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� René Magritte, La Condition humaine II, 1935 (collectionprivée).
“
EEn 1933, André Malraux publie le romanLa Condition humaine, dont il
emprunte le titre au philosophe Blaise Pascal(1623-62): il semble vouloir illustrer une desPensées qui comparait les hommes à uneassemblée de prisonniers condamnés à mortse regardant partir pour le supplice les unsaprès les autres. Malraux prête à son romanle pouvoir de suggérer, au-delà de lanarration, une méditation sur la nature
humaine et sur la vision du monde qui endécoule. Dans cette interrogation lancinantesur lui-même, le personnage romanesquelaisse entrevoir toute la complexité des
questions qu’un individu est obligé de
se poser pour se situer et se comprendre.
fParcours La condition
humaine
Unité 1 La condition humaine entre liberté et responsabilité
Unité 2 La conscience du temps et la mortUnité 3 Le sacré et l’absurde
Il y avait d’abord la solitude, la solitude immuable derrière la multitudemortelle […]. Moi, pour moi […], que suis-je? Une espèce d’affirmation absolue[…]: une intensité plus grande que celle de tout le reste. Pour les autres je suisce que j’ai fait.
(A. Malraux, La Condition humaine, 1933)”
dictionnaire
DANS LES DICTIONNAIRES
ÉTYMOLOGIQUES Le mot condition dérive du
latin condicio, qui signifie situation résultant d’un
pacte, d’où situation en général. L’adjectif humain
est un emprunt au latin humanus, qui est propre à
l’homme.
EN FEUILLETANT LES DICTIONNAIRES
L’expression condition (humaine) date du XIIIe
siècle, mais son acception philosophique se
développe relativement tard (fin du XVIIe siècle).
En cherchant une définition du terme de«condition humaine», nous sommes ame-nés à aborder un ensemble de problèmesqui n’ont pas de solutions définitives. Àl’aube du XXIe siècle, la question est d’autantplus cruciale que l’effondrement des idéolo-gies et des espoirs de progrès infini abrouillé tous les repères auxquels l’hommes’est référé jusque-là.
Pourtant, paradoxalement, les écrivainsdu XIXe siècle (et Victor Hugo le tout pre-mier), avaient imaginé un XXe siècle glo-rieux, permettant à toute l’humanité devivre dans une République universelle, paci-fique, dispensatrice de liberté et de bien-être, répondant à toutes les questions exis-tentielles grâce aux progrès des connais-sances et à la diffusion de l’instruction. Defait, le XXe siècle a connu le déchaînementdes totalitarismes, la cruauté de deuxconflits mondiaux, les génocides, les souf-frances des peuples colonisés en lutte pourleur libération. Ces événements tragiquesont eu raison de l’optimisme des Euro-péens qui avaient prétendu apporter desexplications définitives à tous les problèmesque les hommes peuvent se poser.
Dans cette période de grande incertitu-de, la littérature, qui s’est toujours refuséeaux réductions simplistes, retrouve une
place primordiale, par le fait qu’elle propo-se une méditation sur les questions quetout homme est amené à se poser. Ce par-cours sera donc essentiellement une suited’interrogations centrées sur les textesd’écrivains qui ne s’arrêtent pas à desconclusions définitives prétendant à la véri-té absolue. Quel sens donner à sa vie?Comment user de sa liberté? Commentapprécier la part de responsabilité quiincombe à chacun d’entre nous? Commentvivre avec l’idée que l’on doive mourir unjour? Comment inscrire son existence dansle temps? Quel rapport établir avec le sacré?
� Alberto Giacometti, L’Homme qui marche II, 1960,bronze, photographie d’Ernst Scheidegger.
Unité 1La condition humaine
entre libertéet responsabilité
Mettre en relation la condition humaine et la libertéinvite à explorer les différentes acceptions du mot. Eneffet la liberté suppose des actions qui répondent àune décision volontaire et consciente et qui ne sontpas déterminées par des causes extérieures quiempêchent à l’individu l’exercice de sa libre volonté.
DANS LES DICTIONNAIRES ÉTYMOLOGIQUES
liberté est emprunté au latin libertas, qui sert à
désigner la qualité de l’homme libre en opposition
avec celle de l’esclave. Le mot apparaît au XIIe siècle.
responsabilité, apparu tardivement (fin du XVIIe siècle)
dans la langue française pour traduire le mot anglais
responsibility, est un dérivé de responsable, apparu
au XIIe siècle. Le mot vient du latin responsus, participe
passé de respondere, répondre au sens de «répondre
de ses actes».
EN FEUILLETANT LES DICTIONNAIRES
liberté nom féminin: la propriété de soi, et plus
généralement l’état d’indépendance, d’autonomie par
rapport aux causes extérieures et aux contraintes.
responsabilité nom féminin: 1 la condition qui
suppose l’obligation de répondre de certains actes
2 l’obligation ou nécessité morale de réparer une
faute, de remplir un devoir, un engagement.
L’esclave, par exemple, est dépouillé par son maîtrede toutes les prérogatives qui feraient de lui unhomme libre. L’exercice de la liberté implique pour lesujet le libre choix de ses comportements et de sesactes, ce qui signifie aussi assumer totalement la res-ponsabilité de ses décisions et le poids de leursconséquences.La notion de liberté est donc indissociablement liée àcelle d’action responsable. En effet, la responsabilitésuppose que l’individu réponde de ses actes devantune autorité qu’il reconnaît comme légitime, que cesoit sa propre conscience morale ou un pouvoirquelconque.Il y a une autre acception du mot «responsabilité» quiest au centre du débat littéraire: le rôle et la respon-sabilité de la littérature et de l’écrivain face à lasociété et aux problèmes qui la traversent. Il peutchoisir de les ignorer ou bien décider de les aborderen utilisant l’expression littéraire comme instrumentde dénonciation et de propagande des grands thèmessociaux et politiques. Il peut choisir entre «l’art pourl’art», soumis aux seules préoccupations esthétiques,et «l’art engagé», dominé par le souci d’interpréterles grands thèmes du progrès social et politique del’humanité.La discussion sur l’exercice social de la liberté a étéanimée par les philosophes de l’âge des Lumières.Ces auteurs ont été les protagonistes du débat qui afaçonné la conscience de l’individu moderne et quia conduit à institutionnaliser l’idée même de liberté:c’est ainsi que le premier article de la Déclaration desdroits de l’homme et du citoyen (1789) affirme que «leshommes naissent libres et égaux en droits».
Dilemme del’univers tragique
La tragédie* ancienne a mis au centre des préoccupations humaines le conflit entre lavolonté humaine et les limites imposées par le destin, par des forces qui dépassentl’homme et finissent par l’écraser. Dans ce cadre, le pouvoir des dieux devient le symbolede la force de la fatalité qui met en cause la liberté de l’individu.Pendant l’entre-deux-guerres, la production théâtrale s’oriente souvent (Giraudoux,Cocteau, Anouilh, Sartre) vers la relecture des mythes de l’Antiquité, où elle trouve des
Textes et auteurs1.1
1 LA CONDITION HUMAINE ENTRE LIBERTÉ ET RESPONSABILITÉ 7
Jean Cocteau(1889-1963) → vol. B, pp. 252-253
t1Antigone
contre sa patrie. Antigone s’insurge
contre cet ordre et décide d’ensevelir
en cachette son frère. Arrêtée, elle est
condamnée à mort par Créon et est
emmurée vivante. Mais l’orgueil du roi
trouve vite sa punition. Son fils
Hémon, fiancé d’Antigone, se révolte
contre lui et se suicide aux pieds
de celle qu’il aime. Sa femme Eurydice
se donne la mort à l’annonce de cette
série de nouvelles tragiques. Créon
comprend trop tard qu’il y a des lois
que l’homme ne peut outrepasser.
L’extrait choisi suit de très près le texte
de Sophocle. Antigone, surprise
par le garde en train de rendre
les honneurs funèbres à Polynice,
est conduite devant Créon.
Après les ravages de la Première
guerre mondiale et l’anéantissement
de toutes les valeurs culturelles
européennes, Cocteau a voulu revenir
aux sources mêmes des grands
principes de la pensée occidentale
en réactualisant les grands mythes
fondateurs: c’est ainsi qu’il propose en
1922 une «contraction» de la tragédie*
de Sophocle (Ve siècle av. J.-C.),
Antigone. Étéocle et Polynice, les deux
frères d’Antigone, doivent régner à
tour de rôle sur la ville de Thèbes. Mais
une guerre fratricide s’allume bientôt
et les deux hommes s’entretuent.
Leur oncle Créon devient roi et impose
de rendre les honneurs funèbres à
Étéocle et d’interdire toute sépulture à
Polynice, parce qu’il a porté les armes
thèmes universels qui se prêtent bien à exprimer une nouvelle vision tragique de l’hom-me moderne et de sa condition. Jean Cocteau explore le mythe grec d’Antigone, où la jeunefemme refuse la loi de son oncle, le roi Créon, pour obéir à sa loi intérieure, garantie par lesdieux. Elle refuse donc d’être responsable devant l’autorité politique de la cité, jugée in-juste, pour revendiquer une responsabilité devant les lois immuables et divines de la justice.De même Jean-Paul Sartre reprend le mythe d’Oreste, en lui faisant refuser la notion d’uneliberté synonyme* d’irresponsabilité, d’absence de conditionnements pour choisir une li-berté responsable qui l’obligera à affronter les conséquences de ses actes.
CCRÉON Et toi. Toi, avec tes yeux modestes, tu nies? Tu avoues? ANTIGONE Je l’ai fait. Je le déclare.
CRÉON […] tu connaissais ma défense1?ANTIGONE Oui, elle était publique.CRÉON Et tu as eu l’audace de passer outre.ANTIGONE Jupiter n’avait pas promulgué cette défense. La justice non plus n’impose pas deslois de ce genre; et je ne croyais pas que ton décret pût faire prévaloir le caprice d’un hommesur la règle des immortels, sur ces lois qui ne sont pas écrites, et que rien n’efface, ellesn’existent ni d’aujourd’hui ni d’hier; elles sont de toujours. Personne ne sait d’où ellesdatent. Devais-je donc, par crainte de la pensée d’un homme, désobéir à mes dieux? Jesavais la mort au bout de mon acte. Je mourrai jeune; tant mieux. Le malheur était de lais-ser mon frère sans tombe. Le reste m’est égal. Maintenant, si tu me traites de folle, tu pour-rais bien être fou.
5
10
1. défense: divieto.
8 Parcours f LA CONDITION HUMAINE
LE CHŒUR2 À ce naturel3 inflexible on reconnaît la fille d’Œdipe. Elle tient tête au malheur. CRÉON Mais sache que ces âmes si dures sont les moins solides. C’est le fer le plus dur quiéclate. Un petit mors calme un cheval qui fait des siennes4. Voilà beaucoup d’orgueil pourune esclave… une esclave du devoir. Elle m’outrage exprès. Elle me nargue5 et elle s’envante. C’est elle qui serait l’homme si je la laissais faire. Quoique je sois frère de Jocaste6, nielle, ni sa sœur7 n’éviteront leur sort. Car Ismène doit être complice, je suppose. Qu’on mela cherche. Je l’ai aperçue tout à l’heure dans le palais, affolée comme une chauve-souris8.Les âmes nocturnes se trahissent vite. Maislà, ce que je déteste surtout, c’est le crimi-nel, qui, pris sur le fait, se mêle d’embellirson crime. ANTIGONE Exiges-tu quelque chose de plusque ma mort? CRÉON Non.
(J. Cocteau, Antigone, 1928)
2. chœur: nelle tragedie greche il coro intervallaval’azione scenica con un commento collettivo.
3. naturel: temperamento.4. qui fait des siennes: che fa le solite bizze.5. nargue: sfida.6. Jocaste: Giocasta, madre di Antigone.7. sœur: Ismene.8. chauve-souris: pipistrello.
Compréhension globale1. Qui est Antigone? Qui est Créon?
2. Quels sont les rapports familiaux qui les lient?
3. Quelle est l’histoire qui les a amenés à cet affrontement?
4. Quel est le défi lancé par Antigone au roi, son oncle?
5. À quelle notion de liberté se réfèreAntigone? Choisissez: liberté de suivre les lois des dieux /liberté de transgresser les ordres du roi /liberté d’agir de façon arbitraire / libertéd’agir selon ses intérêts personnels.
Analyse du texte6. Repérez dans le texte les arguments*
utilisés par Antigone.
7. Repérez dans le texte les arguments* dont se sert Créon.
8. Identifiez les mots-clés dans les deuxdiscours antagonistes.
9. Quel point de vue* exprime à votre avisl’intervention du chœur?
10. Quels sont les éléments qui caractérisentle registre* tragique* de cet extrait?Choisissez: ton solennel / niveau de langue soutenu / vocabulaire à fortecharge émotive / phrases interrogatives et exclamatives / emploi de métaphores*/ thèmes de la responsabilité / conflitentre liberté et fatalité.
ÉlargissementCe conflit met en cause la responsabilitéindividuelle face à l’exécution d’ordres et de lois que l’on ressent comme contraires àdes normes morales immanentes, intérieuresau sujet. Qu’en pensez-vous? Pensez-vousqu’on puisse le mettre en relation avec desévénements plus proches de nous?
� Jean Cocteau, L’Ange, lithographie.
15
20
25
1 LA CONDITION HUMAINE ENTRE LIBERTÉ ET RESPONSABILITÉ 9
Jean-Paul Sartre(1905-80) → vol. B, pp. 290-296
O
t2Les Mouches
choisir, Oreste décide de venger le
meurtre de son père, en assumant
librement les conséquences de son acte
et en libérant ainsi les habitants
d’Argos. L’assassinat de Clytemnestre
et d’Égisthe devient ainsi le début
d’une nouvelle ère. En entraînant
derrière lui les «mouches», symbole
du remords qui afflige la ville d’Argos,
Oreste délivre en effet la cité de sa
culpabilité et de l’oppression de l’ordre
moral imposé par Égisthe et,
au-dessus de lui, Jupiter. Aux hommes
et à eux seuls, désormais, de définir
ce qui est bien et mal.
Dans l’Antiquité, Oreste finissait
par sombrer dans la folie; chez Sartre,
il s’éloigne en héros* certes solitaire,
mais en héros* victorieux de Jupiter.
Dans l’extrait suivant, Oreste
revendique devant sa sœur Électre
la signification de son geste
et la liberté qui en découle.
Au XXe siècle Sartre revisite la légende
d’Agamemnon en choisissant Oreste
et sa sœur Électre comme personnages
principaux. Selon le mythe grec,
Oreste retourne à Argos longtemps
après qu’Agamemnon, son père, a été
assassiné par Clytemnestre, sa mère,
et par Égisthe, amant de celle-ci,
qui est devenu roi de la cité.
Rompant avec la tradition la plus
ancienne, Sartre nous présente
le personnage d’Oreste comme
un intellectuel élevé selon le modèle
d’une liberté illusoire qui, à son retour
à Argos, trouve une ville écrasée sous
le poids du remords et de la mauvaise
conscience. La permanence de ces
sentiments est assurée par Égisthe
et par Jupiter, symbole de la volonté
des dieux de garder les habitants dans
une situation de soumission. Pour
permettre à ses concitoyens et à
lui-même de retrouver la liberté de
ORESTE Je suis libre, Électre; la liberté a fondu sur moi comme la foudre.ÉLECTRE Libre? Moi, je ne me sens pas libre. Peux-tu faire que tout ceci n’ait pas été?
Quelque chose est arrivé que nous ne sommes plus libres de défaire. Peux-tu empêcher quenous soyons pour toujours les assassins de notre mère?ORESTE Crois-tu que je voudrais l’empêcher? J’ai fait mon acte, Électre, et cet acte était bon.Je le porterai sur mes épaules comme un passeur d’eau1 porte les voyageurs, je le ferai pas-ser sur l’autre rive et j’en rendrai compte. Et plus il sera lourd à porter, plus je me réjouirai,car ma liberté, c’est lui. Hier encore, je marchais au hasard sur laterre, et des milliers de chemins fuyaient sous mes pas, car ilsappartenaient à d’autres. Je les ai tous empruntés, celui deshaleurs2, qui court au long de la rivière, et le sentier dumuletier3 et la route pavée des conducteurs de chars4;mais aucun n’était à moi. Aujourd’hui, il n’y en a plusqu’un, et Dieu sait où il mène: mais c’est mon chemin.
(J.-P. Sartre, Les Mouches, 1947)
5
10
1. passeur d’eau: traghettatore.2. haleurs: coloro che tirano la barca con l’alzaia.3. sentier du muletier: mulattiera.4. conducteurs de chars: conduttori di cocchi.
� L’assassinat de Clytemnestre par son fils Oreste, décoration d’une coupeattique à figures rouges, fin du ve siècle av. J.-C.
10 Parcours f LA CONDITION HUMAINE
Compréhension globale1. Qui est Oreste? Qui est Électre?
2. Racontez l’histoire de leur famille.
3. Quelle est la raison de leur conflit?
4. Il y a trois notions différentes de libertéexprimées par Électre et par Oreste:«je ne me sens pas libre. Peux-tu faireque ceci n’ait pas été?» (l. 2); «J’ai fait mon acte, Électre […]. Je leporterai sur mes épaules […] et j’enrendrai compte» (l. 5-7); «Hier encore, je marchais au hasard sur la terre, et des milliers de chemins fuyaient sous mes pas, car ils appartenaient à d’autres» (l. 8-10).Essayez de les illustrer.
5. Expliquez cette affirmation d’Oreste: «ma liberté, c’est lui (mon acte)» (l. 8).
Analyse du texte6. Quel type de phrase utilise le plus
fréquemment Électre (déclarative,négative, exclamative, interrogative)?
7. Quelle est la fonction des interrogationsdans la communication* dramaturgique?
8. La fonction de l’italique dans «monchemin» (l. 14): y a-t-il une indicationimplicite* pour le jeu de l’acteur?
9. Le théâtre de Sartre a été souvent définicomme un théâtre d’idées. Quel est,selon vous, le sens de cette définition?Est-elle appropriée à cette pièce?
Atelier d’écritureOreste se présente, se décrit et raconte sonhistoire: Je m’appelle Oreste et… Cherchezsur Internet le récit du mythe grec.
Du poète prophèteà l’écrivain engagé
Après les convulsions de la Révolution de 1789 et l’épisode tourmenté du Premier Empire,les écrivains français développent une nouvelle sensibilité qui fait écho au mouvementromantique qui a déjà pris forme dans l’Europe du Nord. Ils trouvent en Chateaubriand etMadame de Staël des modèles et des inspirateurs qui entretiennent des rapports contra-dictoires avec la société et le monde politique (ils appartiennent aux cercles traditionalistestout en montrant avec clairvoyance le chemin des évolutions futures). De nombreuxartistes se font ainsi les interprètes des aspirations du peuple pour plus de liberté et de jus-tice. Alphonse de Lamartine, Victor Hugo, George Sand pour les écrivains, tout commeFranz Liszt pour les musiciens ou Eugène Delacroix pour les peintres, prennent la défensedes peuples opprimés sous la domination d’occupants étrangers (Pologne, Italie, Grèce). Ilssont sensibles également à la réflexion sur l’organisation sociale et découvrent avec com-passion la misère ouvrière. La Révolution de février 1848 sera ainsi la consécration depoètes qui interviennent directement dans la vie publique.
Avec l’affaire Dreyfus (1894-1906), un nouveau type d’intervention de l’écrivain dans la viepublique voit le jour. Persuadé de l’innocence de Dreyfus et de l’iniquité de sa condamna-tion, l’écrivain Émile Zola comprend que c’est toute une conception de la France commepays de la liberté et des droits de l’homme qui est en péril. Très courageusement il se sertde sa notoriété et de son talent pour défendre la vérité. Dès lors poètes, romanciers, philo-sophes interviennent activement dans la vie politique et sociale; les crises du siècle leurdonnent l’occasion d’exprimer leur attachement aux valeurs de la liberté. Sartre rend lesécrivains responsables de la façon dont ces valeurs sont traitées: en effet se taire, laisserfaire n’est qu’une façon lâche d’être complice des attentats commis contre la liberté.
1.2
1 LA CONDITION HUMAINE ENTRE LIBERTÉ ET RESPONSABILITÉ 11
Alphonsede Lamartine(1790-1869) → vol. B, pp. 36-37
S
t3À M. Félix Guillemardet sur sa maladie
et il définit les buts moraux
et politiques qu’il poursuit. «Il s’agit de
savoir si le monde social avancera ou
rétrogradera dans sa route sans terme;
si l’éducation du genre humain se fera
par la liberté ou par le despotisme,
qui l’a si mal élevé jusqu’ici;
si les législations seront l’expression
du droit et du devoir de tous
ou de la tyrannie de quelques-uns».
Dans une vie entièrement dévouée
à l’action, les Recueillements poétiquesde Lamartine se présentent comme
des moments de réflexion. Dans une
lettre préface*, l’auteur prend le soin
de préciser comment il tente de
concilier ses deux destinées de poète
et d’homme politique. Il rejette
les arguments de ceux qui veulent
le persuader de s’en tenir à la poésie
Saint-Point, 15 septembre 1837
Frère, le temps n’est plus où j’écoutais mon âmeSe plaindre et soupirer comme une faible femmeQui de sa propre voix soi-même s’attendrit,
5 Où par des chants de deuil ma lyre intérieureAllait multipliant, comme un écho qui pleure,
Les angoisses d’un seul esprit.
Dans l’être universel au lieu de me répandre,Pour tout sentir en lui, tout souffrir, tout comprendre,
10 Je resserrais en moi l’univers amoindri1;Dans l’égoïsme étroit d’une fausse penséeLa douleur en moi seul, par l’orgueil condensée,
Ne jetait à Dieu que mon cri.
Ma personnalité remplissait la nature:15 On eût dit qu’avant elle aucune créature
N’avait vécu, souffert, aimé, perdu, gémi;Que j’étais à moi seul le mot du grand mistèreEt que toute pitié du ciel et de la terre
Dût rayonner sur ma fourmi!
Pardonnez-nous, mon Dieu! tout homme ainsi commence.20 Le retentissement universel, immense,
Ne fait vibrer d’abord que ce qui sent en lui2;De son être souffrant, l’impression profonde,Dans sa neuve3 énergie, absorbe en lui le monde
Et lui cache les maux d’autrui.
(A. de Lamartine, Recueillements poétiques, 1837)
1. amoindri: ridotto, limitato.2. ce qui sent en lui: la parte
sensibile, emotiva di sé.3. neuve: fresca, giovane.
12 Parcours f LA CONDITION HUMAINE
Compréhension globale1. Lamartine propose ici deux conceptions
différentes de la fonction du poète:«Frère, le temps n’est plus où j’écoutaismon âme / Se plaindre et soupirercomme une faible femme» (v. 2-3);«De son être souffrant, l’impressionprofonde, / Dans sa neuve énergie,absorbe en lui le monde / Et lui cache les maux d’autrui» (v. 22-24).Choisissez:a. le poète doit surtout s’inspirer
à ses sentiments personnelsb. le poète doit ignorer les souffrances
du mondec. le poète doit devenir l’interprète
des maux d’autrui
2. Par quelles expressions Lamartinecaractérise-t-il les textes poétiques de sa «première période»?
3. Quels sont les thèmes dont il veut êtrel’interprète dorénavant?
Analyse du texte4. Lamartine semble proposer ici
une nouvelle définition du concept de solidarité. Identifiez les expressionsqui le suggèrent et expliquez leur sens.
5. Étudiez la façon dont l’auteur use destemps verbaux: quelle fonction ont-ils?
6. Comment appelle-t-il le lecteur? Ce choix est-il cohérent avec le thème du poème?
7. Étudiez le jeu des rimes* et laconstruction de la strophe*: quelle est lasensation suscitée par l’organisation desvers dans chaque strophe?
� Odilon Redon, L’Œil, comme un ballonbizarre se dirige vers l’infini, illustration tiréede la série «À Edgar Allan Poe», 1882 (Paris,Bibliothèque Nationale).
1 LA CONDITION HUMAINE ENTRE LIBERTÉ ET RESPONSABILITÉ 13
Victor Hugo(1802-85) → vol. B, pp. 44-47
t4La Préface des Misérables
également un formidable succès
populaire.
Dans la préface* du roman, Hugo
justifie sa démarche en dénonçant
la société tout entière. C’est la phase
ultime de la lente évolution qui l’a
conduit du soutien des Bourbons lors
de la Restauration au militantisme
républicain de la dernière période.
Le roman historique de la maturité
de Victor Hugo présente une intrigue*
très compliquée et souvent
mélodramatique, mais c’est une
grande fresque sociale nourrie
d’un souffle épique* qui s’impose
comme une dénonciation de la misère
et de l’injustice. À sa parution
il suscita un énorme scandale mais
TTant qu’il existera, par le fait des lois et des mœurs, une damnation sociale créant arti-ficiellement, en pleine civilisation, des enfers, et compliquant d’une fatalité humaine la
destinée qui est divine; tant que les trois problèmes du siècle, la dégradation de l’homme parle prolétariat, la déchéance1 de la femme par la faim, l’atrophie2 de l’enfant par la nuit3, neseront pas résolus; tant que, dans de certaines régions, l’asphyxie sociale sera possible; end’autres termes, et à un point de vue plus étendu encore, tant qu’il y aura sur la terre igno-rance et misère, des livres de la nature de celui-ci pourront ne pas être inutiles.
Victor Hugo, Hauteville-House, 1er janvier 1862.
(V. Hugo, Préface aux Misérables, 1862)
5
1. déchéance: avvilimento, miseria.2. atrophie: arresto dello sviluppo, deperimento.
3. la nuit: le forze del male. In Hugo, la notterappresenta sempre simbolicamente il male.
Compréhension globale1. Cherchez dans le dictionnaire
la définition du mot préface*.
2. Soulignez les mots-clés et définissez la fonction de l’écrivain selon Hugo.
3. Quels sont les trois problèmes du siècleque l’auteur souligne?
Analyse du texte4. La structure périodique de ce texte
est sensible dans le rythme* adopté par l’auteur. Cherchez l’élément répétitifqui lui permet d’obtenir cet effet.
5. Quelle est la sensation provoquée par la brièveté de la propositionprincipale finale?
6. Quelle portée cette préface* donne-t-elleau roman qu’elle présente?
� Honoré Daumier, Les Mendiants, 1845 (Washington, National Gallery).
14 Parcours f LA CONDITION HUMAINE
Émile Zola (1840-1902) → vol. B, pp. 134-138
M
t5J’accuse
des preuves qui ne seront pas
acceptées par le tribunal militaire:
le vrai coupable, le commandant
Esterhazy, sera acquitté. C’est après
cet acquittement scandaleux que Zola
adresse son pamphlet* au président
de la République Félix Faure: il accuse
publiquement un certain nombre
de hauts gradés militaires d’avoir
commis de graves infractions pour
protéger le coupable. Ce n’est qu’en
1906 que Dreyfus est reconnu innocent
et réintégré dans l’armée.
Le choix d’extraits qui suit permet
de prendre connaissance de la façon
dont Zola assume ses responsabilités.
J’accuse est une lettre ouverte publiée
par Zola le 13 janvier 1898 dans le
journal «L’Aurore» au temps de
l’affaire Dreyfus. Cet événement, qui a
eu des retentissements dans l’Europe
entière, était le symptôme
de l’antisémitisme qui avait gagné
divers secteurs de l’armée
et de la société française.
Le 15 octobre 1894 le capitaine juif
Alfred Dreyfus est accusé d’espionnage
au profit de l’Allemagne et arrêté.
Condamné par un conseil de guerre,
il est déporté au bagne de l’Île du
Diable en Guyane. Les défenseurs
de l’officier se mobilisent et présentent
Monsieur le Président,Me permettez-vous, dans ma gratitude pour le bienveillant accueil que vous m’avez fait
un jour, d’avoir le souci de votre juste gloire et de vous dire que votre étoile, si heureuse jus-qu’ici, est menacée de la plus honteuse, de la plus ineffaçable des taches? […]Mais quelle tache de boue sur votre nom – j’allais dire sur votre règne – que cette abomi-nable affaire Dreyfus! Un conseil de guerre vient, par ordre1, d’oser acquitter un Esterhazy,soufflet2 suprême à toute vérité, à toute justice. Et c’est fini, la France a sur la joue cettesouillure, l’histoire écrira que c’est sous votre présidence qu’un tel crime social a pu êtrecommis. Puisqu’ils ont osé, j’oserai aussi, moi. La vérité, je la dirai, car j’ai promis de la dire, si la jus-tice, régulièrement saisie, ne la faisait pas, pleine et entière. Mon devoir est de parler, je neveux pas être complice. Mes nuits seraient hantées par le spectre de l’innocent qui expie là-bas3, dans la plus affreuse des tortures, un crime qu’il n’a pas commis. Et c’est à vous, Monsieur le Président, que je la crierai, cette vérité, de toute la force de marévolte d’honnête homme. Pour votre honneur, je suis convaincu que vous l’ignorez. Et à quidonc dénoncerai-je la tourbe malfaisante des vrais coupables, si ce n’est à vous, le premiermagistrat du pays? […]Cette vérité, cette justice, que nous avons si passionnément voulues, quelle détresse à lesvoir ainsi souffletées, plus méconnues et plus obscurcies! […] Telle est donc la simple vérité, Monsieur le Président, et elle est effroyable, elle resterapour votre présidence une souillure. Je me doute bien que vous n’avez aucun pouvoir encette affaire, que vous êtes le prisonnier de la Constitution et de votre entourage. Vous n’enavez pas moins un devoir d’homme, auquel vous songerez, et que vous remplirez. Ce n’estpas, d’ailleurs, que je désespère le moins du monde du triomphe. Je le répète avec une cer-titude plus véhémente: la vérité est en marche et rien ne l’arrêtera. C’est d’aujourd’hui seu-lement que l’affaire commence, puisque aujourd’hui seulement les positions sont nettes:
5
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1. par ordre: per ordini superiori.2. soufflet: schiaffo, oltraggio.
3. là-bas: l’Île du Diable in Guiana.
Compréhension globale1. Repérez les indices qui permettent de reconnaître que ce texte est une lettre ouverte.
2. Qui est le destinataire de la lettre?
3. Y a-t-il des destinataires qui ne sont pas nommés explicitement?
4. Zola accuse-t-il le président d’être un complice du crime?
5. Au nom de quels principes Zola prend-il aussi fermement position? a. amour de la véritéb. refus de la xénophobiec. reconnaissance de la justiced. respect de la hiérarchie et du principe d’autoritée. courage d’affirmer ses idéesf. respect des bienséancesg. responsabilité
6. Quel est le souhait final qu’il exprime?
Analyse du texte7. Le ton de la lettre est fortement rhétorique* et déclamatoire: sur la base de quels indices
peut-on l’affirmer? (Par exemple l’emploi de l’apostrophe «Monsieur le Président»).Continuez votre recherche.
8. Repérez les mots-clés du «plaidoyer» de Zola.
9. Deux champs lexicaux* sont présents: l’un renvoie à la notion de crime, l’autre à la notion de principes éthiques. Repérez les noms qui relèvent de l’un et de l’autre et complétez le tableau ci-dessous:
Crime Principes éthiques
10. Les phrases finales expriment l’idée que Zola se fait de l’intellectuel et de sa fonction.Essayez de les expliciter.
Atelier d’écriture Rédigez une lettre ouverte destinée à la presse sur un thème (tel que racisme et/ouxénophobie) où vous dénoncerez un événement qui a provoqué votre indignation.
1 LA CONDITION HUMAINE ENTRE LIBERTÉ ET RESPONSABILITÉ 15
d’une part, les coupables qui ne veulent pas que la lumière se fasse; de l’autre, les justiciersqui donneront leur vie pour qu’elle soit faite. Je l’ai dit ailleurs, et je le répète ici: quand onenferme la vérité sous terre, elle s’y amasse, elle y prend une force telle d’explosion, que, lejour où elle éclate, elle fait tout sauter avec elle. On verra bien si l’on ne vient pas de pré-parer, pour plus tard, le plus retentissant des désastres. Je n’ai qu’une passion, celle de la lumière, au nom de l’humanité qui a tant souffert et qui adroit au bonheur. Ma protestation enflammée n’est que le cri de mon âme. Qu’on ose doncme traduire en cour d’assises et que l’enquête ait lieu au grand jour! J’attends. Veuillez agréer, Monsieur le Président, l’assurance de mon profond respect. Émile Zola
(É. Zola, J’accuse, «L’Aurore», 13 janvier 1898)
30
35
S
16 Parcours f LA CONDITION HUMAINE
Sur mes cahiers d’écolierSur mon pupitre et les arbres
Sur le sable de neigeJ’écris ton nom
5 Sur les pages luesSur toutes les pages blanchesPierre sang papier ou cendreJ’écris ton nom
Sur les images dorées10 Sur les armes des guerriers
Sur la couronne des roisJ’écris ton nom
Sur la jungle et le désertSur les nids sur les genêts1
15 Sur l’écho de mon enfanceJ’écris ton nom
Sur tous mes chiffons d’azurSur l’étang soleil moisi2
Sur le lac lune vivante20 J’écris ton nom
Sur les champs sur l’horizonSur les ailes des oiseauxEt sur le moulin des ombresJ’écris ton nom
25 Sur chaque bouffée d’auroreSur la mer sur les bateauxSur la montagne démente3
J’écris ton nom
Sur la mousse des nuages30 Sur les sueurs de l’orage
Sur la pluie épaisse et fade4
J’écris ton nom
Sur les formes scintillantesSur les cloches des couleurs
35 Sur la vérité physiqueJ’écris ton nom
Sur les sentiers éveillésSur les routes déployéesSur les places qui débordent
40 J’écris ton nom
Sur la lampe qui s’allumeSur la lampe qui s’éteintSur mes maisons réuniesJ’écris ton nom
45 Sur le fruit coupé en deuxDu miroir et de ma chambreSur mon lit coquille videJ’écris ton nom
1. genêts: ginestre.2. moisi: ammuffito (allusione all’immagine del sole
che si rispecchia nelle acque stagnanti).
3. démente: demente (richiama la «follia» dellevette che si slanciano nel vuoto).
4. pluie épaisse et fade: pioggia fitta e monotona.
Paul Eluard(1895-1952) → vol. B, pp. 213-214
t6Liberté
première fut tissée clandestinement
pendant la guerre, et le peintre
Fernand Léger en donna une
illustration sous forme de poème-objet*
dépliant. La première édition dans
la revue «Fontaine» donna lieu à un
quiproquo* cocasse avec les censeurs
nazis. Ceux-ci n’ayant pas lu le poème
jusqu’au bout (le titre ayant été rajouté
postérieurement), donnèrent leur
imprimatur en s’exclamant «Ah!
Ces français, toujours l’amour, toujours
l’amour!» (souvenirs de Max-Pol
Fouchet, directeur de la revue
«Fontaine»).
Eluard attribuait à ce poème, dont le
titre initial était Une seule pensée, la
qualité de «poème de circonstance».
Composé sous l’Occupation allemande
et très tôt diffusé dans la clandestinité,
il souleva immédiatement
l’enthousiasme de ses premiers lecteurs.
Il fut imprimé sous forme de tract et la
R.A.F. (l’aviation de guerre anglaise) en
lança des milliers d’exemplaires dans
toute la France. Le compositeur Francis
Poulenc s’en servit pour composer une
cantate (Figure humaine). L’artiste Jean
Lurçat composa deux cartons pour des
tapisseries d’Aubusson, dont la
1 LA CONDITION HUMAINE ENTRE LIBERTÉ ET RESPONSABILITÉ 17
Compréhension globale1. Dans le dictionnaire le mot litanie est
défini: «longue énumération*».Comment ce poème peut-il être rattachéà cette définition?
2. Examinez la liste des éléments sur lesquels le poète «écrit le nom de la liberté». Que représentent-ils dans leur ensemble?
3. La liberté est le mot final; quel sensdonne-t-elle à tout ce qui précède?
4. Le titre du poème a été changé: Uneseule pensée est devenu Liberté. Tenantcompte de la situation dans laquelle il aété composé, comment pouvez-vousexpliquer et commenter ce changementde titre?
5. Qu’indique la méprise du censeur nazi à propos du genre* et du ton de ce poème?
Analyse du texte6. Le poème est riche en images
et métaphores*. Repérez-les toutes et faites une liste.
7. Essayez d’expliciter celles qui vousparaissent obscures: Ex. «l’étang soleilmoisi» (v. 18). Pourquoi l’étang est-ilassimilé à un soleil moisi? Il vous fautrechercher dans un dictionnairemonolingue les différents sens des motspour trouver le lien possible entre les deux éléments de la métaphore*.
8. On appelle «poésie militante» celle quitransmet des messages politiques forts et intervient sur une réalité conflictuelle.Peut-on parler de poésie militante à propos de ce poème? Justifiez votreréponse par des analyses du texte.
9. Comment interprétez-vous la dénomination de «poème de circonstance» utilisée par Eluard?
Atelier d’écritureSur le modèle de Liberté («Sur… / Sur… /Sur… / J’écris…») écrivez un poème sur unthème de votre choix: amour, amitié ouautre.
Sur mon chien gourmand et tendre50 Sur ses oreilles dressées
Sur sa patte maladroiteJ’écris ton nom
Sur le tremplin de ma porteSur les objets familiers
55 Sur le flot du feu béniJ’écris ton nom
Sur toute chair accordéeSur le front de mes amisSur chaque main qui se tend
60 J’écris ton nom
Sur la vitre des surprisesSur les lèvres attendriesBien au-dessus du silenceJ’écris ton nom
65 Sur mes refuges détruitsSur mes phares écroulés
Sur les murs de mon ennuiJ’écris ton nom
Sur l’absence sans désir70 Sur la solitude nue
Sur les marches de la mortJ’écris ton nom
Sur la santé revenueSur le risque disparu
75 Sur l’espoir sans souvenirJ’écris ton nom
Et par le pouvoir d’un motJe recommence ma vieJe suis né pour te connaître
80 Pour te nommer
Liberté.
(P. Eluard, Poésie et vérité, 1942)
18 Parcours f LA CONDITION HUMAINE
Jean-Paul Sartre(1905-80) → vol. B, pp. 290-296
D
t7Qu’est-ce que la littérature?
son œuvre comme dégagée
des contraintes et des problématiques
de cette situation spécifique. Il pense
que l’écrivain ne peut ignorer
les problèmes sociaux et politiques
de son temps et il le considère même,
dans son éventuel oubli, aussi
responsable des maux de son époque
que ceux qui les ont provoqués.
Dans Situations (1947-76), ouvrage
qui regroupe des essais* littéraires
et politiques, Sartre écrit un texte dont
le titre Qu’est-ce que la littérature?nous fait part de son interrogation
sur l’origine, la fonction et la structure
de l’œuvre littéraire. Il considère
que l’écrivain, qui vit et agit dans
un contexte donné, ne peut concevoir
[…] dès à présent nous pouvons conclure que l’écrivain a choisi de dévoiler le monde etsingulièrement l’homme aux autres hommes pour que ceux-ci prennent en face de l’ob-
jet ainsi mis à nu leur entière responsabilité. […] La fonction de l’écrivain est de faire ensorte que nul ne puisse ignorer le monde et que nul ne s’en puisse dire innocent. Et commeil s’est une fois engagé dans l’univers du langage, il ne peut plus jamais feindre qu’il ne sachepas parler: si vous entrez dans l’univers des significations, il n’y a plus rien à faire pour ensortir; qu’on laisse les mots s’organiser en liberté, ils feront des phrases et chaque phrasecontient le langage tout entier et renvoie à tout l’univers; le silence même se définit par rap-port aux mots, comme la pause, en musique, reçoit son sens des groupes de notes qui l’en-tourent. Ce silence est un moment du langage; se taire sur un aspect quelconque du monde,ou selon une locution qui dit bien ce qu’elle veut dire: de le passer sous silence, on est endroit de lui poser une troisième question: pourquoi as-tu parlé de ceci plutôt que de cela et– puisque tu parles pour changer – pourquoi veux-tu changer ceci plutôt que cela?
(J.-P. Sartre, Qu’est-ce que la littérature?, 1948)
5
10
Compréhension globale1. Pour Sartre, la fonction de l’écrivain est
de faire en sorte que...
2. Précisez le sens du mot innocenttel qu’il est utilisé dans ce contexte*. Voilà quelques définitions proposées par le dictionnaire: pas méchant / pas dangereux / pas coupable / pur /irresponsable / candide / crédule /inoffensif / bénin / irrépréhensible.
3. Repérez les phrases où Sartres parle de la fonction de l’écrivain et expliquezquelle responsabilité il lui attribue.
4. Quelle analogie* avec la musique établit-il, à propos du silence?
5. «Pourquoi as-tu parlé de ceci plutôt quede cela? […] pourquoi veux-tu changerceci plutôt que cela?» (l. 12-13), Sartreparle ici de la responsabilité des lecteurs.Quel est leur rôle? Choisissez entre
les options suivantes:a. contrôler la production de l’écrivainb. opérer une sorte de censurec. se confronter avec l’écrivaind. stimuler l’auteur à élargir ses horizonse. lui rappeler sa responsabilité
Analyse du texte6. Cet extrait est un texte argumentatif*.
Repérez thèse, arguments* et articulations logiques.
7. Selon Sartre le silence est aussi lourd de conséquences que la parole. Repérezles phrases où il exprime cette notion.
8. Expliquez l’expression de Sartre[l’écrivain] parle «pour changer» (l. 13)et trouvez le rapport avec la notion delittérature «militante» proposée pour lapoésie Liberté d’Eluard (voir p. 16).
1 LA CONDITION HUMAINE ENTRE LIBERTÉ ET RESPONSABILITÉ 19
Eugène Ionesco(1912-94) → p. 123
B
t8«L’homme... Ne prononcez plus ce mot!»
à l’exception de Bérenger qui tente
de sauver la liberté et d’échapper
à l’abdication de sa volonté libre.
Dans la ville, la rhinocérite gagne
peu à peu. Bérenger, venu annoncer
à Jean la contamination d’un de leurs
collègues, M. Bœuf, constate que
son ami devient «de plus en plus vert».
En 1959 Ionesco présente la pièce
Rhinocéros, où il dénonce tous
les totalitarismes, «hystéries collectives,
soutenues ou non philosophiquement,
et dont des peuples entiers deviennent
périodiquement la proie».
Tous les habitants d’une ville
se transforment en rhinocéros,
BÉRENGER Laissez-moi appeler le médecin, tout de même, je vous en prie.JEAN Je vous l’interdis absolument. Je n’aime pas les gens têtus [Jean entre dans la
chambre. Bérenger recule un peu effrayé, car Jean est encore plus vert, et il parle avec
beaucoup de peine. Sa voix est méconnaissable.] Et alors, s’il est devenu rhinocéros deplein gré ou contre sa volonté, ça vaut peut-être mieux pour lui. BÉRENGER Que dites-vous là, cher ami? Comment pouvez-vous penser…JEAN Vous voyez le mal partout. Puisque ça lui fait plaisir de devenir rhinocéros, puisque çalui fait plaisir! Il n’y a rien d’extraordinaire à cela.BÉRENGER Évidemment, il n’y a rien d’extraordinaire à cela. Pourtant, je doute que ça luifasse tellement plaisir. JEAN Et pourquoi donc? BÉRENGER Il m’est difficile de dire pourquoi. Ça se comprend.JEAN Je vous dis que ce n’est pas si mal que ça! Après tout, les rhinocéros sont des créaturescomme nous, qui ont droit à la vie au même titre que nous!BÉRENGER À condition qu’elles ne détruisent pas la nôtre. Vous rendez-vous compte de la dif-férence de mentalité?JEAN [Allant et venant dans la pièce, entrant dans la salle de bains, et sortant] Pensez-vous que la nôtre soit préférable?BÉRENGER Tout de même, nous avons notre morale à nous, que je juge incompatible aveccelle de ces animaux. JEAN La morale! Parlons-en de la morale, j’en ai assez de la morale, elle est belle la morale! Ilfaut dépasser la morale.BÉRENGER Que mettriez-vous à la place? JEAN [Même jeu] La nature! BÉRENGER La nature? JEAN [Même jeu] La nature a ses lois. La morale est antinaturelle. BÉRENGER Si je comprends, vous voulez remplacer la loi morale par la loi de la jungle! JEAN J’y vivrai, j’y vivrai. BÉRENGER Cela se dit. Mais dans le fond, personne... JEAN, [L’interrompant, et allant et venant] Il faut reconstituer les fondements de notre vie.Il faut retourner à l’intégrité primordiale. BÉRENGER Je ne suis pas du tout d’accord avec vous. JEAN [Soufflant bruyamment] Je veux respirer. BÉRENGER Réfléchissez, voyons, vous vous rendez bien compte que nous avons une philoso-phie que ces animaux n’ont pas, un système de valeurs irremplaçable. Des siècles de civili-sation humaine l’ont bâti!JEAN [Toujours dans la salle de bains] Démolissons tout cela, on s’en portera mieux. BÉRENGER Je ne vous prends pas au sérieux. Vous plaisantez, vous faites de la poésie.
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20 Parcours f LA CONDITION HUMAINE
JEAN Brrr... [Il barrit presque.] BÉRENGER Je ne savais pas que vous étiez poète. JEAN [Il sort de la salle de bains.] Brrr... [Il barrit de nouveau.]BÉRENGER Je vous connais trop bien pour croire que c’est là votre pensée profonde. Car, vousle savez aussi bien que moi, l’homme...JEAN [L’interrompant] L’homme... Ne prononcez plus ce mot!BÉRENGER Je veux dire l’être humain, l’humanisme…JEAN L’humanisme est périmé1! Vous êtes un vieux sentimental ridicule [Il entre dans la
salle de bains.]BÉRENGER Enfin, tout de même, l’esprit... JEAN [Dans la salle de bains] Des clichés! vous me racontez des bêtises.BÉRENGER Des bêtises!JEAN [De la salle de bains, d’une voix très rauque difficilement compréhensible]Absolument.BÉRENGER Je suis étonné de vous entendre dire cela, mon cher Jean! Perdez-vous la tête?Enfin, aimeriez-vous être rhinocéros?
1. périmé: superato, morto.
40
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� Salvador Dalí avec rhinocéros, 1956-81, photographie de Philippe Halsman.
1 LA CONDITION HUMAINE ENTRE LIBERTÉ ET RESPONSABILITÉ 21
Compréhension globale1. Faites une brève synthèse de ce qui se passe dans cette scène.
2. Jean et Bérenger représentent respectivement le conformisme s’opposant au désir de liberté. Par quels arguments* chacun défend-il son point de vue*? Remplissez le tableau ci-dessous avec des citations de l’extrait:
Jean Bérenger
3. L’opposition Jean/Bérenger peut aussi être lue comme une autre manifestation du conflitnature/culture. Qui représente la nature et pourquoi? Et qui la culture?
4. Le thème du totalitarisme et de la société de masse est présent dans l’ensemble de la scène: repérez ses manifestations dans les mots des personnages.
5. La victoire finale est incertaine. Pensez-vous que Bérenger réussira à résisterà la rhinocérite?
Analyse du texte6. Quel est le rôle des didascalies*?
7. Étudiez les effets de contraste entre le langage articulé et les cris inarticulés.
8. «Théâtre didactique*» est la définition d’un type de théâtre qui se propose de transmettreun message pédagogique et d’éduquer le public. Peut-on parler ici de théâtre didactique*?
ÉlargissementLa massification, le conformisme et la difficulté de choisir librement sa vie sont parmi les risques principaux de notre époque: c’est le thème central de cette scène. Cherchez dans les autres textes de cette unité le fil rouge de cette problématique et organisez un débatsur ce thème.
JEAN Pourquoi pas! Je n’ai pas vos préjugés. BÉRENGER Parlez plus distinctement. Je ne comprends pas. Vous articulez mal. JEAN [Toujours de la salle de bains] Ouvrez vos oreilles!BÉRENGER Comment?JEAN Ouvrez vos oreilles. J’ai dit, pourquoi ne pas être un rhinocéros? J’aime les change-ments. BÉRENGER De telles affirmations venant de votre part... [Bérenger s’interrompt, car Jean
fait une apparition effrayante. En effet, Jean est devenu tout à fait vert. La bosse de
son front est presque devenue une corne de rhinocéros.] Oh! vous semblez vraimentperdre la tête [Jean se précipite vers son lit, jette les couvertures par terre, prononce
des paroles furieuses et incompréhensibles, fait entendre des sons inouïs.] Mais nesoyez pas si furieux, calmez-vous! Je ne vous reconnais plus.
(E. Ionesco, Rhinocéros, Acte II, Tableau 2, 1959)
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65
22 Parcours f LA CONDITION HUMAINE
Un long combatpour la Liberté
Dès le XVIe siècle, à l’aube des temps modernes, les écrivains commencent à examiner lesconditions dans lesquelles la notion de liberté peut concrètement prendre forme dans laréalité sociale et politique. Ils s’interrogent donc sur les critères de type moral permettantde différencier le tyran du «bon roi». Rabelais, en ridiculisant dans son roman Gargantua letyran Picrochole, montre les ravages que peut produire un pouvoir qui se moque de toutesles recommandations concernant l’être humain, considéré comme un être libre. Gargantuapropose le modèle d’un pouvoir juste et bon, garant des libertés publiques. Au XVIIIe siècle,autour de l’Encyclopédie, une réflexion de type politique voit le jour. Son influence grandis-sante conduit aux bouleversements de la Révolution qui met fin à l’Ancien Régime. Tousceux qu’on a l’habitude de ranger sous la rubrique des «philosophes du siècle desLumières» (Montesquieu, Diderot, Voltaire, Rousseau) ont participé à ce débat.
1.3
Montesquieu(1689-1755) → vol. A, pp. 270-273
I
t9Diverses significations données au mot de liberté
De plus il montre que toute enquête
historique sérieuse doit s’appuyer sur
les sciences humaines, l’économie,
la démographie.
Dans l’extrait suivant, Montesquieu
précise les différentes significations
attribuées à la notion de liberté.
Dans L’Esprit des lois, Montesquieu
définit les lois générales qui expliquent
les lois effectives des différents pays
du monde. Il y développe les thèses
de la séparation des pouvoirs
et de la variabilité des lois selon
le climat, le gouvernement, les usages
sociaux et culturels, la religion.
Il n’y a point de mot qui ait reçu plus de différentes significations, et qui ait frappé lesesprits de tant de manières, que celui de liberté. Les uns l’ont pris pour la facilité de
déposer1 celui à qui ils avaient donné un pouvoir tyrannique; les autres, pour la faculté d’éli-re celui à qui ils devaient obéir; d’autres, pour le droit d’être armés, et de pouvoir exercer laviolence; ceux-ci, pour le privilège de n’être gouvernés que par un homme de leur nation, oupar leurs propres lois. Certain2 peuple a longtemps pris la liberté pour l’usage de porter unelongue barbe3. Ceux-ci ont attaché ce nom à une forme de gouvernement, et en ont exclules autres. Ceux qui avaient goûté du gouvernement républicain4 l’ont mise dans ce gouver-nement; ceux qui avaient joui du gouvernement monarchique l’ont placée dans la monar-chie5. Enfin chacun a appelé liberté le gouvernement qui était conforme à ses coutumes ouà ses inclinations.
(Montesquieu, L’Esprit des lois, 1748)
5
10
1. déposer: deporre.2. Certain: qualche.3. longue barbe: allusione ai russi, che non
potevano sopportare che lo zar Pietro imponesseloro di tagliare la barba.
4. gouvernement républicain: riferimento alla
Roma antica e all’etimologia della parolarepubblica (res publica).
5. monarchie: gli abitanti della Cappadociarifiutarono lo stato repubblicano offerto loro dai Romani.
1 LA CONDITION HUMAINE ENTRE LIBERTÉ ET RESPONSABILITÉ 23
I
t10«Ce que c’est que la liberté»
Dans cet extrait, Montesquieu précise
par contre ce qu’il faut entendre
par «liberté», le sens qu’il faut donner
à ce mot.
Il est vrai que dans les démocraties lepeuple paraît faire ce qu’il veut; mais la
liberté politique ne consiste point à faire ceque l’on veut. Dans un État, c’est-à-diredans une société où il y a des lois, la liberténe peut consister qu’à pouvoir faire ce quel’on doit vouloir, et à n’être point contraintde faire ce que l’on ne doit pas vouloir.
Il faut se mettre dans l’esprit ce quec’est que l’indépendance, et ce que c’estque la liberté. La liberté est le droit de fairetout ce que les lois permettent; et si uncitoyen pouvait faire ce qu’elles défendent,il n’aurait plus de liberté parce que lesautres auraient tout de même ce pouvoir.
(Montesquieu, L’Esprit des lois, 1748)
5
10
15
Compréhension globale1. Quel est le thème général traité
dans ces deux extraits?
2. De quel type de textes s’agit-il?
Analyse du texte3. Repérez dans le premier extrait (t9)
la thèse et les arguments*.
4. Repérez toutes les formes de libertérappelées par Montesquieu.
5. Le relativisme du concept de liberté est une idée-clé, très moderne d’ailleurs,de Montesquieu. Quel est le procédérhétorique* qu’il emploie pour la suggérer de manière forte?
6. Dans le deuxième extrait (t10),Montesquieu définit sa notion de liberté.Énoncez-la et expliquez l’oppositionliberté/indépendance sur laquelle il fondesa conclusion.
7. Comment définiriez-vous son discours?Polémique, didactique*, ironique ou encore autre? Justifiez votre choix.
ÉlargissementMontesquieu met en relation liberté et respect des règles. À votre avis cetteaffirmation est-elle encore actuelle et valable?Recherchez dans votre expérience actuelle de la vie scolaire et sociale des exemples pour soutenir cette thèse.
Atelier d’écriture1. Construisez un texte argumentatif*
à l’appui de la thèse que le concept de liberté est relatif.
2. Dressez une sorte d’inventaire de vos idées de liberté.Ex. Pour moi, la liberté c’est…Regroupez ensuite vos affirmations dansdes rubriques différentes – par exemplela liberté de s’habiller comme on veutrelève du domaine de l’individu, le droitde vote du domaine politique etc.Par la suite, confrontez avec voscamarades les listes obtenues.
� Tableau d’école française, Montesquieu, 1728(Versailles, Musée National du Château).
24 Parcours f LA CONDITION HUMAINE
Voltaire (1694-1778) → vol. A, pp. 287-295
T
t11Liberté et égalité
toucher un public plus vaste que celui
du modèle duquel il s’est inspiré.
Il aborde de nombreux sujets d’ordre
esthétique*, moral, religieux ou
politique. Dans l’article Égalité,
il développe une conception de la
liberté qui le rattache à l’idéologie
bourgeoise, engagée dans le combat
révolutionnaire contre les privilèges
des aristocrates de l’Ancien Régime.
Conçu comme une sorte de résumé
ou aperçu de la grande Encyclopédie,
le Dictionnaire philosophique (1764) se
présente comme un dictionnaire où les
mots sont classés par ordre alphabétique.
Les dimensions réduites et la forme
plus directe – au lieu de procéder par
des définitions, Voltaire se laisse aller
à exprimer librement ses réflexions –
devaient, dans l’intention de l’auteur,
Tout homme naît avec un penchant assez violent pour la domination, la richesse et lesplaisirs, et avec beaucoup de goût pour la paresse; par conséquent tout homme voudrait
avoir l’argent et les femmes ou les filles des autres, être leur maître, les assujettir à tous sescaprices, et ne rien faire, ou du moins ne faire que des choses très agréables. Vous voyezbien qu’avec ces belles dispositions il est aussi impossible que les hommes soient égaux qu’ilest impossible que deux prédicateurs ou deux professeurs de théologie ne soient pas jalouxl’un de l’autre.Le genre humain, tel qu’il est, ne peut subsister, à moins qu’il n’y ait une infinité d’hommesutiles qui ne possèdent rien du tout; car, certainement, un homme à son aise1 ne quitterapas sa terre pour venir labourer2 la vôtre; et, si vous avez besoin d’une paire de souliers, ce ne sera pas un maître des requêtes3 qui vous lafera. L’égalité est donc à la fois la chose la plusnaturelle et en même temps la plus chimérique.Comme les hommes sont excessifs en tout quandils le peuvent, on a outré4 cette inégalité; on a pré-tendu dans plusieurs pays qu’il n’était pas permisà un citoyen de sortir de la contrée où le hasardl’a fait naître; le sens de cette loi est visiblement:Ce pays est si mauvais et si mal gouverné que
nous défendons à chaque individu d’en sortir,
de peur que tout le monde n’en sorte. Faitesmieux: donnez à tous vos sujets envie de demeu-rer chez vous, et aux étrangers d’y venir.Chaque homme, dans le fond de son cœur, a droitde se croire entièrement égal aux autres hommes;il ne s’ensuit pas de là que le cuisinier d’un cardi-nal doive ordonner à son maître de lui faire àdîner; mais le cuisinier peut dire: «Je suis hommecomme mon maître, je suis né comme lui en pleu-rant; il mourra comme moi dans les mêmes
5
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30
1. à son aise: agiato.2. labourer: arare.3. maître des requêtes: magistrato incaricato
di esaminare i ricorsi. 4. outré: accentuato.
� Frontispice de l’Encyclopédie (1751-72).
1 LA CONDITION HUMAINE ENTRE LIBERTÉ ET RESPONSABILITÉ 25
Compréhension globale1. Quel est le thème général abordé dans ce texte?
2. De quel type de texte s’agit-il?
3. Quel est le ton général des argumentations proposées? Quelles impressions en avez-vous?
Analyse du texte4. Dégagez le projet adopté par Voltaire dans cet extrait et distinguez les étapes
de son argumentation (thèse, arguments*, conclusion).
5. Différenciez les exemples utilisés par Voltaire. Caractérisez les exemples qui serventd’illustration et les exemples argumentatifs:
Exemples illustratifs Exemples argumentatifs
6. Soulignez les points où son discours peut être défini comme subjectif.
7. Relevez les marques de l’ironie de Voltaire. À qui s’en prend-il?
8. Quelle est l’idée de l’homme qui se dégage de cet extrait?Voltaire est-il optimiste ou pessimiste dans sa vision de la société?
ÉlargissementComparez les textes de Montesquieu et de Voltaire. Lequel vous paraît-il le plus convaincant?Expliquez les motifs de votre réponse, en vous basant sur des éléments d’ordre formel et de contenu.
angoisses et les mêmes cérémonies. Nous faisons tous les deux les mêmes fonctions ani-males. Si les Turcs s’emparent de Rome, et si alors je suis cardinal et mon maître cuisinier,je le prendrai à mon service». Tout ce discours est raisonnable et juste; mais, en attendantque le Grand Turc5 s’empare de Rome, le cuisinier doit faire son devoir, ou toute sociétéhumaine est pervertie6.À l’égard d’un homme qui n’est ni cuisinier d’un cardinal ni revêtu d’aucune autre chargedans l’État, à l’égard d’un particulier qui ne tient à rien, mais qui est fâché d’être reçu par-tout avec l’air de la protection ou du mépris, qui voit évidemment que plusieurs monsignors
n’ont ni plus de science, ni plus d’esprit, ni plus de vertu que lui, et qui s’ennuie d’être quel-quefois dans leur antichambre, quel parti doit-il prendre? Celui de s’en aller.
(Voltaire, Dictionnaire philosophique, article Égalité, 1764)
35
5. Grand Turc: il sultano turco. 6. pervertie: snaturata.
26 Parcours f LA CONDITION HUMAINE
Denis Diderot(1713-84) → vol. A, pp. 306-310
A
t12Pouvoir monarchique et liberté
du XVIIe siècle. Il s’agit de démontrer
que la source de l’autorité est
la volonté des individus qui ont décidé
par contrat de s’unir en société. Cette
conception ruine le principe de droit
divin. D’autre part, à la différence
de l’autorité paternelle, cette autorité
n’est plus un fait de nature. Diderot
contribue à limiter de fait le pouvoir
monarchique: les sujets conservent
certains droits inaliénables, puisque
le pouvoir, n’ayant pas son fondement
dans la nature, ne peut les détruire.
Au contraire, le contrat a pour but de
garantir ces droits parmi lesquels on
peut ranger la liberté et la propriété.
L’Encyclopédie (1751-72) naît comme
un répertoire moderne du savoir
humain, mais bientôt le projet prend
l’ampleur d’une critique dirigée contre
les préjugés et les croyances
de l’époque.
Dans l’article Autorité politique Diderot
attaque les deux principes sur lesquels
se fonde le pouvoir de l’Ancien Régime:
d’une part l’autorité royale était fondée
sur la volonté divine et d’autre part ce
pouvoir était assimilé au pouvoir
paternel. Diderot résume dans cet
article de l’Encyclopédie des théories
qui avaient été développées
en Angleterre et en Allemagne au cours
Aucun homme n’a reçu de la nature le droit de commander aux autres. La liberté est unprésent1 du Ciel, et chaque individu de la même espèce a le droit d’en jouir aussitôt qu’il
jouit de la raison. Si la nature a établi quelque autorité, c’est la puissance paternelle: maisla puissance paternelle a ses bornes2; et dans l’état de nature, elle finirait aussitôt que lesenfants seraient en état de se conduire3. Toute autre autorité vient d’une autre origine quela nature. Qu’on examine bien et on la fera toujours remonter à l’une de ces deux sources:ou la force et la violence de celui qui s’en est emparé; ou le consentement de ceux qui s’ysont soumis par un contrat fait ou supposé entre eux et celui à qui ils ont déféré4 l’autorité. La puissance qui s’acquiert par la violence n’est qu’une usurpation et ne dure qu’autant quela force de celui qui commande l’emporte sur celle de ceux qui obéissent; en sorte que, sices derniers deviennent à leur tour les plus forts, et qu’ils secouent le joug5, ils le font avecautant de droit et de justice que l’autre qui le leur avait imposé. La même loi qui a fait l’au-
torité la défait alors; c’est la loi du plus fort. Quelquefois, l’autorité qui s’établit par la violence change de nature; c’est lorsqu’elle conti-nue et se maintient du consentement exprès6 de ceux qu’on a soumis: mais elle rentre parlà dans la seconde espèce dont je vais parler et celui qui se l’était arrogée7 devenant alorsprince cesse d’être tyran.La puissance, qui vient du consentement des peuples, suppose nécessairement des condi-tions qui en rendent l’usage légitime, utile à la société, avantageux à la république, et qui lafixent et la restreignent8 entre des limites; car l’homme ne doit ni ne peut se donner entiè-rement et sans réserve à un autre homme, parce qu’il a un maître supérieur au-dessus detout, à qui seul il appartient tout entier. C’est Dieu...D’ailleurs le gouvernement, quoique héréditaire dans une famille, et mis entre les mains d’unseul, n’est pas un bien particulier9, mais un bien public, qui par conséquent ne peut jamais
5
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20
1. présent: dono.2. bornes: limiti.3. se conduire: comportarsi secondo le regole.4. déféré: ceduto. 5. joug: giogo (in senso figurato).
6. du consentement exprès: con il consensoesplicito.
7. se l’était arrogée: se ne era appropriato.8. restreignent: limitano.9. particulier: personale, individuale.
1 LA CONDITION HUMAINE ENTRE LIBERTÉ ET RESPONSABILITÉ 27
être enlevé au peuple, à qui seul il appartient essentiellement et en pleine propriété. Aussiest-ce toujours lui qui en fait le bail10: il intervient toujours dans le contrat qui en adjuge11
l’exercice. [...] Celui qui porte la couronne peut bien s’en décharger absolument s’il le veut:mais il ne peut la remettre sur la tête d’un autre sans le consentement de la nation qui l’amise sur la sienne. En un mot, la couronne, le gouvernement, et l’autorité publique sont desbiens dont le corps de la nation est propriétaire, et dont les princes sont les usufruitiers12,les ministres et les dépositaires.
(D. Diderot, Encyclopédie, article Autorité politique, 1751-72)
10. en fait le bail: lo aliena temporaneamente con un contratto.
11. adjuge: attribuisce.12. usufruitiers: usufruttuari.
Compréhension globale1. Quel est le thème abordé dans cet
extrait?
2. Pour chaque paragraphe, proposez votrerésumé de l’idée-clé.
3. Comment définiriez-vous ce type de texte? Descriptif* / narratif /argumentatif* / prescriptif* etc.
Analyse du texte4. Repérez dans chaque paragraphe
les arguments* proposés par Diderot.
De quel type d’arguments* s’agit-il?Choisissez parmi les options suivantes:logiques / par analogie* / d’autorité.
5. Reconstruisez la progression du raisonnement à travers lequel Diderot détruit les fondements de la monarchie de droit divin.
6. Précisez la signification du mot contrat.
7. Précisez la façon dont Diderot envisagela notion de liberté.
Jean-JacquesRousseau(1712-78) → vol. A, pp. 314-320
t13Propriété et perte de la liberté originelle
la deuxième partie de son discours
Rousseau tente d’expliquer comment
s’est opérée la perte de la liberté
et comment s’est instaurée une société
inégalitaire où l’homme naturel
a perdu l’essentiel de ses droits
et de ses qualités. Rousseau reconstitue
ainsi une histoire du genre humain
et il en reconstruit les étapes
essentielles. Dans l’extrait suivant
il évoque une des étapes ultimes
où l’humanité a pu goûter un bonheur
irrémédiablement perdu.
Le Discours, d’où est tirée cette page
de Rousseau, a été composé en 1755
pour répondre à la question proposée
par une société de gens de lettres
et de savants, l’Académie de Dijon,
à savoir: quelle est l’origine de
l’inégalité parmi les hommes,
et si elle est autorisée par la loi
naturelle. La réponse de Rousseau
obtient le premier prix.
Après avoir peint l’état de bonheur
absolu de l’homme à l’état de nature,
jouissant d’une liberté totale, dans
25
30
28 Parcours f LA CONDITION HUMAINE
TTant que les hommes se contentèrent de leurs cabanes rustiques, tant qu’ils se bornè-rent à coudre leurs habits de peaux avec des épines ou des arêtes1, à se parer de plumes
et de coquillages, à se peindre le corps de diverses couleurs, à perfectionner ou à embellirleurs arcs et leurs flèches, à tailler avec des pierres tranchantes quelques canots depêcheurs ou quelques grossiers instruments de musique, en un mot tant qu’ils ne s’appli-quèrent qu’à des ouvrages qu’un seul pouvait faire, et à des arts qui n’avaient pas besoin duconcours de plusieurs mains, ils vécurent libres, sains, bons et heureux autant qu’ils pou-vaient l’être par leur nature, et continuèrent à jouir entre eux des douceurs d’un commer-ce2 indépendant; mais dès l’instantqu’un homme eut besoin dusecours d’un autre; dès qu’ons’aperçut qu’il était utile à un seuld’avoir des provisions pour deux,l’égalité disparut, la propriété s’in-troduisit, le travail devint nécessai-re et les vastes forêts se changè-rent en des campagnes riantes qu’ilfallut arroser de la sueur deshommes, et dans lesquelles on vitbientôt l’esclavage et la misère ger-mer et croître avec les moissons.
(J.-J- Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements
de l’inégalité parmi les hommes, 1755)
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Compréhension globale1. Rousseau décrit l’homme sauvage à l’état
de nature. Quelles étaient ses activités?Et son organisation sociale?
2. Il utilise quatre adjectifs pour définir cet homme: lesquels?
3. Avec quelles expressions, à la fin de l’extrait, définit-il, par contre, la vie dans la société inégalitaire?
4. Quel est l’évènement qu’il pose commecause du changement?
Analyse du texte5. Comment Rousseau établit-il le lien entre
propriété et perte de la liberté? Quelssont les principaux concepts mis en jeu?
6. Ce que Rousseau soutient est lerenversement du rapport traditionnel
nature/culture. Voltaire écrivit à Rousseau une lettre où il affirmait, à propos de ce texte: «… il prend enviede marcher à quatre pattes». Que pensez-vous de cette affirmation?
Élargissement1. Confrontez l’extrait de Rousseau avec
celui de Voltaire qui précède. Quellessont les différences entre les deuxphilosophes pour ce qui concerne l’idéed’égalité?
2. Essayez de reprendre le thème du conflitnature/culture tel qu’il se manifeste dansles textes de Rousseau, dites votre pointde vue et essayez d’actualiser laproblématique en la rapportant auxévénements contemporains.
� Jean-Baptiste Regnault, La Liberté ou la Mort, 1794-95 (Hambourg, Kunsthalle).
1. arêtes: lische.2. commerce: rapporti.
Unité 2La conscience
du tempset la mort
La consciencedu temps
Pour tout être humain, le temps constitue un fait évi-dent puisqu’on en fait quotidiennement l’expérienceet ne nécessite pas de définition a priori. Pourtant lanotion est loin d’être aussi simple qu’elle peut leparaître à première vue. Au temps objectif mesurépar les horloges, s’oppose un temps subjectif vécupar chaque individu de façon contrastée. Une minutepeut paraître d’une longueur insupportable alors quele temps dédié à une activité qui passionne peutparaître extrêmement court.Philosophes et poètes ont insisté sur l’angoisse quel’être humain éprouve à partir du moment où il prendconscience que le temps ne peut pas changer dedirection, qu’il est irréversible et inéluctable. Le philo-sophe français Vladimir Jankélévitch (1903-85) faitremarquer que la mort est une dimension essentiellede notre conscience du temps. Faisant écho à la for-mule proposée par l’écrivain André Malraux, selonlaquelle «l’homme est le seul animal qui sait qu’il doitmourir», il soumet à notre réflexion la proposition sui-vante: «c’est parce qu’il peut mourir que l’hommepeut penser, souffrir, aimer et avant tout créer. S’il dis-posait d’un temps infini, l’homme resterait stérile etl’action aurait tôt fait de l’endormir dans une passi-vité végétative, pompeusement appelée éternité».Mais si la mort, dans l’absolu, ne peut donner un sensà la vie, elle oblige l’homme à s’inventer des raisonsde vivre.
Depuis le Moyen Âge, la prise de conscience de la fragilité des êtres humains, du caractèreéphémère de leur existence, a poussé les écrivains à donner forme aux angoisses et au sen-timent de vanité qui peut saisir les individus face à l’écoulement du temps. La religionchrétienne a accentué cet aspect pour souligner le contraste entre les réalités terrestresdécevantes, instables, toujours remises en question et les certitudes célestes, garantes devérité et de stabilité. Au XVIIIe siècle, une nouvelle sensibilité se fait jour qui laisse place àune conscience individuelle laïque: l’interrogation sur le temps s’accompagne d’unerecherche du sens à donner à la vie et de l’expression d’un malaise existentiel. Le mou-vement romantique amplifie cette nouvelle conception et cherche dans la nature à la foisle reflet de la destinée des hommes (tout est changement) et l’image de l’indifférence (lanature est éternel recommencement) ressentie avec amertume.Au XXe siècle, l’écrivain Marcel Proust a su faire du temps la matière même de sa créationromanesque en marquant durablement la sensibilité de tous les artistes qui l’ont suivi.
Textes et auteurs2.1
DANS LES DICTIONNAIRES ÉTYMOLOGIQUES
temps, emprunté au latin tempus, qui signifie espace
de temps, apparaît au Xe siècle. Dès les premiers
textes, le mot cumule les deux valeurs des mots latins
tempus et aevus, l’instant et la durée.
mort est issu dès le IXe siècle du latin mors. Le premier
sens est celui de cessation de la vie humaine. Depuis
le XVIIe siècle, il exprime aussi l’idée plus générale
et abstraite de déclin.
EN FEUILLETANT LES DICTIONNAIRES
temps nom masculin: le milieu indéfini où paraissent
se dérouler les existences dans leur changement, les
évènements et les phénomènes dans leur succession.
mort nom féminin: 1 (sens propre) l’arrêt des
fonctions de l’être vivant 2 (sens figuré) fin,
éloignement, privation.
30 Parcours f LA CONDITION HUMAINE
François Villon(1431 - après 1463) → vol. A, p. 98
D
t14Ballade des dames du temps jadis
à des énumérations. En utilisant cette
forme, Villon ne cherche pas à innover,
mais il joue avec la contrainte
en entrecoupant la longue litanie
de noms et de remarques piquantes.
Cette ballade* a été popularisée au XXe
siècle par le chanteur Georges
Brassens qui a composé une musique
pour l’accompagner.
La ballade* fait son apparition au XIVe
siècle. Elle comporte trois strophes*
et une demi-strophe ou envoi*
(ici la ballade* est en octosyllabes*,
elle comporte donc trois strophes*
de huit vers et une de quatre).
Toutes les strophes* sont construites
sur les mêmes rimes*. La contrainte
technique explique que très souvent
les poètes ont eu recours
Dites-moi où, n’en quel pays,Est Flora1 la belle Romaine,
Archipiades2, ni Thaïs3,Qui fut sa cousine germaine,
5 Écho4 parlant quand bruit on mèneDessus rivière ou sur étang,Qui beauté eut trop plus qu’humaineMais où sont les neiges d’antan5?
Où est la très sage Héloïs,10 Pour qui fut châtré et puis moine
Pierre Abélard6 à Saint-Denis?Pour son amour eut cette essoine7.Semblablement, où est la royne8
Qui commanda que Buridan9
15 Fut jeté en un sac en Saine10?Mais où sont les neiges d’antan?
La reine Blanche11 comme lisQui chantait à voix de sirène,Berthe au grand pied12, Bietris13, Alis14,
20 Haremburgis15 qui tint le Maine,Et Jeanne16 la bonne LorraineQu’Anglais brûlèrent à Rouen;Où sont-ils, où, Vierge souveraine?Mais où sont les neiges d’antan?
25 Prince, n’enquerrez de semaineOù elles sont, ni de cet an17,Qu’à ce refrain ne vous remaine18:Mais où sont les neiges d’antan?
(F. Villon, Testament, 1462,version modernisée)
1. Flora: cortigiana romanaevocata da Giovenale nelle sueSatire.
2. Archipiades: Alcibiade, citatonell’antichità come modello dibellezza, nel Medio Evo fuscambiato per una donna.
3. Thaïs: la cortigiana che seguìAlessandro in Egitto.
4. Écho: una ninfa.5. les neiges d’antan: le nevi
dell’anno passato.6. Héloïs … Abélard: Abelardo fu
il primo intellettuale del MedioEvo (1072-1142). Diventatoprima precettore poi amante diEloisa, che gli era stata affidatadallo zio, fu castrato peristigazione di quest’ultimo.
7. essoine: prova.8. royne: regina.9. Buridan: rettore dell’Università
di Parigi.10. Saine: Senna.11. La reine Blanche: la regina
Bianca di Castiglia.12. Berthe au grand pied: madre
di Carlo Magno secondo la leggenda.
13. Bietris: Beatrice.14. Alis: forse Aelis, personaggio
delle Chansons de gestee di canzoni liriche.
15. Haremburgis: Arembourg, figliaed ereditiera di Hélie, conte del Maine.
16. Jeanne: Giovanna d’Arco.17. de semaine … ni de cet an: né
questa settimana, né quest’anno(quindi mai).
18. Qu’à ce refrain ne vousremaine: senza che io vi richiamiquesto ritornello.
2 LA CONSCIENCE DU TEMPS ET LA MORT 31
Compréhension globale1. Quelle est l’interrogation autour
de laquelle se construit cette ballade*?
2. Quel thème le poète veut-il aborder en se posant cette question, reprise dans le refrain*? Remplacez le titre par un autre plus lié au thème même.
3. Que représentent les «neiges d’antan»?Pourquoi avoir choisi la neige?
4. Pourquoi à votre avis Villon a-t-il choiside proposer une liste de «dames»célèbres pour évoquer la caducité du temps?
Analyse du texte5. Villon évoque plusieurs figures féminines
qui appartiennent à des périodeshistoriques différentes. Classez-lesd’après leur appartenance (monde
classique, mythologie, histoire de France,mémoire populaire, légendes de sontemps). Que signifie ce mélange?
6. Y a-t-il une progression thématiquedepuis la première jusqu’à la dernièrestrophe*?
7. Repérez le rythme* du poème: est-il le même dans les trois premièresstrophes*? Et la dernière?
8. Analysez le rôle du refrain*: qu’apporte la forme interrogative?
9. Villon mêle deux thèmes caractéristiquesde la poésie lyrique. Lesquels?Lequel est dominant?
10. Choisissez dans la liste qui suit un adjectifpour définir le ton de la ballade*: joyeux/ réfléchi / triste / gai / mélancolique /détaché / indifférent / navré /pathétique*.
Paul Valéry(1871-1945) → vol. B, pp. 169-170
C
t15Le Cimetière marin
Composé en 1920, Le Cimetière marinfut inclus dans le recueil Charmes,
paru deux ans après.
Dans cet extrait, qui est le début
du poème, Valéry analyse l’état d’âme
qui naît de la contemplation
d’un cimetière dominant la mer
Méditerranée: ce lieu baignant dans
la lumière l’amène à méditer
sur le Temps, la Mort et l’Absolu.
Valéry a présenté lui-même ce texte
en affirmant que «[Le poème est]
un monologue* de “moi”, dans lequel
les thèmes les plus simples et les plus
constants de ma vie affective
et intellectuelle, tels qu’ils s’étaient
imposés à mon adolescence et associés
à la mer et à la lumière d’un certain
lieu des bords de la Méditerranée,
[sont] appelés, tramés, opposés…».
Ce toit tranquille où marchent des colombes1
Entre les pins palpite, entre les tombes;Midi le juste2 y compose de feuxLa mer, la mer toujours recommencée!
5 Ô récompense après une penséeQu’un long regard sur le calme des dieux!
Quel pur travail de fins éclairs consume3
Maint 4 diamant d’imperceptible écume,Et quelle paix semble se concevoir!
1. toit ... colombes: il mare è paragonato a un tetto. Le colombe sono le vele che lo solcano.
2. Midi le juste: il sole di mezzogiorno si trovaesattamente sopra il capodell’osservatore.
3. consume: brucia.4. maint: più di uno.
32 Parcours f LA CONDITION HUMAINE
10 Quand sur l’abîme un soleil se repose,Ouvrages purs5 d’une éternelle cause,Le Temps scintille et le Songe est savoir.
Stable trésor6, temple simple à Minerve,Masse de calme et visible réserve,
15 Eau sourcilleuse7, Œil qui gardes en toi Tant de sommeil sous un voile de flamme8,Ô mon silence! …Édifice dans l’âme,Mais comble9 d’or aux mille tuiles, Toit!
Temple du Temps10, qu’un seul soupir résume,20 À ce point pur je monte et m’accoutume,
Tout entouré de mon regard marin;Et comme aux dieux mon offrande suprême,La scintillation sereine11 sèmeSur l’altitude un dédain souverain.
(P. Valéry, Charmes, 1922)
5. Ouvrages purs: «le Temps» e«le Songe» del verso successivo.
6. Stable trésor: il mare. 7. sourcilleuse: increspata
e severa.8. voile de flamme: per effetto dei
riflessi del sole sulla superficiemarina.
9. comble: sommità.10. Temple du Temps: parole riferite
a «je» del verso successivo.11. sereine: pura, calma.
Compréhension globale1. Ce poème, dont vous n’avez lu qu’un extrait, est très difficile à interpréter.
Pour approcher les concepts que Valéry y formule à travers les images, rédigez une synthèse de chaque strophe* et identifiez l’idée-clé.Ex. Première strophe*: le poète regarde la mer qu’il compare à un toit où marchent des colombes. Il est midi, la surface marine est flamboyante à cause des rayons du soleil.Les deux derniers vers sont une réflexion: regarder la mer (le calme des dieux) est une récompense pour l’homme qui pense.Continuez avec vos camarades et avec l’aide de votre enseignant.
2. Quelles sont les premières impressions suscitées par ces images?
Analyse du texte3. Repérez toutes les expressions qui se rapportent à la mer. S’il s’agit de métaphores*,
essayez d’expliciter les associations sur lesquelles elles se fondent (Ex. «toit tranquilleoù…», la surface de la mer quand elle est plate peut ressembler à un toit, les voilesblanches des bateaux font penser à des colombes). Continuez.
4. Dans ces strophes* il y a de nombreuses images concernant le décor naturel.Regroupez-les autour de ces rubriques avec leurs adjectifs (s’il y en a):
Mer Ciel Arbres Cimetière
Lesquelles prédominent? Avec quelle connotation* donnée par les adjectifs?
5. La contemplation des images naturelles entraîne une méditation sur le temps. Comment se fait le passage?
6. Quelle idée du temps est présente dans ces strophes* du poème?
2 LA CONSCIENCE DU TEMPS ET LA MORT 33
Marcel Proust (1871-1922) → vol. B, pp. 175-180
J
t16«Tout ce temps était ma vie»
le passé et le présent se rejoignent.
Après une longue retraite, au cours
d’une réception chez les Guermantes
il fait deux découvertes bouleversantes:
le poids des années qu’il a déjà vécues
et les ravages du temps sur ses amis
et sur lui-même.
Dans Le Temps retrouvé, dernier
roman du cycle À la recherche du tempsperdu, le narrateur* retrouve dans
toute sa plénitude la mémoire du
«temps perdu». Grâce au pouvoir de
l’écriture, sa vie passée a pu échapper
à la destruction opérée par le temps:
J’éprouvais un sentiment de fatigue et d’effroi à sentir que tout ce temps si long non seu-lement avait, sans une interruption, été vécu, pensé, secrété par moi, qu’il était ma vie,
qu’il était moi-même, mais encore que j’avais à toute minute à le maintenir attaché à moi,qu’il me supportait, moi, juché1 à son sommet vertigineux, que je ne pouvais me mouvoirsans le déplacer. La date à laquelle j’entendais le bruit de la sonnette du jardin de Combray2,si distant et pourtant intérieur, était un point de repère dans cette dimension énorme queje ne me savais pas avoir. J’avais le vertige de voir au-dessous de moi, en moi pourtant,comme si j’avais des lieues de hauteur, tant d’années.
Je venais de comprendre pourquoi le duc de Guermantes, dont j’avais admiré, en leregardant assis sur une chaise, combien il avait peu vieilli, bien qu’il eût tellement plus d’an-nées que moi au-dessous de lui, dès qu’il s’était levé et avait voulu se tenir debout, avaitvacillé sur des jambes flageolantes3 comme celles de ces vieux archevêques sur lesquels iln’y a de solide que leur croix métallique et vers lesquels s’empressent des jeunes sémina-ristes gaillards, et ne s’était avancé qu’en tremblant comme une feuille, sur le sommet peupraticable de quatre-vingt trois années, comme si les hommes étaient juchés sur de vivanteséchasses4, grandissant sans cesse, parfois plus hautes que des clochers, finissant par leurrendre la marche difficile et périlleuse, et d’où tout d’un coup ils tombaient. Je m’effrayaisque les miennes fussent déjà si hautes sous mes pas, il ne me semblait pas que j’aurais encorela force de maintenir longtemps attaché à moi ce passé qui descendait déjà si loin…
(M. Proust, Le Temps retrouvé, 1927)
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Compréhension globale1. Qui parle dans cet extrait? À qui
s’adresse-t-il? Dans quel but?
2. Qu’est-ce qui fait éprouver au narrateur*«un sentiment de fatigue» (l. 1)?
3. Qu’est-ce qui lui donne le vertige?
4. On utilise souvent l’expression «avoir sa vie derrière soi». Comment Proust a-t-il transformé ce lieu commun?
Analyse du texte5. Le narrateur* compare le temps passé à
des échasses. Décrivez les étapes
de la construction de cette métaphore*: le vertige, les échasses, les échasses de géant.
6. Relevez les métaphores* annexes. Quelleimage monstrueuse l’expression «en moipourtant» amène-t-elle par la suite?Qu’apporte de nouveau la comparaison*du duc de Guermantes avec un vieilarchevêque?
7. Essayez de résumer et de présenter avecvos mots la notion du temps proposéepar Proust.
1. juché: appollaiato.2. Combray: villaggio della sua infanzia.
3. flageolantes: traballanti.4. échasses: trampoli.
34 Parcours f LA CONDITION HUMAINE
Michel Butor (né en 1926) → p. 123
J
t17Labyrinthe temporel
aux souvenirs d’octobre les souvenirs
de la semaine qui vient de s’écouler.
Bientôt, le 21 juillet, il est encore
retardé par la relecture de ce qu’il
a écrit à partir du mois de mai.
Les évènements des trois époques
se superposent, s’éclairent
ou s’obscurcissent mutuellement.
Le premier mai, Jacques Revel, héros*
du roman L’Emploi du temps, paru
en 1956, entreprend de raconter
son séjour à Bleston, ville anglaise
où il s’ennuie depuis son arrivée,
le premier octobre précédent.
Mais l’entreprise est plus longue
qu’il ne le prévoyait, parce qu’il mêle
J’ai devant les yeux cette première page datée du jeudi premier mai, que j’ai écrite toutentière à la lumière de ce jour finissant, voici trois mois, cette page qui se trouvait tout
en bas de la pile qui s’est amassée lentement devant moi depuis ce temps-là, et qui va s’ac-croître dans quelques instants de cette autre page que je raye de mots1 maintenant; et jedéchiffre cette phrase que j’ai tracée en commençant: «Les lueurs se sont multipliées», dontles caractères se sont mis à brûler dans mes yeux quand je les ai fermés, s’inscrivant enflammes vertes sur fond rouge sombre, cette phrase dont j’ai retrouvé les cendres sur cettepage quand j’ai rouvert mes paupières, ces cendres que je retrouve maintenant. […]Cette page datée du premier mai, je vais la remettre à sa place sous la pile de celles qui l’ontsuivie, sur cette table couverte des mêmes objets que ce premier mai, des mêmes docu-ments sur le coin gauche, du même exemplaire du plan de la ville, neuf ce jour-là, que jevenais de racheter quelques jours auparavant à Ann Bailey2, du même exemplaire duMeurtre de Bleston3, du schéma des lignes des bus, du guide et de la notice4 illustrée de laNouvelle Cathédrale. Le lendemain, j’ai continué, puis peu à peu presque tous les soirs de semaine depuis, m’en-fermant dans cette recherche que je ne prévoyais, certes, ni si lente ni si dure, m’imaginantalors qu’à la fin du mois de juillet j’aurais depuis longtemps terminé non seulement mon récitde l’automne, mais celui de l’hiver et du printemps jusqu’à la fin d’avril; et le surlendemain,le samedi, je me suis retrouvé solitaire […] tournant dans Alexandra Place, errant de gareen gare, déjeunant au buffet de Hamilton Station, buvant pinte sur pinte, puis longeant laSlee5 jusqu’au soir pluvieux.
(M. Butor, L’Emploi du temps, 1956)
5
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20
1. que je raye de mots: su cui allineo parole.2. Ann Bailey: giovane donna inglese
di cui Revel si è innamorato, ma che trascura per scrivere le sue memorie.
3. Meurtre de Bleston: romanzo poliziesco che si svolge nella cittadina dove risiede il narratore.
4. notice: foglio contenente spiegazioni, cenni storici.
5. Slee: fiume che bagna la città.
� John Ruskin, Vue depuis ma fenêtre à Mornex,où j’ai séjourné pendant un an, 1861-62 (Kendal, AbbotHall Art Gallery).
2 LA CONSCIENCE DU TEMPS ET LA MORT 35
Compréhension globale1. Qui parle dans l’extrait?
À qui s’adresse-t-il?
2. Définissez le décor de la scène: quels objets sont évoqués?
3. À quelle «pile» (l. 3) fait-on allusion?
4. Comment le narrateur* passe-t-il ses samedis?
5. À quoi comprenez-vous que sa vie est solitaire et qu’il s’ennuie?
Analyse du texte6. Repérez toutes les indications permettant
de reconstruire le cadre temporel:a. jour où le narrateur* commence
à écrire son journal
b. jour qui est le premier à être racontédans son journal
c. jour où il écrit la page que vousvenez de lire
7. Cerclez de couleur différente les phrasesqui se rapportent aux trois époques dontil est question dans l’extrait: temps actuel(aujourd’hui); début de l’écriture; tempspassé (raconté dans le journal).L’entrecroisement des trois couleurs vous montrera la complexité du texte et l’enchevêtrement des trois niveauxtemporels.
8. Montrez comment le texte introduit une impression de vertige.
La mort
Dans la littérature, la mort a d’abord été un objet de méditation propre à rappeler auxhommes la misère de leur condition. C’est du moins dans ce sens que les prédicateurschrétiens ont pris la mort comme thème de leurs sermons, et qu’ils en ont amplifié leseffets oratoires lors des cérémonies funèbres officielles où l’on rendait hommage auxmembres de l’élite aristocratique. Très tôt également, et ceci dès le Moyen Âge, la mort asymbolisé la marche inéluctable du temps, dont la conscience pousse les poètes à jouir del’instant présent et à exalter la vie. Cette double approche (mépriser les biens terrestres
d’un côté et en jouir profondément de l’autre) fournit unnombre inépuisable de motifs littéraires, tels que l’exhor-tation à n’espérer qu’en Dieu, la fragilité de la beauté et dela jeunesse, l’appel à profiter de tous les moments del’existence, la nécessité de donner un sens au bref passagesur la terre de l’homme.Le XIXe siècle lie très souvent les thèmes de l’amour et dela mort, tandis que la diffusion du roman policier à partirdes nouvelles* de l’écrivain américain Edgar Allan Poe,impose un autre statut à la mort: elle devient sujet d’uneénigme qui organise la trame romanesque puisque legenre* suppose que soit trouvé, à la fin de l’œuvre, l’auteurdu meurtre. Les poètes du XXe siècle introduisent uneméditation en demi-teinte sur le thème de la mort, eninsistant sur sa présence secrète et refoulée dans un uni-vers qui en rejette systématiquement l’image et la repré-sentation.
2.2
� Horace Vernet, La Ballade de Lénore ou Les Morts vont vite, 1839(Nantes, Musée des Beaux-Arts)
36 Parcours f LA CONDITION HUMAINE
Jacques BénigneBossuet (1627-1704) → p. 123
C
t18«Madame1 se meurt!»
où il prêtait à la mort le rôle
de révélateur du poids des destinées
humaines.
Henriette d’Angleterre était la cousine
du roi Louis XIV, fille de Charles I
d’Angleterre et de son épouse Henriette
de France. Réfugiée à la Cour
de France après la décapitation
de son père, extrêmement brillante
et cultivée, elle meurt à l’âge
de vingt-six ans, en 1670.
L’oraison funèbre était un genre*
codifié où il s’agissait de faire l’éloge
d’un «Grand» après sa disparition.
Ordonné prêtre en 1652, Bossuet
prononce les oraisons funèbres
de plusieurs personnages de la Cour
de France et transforme le genre*
en méditation sur la mort et sur
la destinée des Grands, sur les leçons
de l’histoire et de la politique. Il avait
d’ailleurs rédigé un sermon
Considérez, Messieurs, ces grandes puissances que nous regardons de si bas. Pendantque nous tremblons sous leur main, Dieu les frappe pour nous avertir. Leur élévation en
est la cause; et il les épargne si peu, qu’il ne craint pas de les sacrifier à l’instruction du restedes hommes. Chrétiens, ne murmurez pas si Madame a été choisie pour nous donner unetelle instruction. Il n’y a rien ici de rude pour elle, puisque, comme vous le verrez dans lasuite, Dieu la sauve par le même coup qui nous instruit.Nous devrions être assez convaincus de notre néant: mais il faut des coups de surprise à noscœurs enchantés de l’amour du monde, celui-ci est assez grand et assez terrible. Ô nuitdésastreuse! Ô nuit effroyable! Où retentit tout à coup comme un éclat de tonnerre, cetteétonnante nouvelle: Madame se meurt! Madame est morte! Qui de nous ne se sentit frappéà ce coup, comme si quelque tragique accident avait désolé sa famille?Au premier bruit d’un mal si étrange, on accourut à Saint-Cloud2 de toutes parts; on trouvetout consterné, excepté le cœur de cette princesse: partout on entend des cris; partout onvoit la douleur et le désespoir, et l’image de la mort. Le roi, la reine, Monsieur3, toute la cour,et tout le peuple, tout est abattu, tout est désespéré; et il me semble que je vois l’accom-plissement de cette parole du prophète: «Le roi pleurera, le prince sera désolé, et les mainstomberont au peuple de douleur et d’étonnement».
(J. B. Bossuet, Oraison funèbre d’Henriette d’Angleterre, 1670)
5
10
15
1. Madame: alla corte di Francia, titolo attribuitoalle figure femminili della famiglia reale.
2. Saint-Cloud: anticamente, una delle residenze
del re.3. Monsieur: alla corte di Francia, il fratello del re.
Compréhension globale1. Exposez la situation dans laquelle naît ce texte.
2. De quel type de texte s’agit-il?
3. Qui sont les «grandes puissances» (l. 1) nommées par l’orateur?
4. Pourquoi Dieu frappe-t-il les grands personnages?
5. Pourquoi les hommes ont-ils besoin de «coups de surprise» (l. 7) qui leur rappellent leur néant?
2 LA CONSCIENCE DU TEMPS ET LA MORT 37
Analyse du texte6. Recherchez dans ce texte tout ce qui relève du caractère oral (phrases courtes,
exclamations, apostrophe, invocation etc.).
7. Repérez les différents procédés rhétoriques* et les caractéristiques du langage poétique(allitérations*, assonances*, métaphores* etc.) utilisés par Bossuet.
8. Soulignez les expressions qui font appel aux sentiments des auditeurs. De quoi se nourrit le pathétique* de Bossuet?
9. Expliquez la modalité double de la phrase «Madame se meurt! Madame est morte!» (l. 10). Quelle valeur émotive ce procédé ajoute-t-il?
10. Le dernier paragraphe présente une étonnante répétition du mot «tout». Soulignez les occurrences* du mot et dites quel effet ce procédé produit sur les auditeurs.
11. Quelle est la valeur que Bossuet attribue à la mort?
Françoisde Malherbe (1555? - 1628) → vol. A, p. 174
T
t19Consolation à Monsieur Du Périer sur la mortde sa fille
profondément original, avec
des trouvailles qui s’écartent
de la convention. La fille de Monsieur
Du Périer, gentilhomme
d’Aix-en-Provence, avait cinq ans.
Ce poème date de 1598-99. Malherbe
est poète de Cour et écrit des pièces
officielles. Mais la logique et la densité
d’expression font de cette pièce
«de genre» un moment poétique
Ta douleur, Du Périer, sera donc éternelle,Et les tristes discours
Que te met en l’esprit l’amitié1 paternelleL’augmenteront toujours?
5 Le malheur de ta fille au tombeau descenduePar un commun trépas2,Est-ce quelque dédale où ta raison perdueNe se retrouve pas?
Je sais de quels appas3 son enfance était pleine,10 Et n’ai pas entrepris,
Injurieux ami, de soulager ta peineAvecque4 son mépris.
Mais elle était du monde, où les plus belles chosesOnt le pire destin,
15 Et rose elle a vécu ce que vivent les roses,L’espace d’un matin.
Puis quand ainsi serait, que selon ta prière,Elle aurait obtenu
1. amitié: amore.2. trépas: morte.3. appas: appâts, attrattive,
bellezze.4. Avecque: (ant.) avec.
38 Parcours f LA CONDITION HUMAINE
D’avoir en cheveux blancs terminé sa carrière,20 Qu’en fut-il advenu?
Penses-tu que, plus vieille, en la maison célesteElle eut plus d’accueil?Ou qu’elle eut moins senti la poussière funesteEt les vers du cercueil?
25 Non, non, mon Du Périer, aussitôt que la Parque5
Ôte l’âme du corps,L’âge s’évanouit au-deçà de la barque6,Et ne suit point les morts.
[…]
Ne te lasse donc plus d’inutiles complaintes:30 Mais songe à l’avenir,
Aime une ombre comme ombre, et de cendres éteintes,Éteins le souvenir.
C’est bien je le confesse, une juste coutume,Que le cœur affligé
35 Par le canal des yeux vidant son amertumeCherche d’être allégé.
Même quand il advient que la tombe sépareCe que Nature a joint,Celui qui ne s’émeut pas a l’âme d’un Barbare,
40 Ou n’en a du tout point
Mais d’être inconsolable, et dedans sa mémoireEnfermer un ennui,N’est-ce pas se haïr pour acquérir la gloirede bien aimer autrui?
(F. de Malherbe, Consolation à Monsieur Du Périersur la mort de sa fille, 1607)
5. Parque: Parca, divinità infernaleche interrompe il filo della vita(per estensione, il destino).
6. barque: la barca che trasporta le anime dei defunti.
Compréhension globale1. Justifiez le titre de ce poème.
2. Deux questions ouvrent le poème.Quelle est leur fonction?
3. Quelle est la strophe* qui introduit le thème principal? Quel est ce thème?
4. Résumez le sens des arguments* par lesquels Malherbe essaie de consolerson ami Du Périer.
Analyse du texte5. Étudiez par quelles images est évoquée
la fuite du temps.
6. Quel type de phrase domine dans ce poème? Pourquoi Malherbe a-t-ilchoisi ce procédé?
7. Quelle conception de la vie et de la mortest présente dans ce poème?
8. Choisissez dans la liste qui suit des adjectifs pour définir le ton dupoème: tragique* / douloureux / détaché / dramatique* / froid / impliqué/ distant / raisonnable / romantique /insensible / passionné / emphatique.Justifiez votre choix.
2 LA CONSCIENCE DU TEMPS ET LA MORT 39
Jeande La Fontaine(1621-95) → vol. A, pp. 239-240
U
t20La Mort et le Malheureux
appartient au premier livre du recueil.
La Fontaine l’a couplée avec une autre
fable empruntée à Ésope sur le même
thème: La Mort et le bûcheron.
Exilé volontairement en province,
à la campagne, La Fontaine
se consacre à la rédaction des Fables,
qu’il publiera une fois rentré à Paris.
La fable* qui est présentée ici
Un malheureux appelait tous les joursLa mort à son secours.
«Ô mort, lui disait-il, que tu me sembles belle!Viens vite, viens finir ma fortune1 cruelle».
5 La mort crut, en venant, l’obliger2 en effet.Elle frappe à sa porte, elle entre, elle se montre.«Que vois-je! cria-t-il, ôtez-moi cet objet!Qu’il est hideux3! que sa rencontre Me cause d’horreur et d’effroi!
10 N’approche pas, ô mort; ô mort, retire-toi».Mécénas4 fut un galant homme.Il a dit quelque part: «Qu’on me rende impotent,Cul-de-jatte, goutteux, manchot5, pourvu qu’en sommeJe vive, c’est assez, je suis plus que content».
15 Ne viens jamais, ô mort, on t’en dit tout autant6.
Le trépas vient tout guérir;Mais ne bougeons d’où nous sommes.Plutôt souffrir que mourir,C’est la devise des hommes.
(J. de La Fontaine, Fables, 1668)
1. fortune: sorte.2. l’obliger: rendergli un servizio.3. hideux: ripugnante.4. Mécénas: il poeta latino
Mecenate.5. impotent … manchot: invalido,
senza gambe, malato di gotta,monco.
6. on t’en dit tout autant: tidiciamo la stessa cosa.
Compréhension globale1. L’extrait se compose de deux épisodes
auxquels suit une conclusion. Repérezces trois parties.
2. Présentez avec vos mots une synthèse de l’histoire de la fable*.
Analyse du texte3. Cette réécriture de la fable*
se caractérise par le rythme*, la vivacité,la brièveté. Donnez quelques exemplesde ces trois qualités.
4. Cherchez dans le glossaire la définitiondu genre* de la fable*. En quoi cettepièce illustre la définition que vous aveztrouvée?
5. Relevez les aspects comiques* de la petite scène.
6. Quelle thèse veut illustrer La Fontaine?Qu’en pensez-vous?
40 Parcours f LA CONDITION HUMAINE
André Chénier(1762-94) → vol. A, p. 336
P
t21La Jeune Tarentine
et reprend un des thèmes les plus
fréquents de la poésie ancienne,
la mort d’une jeune fille dans la fleur
de l’âge et à la veille de ses noces.
Le thème de la mort est ici abordé
presque sans douleur, la mort semble
vouloir préserver la jeune beauté
de la fiancée avant que le mariage
et toutes les lourdes expériences
de l’existence ne puissent la ternir.
Imprégné de la culture
et de l’esthétique* de la Grèce antique,
André Chénier tente d’exprimer
ses sentiments et en même temps
les connaissances de son siècle dans
une forme classique: «Sur des pensers
nouveaux, faisons des vers antiques».
Ce poème, qui fut publié de manière
posthume en 1819, est précédé du
sous-titre «Élégie dans le goût ancien»
Pleurez, doux alcyons1, ô vous, oiseaux sacrés,Oiseaux chers à Thétis2, doux alcyons, pleurez.
Elle a vécu, Myrto, la jeune Tarentine.Un vaisseau la portait aux bords de Camarine3.
5 Là l’hymen4, les chansons, les flûtes, lentement,Devaient la reconduire au seuil de son amant. Une clef vigilante a pour cette journéeDans le cèdre5 enfermé sa robe d’hyménéeEt l’or dont au festin ses bras seraient parés
10 Et pour ses blonds cheveux les parfums préparés. Mais, seule sur la proue, invoquant les étoiles,Le vent impétueux qui soufflait dans les voilesL’enveloppe. Étonnée, et loin des matelots,Elle crie, elle tombe, elle est au sein des flots.
15 Elle est au sein des flots, la jeune Tarentine.Son beau corps a roulé sous la vague marine.Thétis, les yeux en pleurs, dans le creux d’un rocherAux monstres dévorants eut soin de la cacher. Par ses ordres bientôt les belles Néréides
20 L’élèvent au-dessus des demeures humides,La portent au rivage, et dans ce monumentL’ont, au cap du Zéphyr6, déposé mollement. Puis de loin à grands cris appelant leurs compagnes,Et les Nymphes des bois, des sources, des montagnes,
25 Toutes frappant leur sein et traînant un long deuil,Répétèrent: «hélas!» autour de son cercueil. Hélas! chez ton amant tu n’es point ramenée.Tu n’as point revêtu ta robe d’hyménée.L’or autour de tes bras n’a point serré de nœuds.
30 Les doux parfums n’ont point coulé sur tes cheveux.
(A. Chénier, Bucoliques, 1819)
1. alcyons: uccelli marini fantastici.2. Thétis: Teti, una delle Nereidi,
divinità marine.3. Camarine: Camarina, porto della
Sicilia.4. hymen: (lett.) nozze.5. cèdre: baule di legno di cedro.6. Zéphyr: promontorio della
Magna Grecia.
2 LA CONSCIENCE DU TEMPS ET LA MORT 41
Compréhension globale1. Qui est la jeune Tarentine?
2. Exposez les points principaux de sonhistoire tels que nous les apprenons dans le poème.
3. Dégagez dans le poème les phases de progression de la narration*.
Analyse du texte4. Pourquoi le poète demande-t-il aux
alcyons de pleurer? Quel est l’effetd’anticipation de ce procédé?
5. Où et par quels mots est annoncée lamort de la jeune Tarentine? Quelles ensont les circonstances réelles? Comments’appelle la figure de rhétorique* qui
consiste à atténuer une expression jugéetrop brutale?
6. Quelle est la fonction de cette annoncepar rapport à la structure du poème?
7. Quels sont les objets de la mariéeévoqués dans le poème?Que suggèrent-ils?
8. Que font les Néréides après la mort de Myrto? Et les Nymphes?
9. Quelle image conclut le poème? Quelle uniformité de structure trouvez-vous dans les quatre derniersvers? Que signifie cette répétition?
10. Précisez quelle est l’image de la mortsuggérée par les vers de Chénier.
Victor Hugo(1802-85) → vol. B, pp. 44-47
D
t22«Demain dès l’aube…»
les sépare, le tombeau».
Le poète s’adresse directement
à la jeune femme, morte avec
son mari au cours d’une excursion,
comme dans un dialogue habituel
entre un père et sa fille.
Bouleversé par la mort de sa fille
le 4 septembre 1843, Victor Hugo
organise son recueil de poèmes
Les Contemplations en deux livres,
Autrefois (1830-43) et Aujourd’hui(1843-55), et il déclare: «un abîme
Demain dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne,Je partirai. Vois-tu, je sais que tu m’attends.
J’irai par la forêt, j’irai par la montagne.Je ne puis demeurer loin de toi plus longtemps.
5 Je marcherai les yeux fixés sur mes pensées,Sans rien voir au-dehors, sans entendre aucun bruit,Seul, inconnu, le dos courbé, les mains croisées,Triste, et le jour pour moi sera comme la nuit.
Je ne regarderai ni l’or du soir qui tombe,10 Ni les voiles au loin descendant vers Harfleur1,
Et quand j’arriverai, je mettrai sur ta tombeUn bouquet de houx2 vert et de bruyère3 en fleur.
3 septembre 1847
(V. Hugo, Les Contemplations, 1856)
1. Harfleur: città vicina a Le Havre.La figlia di Hugo, Léopoldine,era morta annegata nonlontano.
2. houx: agrifoglio.3. bruyère: erica.
Compréhension globale1. Quelle est l’image qui ouvre le poème?
Quelle impression recevons-nous après la lecture de la première strophe*?
2. Quelle est la destination du voyageannoncé?
3. Que fera le poète au cours de cevoyage?
4. Expliquez «et le jour pour moi seracomme la nuit» (v. 8).
5. Que fera-t-il une fois arrivé?
Analyse du texte6. Quels sont les deux pronoms répétés?
Lequel domine? Pourquoi?
7. Peut-on dire que le voyage annoncé
est un voyage intérieur? Repérez les expressions et les images qui le justifient.
8. Le poème présente un jeu subtil de répétitions, de sonorités, de rimes*intérieures qui accentuent sa musicalitéet traduisent parfois le rythme de la marche. Repérez-les.
9. Tout le poème traduit la tristesse dupoète. Quels vers traduisent sa solitude?
10. Quel effet Victor Hugo obtient-il en réservant à la fin du poème le but de son voyage?
11. Dans quelle mesure les indicationsbiographiques sont-elles nécessaires pour la compréhension du poème?
42 Parcours f LA CONDITION HUMAINE
Georges Simenon (1903-89) → p. 124
L
t23«La Comtesse de Saint-Fiacre était morte»
du château de la Comtesse de
Saint-Fiacre. On lui annonce qu’un
crime doit avoir lieu dont la victime
devrait être Madame de Saint-Fiacre
elle-même. Maigret assiste à la messe
dans l’église du village; à la fin
de la célébration il constate avec
le sacristain que la Comtesse est morte.
Le commissaire Maigret, qui a atteint
une renommée mondiale,
est le protagoniste de la plupart
des romans policiers écrits par
Simenon. Ici Maigret a été appelé
par une lettre anonyme dans le village
où il a passé son enfance et sa jeunesse
et où son père était le régisseur
Le sacristain qui avait terminé sa tâche regarda Madame de Saint-Fiacre. Une hési-tation passa sur son visage. Au même moment le commissaire s’avança.
Ils furent deux tout près d’elle à s’étonner de son immobilité, à chercher à voir le visage quecachaient les mains jointes. Maigret, impressionné, toucha l’épaule. Et le corps vacilla, comme si son équilibre n’eût tenuqu’à un rien, roula par terre, resta inerte. La Comtesse de Saint-Fiacre était morte.On avait transporté le corps dans la sacristie où on l’avait étendu sur trois chaises mises côteà côte. Le sacristain était sorti en courant pour aller chercher le médecin du hameau. […]Maigret regardait autour de lui ce décor immuable auquel trente années n’avaient changéaucun détail. Les burettes1 étaient à la même place et la chasuble2 préparée pour la messesuivante, et la robe et le surplis3 de l’enfant de chœur4.
1. burettes: ampolle dell’acqua e del vino per la Messa.
2. chasuble: pianeta (veste che il sacerdote
indossa per celebrare la Messa).3. surplis: tunica.4. enfant de chœur: chierichetto.
5
10
2 LA CONSCIENCE DU TEMPS ET LA MORT 43
Le jour sale qui pénétrait par une fenêtre en ogive délayait les rayons d’une lampe à huile.Il faisait à la fois chaud et froid. Le prêtre était assailli par des pensées terribles. «On ne peut pourtant pas prétendre...»Un drame! Maigret ne comprit pas tout d’abord. Mais des souvenirs de son enfance conti-nuaient à remonter comme des bulles d’air.«… Une église où un crime a été commis doit être à nouveau sanctifiée par l’évêque…»Comment pouvait-il y avoir eu uncrime? On n’avait pas entendu decoup de feu! Personne ne s’étaitapproché de la comtesse! Pendanttoute la messe, Maigret ne l’avait pourainsi dire pas quittée des yeux! Et il n’y avait pas de sang versé, pasde blessure apparente!
(G. Simenon, L’Affaire Saint-Fiacre, 1932)
Compréhension globale1. Racontez brièvement l’action* qui se
déroule dans cet extrait.
2. Quel est le décor? Dessinez la scène.
3. Quels sont les personnages? Présentez-les avec vos mots.
Analyse du texte4. Relevez les mots et les expressions
qui fournissent une indication temporelleet dégagez le plan temporel de l’action.
5. Quels indices préparent le lecteur à l’annonce de la mort de la Comtesse?
6. Quel effet a cette annonce? Elle suscitedeuil, douleur, consternation ou quoi?
7. Les phrases, généralement courtes,décrivent plutôt les actions des personnages ou leurs sentiments?
8. Le rythme* de la scène est-il rapide ou lent? À quoi ce rythme* est-il dû?
9. À qui doit-on rapporter les interrogationset les exclamations finales? Qu’est-ce qu’elles représentent?
10. Étudiez les points de vue* narratifs de l’extrait: où avons-nous un narrateuromniscient*? Où domine le point de vue* de Maigret?
11. La mort a un aspect particulier dans le genre* policier: relevez sa fonction et la manière dont elle est présentée.
� Jean-Baptiste Camille Corot, Intérieur d’église, 1865-70 (Madrid, Thyssen-Bornemisza Museum).
15
20
25
Compréhension globale1. Identifiez les deux pronoms personnels
qui apparaissent dans le poème.
2. Définissez la situation dans ses élémentsglobaux.
3. Pourquoi l’enfant veut-il interrompre son grand-père?
4. À quelle guerre le poète fait-il allusion dans le poème? À quoi le comprenez-vous?
5. Quels sont les traits les plus marquantsdu grand-père?
6. Qui parle dans les deux derniers vers?
Analyse du texte7. Relevez les éléments spatio-temporels
du texte.
8. Identifiez l’opposition passé/présent:soulignez différemment les parties du poème qui s’y rapportent.
9. Comment comprenez-vous le titre de ce poème?
10. Quel aspect de la mort souligne ici le poète?
44 Parcours f LA CONDITION HUMAINE
Jean-PierreLemaire (né en 1948) → pp. 123-124
Qt24
Paroles et musiqueL’évocation du grand-père entraîne
une réflexion sur le présent du poète,
doublement attiré par la musique
et la poésie.
Le recueil Le Chemin du cap est
pour l’essentiel un hommage
au grand-père maternel du poète
qui venait de mourir.
Quand il fredonnait, un canif sur les lèvresUne ancienne berceuse1 allemande, aussitôt
Tu voulais l’interrompre en lui fermant la boucheCroyant qu’étaient moqueurs ces mots étrangers
5 Qu’il rendait si doux, resté germanophileMalgré les tranchées où il perdit deux doigtsEt presque toute foi en la littérature.Est-ce pour cela que les grands nuagesÀ fond plat qui faisaient de l’ombre sur la Seine
10 Amarrés le soir au tronc des peupliersÉtaient pleins de statues ou de symphonies?Il savait pourtant des histoires, des noms:Le passé de l’Europe était dans la forêtOù il montrait la grotte de Kosciuszko2.
15 Tu as tout perdu lorsque les grands nuagesQui t’emportaient derrière un étendard fantômeComme les enfants privés de baptêmeDans l’Enfer de Dante, ont crevé sur la mer.Tu les revois passer, vides à présent
20 Comme une accouchée3, et tu n’as pas écritLa moindre note. Il n’y a que les mots Qui ont peu à peu poussé comme l’herbeAprès le Déluge, aujourd’hui sur sa tombe.Si tu écoutes bien, la musique aussi
25 Est là: elle accompagne le vers en silence.
(J.-P. Lemaire, Le Chemin du cap, 1993)
1. berceuse: ninnananna.2. Kosciuszko: patriota polacco
(1746-1817), combatté contro irussi che occupavano il suoPaese.
3. accouchée: puerpera.
Unité 3Le sacré
et l’absurdeLe sacré fait partie de la condition humaine, carl’homme est dominé par une tension continue versquelque instance qui le dépasse, vers des valeurs quise situent au delà de la sphère de ses expériences etde ses sensations physiques. Devant les grands mys-tères du monde, l’homme cherche à domestiquerl’au-delà de son savoir, de son pouvoir, de sonespoir. Dans ce but, il transmet des récits et desmythes, il observe des règles et des rites, il définit saplace grâce à des initiations et à des mystères.Il faut distinguer à l’origine la séparation entre ce quirelève du sacré et ce qui relève du profane. On vientde voir qu’étymologiquement le mot sacré désigne cequi est séparé et circonscrit, alors que le mot profanesitue ce qui se trouve «hors du temple», où se célè-brent les rites religieux. La vie se construit sur l’équi-libre entre ces deux domaines.Le sacré est donc une particularité humaine fonda-mentale liée à la tentative de se concilier la natureet de surmonter la mort. Si d’un point de vue ration-nel on se méfie des mythes et des rites jugés obscu-rantistes, dans le monde moderne de plus en pluslaïque leur fonction veut être remplie par la techno-logie et l’homme se retrouve ainsi seul dans l’univers.C’est à partir de ce constat, de la prise de consciencede l’écart entre l’homme et l’irrationalité de ce quil’entoure, que l’absurde acquiert son importance.Le mot absurde est très difficile à définir. Albert Camuspropose comme définition: «confrontation de l’irra-tionnel du monde et de ce désir éperdu de clarté dontl’appel résonne au plus profond de l’homme». Auniveau littéraire, cela pose aux écrivains le problèmede pouvoir exprimer rationnellement ce qui est irra-tionnel. On verra dans le pages qui suivent commentce problème a été abordé par différents auteurs.
DANS LES DICTIONNAIRES ÉTYMOLOGIQUES
sacré, emprunté au latin sacer, désigne ce qui
appartient au monde du divin. Dans la religion
ancienne, le domaine du sacré est séparé et opposé
au «profane», ce qui est «hors du temple»,
c’est-à-dire tout ce qui appartient à la vie courante
des hommes. Le passage d’un domaine à l’autre
s’effectue au moyen de rites.
Le caractère d’interdit et d’inviolable du sacré explique
le double sens du mot («sacré» et «maudit») qu’on
retrouve dans le langage familier et courant, où il est
employé pour renforcer un terme injurieux ou avec
une nuance d’admiration ou d’ironie: Sacré menteur!
(Che razza di bugiardo!); Il a une sacrée chance
(Ha una fortuna sfacciata); Une sacrée jolie fille
(Una gran bella ragazza).
Le sacré est à différencier de «religieux», qui indique
plutôt les rapports entre l’être humain et un pouvoir
surnaturel.Absurde, emprunté au latin absurdus qui signifie
dissonant, est formé de ab-, à, et de surdus, sourd,
inaudible. Le sens moderne apparaît déjà en latin,
dans l’acception de ce qui ne s’accorde pas
avec la logique. En ancien français, le mot désigne tout ce qui est
contraire à la raison et se situe au delà des
explications rationnelles que l’homme peut fournir.
Au XXe siècle, le mot prend aussi le sens philosophique
de privé de sens logique, qui se rapporte à toute
réalité phénoménale.
EN FEUILLETANT LES DICTIONNAIRES
sacré (participe passé du verbe sacrer) nom et adjectif
masculin: ce qui appartient à un domaine séparé,
interdit et inviolable et fait l’objet d’un sentiment
de révérence plus ou moins religieux.
absurde nom et adjectif masculin: ce qui est contraire
à la raison, au sens commun, ce qui est aberrant,
insensé. Après la Seconde guerre mondiale apparaît
une littérature pour laquelle la vie n’a ni sens donné,
ni finalité («les écrivains de l’absurde»).
� Détail de la Tapisserie de l’Apocalypse, Angers, Château du roi René,XIVe siècle. Vision de la grande prostituée: une femme se regarde dans un miroir et se peigne avec un peigne double.
46 Parcours f LA CONDITION HUMAINE
La conditionhumaine face au sacréLes premiers textes littéraires du Moyen Âge ont été d’abord des textes relatant la vie desSaints (Sainte Eulalie, Saint Alexis). La littérature d’expression française est indissociable-ment liée à une certaine conception du sacré, c’est-à-dire le sacré chrétien. Les préoccu-pations spirituelles ont ainsi souvent tourmenté les écrivains tout particulièrement au XVIIe
siècle, à l’époque classique.Dans les siècles qui suivent le sentiment du sacré continue de s’exprimer tout particulière-ment dans le cadre de la religion catholique; mais la littérature permet l’expression deformes diverses de ce sentiment, que ce soit dans le cadre de la nature, ou d’un christianis-me renouvelé ou, enfin, dans l’approche d’un mystère qui refuse toute institution religieuse.
3.1
Textes et auteurs
Blaise Pascal(1623-62) → vol. A, pp. 197-198
T
t25Que l’homme sans la foi ne peut connaître le vrai bien ni la justice
l’homme a tout à gagner de l’existence
de Dieu et il a tout à perdre
à présupposer un ciel vide. Dans cette
perspective, le rapport avec le sacré
se fonde sur les certitudes du cœur
aussi bien que sur les certitudes
de nature rationnelle.
Dans cet extrait Pascal affirme
que le désir d’un bonheur immuable –
et jamais acquis – qui habite tous les
hommes, témoigne de l’existence d’un
bonheur véritable à jamais perdu.
Le vide qu’il a laissé ne peut être
rempli que par le sentiment du divin.
Les Pensées sont des fragments
de textes rassemblés par Pascal dans
la dernière partie de sa vie en vue
de la rédaction d’une apologie
de la religion chrétienne. Prenant acte
des nouvelles découvertes scientifiques
qui ont contribué à «chasser» Dieu
du monde physique, Pascal met
au centre de sa réflexion un Dieu
caché, dont il affirme l’existence
en proposant un «pari» qui est resté
fameux: l’humanité serait dans
un désespoir absolu si Dieu n’existait
pas; il faut donc parier sur Dieu car
Tous les hommes recherchent d’être heureux; cela est sans exception; quelques diffé-rents moyens qu’ils y emploient, ils tendent tous à ce but. Ce qui fait que les uns vont à
la guerre, et que les autres n’y vont pas, est ce même désir, qui est dans tous les deux,accompagné de différentes vues. La volonté ne fait jamais la moindre démarche que vers cetobjet. C’est le motif de toutes les actions de tous les hommes, jusqu’à ceux qui vont sependre.Et cependant, depuis un si grand nombre d’années, jamais personne, sans la foi, n’est arrivéà ce point où tous visent continuellement. Tous se plaignent: princes, sujets; nobles, rotu-
5
3 LE SACRÉ ET L’ABSURDE 47
riers1; sains, malades; de tous pays, de tous les temps, de tous âges et de toutes conditions.Une épreuve si longue, si continuelle et si uniforme, devrait bien nous convaincre de notreimpuissance d’arriver au bien par nos efforts; mais l’exemple nous instruit peu […]. Qu’est-ce donc que nous crie cette avidité et cette impuissance, sinon qu’il y a eu autrefoisdans l’homme un véritable bonheur, dont il ne lui reste maintenant que la marque et la tracetoute vide, et qu’il essaye inutilement de remplir de tout ce qui l’environne, recherchant deschoses absentes le secours qu’il n’obtient pas des présentes, mais qui en sont toutes inca-pables, parce que le gouffre2 infini ne peut être rempli que par un objet infini, c’est-à-direque par Dieu même?
(B. Pascal, Pensées, 1669)
Compréhension globale1. Quel est d’après Pascal le vrai motif de toutes les actions humaines?
2. Qu’affirme-t-il dans le deuxième paragraphe?
3. D’après quoi postule-t-il l’existence d’un bonheur autrefois acquis à l’homme?
Analyse du texte4. Résumez la prémisse contenue dans le premier paragraphe.
5. Dans le deuxième paragraphe, l’énumération est structurée de manière très particulière.Suivant quelle logique?
6. Le texte s’articule sur un couple d’oppositions: bonheur-avidité/manque-impuissance.Repérez dans le dernier paragraphe les mots qui se rapportent aux deux termes du couple. À quel réseau lexical* se rattachent-ils?
Bonheur Impuissance d’atteindrele bonheur
7. À quelle conclusion Pascal nous amène-t-il? Par quels moyens logiques?
8. Quelle est enfin la thèse dont Pascal veut nous persuader?
� Philippe de Champaigne, Vanitas, XVIIe siècle(Le Mans, Musée de Tessé).
10
15
1. roturiers: plebei,non nobili di nascita.
2. gouffre: abisso.
Compréhension globale1. Quels sont les différents personnages
de cette scène? Qui est l’enfant?
2. Quels personnages sont difficiles à identifier ou peuvent se confondre?
3. Quelles sont les lois qui régissent cet univers?
Analyse du texte4. Quels sont les éléments avec lesquels
le poète entre en contact?
5. Qui peut être la déesse voilée quepoursuit le poète? Liberté / beauté /amour / jouissance / joie.
6. Comment interprétez-vous «les camps
d’ombre» (l. 2)? Et«les pierreries» et les «ailes» (l. 3-4)?
7. Cherchez dans le dictionnaire ladéfinition du mot «illumination». En quoiconsiste l’ambiguïté de ce mot appliquéau texte que vous venez de lire?
8. La dernière phrase invite à une relecturedu texte. Pourquoi?
9. Quel type de relation s’établit entre lepoète, la nature, le divin? Quel sens dusacré propose ici Rimbaud? Choisissez parmi ces options et justifiezvotre réponse: religieux / naturel /sensuel / austère / transcendant /physique.
48 Parcours f LA CONDITION HUMAINE
Arthur Rimbaud (1854-91) → vol. B, pp. 126-128
J
t26Aube
qui mêle impressions subjectives
et associations libres.
Cinq paragraphes sont encadrés
par deux vers blancs* tendant vers
l’octosyllabe* (première et dernière
ligne du texte).
Dans Aube, qui fait part du recueil
Illuminations (1886), Rimbaud essaye
de saisir le moment fugace du lever
du soleil non par une description
réaliste mais à travers une perception
intérieure, tout à fait personnelle,
J’ai embrassé l’aube d’été.Rien ne bougeait encore au front des palais. L’eau était morte. Les camps d’ombre ne
quittaient pas la route du bois. J’ai marché, réveillant les haleines vives et tièdes, et les pier-reries1 regardèrent, et les ailes se levèrent sans bruit. La première entreprise2 fut, dans le sentier déjà rempli de frais et blêmes éclats, une fleurqui me dit son nom.Je ris au wasserfall3 blond qui s’échevela4 à travers les sapins: à la cime argentée je reconnusla déesse.Alors je levai un à un les voiles. Dans l’allée, en agitant les bras. Par la plaine où je l’ai dé-noncée5 au coq. À la grand’ville elle fuyait parmi les clochers et les dômes, et courant commeun mendiant sur les quais de marbre, je la chassais.En haut de la route, près d’un bois de lauriers, je l’ai entourée avec ses voiles amassés, et j’aisenti un peu son immense corps. L’aube et l’enfant tombèrent au bas du bois.Au réveil il était midi.
(A. Rimbaud, Illuminations, 1886)
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10
1. pierreries: pietre preziose.2. entreprise: conquista.3. wasserfall: parola tedesca per «cascata
(d’acqua)».
4. s’échevela: si scapigliò (allusione agli schizzi chefrantumano l’acqua della cascata).
5. dénoncée: annunciata.
3 LE SACRÉ ET L’ABSURDE 49
Compréhension globale1. Décrivez le tableau défini par le poème.
2. Donnez un autre titre au poème à partirde la sensation principale qu’il évoque.
Analyse du texte3. Relevez les éléments visuels de cette
description: quelles couleurs dominent?
Quelles réflexions inspirent-elles?
4. Identifiez les rythmes* des vers et donnez-leur un sens. Quel est lemouvement le plus significatif?
5. Analysez la valeur des sonorités surtoutdans les rimes*. Quelles sensationsévoquent-elles?
Francis Jammes(1868-1938) → p. 123
P
t27Deux Quatrains
du «dépouillement, fruit
de l’abnégation, de la longue patience»
qui évite tout développement inutile.
Les deux exemples qui suivent
montrent le caractère concentré
et essentiel de cette forme poétique,
qui n’ignore pas l’émotion mais
la soumet à un contrôle strict.
Ils permettent de comprendre que pour
Jammes la nature est à l’origine
d’expériences profondes et mystiques.
Au dire de l’auteur, les Quatrains sont
passés inaperçus en France quand
le recueil parut au début des années
1920, mais leur forme concise
«a enthousiasmé le Japon»: c’est une
allusion aux compositions poétiques
classiques japonaises nommées
«haïkus»*, qui présentent quelques
analogies avec ces poèmes de Jammes.
Les quatre recueils des Quatrainscorrespondent à un art
Pastorale
Des brebis pacageaient1 près des ruines d’un mur,La source où nous buvions était pleine d’air pur.Mon enfant s’était endormi sous l’aubépineDe la montagne. Au loin luisait la mer divine.
(F. Jammes, Le Livre des Quatrains, 1923-25)
1. pacageaient: pascolavano.
� Raoul Dufy, Le Grand arbre à Saint Maxime, 1942 (Nice,Musée des Beaux Arts).
50 Parcours f LA CONDITION HUMAINE
Jean Grosjean(1912-2006)
M
t28Midi
Cette œuvre, en même temps qu’elle
découvre et célèbre dans la nature
l’omniprésence de Dieu, accuse
son silence et interroge le mystère
de la Création. Le monde constitue
donc un signe, le poète tente d’en faire
le fidèle constat.
Dans ce poème appartenant au recueil
publié en 1991, Grosjean exprime
sa religiosité particulière, fruit
et aboutissement des crises par
lesquelles il est passé: ordonné prêtre
en 1939, il se sépare plus tard
de l’Église catholique et se marie.
Midi arrive comme un triomphe.Usé le matin, tassées1 les ombres,
vains les abois2, las les oiseaux,ouvertes les portes. Et le soleil sur les seuils.
5 Des odeurs de cuisine vont par les rues.Je ferme les yeux, j’entends régner midiet la brouette3 qui revient du jardin.Je sais que passent les guêpes4 sur la clôtureet que l’air chaud tremble sur la campagne
10 comme un dieu qui songe à son dieu.
(J. Grosjean, La Lueur des jours, 1991)
1. tassées: compatte.2. les abois: l’abbaiare.3. brouette: carriola.4. guêpes: vespe.
SCompréhension globale1. Décrivez la scène présentée par le poème.
2. Quelle est l’atmosphère qui se dégage de ce quatrain*? Est-ce une scèneinusuelle?
3. Pourquoi Emmaüs?
Analyse du texte4. Identifiez les rythmes* des vers et faites
une comparaison avec le premierquatrain*. Relevez les analogies et les différences.
5. Étudiez l’effet formel et sonore créé par la position des mots «crépuscule… crépuscules» et «voyageur… voyageurs».
6. Relevez la relation entre Dieu et legrillon: quel sentiment doit-elle évoquer?
ÉlargissementÉtudiez la façon dont Jammes évoque la viequotidienne en y mêlant le surnaturel etfaisant sentir la présence du sacré.
Atelier d’écritureÀ propos de ses quatrains*, Jammes faitallusion à une forme de la poésie japonaisequi s’appelle «haïku»*. Après avoir lu la définition de haïku* dans le glossaire, en vous inspirant aussi des quatrains* de Jammes, écrivez deux ou trois haïkus*.
Sur le chemin d’Emmaüs1
Un crépuscule doux entre les crépuscules:Le voyageur parlait aux autres voyageursEt le grillon donnait sa note que modulentLes doigts de Dieu posés sur les mondes des cœurs.
(F. Jammes, Le Livre des Quatrains, 1923-25)
1. Emmaüs: villaggio dellaPalestina in cui Gesù apparve a due discepoli dopo la resurrezione.
Compréhension globale1. Décrivez la scène du midi présentée
par le poème.
2. Expliquez la comparaison* «comme un triomphe» (v. 1).
3. Quand le poète ferme les yeux, qu’est-cequ’il entend?
Analyse du texte4. Étudiez la répartition des accentuations
et les sonorités (assonances* et allitérations*) des vers 2 à 4. Quel rythme* les accents* et les sonorités donnent-ils à ces vers?
5. Quelle forme grammaticale est employéepour représenter les éléments du décor?Quel effet particulier ce choix obtient-il?
6. Repérez les mots et les expressions
qui évoquent une atmosphère de paix et de silence.
7. Comment pouvez-vous interpréter le dernier vers?
Atelier d’écriture Écrivez un poème d’après la matrice qui vous est proposée et qui reprend en partie la structure du texte de Grosjean:1er vers: Midi arrive comme… (ou Midi est comme…)2e, 3e et 4e vers: six objets et/ou bruitsprécédés d’un adjectif5e vers: évocation d’une odeur6e et 7e vers: Je ferme les yeux. J’entends…8e et 9e vers: Je sais que…10e vers: terminez avec une autre similitude*.
3 LE SACRÉ ET L’ABSURDE 51
La conditionhumaine face à l’absurde
Lorsque le philosophe alle-mand Friedrich Nietzsche(1844-1900) écrivit la célèbrephrase «Dieu est mort», ilintroduisit une rupture défini-tive dans la conception dumonde que l’Occident chré-tien s’était construite depuisle Moyen Âge. Si la véritén’était plus garantie par uneinstance supérieure et abso-lue, quel sens pouvait-on don-ner au monde? Après que, à la fin du XIXe siècle,les poètes ont lancé des invectives contre la divini-té à la suite de Baudelaire (Rimbaud dans Une saisonen enfer et Lautréamont dans Les Chants de Maldoror), leXXe siècle tire toutes les conséquences de cette perte dusens en s’appuyant sur la philosophie existentialisteathée de Jean-Paul Sartre et sur la réflexion d’AlbertCamus à propos de l’absurde.
3.2
� Hans Georg Rauch, dessin illustrant le drame de l’homme moderne en quête de sa propre identité.
52 Parcours f LA CONDITION HUMAINE
1. Velléda: statua che rappresenta un’eroinagermanica della lotta contro i Romani.
2. serre de vautour: artiglio di avvoltoio.3. faux-semblant: apparenza ingannevole.
Jean-Paul Sartre (1905-80) → vol. B, pp. 290-296
D
t29«Ma mort même eût été de trop»
et doucement horrible de toutes
ses sensations: c’est la Nausée»
(texte de présentation de Sartre).
Dans cet épisode le narrateur*,
se promenant dans un jardin public,
éprouve un brusque sentiment
d’horreur devant la prolifération
absurde du monde.
La Nausée est le premier roman
de Sartre. Le narrateur* Antoine
Roquentin consigne dans un journal
la perte des illusions sur lesquelles
se fondait sa vie. Dans le port
normand de Bouville, «au milieu
des féroces gens de bien», il commence
sa «véritable aventure,
une métamorphose insinuante
De trop, le marronnier, là en face de moi un peu sur la gauche. De trop, la Velléda1 [...].Et moi – veule, alangui, obscène, digérant, ballottant de mornes pensées – moi aussi
j’étais de trop [...]. Je rêvais vaguement de me supprimer, pour anéantir au moins une de cesexistences superflues. Mais ma mort même eût été de trop. De trop, mon cadavre, mon sangsur ces cailloux, entre ces plantes, au fond de ce jardin souriant. Et la chair rongée eût étéde trop dans la terre qui l’eût reçue et mes os, enfin, nettoyés, écorcés, propres et netscomme des dents eussent encore été de trop: j’étais de trop pour l’éternité.Le mot d’Absurdité naît à présent sous ma plume; tout à l’heure, au jardin, je ne l’ai pas trou-vé mais je ne le cherchais pas non plus, je n’en avais pas besoin: je pensais sans mots, surles choses, avec les choses. L’absurdité, ce n’était pas une idée dans ma tête, ni un soufflede voix, mais ce long serpent mort à mes pieds, ce serpent de bois. Serpent ou griffe ou serrede vautour2, peu importe. Et sans rien formuler nettement, je comprenais que j’avais trou-vé la clé de l’Existence, la clé de mes Nausées, de ma propre vie. De fait tout ce que j’ai pusaisir ensuite me ramène à cette absurdité fondamentale. Absurdité: encore un mot; je medébats contre des mots; là-bas, je touchais la chose. Mais je voudrais fixer ici le caractèreabsolu de cette absurdité. Un geste, un événement dans le petit monde colorié des hommesn’est jamais absurde que relativement: par rapport aux circonstances qui l’accompagnent.Les discours d’un fou, par exemple, sont absurdes par rapport à la situation où il se trouvemais non par rapport à son délire. Mais moi, tout à l’heure, j’ai fait l’expérience de l’absolu:l’absolu ou l’absurde. Cette racine, il n’y avait rien par rapport à quoi elle ne fût absurde. Oh!Comment pourrais-je fixer ça avec des mots? Absurde: par rapport aux cailloux, aux touffesd’herbe jaune, à la boue sèche, à l’arbre, au ciel, aux bancs verts. Absurde, irréductible; rien– pas même un délire profond et secret de la nature – ne pouvait l’expliquer. [...]L’essentiel, c’est la contingence. Je veux dire que, par définition l’existence n’est pas lanécessité. Exister c’est être là, simplement; les existants apparaissent, se laissent rencon-trer, mais on ne peut jamais les déduire. Il y a des gens, je crois, qui ont compris ça.Seulement ils ont essayé de surmonter cette contingence en inventant un être nécessaire etcause de soi. Or aucun être nécessaire ne peut expliquer l’existence: la contingence n’estpas un faux-semblant3, une apparence qu’on peut dissiper; c’est l’absolu, par conséquent lagratuité parfaite.
(J.-P. Sartre, La Nausée, 1938)
5
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3 LE SACRÉ ET L’ABSURDE 53
Compréhension globale1. Décrivez la situation dans laquelle
le narrateur* se trouve au début del’extrait, les sensations qui l’envahissent.
2. Il y a une expression plusieurs foisrépétée dans la description initiale: elle a la fonction de transmettre la sensationde la nausée et le sentiment de l’absurde.Laquelle?
3. Divisez le texte en paragraphes et identifiez la fonction de chacun.
Analyse du texte4. Repérez dans l’extrait les éléments
caractéristiques du journal intime:l’emploi de la première personne, les indices temporels («tout à l’heure»)etc. Continuez la recherche.
5. Par quel passage l’épisode romanesqueprend-il une valeur de méditationphilosophique?
6. Repérez dans l’extrait les mots essence,essentiel, existence, contingence,nécessité. Recherchez dans undictionnaire leur définition philosophique,puis relisez l’extrait.
Albert Camus(1913-60) → vol. B, pp. 301-306
I
t30«Rien, rien n’avait d’importance et je savais bien pourquoi»
se sent innocent dans la mesure
où la nature indifférente l’a poussé
à l’acte; il n’a fait qu’obéir
à l’écrasement provoqué par la chaleur
et la lumière. À son tour, il est écrasé
par la société. L’institution judiciaire
le condamne à mort et va perpétrer
un meurtre légal dont l’absurdité égale
celle qu’elle juge. Dans les dernières
pages, il reçoit dans sa cellule la visite
de l’aumônier.
Paru en 1942, le roman L’Étranger met
en scène le personnage de Meursault,
un petit employé d’Alger qui vit comme
s’il était «étranger» au monde et aux
sentiments. Son attitude de révolte
le laisse solitaire face à l’absurdité
de la vie.
Cet extrait se situe à la fin du roman.
Meursault se trouve livré à la justice
pour avoir commis un crime: il a tué
un Arabe sur la plage. Mais Meursault
Il voulait encore me parler de Dieu, mais je me suis avancé vers lui et j’ai tenté de luiexpliquer une dernière fois qu’il me restait peu de temps. Je ne voulais pas le perdre
avec Dieu. Il a essayé de changer de sujet en me demandant pourquoi je l’appelais «mon-sieur» et non pas «mon père». Cela m’a énervé et je lui ai répondu qu’il n’était pas mon père:il était avec les autres.«Non, mon fils, – a-t-il dit en mettant la main sur mon épaule. – Je suis avec vous. Mais vousne pouvez pas le savoir parce que vous avez un cœur aveugle. Je prierai pour vous».Alors je ne sais pas pourquoi, il y a quelque chose qui a crevé en moi. Je me suis mis à crierà plein gosier et je l’ai insulté et je lui ai dit de ne pas prier. Je l’avais pris par le collet de sasoutane. Je déversais sur lui tout le fond de mon cœur avec des bondissements mêlés de joieet de colère. Il avait l’air si certain, n’est-ce pas? Pourtant aucune de ses certitudes ne valaitun cheveu de femme. Il n’était même pas sûr d’être en vie puisqu’il vivait comme un mort.Moi, j’avais l’air d’avoir les mains vides. Mais j’étais sûr de moi, sûr de tout, plus sûr que lui,sûr de ma vie et de cette mort qui allait venir. Oui, je n’avais que cela. Mais du moins je tenais
5
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54 Parcours f LA CONDITION HUMAINE
Compréhension globale1. Résumez la scène présentée dans
cet extrait.
2. Quelle est la réaction de Meursault auxpropos du prêtre? Qu’est-ce qui le met surtout en colère?
3. Mettez en relief ce qui différencie lavision de l’existence de l’aumônier de celle du protagoniste.
4. Pourquoi Meursault est-il sûr de lui, sûrde tout? Qu’entend-il dire par ces mots?
5. En quoi sa vie a-t-elle été «absurde»(retenez en particulier les phrases après«Rien, rien n’avait d’importance», l. 19)?Choisissez parmi ces options: Meursault se sent étranger à tout et àtous / il a tué un homme / l’amour n’a
pas d’importance / la vie n’a pas de sens/ Dieu n’existe pas / tout est mensonge.
Analyse du texte6. Soulignez les phrases qui appartiennent
au récit romanesque et celles qui sont les méditations métaphysiquesdu narrateur*.
7. Étudiez la progression rapide de la colèrede Meursault au niveau de la syntaxe et du choix des mots.
8. Marquez les phrases-clés qui conduisentde la colère à la conclusion de sonraisonnement.
9. Comment expliquez-vous la révolte de Meursault?
cette vérité autant qu’elle me tenait. J’avais eu raison, j’avais encore raison, j’avais toujoursraison. J’avais vécu de telle façon et j’aurais pu vivre de telle autre. J’avais fait ceci et jen’avais pas fait cela. Je n’avais pas fait telle chose alors que j’avais fait cette autre. Et après?C’était comme si j’avais attendu pendant tout le temps cette minute et cette petite aube oùje serais justifié. Rien, rien n’avait d’importance et je savais bien pourquoi. Lui aussi savaitpourquoi. Du fond de mon avenir, pendant toute cette vie absurde que j’avais menée, unsouffle obscur remontait vers moi à travers des années qui n’étaient pas encore venues et cesouffle égalisait sur son passage tout ce qu’on me proposait alors dans les années pas plusréelles que je vivais. Que m’importaient la mort des autres, l’amour d’une mère, que m’im-portaient son Dieu, les vies qu’on choisit, les destins qu’on élit, puisqu’un seul destin devaitm’élire moi-même et avec moi des milliards de privilégiés qui, comme lui, se disaient mesfrères. Comprenait-il, comprenait-il donc? Tout le monde était privilégié. Il n’y avait que desprivilégiés. Les autres aussi, on les condamnerait un jour. Lui aussi on le condamnerait.
(A. Camus, L’Étranger, 1942)
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� Nikolaj Romadin, Visages, 1981.
3 LE SACRÉ ET L’ABSURDE 55
Samuel Beckett(1906-89) → vol. B, pp. 238-239
E
t31En attendant Godot
rendez-vous. Mais Godot ne viendra
jamais. Leur vaine attente figure
la condition humaine vouée à
l’absurde d’une marche vers quelque
chose qui ne se révèle jamais.
L’extrait se trouve au début de la pièce.
Aucune intrigue* ne se noue.
Dans cette pièce célèbre dont
on possède une version en anglais,
écrite plus tard par l’auteur lui-même,
deux personnages aux allures
de clochards, Vladimir et Estragon,
tuent le temps en attendant un certain
Godot avec qui ils ont prétendument
[On attend.]ESTRAGON Qu’est-ce que nous avons fait hier?
VLADIMIR Ce que nous avons fait hier?ESTRAGON Oui.VLADIMIR Ma foi… [Se fâchant] Pour jeter le doute, à toi le pompon1.ESTRAGON Pour moi, nous étions ici.VLADIMIR [Regard circulaire] L’endroit te semble familier?ESTRAGON Je ne dis pas ça.VLADIMIR Alors?ESTRAGON Ça n’empêche pas.VLADIMIR Tout de même… cet arbre… [Se tournant vers le public] cette tourbière...ESTRAGON Tu es sûr que c’était ce soir?VLADIMIR Quoi?ESTRAGON Qu’il fallait attendre?VLADIMIR Il2 a dit samedi. [Un temps] Il me semble.ESTRAGON Après le turbin3.VLADIMIR J’ai dû le noter. [Il fouille dans ses poches archibondées de saletés de toutes sortes.]ESTRAGON Mais quel samedi? Et sommes-nous samedi? Ne serait-on pas plutôt dimanche? Oulundi? Ou vendredi?VLADIMIR [Regardant avec affolement autour de lui, comme si la date était inscrite dans
le paysage] Ce n’est pas possible.ESTRAGON Ou jeudi.VLADIMIR Comment faire?ESTRAGON S’il s’est dérangé pour rien hier soir, tu penses bien qu’il ne viendra pas aujour-d’hui.VLADIMIR Mais tu dis que nous sommes venus hier soir.ESTRAGON Je peux me tromper. [Un temps] Taisons-nous un peu, tu veux?VLADIMIR [Faiblement] Je veux bien [Estragon se rassied. Vladimir arpente4 la scène avec
agitation, s’arrête de temps en temps pour scruter l’horizon. Estragon s’endort.
Vladimir s’arrête devant Estragon.] Gogo5…[Silence] Gogo … [Silence] Gogo! [Estragon
se réveille en sursaut.]ESTRAGON [Rendu à toute l’horreur de sa situation] Je dormais. [Avec reproche] Pourquoitu ne me laisses jamais dormir?
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30
1. à toi le pompon: sei il primo, il migliore.2. Il: si tratta di Godot.3. turbin: riferimento alle prime parole di una
canzone popolare molto celebre in quegli anni,Viens poupoule: «le sam’di soir après l’turbin,
l’ouvrier parisien…». Turbin è una parola diargot* che significa lavoro.
4. arpente: percorre a lunghi passi.5. Gogo: credulone.
56 Parcours f LA CONDITION HUMAINE
Compréhension globale1. Comment expliquez-vous le «on»
de la première didascalie*?
2. Présentez les trois personnages: deux enscène, l’autre évoqué. Pouvez-vous pourchacun décrire les traits de caractère?
3. Le décor: est-il précisé?
4. Le temps: est-il défini?
5. En quoi cette scène s’oppose-t-elle à la scène d’exposition traditionnelle?
6. Vladimir et Estragon: que font-ils danscette scène? Arrive-t-il quelque chose quifasse avancer l’action* dramaturgique?
7. Si vous deviez donner un titre à cettescène, que choisiriez-vous?
Analyse du texte8. Quel rôle est dévolu aux didascalies*?
9. Analysez le rythme* dans cette scène, par quoi est-il provoqué?
10. Analysez la place prise par les silences et dégagez leur valeur dramaturgique.
11. Quelle communication* est adresséeimplicitement au public?
12. Quels sont les éléments comiques* dans cette scène? Repérez-les.
13. On a parlé à propos de cette pièce de «sketch tragique*». Comment pouvez-vous justifier cette appellation?
VLADIMIR Je me sentais seul.ESTRAGON J’ai fait un rêve.VLADIMIR Ne le raconte pas!ESTRAGON Je rêvais que…VLADIMIR NE LE RACONTE PAS!ESTRAGON [Geste vers l’univers] Celui-ci te suffit? [Silence] Tu n’es pas gentil Didi. À quiveux-tu que je raconte mes cauchemars privés, sinon à toi?VLADIMIR Qu’ils restent privés. Tu sais bien que je ne supporte pas ça.ESTRAGON [Froidement] Il y a des moments où je me demande si on ne ferait pas mieux dese quitter.VLADIMIR Tu n’irais pas loin.ESTRAGON Ce serait là, en effet, un grave inconvénient. [Un temps] N’est-ce pas, Didi, que ceserait là un grave inconvénient? [Un temps] Étant donné la beauté du chemin. [Un temps]Et la bonté des voyageurs. [Un temps. Câlin] N’est-ce pas Didi?VLADIMIR Du calme.ESTRAGON [Avec volupté] Calme… Calme… [Rêveusement] Les Anglais disent câââm. Cesont des gens câââm.[…]VLADIMIR [Sans se retourner] Je n’ai rien à te dire.ESTRAGON [Pas en avant] Tu es fâché? [Silence. Pas en avant] Pardon! [Silence. Pas en
avant. Il lui touche l’épaule.] Voyons, Didi. [Silence] Donne ta main! [Vladimir se retour-
ne.] Embrasse-moi! [Vladimir se raidit.] Laisse-toi faire! [Vladimir s’amollit. Ils s’em-
brassent. Estragon recule.] Tu pues l’ail.VLADIMIR C’est pour les reins [Silence. Estragon regarde l’arbre avec attention.] Qu’est-cequ’on fait maintenant?ESTRAGON On attend.
(S. Beckett, En attendant Godot, 1953)
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3 LE SACRÉ ET L’ABSURDE 57
1. En confrontant les différents auteurs proposés pour illustrer le thème de la liberté(Montesquieu, Diderot, Rousseau), expliquez comment le concept de liberté a contribué à ébranler le pouvoir monarchique absolu de l’Ancien Régime. Au-delà de ce contextehistorique, appréciez de manière critique l’actualité de ces textes.
2. Confrontez l’exaltation de l’état de nature faite par Rousseau (voir p. 27) et ledétournement opéré par Ionesco (voir p. 19). Le même concept peut être interprété demanière à servir à deux idéologies différentes (pour Rousseau libertaire, pour Jean, lepersonnage d’Ionesco, totalitaire).
3. Confrontez les textes de Malherbe (voir p. 37) et de Bossuet (voir p. 36). Trouvez-vousapproprié de définir laïque l’approche du poète par opposition au point de vue dureligieux Bossuet? Justifiez ce jugement avec des exemples tirés des deux textes.
4. Recherchez dans les extraits de Sartre (voir p. 52) et de Camus (voir p. 53) les mots et les expressions qui s’accompagnent du mot absurde ou qui le définissent. Dégagez et comparez la notion d’absurde qui leur est propre.
Questions d’ensemble
� Mise en scèned’En attendant Godotde Beckett.