la correspondance de sainte-beuve (1)

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REVUE LITTÉRAIRE LA CORRESPONDANCE DE SAINTE-BEUVE (1) Sainte-Beuve est, littérairement, parmi les heureux de ce monde. Il est le seul critique d'autrefois que notre ignorante jeunesse lise encore et qu'elle daigne consulter et même citer. Plus favorisé que bien des vivants, on réédite ses oeuvres. Enfin il a trouvé pour recueillir et pour publier sa correspondance, dans la personne de M. Jean Bonnerot, un admirable éditeur, un de ces éditeurs omniscients et scrupuleux comme de bien plus grands que lui, — un Chateaubriand, un Victor Hugo, — en attendent encore. Interrompue par le malheur des temps, cette publication de la Correspondance de Sainte-Beuve, qui aurait dû faire pleuvoir sur l'auteur toute une manne de subventions officielles, quand elle sera achevée, sera le plus riche répertoire que nous ayons encore de toute la littérature française du xix e siècle, au moins jusqu'en 1869. Et l'infatigable M . Bonnerot ne s'en est pas tenu là. Obligé de suspendre, pour un tqmps qu'on espère très court, la publication de la Correspondance générale du grand critique, il nous donne aujourd'hui, pour nous faire prendre patience, le premier volume d'une Bibliographie de l'oeuvre de Sainte-Beuve, qui est, en son genre, un véritable chef-d'oeuvre d'information précise et d'intérêt litté- raire. Tout ce que l'on peut savoir actuellement sur la manière dont Sainte-Beuve composait ses articles, — ce premier volume est consacré aux premiers recueils de critique, — sur les sources aux- quelles il puisait, sur les transformations successives qu'il a fait (1) Jean Bonnerot, Bibliographie de l'oeuvre de Sainte-Beuve, I. Recueils de cri- tique, 1 vol. in-8, L. Giraud-Badin, 1937 ; — Sainte-Beuve, Correspondance géné- rale, recueillie, classée et annotée par Jean Bonnerot (1818-1838), 2 vol. in-8, 1935-1936 ; Librairie Stock.

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REVUE LITTÉRAIRE L A C O R R E S P O N D A N C E D E S A I N T E - B E U V E (1)

Sainte-Beuve est, littérairement, parmi les heureux de ce monde. Il est le seul critique d'autrefois que notre ignorante jeunesse lise encore et qu'elle daigne consulter et même citer. Plus favorisé que bien des vivants, on réédite ses œuvres. Enfin il a trouvé pour recueillir et pour publier sa correspondance, dans la personne de M . Jean Bonnerot, un admirable éditeur, un de ces éditeurs omniscients et scrupuleux comme de bien plus grands que lui, — un Chateaubriand, un Victor Hugo, — en attendent encore. Interrompue par le malheur des temps, cette publication de la Correspondance de Sainte-Beuve, qui aurait dû faire pleuvoir sur l'auteur toute une manne de subventions officielles, quand elle sera achevée, sera le plus riche répertoire que nous ayons encore de toute la littérature française du x i x e siècle, au moins jusqu'en 1869.

E t l'infatigable M . Bonnerot ne s'en est pas tenu là. Obligé de suspendre, pour un tqmps qu'on espère très court, la publication de la Correspondance générale du grand critique, il nous donne aujourd'hui, pour nous faire prendre patience, le premier volume d'une Bibliographie de l'œuvre de Sainte-Beuve, qui est, en son genre, un véritable chef-d'œuvre d'information précise et d'intérêt litté­raire. Tout ce que l'on peut savoir actuellement sur la manière dont Sainte-Beuve composait ses articles, — ce premier volume est consacré aux premiers recueils de critique, — sur les sources aux­quelles il puisait, sur les transformations successives qu'il a fait

(1) Jean Bonnerot, Bibliographie de l'œuvre de Sainte-Beuve, I . Recueils de cri­tique, 1 vol. in-8, L . Giraud-Badin, 1937 ; — Sainte-Beuve, Correspondance géné­rale, recueillie, classée et annotée par Jean Bonnerot (1818-1838), 2 vol. in-8, 1935-1936 ; Librairie Stock.

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subir à ses études, sur l'accueil qu'elles ont reçu, M . Boimerot l'a noté avec un soin, une conscience qui nous font « lâcher l'admi­rable » à toutes les pages. E t ce travail d'une minutieuse érudition, bien loin d'être ennuyeux, est au contraire toujours d'un très capti­vant intérêt. E n le préparant, nous dit très joliment M . Bonnerot lui-même, il « devenait comme un familier de Sainte-Beuve et rem­plissait la mission d 'un secrétaire posthume, — mais un secrétaire attentif et parfois très indiscret qui ouvre les lettres, se penche sur l'épaule du critique pour épier ce qu'il écrit et chercher à surprendre, dans un billet mystérieux, un aveu de confidence ou l'écho furtif d 'un accès de mauvaise humeur ». M . Bonnerot a su rendre la biblio­graphie vivante ; et ce n'est pas un mince tour de force. I l a ainsi parfaitement justifié ce mot de Sainte-Beuve qu'il a pris pour épigraphe : « I l n'existe pas de biographie pour un homme de lettres tant qu'il n'a pas été un homme public : sa biographie n'est guère que la bibliographie complète de ses ouvrages et c'est ensuite l'affaire du critique peintre d 'y retrouver l'âme, la personne morale. »

Les deux premiers volumes de la Correspondance générale de Sainte-Beuve, — les seuls que nous ayons encore, — nous conduisent jusqu'à la fin de l'année 1838. La Bibliographie, — dont le fonds substantiel est constitué par les cinq volumes des Critiques et Por-traité littéraires, — ne dépasse guère cette même date. Ces deux publications se rejoignent donc. Je voudrais indiquer ici ce qu'elles me paraissent apporter de nouveau à la connaissance de la personne et de l'œuvre de Sainte-Beuve.

*

Sainte-Beuve s'est-il parfois douté que, si son œuvre tout entière devait un jour sombrer dans le noir oubli, — hypothèse d'ailleurs de plus en plus improbable, —•• sa Correspondance suffirait à imposer son nom à l'envieuse postérité ? Je ne sais. Mais ce dont je suis très gûr aujourd'hui, grâce à M . Bonnerot, c'est que l'auteur des Lundis prend décidément place parmi nos grands épistpliers, tout à côté de M m e de Séyigné et de Voltaire, de Chateaubriand et de Veuillot. I l a l'esprit ; il a la grâce ; il a la délicatesse ; il a l 'imprévu de l'image jaillissante ; il a la variété du ton et du tour ; il a l'aisance heureuse et ce parfait naturel que Pascal, avec raison, considérait comme la qualité suprême. Ouvrez absolument au hasard l 'un quelconque de ces deux volumes. Vous tombez sur ce charmant billet de deux lignes à Ferdinand Denis : « Merci, mon cher Ferdinand, pour votre

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érudit et curieux volume : vous connaissez ces pures et désintéressées jouissances de l'esprit ; et elles n'ôtent rien chez vous aux sympathies affectueuses du cœur. » D'une lettre à Victor Hugo : « Je ne vous dirai pas: Soyez clément, soyez bon, — car Vous l'êtes, Dieu merci ! Mais je vous dirai : Soyez bon à la manière vulgaire, facile dans les petites choses. J'ai toujours pensé qu'une femme, épouse d'un homme de génie, ressemblait à Sémélé : la démence du dieu consiste à se dépouiller de ses rayons, à émousser ses éclairs ; là où il croit jouer et briller seulement, il blesse souvent et il consume. » D'une lettre à George Sand sur Béranger : « I l est très bon juge en matière littéraire, très fin et très sûr, sauf quelques'idées sur le peuple et l'utilité de l'art qu'il mêle un peu hors de propos, et un léger besoin de contredire et de prendre position en son nom. I l sait admirablement la vie par tous les côtés humains et déliés : il en est d'autres qu'il sent moins ou qu'il affecte de moins sentir. E n somme, c'est un bon et agréable ami, avec ses défauts qu'il faut lui passer comme grand homme, et un peu vieillard. » On ne saurait envelopper plus de finesse dans plus de bonne grâce, et sous une forme plus allante, plus joli­ment trouvée, donner de plus judicieux conseils. Evidemment, l'homme qui a écrit ainsi, au courant de la plume, a comme un charme au bout des doigts. « I l n'a pas le temps de les gâter », disait-on des premiers Lundis de Sainte-Beuve ; et l'éloge, auquel il a été sensible, on peut le décerner à ses lettres.

Etre soi-même et se prêter aux autres ; sauvegarder sa person­nalité, mais s'accommoder si bien à celle d'autrui qu'on revêt pour ainsi dire sa livrée pour lui tenir le langage qui la touche ou la flatte le plus : c'est peut-être là, quand on y songe, le commun idéal auquel aspirent tous ceux qui ont excellé dans l'art épistolaire. Cette pré­cieuse qualité de dédoublement, d'adaptation, et presque de mimé­tisme, Sainte-Beuve la possède à un degré que l'on serait tenté de qualifier d'unique, si nous ne songions pas à la correspondance de Voltaire. I l est doué d'un tact psychologique si exquis, d'une faculté d'intuition et de divination morale si aiguë qu'il se représente avec une entière exactitude l'état d'âme de ses correspondants ; et il l'épouse si bien, il y entre si profondément qu'il y conforme tout naturellement le sien pour leur adresser la parole. I l n'écrit pas de la même plume, et, si l 'on ose dire, de la même encre à Victor Hugo qu'à Vigny, à Lamartine qu'à Villemain ou à Daunou, à George Sand qu'à Christine de Fontanes, à Lamennais qu'à Vinet. Le ton varie si bien, d'un correspondant à un autre, que, si ce n'était une même

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manière fine, piquante, alerte et caressante de dire les choses, on pourrait croire chacune de ces lettres écrite par une personne diffé­rente. I l ; est à croire que le charme éprouvé par le lecteur actuel devait être bien plus fortement ressenti par les destinataires de ces lettres si ingénieusement nuancées : nous savons tous un gré infini à ceux qui entrent si parfaitement dans nos idées et nos sentiments et qui nous disent les mots mêmes que nous attendons d'eux. Je ne serais point surpris que les lettres de Sainte-Beuve, — nous n'en connaissons que cinq, — eussent été son grand moyen de séduction auprès de M m e Victor Hugo.

Je parlais tout à l'heure de mimétisme. I l faut insister sur ce trait qui est, je crois, essentiel chez Sainte-Beuve, et qui, plus appa­rent dans ses lettres que partout ailleurs, nous livre le secret de son organisation intellectuelle et morale. I l se disait lui-même « l'esprit le plus rompu aux métamorphoses », et, à l'entendre, toutes ces « métamorphoses » successives de son esprit n'étaient qu ' « expé­riences » spirituelles délibérément voulues par lui en vue d'un béné­fice escompté d'avance, d'un enrichissement et d'un élargissement de sa pensée et de son talent. I l se flattait, à moins peut-être que le fin matois qu'il était n'ait voulu nous donner le change. I l y a des natures si puissamment originales et individuelles, — un Victor Hugo parmi les poètes, un Balzac parmi les romanciers, un Taine ou un Brunetière parmi les critiques, — qu'elles ne peuvent s'empêcher d'imposer leur forme aux choses, de projeter leur moi sur l'univers. Certes, elles subissent, comme tous les êtres humains, des influences extérieures ; mais ces influences, par je ne sais quel sortilège, elles les transforment en leur propre substance, elles les « convertissent en sang et en nourriture ». Tel n'était pas Sainte-Beuve. Les multiples influences qui se sont exercées sur lui, il les a, lui, réellement « subies » ; il a aliéné sa personnalité pour leur faire place. Nature essentiellement réceptive, il ne réagit pas contre l'invasion du dehors ; il se livre au non-moi avec complaisance. De là ses engouements successifs pour « le x v m e siècle le plus avancé », pour Victor Hugo, pour Lamennais, pour le saint-simonisme, pour l 'Abbaye-aux-Bois, pour Renan et pour Taine. Engouements plus ou moins éphémères, mais qui, une fois épuisés, étaient immédiatement remplacés par d'autres. Sainte-Beuve n'est,pas une âme solitaire : il éprouve perpétuellement le besoin de se fondre en autrui. I l y a en lui quelque chose de féminin, — de « vieille fille », dit joliment M . Bellessort, — qui recherche et accepte les dominations vinles, qui s'y complaît même, jusqu'au

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moment où la lassitude, la jalousie, le besoin de changement viennent opérer leur œuvre habituelle de détachement. L'auteur de Volupté n'était pas l'homme des fidélités à toute épreuve.

Ces dispositions d'esprit et d'âme le rendaient éminemment propre à écrire des lettres. Pour être en effet un bon épistolier, il faut s'oublier soi-même et renvoyer à ses correspondants l'écho sympa­thique de leurs idées, de leurs sentiments, de leur humeur. Cela suppose d'abord une sorte de « désappropriation » à laquelle les per­sonnalités un peu fortes ne consentent pas volontiers : comment feraient-elles pour se détacher d'elles-mêmes, pour perdre de vue, ne fût-ce qu'un moment, ce qui est, à leurs yeux, leur raison d'être et de vivre, les impérieuses exigences de leur pensée ou de leur sensibilité ? C'est peut-être pour cela que les femmes écrivent mieux les lettres que les hommes : elles aiment à plaire ; elles ont la coquetterie de ne pas imposer leur manière de voir ou de sentir ; comme dans leur salon qu'elles viennent de quitter, elles se font toutes à tous ; et leur vivacité d'intuition leur fait deviner la vraie personnalité de leurs correspondants et les mots qui peuvent le mieux établir entre eux et elles-mêmes une véritable « correspon­dance ». D'autre part, pour passer sans effort d'un correspondant à un autre, pour donner à celui-ci l'illusion qu'on s'intéresse unique­ment à ce qui est l'objet de sa préoccupation la plus chère, pour modifier son propre tour de phrase et jusqu'au son de sa voix, afin de se bien faire entendre et de retenir la confiante attention de la personne à qui l'on s'adresse, il faut une extrême mobilité de pensée et d'âme, une facilité de changement et d'adaptation, et comme un don de métamorphose morale qui se rencontre assez rarement.

Ce don, Sainte-Beuve l'avait à un degré éminent. I l est mobile et il sait jouer de sa mobilité. I l sait se mettre à la portée et à l'unis­son de chacun de ses correspondants, et, par le plaisir que nous éprouvons nous-mêmes, simples lecteurs désintéressés que nous sommes, à lire ses lettres, nous pressentons celui que très certai­nement chacun de ses destinataires devait ressentir à les recevoir.

i

_ A u reste, c'est ce que M . Bonnerot, qui n'ignore rien, par les habiles commentaires et notes dont il accompagne la publication de sa Correspondance, nous permet, çà et là, d'entrevoir. « Je ne résiste pas, écrivait à Sainte-Beuve la duchesse de Rauzan, à vous dire tout de suite, au risque de me faire trouver bien ennuyeuse, combien j'ai été heureuse de votre lettre et combien je me suis applaudie de n'avoir pas attendu dans le vague un souvenir sur lequel je n'osais

TOME X L . — 1937. 59

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plus compter ; merci de ces aimables petites pages, trop courtes seulement, mais qu'on peut relire. » E t Victor Hugo se disait un jour « ému aux larmes » de la lettre qu'il avait reçue de son ami. Nous savons que les lettres de M m e de Sévigné et celles ds Voltaire pro­voquaient chez leurs correspondants des sentiments analogues. Avec eux, Sainte-Beuve n'est pas en mauvaise compagnie.

Cette faculté de pénétrer dans les âmes étrangères, de se repré­senter fidèlement leurs dispositions intimes, de se les inoculer pour un moment, si l 'on ose ainsi dire, c'est peut-être la faculté critique par excellence. Sainte-Beuve a mis du temps à s'en apercevoir, et à reconnaître que ce qu'il considérait comme un simple et un vul­gaire « pis-aller » était sa vraie, son enviable vocation. Épris de gloire lyrique ou romanesque, désireux de se faire un nom comme artiste créateur, il ne s'est pas d'emblée rendu compte que la valeur d'art d'un « portrait littéraire » pouvait être aussi grande que celle d'un portrait imaginaire, et qu'elle comportait une part de vérité, de réalité vécue que l'autre n'atteindrait jamais. Est-ce que la per­sonne morale d'un Pascal ou d 'un Molière n'est pas chose aussi intéressante que celle d'un René ou d'une Manon Lescaut ? Est-ce qu'à peindre ces grandes figures du passé, à évoquer leur vie et leurs travaux on ne peut pas dépenser autant d'art qu'à retracer l'exis­tence purement fictive de tel ou tel héros dé roman ? Est-ce que l'approbation unanime des amateurs d'âmes ne vaut pas l'attention distraite des lecteurs simplement curieux d'intrigues subtiles ou de complications aventureuses ? Voilà ce que Sainte-Beuve a fini par se dire ; et l'intérêt toujours vivant de son œuvre nous est une preuve qu'il n'a pas eu tort de s'abandonner à son vrai, génie.

Ce génie, fait de conscience érudite, de pénétration morale et d'art littéraire, M . Bonnerot nous met à même de le voir à l'œuvre, dé le saisir sur le vif, en plein travail, dans la suite minutieuse de ses délicates opérations. E t d'abord en ce qui concerne la préparation des « dessous » que l'artiste entend bien assurer à ses constructions. Dès qu'il a entrepris un nouveau portrait, il s'efforce de recueillir, pour n'en rien ignorer, tout ce qu'il est humainement possible de savoir du modèle dont il veut dessiner la vivante image. Pour cela, rien ne lui coûté : lettres, démarches, visites de tout genre, enquêtes habilement menées auprès des témoins survivants, stations aux bibliothèques^ copies ou acquisitions de documents rares, d'opus-

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cules introuvables, de pièces inédites, que sais-je encore ? S'il s'agit, par exemple, de Joseph de Maistre, il s'adresse à Lamartine pou* avoir une introduction auprès de M . de Virieu ; il écrit, il récrit à ce dernier et à sa nièce ; il écrit à deux reprises à la fille du grand écrivain, la duchesse de Montmorency ; il écrit à Cazalès ; il écrit au comte Eugène de Costa ; il écrit à une Russe, la comtesse Edling ; il relance son ami lyonnais Collombet, et, par lui, l'érudit De Place ; il rend visite à M m e Swetchine ; il se fait copier et il copie lui-même une curieuse brochure de Joseph de Maistre ; et c'est seulement au bout de quatre ou cinq ans, quand il a recueilli et épuisé toute sa docu­mentation, qu'il se décide à jeter sur la toile l'image intérieure qu'il a longtemps portée et qui peu à peu s'est formée en lui. Pareils scru­pules le poursuivent dans les esquisses plus rapides qu'il consacre à ses contemporains : il les interroge à fond sur eux-mêmes, il les provoque aux confidences ; il consulte les personnes le mieux informées de leur entourage, Dubois sur Jouffroy, l'abbé Jean et l'abbé Gerbet sur Lamennais ; rien de ce qu'ont pu lui dire Victor Hugo ou Lamartine, Béranger ou Chateaubriand n'est perdu pour lui ; avec tact, avec discrétion, il utilise tout, il fait flèche de tout bois : dans la moindre de ses études, il y a des traits, des indications qui ne sont vérita­blement que là : coups de pinceau imperceptibles qui achèvent et complètent la ressemblance intime.

S i méritoire qu'elle puisse être, toute cette information, même puisée aux meilleures sources, ne devrait pas retenir longtemps notre attention, si elle n'était pas mise au service de facultés plus rares et plus hautes. L'historiographie n'est pas l'histoire, et l'érudition n'est pas la critique. Sainte-Beuve le savait bien, qui, sans dédaigner les obscures et austères recherches, veille toujours avec un Soin extrême à ne pas encombrer sa marche de détails ou de curiosités inutiles. I l a du goût ; il choisit ; il va droit à l'essentiel ; il néglige systématiquement tout ce qui n'est pas significatif ; il ne retient, il n'utilise que les traits qui caractérisent la nature et le développement du génie ou du talent qu'il se propose d'évoquer à nos yeux. E t les commentaires dont il accompagne les faits qu'il nous présente ont précisément pour objet de nous rendre plus sensible encore la nuance particulière de beauté qu'il a savourée lui-même et qu'il veut nous faire savourer à notre tour. Pour y parvenir, il n'a qu'à puiser à pleines mains dans ses impressions de lecture : ses lettres, à chaque instant, dans leur spontanéité jaillissante, nous font comme toucher du doigt la justesse et la vivacité de sa sensibilité esthétique. Voyez-le,

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par exemple, dans une lettre à Lamartine, opposer à sa propre manière celle du poète des Méditations : « Lorsque je lis quelques-uns de vos vers, que j'admire cette manière si large, si naturelle, si ouverte et si pleine, que je la compare à vos paysages immenses, aux moissons et aux grandes herbes ondoyantes, aux murmures et aux ombrages flottants, où tant d'air circule, où le ciel est si profond et si infini, il me prend grand mépris de cette manière petite, étroite et curieuse, où l'impuissance d'atteindre plus haut m'a confiné, et dans laquelle j 'ai tâché de me faire une poésie, comme un pauvre diable s'arrange un petit jardin sur sa fenêtre ou dans les fentes de sa cour. » Il est difficile, avouons-le, de mieux sentir et de mieux rendre la différence des deux poésies.

E t il va sans dire que la perspicacité de Sainte-Beuve ne se borne pas à l'ordre purement littéraire : par delà le talent, il a l'ambition de deviner et de peindre les âmes. Ambition des plus légitimes et qui nous explique que ses portraits « littéraires » sont aussi des portraits « moraux ». I l était tout naturel qu'il voulût mettre à profit « la merveilleuse pénétration » dont le louait M m e Swetchine et dont ses lettres, nous l'avons noté, portent, à toutes les pages, le naturel témoignage. A u reste, il n'était pas de ceux qui ont la superstition de la « littérature ». S i , dans la riche galerie de portraits qu'il a patiemment édifiée au jour le jour, les écrivains tiennent une place prépondérante, ils ne sont pourtant pas les seuls à attirer et à retenir nos regards : à côté des hommes de lettres il y a des hommes d'État, des hommes de guerre, des hommes d'Église, des savants, des magis­trats, et ces physionomies, en apparence étrangères à ses préoccu­pations habituelles, ce ne sont pas celles qu'il a évoquées avec le moins de bonheur. Sait-on par exemple que la psychologie de Napoléon n'a jamais été pénétrée et définie en termes plus lumineux et plus forts que dans quelques pages des Lundis écrites à propos de la grande Histoire de Thiers ? « I l entrait essentiellement dans le génie et le caractère de l'homme quelque chose de gigantesque, qui, en chaque circonstance, tendait presque aussitôt à sortir et qui devait tôt ou tard amener la catastrophe. Cet élément de gigantesque qui, chez lui, pouvait quelquefois se confondre avec l'élément de grandeur, était de nature aussi à le compromettre et à l'altérer... » Qu'on lise tout le morceau ; qu'on lise aussi les pages, toutes voisines, où le critique rapproche le style, surtout parlé, de Napoléon de celui de Pascal ; et qu'on se demande s'il est possible de mieux entrer dans l'intimité d'un autre esprit, d'en mieux saisir et d'en mieux figurer aux yeux

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les secrets ressorts. Peu d'hommes ont été doués comme Sainte-Beuve pour lire en autrui, pour démêler, chez les autres hommes, le complexe réseau de leurs inclinations, de leurs dispositions intérieures, pour en reconnaître le fort et le faible, bref, pour démontrer le délicat méca­nisme de ce quelque chose de « merveilleusement vain, ondoyant et divers » qu'est une âme individuelle.

E t quand il s'applique aux purs hommes de lettres, il ne se limite pas à la simple analyse de leurs réussites et de leurs dons d'écrivains. I l sait fort bien que le talent, le génie même n'est pas dans l'homme, suivant le mot de Spinoza, « comme un empire dans un empire, mais comme une partie dans un tout » ; et c'est ce « tout » qu'il aime à se représenter, et qu'il se propose d'embrasser et d'expliquer. I l sait que certaines qualités supérieures de l'œuvre ont leur source dans de hautes habitudes de penser et de vivre et, inversement, que certaines défaillances de l'art ont leur origine dans les faiblesses ou dans les vices de l'âme. « Le rapport de l'œuvre à la personne même, au carac­tère, aux circonstances particulières », voilà ce qu'il s'efforce cons­tamment de découvrir ; qu'il s'agisse des grands auteurs du passé ou de ses propres contemporains, toujours il « cherche l'homme dans l'écrivain, le lien du moral au talent (1) ». I l ne s'estime satisfait que lorsqu'il a fait poser devant lui l'homme total, lorsqu'il a pu saisir « le tic familier, le sourire révélateur, la gerçure indéfinissable, la ride intime et douloureuse qui se cache en vain sous les cheveux déjà clairsemés ». Ce critique a quelque chose d'un confesseur.

C'est ce don de lire dans les âmes qui fait de l'œuvre de Sainte-Beuve un répertoire peut-être unique de documents sur la nature humaine. Que de fois ses intentions ou ses divinations nous ont été confirmées par des témoignages qu'il ignorait et qui ne se sont produits qu'après le sien ! J'en veux donner ici un exemple que M . Bonnerot ignore peut-être et que je lui signale pour l 'un de ses futurs volumes. Parlant de Goethe dans l 'un de ses Lundis, Sainte-Beuve écrivait s « Gœthe comprenait tout dans l'univers, tout, excepté deux, choses peut-être : le chrétien et le héros. I l y a eu là chez lui un faible qui tenait un peu au cœur. Léonidas et Pascal, surtout le dernier, il n'est pas bien sûr qu'il ne les ait pas considérés comme deux énor-mités et deux monstruosités dans l'ordre de la nature. » Or; voici ce qu'un intime ami de Gœthe, Jean Falk, a écrit de son côté dans une page posthume que Sainte-Beuve n'a pu connaître : « Tous les

(1) Critiques et Portraits littéraires, t. I I , 1836 (édition originale, Rendue], in-8 ; Avant-propos, p. ii-in).

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personnages en qui éclate la manifestation de l'infini, tous ceux qu'une grande idée transporte au-dessus de notre être, le héros, le législateur, le poète inspiré, enthousiasmaient Herder et laissaient Gcsthe indifférent. L a sublimité le touchait si peu que des caractères comme Luther et Coriolan lui causaient un certain malaise ; il sentait une contradiction secrète entre leur nature et la sienne. » Cette rencontre, cette entière identité de vues, et presque de termes, sur un point de cette importance, est, ce me semble, tout à l'honneur de Sainte-Beuve. A propos d 'un article qui l'avait justement un peu désobligé, Désiré Nisard écrivait à son peu indulgent critique : « Mais si vous pardonnez cette plainte contre le juge au pauvre condamné, laissez-moi vous remercier des bonnes choses qui ont un peu adouci la blessure, et surtout de cette sagacité avec laquelle cous avez pénétré dans mes arrière-faiblesses et avez été le complice de ma propre conscience. » Ils sont nombreux ceux qui, en remerciant Sainte-Beuve, auraient pu lui tenir ce langage.

Information et sagacité sont certes d'éminentes qualités, et tout critique qui les possède a droit à l'estime reconnaissante de tous ses confrères. Mais elles ne suffiraient pas à lui assurer l'audience de ce large public qui souhaite évidemment qu'on le renseigne et qu'on l'instruise, mais qui exige avant tout qu'on l'intéresse et qu'on lui plaise. Sainte-Beuve est trop naturellement artiste pour ne pas satisfaire à ces légitimes exigences. Poète et romancier très incomplet, il a rapporté de ses excursions à demi avortées dans un domaine qui n'était pas son bien propre, de ses entretiens et de ses relations avec des poètes et des romanciers qualifiés, des préoccupations et des ambitions d'art qui ne l'abandonneront plus jamais. I l a pris au sérieux son métier de portraitiste ; il a étudié et il s'est adroitement assimilé lee procédés des peintres, et, avec les ressources dont il dispose, il s'efforcera de rivaliser avec eux. Le dessin et la couleur lui sont refusés ; mais les mots, étant évocateurs d'images, ne sont donc pas entièrement dépourvus de toute puissance plastique et, d'autre part, en se substituant aux coups de pinceau successifs qui peu h peu fixent la ressemblance matérielle, les touches morales habilement appliquées sont susceptibles de reproduire la ressemblance intérieure, la seule qui vraiment importe. Joignez à cela qu'il en est des portraits d'Imes comme des portraits physiques : la ressemblance intime en dépend, dans une assez large mesure, de questions de composition et d'éclairage que chaque peintre résout à sa manière et qui sont une des parties essentielles de son art. Tous ces procédés sont familiers

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à Sainte-Beuve, et il les applique avec la plus ingénieuse souplesse. I l n'introduit son personnage que lorsque le lecteur, par dé savantes préparations, — analogues à celles dont usent dans leurs expositions les auteurs dramatiques, — est progressivement amené au juste point de perspective où le portrait, placé en pleine lumière, prendra toute sa vraie valeur. Puis, dans le large et souple cadre d'une alerte biographie, avec un art d'autant plus surveillé qu'il se donne lés apparences de quelque négligence et d'une libre causerie, il entremêle les détails anecdôtiques, les traits de mœurs et de caractère, les rapides analyses, les citations significatives, les piquants témoi­gnages, les notations ou réflexions personnelles. Chaque nouveau trait s'ajoute au précédent pour le renforcer, le préciser, 1* atténuer que!q tefois. E t quand l'article est achevé, on a v u se composer sôtis nos yeux un portrait complet, un portrait vivant, qui suit et repro­duit le mouvement et l'ondoiement de la vie, et qui nous laisse dans l'esprit une image qu'on n'oubliera plus.

Il n'est pas de peintre de talent qui ne se reconnaisse à Ce que l'on appelle son style. Ce que l'on entend par là, c'est une certaine manière à lui d'envelopper son modèle dans une particulière atmo­sphère, de distribuer et de fondre ses couleurs de telle Sorte que l'objet reproduit nous apparaît comme baignant dans une tonalité générale qui ne se confond avec aucune autre, et qui est la marque propre de l'artiste. I l en est de l'art du portrait en littérature comme en peinture. Quelle que soit la nature des matériaux utilisés, l'habileté des procédés employés, si l'écrivain manque de style, s'il n'a pas une manière à lui, reconnaissable entre toutes, de dire et de présenter les choses, d'enchaîner ses développements, de grouper ses observations, l'image qu'il nous livre manque de relief ; elle est peut-être matérielle­ment exacte ; elle n'est pas véritablement ressemblante ; elle né se grave pas dans notre souvenir ; elle n'est pas signée ; elle né fait pas concurrence à l'état civil. Les portraits de Sainté-BéUVê ne méritent pas pareil reproche. I l a un style : un style qu'on peut discuter comme tous lés styles ; uh style qu'on Voudrait parfois plus simple, et qui est, par endroits, entaché de quelque préciosité, par un désir excessif de poursuivre et d'atteindre là plus subtile nuance ; mais un stylé fin, alerte, exact et coloré, abondant €n vives saillies, en images ingénieuses, en heureuses et piquantes trouvailles. I l a des êpithètes qui peignent tout un caractère, tout un tempé­rament d'artiste, comme par exemple quand il qualifie de « cossu » le style de Molière ; il a des comparaisons qui dressent devant

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nous, en pied, tout un génie et toute une œuvre, comme par exemple quand, parlant de Corneille, il évoque « ces grands arbres nus, rugueux, tristes et monotones par le tronc, et garnis de rameaux et de sombre verdure seulement à leur sommet » ; il a des mots perçants qui vont jusqu'au fond d'une nature morale, comme, par exemple, quand, pour nous peindre la stratégie sentimentale de M m e Récamier, il ajoute : « Elle aurait voulu tout arrêter en avril. » I l n 'y 3 que les vrais portraitistes pour trouver de ces mots-là.

Ces vivantes délicatesses de style étaient si naturelles à Sainte-Beuve qu'elles sont l 'un des agréments de sa correspondance ; elles lui viennent spontanément sous la plume ; elles expriment avec fidélité sa manière de voir, de penser, de sentir. Ou , si l 'on préfère, il est si naturellement écrivain, que ses lettres et ses articles rendent littéralement le même son. I l écrira à George Sand : « Quand vous voudrez accepter ce bonheur, madame, quand vous ne le trouverez pas misérable, indigne de vous et n'en chasserez pas l'idée avec colère, il vous viendra, il se préparera autour de vous, il se réveillera un matin, après six mois ou un an de patience et de vie réglée, auprès de votre chevet, et modeste, prêt à accompagner et à embellir vos jours. » A l'abbé Barbe : « Mes sentiments, mon ami, sur les points qui nous touchent le plus et que nous traitions déjà, il y a tant d'années, le long de nos grèves en vue de la mer (comme saint Augustin ou Minutius Félix à Ostie), mes sentiments sont toujours avoisinant le' rocher de la foi, s'y brisant souvent comme des vagues, plutôt qu 'y prenant pied comme un naufragé qui aborde enfin. » A Vinet : « Votre lettre m'a touché, honoré ; mais je me trouve toujours sans paroles devant vos éloges, m'en sentant si peu digne, passé que je suis à l'état de pure intelligence critique et assistant avec un œil contristé à la mort de mon cœur. Je me juge et je reste calme, froid, indifférent ; je suis le mort et je me regarde mort sans que cela m'émeuve et me trouble autrement... Voilà que je vous parle tout d'un coup comme à un confesseur; mais je vous sais si ami, si charitable, et c'est ceci, ce dernier point qui est tout, et que le monde appelle vulgairement le cœur, qui est mort en moi. L'intelligence luit sur ce cimetière comme une lune morte. »

L a correspondance de Sainte-Beuve est le meilleur commentaire et la meilleure explication de son œuvre. I l faut remercier chaudement M . Jean Bonnerot d'avoir mis cette vérité définitivement en lumière.

V I C T O R GIRAUD. ,