la cité naturelle

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Paru dans Yolaine ESCANDE et Jean-Marie SCHAEFFER (dir.) L'esthétique : Europe, Chine et ailleurs. Paris, You-Feng, 2003, p. 71-84. La cité naturelle De l'ermitage paysager en Chine médiévale à l'e-urbanization post-fordienne par Augustin BERQUE EHESS/CNRS, Paris [email protected] Qui me donnera les ailes de la colombe, que je m'envole et me pose ? Voici, je m'enfuirais au loin, et demeurerais au désert. Psaumes, 55, 7-8. 1. Le retour à la Source aux Fleurs de Pêcher Le sinogramme jiao, qui signifie « banlieue » 1 , possède un intéressant pedigree. S'il recouvre aujourd'hui des phénomènes que l'on peut trouver sur les bords de la mer de Chine comme en Seine-Saint-Denis, telles les barres en séries industrielles, son acception première 2 semble avoir été celle d'un sacrifice en l'honneur du Ciel et de la Terre, que le Fils du Ciel accomplissait aux deux solstices hors les murs de la ville ; de là, sous les Zhou (XI e -III e siècle a.C.), ce lieu lui-même 3 . À l'époque des Printemps et Automnes (770-443 a.C.), Jiao, comme toponyme, était devenu en particulier le nom d'une capitale de principauté (yi), celle de Jin 4 ; mais au sens général, le terme désignait alors une zone périurbaine, dite « proche » (jinjiao) 1 La définition du Xinhua zidian (Pékin, Shangwu Yinshuguan, 1962) est la suivante : « hors les murs » (chengwai) ; et celle du Xiandai hanyu cidian (Pékin, Shangwu Yinshuguan, 1979): « district périurbain » (chengshi zhouwei de diqu). 2 Je m'appuie ici sur les dictionnaires de sinogrammes Dai Jigen (Tokyo, Kadokawa Shoten, 1992) et Kanjigen (Tokyo, Gakushû Kenkyûsha, 1994). 3 Le Grand Ricci (I, 713) précise : « Terrasses où l'on sacrifiait au Ciel (dans le faubourg sud, au solstice d'hiver) et à la Terre (dans le faubourg nord, au solstice d'été) ». 4 Jiao (aujourd'hui Yuncheng) se trouvait dans le sud-ouest de l'actuel Shanxi.

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De l'ermitage paysager en Chine médiévaleà l'e-urbanization post-fordienne. A. Berque Paru dans Yolaine ESCANDE et Jean-Marie SCHAEFFER (dir.) L'esthétique : Europe, Chine et ailleurs. Paris, You-Feng, 2003, p. 71-84.De

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Paru dans Yolaine ESCANDE et Jean-Marie SCHAEFFER (dir.) L'esthétique : Europe, Chine et ailleurs. Paris, You-Feng, 2003, p. 71-84.

La cité naturelleDe l'ermitage paysager en Chine médiévale

à l'e-urbanization post-fordiennepar Augustin BERQUEEHESS/CNRS, Paris

[email protected]

Qui me donnera les ailes de la colombe,que je m'envole et me pose ?Voici, je m'enfuirais au loin,

et demeurerais au désert.Psaumes, 55, 7-8.

1. Le retour à la Source aux Fleurs de PêcherLe sinogramme jiao, qui signifie « banlieue »1, possède un intéressant pedigree. S'il recouvre aujourd'hui des phénomènes que l'on peut trouver sur les bords de la mer de Chine comme en Seine-Saint-Denis, telles les barres en séries industrielles, son acception première2 semble avoir été celle d'un sacrifice en l'honneur du Ciel et de la Terre, que le Fils du Ciel accomplissait aux deux solstices hors les murs de la ville ; de là, sous les Zhou (XIe-IIIe siècle a.C.), ce lieu lui-même3. À l'époque des Printemps et Automnes (770-443 a.C.), Jiao, comme toponyme, était devenu en particulier le nom d'une capitale de principauté (yi), celle de Jin4 ; mais au sens général, le terme désignait alors une zone périurbaine, dite « proche » (jinjiao) en deçà de 50 li, et « lointaine » (yuanjiao) entre 50 et 100 li5. De là jiaowai, « à l'extérieur (wai) du jiao », qui est aujourd'hui plus employé que le seul jiao dans le même sens de « banlieue », mais s'appliquait à l'origine spécialement aux périphéries non bâties, au delà des faubourgs ; c'est-à-dire en pratique à la campagne (ye)6.

Voilà qui pouvait mener très loin de la ville, par le nombre de li mais aussi par la distance du cœur. Au cours de l'histoire, graduellement d'abord mais décisivement après la chute de l'empire Han et les guerres des Trois-Royaumes, au temps des Six-Dynasties (IVe-VIe siècles p.C.), choisir d'habiter à la campagne ou dans les montagnes, en fuyant la ville, 1 La définition du Xinhua zidian (Pékin, Shangwu Yinshuguan, 1962) est la suivante : « hors les murs » (chengwai) ; et celle du Xiandai hanyu cidian (Pékin, Shangwu Yinshuguan, 1979): « district périurbain » (chengshi zhouwei de diqu).2 Je m'appuie ici sur les dictionnaires de sinogrammes Dai Jigen (Tokyo, Kadokawa Shoten, 1992) et Kanjigen (Tokyo, Gakushû Kenkyûsha, 1994).3 Le Grand Ricci (I, 713) précise : « Terrasses où l'on sacrifiait au Ciel (dans le faubourg sud, au solstice d'hiver) et à la Terre (dans le faubourg nord, au solstice d'été) ».4 Jiao (aujourd'hui Yuncheng) se trouvait dans le sud-ouest de l'actuel Shanxi.5 Sous les Zhou, un li mesurait environ 450 m.6 Sous les Zhou, il s'agissait d'une zone située entre 200 et 300 li de la capitale.

est en effet devenu un courant majeur de la sensibilité des élites lettrées ; le plus représentatif même, si l'on se fie à la peinture et à la poésie paysagères.

Ce paradigme anti-urbain s'est définitivement établi avec l'œuvre de Tao Yuanming (365-427), le « poète des champs » (tianyuan shiren), lequel écrivit par exemple en l'an Yixi II (406), ayant alors renoncé à poursuivre une carrière à la ville :

Shao wu di su yun Enfant, je n'étais pas dans la note mondaineXing ben ai qiu shan Par nature, mes racines aimaient hauts et montsWu luo chen wang zhong Tombé par erreur au filet des poussièresYi qu shi san nian Du coup treize années je m'en suis alléJi niao lian jiu lin Bridé, l'oiseau languit des forêts d'autrefoisChi yu si gu yuan En mare, le poisson pense à l'abîme ancienKai huang nan ye ji Défrichant la broussaille au finage du sudShou zhuo gui yuan tian7 Gardant ma gaucherie, je m'en reviens aux champs

De nos jours, dans toute l'Asie orientale, Tao Yuanming est plus connu et plus aimé que ne le sont chez nous les représentants de la « pastorale » gréco-romaine, comme Horace ou Virgile. Sans doute, l'usage des sinogrammes rend-il présents les textes anciens tout autrement que ne le font nos traductions du grec et du latin ; mais ce n'est pas tout. Si le ruralisme de Tao Yuanming touche au cœur nos contemporains, c'est qu'il a su investir sa propre vie dans les images que gardent ses textes - avant tout, celle de l'ermitage : la « cabane tressée », jie lu (i.e. la petite maison loin de la vie mondaine). Il les imprègne ainsi d'une authenticité dont son comportement tout entier, mais également son style, furent l'exemple concret. Sa façon d'écrire est en effet loin des élégances de son contemporain Xie Lingyun, dont je parlerai plus loin : d'une apparente simplicité, elle exprime pour ainsi dire le naturel de la terre ; et cela d'autant plus que Tao Yuanming use volontiers à ce propos de termes signifiant l'authenticité. Ainsi zhen yi, cette « intention véritable » (d'inspiration taoïste) où s'identifient, dans l'exemple célèbre qui suit, le sens d'une scène, celui d'une vie, et celui de l'univers :

You ran jian Nan-shan Au loin longuement je vois le Mont du SudShan qi ri xi jia Il souffle un accord au soleil couchantFei niao xiang yu huan Des vols d'oiseaux ensemble s'en retournent Ci zhong you zhen yi8 En ceci est l'authenticité

7 Gui yuan tian ju (Retour à l'habitat champêtre), 1. Reproduit dans MATSUEDA Shigeo et WADA Takeshi, Tô Enmei zenshû (Œuvres complètes de Tao Yuanming), vol. I, Tokyo, Iwanami Bunko, 1990, p. 94-95.8 Extrait de Yinjiu (Boisson), V, dans Tô Enmei..., op. cit. p. 208-209.

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… laquelle authenticité conjoint plusieurs échelles de temps et d'espace : dans les oiseaux qui, vers la tombée du jour, s'en retournent au nid, dans le poète - sous-entendu par cette image - qui est revenu vers l'âge mûr à la campagne natale, et dans les brumes du soir, forme sensible du souffle cosmique (qi) de la montagne, qui garantit que tout cela est « bel et bon » (jia). Tao Yuanming parle aussi volontiers de ziran (le « de-soi-même-ainsi ») au double sens de la/ma nature :

Jiu zai fanlong li Longtemps resté en cageFu de fan ziran9 À nouveau j'ai pu retourner à la/ma nature

Il est ainsi bel et bon, il est cosmiquement justifié de quitter la ville pour la campagne. Dans la vision arcadienne de ce retour à la source10, nature des choses et nature de la personne humaine se rejoignent, à un niveau qui est celui des racines (ben, comme dit le premier poème). En comparaison, ville et mondanité (les « poussières », chen) sont non seulement superficielles, mais fausses. Elles ne relèvent ni du ziran, ni du zhen yi.

Or, si une telle façon de voir appartient à un courant déterminé de l'histoire de Chine, elle a beaucoup en commun avec l'idéologie dominante aujourd'hui en matière d'habitat aux Etats-Unis et, autour de là, dans tous les pays que ce phare de la civilisation contemporaine maintient dans son rayon. Elle y a même engendré ce qu'on appelle e-urbanization : l'idéologie concrète selon laquelle l'usage de l'internet va permettre un desserrement final de l'habitat, chacun pouvant désormais se libérer des contraintes urbaines. Plus que jamais interactif, mais en pleine nature !

Sans doute y a-t-il loin du jiao sacrificiel aux jeux de la téléprésence. Et pourtant, à plus de trois mille ans d'écart, c'est d'une même cosmicité que s'empreint le motif de la retraite aux champs. C'est en effet l'ordre naturel (kosmos) que l'on invoque dans les deux cas. Pour le premier, c'est l'évidence : devoir se rendre hors les murs, aux solstices, pour

9 Extrait de Gui yuan tian ju (Retour à l'habitat champêtre), I, dans Tô Enmei…, op. cit., p. 96. Tao Yuanming écrit « à nouveau » (fu) parce que ce n'est pas la première fois qu'il a décidé de retourner à la campagne ; mais celle-ci est la bonne.10 Tao Yuanming est également l'auteur d'une fable célèbre, Mémoire de la Source aux Fleurs de Pêcher (Taohuayuan-ji ), décrivant une contrée imaginaire dont les habitants vivent en dehors des troubles du monde. Le terme taoyuan (ou taoyuanxiang, en japonais tôgenkyô, « pays de la Source des Pêchers »), devenu nom commun, désigne aujourd'hui toute contrée amène, paisible et isolée. En effet, retourner à la Source aux Fleurs de Pêcher ne se fait pas qu'en Chine. Pour un exemple hexagonal et récent du même motif, on pourra lire Bernard FARINELLI, L'Homme et la campagne. Des retrouvailles naturelles, Paris, Sang de la terre, 2001. Ainsi, p. 106 : « [Le] paysage rural obéissait à un ordre naturel qui affleurait, et qui définissait une beauté en soi. (…) l'harmonie extérieure influait sur la psychologie des hommes. Ceux-ci n'étaient pas meilleurs qu'aujourd'hui, ils vivaient simplement dans le sens de la nature. » Mais tout n'est pas perdu : dans les années récentes, « Les exemples (…) de juste retour du besoin d'authentique et de naturel sont nombreux » (p. 9), et ce qui satisfait ce besoin, c'est « Le terroir, ou le choix de l'authentique et du vivant » (titre du chapitre 5). Car tel est notre ziran, à nous autres Français !

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célébrer le Ciel et la Terre, difficile de faire plus cosmique ! Et quant au second, l'on en jugera par cette anecdote :

J'ai pour la première fois rencontré le terme d'e-urbanization lors d'un colloque tenu à Philadelphie en octobre 200011, dans une communication du géographe Brian J.L. Berry intitulée « American exceptionalism12 and the emergence of e-urbanization ». Pour Berry, l'IT revolution va tout à fait dans le sens de l'American creed. Celui-ci se dessinait déjà dans les Letters from an American farmer d'Hector Saint-John de Crèvecoeur (1782), lesquelles posent comme proprement américain l'alliage des traits suivants : le goût de la nouveauté, le désir d'être au plus près de la nature (desire to be near to nature), le creuset d'où sort la nouvelle race (new breed) américaine, et le sens de la destinée (sense of destiny). Pour Berry, la dispersion de l'habitat qu'entraînait virtuellement ce paradigme a été bridée pendant l'ère de l'industrie lourde, qui obligeait à la concentration ; mais l'automobile a commencé à dissoudre les centres urbains dans la « métropolitanisation ». Celle-ci, desserrant l'habitat, développe des formes d'interaction liées à la personne individuelle mais de plus en plus stéréotypées13, facilitant ainsi les relations à distance que de son côté entraîne la consommation d'espace liée à l'usage massif de l'automobile. Or le cyberespace, avec l'e-urbanization qui le concrétise, décuple cette tendance. Il est ainsi dans la logique même du paradigme énoncé par Saint-John de Crèvecoeur : il réalise l'essence de l'américanité par l'abolition de la ville.

Discutant cette thèse avec Berry et lui exposant que ce paradigme était, en Europe, contré dans un certaine mesure par l'idéal concret de la cité, je lui demandai quel idéal pouvait y correspondre aux États-Unis, et donc y appeler à l'e-urbanization. Après un instant de réflexion (nous étions au petit-déjeuner), Berry me répondit : « Nature ». Et c'est bien ce que je voulais lui entendre dire. Cela lui venait du cœur.

2. « Moment structurel de l'existence humaine » et cosmicitéQu'est-ce donc qu'un idéal concret ? Une instance de jugement qui s'exprime non seulement par des concepts et des valeurs morales, mais par des comportements et par des aménagements matériels à la surface de la Terre. Une construction mentale qui est aussi une construction sociale et une construction physique. Cela, dans des proportions variables entre les trois termes, sans toutefois que jamais l'un puisse exister sans les deux autres14.

11Structure and meaning in human settlements, colloque organisé les 19-21 octobre 2000 par le département d'architecture de l'Université de Pennsylvanie ; actes sous presse. 12 Expression lancée par le livre de Seymour Martin LIPSET, American exceptionalism : a double-edged sword, New York, W. W. Norton, 1996. Pour cet auteur, les principes fondateurs de la nation américaine sont la liberté, l'individualisme, le populisme et le laisser-faire ; ce qui favorise la responsabilité personnelle, l'initiative indépendante, le volontarisme ; mais a pour contrepartie l'atomisme, les comportements « perso » (self-serving behavior) et le dédain du bien commun. L'un dans l'autre, cela fait des États-Unis - là gît « l'exception américaine » -, de toutes les nations la plus anti-étatique, la plus légaliste et la plus orientée par les droits (rights-oriented). 13 Berry reprend ici des thèses de Janet ABU-LUGHOD, The City is dead, long live the city !, Berkeley, University of California CPDR Monographs 12, 1968.

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Les idéaux concrets font la médiance des milieux humains ; c'est-à-dire le sens de la relation éco-techno-symbolique des sociétés humaines à l'étendue terrestre. Ils font, autrement dit, le sens de l'écoumène, qui est l'habiter humain sur la Terre15. Ils s'élaborent, au cours de l'histoire, en motifs, ou géogrammes16 - au premier rang desquels les modalités de l'oikos : villes, villages, maisons - qui sont à la fois des configurations matérielles et d'inconscientes raisons d'agir, inscrites en habitus dans notre chair. De ce fait, le lien entre les trois volets mental, social et physique de l'écoumène n'est pas toujours perçu, ni même conçu ; mais il est nécessairement vécu puisqu'il relève de ce « moment structurel de l'existence humaine » qu'est la médiance17. Bien ou mal vécu, c'est la grande affaire : celle de la cosmicité, ou du manque de cosmicité, de nos façons de vivre.

Cosmicité, qu'est-ce-à dire ? Justement, qu'il puisse y avoir un lien perceptible et concevable entre les divers aspects du monde, entre nature humaine et nature des choses, entre notre corps animal et notre corps médial18 ; et que l'on puisse vivre ce lien comme « bel et bon » : kalos kagathos, ou même, comme Platon l'écrit du kosmos dans la dernière phrase du Timée, « très grand, très bon, très beau et très achevé » (megistos kai aristos kallistos te kai teleôtatos). C'est cela qui s'exprime dans la scène vespérale évoquée plus haut par les vers de Tao Yuanming : il y a « là-dedans » (ci zhong) un accord naturel - cosmique - entre la relation du ciel et de la terre (le coucher du soleil), les comportements de la vie (le retour des oiseaux), et le choix moral du poète (revenir à la campagne).

Serait-ce donc une même cosmicité que l'on retrouve dans l'idéal concret de l'e-urbanization, cette urbanité sans villes qui se veut cité naturelle, et qui semble devenir, à partir du foyer nord-américain, le paradigme émergent de notre écoumène ? Voilà notre question, à l'orée de ce troisième millénaire.

14 Je me situe ici dans le sillage des triplicités (mental/social/physique) mises en lumière par Henri LEFEBVRE, La Production de l'espace, Paris, Anthropos, 1974.15 Rappelons qu'écoumène - du grec oikoumenê (gê), « terre habitée » - vient du participe passé d'oikein, habiter (ce verbe est issu du radical indo-européen weik, signifiant « habitat », d'où descendent entre autres ville, village, villégiature. C'est le même radical que l'on retrouve dans l'éco- d'écologie et d'économie). Le terme « médiance » (du latin medietas : moitié) désigne la structure ontologique de l'existence humaine, qui est produite par le couplage d'un corps animal (physiologique) et d'un corps médial (éco-techno-symbolique). Ce concept se situe à la croisée de l'Ausser-sich-sein (être-au-dehors-de-soi) heideggérien (cf. Sein und Zeit, 1927) et du couple corps animal/corps social selon Leroi-Gourhan (cf. Le Geste et la parole, 1964) ; mais je l'ai initialement forgé pour traduire le concept de fûdosei du philosophe japonais Watsuji Tetsurô (1889-1960), que celui-ci a défini comme « le moment structurel de l'existence humaine » (ningen sonzai no kôzô keiki). Cf. WATSUJI Tetsurô, Fûdo. Ningengakuteki kôsatsu (Milieux. Étude humanologique), Tokyo, Iwanami Bunko, 1979 (1935), p. 3. Pour plus d'éclaircissements sur ce problème onto-géographique, cf. Augustin BERQUE, Écoumène. Introduction à l'étude des milieux humains, Paris, Belin, 2000.16 Cf. Augustin BERQUE, Géogrammes. Pour une ontologie des faits géographiques, L'Espace géographique, XXVIII, 4, 1999, 320-326.17 V. plus haut, note 15.18 V. plus haut, note 15.

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3. Modalités de l'érémitismeRappelons que la cité (polis, civitas), c'est davantage que la ville (astu, urbs) qui en constitue le noyau ; car cela comprend les campagnes environnantes (chôra, rus), jusqu'aux confins montagneux et boisés (eschatiai, fines) au-delà desquels commence le territoire d'une autre cité. Certes, « cité », de nos jours, est devenu à peu près synonyme de « ville », particulièrement en Amérique du Nord. Il n'empêche que ce géogramme ancien perdure à travers d'autres mots, tel celui de « communauté », ainsi que dans des structures administratives très actuelles. Il n'est pas jusqu'à la Chine contemporaine où l'on n'institue en « cités » (shi) des entités territoriales qui, pour être métropolitaines, n'en comprennent pas moins surtout des campagnes19. Et en France, c'est par « ville émergente20 » que l'on désigne communément un phénomène, connu aux Etats-Unis sous le nom d'edge city, qui tend à dissoudre le couple contrastif de la ville et de la campagne dans une « rurbanisation »21 mal différenciée. Je parle quant à moi de « ville-campagne », l'urbain étant là vécu sous les espèces de la ruralité.

L'on n'en était certes pas là du temps de Tao Yuanming. Pourtant, sa retraite aux champs - son anachorèse - préfigurait par quelques traits décisifs notre ville-campagne ; lesquels traits la distinguent radicalement de celle des anachorètes en Thébaïde, ses contemporains. Ceux-ci en effet, dans le désert (erêmos), entendaient pratiquer un érémitisme référant à un absolu extramondain, et pour cela mortifiaient la chair qui les rattachait encore à la nature et aux plaisirs du monde. Ainsi, l'anachorèse des Pères du désert, comme saint Antoine, répudiait leur corps médial comme l'ascèse leur corps animal. En quittant l'écoumène pour l'érème, « ivres de Dieu » comme l'a écrit Jacques Lacarrière22, c'est de la médiance même de l'existence humaine qu'ils entendaient s'abstraire :

La séparation du monde, c'est la haine volontaire de la matière et la négation de la nature, par désir d'atteindre ce qui est surnaturel23.

Or, ce qu'en cela préfigure le désert de saint Antoine, à l'échelle individuelle et dans les effets de la foi, c'est ce qu'à l'échelle du monde et dans les effets de la technique aura finalement produit la modernité : la négation de notre médiance. Dans l'un et l'autre cas, il va de soi qu'une

19 On accole au toponyme des métropoles le suffixe shi (marché) pour désigner de tels territoires, qui peuvent couvrir des milliers de kilomètres carrés ; p. ex. 17 800 km2 pour Pékin (Beijing-shi), soit plus de la moitié de la Belgique. Le suffixe cheng indique quant à lui la ville elle-même, qui traditionnellement était close de murailles (cheng) ; et la notion de ville est rendue par chengshi (muraille-marché).20 Cf. Geneviève DUBOIS-TAINE et Yves CHALAS (dir.) La Ville émergente, La Tour d'Aigues, Éditions de l'Aube, 1997.21 Gérard BAUER et Jean-Michel ROUX, La Rurbanisation, ou la ville éparpillée, Paris, Seuil, 1976.22 Jacques LACARRIÈRE, Les Hommes ivres de Dieu, Paris, Fayard, 1975.23 Cette sentence de Climaque est citée par Pierre MIQUEL, osb., dans Lexique du désert. Étude de quelques mots-clés du vocabulaire monastique grec ancien, Bégrolles-en-Mauges, Abbaye de Bellefontaine, Spiritualité orientale, XLIV, 1986, article Anachôrêsis, p. 71.

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telle négation n'est que virtuelle, le moment structurel de l'existence humaine ne pouvant être aboli que par la mort. Cela n'infirme pas son principe, qui est de substituer à la médiance un absolu. Cette intention ne date pas que du christianisme ; elle s'annonçait déjà dans la métaphysique platonicienne, que symbolise le mythe de la Caverne. Elle équivaudrait, dans les termes onto-cosmologiques du Timée, à abstraire l'être relatif de sa chôra (le monde sensible) pour le fondre dans l'être absolu24. C'est cela que, mutatis mutandis, met en pratique l'anachorèse de saint Antoine. Or plus tard, c'est cela même que Descartes posera comme la condition de la « science pure » : « dissoudre le sentiment25 » - comme il l'écrit dans les Principes de la philosophie - pour atteindre à ce qu'on appelle aujourd'hui l'objectivité, cela n'est autre en effet qu'une telle anachorèse. Et c'est cela qui a fondé la possibilité des systèmes techniques de la modernité. Cela qui fait le lien entre le désert de saint Antoine et le ravage de l'écoumène par la civilisation moderne.

Bien au contraire, l'anachorèse de Tao Yuanming est un retour aux racines de la condition humaine, dans la concrétude nourricière de la chôra26. Loin de s'en abstraire, il va travailler la terre de ses mains, pour jouir de ses fruits. Loin de chercher la solitude, il retrouve les joies de la vie en famille et celle de boire entre amis (justement, le titre de l'un des poèmes évoqués plus haut est Yinjiu, « Boisson »). Loin de mortifier la chair, il n'a nullement l'ambition de l'ascète qui par là, quittant l'écoumène pour l'érème de la montagne boisée (shan), vise l'immortalité du xianren. Sa retraite à lui, si elle participe du courant érémitique (yindun), reste délibérément dans le milieu humain (renjing) : ce qu'il rejette, c'est l'état de fonctionnaire, dont l'emblème est la ville, mais cela pour retrouver l'authenticité de la campagne, non point pour s'abîmer dans un désert à couleur surhumaine (xianjing)27, moins encore dans l'absolu28.

24 La chôra est en effet la condition sans laquelle l'être relatif (genesis) ne pourrait pas se distinguer de l'être absolu (idea ou eidos) dont, selon Platon, il n'est que la copie. Sur ce rôle pour ainsi dire ontogénique de la chôra, cf. Alain BOUTOT, Heidegger et Platon. Le problème du nihilisme, Paris, PUF, 1987 ; et pour l'interprétation de la chôra comme monde sensible, cf. Luc BRISSON, Le Même et l'autre dans la structure ontologique du Timée de Platon, Sankt Augustin, Akademia Verlag, 1994. Je penche pour ma part pour une traduction de chôra par « milieu » - il va sans dire milieu humain, i.e. éco-techno-symbolique -, ou plus spécialement par « corps médial ». Au delà du topos de son corps animal, l'humain n'existe que dans et de par la chôra qui est son corps médial. À ce sujet, cf. Écoumène, op. cit.25 C'est-à-dire la faculté de sentir (aisthêsis), que nous appelons aujourd'hui les sens ou la sensibilité.26 La chôra n'est pas seulement nourricière en tant que campagne pourvoyeuse de céréales, c'est-à-dire physiologiquement ; elle l'est aussi ontologiquement. C'est pourquoi le Timée la compare à une nourrice (tithênê, 52 d 4).27 Incarné par la montagne (shan), le xianjing est le domaine des Immortels (xian), comme le renjing celui des humains (ren). 28 Il n'y a là en effet nulle transcendance : tout ren, par une ascèse adéquate, peut devenir xian. Sur la place de Tao Yuanming dans le courant érémitique chinois, cf. OBI Kôichi, Chûgoku no inton shisô. Tô Enmei no kokoro no kiseki (La pensée érémitique chinoise. Sur les traces de la sensibilité de Tao Yuanming), Tokyo, Chûô Kôronsha, 1988 ; KAGURAOKA Masatoshi, Chûgoku ni okeru in'itsu shisô no kenkyû (Recherches sur la pensée érémitique en Chine), Tokyo, Perikansha, 1993 ; WADA Takeshi, Tô Enmei denron. Den'en shijin no yûutsu (La légende de Tao Yuanming. La mélancolie du poète

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Ce sont là des traits qui apparentent évidemment cette retraite à la rusticatio romaine - du moins la rusticité casanière des généraux-laboureurs des IVe-IIIe siècles, plutôt que l'elegantia des « loisirs grecs » au temps d'un Cicéron29. Tao Yuanming, certes, partage avec l'otium aristocratique un idéal lettré. Ses poèmes, il les écrit pour un public urbain (c'est-à-dire de fonctionnaires en poste), celui dont relèvent aussi les amis qui viennent le voir. Bien qu'il travaille avec les paysans et qu'il aime parler avec eux, c'est d'une autre culture qu'il relève. En effet, dans le monde de Tao Yuanming, ville et campagne se supposent l'une l'autre, la seconde étant pour partie une représentation construite par la première - déjà en quelque point ce que nos sociologues appelleront plus tard une « campagne inventée »30. C'est néanmoins chez un autre poète que nous en chercherons plutôt l'exemple : Xie Lingyun (385-433) ; car cet aristocrate est non seulement connu comme le premier « poète paysager » (shanshui shiren), c'est-à-dire le premier qui ait délibérément parlé de la nature sous l'angle esthétique du paysage31, mais il fut surtout celui qui prit conscience du type de relation que cela implique.

Aristocrate, Xie Lingyun l'était au plus haut degré. Les Xie possédaient d'immenses domaines dans la région de l'actuel Shaoxing (dans le Zhejiang), autour de Shining (Shangyu aujourd'hui). Une carrière politique ratée le laissa trouver des consolations dans la beauté de la nature ; celle avant tout des monts Guiji, où il aimait excursionner. La nature en effet, il la goûtait d'abord par l'expérience physique. C'était un grimpeur passionné :

Recherchant les monts, il escaladait les crêtes, poussé jusqu'aux recès escarpés. Des pics dressés par milliers, il n'exceptait pas un seul32.

Ne nous y trompons pas, toutefois. S'il a laissé l'image de ses galoches (muli) de montagnard, il n'avait rien du routard. Ce grand personnage randonnait avec une suite pouvant atteindre plusieurs centaines de personnes ; à ce point qu'un jour il provoqua un tumulte, le gouverneur local ayant cru à l'invasion d'une armée descendue de la montagne… Et s'il aimait la nature, c'était bien sous l'espèce du paysage (shanshui), c'est-à-dire par goût (shangxin). Il disait lui même que c'était par « disposition naturelle » (xingfen)33, mais cela sachant qu'une telle disposition n'est donnée qu'aux happy few :

champêtre), Tokyo, Asahi Shinbunsha, 2000.29 Sur ce thème, cf. Jean-Marie ANDRÉ, La Villégiature romaine, Paris, PUF, 1993.30 Jean VIARD et Michel MARIÉ, La Campagne inventée, Arles, Actes Sud, 1977.31 Sur ce phénomène, qui en Occident attendra la Renaissance pour trouver ses mots, cf. Donald HOLZMAN, Landscape appreciation in ancient and early medieval China : the birth of landscape poetry, Hsin-chu, National Tsing Hua University, 1996. Sur Xie Lingyun en particulier, OBI Kôichi, Sha Reiun, kodoku no den'en shijin (Xie Lingyun, le poète solitaire du paysage), Tokyo, Kyûko Shoin, 1983. 32 Selon l'Histoire de Xie Lingyun (Xie Lingyun zhuan) du Livre des Song, cité par Obi, op. cit. p. 253.33 Cité par Obi, op. cit. p. 254.

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Wo zhi shei yu liang Mon aspiration, qui avec moi l'éclaireraShangxin wei liang zhi34 Le goût seul bien le saura

… goût sans lequel la nature ne saurait d'elle-même être belle :

Qing yong shang wei mei Le sentiment, par le goût, fait la beautéShi mei jing shei bian Chose obscure à qui veut la direGuan ci yi wu lü Oubliant à sa vue les soucis mondainsYi wu de suo qian35 L'ayant saisie, on peut s'y livrer

ce qui est placer la personne de goût au foyer de la relation paysagère, et pressentir que les qualités que nous attribuons à « la nature » (à commencer par ce mot lui-même) sont un prédicat humain.

4. L'anachorèse en 4x4Qu'avons-nous donc de commun avec un Tao Yuanming ou un Xie Lingyun, et qu'en revanche nous ne partagerions pas avec un saint Antoine ? Le fait qu'à l'issue de la modernité, nous tendons à rejeter la ville autant par besoin d'authenticité que par goût du paysage36, où nous voyons « la nature ».

L'histoire de cette motivation anti-urbaine est longue, et elle comporte encore bien des obscurités. Contentons-nous, sur le mode hypothétique37, de lui attribuer trois sources. La première, il va sans dire, est la pastorale gréco-romaine. Qualifions-la de « classique »38. La plus récente nous est venue au XXe siècle des États-Unis, où elle s'est configurée au XIXe siècle39. Qualifions-la d'« américaine ». Elle a acquis toute sa puissance lorsque, aux temps fordiens, s'y est combiné le système automobile40. La troisième source est celle qui nous occupe ici. 34 Promenade au pavillon du sud, cité par Obi, op. cit. p. 254.35 Par crêtes et gorges au long du torrent de Jinzhu, cité par Obi, op. cit. p. 179.36 Comme le prouve l'analyse sociologique de Bertrand HERVIEU et Jean VIARD, Au Bonheur des campagnes, La Tour d'Aigues, L'Aube, 2001 (1996), qui écrivent p. I : « (…) à la campagne, la liberté et la beauté. Cette campagne qui attire est une campagne inventée, une campagne du spectacle et du paysage (…) ». 37 Cette hypothèse est développée dans mes deux articles On the Chinese origins of Cyborg's hermitage in the absolute market, et Research on the history of disurbanity : hypotheses and first data, p. 26-32 et 33-41 dans Gijs WALLIS DE VRIES et Wim NIJENHUIS (dir.) The Global City and the Territory, Eindhoven, Eindhoven University of Technology, 2001. 38 Cf. Jean-Marie ANDRÉ, La Villégiature…, op. cit. Sur la réactivation de ce motif à partir de la Renaissance, Michel CONAN, Les Paysages de la pastorale, Revue des deux mondes, mars 2002, 33-41.39 Sur ce processus, cf. Cynthia GHORRA-GOBIN, La Ville américaine, Paris, Nathan, 1998.40 Sur ce système, cf. Gabriel DUPUY, La Dépendance automobile. Symptômes, analyses, diagnostic, traitement, Paris, Economica, 1999. Sur le lien entre ce système et l'étalement urbain, outre La Ville émergente, op. cit., cf. Antoine PICON, La Ville territoire des Cyborgs, Besançon, Les Éditions de l'Imprimeur, 1998. Le premier à prendre conscience que ce phénomène transformait radicalement la nature du rapport ville/territoire fut Melvin WEBBER, L'Urbain sans lieu ni bornes, La Tour d'Aigues, Les Éditions de l'Aube, 1996 (The urban place and the non-place urban realm, 1964).

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Qualifions-la de « chinoise », bien que, depuis le japonisme et plus encore dans le troisième tiers du XXe siècle, elle ait surtout fonctionné comme un paradigme japonais, dans notre esthétique en général mais plus particulièrement dans la pensée architecturale41 ; car ce paradigme lui-même a pris source en Chine. L'esthétique du chashitsu (le pavillon de thé avec jardin attenant), par exemple, cette merveille nippone s'il en fut, est sous-tendue par un modèle poétique - incarné en particulier dans l'œuvre de Bai Letian (ou Bo Juyi, 772-846) - qui a pénétré au Japon à l'époque Heian (VIIIe-XIIe siècles). Bien que le mythe ambiant voie l'origine de sa chaumière (sôan) dans l'habitat de la paysannerie indigène, cette origine est en fait purement urbaine, littéraire, élitaire ; et en un mot, chinoise42. Tel le pavillon de thé de la Villa Katsura, qu'idéalisa Bruno Taut : s'il s'appelle Shôkin-tei (Pavillon du Pin et de la Cithare), c'est parce que le pin et la cithare étaient l'attribut obligé des poètes anachorètes sous les Six-Dynasties - plus que tout autre Tao Yuanming, en son ermitage… Et bien que le genre sukiya, qui a profondément marqué l'architecture nippone43, cache ses origines sous d'obscurs ateji (sinogrammes sans rapport étymologique avec le mot), il exprime en fait un « penchant » ou un « goût » (suki) dont l'aïeul semble bien être le shangxin de Xie Lingyun.

Dans la triple ascendance de la ville-campagne, bien des choses restent à préciser ; mais la question pour nous la plus décisive est de savoir comment se sont combinées, dans l'Europe des Lumières, la source chinoise et la source classique. Je suivrai l'hypothèse de Gijs Wallis de Vries, qui rapproche à cet égard Piranèse et Chambers44. Le second introduisit, à partir de l'exemple chinois, un goût nouveau dans le rapport entre l'architecture et l'art des jardins. Son livre A Dissertation on oriental gardening (1772) exerça une énorme influence dans toute l'Europe - mais plutôt moins en Angleterre, du reste, car on lui en voulait de reprocher aux jardins à l'anglaise d'être trop artless, c'est-à-dire platement naturalistes. En revanche, il reprochait aux jardins à la française d'être trop artful, architecturés comme des villes. C'est ce point en particulier qui nous concerne, et dans lequel on gagne à rapprocher le propos de Chambers et celui de Piranèse. Tous deux marquent en effet la fin de l'urbanité classique en architecture ; ce que proclame le principe énoncé dans le Campo Marzio (1764), « tumulte dans l'ensemble, ordre dans le détail »45. Là, chacun se donnant son propre horizon intérieur, les bâtiments s'individualisent, la structure d'ensemble disparaît, la ville se

41 Cf. Augustin BERQUE, Vivre l'espace au Japon, Paris, PUF, 1982 ; Le Sauvage et l'artifice. Les Japonais devant la nature, Paris, Gallimard, 1997 (1986) ; Du Geste à la cité. Formes urbaines et lien social au Japon, Paris, Gallimard, 1993 ; ainsi que Id. (dir.) Urbanité française, urbanité nippone, I : La Qualité de la ville, Tokyo, Maison franco-japonaise, 1987 ; II : La Maîtrise de la ville, Paris, Éditions de l'EHESS, 1994.42 Cf. MIYAKAMI Shigetaka, Chanoyu no eikyô (L'influence de l'art du thé), p. 110-112 dans Sumai no bunka-shi (Histoire culturelle de l'habitation), Tokyo, Misawa Hômu Sôgô Kenkyûjo, 1983.43 Cf. NAKAGAWA Takeshi (dir.) Sukiya no mori. Wafû kûkan no mikata, kangaekata (La forêt du sukiya. Comment voir et penser l'espace à la japonaise), Tokyo, Maruzen, 1995.44 Dans son article The Chinese connection : Piranesi and Chambers, p. 14-24 dans The Global city…, op. cit.45 Cité par Wallis de Vries, art. cit., p. 17.

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disperse dans la nature. Comme l'écrit Wallis de Vries, c'est « the defeat of architecture in face of the metropolis »46 ; et de comparer le Champ de Mars au Randstadt.

Cette dilution de l'urbanité dans « la nature », c'est ce que deux siècles d'industrialisation et d'urbanisme moderne - qui n'évoquera l'utopie de Broadacre, de Frank Lloyd Wright47 ? - ont fini par imposer avec le système automobile et sa ville-campagne. Or ce système anti-urbain est dévorateur d'espace, d'énergie, d'écosystèmes, de vies humaines48, voire déstabilisateur de l'atmosphère par ses émissions de gaz à effet de serre49. À l'évidence, il détruit ainsi son objet même : la nature, au nom de « la nature ».

La cité naturelle, comme tant d'utopies dans l'histoire, ferait-elle donc plus de mal qu'elle ne promet de bien ? La question, pour le moins, vaut d'être posée. Toutefois, l'on ne saurait la borner aux contradictions du système actuel50. Il faut l'envisager, d'une part, dans toute sa profondeur historique - c'est ce à quoi veut contribuer le présent article -, et d'autre part dans l'ontologie qu'elle concrétise. Le système automobile, comme tout système technique, matérialise la nature humaine, qui est de combiner un corps médial à un corps animal51. En ce sens, il n'est en soi ni bon ni mauvais ; tout dépend des modalités de son fonctionnement. Il pourrait donc aider à réaliser l'idéal concret de la cité naturelle sur un mode plus authentique, c'est-à-dire où « la nature » serait moins adverse à la nature. Il ne tient qu'à nous d'aller dans ce sens. Mais pour ce faire, commençons par ouvrir les yeux sur l'état de notre ville-campagne, y compter nos morts et ceux des autres (par là j'entends les bêtes, les plantes, les écosystèmes), et songer qu'en matière de retour à la nature, il pourrait être plus naturel d'aller à pied que dans une machine, fût-ce le plus rustique des 4x452. Tel qu'il fonctionne actuellement, notre corps

46 Art. cit., p. 18. Entendre ici metropolis au sens de la « métropolitanisation » à l'américaine, c'est-à-dire la ville-campagne.47 Rappelons que Wright a séjourné au Japon, dont l'architecture (en particulier le goût sukiya) l'a inspiré, avec l'idée de plan libre, l'utilisation de matériaux bruts, la fusion dans le paysage, etc. ; tandis que l'utopie de Broadacre fut d'abord présentée dans un livre dont le titre se passe de commentaires : The Disappearing city (1932).48 Environ un million de morts par an sur les routes de la planète, sans compter les mutilés et les orphelins, et pour ne rien dire des guerres et du terrorisme que nourrit la géostratégie du pétrole. À ce sujet, cf. mes articles Sous l'agreste paysage, nos morts, Revue des deux mondes, mars 2002, 96-102, et Pekin ni te, sono yokujitsu (À Pékin le lendemain [du 11 septembre]), p. 146-149 dans NAKAYAMA Gen (dir.), Hatsugen. Bei dôji tahatsu tero to 23 nin no shisôka tachi (Déclarations. 23 penseurs devant l'attaque terroriste de l'Amérique), Tokyo, Asahi Shuppansha, 2002.49 À ce sujet, pour les Etats-Unis, cf. Jane HOLZ KAY, Asphalt nation : how the automobile took over America and how we can take it back, Berkeley/Los Angeles/Londres, University of California Press, 1997.50 L'une des moindres n'étant pas que, dans le même temps qu'elle s'est éprise de ruralité, la société contemporaine fétichise les centres urbains à l'ancienne. Le développement des résidences secondaires fait qu'il s'agit largement des mêmes couches sociales, où la coexistence contradictoire de ces deux motivations se résout par la navette entre l'une à l'autre, et profite ainsi directement au système automobile (v. plus bas, note 52).51 V. plus haut, note 15.52 La catégorie de véhicules dont les ventes se développent le plus rapidement dans les pays riches est le SUV (Sport & Utility Vehicle), c'est-à-dire le 4x4 de loisir (type Range

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médial tend à n'être plus que ce que Hegel appela « la vie mouvante en elle-même de ce qui est mort »53, c'est-à-dire une mécanique de marché qui s'autonomise de notre vie même, et la dévore. Pourtant, il n'est pas dit qu'un jour ne revienne la cosmicité que nous avons perdue. Voilà du moins ce que Bashô, allé à pied au fond de la campagne, laissa entendre en écrivant pour ses disciples : « Sors de la sauvagerie, écarte-toi de la bête, et suis la nature, retourne à la nature ! »54 ; par quoi il signifiait que pour atteindre au naturel, il faut beaucoup travailler sur soi-même. Et cela, les machines, sauf à usurper notre propre nature, ne le feront sans doute jamais à notre place.

Maurepas, 13 mars 2002.

Rover, Toyota Land Cruiser, etc.). L'usage de cette machine, emblème de « la nature », est intimement lié à la ville-campagne. On notera que le nombre de chevaux (entre 200 et 400) qu'elle met sous le pied d'une seule personne dépasse l'escorte d'un Xie Lingyun.53 « Sich in sich bewegendes Leben des Todten », Jenenser Realphilosophie, fragment 22 (merci à Michel Tibon-Cornillot pour cette référence).54 « Iteki wo ide, chôjû wo hanarete, zôka ni shitagai, zôka ni kaere », dernières lignes de l'introduction de Notes de ma case à dos (Oi no kobumi, 1688). Dans sa case à dos, le lettré en voyage range son nécessaire de campagne : pinceau, bâton à encre, etc.

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