilisation familiale. Nos résultats confirment ceux des différentes études internationales sur cette question  : toutes choses égales par ailleurs, les finance-ments publics permettant de recourir à des aidants profession-nels ne se traduisent pas par un net désengagement de la famille dans la prise en charge. Des résul-tats complémentaires permettent cependant de nuancer ce constat général. Tout d’abord, les individus cohabitant avec les bénéficiaires (en première ligne les conjoints) apparaissent comme une source d’aide alternative à celle apportée par les professionnels financés par l’APA. Ceci est d’autant plus vrai que le niveau de dépendance du bénéficiaire est faible et nécessite donc une prise en charge pouvant être supportée uniquement par des cohabitants ou unique-ment par des professionnels. En revanche, nos résultats montrent que l’implication des individus non cohabitant est insensible au recours à l’APA, sauf si le bénéfi-ciaire est très dépendant et ne peut pas compter sur l’aide de cohabi-

tants. Dans cette situation, l’aide qu’ils apportent apparaît aussi comme une alternative à l’aide des professionnels financée par l’inter-médiaire de l’APA. Par ailleurs, le soutien professionnel financé par la collectivité tend à réduire de manière générale le nombre d’acti-vités d’aide dans lesquelles inter-viennent les aidants familiaux. Cependant, parmi les bénéficiaires recevant une aide informelle, ce recentrage de l’aide ne donne pas lieu à une diminution générale du temps d’aide. D’une manière géné-rale, l’intervention de profession-nels financés par l’APA induirait donc un redéploiement de l’aide familiale, la moindre implication dans certaines activités étant compensée par une implication accrue dans d’autres.

Pour le décideur public, ce résultat montre que la politique de soutien aux personnes âgées dépendantes mise en œuvre à travers l’APA a deux effets majeurs. D’une part, elle augmente la prise en charge des personnes âgées dépendantes, dont une partie importante ne pourrait pas recourir à de l’aide professionnelle sans financement public. D’autre part, elle diminue, même de façon réduite, la charge pesant sur les familles. Ce sont en particulier les aidants de première ligne, à savoir les cohabitants et dans une moindre mesure les non cohabitants lorsque la personne âgée dépendante vit seule, qui semblent le plus bénéficier de l’allocation.

Ces différents éclairages montrent que le soutien familial doit être

au cœur des réflexions induites par la réforme de l’organisation de la prise en charge du risque dépendance. Des analyses complé-mentaires sont nécessaires, telles que celles relatives aux inégalités sociales. Dans la pratique, un système faisant reposer la prise en charge sur les familles tend tout d’abord à renforcer les inégalités socio-économiques entre hommes et femmes, étant donné que la production domestique de prise en charge, et les coûts qui y sont associés, sont plus majoritaire-ment supportés par la population féminine. Plus généralement, faire reposer le risque dépendance sur les solidarités privées s’accompagne sans doute d’effets anti-redistribu-tifs entre familles. Bien que cela reste à démontrer, on peut vrai-semblablement supposer que les familles ayant les niveaux de vie les plus modestes sont plus fréquem-ment mises à contribution que les familles plus aisées. On observe en effet de fortes inégalités sociales d’espérance de vie sans incapacité, auxquels s’ajoutent certainement un recours à des aidants profes-sionnels - déchargeant la famille d’une partie de la prise en charge - croissant avec le niveau de vie. Aux inégalités sociales inter-familiales pourraient par ailleurs s’ajouter des inégalités sociales intra-familiales. Les travaux que nous menons actuel lement suggèrent que l’organisation familiale de la prise en charge conduit à faire reposer l’aide sur les membres de la famille ayant les plus faibles coûts d’op-portunité (par exemple ceux qui sont peu présents sur le marché du travail ou ont les plus faibles quali-

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fications). Avec un tel mécanisme d’allocation intra-familiale, les effets potentiellement négatifs du rôle d’aidant (réduction du temps de travail, dégradation de l’état de santé) pourraient alors se concen-trer sur les plus fragiles.

Ces différentes analyses démontrent la nécessité de dépasser la question strictement financière de la prise en charge des personnes âgées. Les enjeux financiers sont certes importants, mais il convient de tenir compte des incidences plus diffuses et plus difficilement observables d’un système de prise en charge plaçant les solidarités familiales comme principal méca-nisme assurantiel. On ne saurait en effet réduire la question de l’articu-lation entre solidarités publiques et solidarités privées à un face à face entre un soutien collectif coûteux d’un côté et un soutien familial gratuit de l’autre. Au final, bien que difficilement observables et quantifiables sous forme moné-taire, il importe de tenir compte de ces différents coûts, au risque sinon de faire reposer à outrance la prise en charge de personnes âgées dépendantes sur les familles.

RéFéRENCES

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La Lettre de l’Observatoire des Retraites Décembre 2013 - N°20

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Leila HuGueS

> LA DéPENDANCE

Une innovation dans le maintien à domicile des personnes âgées : le gestionnaire de cas

Assistante sociale cadre à l’Institut hospitalier franco-britannique et membre du réseau de santé ville-hôpital à Levallois-Perret.

Leila Hugues est titulaire de la licence en assistance médico-sociale de la Faculté de Santé publique de Beyrouth. Elle a consacré son mémoire de licence aux captifs libérés de la prison d’Al Khiam et publié en 1996 « La torture de la captivité et la souffrance de la libération » aux éditions Bilal (Beyrouth). Elle a suivi un Deug de sociologie à Caen avant d’obtenir le diplôme d’assistante de service social à Paris. Plus récemment, son expérience profession-nelle l’a incitée à entreprendre un master d’éducation familiale et intervention socio-édu-cative à l’Université Paris-Ouest Nanterre la Défense, et à consacrer son mémoire au « ges-tionnaire de cas », une fonction nouvelle, encore expérimentale, qui répond aux lacunes qu’elle a constatées sur le terrain. Elle présente ici les raisons de cette innovation, son mode de fonctionnement, et plaide pour son extension.

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Le réseau intégré est un dispositif local formé par les acteurs/inter-venants existants et appartenant à des structures locales œuvrant pour le maintien à domicile de la personne âgée. Le réseau intégré lie ces structures entre elles par une charte et introduit le gestion-naire de cas, un intervenant pivot unique. Le gestionnaire de cas est un nouveau professionnel qui assume une fonction émergente appelée gestion de cas ou case management. Il s’investit intensé-ment auprès de la personne âgée et auprès des intervenants. Il coor-donne ces derniers et assure la continuité de l’accompagnement global de la personne âgée, quel que soit le lieu où elle se trouve.

Il constitue l’interlocuteur direct de la personne âgée et de son médecin traitant. Le gestionnaire de cas instaure une relation multi-dimensionnelle qui se formalise en trois fonctions globales : la fonction intégratrice, la fonction mobilisatrice des ressources des partenaires, et la fonction sociale du fait de l’accompagnement des personnes âgées. Je m’intéresse tout particulièrement à trois des fonctions transversales communes à ces trois fonctions globales : celle d’intermédiaire, celle de porte-parole et celle d’accompagnement global.

L’intérêt de cette nouvelle fonction de gestionnaire

de cas

C’est mon expérience de terrain, les constats et les réflexions auxquelles cela m’a conduite, qui m’ont amenée à étudier l’accom-pagnement par le gestionnaire de cas des personnes âgées en perte d’autonomie vivant à leur domicile.

• Premièrement, j’accompagne moi- même des personnes âgées hospitalisées. Certaines vivent des situations complexes et sont dans le refus d’aide et de soins. Leur situation ne cesse de se dégrader dans un environnement de prise

La Lettre de l’Observatoire des Retraites Décembre 2013 - N°20

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Leila HuGueS

Une innovation dans le maintien à domicile des personnes âgées, le gestionnaire de cas (suite...)

en charge et d’accompagnement institutionnels partiellisés et peu coordonnés. Je suis arrivée à la conclusion qu’il manque une approche spécifique et plus de temps pour assurer une continuité dans l’accompagnement de ces personnes.

• Deuxièmement, le système français d’aides et de soins reste complexe et cloisonné. Les progrès de la médecine ont pour consé-quence le prolongement de l’espé-rance de vie et l’accroissement du nombre des personnes âgées en perte d’autonomie. Cela interroge la société alors que le système de santé consomme une grande part de la richesse nationale.

• Troisièmement, les réseaux inté-grés en Amérique du Nord, notam-ment au Québec, et en Europe (Suisse, Italie…) ont démontré leur capacité à répondre aux exigences entraînées par le maintien à domi-cile d’une personne âgée vivant une situation complexe tout en limi-tant les coûts et en diminuant le nombre d’hospitalisations aux urgences. En France, l’état a initié en 2006 une démarche d’expérimentation du projet PRISMA1 québécois sous la dénomination de « PRISMA France  ». En pratique, ceci se traduit par l’implantation de réseaux intégrés avec, en leur sein, des gestionnaires de cas.

• Quatrièmement, pendant mes études et lors d’une des enquêtes de terrain, j’avais interviewé les acteurs d’un réseau de santé

gérontologique local. Ils m’avaient signalé un manque récurrent de suivi des recommandations émises lors des réunions mensuelles sur les situations préoccupantes présentées. Ils ont précisé qu’il manquait au réseau un professionnel dédié à la coordination et au suivi.Une tension existe, dans le champ gérontologique, entre l’exercice basé sur une coordination inter-professionnelle fondée sur les affi-nités entre les acteurs, et le travail en partenariat fondé sur la coordi-nation formelle en systématisant et perfectionnant le suivi dans le but d’obtenir des résultats.

• Et enfin, cinquièmement, les apports théoriques de la socio-logie dite «  de la traduction  » sur le travail en réseau montrent la nécessité des fonctions de porte-parole et d’intermédiaire pour la pérennité d’un réseau et pour la coopération entre les acteurs. Ces deux fonctions sont présentes dans les pratiques de gestionnaire de cas, mais ne sont pas identifiées comme telles dans les pratiques professionnelles, ni dans la littéra-ture spécialisée.

Comment les fonctions d’intermédiaire et de porte-

parole permettent-elles au gestionnaire de cas

d’instaurer une relation multidimensionnelle avec et autour de la personne âgée ?

Pour tenter de répondre à cette question, je suis partie de l’hypothèse que les fonctions d’intermédiaire et de porte-parole

du gestionnaire de cas devraient permettre d’accompagner globale-ment les situations complexes des personnes âgées.

Pour vérifier mon hypothèse, j’ai interviewé huit gestionnaires de cas, une ergothérapeute, une psychologue, quatre assistantes de service social et deux infirmières. J’ai aussi interviewé trois personnes ressources/aidants naturels, une nièce, une fille et une gardienne d’immeuble. J’ai enquêté dans les trois réseaux intégrés existant en France. Le réseau Ancrage à Paris 16ème arrondissement, fonctionne selon le modèle Coordination des Personnes Agées (COPA). Les deux autres réseaux sont la MAIA Autonomie 75.20 dans le 20ème arrondissement à Paris, et la MAIA 68 à Mulhouse. Ils fonctionnent tous les deux selon le modèle PRISMA et son adaptation sous la forme des Maisons pour l’Autono-mie et l’Intégration des malades Alzheimer ou « MAIA ».

Dans mon mémoire, je me suis arrêtée sur les concepts et les notions qui m’ont aidée à comprendre les trois fonctions de gestionnaire de cas que sont la coordination, la coopération et la collaboration. J’ai défini également les éléments de système que sont le réseau intégré et le gestionnaire de cas. J’ai mobilisé la sociologie de la traduction à partir des travaux de Michel CALLON et Bruno LATOUR. Je me suis appuyée aussi sur les travaux conceptuels, en particu-lier l’analyse stratégique et systé-mique, les analyses ergonomiques

La Lettre de l’Observatoire des Retraites Décembre 2013 - N°20

3. Programme de Recherche pour Intégrer les Services de Maintien de l’Autonomie.

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Décembre 2013 - N°20

Une innovation dans le maintien à domicile des personnes âgées, le gestionnaire de cas

du travail dans l’interaction faites principalement par Marianne CERF et Pierre FALZON, les travaux de Michel PERSONNE et de Richard VERCAUTEREN sur l’accompagne-ment et enfin les théories du care.

Pourquoi avoir choisi la socio-logie de la traduction parmi d’autres courants sociologiques ? Ma démarche a commencé avec mon mémoire de Master I intitulé : «  Les réseaux de santé gérontolo-gique, un processus ». Aucun autre courant théorique ne me permet de détailler le processus de consti-tution du réseau aussi bien que le permet la sociologie de la traduc-tion. En effet, les méthodes d’ana-lyses des autres courants sont liées aux organisations traditionnelles et n’étudient que partiellement le réseau et l’action de ses acteurs. De plus, la sociologie de la traduction permet d’analyser les deux fonc-tions transversales présentes dans les pratiques des gestionnaires de cas qui sont les fonctions d’inter-médiaire et de porte-parole. Comme le montrent les travaux de Michel PERSONNE et de Richard VERCAUTEREN, l’accompagnement global est émancipateur et laisse une place à la personne aidée et à toute personne se trouvant dans son entourage. J’ai constaté que l’accompagnement global est indissociable des pratiques du care. Tous les deux sont spécifiques et contextualisés. L’émancipation de la personne âgée, son épanouisse-ment et la transformation engen-drée dans sa situation passent nécessairement par une proximité avec elle, par le fait de se soucier de

sa personne et des particularités de sa situation et de prendre soin d’elle par une activité concrète qui répond à son besoin.

L’analyse ergonomique du travail dans l’interaction, selon les travaux de Marianne CERF, de Pierre FALSON et de leurs collaborateurs, permet de mieux comprendre l’im-plication de la personne âgée et du gestionnaire de cas dans la produc-tion de service. Cette approche met la personne âgée au cœur d’une relation interactive et vise l’amélio-ration puis la transformation de la situation d’offre et de demande de services.

Comment le gestionnaire de cas s’y prend-il pour se faire

accepter par la personne âgée, instaurer une relation

d’aide avec elle pour un accompagnement global ?

Le gestionnaire de cas ménage la personne âgée en venant chez elle. Il installe avec elle une proxi-mité au fil de fréquentes visites à domicile. Il ne prévoit pas en avance son activité auprès d’elle et ne peut rien lui imposer. Il prend le temps de la convaincre afin que la demande d’améliorer sa situation vienne d’elle. Il est en interaction avec elle et la fait parti-ciper à toute décision concernant sa situation. C’est son partenaire, autonome et capable de faire un choix. Le langage du gestionnaire de cas valorise les possibilités et les efforts fournis par la personne âgée. Il présente délicatement ses missions et ses rôles, adapte ses explications, l’écoute beaucoup

et attentivement, identifie ses besoins et les particularités de sa situation, provoque sa parole et va dans son sens afin de l’amener à lui faire confiance, à provoquer chez elle l’envie de le revoir et d’accepter qu’il améliore ses conditions de vie.

Le gestionnaire de cas remplit la fonction d’intermédiaire dans la situation de la personne âgée. Il fait le lien entre les partenaires impliqués, prédéfinit leurs rôles, les met en contact les uns avec les autres. Il favorise l’information et la communication autour des problématiques de la personne âgée. Il met de la clarté dans la situation, ce qui facilite l’inter-vention et l’adaptation en cas de changement. Le gestionnaire de cas introduit les partenaires dans la situation et les coordonne.

Le gestionnaire de cas n’est pas le porte-parole absolu de la personne âgée. Celle-ci choisit un porte parole en fonction de ses facultés cognitives et de son entourage proche. Les troubles cognitifs perturbent chez la personne âgée le processus d’expression de ses volontés et de ses désirs, faussent sa perception sur ce qui l’entoure et l’empêchent d’identifier le gestionnaire de cas comme son propre porte-parole. Elle choisit plutôt une autre personne interve-nant chez elle tous les jours.

Une catégorie de gestionnaires de cas refuse de se dire porte-parole de la personne âgée. L’une d’entre elles se reconnait comme le réfé-rent de la personne âgée, et non pas son porte-parole, notion plus

La déPeNdaNCe

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Leila HuGueS

Une innovation dans le maintien à domicile des personnes âgées, le gestionnaire de cas (suite...)

militante et politique que profes-sionnelle, dit-elle. Une autre avance qu’il est normal pour une personne âgée d’avoir plusieurs paroles et plusieurs porte-parole, dont le gestionnaire de cas dans le domaine qui le concerne. Enfin une dernière refuse d’être la porte-parole de la personne âgée par peur de perdre la distance néces-saire à un accompagnement juste. Elle veut se protéger de la souf-france qui peut être provoquée par la situation douloureuse de la

personne âgée. Elle évoque aussi le risque de déformer la parole de la personne âgée en la transmettant.

un nouveau mode de fonctionnement à promouvoir

Ce nouveau dispositif en réseau, intégré grâce au gestionnaire de cas, a été complètement adapté au contexte français. Il ne consti-tue pas une simple reproduction du modèle québécois. Il a sensi-blement amélioré l’accompagne-

ment et la continuité des soins et des services apportés à la personne âgée confrontée à une situation complexe. Il faut souhaiter que cette expérience soit pérennisée et étendue, non seulement dans le domaine de la gérontologie, mais dans celui de la psychiatrie où les situations rencontrées sont souvent complexes et présentent des problèmes de gestion et de coordination semblables.

La Lettre de l’Observatoire des Retraites Décembre 2013 - N°20

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Jean-marc abeRGeL

> LA DéPENDANCE

Les ingrédients de la réussite

Ingénieur social au sein du service Action sociale du groupe AGRICA

Réalisé sous la direction d’Anne-Cécile Bélgot, dans le cadre de l’Université Paris-Est Créteil Val-de-Marne, le mémoire de Jean-Marc Abergel, s’intitule « Vers une ingénierie du lien social, la personne âgée à l’heure du réseau ». à partir de son analyse du dispositif « Voisin-age » inventé par l’association « les petits frères des Pauvres », l’auteur s’interroge sur l’utilisation de l’individualisme et des outils informatiques de la société actuelle dans le développement de nouveaux espaces de lien social. Comment la personne âgée s’approprie-t-elle cet espace, ce réseau ? Comment allier vieillesse et modernité ? Il tire ici les enseignements de son étude et de 18 mois de réflexion professionnelle sur la création de dispositifs innovants.

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Sommes-nous aussi libres que nous le pensons, non seulement individuellement, mais collec-tivement ? Comment, sur de grands sujets sociétaux comme la relation à la personne âgée ou la création d’un nouvel EHPAD1

par exemple, devons-nous être amenés à envisager plutôt telles solutions que telles autres ? Quels sont les cadres dans lesquels les acteurs de toute problématique doivent aujourd’hui s’inscrire pour proposer des solutions qui soient non seulement cohérentes, non seulement viables, mais qui aient quelques chances d’être portées sur le devant de la scène par les acteurs qui construisent aujourd’hui la société ? Mon

objectif sera ici de mettre en relief quelques-uns de ces facteurs déterminants, qui semblent nécessaires à toutes réalisations, qu’elles soient sociales, politiques, industrielles ou autres. Analysés en amont, ils pourraient alors se révéler des facteurs clés dans la réussite des projets ou dispositifs que nous envisageons.

Choisir la bonne recette

Pour servir mon propos, je m’ap-puierai sur une étude2 menée auprès d’un dispositif destiné à mettre en lien les personnes âgées avec les habitants de leur quartier : un dispositif innovant, montré en exemple et maintes fois

récompensé par divers acteurs poli-tiques ou autres3. Il s’agit de Voisin-age, développé par l’association les petits frères des Pauvres. Un des objectifs de cette étude était justement d’en identifier les carac-tères remarquables dans le but de pouvoir les appliquer à d’autres dispositifs. Cette enquête m’a emmené au cœur, dans les traces et à la rencontre de quelques-uns de ces grands courants qui nous soumettent à leur force et nous imposent leur direction. Après des mois d’enquête sur le terrain, il est peu à peu devenu évident que c’est parce que le dispositif étudié utili-sait ces courants qu’il rencontrait un si vif succès.

La Lettre de l’Observatoire des Retraites Décembre 2013 - N°20

1. EHPAD : établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes. 2. J-M. Abergel, Vers une ingénierie du lien social : la personne âgée à l’heure du réseau, Mémoire DEIS 2012, consultable et téléchargeable sur le site du CEDIAS-Musée social http://cediasbibli.org/opac/index.php?lvl=notice_display&id=78137. 3. 1er prix 2010 « Initiatives de la Bientraitance » remis par la Mairie de Paris. Lauréat 2011 du concours « Vivre ensemble. grand prix 2011 de la Fondation SFR « Le numérique solidaire en faveur des personnes âgées ».

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Jean-marc abeRGeL

Les ingrédients de la réussite (suite...)

Parmi tous les courants qui nous influencent, j’en retiendrai trois qui constituent les composantes majeures du tissu social et de nos modes de vie : l’individualisation, la mise en réseau et la contrainte économique. L’objectif n’est pas de les dépeindre en profondeur, mais de montrer la dynamique dans laquelle ils s’inscrivent et de cher-cher à comprendre, pour chacun d’entre eux, comment ils ont été pris en compte par les petits frères des Pauvres, dessinant ainsi les contours d’une sorte de cahier des charges dont les composantes pourraient être envisagées comme des contraintes à inclure dans de futurs projets.

un morceau d’individualisation

Penchons-nous tout d’abord sur le phénomène de l’individualisation. Celle-ci désigne « le processus par lequel les individus acquièrent la capacité à se définir par eux-mêmes et non uniquement en fonction de leur appartenance à telle ou telle entité collective »4. Cette définition est intéressante, car elle porte en elle-même une notion de proces-sus qui renvoie à une transforma-tion, c’est-à-dire au passage d’un état à un autre par une succes-sion de phases ; autrement dit, du passage d’un point à dominé par les structures collectives à un point B où l’individu est devenu le point d’entrée. Ce déplacement constitue une transformation progressive qui depuis plusieurs siècles, agit sur le lien social, notion fourre-tout qui

décrit ce qui nous relie individuel-lement, collectivement, et consi-dère les relations que nous avons dans différents champs, échanges économiques, structures poli-tiques... à l’état actuel de nos civi-lisations occidentales, nous vivons ce processus et en ressentons les effets. L’individualisation n’est pas seulement liée aux jeunes généra-tions : la personne âgée y est aussi totalement impliquée, même si elle y est associée différemment de par son âge, sa culture de formation ou sa génération. Ainsi l’individualisation diffère, selon l’âge, le territoire de vie, l’expé-rience professionnelle, l’environ-nement social, le niveau d’instruc-tion. Elle est vécue différemment aujourd’hui si l’on est un enfant ou un adolescent, adepte de « la culture de la chambre »5 ou si l’on a vécu l’émancipation post soixante-huit. Ce processus, à l’œuvre depuis plusieurs siècles, est en proie à une vive accélération. Pourquoi ? Parce que nous avons créé de nouveaux outils (téléphone, voitures, ordi-nateurs, etc.), qui modifient nos espaces de vie de façon à mieux le servir. En tant qu’individu, nous pouvons aujourd’hui non seule-ment nous informer, mais aussi faire entendre notre voix, entrer dans des processus de finance-ments comme le crowfunding et ceci plus facilement que jamais.

Les petits frères des Pauvres ont tenu compte de ce premier facteur. L’association, créée en 1946, est dans un premier temps mise en péril par une individualisation qui

prend corps à travers la laïcisation de la société et une diminution de l’engagement traditionnel, qui touchent deux de ses valeurs constitutives. Pour ne pas entrer dans l’anonymat de la société contemporaine, se placer dans une dynamique de développement, continuer à recevoir des subsides, jouer un rôle de fer de lance pour son « public », il faut non seule-ment se réévaluer, mais accepter les changements qui s’imposent. C’est le tour de force réalisé par les petits frères des Pauvres, en accep-tant et en assumant des luttes internes. L’association se présente aujourd’hui comme une associa-tion laïque et travaille autrement la relation avec la personne âgée précarisée. Le bénévole n’est plus un individu formé et formaté qui agit au nom de l’association, avec une prescription déterminée. Lui et la personne âgée sont désormais deux citoyens qui vont construire la relation à leur guise, dans le respect de leur individualisation, à l’écoute de leurs propres valeurs et de leurs propres impératifs. On a d’abord légèrement changé de public en glissant d’une précarité financière à une précarité de lien puis à une simple création du lien. On ne travaille plus aujourd’hui avec un dispositif qui repose sur un engagement fort des bénévoles, mais sur un engagement faible, qui mise sur une simple partici-pation citoyenne. Les petits frères des Pauvres nous apprennent que l’on doit être non seulement dans le bon courant au moment de la création, mais aussi qu’un

La Lettre de l’Observatoire des Retraites Décembre 2013 - N°20

4. P-Y. Cusset, Le lien social, Paris, Editions Armand Colin, 2007, p. 80. 5. S. Octobre, « Les 6-14 ans et les medias audiovisuels », Réseaux, 2003/3, n° 119, p. 95-120 (la culture de la chambre correspond à partir de la classe de 5ème à une médiatisation dans la chambre et à une transmission de valeurs culturelles par cette voie).

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Décembre 2013 - N°20

Les ingrédients de la réussite

travail d’adaptation doit être effec-tué pour y rester. Pour garder ou acquérir une visibilité, l’association ne se contente pas de bien travail-ler les thématiques qui sont sur l’agenda politique, comme celles du logement et du maintien à domicile dans les années 70, mais c’est parce qu’elle se fond dans les valeurs sociétales et qu’elle devient laïque qu’elle est reconnue d’uti-lité publique au début des années 80. De même, c’est parce qu’au-jourd’hui elle transforme l’enga-gement bénévole en participation citoyenne et qu’elle individualise la relation à son public, qu’elle se voit qualifier d’innovante et qu’elle est soutenue par les pouvoirs publics.

Ce facteur d’individualisation est à prendre en compte dans l’éla-boration des dispositifs que nous pouvons être amenés à proposer, mais aussi dans le changement à apporter à nos institutions, entre-prises ou associations. Il doit être transformé en atout dans nos dispositifs. Il est non seulement vain et inutile de condamner l’individualisation, mais ne pas la prendre en compte, c’est accepter de partir avec un handicap peut-être insurmontable, c’est sans doute construire son échec. Il est important de lutter contre les a priori négatifs qui y sont rattachés. Pas de bonnes ou de mauvaises valeurs, nous sommes en face d’un phénomène mécanique presque naturel et la résistance au chan-gement ne pourra que produire un inutile et douloureux frottement.

Certains espaces, certains champs ou domaines comme les loisirs, la technologie… sont des fenêtres qui nous permettent de voir tout le dynamisme de ce courant. à chacun d’ajuster son dispositif et de répondre au mieux à cette commande collective.

L’onde de choc de ce phénomène est déjà visible dans certains textes de loi. La loi 2002-26 prône l’écoute de l’acteur pour ajuster le dispositif ou la structure, la charte du patient hospitalisé est une obligation d’in-formation du patient de manière à ce qu’il puisse connaître et être en accord avec la prescription de l’institution qui le prend en charge. Mais ces efforts ne sont pas suffi-sants. Il faut monter encore d’un cran. à la manière des petits frères des Pauvres, il faut accepter que ce soit les individus eux-mêmes qui se saisissent de l’espace et l’orga-nisent. Certes, cela pose problème. Nous redistribuons ici les cartes en demandant aux institutions, aux organismes, aux associations de modifier habilement leur mode de gouvernance, d’aller vers un rôle de plateforme en apportant aux acteurs individuels des outils pour bâtir et gérer leur projet. Il faut éviter la paralysie que ce change-ment peut provoquer sur le déci-sionnel en construisant des outils qui nous permettront, non plus d’organiser quelques centaines d’acteurs institutionnels, mais des milliers, voire des millions d’indivi-dus qui revendiquent chacun leur autonomie.

une pincée de mise en réseau

Le second courant, celui de la mise en réseau, n’est finalement qu’un affluent de l’individualisation. Si, en sociologie des réseaux, on étudie habituellement l’effet du réseau sur le comportement, nous considèrerons au contraire que la mise en réseau à grande échelle qui nous intéresse ici est elle-même un effet qui s’inscrit dans l’indivi-dualisation : elle ne la créée pas, mais ne fait que la servir. Réseau classique et réseau informatique sont donc indissociables, tous deux issus d’une même évolution qui va aider l’individu à aller là où il souhaite se diriger. Pour étayer ce propos, revenons-en à l’un de nos plus grands sociologues, E. Durkheim7 qui, au XIXe, étudie la division du travail amenée par l’industria-lisation. Il la décrit comme un phénomène biologique , au sein duquel l’homme va redistribuer le lien social. Selon lui, la division du travail engendre la spécialisation. Désormais, par le biais de la spécia-lisation, l’homme va rechercher chez l’autre ce qui est différent et non plus ce qui est semblable. L’homme s’inscrit alors dans un nouveau maillage. Il se spécialise tout en renforçant ses liens aux autres. En définitive, nous sommes en présence d’un principe thermo-dynamique dans lequel l’énergie du lien se répartit différemment. Un réseau à plus grande échelle se met en place, permettant une nouvelle répartition, une nouvelle

La déPeNdaNCe

6. LOI n° 2002-2 du 2 janvier 2002 rénovant l’action sociale et médico-sociale. 7. E. Durkheim, De la division du travail social, Paris, Les Presses Universitaires, 1967 (1893), édition électronique de la huitième édition réalisée par J-M. Tremblay : Livre I, p. 49 (Le terme biologique pour définir la division du travail est employé par E. Durkheim).

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Jean-marc abeRGeL

Les ingrédients de la réussite (suite...)

redistribution énergétique du lien.

En matière de mise en réseau, un autre sociologue mérite d’être revisité : Simmel8 et sa métaphore géométrique. Selon lui, chaque personne se définit par une figure géométrique dont les coordonnées sont autant de points qui révèlent une participation dans des réseaux spécifiques. Cette inscription dans les réseaux est analysée comme une nécessité, voire une possible source de souffrance si l’individu échoue dans sa mission d’individualisation. Je ne m’indi-vidualise pas, donc je souffre. En résumé, l’individualisation s’ana-lyse comme une contrainte et non comme la recherche d’un plaisir égocentré. Simmel meurt en 1918. à la fin d’un conflit mondialisé, où les économies aussi bien que les problématiques interagissent et se connectent, il existe un mouve-ment important vers la mise en réseau, mais qui recherche encore un outil qui pourrait mieux la servir. Quelques décennies plus tard, la mise en réseau trouve une nouvelle impulsion avec l’avène-ment de l’ordinateur et de son corollaire, le monde numérique. Potentiellement, la mise en rela-tion de chaque individu de la planète par autant de points d’en-trée est devenue possible.

Or, la vitesse de connexion, ajou-tée à la multiplication des points de contact, change totalement la donne. L’espace que nous prati-quons aujourd’hui est devenu virtuel. à la manière d’une chro-nocarte où le territoire semble

déformé, car l’échelle ne se mesure plus en distance à parcourir, mais en temps de déplacement, la vitesse de connexion est si élevée lorsqu’il s’agit de la mise en réseau informatique qu’elle efface l’espace tout comme la distance. En effet, en cas de connexion immédiate, sans déplacement physique à presque n’importe quel autre point de la planète, une chrono-carte se résumerait à un seul point. Nous devons donc nous efforcer de penser nos réalisations sans espace, la mise en réseau réfor-mant de manière radicale nos modes de déplacement, d’action et de pensée.

Pour les petits frères des Pauvres, le défi est alors d’utiliser ces nouvelles routes alors que la personne âgée n’est pas encore dans la culture réseau construite par l’outil infor-matique. La mise en réseau est exploitée dans le dispositif Voisin-age par le biais des voisineurs ou visiteurs. Ceux-ci l’emploient pour communiquer avec l’association, instaurer une communauté au sens moderne du terme autour de la personne âgée dans le respect et la liberté de chacun. à travers ces nouveaux outils se structure un nouvel espace formé de nouveaux liens qui cristallisent l’action du dispositif. Au final, l’association s’efface habilement et s’assigne un nouveau territoire d’intervention qui comprend la sécurisation de la relation, la modération du forum, l’extension et la dynamisation du réseau. Elle propose un cadre et accepte de n’être que le gestion-naire de la relation qui lui échappe.

Dans les années à venir, il semble ainsi inévitable que de multiples réseaux se créent. Aujourd’hui, ces réseaux sont surtout visibles dans le domaine des rencontres et du commerce, mais petit à petit, tous les secteurs seront appro-chés. Aujourd’hui on parle du Web profond, d’un web investi par des réseaux criminels. Demain, nous aurons aussi des réseaux citoyens qui lutteront à leur manière contre ce qu’ils considèreront comme des délits, des crimes ou de la mauvaise moralité. Des acteurs individuels deviendront agissants dans la société, en se regroupant autour de valeurs qu’ils jugeront légitimes. La question est de savoir comment prendre en compte aujourd’hui ces nouvelles aspirations de manière à respecter ce courant de la mise en réseau. S’il est diffi-cile de décrire des frontières fixes pour un domaine en plein déve-loppement, il faut accepter que ces réseaux stimulent des modes de gouvernance inédits et propres à réformer chaque projet, chaque structure. Il faut accepter de repen-ser nos instances actuelles dans ce sens afin que puissent émerger les outils de nos futures organisations. Sans écoute de cette contrainte de la mise en réseau, nous risquons le blocage. Nous devons donc accepter de créer des structures éclatées où l’espace classique ne sera plus pensé comme tel, nous devons favoriser davantage la mise en réseau et la coconstruction à travers le réseau en fournissant aux individus-acteurs un espace adéquat et des outils en rapport pour le gérer.

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8. georg Simmel, 1858-1918, philosophe et sociologue allemand.

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Les ingrédients de la réussite

un zeste de contrainte économique

Venons-en maintenant au dernier courant dont peu contesteront l’existence : la contrainte écono-mique, contrepoint d’une crise qui n’arrête plus de s’amplifier depuis le premier choc pétrolier. Cette disette économique a eu pour conséquence de produire certains outils aujourd’hui impulsés par les politiques publiques. En effet, afin de ne pas sortir du modèle économique bâti, nous assistons, coïncidence ou paradigme, à une forte volonté de mise en réseau en ce qui concerne les moyens et les compétences à tout niveau : mutualisation des moyens, appels au secteur privé, tentatives d’op-timisation et de rationalisation des politiques, fédération des recherches, plans, contrats d’objec-tifs et de moyens, regroupements des structures sous l’impulsion des politiques publiques… Aujourd’hui, l’état, pour ne remonter qu’au niveau national, assume ainsi un rôle de chef d’orchestre, contrô-lant et distribuant les budgets. Avec des outils tels les appels à projets, il rassemble les acteurs autour de grandes thématiques et espère ainsi dynamiser les secteurs les plus porteurs, rechercher des solutions transversales. Parmi les grands chantiers ainsi engagés, encouragés, citons la Silver Valley, un espace développé pour une économie du 3e âge, susceptible de créer une forte impulsion poli-tique et financière pour créer une dynamique sur ce secteur ainsi que le projet de la Halle Freyssinet,

siège d’un prochain incubateur qui devrait accueillir un millier de start up numériques, initiative privée soutenue par les pouvoirs publics, Mairie de Paris et Ministère de l’économie en tête.

à cet égard, le dispositif des petits frères des Pauvres intéresse aussi fortement les pouvoirs publics. Sur fond de prise en charge des personnes âgées, de dépense santé en augmentation, de raz-de-marée de la dépendance et de 5e risque, l’association propose une réponse à la contrainte économique. Une réponse au salarié qui coûte cher, au bénévole complètement pris en charge par l’association, à l’engage-ment qui se délite. En repensant la prise en charge de leur population, est proposée ici une mutualisation de l’engagement du bénévole, la personne âgée étant « prise en charge » grâce à une participation citoyenne. Un nouveau contrat en quelque sorte, sans charges sociales qui, de surcroît, met en avant le lien intergénérationnel, stimule l’engagement citoyen, valeur chère au politique. Grâce à Voisin-age, l’association démontre que l’on peut ainsi multiplier les actions tout en divisant les dépenses. Comme précédemment, se dessinent alors les contours d’un cahier des charges qui répond à cette contrainte économique : mise en commun de moyens, travail sur les valeurs des acteurs politiques qui émettent la commande, divi-sion des acteurs, appel à la sphère privée ou individuelle si besoin.

Vers un établissement médico-social d’un nouveau type

Si nous mettons en pratique les quelques préconisations mises en lumière par l’étude du dispositif Voisin-age et par la lecture des trois courants décrits, nous pouvons nous permettre, à titre d’exemple, d’envisager la modernisation ou la création de l’EHPAD de demain : une COPAD, copropriété pour personnes âgées dépendantes, envisagée et réalisée par un grou-pement de personnes sur un terri-toire choisi avec un budget choisi et une organisation de vie choisie. L’institution, l’association qui lui permet de prendre forme a évolué vers un rôle de conseil, d’appui, de service. Cette COPAD est nouvellement gérée sur un mode de gouvernance en réseau : chacun des propriétaires, des résidents ou futurs résidents dispose d’un outil de prise de décision rapide. C’est l’individu qui décide, car c’est lui qui se trouve maintenant en haut de la pyramide décisionnelle. Les processus de décision ne sont plus centralisés, les décisions sont rapides, car nous sommes dans un monde sans espace, qui ne supporte pas l’attente. De plus, la COPAD est adaptée à la popula-tion, à la génération qui l’habite et qui la gère dans ses modes de vie et de communication. La COPAD peut être dispersée sur le territoire, ses bâtiments ne sont pas forcé-ment uniformes, ils peuvent être collectifs, individuels, se transfor-mer, évoluer avec le parcours, les besoins et les désirs de chacun. La même COPAD peut ainsi être à la

La déPeNdaNCe

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Jean-marc abeRGeL

Les ingrédients de la réussite (suite...)

ville et à la campagne, à la mer et à la montagne. Les financements nécessaires à sa réalisation et à sa gestion n’ont pas mobilisé de fonds publics, ni d’ailleurs de fonds appar-tenant à des groupes privés, mais ce sont les acteurs eux-mêmes qui ont mutualisé leurs avoirs sur des systèmes qui ont mobilisé de l’achat individuel, du crowfunding et, lors de leur période d’activité, aussi bien des cotisations que des fonds d’épargnes salariales. Fina-lement, ce sont les individus qui ont investi et construit leur propre avenir.

Rester à l’écoute

Les petits frères des Pauvres, asso-ciation ayant trouvé une réponse pertinente à la commande socié-tale actuelle, et redevenue grâce à Voisin-age, acteur au cœur des politiques publiques, continue de développer son action et sa réflexion avec l’état au travers de MonaLisa8. Grâce à son exemple, nous en sommes arrivés à la conclu-sion que les individus étaient en phase de devenir les principaux acteurs et qu’ils devaient avoir l’es-pace pour commencer à se saisir de toutes les problématiques qui les

concernent. Le réseau est devenu un outil et de nouveaux modes de gouvernance doivent être trou-vés pour permettre à de nouvelles configurations de se mettre en place et ceci, même si la transi-tion vers ces nouveaux modes de gouvernance doit se faire lente-ment avec des systèmes hybrides.

Tout ceci n’est cependant pas figé. De nouveaux courants peuvent naître et d’anciens s’éteindre. Il est impératif de savoir les décryp-ter, de rester toujours en alerte pour continuer à s’adapter indi-viduellement et collectivement à l’environnement dans lequel nous évoluons. Dans cet univers de big data que chacun annonce, il sera toujours indispensable de savoir repérer l’information motrice, celle qui non pas pourrait tout changer, mais celle qui annonce le chan-gement. Ainsi, pour conclure, je parlerai de cet autre grand projet qui se déroule sous nos yeux dans la région Nord-Pas-de-Calais : celui de la transition énergétique. Sous l’impulsion des pouvoirs publics, se rassemblent autour de J. Rifkins de nombreux acteurs économiques, politiques et industriels. La région Nord-Pas-de-Calais, économique-

ment sinistrée, décide de penser autrement l’échange. Dans le discours de J. Rifkins, un élément se détache : nous ne serions plus sur le paradigme d’une économie bâtie sur la raréfaction des moyens, mais sur l’abondance et la mise en commun par tout un chacun. Grâce à la mise en place d’une nouvelle architecture industrielle, l’avènement d’un internet de la logistique, chaque individu serait amené à devenir acteur dans le processus aussi bien de production que de distribution énergétique : il achète, vend et consomme un bien maintenant à disposition de tous, l’énergie, une énergie devenue entièrement renouvelable. L’indivi-dualisation, la mise en réseau et la contrainte économique semblent avoir été toutes trois prises en compte dans ce projet. Qui sait, il sera peut-être bientôt, non seule-ment intéressant, mais indis-pensable de repenser toutes nos relations, nos liens et nos projets dans ce nouveau paradigme de l’abondance qui orienterait alors bien plus que l’achat de notre éner-gie ou notre économie. Restons à l’écoute.

La Lettre de l’Observatoire des Retraites Décembre 2013 - N°20

8. Rapport remis le 12 juillet 2013 à Michèle Delaunay, Ministre déléguée aux Personnes âgées et à l’Autonomie sous la direction de J-F. Serres, Secrétaire général des petits frères des Pauvres

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Philippe LANGLOIS Président du jury Professeur émérite à l’Université Paris X et avocat associé au cabinet Flichy et associés

Jean-Claude ANGOULVANT Consultant indépendant

Chantal du BOISROUVRAY Historienne

Pierre CHAPERON Directeur du cabinet du GIE Agirc-Arrco et directeur délégué de l’Arrco

Antoine DELARUE Directeur général du cabinet d’actuariat Servac, spécialisé dans l’ingénierie de la protection sociale en France et à l’étranger

Bruno GABELLIERI Directeur des Relations extérieures et des Affaires européennes du groupe de retraite et de prévoyance Humanis, secrétaire général de l’Association Européenne des Institutions de protection sociale Paritaire (AEIP)

Norbert GAUTRON Actuaire associé au sein du cabinet Galéa et Associés. Enseigne l’actuariat et la retraite à l’ENSAE.

Pierre PETAUTON Contrôleur d’état honoraire et membre du Conseil supérieur de la Mutualité

Jean PICOT Directeur général honoraire de l’Arrco

Mihaïl ROLEA Responsable communication au groupe de retraite et de prévoyance IRP AUTO

Jules SITBON Directeur général du groupe de retraite et de prévoyance IRP AUTO

Jean-Philippe VIRIOT-DURANDAL Maître de conférences en Sociologie à l’Université de Franche-Comté, professeur associé à l’Univer-sité de Sherbrooke (Québec, Canada), chercheur associé au GEPECS (Paris 5 René Descartes - La Sorbonne)

Composition du jury du prix de l’Observatoire des Retraites

Comment concourir au prix de l’Observatoire des Retraites ?

L’Observatoire des Retraites dépend des régimes de retraite complémentaire français Agirc et Arrco. Il est installé 16-18 rue Jules César, 75592 Paris Cedex 12.

Les personnes qui souhaitent concourir sont invitées à adresser leur thèse ou mémoire, ainsi qu’un curricu-lum vitae, par voie électronique à l’adresse suivante : [email protected]. Il est également possible de faire acte de candidature via le site de l’Observatoire des Retraites : www.observatoire-retraites.org ou en écrivant à l’adresse indiquée ci-dessus.

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Retrouvez les prix attribués et les résumés des travaux récompensés depuis 1994 sur le site :

www.observatoire-retraites.org

Vous y trouverez également :

Les Lettres de l’Observatoire des Retraites, notamment :

Retraite et équité entre générations et Face à l’octoboom, quels accompagnements ?

Ainsi que les lettres consacrées aux prix des années 2007 et suivantes.

un bulletin bibliographique qui vous signale les parutions d’ouvrages, articles, rapports concernant les retraites et les retraités.

L’annonce des colloques et manifestations.

L’europe en bref qui présente les développements de la politique et du droit de l’Union européenne en matière de retraite.

La version anglaise du site reprend pour partie ces documents.

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La Lettre de l’Observatoire des RetraitesDirecteur de la publication :

Jean-Jacques Marette

Rédacteur en chef : Arnauld d’Yvoire

Observatoire des Retraites

16-18 rue Jules César, 75012 Paris

Tél : 01 71 72 12 00

Site internet : www.observatoire-retraites.org

ISSN: 1269 - 6765

Dépôt légal : dernier trimestre 2013

Achevé d’imprimer en décembre 2013

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