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Été 2003 Revue militaire canadienne 35 COMMANDEMENT ET CONTRÔLE Photo des Forces canadiennes IS2003 – 1183a par le Caporal-chef Paul MacGregor, caméra de combat Visualisation du champ de bataille. Un officier des transmissions à la console du système tactique Athene, un nouveau système d’information numérique de combat mis à l’essai par le 2 e Groupe-brigade mécanisé du Canada et par le 1 RCR. D ans les forces armées, la recherche de certitudes en matière de prises de décisions, qui est depuis longtemps un objectif constant bien qu’insaisis- sable, a conduit à la mise au point de méthodes toujours plus perfectionnées pour obtenir et évaluer les informations susceptibles d’influer sur la qualité des décisions. En fait, toutes les améliorations apportées aux systèmes de commandement et de contrôle montrent que l’on tente constamment de transmettre plus rapidement les renseigne- ments demandés. Jusqu’à tout récemment, il était chimérique de vouloir surmonter l’incertitude, mais la technologie de l’information est en plein essor et, à en croire ceux qui ne jurent que par la modernité, nous serions désormais bien près d’obtenir une visibilité de l’espace de combat (VEC) 2 quasi parfaite. Pour décrire ce phénomène, on utilise parfois l’analogie du commandant que l’on a remis en selle pour surveiller le champ de bataille 3 . Il serait prodigieux d’obtenir une VEC quasi parfaite, mais de nombreux doutes subsistent quant à la faisabilité de ce projet 4 . Toutefois, lorsque nous mettons temporairement notre incrédulité de côté et que nous présumons que la VEC parfaite est non seulement réalisable, mais que son interface pourrait être conçue de façon à éliminer le risque de surcharge d’information, la dépense importante de ressources que cela occasionnerait permettrait-elle d’améliorer considérablement l’aptitude des commandants à prendre la bonne décision au bon moment? Cet article montre que la VEC, même parfaite, ne serait guère utile aux commandants et que, sur le plan opérationnel, la guerre reste une entreprise dont la complexité exige beau- coup de capacités décisionnelles et de stratégies d’adaptation. Il présente d’abord la théorie de la complexité et fait valoir sa pertinence pour les commandants et leur entourage. La seconde partie aborde les derniers travaux sur les prises de décisions en milieu complexe et compare les résultats de ces recherches avec la situation d’un commandant. La dernière partie traite des facteurs qui permettent de mieux fonctionner dans le milieu complexe qu’est la guerre, en s’appuyant sur les conclusions que l’on peut tirer quand on admet que la guerre est chaotique. par le Colonel Christian Rousseau Le Colonel Christian Rousseau est commandant du 5 e Groupe de soutien du Secteur de Montréal 1 . LA COMPLEXITÉ ET LES LIMITES DE LA VISIBILITÉ ACTUELLE DE L’ESPACE DE COMBAT

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Visualisation du champ de bataille. Un officier des transmissions à la console du système tactique Athene, un nouveau système d’informationnumérique de combat mis à l’essai par le 2e Groupe-brigade mécanisé du Canada et par le 1 RCR.

Dans les forces armées, la recherche de certitudes en matière de prises de décisions, qui est depuislongtemps un objectif constant bien qu’insaisis-sable, a conduit à la mise au point de méthodes toujours plus perfectionnées pour obtenir et

évaluer les informations susceptibles d’influer sur la qualité des décisions. En fait, toutes les améliorations apportées aux systèmes de commandement et de contrôle montrent que l’ontente constamment de transmettre plus rapidement les renseigne-ments demandés. Jusqu’à tout récemment, il était chimérique de vouloir surmonter l’incertitude, mais la technologie de l’information est en plein essor et, à en croire ceux qui ne jurentque par la modernité, nous serions désormais bien près d’obtenir une visibilité de l’espace de combat (VEC)2 quasi parfaite. Pour décrire ce phénomène, on utilise parfois l’analogiedu commandant que l’on a remis en selle pour surveiller lechamp de bataille3.

Il serait prodigieux d’obtenir une VEC quasi parfaite, mais de nombreux doutes subsistent quant à la faisabilité de ce projet4. Toutefois, lorsque nous mettons temporairement notre incrédulité de côté et que nous présumons que la VEC parfaite est non seulement réalisable, mais que son interface

pourrait être conçue de façon à éliminer le risque de surcharged’information, la dépense importante de ressources que celaoccasionnerait permettrait-elle d’améliorer considérablementl’aptitude des commandants à prendre la bonne décision au bon moment?

Cet article montre que la VEC, même parfaite, ne seraitguère utile aux commandants et que, sur le plan opérationnel, la guerre reste une entreprise dont la complexité exige beau-coup de capacités décisionnelles et de stratégies d’adaptation. Il présente d’abord la théorie de la complexité et fait valoir sa pertinence pour les commandants et leur entourage. La seconde partie aborde les derniers travaux sur les prises de décisions en milieu complexe et compare les résultats de cesrecherches avec la situation d’un commandant. La dernière partie traite des facteurs qui permettent de mieux fonctionnerdans le milieu complexe qu’est la guerre, en s’appuyant sur les conclusions que l’on peut tirer quand on admet que la guerreest chaotique.

par le Colonel Christian Rousseau

Le Colonel Christian Rousseau est commandant du 5e Groupe de soutiendu Secteur de Montréal1.

LA COMPLEXITÉ ET LES LIMITES DE LA VISIBILITÉ ACTUELLE DE L’ESPACE DE COMBAT

36 Revue militaire canadienne ● Été 2003

LES SYSTÈMES COMPLEXES

Dans la guerre, tout est simple, mais le plus simple est difficile.

Carl von Clausewitz5

Désormais, nous utilisons couramment des termes tels que complexité, chaos et non-linéarité6; pour expliquer

notre monde, nous nous référons donc fréquemment aux théories auxquelles ces termes renvoient. Mais quel rapport y a-t-il entre les théories du chaos et de la complexité, d’une part, et les commandants ou la théorie de la guerre, d’autre part?

Bien que le chaos et la complexité soient deux concepts différents, il existe un lien important entre les deux théories sous-jacentes. En bref, la théorie du chaos étudie la façon dontdes systèmes simples peuvent engendrer des comportementscompliqués, tandis que la théorie de la complexité étudie la façon dont des systèmes compliqués peuvent engendrer des comportements simples. Il est important de bien saisir ces concepts pour comprendre la conduite de la guerre. Cet articletraite d’abord du chaos, afin de préparer le terrain pour la théoriede la complexité.

Les mathématiques sont à l’origine de la théorie du chaos. Le grand mathématicien français, Henri Poincaré, fut le premier à remarquer que nombre de systèmes simples nonlinéaires pouvaient se comporter de façon apparemmentimprévisible et chaotique. Cette découverte a eu des répercus-sions importantes dans beaucoup de disciplines scientifiques

et le concept de chaos s’est avéré très fécond dans des disci-plines aussi différentes que la biologie, l’économie, le génie et la physique7.

Au départ, il importe de souligner que « chaotique » et « aléatoire » ne sont pas synonymes. Le chaos résulte d’unprocessus qui, dans un système déterministe, dépend étroite-ment des conditions initiales, à savoir tout ce qui est arrivéprécédemment, jusqu’aux détails les plus infimes. La présence du chaos accroît l’indétermination. Toutefois, si tous les systèmes non linéaires étaient totalement indéterminés, leurétude n’apporterait pas grand chose. La théorie de la com-plexité, elle, aborde l’étude des systèmes qui, dans certaines limites, présentent des comportements imprévisibles et auto-organisés. Dans les systèmes, les interactions sont la norme, si bien qu’une action a invariablement plus d’une répercussion.Par conséquent, les systèmes présentent souvent des rapports non linéaires, les répercussions d’une action étant toujours multiples, on ne saurait comprendre les résultats en additionnantsimplement les unités ou les relations, et beaucoup de résultatsd’une action sont involontaires. Les médecins qualifient d’« effets secondaires » ces répercussions indésirables. Le terme est trompeur, car il n’existe que des attentes et non descritères réels pour déterminer ce qui est « l’effet voulu » et ce qui est « l’effet secondaire », mais il nous rappelle que la perturbation d’un système provoque plusieurs changements8.

Ces connaissances de base des théories du chaos et de la complexité permettent d’aborder le sujet des commandants et de leur milieu de travail pour montrer qu’ils forment bien un système chaotique et complexe. Pour qu’un système soit

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L’élément humain du commandement. Le commandant du NCSM Iroquois s’entretient avec son officier de pont pendant l’arraisonnement nocturned’un vaisseau suspect dans le golfe d’Oman, en avril 2003.

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qualifié de complexe9, il doit être déterministe, ses inter-actions doivent provoquer la non-linéarité et, dans certaines limites, il doit s’auto-organiser. En présence de ces trois conditions (déterminisme, non-linéarité et auto-organisationselon certains schémas), on peut qualifier un système de complexe.

Il ne fait presque aucun doute que les éléments qui constituent la guerre sont déterministes. Lorsqu’un groupeaéronaval lève l’ancre, il ne navigue pas sur les océans de façon aléatoire. Lorsqu’un escadron de chasse part en mission, il ne largue pas ses bombes n’importe où. Lorsqu’une divisionblindée attaque un poste ennemi, avancer de façon impré-visible ne lui permettrait pas d’atteindre son objectif10.L’existence même de tels regroupements et le fait qu’ils constituent de puissants systèmes pour engendrer ou contrôler la violence signifie qu’il y a un lien entre la cause et l’effet. Il ne s’agit pas d’un milieu stochastique ou aléatoire.

Il est maintenant communément admis que les inter-actions lors d’une guerre provoquent la non-linéarité, commel’illustrent la comptine « Faute de clou, on perdit le fer » et le royaume, les observations de Clausewitz sur l’incidence des frictions11, ou la remarque de von Moltke : « aucun pland’opérations ne permet de prévoir avec certitude ce qui se passera après la première rencontre avec les principales forcesennemies12 ». Les praticiens, les théoriciens et même la culturepopulaire montrent qu’il est futile de faire des prévisions à partir des conditions initiales, puisque les résultats dépendentgrandement de perturbations apparemment minimes. Les résultats non linéaires sont typiques de la guerre. Sa nature ne peut être décrite par un seul élément; elle résulte du comportement collectif de tous les agents du système qui inter-agissent localement en réaction aux conditions locales et à des informations partiales. À cet égard, la décentralisation n’est pas seulement une préférence en matière de commandementet de contrôle, c’est fondamentalement la nature de la guerre13.

L’histoire de la guerre ou, plus précisément, le fait qu’il soit possible et utile de se servir de l’histoire pour mieux comprendre la conduite de la guerre permet d’entrevoir son auto-organisation et ses caractéristiques. Si la guerre ne suivaitpas certains schémas, l’introduction de nouvelles technologiesmodifiant l’équilibre des interactions, dans un camp ou dans les deux, engendrerait dans le système des dynamiques nou-velles et méconnaissables. En fait, les changements tech-nologiques n’ont eu aucun effet sur les fonctions de la guerre :détecter, protéger, agir, soutenir et commander14. La formulationdes principes de la guerre indique aussi la présence d’une auto-organisation qui reproduit certains schémas. S’il y avaitseulement de la non-linéarité, et aucun schéma, nous ne pour-rions pas affirmer qu’il vaut la peine de concentrer les forces ou que se fixer un but et le poursuivre forment la clef du succès, et nous pourrions effectivement conclure que garder une Réserve est un anachronisme qui remonte au 19e siècle.

Il est donc évident que la guerre, ou le milieu dans lequeltravaillent les commandants, est un système complexe et queconnaître la composante physique de la situation n’est qu’unepartie de la solution. Les dynamiques non linéaires indiquent que l’incertitude est un élément fondamental de la guerre.L’incertitude est plus qu’une condition environnementale initiale que l’on peut réduire en recueillant des renseignements

et en les affichant sur un écran d’ordinateur. Ce n’est pas parce que, technologiquement, nous ne sommes actuellement pas en mesure d’obtenir suffisamment de renseignements; nous y parviendrons un jour. C’est parce que l’incertitude est la conséquence naturelle de la dynamique de la guerre; les gestes posés provoquent de l’incertitude15. Comment pouvons-nous aider les commandants à aborder ces systèmes complexes?Quel apport fournirait un système parfait de visibilité de l’espacede combat? Pour répondre à ces questions, il faut se pencher sur la façon dont le cerveau humain traite la complexité.

LES DÉCISIONS PRISES DANS UN SYTÈME COMPLEXE

La difficulté de parvenir à une connaissance exacteconstitue une des plus grandes sources de frictions lors d’une guerre, car la situation paraît totalement différente de ce à quoi l’on s’attendait.

Carl von Clausewitz16

Aborder des systèmes complexes ne se fait pas naturellement.Malgré nos aptitudes cognitives apparemment avancées,

l’évolution des êtres humains les a apparemment amenés à traiter des questions au cas par cas17. Les résultats de travauxrécents sur les prises de décisions en milieu complexe permettent d’étudier les limites apparentes du cerveau humain et de relever les erreurs décisionnelles qui se répètent, ce qui ouvrira la voie à l’étude des stratégies à utiliser pour prendre de bonnes décisions et à la manière dont les com-mandants pourraient appliquer ces stratégies.

Si nous avons du mal à aborder des systèmes complexes,c’est que nous sommes mal équipés pour aborder les schémastemporels variables18. Nous reconnaissons et envisageons beaucoup mieux les configurations spatiales que les configu-rations temporelles, probablement parce que nous percevons les premières dans leur ensemble, ce qui n’est pas le cas pour les secondes. Comme on nous présente constamment des configurations spatiales, nous pensons facilement en termes spatiaux. Par exemple, nous savons que, pour déterminer si un parc de stationnement est très plein, il ne suffit pas de regarderun ou deux espaces de stationnement. En revanche, nous négligeons souvent les configurations temporelles et considéronsles étapes successives d’un processus temporel comme desévénements individuels. Ainsi, si les inscriptions augmententchaque année, les membres du conseil scolaire ajouterontd’abord une classe à l’école, puis une deuxième, parce qu’ils ne voient pas qu’à long terme il faudra une école supplémen-taire. Même lorsque nous pensons de façon temporelle, notreintuition est très limitée, si bien que nous nous heurtons à de grandes difficultés quand nous abordons des systèmes qui ne présentent pas des schémas temporels très simples, commecelui qui vient d’être donné en exemple19.

Notre tendance à « survirer » dans des situations où lesactions et les réactions ne sont pas liées par des rétroactionsinstantanées témoigne des limites de notre intuition temporelle.À la barre du pétrolier proverbial, les néophytes continuent à faire tourner le gouvernail, pensant que le navire ne réagit pas. Puis, lorsque le navire commence à tourner, ils se rendentcompte qu’ils ont trop viré et qu’il faut compenser dans l’autre direction.

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Cette tendance à « survirer » est typique de l’interactionhumaine avec des systèmes dynamiques. Nous nous laissons guider non par les changements dans le système, c’est-à-dire par les écarts de temps entre les différentes étapes, mais par la situation à chacune desétapes. Comme nous nous occupons de la situationet non du processus, le comportement inhérent du système ainsi que nos tentatives d’ajustement nousmènent au-delà de notre objectif 20.

Malheureusement, les limites de notre intuition temporelleet notre tendance à survirer ne semblent pas être nos seulsdéfauts. Dietrich Dörner, une sommité en matière de compor-tement cognitif, remarque que les décideurs qui connaissent mal une situation et ne se sentent pas à l’aise dans des situationscomplexes sont souvent rongés par l’incertitude21. Ils ont aussi tendance à ne pas voir la situation dans son ensemble et à vouloir régler les problèmes immédiats, si bien qu’ils sontdépassés par les événements22.

Les experts, pour leur part, ont tendance à bien gérer la complexité dans leur domaine, mais restent vulnérables lorsqu’ils sont confrontés à l’incertitude. Gary Klein, une sommité en matière de prises de décisions naturalistes, note que les experts qui sont habitués à la complexité d’une situationparticulière font trois types d’erreurs : les premières dues à l’inexpérience; les secondes, au manque d’information; lestroisièmes, qu’il appelle erreurs de minimus, sont des erreurs de simulation mentale : le décideur remarque les signes avant-coureurs d’un problème, mais trouve une explication et une raison de ne pas prendre au sérieux les éléments qui annoncent une anomalie23.

Il semble donc évident qu’il n’est pas naturel pour les êtres humains de prendre des décisions dans un milieu com-plexe. Les psychologues cognitifs proposent des stratégies permettant de prendre des décisions efficaces dans de telsmilieux, stratégies qui sont différentes que le décideur soit un expert ou non dans le domaine. Toutefois, avant d’étudier ces stratégies, il faut aborder une réalité toujours présente, quelle que soit l’expertise du décideur. Les aptitudes cognitivesne semblent pas être le principal indicateur de la réussite des entreprises en milieux complexes, et la batterie des tests psychologiques habituels ne permet nullement de prévoir le comportement des participants. Apparemment, on peut mieuxprévoir les chances de réussite des participants en évaluant leur tolérance à l’incertitude24.

Pour bien fonctionner dans un système complexe etdynamique, il faut connaître non seulement l’état actuel du système, mais aussi ce qu’il sera ou ce qu’il pourrait être. Il faut aussi savoir quel effet certaines actions risquent d’avoir sur la situation. Pour ce faire, il faut posséder des « connais-sances structurales », c’est-à-dire savoir comment les variablesdu système sont liées entre elles, et comment elles influent les unes sur les autres25. Comme le montre la section sur les prisesde décisions axées sur la reconnaissance (PDAR), les expertsdans ce domaine ont acquis de l’intuition26, mais les profanesdoivent émettre et tester des hypothèses sur les liens entre les variables, et ne jamais oublier que leur modèle pourrait être erroné.

La stratégie décisionnelle que propose Dörner ressemblebeaucoup à ce qu’on appelle l’évaluation de la situation ou, en termes de planification effectuée en collaboration, le

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Livraison de munitions de précision pour les opérations interarmées. Un des premiers CF-18 modernisés arborant un camouflage de jungle.

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processus de planification opérationnelle (PPO). Dörner estime que pour aborder un problème complexe il faut d’abord « définir les objectifs », puis « élaborer un modèle et recueillir les renseignements », et enfin « faire un pronostic et extrapoler ».Pour prendre une décision, il faut ensuite « considérer lesmesures à prendre pour atteindre les objectifs »; à cette planification succèdent « l’action » et la révision du plan en fonction de la rétroaction27.

Si ce genre de processus est utile dans des situations complexes et mal connues, il est lent, lourd et peu pratiquelorsqu’il y a de fortes contraintes temporelles. Heureusement, il semble qu’il existe des raccourcis lorsque les décideurs connaissent bien, implicitement ou explicitement, la structure dusystème. Dörner explique :

[Pour l’esprit humain] la complexité28 n’est pas un facteur objectif mais subjectif. Prenons l’exemple d’une activité quotidienne comme la conduite qui, pour un néophyte, est complexe. Il doit tenir compte de beaucoup de variables en même temps, si bien que conduire en ville est une expérience affolante, tandis que pour un habitué cela ne pose aucun pro-blème. La différence principale entre ces deux personnesest que l’habitué réagit à de nombreux « super-signaux ».Pour lui, la circulation ne comporte pas une multituded’éléments qu’il faut tous interpréter individuellement,c’est une gestalt, comme le visage d’une connaissanceest un « visage » et non une multitude de contours, de surfaces et de variations de couleurs. Les super-signaux réduisent la complexité, en rassemblant

plusieurs traits en un seul. Par conséquent, la perceptionde la complexité change selon la personne et ses super-signaux. Nous acquérons ces super-signaux parl’expérience29.

L’étude de Gary Klein sur les experts dans leur milieunaturel, avec leurs vastes connaissances structurales et leurmaîtrise des super-signaux, montre que les commandants qui prennent des décisions axées sur la reconnaissance (PDAR)sont capables de prendre de bonnes mesures dès le début, même dans une situation complexe30. Les PDAR fusionnent deux procédés, la reconnaissance des schémas et la simulationmentale, pour optimiser les décisions. La reconnaissance des schémas permet aux décideurs de reconnaître une situationtypique et familière et d’agir. Ils savent quels types d’objectifssont sensés (ils établissent donc des priorités), quels signessont importants (il n’y a donc pas de surcharge d’information), à quoi s’attendre ensuite (ils peuvent donc se préparer et remarquer les anomalies) et quelles sont les façons typiques de réagir dans une situation donnée. En jugeant qu’une situationest typique, ils savent aussi quelle mesure risque d’être la plus efficace. Ils ne comparent pas différentes options. En effectuant une simulation mentale, ils envisagent la façon de procéder la plus probable et la suivent, ou bien ils l’adaptent,le cas échéant, ou encore ils la rejettent si elle n’est pas appropriée. Ils ne tentent pas de trouver le meilleur plan; ilscherchent le premier qui fonctionnera indubitablement. Ils gagnent ainsi beaucoup de temps et ne gaspillent pas leursressources mentales. Une fois leur décision prise, ils surveillentle déroulement des opérations et se fient à leurs attentes; c’estleur garantie. S’ils ont interprété la situation correctement, les

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Fusion de l’information. Un agent du renseignement à bord du NCSM Vancouver.

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événements devraient correspondre à leurs attentes. S’ils se sont trompés, leur expérience les aide à remarquer rapidement les anomalies et à changer de plan de façon dynamique31.

Cette façon de prendre des décisions a néanmoins des limites et n’est pas adaptée à toutes les situations. Elle néces-site des connaissances structurales (surtout implicites) considérables et son seuil de complexité est assez bas; dès que la situation est trop complexe, elle submerge nos capacités de simulation mentale32. De plus, étant donné que nous avons du mal à aborder intuitivement les situations temporelles, hormis les plus simples, la simulation mentale et la PDAR ne seront d’aucune aide dans des situations présentant desconfigurations temporelles complexes.

Nous avons vu ce que les chercheurs considèrent commenos limites en matière de prises de décisions en milieu com-plexe, ainsi que les stratégies qu’ils proposent pour les surmonter. Voyons maintenant dans quelle mesure ces théoriess’appliquent à la fonction de commandant.

Le modèle de Klein présente un schéma qui est applicable à ce que Clausewitz appelle le « coup d’œil »33 des comman-dants. De la même façon, on peut voir un grand parallèle entre le processus de planification opérationnelle et les principesdirecteurs de Dörner pour prendre des décisions relatives aux situations complexes peu familières.

Dans le même ordre d’idées, on peut aisément trouver des exemples des trois types d’erreurs relevées par Klein34, et une lecture attentive de l’œuvre de Cohen et Gooch sur les bévues des militaires révèle que les trois types d’échecs qu’ils présentent sont dus à un manque de connaissances structurales35. Thomas note aussi cette déficience quand il écrit que « la supériorité de l’OTAN en matière de rensei-gnements lui a permis de presque tout savoir sur les théâtresd’opérations [au Kosovo], mais les analystes de l’OTAN ne comprenaient pas toujours tout ce qu’ils pensaient savoir36 ».

Enfin, les propos du Général William Tecumseh Sherman expliquant à un de ses subordonnés pourquoi Ulysses Grant lui était supérieur dans l’art de la guerre étayent l’idée selon laquelle la tolérance à l’incertitude estplus utile que l’intelligence pour mener à bien une entreprise :

Wilson, je suis sacrément plus intelligent que Grant; j’en sais bien plus que lui sur l’organisation, l’appro-visionnement, l’administration et tout le reste. Mais je vais te dire en quoi il me dépasse et pourquoi il est supérieur à bien des gens. Il se moque de ce que fait l’ennemi quand il ne le voit pas, alors que moi, j’ai la trouille. Je suis plus nerveux que lui. Il y a bienplus de chances que je revienne sur les ordres que j’ai donnés ou que j’ordonne une contremarche. Il se sert de son jugement pour évaluer les renseignementsdont il dispose; il donne des ordres et fait de son mieuxpour les faire respecter sans guère se référer à ce qui se passe autour de lui...37

Il paraît évident que les théories décrites ci-dessus sont applicables aux commandants d’aujourd’hui et que prendre des décisions dans le système complexe et dynamiquequi caractérise la guerre n’est pas chose facile. Nos aptitudes cognitives ne suffisent pas, semble-t-il, à nous amener à faire

face à des situations très complexes; elles requièrentdes stratégies d’adaptationcomme l’identification deschémas ou les mécanismesde prises de décisions, ce qui est logique, sur le plan de l’évolution, puisque lacomplexité reproduit souventcertains schémas. Cela étant,penchons-nous maintenantsur les facteurs qui faci-litent les décisions et sur la façon dont ils peuvent s’intégrer au milieu du commandement.

FACTEURS FACILITANT LES DÉCISIONSDANS LES SYSTÈMES COMPLEXES

Même au milieu du tumulte et de la clameur du combat,dans toute cette confusion, il [l’expert au combat] ne peut être désorienté.

Sun Tzu38

Ces facteurs, que l’on peut discerner si on adopte la perspective que les commandants travaillent dans un milieu

imprévisible, auto-organisé et complexe, se classent en deuxgrandes catégories : ceux qui dépendent des commandants et ceux qui ont un effet sur le commandement de l’organi-sation. Deux principes régissent cette perspective. Le premier est que le temps est une denrée rare, et que l’organisation doit donc pouvoir aller aussi vite que les changements qui surviennent en son sein. Le deuxième est que les êtres humainsconstituent l’atout principal, l’élément d’adaptation de touteorganisation. Seule la cognition humaine permet l’appren-tissage et l’innovation39.

Le premier facteur qui dépend des commandants est lié à leurs réactions à un milieu chaotique. Nous avons déjà noté que la tolérance à l’incertitude est un facteur de réussite plus sûr que les aptitudes cognitives. S’ils sont à l’aise dans une situation chaotique, les commandants peuvent tirer parti du chaos au lieu de s’épuiser à le combattre. Les forces arméesauraient donc intérêt à choisir des personnes qui réagissent bien au chaos et à encourager cette attitude. Comme cette aptitude ne semble pas naturelle, nous devons apprendre à la cultiver 40. Peut-être la maxime allemande selon laquelle il vautmieux choisir des commandants intelligents mais paresseux est-elle plus vraie que nous ne le pensions41?

Le deuxième facteur qui permet à la personne de prendre de bonnes décisions, et qui s’applique donc aux commandants,est ce que l’on appelle l’intelligence opératoire ou « métaco-gnition »42. Devant des problèmes complexes, nous traitons différentes situations de différentes façons. S’ils sont conscientsde leurs limites cognitives, les experts peuvent, pour résoudre les problèmes, choisir des stratégies qui maximisent leurs forceset minimisent leurs faiblesses. Prenons l’exemple présenté ci-dessus de notre faible capacité à aborder des schémas temporels variables. Les expériences indiquent qu’il est plusfacile de comprendre des configurations temporelles lorsqu’onconvertit le « temps » en « espace » à l’aide de graphiques43.

« L’expérience directe est la façon la plus constructive

d’obtenir des commandants le

meilleur rendement en matière de prises

de décisions en milieu complexe. »

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Connaître ses limites aide à concevoir des stratégies pour les dépasser. Dörner note que l’intelligence opératoire dépendessentiellement de l’expérience :

Les génies sont nés ainsi, alors que les sages acquièrentleur sagesse par expérience. Or il me semble que la capacité à résoudre des problèmes de la façon la plus appropriée est la marque de la sagesse plutôt quecelle du génie44.

Clausewitz décrit son remède aux « frictions de la guerre » d’une façon semblable : « Existe-t-il un lubrifiant qui pourra réduire cette abrasion? Un seul, que le commandant et son armée n’auront pas toujours à leur portée : l’expérience du combat45. » L’expérience directe est la façon la plus cons-tructive d’obtenir des commandants le meilleur rendement en matière de prises de décisions en milieu complexe46. Étantdonné le manque d’expérience de nos forces armées dans le domaine des opérations, l’instruction s’avère l’outil idéal pour faire acquérir des habitudes qui feront de nous de meilleursdécideurs.

Les autres facteurs dépendant des commandants relèvent dela façon dont nous les préparons à leurs fonctions par le biais de l’instruction, de la formation et de l’expérience.

Se fier seulement à l’instruction pour améliorer l’aptituded’un décideur à faire face à des situations complexes risque de ne pas être très utile. Dörner présente les résultats d’une telle approche :

[L’instruction] leur a donné ce que je qualifierais d’« intelligence verbale » pour résoudre des problèmescomplexes. Avec une foule de concepts tout nouveauxtout beaux, ils savaient parler de leur raisonnement, de leurs actions et des problèmes qu’ils avaient à régler. Cette éloquence n’avait toutefois aucun effet sur leur rendement... Pouvoir parler d’un problème ne signifie pas obligatoirement que l’on est capable de lerésoudre dans les faits47.

La formation appliquée pour enseigner des méthodesformelles d’analyse est aussi un obstacle à la prise de décisionrapide. Selon Klein :

Quelqu’un ne devient pas expert même s’il a appris à utiliser des méthodes formelles d’analyse. C’est plutôt l’inversequi est vrai... Si nous voulons former desgens capables de prendre des décisions dans des limites temporelles contraignantes,nous devrions peut-être demander aux étudiants de réagir rapidement au lieu deréfléchir à toutes les conséquences48.

Comme l’expertise dépend des aptitudes perceptives, et que l’apprentissage perceptif s’acquiert seulement par la pratique intensive, ilarrive rarement que l’on puisse améliorer les habitudes de quelqu’un en lui apprenant plus de faits et de règlements. L’apprentissage perceptif augmente avec l’expérience, et la pratique intensiveest le seul facteur fiable pour améliorer les décisionsen milieu complexe.

En l’absence de combats réels, le meilleurmoyen de reproduire les expériences nécessaires est un programme solide de simulation comportantbeaucoup d’exercices et de scénarios réalistes, dans lequel « l’enseignement » passe au second plan pour laisser la place à « la pratique », ce qui permet d’évaluer un grand nombre de situations en peu de temps. En fait, une bonne simulation est parfois plus utile qu’une expérience directe,puisqu’on peut arrêter l’action et même revenir en arrière pour voir ce qui s’est passé. On peut aussi faire plusieurs expériences à la fois pour quel’étudiant apprenne à déterminer ce qui est typique49.

L’élément suivant, qui est de maximiser lavaleur de chaque activité expérientielle, soulignel’importance de l’analyse après action, telle que nous la connaissons. Si l’instruction n’apprend guère à prendre des décisions dans un milieu complexe, il semble que l’auto-réflexion a un effet positif. Cette incursion dans le domaine de la métacognition permet de mieux résoudre les

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L’élément humain du commandement. Un commandant de compagnie du 3 PPCLIdonne des instructions à ses troupes lors d’une mission de patrouille en Afghanistan.

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problèmes. En outre, l’auto-réflexion augmente en présence d’un observateur chevronné qui, après avoir suivi la planifi-cation et les actions des participants et noté les causes de leurs erreurs, peut les aider à réfléchir au moyen de suivissoigneusement préparés50.

Deux mises en garde s’imposent pour les deux derniers facteurs. La première est la mise en garde habituelle sur la fidélité des simulations utilisées pour reproduire une activitéexpérientielle : si les schèmes de la simulation ne correspondentpas à ceux de la réalité, le sujet acquiert de mauvaises intuitions.Le second avertissement, plus important, est qu’en dépit de nos efforts en matière de simulation nous risquons de ne jamaisvraiment devenir experts dans notre domaine. Selon Klein :

Nous ne réussirons pas à devenir vraiment expertslorsque le domaine est dynamique, car il faut prévoir le comportement humain; nous avons moins de pos-sibilités de rétroaction et la tâche n’est pas répétée assez souvent pour que nous puissions déterminer ce qui est typique [ou] s’il y a trop peu d’expériences. Dans ce cas, il faut se garder de penser que l’expérienceéquivaut à l’expertise. Dans ce type de domaines, nous fonctionnons bien, car l’expérience nous a faitacquérir des habitudes qui montrent que nous faisonscette tâche depuis un certain temps. Pourtant, notreexpertise pourrait ne pas s’étendre au-delà de ces habitudes superficielles et nous n’aurions pas l’occasiond’acquérir une solide expertise51.

Ceci explique peut-être pourquoi les généraux en temps de paix sont souvent renvoyés quand une guerre éclate; ils ont de l’expérience mais n’ont pas eu l’occasion de devenir experts.

Si nous sommes condamnés à acquérir de l’expérienceplutôt que de l’expertise dans notre domaine, la meilleure façon de se préparer à la guerre est peut-être de suivre les conseils de Mandeles : « Lors d’une guerre, le commandant a besoin d’un ensemble d’organisations qui acquerront des connaissances tout en réalisant leur mission. Ces organi-sations peuvent s’exercer en temps de paix mais, au lieu d’apprendre ce qu’il faut faire précisément pendant une guerre,elles doivent s’exercer à apprendre rapidement ce qu’ellesdoivent faire52. »

Nous pouvons maintenant aborder les facteurs organi-sationnels qui ont un effet sur le commandement. Nousétudierons ici « l’appareil de réflexion » de la force menée par le commandant ou, plus précisément, la méthode utilisée pour planifier, prendre ou déléguer des décisions et pour communiquer une intention.

Tout d’abord, la métacognition peut s’appliquer à l’ensemble de la force interarmées pour assurer les regrou-pements et la structure appropriés ainsi que le bon chemi-nement de l’information afin de maximiser les forces de l’organisation et de minimiser ses faiblesses. En ce qui concerne la planification, nous avons souligné plus haut la similitude entre la stratégie décisionnelle proposée par Dörner et celle de l’appréciation de la situation. Nous avons aussi noté que, bien que cette méthode soit utile dans des situationscomplexes peu familières, elle peut être lente, lourde et peu pratique lorsqu’il y a des contraintes temporelles. Le modèle de la PDAR de Klein, quant à lui, fait appel à l’expérience

du décideur pour produire une réaction rapide, mais il se limite à des situations relativement familières. Le processus de planification opérationnelle est une symbiose entre les deuxthéories et sert de guide de planification aux commandants qui, ayant évalué la situation, peuvent se fixer des objectifs etdécider quelles mesures devraient être envisagées. L’état-majortente ensuite d’élaborer le plan qui permettra de prendre lesmesures les plus appropriées. Cette méthode tire parti des aptitudes des commandants qui ont le plus d’expérience enmatière de reconnaissance des schémas et incite leur état-major àfaire face à la complexité de chaque mesure. Malheureusement,la réalité est souvent différente de la théorie. Les commandantsont tendance à laisser aux planificateurs le soin d’envisager les diverses mesures possibles et, lorsqu’ils se rendent comptequ’ils ne voient pas la situation de la même façon, ils font des adaptations progressives à leur guise, au cours de sessionsd’information ou de décision53. Ceci reflète peut-être la façond’enseigner dans nos collèges d’état-major où le personneldirigeant – jouant le rôle de commandant – demande aux apprentis planificateurs de soumettre des guides de planificationau commandant, sous prétexte de leur donner l’occasion de bien jauger un problème. Déléguer l’analyse d’une mission et des mesures envisageables n’est pas la bonne façon de procéder;d’une part, cela fait perdre du temps et gaspille l’énergie cognitive de l’état-major, d’autre part, cela marginalise l’exper-tise du commandant qui, en fin de compte, prendra la décision.

Penchons-nous maintenant sur les prises de décision et la délégation des responsabilités, c’est-à-dire sur la philo-sophie du commandement. Le monde occidental a mis beaucoup de temps à comprendre que la complexité exige une approche de « commandement de mission ». Aujourd’huiencore, à chaque fois que la technologie laisse entrevoir la possibilité d’une visibilité complète de l’espace de combat, nous nous laissons tenter par le mirage d’un plus grand contrôle.À moins que la visibilité complète qui nous est promise puisse aussi inclure de l’information structurale complète (et elle ne le pourra pas)54, le commandement de mission est le seulchoix possible qu’il nous reste. Encore une fois, citons Dörner :

Dans des situations très complexes où les change-ments sont rapides, la stratégie la plus raisonnable est de dresser seulement les grandes lignes d’un plan et dedéléguer autant de décisions que possible à ses subor-donnés. Ces subordonnés doivent jouir d’une grandeindépendance et très bien comprendre le plan global55.

Une fois la situation évaluée, la réaction planifiée et les décisions prises ou déléguées, « l’appareil de réflexion » desforces doit communiquer son intention aux personnes qui mettront le plan en application. La première mesure positive, que toute organisation militaire connaît bien, est la mise sur pied d’une équipe. Lorsqu’on travaille avec des gens qui comprennent la culture, la tâche à accomplir et les objectifs du commandant, on peut « lire dans les pensées » de ce dernier et ajouter les éléments qui manquent56.

Après avoir traité de l’intention implicite, il faut se tourner vers l’intention explicite. Ici encore, expliquer à ses subordonnés non seulement ce qu’ils doivent faire mais aussipourquoi ils doivent le faire est une notion relativement nouvelledans le milieu militaire anglo-saxon. Cela a pour fonction principale de permettre une meilleure improvisation. À partir du moment où l’on admet que, dans un système complexe, on ne saurait envisager toutes les contingences à l’avance, et

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1. Cet article est une version abrégée d’un travail soumis dans le cadre du cours d’Étudesmilitaires avancées 5, Collège des Forces cana-diennes, Toronto.

2. Défini comme la capacité pour un commandant de voir, sur demande, tout ce qui se passe dansl’espace de combat.

3. Robert K. Ackerman, « Operation EnduringFreedom Redefines Warfare », dans SignalTribute: The Fight for Freedom. Signal Magazine,Vol. 57, No. 1, Septembre 2002, p. 3.

4. Martin van Creveld, Command in War,Cambridge, MA, Harvard University Press, 1985,p. 265-266.

Complexité : les systèmes complexes sont des systèmes non linéaires caractérisés par des propriétés collectives associées au systèmeglobal, qui sont différentes des comportementscaractéristiques des parties constituantes.Déterministe : les systèmes dynamiques sont « déterministes » s’il n’y a qu’un seul conséquentpour chaque état.Non linéaire : en algèbre, on définit la linéarité par les fonctions qui ont la propriétéƒ(x+y) = ƒ(x)+ƒ(y) et ƒ(ax) = aƒ(x). Autrement dit, la linéarité sous-entend que les changementsdans les résultats (output) du système sont proportionnels aux changements dans les intrants

5. Carl von Clausewitz, On War. Michael Howard et Peter Paret éds. et trads., Toronto, Random House of Canada Limited, 1993, p. 138. [TCO]

6. Les termes « complexité », « chaos » et « non-linéarité » sont utilisés dans cet article dans leur sens mathématique plutôt que dans leur sens usuel de « compliqué », « désorganisé »et « non contigu ». Voir le glossaire ci-dessouspour des définitions précises :Chaos : comportement effectivement impré-visible survenant dans des systèmes déterministeset dynamiques, en raison de leur sensibilité aux conditions initiales.

NOTES

qu’il faut recourir à un commandement de mission, expliquer à ses subordonnés pourquoi telle tâche est nécessaire leur permettra d’être plus créatifs. Ils s’adapteront aux conditions duthéâtre des opérations, que l’état-major supérieur ne peut pasconnaître. Ils verront des possibilités inattendues et trouverontdes moyens d’adapter le plan, le cas échéant. L’intention explicitedevrait être suffisamment claire pour que les subordonnés puissent établir et modifier leurs priorités, décider quand saisirune occasion et quand la laisser passer57.

Certaines des mesures présentées ci-dessus, qui sont dues au fait que le commandant travaille dans un milieu complexe,auto-organisé et imprévisible, ont déjà été adoptées par les forces armées occidentales. La philosophie du commandementde mission, le processus de planification opérationnelle, l’explication des objectifs et des mesures, ainsi que la rédactionde comptes rendus après les opérations, qui est désormais trèsrépandue, montrent tous que nous nous rendons compte que nous vivons dans la complexité. Pourtant, il nous faut encoreintégrer à notre culture les commandants qui sont à l’aise avec le chaos et le concept de métacognition. Pour imposer ces tendances, nous pourrions présenter fréquemment aux parti-cipants, au moyen de simulations, des décisions qui ont été prises dans la réalité, au lieu de leur apprendre des méthodesformelles d’analyse. Ces mesures feront gagner beaucoup de temps dans le cycle décision-action. Nous centrer sur les personnes plutôt que sur la technologie pour relever les défis du chaos nous aidera aussi énormément à devenir une organi-sation qui ne cesse d’acquérir de nouvelles connaissances.

CONCLUSION

La guerre, c’est-à-dire le milieu dans lequel les com-mandants travaillent, est un système complexe où la

connaissance de la composante physique, c’est-à-dire la visibilité de l’espace de combat, n’est qu’une partie de la solu-tion. Les interactions, même déterministes, font des combats une entreprise fondamentalement incertaine. Étant donné noslimites cognitives, il n’est pas facile de prendre des décisionsdans le système complexe et dynamique typique de la guerre. Il nous faut des stratégies d’adaptation telles que l’identifi-cation des schémas et des modèles de prises de décisions pourcomprendre sa complexité. Les forces militaires occidentales ont déjà adopté certaines de ces stratégies et des concepts tels que la philosophie du commandement de mission. D’autres,comme les méthodes de prises de décisions naturalistes, n’ont pas encore été utilisées. Les sessions de perfectionnement professionnel de nos commandants devraient donner une placebeaucoup plus grande aux décisions prises en milieu complexe,par le biais de simulations ou d’autres méthodes.

La sélection et le développement sont deux approches complémentaires que nous pouvons adopter pour que nos commandants tirent parti du chaos au lieu de le combattre. Pource qui est de la sélection, nous dépensons déjà des ressourcesconsidérables dans certaines branches des forces armées pourtester les aptitudes cognitives et motrices des candidats. Testerleur aptitude à bien fonctionner en situation chaotique, ou à acquérir cette qualité, pourrait améliorer la sélection des candidats dans les services opérationnels susceptibles de fournir des commandants. Après avoir évalué la capacité des candidats à tolérer le chaos, il faudrait adapter le programme de perfectionnement professionnel pour qu’il puisse améliorercette aptitude. Ce programme devrait notamment donner uneplace importante à l’expérience, qui engendre l’expertise. Il serait très utile, par exemple, d’inclure des activités telles que déploiements opérationnels, exercices en campagneorchestrés ou simulations par ordinateur, et les faire suivre de comptes rendus. Dans le même ordre d’idées, l’importancequ’accordent actuellement nos collèges d’état-major à la planification bien conçue devrait être contrebalancée par desméthodes de prises de décisions naturalistes. Il ne suffit pas d’apprendre à faire des plans. Si nos établissements d’ensei-gnement veulent être dignes du nom qu’ils portent (collèges de « commandement » et d’état-major), ils devraient aussienseigner, en théorie et en pratique, à prendre des décisions rapides lors de l’application d’un plan.

La visibilité de l’espace de combat, même si elle est parfaite, présente un moment particulier dans le temps; ce n’est donc qu’une petite partie de la vue d’ensemble dont les commandants ont besoin pour prendre des décisions en temps de guerre. La quasi perfection de la VEC, qui donne une impression de clarté et de finalité, pourrait en outre les inciter à se concentrer sur la configuration spatiale de la situation plutôt que sur la configuration temporelle, plus difficileà saisir. Par conséquent, même avec une VEC parfaite, les commandants doivent prendre du recul, réfléchir et faire appel à leur intuition, à la simulation mentale et à d’autres moyens pour pouvoir bien juger la situation et prendre des décisionsfondées sur des variables bien plus subtiles que celles qu’affichel’écran d’un ordinateur.

La VEC quasi-parfaite est un outil précieux pour l’état-major, c’est-à-dire pour les personnes qui recueillent et gèrent les renseignements dans les quartiers généraux. Pour le commandant, cependant, elle ne réduira pas le chaos et elle n’aide guère à prendre des décisions.

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La Revue militaire canadienne présente ses meilleurs vœux aux membres de la Branche des ingénieurs militaires à l’occasion du 100e anniversaire de la fondation du

Corps des ingénieurs canadiens le 1er juillet 1903

100e ANNIVERSAIRE

(input), et que les résultats (output) du systèmecorrespondant à la somme de deux intrants (input)sont égaux à la somme des résultats (output) produits par les intrants (input) individuels. La non-linéarité se définit comme la négation de la linéarité. Ceci veut dire que le résultat f n’est peut-être pas proportionnel à l’intrant (input)x ou y.Auto-organisation et formation de schémas :systèmes dans lesquels apparaît une structure sans qu’il y ait eu de pression explicite et ou departicipation extérieure au système.Stochastique ou aléatoire : systèmes qui ont plus d’un conséquent pour chaque état choisiselon une distribution de probabilité (un coup de pile ou face parfait a deux conséquents et desprobabilités égales pour chaque état initial).

7. Site Web de l’université du Maryland <http://www-chaos.umd.edu/>

8. Robert Jarvis, « Complex systems: The Role of Interactions », dans Complexity, GlobalPolitics, and National Security, David S. Alberts and Thomas J. Czerwinski, éds., Washington, National Defense University,1997, p. 46-48.

9. Bien que nous reconnaissions que le com-portement chaotique n’est pas une propriété universelle de la complexité, pour les questionsque nous abordons dans cet article, c’est unprécurseur de la complexité. Par conséquent, pour alléger le texte, nous utiliserons dorénavantle terme « complexe » dans le sens de « chaotiqueet complexe ».

10. Pour une étude des aspects déterministes des éléments technologiques de la guerre, voir MartinVan Creveld, Technology and War: From 2000B.C. to the Present, New York, The Free Press,1991, p. 314-315.

11. Clausewitz, p. 138-139.12. Count Helmuth Karl Bernard von Moltke,

cité dans Peter G. Tsouras, Warrior’s Words a Quotation Book: From Sesostris III toSchwarzkopf 1871 BC to AD 1991, London, Armsand Armour Press,1992, p. 61. [TCO]

13. John F. Schmitt, « Command and (out of) Control:The Military Implication of Complexity Theory »,dans Complexity, Global Politics, and NationalSecurity, David S. Alberts and Thomas J.Czerwinski, éds., Washington, National DefenseUniversity, 1997, p. 232.

14. Van Creveld (1991), p. 314.15. Schmitt, p. 236-237.16. Clausewitz, p. 137.

39. Robert R. Maxfield, « Complexity andOrganization Management » dans Complexity,Global Politics, and National Security, David S. Alberts et Thomas J. Czerwinski, éds.,Washington, National Defense University, 1997,p. 183-184.

40. Dörner, p. 42.41. La classification des officiers selon leur

intelligence et leur assiduité est attribuée auGénéral Kurt von Hammerstein Equord, circa1933. Cité dans Tsouras, p. 297.

42. Terme inventé par Klein, voulant dire « réfléchir à ses réflexions » ou au cheminement de ses pensées.

43. Dörner, p. 143.44. Dörner, p. 193. [TCO]45. Clausewitz, p. 141. [TCO]46. Klein, p. 42.47. Dörner, p. 196. [TCO]48. Klein, p. 30. [TCO]49. Ibid., p. 42-43.50. Dörner, p. 195-199.51. Klein, p. 282. [TCO]52. Mark D. Mandeles, et al., Managing Command and

Control in the Persian Gulf War, Westport, CT,Praeger, 1996, p. 6. [TCO]

53. L’exemple typique est la première version du plan du Général Schwarzkopf pour mener une attaque terrestre dans le Golfe. NormanH.Schwarzkopf, It Doesn’t Take a Hero, NewYork, Bantam Books, 1992, p. 354 and 362.

54. Quelle que soit la précision avec laquelle on mesure la condition initiale dans un système complexe, les prévisions sur son étatultérieur s’avèrent totalement erronées après uncourt laps de temps. Habituellement, c’est seulement en augmentant la précision de lamesure qu’on peut augmenter la prévisibilité de façon logarithmique. Pour chaque augmen-tation par un facteur de 10, par exemple, on peut seulement prédire deux unités temporelles de plus. Voir la section des questions réponses du site Web de l’université du Colorado :<ht tp: / /amath.colorado.edu/facul ty / jdm/faq-[2].html>.

55. Dörner, p. 161. [TCO]56. Klein, p. 219. Pigeau et McCann appellent

ceci intention implicite. Voir Ross Pigeau et Carol McCann, Re-Defining Command and Control, Toronto Defence and Civil Instituteof Environmental Medicine, 1998, p. 5-6.

57. Klein, p. 223-225.

17. Dietrich Dörner, The Logic of Failure:Recognizing and Avoiding Error in ComplexSituations, New York, Metropolitan Books, 1996,p. 5-6.

18. Ibid., p. 190.19. Ibid., p. 107-152.20. Ibid., p. 30. [TCO]21. Ibid., p. 18. L’incertitude est définie comme

« un doute qui menace de bloquer l’action ». Gary Klein, Source of Power: How People MakeDecisions, Massachusetts, The MIT Press, 1999,p. 276-277.

22. Dörner, p. 87-88.23. Klein, p. 66.24. Dörner, p. 27.25. Ibid., p. 41.26. Dörner utilise le terme « intuition » pour

désigner la totalité des suppositions que fait unindividu, qu’il s’agisse de suppositions sur lesliens simples ou complexes, ou sur les influencesréciproques ou non réciproques entre des variables. Ibid., p.41. Voir aussi Klein, p. 31.

27. Ibid., p. 43-46.28. Comme il s’agit d’une citation, le terme

« complexité » n’est pas utilisé ici strictementdans son sens mathématique. Pour Dörner, il signifie « difficulté pour l’intelligence humaine de réagir à un certain degré de complexité ».

29. Dörner, p. 39. [TCO]30. Klein, p. 17.31. Ibid., p. 24-26, 35.32. Ibid., p. 52-53.33. Clausewitz, p. 118.34. Les exemples qui viennent immédiatement à

l’esprit sont : les Irakiens pendant la guerre duGolfe parce que l’expérience pertinente leur faisait défaut, les Canadiens à Dieppe parce qu’ils n’avaient pas d’informations et le fait que l’on n’ait pas su prévoir l’attaque sur le World Trade Center, ce qui est perçu comme une erreur de minimus.

35. « Failure to learn, failure to anticipate, and failureto adapt ». Voir Eliot A. Cohen et John Gooch,Military Misfortunes: The Anatomy of Failure inWar, New York, NY, The Free Press, 1990, p. 26.

36. Timothy L. Thomas, « Kosovo and the Current Myth of Information Superiority »,Parameters 30, No 1 (Printemps 2000), p. 14. [TCO]

37. Lloyd Lewis, Sherman: Fighting Prophet, New York, Harcourt Brace, 1932, p. 424. Cité à l’origine dans Cohen, p. 244. [TCO]

38. Sun Tzu, The Art of Warfare. Roger Ames trad.,Toronto, Random House of Canada Limited,1993, p. 120. [TCO]