(la belle et la bête) chapitre 1704 - le proscenium

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(La Belle et la Bête) Chapitre 1704 Gérald GRUHN

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Page 1: (La Belle et la Bête) Chapitre 1704 - Le Proscenium

(La Belle et la Bête)

Chapitre 1704 Gérald GRUHN

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Avant propos Avec ce texte, j’ai choisi d’embrasser le destin anonyme de ceux dont l’histoire s’est effacée devant l’Histoire, dont on a pris la chair ou les cendres, pour fabriquer le terreau sur lequel nous faisons germer les graines de nos arbres généalogiques. Je ne suis pas toujours fier de mes frères, les êtres humains… et je souhaite que les parents de nos enfants cessent enfin de jeter des ordures non dégradables dans le compost de l’Humanité… Aussi, je dédie ce cri dérisoire à toutes les victimes de la barbarie idéologique, religieuse, institutionnelle ou simplement gratuite.

Gérald Gruhn

Ce texte a été finaliste du Concours d’Écriture Théâtrale de Guérande 2006, jury sous la présidence de Serge Valletti.

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La jeune fille, Le colporteur-libraire,

La mère, juste l’ombre d’un personnage.

Décor unique, l’intérieur d’un refuge de montagne,

probablement en 1704, pendant la guerre des Camisards.

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Préambule

La jeune fille s’adresse à sa mère, une forme sous une couverture.

LA JEUNE FILLE

Ne vous inquiétez pas. Ce n’est que le vent qui siffle dans le toit. Nous sommes à l’abri des loups ici. (Un temps.) La lanterne va bientôt s’éteindre. Trop de temps que nous nous cachons. Trop de temps. Trop de misère, trop de solitude. L’angoisse de rencontrer les soldats. Ils déchirent le ventre des femmes et tuent les vieillards. Je me sens devenir folle. Et cet hiver qui est si long, si glacial ! Je n’en peux plus ! J’ai besoin d’air ! Tous les jours, je m’invente de nouvelles raisons d’avoir envie de pleurer. Je meurs de froid à petit feu et mon sang bouillonne. Il y a en moi un printemps qui n’en peut plus d’attendre le printemps. Des champs entiers de fleurs en bourgeon prêtes à exploser. Mais il faut que la neige fonde… Non Mère, ce n’est pas indécent. C’est de mon âge. Dans le désespoir où je suis, si le diable me souriait, je serais capable de le trouver beau. Je blasphème, car nous sommes trop près de l’endroit où l’enfer déborde. Pourquoi l’imaginer en flammes ? Qu’en savez-vous après tout ? Ne serait-il pas plutôt ce désert glacé qui brûle les doigts ? Ou cette longue nuit, peuplée d’ombres et de fantômes. (Soudain…) Vous avez entendu ?

Elle souffle sa lanterne.

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Première entrée

Le colporteur entre dans le noir.

LE COLPORTEUR

Il y a quelqu’un ?

On l’entend qui enlève son barda. Il allume sa lanterne. Son front est blessé, il saigne. La jeune fille le menace d’un fusil.

LE COLPORTEUR

Étrange accueil pour un voyageur. L’hospitalité se perd.

LA JEUNE FILLE

Qui êtes-vous ?

LE COLPORTEUR

Valentin Cornebouc, colporteur-libraire de son métier. Caisse sur le dos, dans vos montagnes et vos vallées, défiant le temps, pour vous apporter les histoires de la vie d’ailleurs.

LA JEUNE FILLE

Que venez-vous faire ici ?

LE COLPORTEUR

Quelle étrange question. Je colporte bien sûr ! Avez-vous vu dehors ?

LA JEUNE FILLE

Qu’y a-t-il à voir ?

LE COLPORTEUR

La tempête, mademoiselle. Le vent, la neige…

LA JEUNE FILLE

Et alors ?

LE COLPORTEUR

Et alors nous sommes dans un refuge. Loin de tout, ils ont été construits par les anciens pour accueillir les voyageurs, n’est-ce pas ?

LA JEUNE FILLE

Il n’y a pas de place pour vous ici.

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LE COLPORTEUR

Je ne suis pas gros vous savez.

LA JEUNE FILLE

Allez-vous en !

LE COLPORTEUR

Et j’ai de quoi manger, je ne vous demanderai rien…

LA JEUNE FILLE

Partez !

LE COLPORTEUR

Dans la tempête ? Avec la nuit tombée ?

LA JEUNE FILLE

Partez ou je tire.

LE COLPORTEUR

Mourir la peau trouée d’une balle, ou gelé dans la neige ? Si vous me laissez le choix, je préfère mourir de votre main. Je suis certain qu’elle est belle et douce.

LA JEUNE FILLE

Je vous aurai prévenu.

Elle tire. Il encaisse mais reste debout.

LE COLPORTEUR

Les compliments vous font toujours cet effet ? En plein cœur. Vous visez bien pour une demoiselle. (Il sort de sa veste un livre dont il lit le titre à voix haute.) Sauvé par le Médecin sans Médecin par le Docteur Rouvière1. Encore un miracle de la médecine ! Mon seul ouvrage relié en cuir, trois fois le prix de ma tournée. (Il ouvre le livre et en extrait une balle.) À moitié troué, mais complètement foutu. De vous à moi, les roses seraient moins belles si elles n’avaient pas d’épines. Tenez, je vous rends votre balle. Et permettez-moi d’user de vos manières singulières pour les présentations. (Il sort un pistolet et met la jeune fille en joue.) Posez votre fusil s’il vous plaît. (Elle s’exécute.) Merci. À qui ai-je l’honneur ?

LA JEUNE FILLE

Marie Émilie Lucie Guillemette Gabrielle Louise Blandine Eulalie Clémence Alexie Fleur Rosalie Albertine Alix Amandine et Victoire Marie Émilie Lucie Guillemette Gabrielle Louise Blandine Eulalie Clémence Alexie Fleur Rosalie Albertine Alix Amandine Bastide.

LE COLPORTEUR

La cabane n’est pas assez grande pour accueillir tant de monde ! Vous n’avez pas un nom plus simple ?

LA JEUNE FILLE

Marie et Victoire Bastide.

LE COLPORTEUR

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Pourquoi ce « et » ?

LA JEUNE FILLE

Je m’appelle Victoire, ma mère se nomme Marie Bastide.

LE COLPORTEUR

Votre mère ?

LA JEUNE FILLE

Si vous touchez à un seul de ses cheveux, je vous arrache les yeux !

Le colporteur s’approche de la couche, soulève la couverture du bout des doigts.

LE COLPORTEUR

Hum.

LA JEUNE FILLE

Elle est très malade.

LE COLPORTEUR

Je veux bien vous croire. Que faites-vous ici ? Dans un endroit aussi perdu ? (Pas de réponse.) Je peux tenter de le deviner. Des habits sales et usés, mais qui ne sont pas ceux d’une paysanne. Vous vous cachez. Fugitives. Deux religions, la guerre, la rébellion. La fuite.

LA JEUNE FILLE

Nous n’avons rien à voir avec toutes les horreurs que vous dites.

LE COLPORTEUR

Alors pourquoi cet accueil brutal ? Certes, les gens d’ici ont de bonnes raisons pour recevoir les étrangers avec méfiance, mais d’habitude, ils sont seulement armés d’une simple fourche.

LA JEUNE FILLE

Le fusil, je l’ai trouvé. Et c’est vous qui m’avez forcée à tirer.

LE COLPORTEUR

Après tout, vos affaires ne me regardent pas. De plus, j’ai vu trop d’horreurs, aujourd’hui, pour faire couler encore ce soir, le sang d’une demoiselle qui a les mains si douces. (Il lève son arme et décharge son pistolet en tirant en l’air.) Tous les deux quittes avec une bonne frayeur, nous voilà désormais à peu près au clair avec les présentations. Quand les choses s’engagent mal, il faut savoir tout effacer et recommencer à zéro. Je souhaite que nous fassions tous les deux cet effort qui nous aidera à cohabiter en paix pour la nuit. Qu’en pensez-vous ?

LA JEUNE FILLE

Rien de bon.

LE COLPORTEUR

Je vous propose d’essayer tout de même. À tout de suite.

Le colporteur sort.

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LA JEUNE FILLE

Mère ! Aidez-moi. Que dois-je faire ?

Deuxième entrée

Le colporteur entre l’air joyeux.

LE COLPORTEUR

Bonsoir mademoiselle Bastide. Très heureux de vous trouver enfin. Égaré dans la tourmente, je désespérais vraiment de repérer votre refuge. Heureusement, la chance m’a remis sur le bon chemin, pour le plus grand plaisir de votre compagnie. Vous savez quoi ? J’ai grand-faim.

Silence soulignant l’hésitation.

LA JEUNE FILLE

Il n’y a rien à manger. Mais vous resterez bien pour une petite halte ?

LE COLPORTEUR

Ne craignez-vous pas le commérage ?

LA JEUNE FILLE

Tous les voisins sont encore en hibernation, ils ne s’apercevront même pas de votre passage. Et vous ne resterez pas longtemps, j’y veillerai.

LE COLPORTEUR

Qui sait ? Voyons voir. (Il fouille dans sa besace.) Il ne me reste qu’une croûte un peu brûlée. Que dites-vous de la partager ?

LA JEUNE FILLE

Je n’ai que… c'est-à-dire, je n’ai pas grand-chose en retour.

LE COLPORTEUR

Qu’importe, ça suffira bien. (Il s’assoit, sort un couteau et une miche de pain.) Le pain est le meilleur compagnon du voyageur. Il est aussi un sérieux atout pour se faire des amis par ces temps de misère. (Timidement, la jeune fille s’assoit à ses côtés et ouvre un torchon. Elle en sort un informe morceau noirâtre.) Ça se mange ? Qu’est-ce là ?

LA JEUNE FILLE

Ce sont des racines.

LE COLPORTEUR –

Serais-je tombé sur une famille de sangliers ?

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LA JEUNE FILLE

Ne vous moquez pas. Lorsqu’on a vraiment faim, on finit par aimer le pire. C’est que vous n’êtes pas assez affamé.

LE COLPORTEUR

Détrompez-vous. J’ai très faim. Quant au pire, je m’en accommode. Mais que s’il est correctement assaisonné ! Nous avons dit que nous partagions. Partageons. Je peux goûter ?

Elle lui tend une racine. Il la prend et tente d’en décrocher un bout d’un coup de molaire.

LA JEUNE FILLE

Il faut avoir de bonnes dents.

LE COLPORTEUR

Pour manger mon croûton aussi. Prenez. Essayez voir. Il n’est pas d’hier. (Elle se précipite sur la tranche de pain qu’il lui tend. Il la regarde dévorer.) Depuis combien de temps n’avez-vous pas mangé de pain ?

LA JEUNE FILLE, la bouche pleine.

… Me rappelle plus…

LE COLPORTEUR

Je ne croyais pas faire un tel cadeau avec mon quignon tout rabougri. Prenez ma part. Cela me fait plaisir. Et j’aime bien vos racines. Si si. Je vous assure. C’est original. Vous mangez souvent original ?

LA JEUNE FILLE

Je piège à la belle saison. Je cueille, je ramasse. Je chasse aussi. Le fusil. J’ai fait des réserves, mais pas assez pour deux. Si un miracle ne fait pas fondre l’hiver, nous serons bientôt obligées de manger des cailloux.

LE COLPORTEUR

Pour rester originale, choisissez des fossiles.

LA JEUNE FILLE

Et vous ? Vous venez de loin avec votre caisse ?

LE COLPORTEUR

Pitchipoï2.

LA JEUNE FILLE

Jamais entendu parler.

LE COLPORTEUR

C’est un peu loin, il faut du temps pour y aller.

LA JEUNE FILLE

Des nouvelles d’en bas ?

LE COLPORTEUR

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Tout va mal de par le monde. Et ce n’est pas près de s’arrêter ! Si je vous racontais ma journée, je vous couperais l’appétit.

LA JEUNE FILLE

Alors ne dites rien. Pour une fois que j’ai quelque chose de bon à manger…

LE COLPORTEUR

Comme vous voudrez.

LA JEUNE FILLE

Cela vous plaît, le métier de colporteur ?

LE COLPORTEUR

Beaucoup. J’aime aller au devant des gens.

LA JEUNE FILLE

Même si, parfois, vous êtes mal accueilli ?

LE COLPORTEUR

Oui. Quand je n’arrive pas au bon moment, je ne suis pas le bienvenu. Mais parfois, lorsqu’ils n’ont plus de balles dans leur fusil, les gens m’acceptent.

LA JEUNE FILLE

Vous aviez dit qu’on effaçait tout ça.

LE COLPORTEUR

Tout est oublié. Je ne vous en veux pas, votre réaction était humaine. Pour tout vous dire, ce que je préfère, dans mon métier, ce sont les yeux de ceux qui m’ouvrent, comme vous, leur porte fermée depuis le début de l’hiver. Ceux qui voient de nouveau un visage qui leur ressemble, après une longue solitude forcée. Leurs yeux de braise ont l’éclat généreux de votre regard. C’est comme si une passerelle s’ouvrait entre la vie et l’au-delà. Tout à l’heure, si vous saviez tout ce que j’ai vu de merveilleux, caché derrière votre peur !

LA JEUNE FILLE

Je peux vous faire un compliment ?

LE COLPORTEUR

Avec plaisir.

LA JEUNE FILLE

Vous… vous n’êtes pas comme tout le monde.

LE COLPORTEUR

C’est parce que je suis unique.

Soudain la jeune fille aperçoit le sang sur le front du colporteur.

LA JEUNE FILLE

Vous saignez ?

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LE COLPORTEUR

Oh non. Ce n’est rien. Je ne suis que mort.

LA JEUNE FILLE

On ne plaisante pas avec ça. Je vais vous soigner.

Elle s’approche et soudain s’immobilise.

LE COLPORTEUR

Qu’est-ce qui ne va pas ?

LA JEUNE FILLE

C’est que je n’ai jamais touché un homme.

LE COLPORTEUR

Jamais ?

LA JEUNE FILLE

Non.

LE COLPORTEUR

Jamais jamais ?

LA JEUNE FILLE

Oui. Pensez-vous que ce soit convenable pour une jeune fille ?

LE COLPORTEUR

Ne vous inquiétez pas. Je ne suis pas un homme. Je suis un surhomme. De plus, à l’endroit de ma blessure, promis, vous ne risquez rien.

LA JEUNE FILLE

C’est que…

LE COLPORTEUR

C’est que quoi ?

LA JEUNE FILLE

Je n’ai pas d’eau. Tout est gelé. Je peux prendre votre gourde ?

LE COLPORTEUR

Oui, mais elle est pleine de vin.

LA JEUNE FILLE

Ça devrait faire l’affaire.

LE COLPORTEUR

Alors tenez. (Elle hésite.) Encore un problème ?

LA JEUNE FILLE

C’est que…

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LE COLPORTEUR

C’est que quoi encore ? Je ferme les yeux si vous préférez ?

LA JEUNE FILLE

Je veux bien. Merci.

Elle humecte un coin de sa jupe et entreprend de nettoyer le front du colporteur.

LE COLPORTEUR

Aïe ! Ça pique !

LA JEUNE FILLE

C’est le mal qui s’en va.

LE COLPORTEUR

Non, c’est le vin qui n’est pas très bon.

LA JEUNE FILLE

Vous êtes bouillant. Vous devez avoir de la fièvre. Mais par chance, votre blessure n’est pas trop grave.

LE COLPORTEUR

J’aime bien qu’on s’occupe de moi. Ça ne m’arrive pas souvent. J’étais certain que vous aviez les mains douces. Aïe ! Décidément, je paye cher le droit de vous faire des compliments. Aïe !

LA JEUNE FILLE

Parce que ce droit, vous le volez.

LE COLPORTEUR

Promis, promis. Pour le prochain compliment, je vous demande la permission.

LA JEUNE FILLE

J’ai un remède de la veuve Moulines, je l’ai vu faire, elle frottait avec la racine pour cicatriser. Mais hélas, vous avez tout mangé ! Voilà. Vous pouvez ouvrir les yeux.

LE COLPORTEUR

Maintenant vous nettoyez également la blessure de mon cœur ?

LA JEUNE FILLE

Ne soyez pas grossier s’il vous plaît ! Ma mère pourrait vous entendre.

LE COLPORTEUR

Les vieilles personnes sont sourdes.

LA JEUNE FILLE

Que vous est-il arrivé ?

LE COLPORTEUR

Je me suis écorché aux réalités de la guerre.

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LA JEUNE FILLE

C’est pour se défendre que les colporteurs-libraires courent les montagnes armés de pistolets ?

LE COLPORTEUR

En effet, mon métier est dangereux. Il vaut mieux être prévoyant. On fait de mauvaises rencontres, des loups, et même des jolies demoiselles.

LA JEUNE FILLE

Vous oubliez vite vos promesses.

LE COLPORTEUR

Je ne disais pas ça pour vous. Vous n’êtes pas jolie ! Vous êtes laide comme un dragon !

Il imite le grognement d’une bête féroce qui crache du feu.

LA JEUNE FILLE

Je ne vous crois pas. Qu’est-ce qu’il y a dans votre caisse ?

LE COLPORTEUR

Mon gagne-pain. Valentin Cornebouc, colporteur-libraire. Caisse sur le dos, dans vos montagnes et vos vallées, bravant les tempêtes, pour vous apporter les histoires de la vie d’ailleurs. Toute la bibliothèque bleue3. (Il ouvre la caisse, découvrant plein de feuillets soigneusement rangés.) Savez-vous lire ?

LA JEUNE FILLE

Que les Saintes Écritures.

LE COLPORTEUR

Le reste se lit pareillement, les lettres sont les mêmes. Il y a juste un peu plus de liberté entre les lignes. Tenez.

LA JEUNE FILLE, déchiffrant la couverture.

Bon laboureur4.

LE COLPORTEUR

Vous voyez.

Il lui tend plusieurs autres ouvrages.

LA JEUNE FILLE

Histoire de Huon5. Nostradamus6 ?

LE COLPORTEUR

Les Prophéties de Nostradamus. Je suis sûr qu’il avait prévu qu’on se rencontrerait.

LA JEUNE FILLE

Catéchisme Poissard7 ?

LE COLPORTEUR

Dédié aux amis de la joie. Carnaval !

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LA JEUNE FILLE

C’est…

LE COLPORTEUR

Non ! Il n’y a rien d’illégal dans mes lectures. J’ai l’autorisation du Lieutenant Général de Police. J’ai perdu son papier tamponné dans la tempête. Mais vous pouvez le lui demander, je suis en règle avec la justice.

LA JEUNE FILLE

Loin de moi l’intention de parler à un lieutenant. Vous comprendrez…

LE COLPORTEUR

Justement, je ne comprends pas.

LA JEUNE FILLE

Alors tant mieux ! C’est très bien comme ça. Et je n’ai pas de quoi vous acheter vos imprimés. Je vous les rends.

LE COLPORTEUR

Et pour le livre que vous avez troué d’une balle ? Que comptez-vous faire pour régler votre dette ? Il vaut, à lui seul, plusieurs brassées de tous ces livrets.

LA JEUNE FILLE

Je ne peux pas vous rembourser. Même le fusil n’y suffirait pas. Je suis désolée.

LE COLPORTEUR

Désolée ?

LA JEUNE FILLE

Oui, je suis navrée.

LE COLPORTEUR

Navrée ?

LA JEUNE FILLE

Oui, réellement navrée.

LE COLPORTEUR

Désolée ? Navrée ? (Explosant.) Navrée ! Désolée ! Vous êtes désolée ! Vous n’êtes que désolée ! Elle n’est que désolée !

Soudain il s’immobilise, retenant sa colère. La jeune fille est tremblante. Le colporteur sort en claquant la porte.

LA JEUNE FILLE, à sa mère.

Au secours, Mère ! Au secours ! Tout cela est trop… Mère, dites-moi ? Je ne sais plus… Je…

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Troisième entrée

Le colporteur entre.

LE COLPORTEUR, l’air gai.

Bien le bonjour de Valentin Cornebouc. Avec cette tempête, je vous serais très reconnaissant de bien vouloir m’offrir l’hospitalité, je ne me vois pas dormir dehors. Je viens de faire un succulent repas à l’auberge d’à côté, mais ils n’offrent pas le gîte.

LA JEUNE FILLE

Je vous assure que je suis désolée.

LE COLPORTEUR

C’est moi qui suis désolé de m’être emporté. De toute façon, vous n’avez pas de quoi payer, alors les colères volcaniques ne changeront rien. Ne vous inquiétez pas, nous règlerons tout ça plus tard. Accepteriez-vous de partager votre gîte ?

LA JEUNE FILLE

Soyez le bienvenu. Ma mère et moi sommes heureuses de vous ouvrir notre refuge.

LE COLPORTEUR

Oubliez votre mère. Elle dort d’un très bon sommeil. Il serait dommage de la réveiller, n’est-ce pas ? Nous ne tirerons plus de coup de feu, je ne m’énerverais plus et nous discuterons à voix basse. D’accord ?

LA JEUNE FILLE

D’accord.

LE COLPORTEUR

De quoi voulez-vous que nous parlions ?

LA JEUNE FILLE

Je ne sais pas… De vos courses dans nos montagnes ? Je n’ai jamais quitté la vallée. Je rêve de voyager.

LE COLPORTEUR

On dit que partir, c’est toujours mourir un peu. Je comprends que parfois, la vie qu’on mène mérite qu’on meure un peu.

LA JEUNE FILLE

Rien ne mérite qu’on meure ! Si vous passez au-delà de ce principe, tout peut arriver.

LE COLPORTEUR

Je peux vous faire un compliment ?

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LA JEUNE FILLE

Je préfère que vous me racontiez vos voyages.

LE COLPORTEUR

À vos ordres mademoiselle. Je suis le plus mobile de tous les gens d’écriture, je vais, la caisse remplie de papiers et je reviens les poches plus ou moins pleines de piécettes. Je visite régulièrement vos hameaux, cachés dans les replis de nos montagnes. Mon petit commerce se fait à force d’assiduité. Car j’aime le travail soigné, la moindre demeure est étape obligatoire. J’essaie de vendre ma camelote à toute âme qui vive, mais la guerre aura bientôt emporté tous mes clients. Ma maison est tous les jours différente, c’est le fenil qu’on m’ouvre pour la nuit, c’est un lit de feuilles mortes sous les étoiles, c’est un tapis de mousse, une cabane au fond des bois, un refuge dans la montagne. Vous ne me croirez pas : je suis le roi de l’univers. J’ai l’immense privilège d’être mon maître et de choisir mon chemin. Ma liberté est une richesse. Pourtant je ne suis pas totalement heureux… Elle est aussi une solitude.

LA JEUNE FILLE

Vous n’aimez pas la solitude ?

LE COLPORTEUR

Je me suis fâché avec elle récemment. C’est une compagne de voyage qui a trop peu de conversation.

LA JEUNE FILLE

C’est plutôt bien pour quelqu’un qui aime s’écouter parler.

LE COLPORTEUR

Peut-être, mais à force de m’écouter, je finis par ne plus m’entendre et je dis des bêtises. Voudriez-vous voyager avec moi ?

LA JEUNE FILLE

Votre question est très… brutale.

LE COLPORTEUR

Vous n’êtes pas obligée de répondre maintenant. Après tout, nous nous connaissons si peu. Et j’agis trop souvent sur des coups de tête. Heureusement Valentin Cornebouc a le crâne solide !

LA JEUNE FILLE

Faites attention tout de même de ne pas vous blesser de nouveau.

LE COLPORTEUR

Et si vous étiez toujours là pour me soigner ? (La jeune fille s’apprête à répondre.) Chut ! Prenez votre temps pour répondre. J’insiste : je souhaite vous faire un compliment.

LA JEUNE FILLE

Un tout petit alors. Et à voix basse. (Le colporteur chuchote à son oreille.) Vous appelez ça un petit compliment ?

LE COLPORTEUR

Oui. Je peux faire beaucoup mieux si vous le désirez.

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LA JEUNE FILLE

N’essayez pas. S’il vous plaît.

LE COLPORTEUR

Soit. Mais la conversation va perdre alors de son intérêt.

LA JEUNE FILLE

Surtout pour moi. Aussi, laissez-moi juge des bornes que vous ne devrez pas dépasser.

LE COLPORTEUR

Voilà bien les femmes. Elles vous balisent la route et prennent tout naturellement le contrôle de votre destination.

LA JEUNE FILLE

C’est un risque qu’il faut accepter lorsqu’on souhaite partager son chemin. Mais où est le mal si c’est pour votre bien ?

LE COLPORTEUR

Oh non ! Ne prononcez pas ce mot-là. Je me méfie des gens qui me veulent du bien.

LA JEUNE FILLE

Vous voyez, vous tentez, vous aussi, de baliser mon parcours d’interdits.

LE COLPORTEUR

Décidément, vous êtes très maligne. Oh excusez-moi, je ne vous ai pas demandé la permission…

LA JEUNE FILLE

Ce n’est pas ce genre de compliment que je crains. Vous êtes un drôle de beau parleur. Vous feriez un bon raconteur d’histoires, que j’écouterais avec plaisir, si je ne craignais pas d’être embobelinée.

LE COLPORTEUR

Je peux vous avouer quelque chose ?

LA JEUNE FILLE

Si vous me demandez l’autorisation de parler, c’est encore pour un de vos compliments sucrés.

LE COLPORTEUR

Vous n’y êtes pas.

LA JEUNE FILLE

Qu’est-ce alors ?

LE COLPORTEUR

Sans le savoir, vous avez percé mon secret.

LA JEUNE FILLE

Un secret ?

LE COLPORTEUR

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Vous avez deviné : j’aime raconter les histoires.

LA JEUNE FILLE

Je m’en suis aperçue. Il n’y a pas là de secret.

LE COLPORTEUR

Vous ne m’avez pas compris. Je ne l’ai encore jamais fait pour personne, pourtant, je sais montrer les images.

LA JEUNE FILLE

Les images ? Comme sur les marchés ?

LE COLPORTEUR

Oui. Mais pas tout à fait à la mode de chez nous.

LA JEUNE FILLE

Vous montrez les images sans les images ?

LE COLPORTEUR

Non. Je peux montrer mes dessins, dire les histoires qu’ils racontent, mais je ne joue pas de musique.

LA JEUNE FILLE

Ah bon ? Ça marche quand même ?

LE COLPORTEUR

Vous paraissez déçue. Bien sûr que ça marche. Valentin Cornebouc, colporteur-libraire et apprenti montreur-d’images8 qui, attention, à la différence des autres montreurs, a fabriqué ses dessins de ses propres mains, à partir de ce qu’il a vu.

LA JEUNE FILLE

Vous savez faire cela ?

LE COLPORTEUR

Oui.

LA JEUNE FILLE

Vous pourriez me montrer ?

LE COLPORTEUR

Oui.

LA JEUNE FILLE

Maintenant ?

LE COLPORTEUR

Oui.

LA JEUNE FILLE

Maintenant tout de suite ?

Page 19: (La Belle et la Bête) Chapitre 1704 - Le Proscenium

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LE COLPORTEUR

Oui.

LA JEUNE FILLE

Alors qu’attendez-vous ?

LE COLPORTEUR

Je croyais que vous n’aimiez pas les raconteurs d’histoires de peur de vous faire embobeliner ?

LA JEUNE FILLE

Les femmes ont droit à leurs petites contradictions. C’est dans leur nature et dans la vôtre de faire semblant de ne pas les apercevoir.

LE COLPORTEUR

Je n’ai jamais été fort en délicatesse.

LA JEUNE FILLE

Ce n’est pas ce qu’il m’a semblé tout à l’heure.

LE COLPORTEUR

Alors disons que je vois toujours la poussière dans l’œil de ma voisine.

LA JEUNE FILLE

Et que vous essayez de graver Victoire sur la poutre que vous avez dans votre propre œil.

LE COLPORTEUR

Vous n’êtes qu’une impertinente !

LA JEUNE FILLE

Et vous, un impatienteur d’impatiente ! Qu’est-ce que vous attendez ? Il est pour demain votre spectacle ?

LE COLPORTEUR

Vos désirs sont des ordres, mademoiselle l’embrouilleuse d’embobelineur. Prête ?

LA JEUNE FILLE

Oui ! Montrez ! Montrez voir ! (Le colporteur ouvre le double fond de sa caisse. Il est placardé d’images.) Fantastique ! Incroyable ! C’est… C’est… C’est étrange, un nuage en forme de champignon.

LE COLPORTEUR

Chaque image a une histoire. Choisissez et je raconte. Regardez celle-là. Une guerre lointaine, qui ne porte même pas le nom d’une guerre tellement peu de monde s’y intéresse.

LA JEUNE FILLE

Et sur celle-ci ? Que font ces gens squelettiques dans leurs habits rayés, parqués comme du bétail ?

LE COLPORTEUR

Ils attendent la mort entre l’ombre et le brouillard9, une histoire terrible.

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LA JEUNE FILLE

Qui sont-ils ?

LE COLPORTEUR

La famille Haber10 et plein d’autres malheureux.

LA JEUNE FILLE, désignant une nouvelle image.

Et tous ces gens ? Où vont-ils ?

LE COLPORTEUR

Ils marchent dans le désert. C’est le peuple d’Arménie qui disparaît dans l’oubli.

LA JEUNE FILLE

Vous êtes allé dans ces pays lointains ?

LE COLPORTEUR

Non, pas encore.

LA JEUNE FILLE

Vous venez de me dire que vous aviez ramené ces images de vos voyages ? Vous m’avez menti.

LE COLPORTEUR

Pas du tout, je ne mens qu’à bon escient. Là, ça ne vaut pas suffisamment le coup. J’ai juste dit que j’avais vu tout ça de mes yeux. Ces images proviennent de mes rêves.

LA JEUNE FILLE

Alors ce sont des sortes de prophéties ?

LE COLPORTEUR

Je ne crois pas, je ne sais pas. Je ne lis pas l’avenir en tout cas.

LA JEUNE FILLE

Vous n’êtes vraiment pas comme tout le monde. Et vos histoires ne sont pas drôles. Non vraiment, elles ne me plaisent pas. Ce n’est pas bien de mettre ses cauchemars sur du papier.

LE COLPORTEUR

Je vous assure, ça aide à les supporter. Allez ! Choisissez une image et je raconte.

LA JEUNE FILLE

Celle-là ? C’est la seule qui soit paisible. On dirait nos montagnes.

LE COLPORTEUR

Ce sont bien elles. Vous voyez, là, dans le creux de la vallée. Il y avait un village.

LA JEUNE FILLE

Un village ?

LE COLPORTEUR

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Oui, un tout petit village. Un matin, les soldats sont arrivés11. Ils ont volé, tué, pillé, brûlé, pendu, fendu, violé, égorgé, éventré, trucidé. Aucun survivant. À l’exception d’une jeune fille de la meilleure famille, qui s’est enfuie à l’arrivée des soldats. Sauve aussi sa mère, qui a eu la même chance. Au soir, lorsqu’elles sont revenues chez elles, il n’y avait plus rien. Alors, elles ont rassemblé ce qu’elles ont pu et sont parties se cacher. Ici. Dans la petite cabane de pierre.

LA JEUNE FILLE

Comment savez-vous cela ?

LE COLPORTEUR

Je ne sais rien. Je ne fais que coucher mes rêves sur des morceaux de papier. Évidemment, ils s’alimentent de ce qui se dit par les montagnes. Les rêves sont si espiègles qu’ils essayent toujours de s’immiscer dans la réalité.

LA JEUNE FILLE

Vous vous trompez. Si vos rêves ressemblent à la réalité, ce n’est que par malchance. Le monde n’a rien à voir avec vos images.

LE COLPORTEUR

Et pourquoi pas ?

LA JEUNE FILLE

Parce que ce qui arrive dans un rêve n’est pas vrai, quoi qu’il en soit. Le rêve n’est que du vent. C’est comme ça.

LE COLPORTEUR

Comment pouvez-vous en être sûre ?

LA JEUNE FILLE

Parce que la réalité est comme un arbre. Et sur vos images, je n’ai pas vu un seul arbre.

LE COLPORTEUR

Allons bon ! Je ne vois pas le rapport.

LA JEUNE FILLE

On peut caresser l’écorce d’un arbre, pas celle d’un rêve.

LE COLPORTEUR

Vous croyez ? C’est aussi simple ?

LA JEUNE FILLE

C’est simple et compliqué à la fois. Avez-vous remarqué que chacune des feuilles d’un arbre paraît égale à l’autre ? Cependant, si vous les regardez de plus près, vous les verrez toutes différentes. Sur leur branche, ensemble, elles participent à quelque chose d’assez solide pour ressembler à la réalité. Chacun de nous porte en soi une petite feuille du grand arbre, la vraie réalité, c’est ce feuillage, qui puise ses différences dans nos racines communes. Aussi, chaque fois qu’une feuille est arrachée, c’est l’arbre tout entier qui s’affaiblit.

LE COLPORTEUR

Même à l’automne ?

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LA JEUNE FILLE

Non. Si les feuilles sont mortes, l’arbre reste vivant. Alors à chaque printemps, comme après chaque guerre, tout se reconstruit.

LE COLPORTEUR

Et le rêve dans tout ça ?

LA JEUNE FILLE

Je vous l’ai dit : le rêve n’est que du vent. Au pire, il attise le feu qui dévore la raison des hommes. Au mieux, il fait danser les feuilles et leur dicte les paroles d’une chanson qui monte dans le ciel. L’Humanité est une vaste forêt où les racines s’emmêlent en un chevelu souterrain. Nous avons besoin les uns des autres, pour échanger notre pollen, pour faire gonfler les fleurs. Pour se serrer les branches, lorsque le rêve souffle trop fort. Au lieu de cela, nous levons des armées de bûcherons.

LE COLPORTEUR

Faites voir votre langue ?

LA JEUNE FILLE

Ma langue ?

LE COLPORTEUR

Oui ! Tirez la langue. S’il vous plaît. Je vous en prie. (Elle sourit et tire timidement la langue.) Il y a un petit bout de poésie, là. Non non, ne fermez pas la bouche ! C’est tellement beau ! Un velours humide et tiède comme la pluie d’été.

LA JEUNE FILLE

Vous ne devriez pas me parler comme ça.

LE COLPORTEUR

Je peux vous avouer un autre secret ?

LA JEUNE FILLE

Non. Je ne veux pas savoir.

LE COLPORTEUR

Une femme qui ne veut pas savoir un secret ? Ça n’existe pas !

LA JEUNE FILLE

Ce que vous allez me dire n’est pas un secret, je le sais déjà.

LE COLPORTEUR

Dans ce cas, je ne vous dirai pas que vous me plaisez plus que beaucoup. Vous ne saurez pas que vous êtes en tout point conforme à mon idéal. Les épaules solides, la main douce. La joue rose qui invite à la caresse. La caresse qui brûle de l’envie d’embrasser votre gorge, d’embraser vos sens, de remonter sur les volcans de votre poitrine, d’explorer les vallées profondes de vos formes secrètes. Et découvrir ce qu’il y a de plus beau en vous : votre âme pure. Vous êtes de la plus belle des beautés : celle de l’intérieur.

LA JEUNE FILLE

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Vous êtes trop entreprenant, c’est indécent.

LE COLPORTEUR

Vous avez probablement raison. La fatigue, je deviens maladroit. Il est peut-être temps de se reposer ? Je n’ai pas envie de vous fâcher par mon insistance et demain, la route sera longue. La veillée s’achèvera donc pour moi, sur ces non dits. (Se préparant pour la nuit.) Néanmoins, je tiens à vous remercier pour les efforts que vous avez faits afin que cette soirée nous soit plaisante à tous les deux. Ce n’est pas toujours facile d’accepter un caillou dans ses racines. Merci donc pour votre charmante compagnie. (Voyant qu’elle l’écoute sans bouger.) Vous veillez encore ?

LA JEUNE FILLE

Je ne crois pas pouvoir dormir.

LE COLPORTEUR

Bonne nuit quand même.

Le colporteur éteint sa lanterne.

LA JEUNE FILLE

Bonne nuit.

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Notes de l’auteur

1 : « Le Médecin sans Médecin » par le Docteur Rouvière. Paru à Paris en 1823 et réédité une vingtaine de fois entre 1824 et 1860. L’édition reliée telle que citée dans le texte n’a jamais existé, et même si l’anachronisme est trop subtil pour être perçu par le spectateur, il n’en demeure pas moins volontaire.

2 : en 1944, attendant leur tour pour partir vers les camps d’extermination nazis, les internés de Drancy avaient inventé le pays de Pitchipoï pour nommer la destination mystérieuse des trains qui vidaient régulièrement leur camp.

3 : les livrets de colportage étaient imprimés sur du papier ordinaire, bon marché, de couleur bleue, utilisé habituellement par les épiciers pour envelopper les chandelles ou les pains de sucre. Rarement reliés d’une ficelle, ces livrets constituent ce que l’on a appelé la Bibliothèque Bleue. Pendant les deux siècles de colportage actif en France, certains livrets auront été tirés à plus 300 000 exemplaires.

4 : « Almanach du bon laboureur pour l’an sextil VII. Par Nicolas Leverdé, astrologue – À Avignon, chez Rubec, imprimeur du Département, rue des boucheries »

5 : « Histoire de Huon de Bordeaux, Pair de France, Duc de Guienne, contenant ses faits et actions héroïques, mis en deux livres aussi beaux et divertissans que jamais on ait lu » - Imprimé à Lille, chez la Veuve Pillot, imprimeur-libraire, rue des Prêtres. (L’orthographe d’origine est respectée.)

6 : « Les prophéties de M. Michel Nostradamus – Centuries VIII. IX. X. – Imprimé à Lyon M. DC. LXXXXVIII »

7 : « Catéchisme Poissard, recueil indispensable pour passer gaîment le Carnaval. Dédié aux amis de la joie – À Troyes, chez Baudot, imprimeur libraire »

8 : le montreur-d’images était le compagnon d’infortune du colporteur-libraire. Sur les routes des campagnes, ils vivaient tous deux du maigre surplus que les paysans pouvaient consacrer à autre chose qu’à survivre.

9 : « Nuit et Brouillard », film d’Alain Resnais (1955), texte de Jean Cayrol dit par Michel Bouquet.

10 : pendant la guerre de 1914-1918, Fritz Haber participa activement à la mise au point des gaz de combat allemands. Le dichlore, utilisé pour la première fois lors de l’attaque du front de Bixschoote (Belgique), fut fabriqué par ses laboratoires, et le 22 avril 1915, il surveilla en personne l’installation des fûts de gaz qui devaient causer la mort par suffocation, de plus d’un millier de soldats alliés, et en intoxiquer gravement de près de trois mille autres. Malgré le suicide de sa femme qui ne supporta pas l’implication de son mari dans la mise en œuvre de cette arme nouvelle, Fritz Haber poursuivit ses sinistres activités de chimiste. Il inventa en 1917, la tristement célèbre ypérite (dichloro-diéthylsulfite ou gaz moutarde). Les gaz de combat tueront plus d’un million de soldats au cours de ce conflit. Néanmoins, en 1918, Fritz Haber obtint le prix Nobel de Chimie pour ses travaux sur les nitrates ! En 1920, il mit au point un insecticide

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puissant, le Zyklon B, qui sera utilisé dans les chambres à gaz nazies. L’ironie du sort voulu que Fritz Haber fut juif : chassé d’Allemagne par les lois antisémites, il émigra en Angleterre en 1933 et obtint la nationalité suisse. Il mourut d’une crise cardiaque en 1934. Quelques années plus tard, une partie de sa famille périra dans les camps.

11 : à l’automne 1703, l’armée de Louis XIV ne pouvant venir à bout des rebelles camisards que la population cachait et entretenait, les autorités décidèrent d’appliquer la politique de la terre brûlée. Plusieurs villages et des milliers de maisons disparaîtront dans le grand brûlement des Cévennes.