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29 novembre - 6 décembre 2006

Conférencesdonnées dans le cadre des journées

Les jeunes et la science

Royaume du MarocAcadémie Hassan II des Sciences et Techniques

© Académie Hassan II des Sciences et Techniques, Rabat225, Avenue Mohamed Belhassan Ouazzani

Quartier Ambassador-SouissiRabat, Royaume du Maroc

Dépôt légal : 2007 / 2256ISBN : 9954-8780-1-7

Réalisation : AGRI-BYS S.A.R.L. (A.U)

Achevé d’imprimer : août 2007Imprimerie Lawne : 11, rue Dakar, Océan, Rabat, Maroc

Sommaire

Avant-propos 5

Les dinosaures, grandeur et décadence (conférence inaugurale) 7Pr Philippe Taquet

Nanomatériaux et nanotechnologies: au-delà de la science fiction 27 Pr Mostapha Bousmina

La Recherche face au défi de l’avenir des écosystèmes marins, 35de la pêche et de l’aquaculturePr Patrice Cayré

La science arabe au cours de l’histoire 49Pr Ahmed Djebbar

Les risques naturels au Maroc : connaissances et perspectives 75Pr Bouchta El Fellah

La physique aujourd’hui : objet, enigmes et défis 85Pr Omar Fassi-Fehri

Une machine peut-elle être intelligente ? 95Pr Malik Ghallab

Pourquoi sommes-nous inégaux face aux maladies infectieuses ? 117Pr Claude Griscelli

Origine et Destin de l’Univers 121Pr Jean-Pierre Luminet

Les sciences du vivant : d’un siècle à l’autre 135Pr Albert Sasson

Energie : l’horizon 2025 139Pr Philippe A. Tanguy

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Avant propos

Contribuer au développement de la culture scientifique parmi les jeunes, et valoriser àleurs yeux les activités scientifiques tant sur le plan personnel et intellectuel que sur leplan professionnel, tels étaient les principaux objectifs assignés aux journées organiséessous le haut patronage de Sa Majesté Le Roi Mohammed VI, que Dieu L’assiste, sous lethème «les jeunes et la science au service du développement».

Ces journées se sont déroulées du 29 novembre au 6 décembre 2006. Rencontres dansles lycées, collèges et facultés entre élèves et scientifiques nationaux et étrangers,conférences publiques sur des sujets scientifiques d’actualité, et expositionsscientifiques itinérantes, ont constitué l’essentiel du programme de ces journées.

Animées par d’éminentes personnalités scientifiques, marocaines et étrangères, lesrencontres et conférences ont connu un succès tout particulier parmi les élèves etétudiants qui, dans leur ensemble, ont été très intéressés par tout ce qui leur a étéprésenté, et ont fait preuve de curiosité et de grande soif d’apprendre.

Douze conférenciers de renom ont animé le programme des conférences et chacund’entre eux a donné une, deux, ou trois conférences selon sa disponibilité pendant lapériode du 29 novembre au 6 décembre.

Quelques 21 conférences, ont pu être ainsi organisées, dans quatre villes, Casablanca,Mohammadia, Rabat et Kénitra, dans les salles et amphithéâtres de 11 lycées, facultésou écoles d’ingénieurs. Nombre de ces conférences ont pu être relayées, en visio-conférence à partir de Casablanca sur l’Université Al Akhawayn à Ifrane, et à partir deKénitra sur les universités Cadi Ayyad à Marrakech, Sidi Mohammed Benabdallah àFès, Mohammed Premier à Oujda, Abdelmalek Essaâdi à Tétouan et Ibn Zohr à Agadir.

Ces conférences, données chaque fois devant quelques centaines d’élèves et étudiants,ont été une réussite réelle, grâce d’une part à la qualité exceptionnelle des intervenants,et d’autre part à la mobilisation des différents acteurs concernés.

Selon la disponibilité et avec l’accord des conférenciers, l’ensemble des conférencesdonnées au cours de ces journées, sont reprises en cette publication, sous forme rédigée,résumée ou de diaporama, témoignant d’une des toutes premières activités entreprisespar l’Académie Hassan II des Sciences et Techniques, au lendemain de son installationpar Son Protecteur, Sa Majesté Le Roi Mohammed VI.

6 Conférences données dans le cadre des journées «les jeunes et la science» (2006)

7P. TAQUET - Les dinosaures, grandeur et décadence

Les dinosaures,grandeur et décadence

Philippe TAQUET (*)

«Ainsi l’on chercherait en vain, dans les forces qui agissent maintenant sur la surfacede la terre, des causes suffisantes pour produire les révolutions et les catastrophes dontson enveloppe nous montre les traces; et, si l’on veut recourir aux causes extérieuresconstantes connues jusqu’à présent, l’on n’a pas plus de succès».

G. Cuvier, Discours préliminaire (1812)

«No fact in the long history of the world is so startling as the wide and repeatedexterminations of its inhabitants»

Charles Darwin, L’origine des espèces (1845)

Cent cinquante ans après la création du concept de dinosaure par Owen, les travauxconsacrés à ces célèbres reptiles du Mésozoïque n’ont jamais été aussi nombreux et variés.

Une définition correcte de ces reptiles à membres verticaux qui forment un groupemonophylétique, et une classification précise de leurs différentes familles sontaujourd’hui disponibles. L’extrême diversité des deux cent soixante genres de dinosaurestraduit de grandes facultés d’adaptation; leur longévité remarquable et le taux importantde renouvellement de leurs espèces témoignent de la réussite évolutive d’un groupe quia dominé notre planète durant cent cinquante-cinq millions d’années et qui a donnénaissance aux oiseaux.

Les études des œufs, des pontes, de la croissance du squelette, des empreintes de peau,des traces et des pistes, des dents, de la structure et de la composition chimique etisotopique des os viennent compléter les travaux sur les formes et les fonctions dusquelette des dinosaures; elles permettent aux chercheurs de proposer une image plusfidèle de ces animaux disparus.

__________________________(*) Membre de l’Académie des Sciences - France. Membre associé de l’Académie Hassan II desSciences et Techniques. Laboratoire de Paléontologie, URA 12 CNRS, Muséum d’Histoirenaturelle, 8, rue Buffon, 75005 Paris

La Vie des Sciences, Comptes rendus, série générale, tome 10, 1993, n° 4, pp. 265-284

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Les raisons de l’extinction des dinosaures ont donné lieu à de multiples hypothèses età une abondante littérature. Toutes sortes de causes possibles, qu’elles soientbiologiques ou qu’elles soient physiques, ont été avancées. Une explication plausible etcohérente doit prendre en compte non seulement la disparition à la fin du Crétacé denombreux taxons, mais également la survivance de nombreux autres taxons dans lemême intervalle de temps.

La crise fin-Crétacé, qui est bien réelle, n’atteint pas toutefois l’ampleur des autresgrandes crises qui jalonnent l’histoire de la Terre.

Pour éviter toute confusion, le concept d’extinction en masse doit être dissocié de celuide mortalité en masse et parmi les hypothèses les plus crédibles, on peut retenir cellesdes régressions marines, de l’impact d’un astéroïde, du volcanisme, de la compétitionentre espèces.

Si l’on examine la réponse des organismes durant cette crise de la fin du Mésozoïque,on constate qu’un processus graduel d’extinction de certains taxons se met en place dèsla fin du Campanien, c’est-à-dire huit millions d’années avant la fin du Crétacé, et queplusieurs vagues de disparitions se succèdent jusqu’à la limite Crétacé- Tertiaire.

L’extinction des dinosaures permet d’aborder ainsi la question générale des crises de lavie au cours de l’histoire de la Terre. La disparition des dinosaures n’est certainementpas due à l’action d’une cause unique, brutale et limitée dans le temps, mais plusprobablement à des causes multiples, complexes et étalées dans le temps.

1. La naissance des dinosaures

Cent cinquante années se sont écoulées depuis que les dinosaures ont fait leur entréedans le langage des hommes. Le 30 juillet 1841, le paléontologue Richard Owen donnaitlecture, devant l’Association britannique pour l’avancement des sciences réunie àPlymouth, de la deuxième partie de son travail sur les reptiles fossiles de Grande-Bretagne et créait ce mot aujourd’hui célèbre et parfois utilisé avec une connotationpéjorative en littérature et même ... en politique.

Après la description en 1824 par le Révérend William Buckland des restes d’un reptilecarnivore trouvé à Stonesfield près d’Oxford et baptisé Megalosaurus, après lapublication en 1825, puis en 1833 par Gidéon Mantell, médecin dans le Sussex, de ladescription de deux étranges reptiles, l’un aux dents évoquant celles d’un iguane,nommé Iguanodon, l’autre pourvu de plaques et d’épines appelé Hylaeosaurus, RichardOwen eut le génie de comprendre qu’existaient dans le passé des reptiles tout à faitdifférents des reptiles actuels. Ces reptiles, surpassant en taille tous les reptiles connusjusqu’alors et” marchant sur leurs membres dressés comme le font les mammifères,furent nommés dinosaures (du grec deinos : terrible, et sauras: saurien). Leurs membressont parasagittaux et leur posture érigée contraste avec celle des tortues, des lézards, desrhynchocéphales, des crocodiles.

Depuis 1841, de très nombreuses découvertes ont eu lieu sur tous les continents: grandesexpéditions et chantiers de fouilles permanents ont permis de rassembler unedocumentation très variée comprenant squelettes complets, pontes et œufs, empreintesde peau et pistes.

Conférences données dans le cadre des journées «les jeunes et la science» (2006)

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Ces étranges reptiles, témoins de mondes aujourd’hui disparus, fascinent le grand publiccomme le monde scientifique, et tout autant écrivains, dessinateurs et cinéastes.

Alors qu’aux tous débuts de la paléontologie, les dinosaures furent reconstitués demanière assez simpliste et décrits sommairement comme des animaux nécessairementméchants et stupides, mal adaptés à leur environnement et donc voués à l’extinction, ilssont considérés aujourd’hui comme des reptiles dont la longévité au cours des tempsgéologiques, la diversité des adaptations ou la vaste distribution géographique ne le cèdeen rien aux autres groupes de vertébrés, mammifères compris.

Figure 1. - Reconstitution du squelette- de Lagosuchus (d’après S. et S. Czerkas, 1990), Omithosuchidé du Trias moyen d’Argentine. Longueur du squelette: 50 cm.

2. Un groupe monophylétique

Les dinosaures prennent naissance au début du Trias supérieur, il y a environ deux centvingt millions d’années, à partir de reptiles archosauriens (dont l’arrière-crâne fenestréest pourvu de deux paires de fosses temporales). Parmi les diverses lignéesd’Archosaures, l’un des représentants de la famille des Ornithosuchidés, le genreLagosuchus du Trias moyen d’Argentine (figure 1) représente aujourd’hui l’ancêtre idéaldes lignées menant d’une part aux dinosaures et d’autre part aux reptiles volants. Legenre Lagosuchus, les dinosaures, les ptérosaures, regroupés sous le vocabled’Ornithodira, possèdent en commun la particularité d’avoir une articulation de lacheville divisant le tarse en deux segments, le segment supérieur étant constitué parl’astragale et le calcanéum étroitement accolés.

Lagosuchus, petit animal élancé quadrupède, aux membres allongés, est connu par unedemidouzaine de squelettes. A la fin du Trias, il y a deux cent dix millions d’années, lesdinosaures se diversifient rapidement et peuplent tous les continents y comprisl’Antarctique. Les dinosaures comprennent deux ordres bien distincts, celui desSaurischiens (dont le bassin triradié est de type saurien) et les Omithischiens (dont lebassin tétraradié est de type avien).

Les dinosaures forment-ils un groupe monophylétique? En d’autres termes, lesOrnithischiens d’une part et les Saurischiens d’autre part ont-ils une origine commune àpartir d’une forme ancestrale unique, semblable à Lagosuchus, ou bien s’enracineraient-ils dans des groupes différents de reptiles Archosauriens ?

L’analyse des relations de parenté entre les divers groupes de dinosaures a été menéerécemment par plusieurs auteurs, en particulier par Gauthier (1986) et Benton (1990),

P. TAQUET - Les dinosaures, grandeur et décadence

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avec une approche cladistique, méthode mise au point par l’entomologiste allemandWilli Hennig. En examinant les caractères spécialisés que partagent entre eux lesdifférents taxons (c’est-à-dire les espèces, les genres, les familles) de dinosaures, il estpossible de définir des groupes qui ont un ancêtre commun, c’est-à-dire des groupesmonophylétiques.

On pense aujourd’hui que les dinosaures constituent un groupe monophylétique car tousles caractères qui suivent sont présents ensemble chez tous les représentants desdinosaures (figure 2):

• vomers allongés dans le crâne et atteignant au moins le niveau de la fenêtre anté-orbitaire;

• trois vertèbres sacrées au moins dans le sacrum (vertèbres soudées entre elles et situées au niveau du bassin);

• facette articulaire du scapulo-coracoïde (destinée à l’humérus) tournée vers l’arrière; • crête delto-pectorale s’étirant sur un tiers ou la moitié du corps de l’humérus;

Conférences données dans le cadre des journées «les jeunes et la science» (2006)

Figure 2. - Tarbosaurus bataar, dinosaure carnivore théropode du Crétacé supérieur de Mongolie.Il est possible d’observer sur ce squelette les différents caractères présents chez tous lesreprésentants des dinosaures (voir page ci-contre). Cette association de caractères témoigne del’origine unique de tous les dinosaures. Vomers allongés (1), trois vertèbres sacrées au moins (2),orientation vers l’arrière de la cavité destinée à la tête de l’humérus (3), extension de la crête delto-pectorale de l’humérus (4), trois phalanges au plus au quatrième doigt de la main (5) (seuls icisubsistent les doigts réduits 1 et II de la main), cavité ouverte destinée à l’articulation de la tête dufémur (6), individualisation de la tête du fémur (7), réduction du péroné (8) et développement duprocessus ascendant de l’astragale (9). Longueur du squelette: 10 m. (photo D. Serrette (MNHN)avec l’autorisation de l’Institut de Géologie de l’Académie des Sciences de Mongolie.)

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• trois phalanges au plus au quatrième doigt de la main; acetabulum (cavité dans laquelle s’encastre la tête du fémur) largement ou complètement ouvert;

• tête proximale du fémur complètement déjetée avec un col distinct et en forme de boule;

• péroné fortement réduit; • processus ascendant de l’astragale bien développé.

Tels sont les traits caractéristiques présents chez tous les dinosaures, qu’ils soientSaurischiens ou Ornithischiens, traits qu’ils ne partagent pas avec les autres reptiles. Cetteassociation de caractères témoigne de l’origine unique de tous les dinosaures. Elle est labase d’une définition moderne de ce groupe de reptiles et la systématique reflète latraduction correcte de leur histoire et de leur diversification au cours du temps.

P. TAQUET - Les dinosaures, grandeur et décadence

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3. Une réussite de l’évolution

Les dinosaures ont eu une longévité remarquable : pendant cent cinquante-cinq millionsd’années se sont succédées sur notre planète des centaines d’espèces aux adaptations trèsvariées : plus de deux cent soixante genres de dinosaures ont été décrits à ce jour dont unecentaine depuis 1969 et l’on estime que mille deux cents genres au moins ont dû peuplerla Terre de la fin du Trias à la fin du Crétacé (Dodson et Dawson, 1991). Leur diversité esttrès grande et l’on connaît des dinosaures carnivores très lourds comme le Tarbosaurus oud’autres très graciles comme le Compsognathus; certains évoquaient l’allure des autruchestel le Gallimimus, d’autres avaient le crâne pourvu de cornes comme les Cératopsiens. Decurieux dinosaures à plaques, tel le Stegosaurus, côtoyaient de grands herbivoresquadrupèdes du genre Diplodocus. Certains étaient lourds et cuirassés comme lesAnkylosauriens, d’autres avaient l’avant du crâne en forme de bec de canard, d’autresencore, comme le Baryonyx au museau long et étroit, étaient piscivores. Quelques-unsétaient pourvus de bras géants, d’autres de membres antérieurs atrophiés. Le crâne étaitépaissi chez Pachycephalosaurus ou totalement allégé et fenestré chez les Oviraptoridae.

Cette diversité extrême traduit de grandes facultés d’adaptation et elle montre que lesdinosaures étaient capables d’exploiter un grand nombre de niches écologiques. Ladiversification des Hadrosaures du Crétacé supérieur peut être comparée à celle desantilopes récentes et actuelles. Le renouvellement des espèces, des genres et des famillesde dinosaures a été important tout au long du Mésozoïque. Les soixante-cinq espèces dedinosaures connues de la fin du Jurassique sont remplacées au Crétacé inférieur parquatre-vingt-dix nouvelles espèces. Le nombre de familles reste relativement stable caril passe de douze à quinze du Jurassique supérieur au Crétacé inférieur; mais parmi cesquinze familles sept sont cependant nouvelles.

De même le taux de remplacement au cours du Crétacé est important et la faune dedinosaures du Crétacé supérieur à Hadrosaures et à Cératopsiens n’a plus rien à voir aveccelle du Crétacé inférieur à Iguanodontidés. La durée moyenne de vie d’une espèce chezles dinosaures est estimée à deux ou trois millions d’années, celle d’un genre à 7,7millionsd’années (Dodson, 1990). Enfin, la découverte et l’exploitation de nouveaux gisementssur tous les continents (figure 3) a permis de mieux connaître le mode de vie de certainsdinosaures et même les conditions qui précèdent la naissance de quelques espèces.

Conférences données dans le cadre des journées «les jeunes et la science» (2006)

Figure 3. - Squelette d’Ouranosaurus nigeriensis (Iguanodontidé, gisement de Gadoufaoua,Crétacé inférieur du Niger).

Le dégagement minutieux sur le terrain de squelettes relativement complets de dinosaures permetd’obtenir de nombreuses données sur l’anatomie et sur la construction de ces reptiles fossiles. Lecou arqué de ce spécimen, dont les vertèbres cervicales se trouvent au pied du chercheur, est lerésultat de la contraction post-mortem des muscles releveurs du cou. La position in situ de chaqueos est indiquée lors de la fouille sur un plan. Elle permet de reconstituer le squelette au laboratoiredans de bonnes conditions (Photo P. Taquet).

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En effet, plusieurs pays dont la France, la Mongolie, la Chine, l’Inde, les États-Unis,l’Argentine possèdent sur leur territoire des sites privilégiés qui permettent l’étude insitu d’aires de ponte et d’éclosion des dinosaures (figure 4). Ainsi dans le Montana(États-Unis), les chercheurs ont pu étudier œufs, pontes, embryons dans les œufs,nouveaux-nés, individus jeunes et adultes d’un Hadrosaure (Maiasauria). Lesrecherches ont montré que ces animaux vivaient en colonies, que les œufs oblongsétaient plantés verticalement dans le sable lors de la ponte, que les femelles devaientaccorder des soins à leur progéniture et que les jeunes, après éclosion, restaient àproximité des aires de ponte jusqu’à ce qu’ils atteignent la moitié de leur taille adulte(Horner, 1987; Coombs,1989).

L’étude de la forme des œufs combinée à celle de la microstructure de la coquille, à cellede leur ornementation et à celle de leur porosité a permis d’obtenir une meilleureconnaissance de leur diversité tout en prenant en compte les phénomènes de la diagenèsequi agissent au cours de la fossilisation ou après celle-ci.

Pendant une longue période, les dinosaures ne furent connus que sous forme d’adultes.On possède aujourd’hui de bons exemples de stades de l’ontogenèse de plusieursespèces de dinosaures (figure 5); les variations au Cours de la croissance sont maintenantétudiées grâce à l’utilisation de logiciels informatiques performants mis au point pourl’industrie (Resistant Fit Theta Rho Analysis: RFTRA). Ces travaux de biométriepermettent dans certains cas de reconnaître d’après la forme du crâne quels sont lesmâles et les femelles au sein d’une population d’une même espèce.

Les études des empreintes de peau, des traces et des pistes laissées sur le sol, lesobservations de la microstructure des dents, les coupes histologiques des os et lesanalyses paléobiochimiques et isotopiques, viennent compléter la panoplie par ailleurstrès complète des recherches anatomiques relatives aux structures et aux fonctions dusquelette des dinosaures pour construire ainsi une véritable paléobiologie de cesanimaux disparus (figure 6).

P. TAQUET - Les dinosaures, grandeur et décadence

Figure 4. - Ponte de Protoceratops andrewsi. Les œufs disposés par paires sont déposésradialement et forment plusieurs cercles; certains cercles peuvent contenir jusqu’à douze pairesd’œufs. Crétacé supérieur de Mongolie. Longueur d’un œuf: 20 cm. (Photo D. Serrette (MNHN)avec l’autorisation de l’Institut de Géologie de l’Académie des Sciences de Mongolie.)

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Figure 5. - Découverte et dégagement d’un crâne complet de Protoceratops andrewsi (gisementde Tugrig - Crétacé supérieur du désert de Gobi-Mongolie). De nombreux spécimens completsde juvéniles ou d’adultes de cette petite espèce de dinosaure herbivore quadrupède ont étérécoltés. La croissance du squelette a fait l’objet d’études biométriques. Les populations deProtoceratops comprenaient des formes robustes et des formes graciles que l’on attribuerespectivement aux mâles et aux femelles. (Photo P. Taquet.)

Figure 6. - Dinosaures d’Australie. Crétacé inférieur. De gauche à droite au second plan: deuxSauropodes brachiosauridés, un Théropode Rapator ornitholestoides, un Sauropode, AustrosaurusmcKillopi, deux Ptérosaures. En avant: de gauche à droite: trois Ankylosaures, Minmiparavertebra, un Coelurosaure Kakuru kujani, un Hypsilophodontidé, Fulgurotherium australe, etun Iguanodontidé, Muttaburrasaurus langdoni. Reconstitution de Mark Hallett.

Conférences données dans le cadre des journées «les jeunes et la science» (2006)

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La première grande synthèse sur les dinosaures a été publiée aux États-Unis(Weishampel et al., 1990) avec la collaboration des spécialistes de nombreux pays. Cetouvrage remarquable passe en revue tous les représentants de ce groupe, précise leurposition stratigraphique et donne pour la première fois une analyse cladistique de laplupart des taxons connus.

Les dimensions atteintes par certains dinosaures, en particulier par les sauropodes,dinosaures herbivores quadrupèdes, ont beaucoup impressionné les chercheurs et lepublic, au point que plusieurs publications ont insisté sur les problèmes d’anatomiefonctionnelle qui devaient se poser pour des animaux atteignant de telles dimensions. Enfait, si des controverses ont eu lieu il y a quelques décennies sur le fait de savoir si lesdinosaures se déplaçaient facilement sur terre (il y eut une période pendant laquelle onimagina les Sauropodes au milieu de l’eau et même sous l’eau), on pense aujourd’huique ceux-ci avaient une écologie proche de celle des éléphants et qu’ils étaientparfaitement adaptés à la vie terrestre (figure 6). Certains de ces sauropodes furent sansconteste les plus grands vertébrés terrestres ayant jamais existé: l’omoplate deSupersaurus, l’un des représentants de la famille des Brachiosauridés, est longue dedeux mètres cinquante. Les représentants les plus grands de cette famille devaientatteindre un poids d’environ quatre-vingt tonnes, soit douze fois le poids d’un éléphantadulte. Le plus long de ces herbivores atteignait trente mètres de longueur.

Le gigantisme de certains dinosaures a servi autrefois d’argument pour étayer l’une deshypothèses possibles de l’extinction des dinosaures (l’hypertélie étant invoquée dans cecas). Mais cette hypothèse ne résiste pas à l’examen des faits; la plupart des espèces degrande taille ont vécu au Jurassique supérieur et non à la fin du Crétacé. n y eut duranttoute la durée du Mésozoïque de nombreux dinosaures de taille moyenne et un mondeinsoupçonné de petits dinosaures commence peu à peu à être dévoilé grâce au lavage etau tri de sédiments fossilifères datant de cette période.

4. L’extinction des dinosaures

En dépit de leur remarquable longévité, bien que parvenus à une grande diversité etmalgré de réelles capacités évolutives (certains dinosaures carnivores ont probablementdonné naissance aux oiseaux à la fin du Jurassique), les derniers représentants de cesreptiles disparaissent de notre planète à la fin du Crétacé, il y a 66,4 millions d’annéesdurant l’intervalle 29 inverse du champ magnétique terrestre.

Cette extinction des dinosaures a donné lieu à une abondante littérature et de multipleshypothèses ont été formulées pour tenter de proposer une explication satisfaisante de cetévénement.

Il y a vingt ans déjà, le nombre d’hypothèses proposées dépassait le chiffre de quatre-vingts et ces hypothèses peuvent être classées en plusieurs catégories: les unes font appelaux contraintes internes, biologiques, les autres aux contraintes externes, abiotiques,physiques, terrestres ou extraterrestres.

P. TAQUET - Les dinosaures, grandeur et décadence

Les causes biologiques sont de plusieurs ordres: - la compétition entre espèces; - l’altération du sex ratio; - la prédation des œufs par les mammifères; - les nourritures empoisonnées, en particulier par les alcaloïdes des plantes; - les épidémies, le parasitisme; - l’amincissement des coquilles des œufs.

Les causes physiques sont les suivantes: - le réchauffement ou le refroidissement du climat;- le changement de pression atmosphérique; - la régression marine; - le volcanisme; - le déplacement de l’axe de la rotation de la Terre; - l’inversion du champ magnétique; - la surrection des chaînes de montagnes; - le changement de la circulation des eaux océaniques chaudes et froides à la suite

du mouvement des plaques; - l’impact d’astéroïde; - le passage de comètes; - les radiations cosmiques liées à l’explosion d’une étoile (supernova).

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Figure 7. - B. La position des continents au Crétacé supérieur. La fragmentation de la Pangéeen plusieurs continents au cours du Mésozoïque s’accompagne d’une diversification desfaunes de dinosaures: en conséquence, les faunes européennes sont différentes de celles del’Asie, qui, elles-mêmes, sont différentes de celles de l’Amérique du Sud. L’étude des faunesterrestres du Mésozoïque permet d’induire la présence ou l’absence de connexions entre lesdifférents blocs continentaux.

D’après Owen, 1983 (adapté par F. Vilard).

Conférences données dans le cadre des journées «les jeunes et la science» (2006)

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Un bon nombre de tentatives d’explications de ces extinctions ont le défaut de nes’appliquer qu’aux dinosaures alors qu’une théorie convenable doit tenir compte, d’unepart, de la disparition de tous les taxons, qu’ils soient marins ou terrestres: foraminifèresplanctoniques, ammonites, bélemnites, inocérames, rudistes, plésiosaures, mosasaures,reptiles volants, et d’autre part de la survie au-delà de la limite Crétacé-Tertiaire denombreux autres groupes: bryozoaires, brachiopodes, bivalves, gastéropodes, nautiles,échinodermes, crustacés, foraminifères benthiques, poissons, léLards, serpents,rhynchocéphales, éosuchiens, tortues, crocodiles, oiseaux, mammifères (mu1tituberculés,marsupiaux, placentaires) .

L’extinction des dinsaures, des faunes et des flores à la fin du Crétacé constitue incontes-tablement une crise dans l’histoire de la vie; une crise qui n’est pas isolée puisquel’histoire de la Terre est jalonnée par une série de phases d’expansion des espèces,coupée de crises et de diminutions importantes de la biodiversité.

A la fin de l’Ordovicien, de même qu’à la fin du Dévonien, 70% des espèces marinesdisparaissent. La fin du Permien voit la plus grande extinction de tous les temps: 75%des amphibiens et 80% des reptiles disparaissent; à la limite du Trias et du Jurassique,une nouvelle crise fait périr plus de 50% de la faune et les extinctions de la fm duCrétacé qui focalisent l’attention, toutes sévères qu’elles soient, n’atteignent pasl’ampleur de toutes celles qui les précèdent: 15% seulement de la faune disparaît il y a66,4 millions d’années.

Avant de passer en revue quelques-unes des hypothèses récentes qui tentent d’expliquerla crise de la fin du Crétacé, il est bon de rappeler la définition du concept d’extinctionen masse.

Une «extinction en masse» concerne des espèces, des genres, des familles; elle seproduit durant un intervalle de temps géologiquement assez bref. Dans cet intervalle, letaux d’extinction pour des taxa comparables est sensiblement plus élevé que pour desintervalles identiques antérieurs ou postérieurs à l’intervalle concerné (Archibald, 1989).Le concept d’«extinction catastrophique» est souvent confondu avec celui d’extinctionen masse. En fait, un événement peut être catastrophique sans entraîner nécessairementd’extinction en masse.

A l’inverse, une mortalité en masse, qui concerne des individus, des populations, peut seproduire sur une échelle locale ou régionale sans avoir de conséquence sur le nombre detaxas existants. Une extinction en masse peut survenir durant des intervalles géologiquesbrefs sans qu’elle soit accompagnée d’une mortalité en masse. Enfin le termed’«extinction catastrophique» devrait être réservé aux événements du type: impactd’astéroïde ou éruptions volcaniques. Tous les chercheurs sont d’accord sur le fait que lafin du Crétacé est marquée par une extinction en masse; le débat actuel est centré sur lefait de savoir si cette extinction en masse fut soudaine et catastrophique (avec une duréede quelques millions d’années à cinq cent mille ans selon les auteurs) ou sensiblementplus lente et graduelle (avec une durée de plusieurs millions d’années).

Il n’est pas possible d’examiner dans le détail diverses hypothèses relatives aux causespossibles de l’extinction des faunes et des flores à la fin du Crétacé et le lecteur trouveradans un article (Dercourt et al., 1986), dans l’ouvrage de Stanley Extinction (1987) ou

P. TAQUET - Les dinosaures, grandeur et décadence

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dans un ouvrage récent de L. de Bonis, Évolution et Extinction dans le règne animal(1991), d’excellentes synthèses de toutes les données relatives à cette question.

Les hypothèses les plus crédibles, du moins celles qui reposent sur des donnéesmesurables et fiables, sont relativement peu nombreuses. Parmi elles, on peut retenir lessuivantes:

Les régressions marines, le refroidissement de la planète (Ginsburg, 1964 et 1984;Archibald, 1989 et 1991). - La disparition des dinosaures coïncide avec une régressiondes mers à la fin du Crétacé et cette régression est corrélative de glaciations.L’abaissement de la température, accentuée par une continentalisation des climats due àl’extension des surfaces émergées a entraîné la disparition des animaux sensibles aufroid et une réduction drastique des surfaces habitables par les organismes marins. Lespaléotempératures obtenues par Frakes (1979) grâce au dosage des isotopes del’oxygène (160 et 180) montrent une diminution progressive, graduelle de la températurede l’eau de surface des océans au cours du Crétacé supérieur (figure 8).

Figure 8. - Variations au cours du Mésozoïque des paléotempératures des eaux de la surface desmers calculées d’après les isotopes de l’oxygène (160 et 180). Toutes les valeurs sont desestimations des températures maximales et les courbes utilisant des moyennes ont été omises.D’après Stevens (1971) et Frakes (1979).

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L’impact d’un astéroïde (Alvarez et al., 1980; Robin et al., 1991 et 1992; Rocchia et al.,1987 et 1992). - La présence, à la limite Crétacé-Tertiaire, de niveaux à forteconcentration d’un élément, l’iridium, d’origine extra-terrestre, traduit l’impact sur laTerre, il y a soixante-six millions d’années, d’un astéroïde de 10 ± 4 km de diamètre. Laprésence de grains de quartz choqués et de spinelles riches en nickel dans les mêmesniveaux confirme l’existence d’une telle collision qui aurait provoqué après un effet desouffle et des tsunamis, des incendies généralisés et à plus long terme unobscurcissement de l’atmosphère, des pluies acides et un effet de serre; tous cesévénements ayant des conséquences catastrophiques sur les faunes et les flores.

Le volcanisme des traps du Deccan (Officer et al., 1983, 1985 et 1987; Cox, 1988;Duncan et Pyle, 1988; Courtillot et al., 1986 et 1988). - Un volcanisme très abondant,notamment en Inde, coïncide avec la limite Crétacé-Tertiaire. Des émissions très intensesde laves (les traps du Deccan) durant près de cinq cent mille ans auraient lancé dansl’atmosphère des quantités énormes de gaz ainsi que de l’acide sulfurique. L’iridiumproviendrait en fait d’éruptions volcaniques, tandis que les quartz et leurs défautscristallins, décorés de bulles microscopiques, indiqueraient une température de formationplus élevée, elle aussi compatible avec une origine volcanique. Les conséquences de ceséruptions auraient été assez semblables à celles de l’impact d’une météorite: obscurité,ralentissement ou arrêt de la photosynthèse, puis froid intense accompagné d’abondantespluies acides et extinction catastrophique des faunes et des flores.

La compétition entre espèces (van Valen et Sloan, 1977; Clemens et al., 1981; Hecht etHoffmann, 1986). - Un certain nombre de paléontlogues privilégient des explicationsfaisant appel à des modifications graduelles et progressives du milieu qui s’ajoutent à lacompétition entre espèces selon un schéma néo-darwinien classique. On connaît bien uncertain nombre de cas où ces processus s’appliquent parfaitement. Ainsi l’évolution deSfaunes d’Amérique du Nord et d’Amérique du Sud au cours du Cénozoïque et ladisparition de certaines espèces sont conditionnées à la fois par la biogéographie(l’absence ou la présence de relations continentales entre le Nord et le Sud) et lacompétition entre espèces. Rien ne s’oppose donc à ce que les mammifèresmésozoïques, plus nombreux, plus actifs, nocturnes pour certains et capables de seréfugier dans des terriers et d’hiberner, aient supplanté les dinosaures à la fin du Crétacélorsque les conditions climatiques seraient devenues défavorables.

Un bon modèle explicatif peut aussi s’appuyer sur l’exemple bien documenté fourni parTassy et Saunders de la disparition du mastodonte nord-américain il y a quelque dixmille ans. Ce mastodonte a peuplé l’Amérique du Nord pendant deux millions et demid’années. Des oscillations nombreuses ont fait varier le climat entre des phasestempérées chaudes et des phases glaciaires rigoureuses. Elles ont suffi à bouleverser lesmilieux forestiers, à fragmenter en îlots les dernières populations de mastodontes.Lorsque ces îlots disparurent, les mastodontes disparurent avec eux. Un stressécologique intense pendant trois à quatre mille ans suffit donc à expliquer la disparitionde cette espèce sans faire appel à une catastrophe. Une distribution insulaire corrélée àla taille réduite de certaines espèces est d’ailleurs évoquée pour les dinosaures duMaastrichtien de l’Europe Centrale, du Sud de la France et de l’Espagne.

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5. La réponse des organismes à la fin du Crétacé

La réponse de la biosphère à la limite Crétacé-Tertiaire a été extrêmement variable selonles groupes et toute hypothèse sur les événements qui surviennent à la fin du Crétacé nepeut faire l’économie des données fournies par les archives de la Terre, par les faunes etles flores fossiles.

Dans les océans, les ammonites et les bélemnites voient le nombre de leurs espèces seréduire au cours du Crétacé, particulièrement entre l’Albien et le Santonien, puis entrele Campanien et le Maastrichtien, de sorte que ces groupes sont proches de l’extinctionbien avant la fin du Crétacé et les ammonites disparaissent plus de cent mille ans avantla fameuse limite Crétacé Tertiaire (figure 9).

Figure 9. - Déclin graduel de la diversité des espèces d’Ammonites dans les couches de Zumaya,Espagne. En cette localité le fossile d’ammonite le plus élevé dans la série se situe à plusieursmètres au-dessous de la limite entre les couches du Crétacé et du Paléocène. D’après Stanley(1987).

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Le nombre des familles de bryozoaires croît du Cénomanien au Campanien, se stabilise auMaastrichtien et au Paléocène et reprend sa progression jusqu’à l’Oligocène. Par contre lesforaminifères planctoniques subissent une réduction drastique: des trente-six espècesprésentes à la fin du Crétacé ne subsiste qu’une espèce au début du Cénozoïque.

Sur les continents, les flores, en particulier les angiospermes, se développent tout au longdu Crétacé. Un brusque déclin dans l’abondance des pollens à la limite Crétacé-Tertiairea été observé mais les différentes familles de plantes ne semblent pas avoir souffertd’extinction en masse durant cette même période.

Le travail de Sullivan (1987) sur l’examen de la diversité des reptiles à la fin du crétacépuis au début du Tertiaire (de quatre-vingt-sept millions d’années et demi à cinquante-quatre millions d’années) apporte des informations intéressantes dont il faut tenir compte(figure 10).

L’examen détaillé de toutes les espèces de reptiles existantes depuis le Sénoniensupérieur jusqu’à l’Éocène et de leur position stratigraphique précise montre de manièreconvaincante un processus d’extinction graduelle des taxons au cours de la transitionCrétacé-Tertiaire; ce processus n’est pas compatible avec les hypothèses faisant appel àune extinction de masse isochrone. Au contraire une première vague d’extinctionscommence à la fin du Campanien (moins soixante-quatorze millions d’années et demi)soit huit millions d’années avant la limite Crétacé- Tertiaire; disparaissent ainsiconjointement: une des familles de tortues, les Protostegidae; une famille deLacertiliens, les Mosasauridae; une famille de reptiles volants, les Pteranodontidae; lesderniers Ichthyosaures: les Platypterygiidae; les derniers Plésioaures: lesElasmosauridae. Puis au cours du Maastrichien, deux vagues d’extinctions se succèdent:cinq millions d’années puis trois millions d’années avant la fin du Crétacé disparaissentcinq familles de dinosaures. Ne subsistent plus que dix familles de dinosaures à la limiteCrétacé-Tertiaire; celles-ci ne représentent en réalité que douze à quatorze espèces quiconstituent les derniers survivants, avant la disparition définitive du groupe. Ces faits ontété soulignés ironiquement par Benton : «La perte de quinze espèces de dinosaures entrois millions d’années constitue-telle une extinction catastrophique?» - et il semble pluslogique de supposer l’existence à la fin du Crétacé d’une série de «stress écologiques»qui conduiraient à la disparition progressive d’une partie, et d’une partie seulement desfaunes marines et terrestres. Les approches catastrophiques doivent donc êtresingulièrement nuancées pour tenir compte de la diversité des réponses fournies par lesorganismes aux événements qui se sont produits à la fin du Crétacé.

6. De l’extinction: le continu et le discontinu dans les sciences de la Terre

L’interprétation des phénomènes d’extinction de masse permet de poser toute une sériede questions épistémologiques. Il n’est pas inutile de porter un regard d’historien dessciences sur l’évolution des idées à l’égard du problème de l’extinction.

Les difficultés actuelles de l’interprétation correcte des discontinuités de l’histoire de laTerre et de celle de la vie sont inhérentes à la géologie, à la paléontologie et à la biologie;elles ont été rencontrées par nos prédécesseurs dès la naissance de ces disciplines.

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Figure 10. - Tableau montrant la distribution des familles de reptiles (et de quelques espècesisolées) à la fin du Crétacé et au début du Tertiaire. Les différentes familles qui s’éteignent à lalimite du Crétacé-Tertiaire ne sont représentées que par une ou deux espèces - une réductionimportante du nombre des familles intervient par ailleurs à la fin du Campanien et durant leMaastrichtien. D’après Sullivan (1987) modifié.

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Pour expliquer les soubresauts observés dans le processus historique que représentel’évolution des espèces, chacun a voulu mesurer la part due aux contraintes externesphysiques et la part due aux contraintes internes biologiques. Si l’évolution est le fruitd’une interaction entre les organismes et leur environnement, l’importance donnée à l’unou l’autre des facteurs a varié au cours du temps.

Au début du XIXème siècle, en pleine période post-révolutionnaire française, Cuvier énonceque les organismes subissent les révolutions du globe: les êtres vivants sont anéantis, desêtres sans nombre périssent soudain. Son disciple, A. d’Orbigny, voit vingt-sept révolutionssuccessives jalonner l’histoire de la Terre, chacune d’elles correspondant à une coupurebien nette dans la succession des archives de la Terre. Elie de Beaumont fait alorscoïncider chaque extinction avec la surrection catastrophique d’une chaîne de montagne.

À l’époque de Cuvier, Constant Prévost en France, puis Charles Lyell (1843) dans uneGrande-Bretagne croyant aux progrès de l’homme et de la société, proposent une approcheactualiste, uniforrnitariste et gradualiste pour expliquer les changements à la surface duglobe. Charles Darwin pourra alors avancer l’idée que dans la théorie de la sélectionnaturelle: «L’extinction des anciennes espèces et la production de nouvelles formesaméliorées sont deux fois intimement connexes. La vieille notion de la destruction complètede tous les habitants du globe, à la suite de catastrophes périodiques est maintenantgénéralement abandonnée...». «Il est difficile d’avoir présent à l’esprit que l’augmentationde chaque être est sans cesse réfrénée par une foule d’actions hostiles qui suffisentcependant pour causer la rareté, ensuite l’extinction». Jusqu’au milieu du XIX” siècle, lemonde vivant était envisagé comme un système à régulation externe. Avec Darwin et sathéorie de l’évolution, la forme des êtres, leurs propriétés, leurs caractères sont soumis à larégulation d’un vaste système qui comprend la Terre et tous les objets qui s’y trouvent. C’estce modèle qui sera accepté et qui est suivi aujourd’hui par les héritiers de Darwin.

Avec les travaux sur l’iridium en 1980 par Alvarez et al. une nouvelle approche, néo-catastrophiste, des extinctions va se développer et SJ. Gould, partisan d’une évolutionsaltatoire, tirera sans tarder les conclusions de ces hypothèses.

Si les extinctions dues à des événements extraterrestres sont plus fréquentes, plusrapides, plus importantes, si leurs effets sont sur le plan qualitatif plus subits que l’on nele pensait, alors les processus de la micro-évolution sont inadéquats pour expliquer lacomposition de la biosphère. Avec de tels effets, l’adaptation des organismes à leurenvironnement local va perdre toute signification au profit d’une sélection imprévue àgrande échelle et qui prendra une énorme importance. Dans ce cas, des mécanismesévolutifs différents sur le plan qualitatif pourraient dominer pendant les périodesd’extinction de masse (Jablonski, 1986). Les partisans de cette approche vont mêmejusqu’à envisager la construction d’une théorie générale de l’extinction en masse allantau-delà de la perspective néo-darwinienne sur l’évolution (Gould, 1989).

La distribution des êtres vivants à la surface du globe est-elle finalement le résultat del’évolution biologique, du jeu des possibles, du résultat entre ce qui était et ce qui sera,entre le conservateur et le révolutionnaire, entre l’identité de la reproduction et lanouveauté de la variation (F. Jacob, 1981), ou est-elle au contraire le résultat desrévolutions du globe, de la survivance du plus chanceux (et non pas celle du plus adapté),si des événements extraterrestres (comme les météorites) ou liés à la dynamique interne dumanteau de la terre (comme les éruptions volcaniques) jouent un rôle finalement beaucoupplus important que l’on ne pensait en introduisant des règles différentes (Gould, 1989)?

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Les partisans du volcanisme (mi-Crétacé) ont d’ailleurs appliqué leur hypothèse à toutes lesgrandes crises de l’histoire de la vie: les principales périodes d’extinction coïncideraientavec les grandes phases d’éruptions volcaniques. Cette démarche (qui rappelle celle d’Eliede Beaumont) accentue ainsi l’effet de tirage au sort dans l’histoire de la vie.

À l’opposé, les partisans du néo-Darwinisme rétorquent à la suite de Hecht et Hoffmann(1986) que la haute fréquence et la périodicité des extinctions en masse peuvent êtremises en doute. Ces extinctions ne sont fondées sur le plan statistique qu’en utilisant unedéfinition inhabituelle et intuitive de l’extinction, laquelle ne fait pas appel à une largetranche de temps. Il n’y a pas de critère sûr et incontestable permettant de distinguer lesextinctions en masse comme des classes de phénomènes distincts et il y a peu de raisonsde croire qu’elles nécessitent un changement majeur de l’outil conceptuel du néo-Darwinisme. Plus que jamais, pour ces auteurs, le néo-Darwinisme demeure pourexpliquer convenablement le destin des espèces. Rien ne permet d’affirmer que lesprocessus observés lors des phases de large expansion de la vie et lors des phasesd’extinctions en masse ne reflètent autre chose que le résultat des forces de lamicroévolution opérant sur un très grand nombre d’espèces biologiques et sousl’influence de conditions physiques et biologiques normales.

Les discontinuités, aubaine des géologues, des paléontologues ... et des historiens (carsans discontinuité pas de chronologie possible), sont évidemment des obstacles à unebonne analyse des processus continus que sont la genèse et l’histoire de la Terre, de lalithosphère et de la biosphère. Ce problème de fond n’est pas propre aux sciences de laTerre et a été traité avec élégance par R. Hoykaas (1970) dans son ouvrage «Continuitéet discontinuité en géologie et biologie». Ainsi Hoykaas montre qu’après 1840 «on setrouve en présence de trois conceptions différentes : uniformité rigoureuse en géologieet dans le monde animal (Lyell), catastrophisme en géologie et progressisme dans lemonde animal (Sedgwick), uniformité en géologie et progression graduelle dans ledomaine organique (Chambers, Darwin)». On pourrait ajouter aujourd’hui:catastrophisme en géologie et ponctuationnisme dans l’évolution1 des espèces enbiologie (Gould). Pour Hoykaas, il semble bien en outre que se soit exercéeexplicitement ou tacitement chez les savants du XIX· siècle, une influence mutuelleentre leur vision du monde et leurs théories et interprétations scientifiques. Il seraitétonnant qu’il n’en soit plus de même pour les savants d’aujourd’hui!

7. Vers une théorie des crises biologiques L’extinction des dinosaures à la fin du Crétacé constitue un événement fascinant qui nepeut être isolé de la disparition ou de la survivance de toutes les autres formes vivantesqui peuplaient la Terre à la même époque.

L’analyse des causes de cet événement est nécessaire pour bâtir une théorie des crisesqui puisse rendre compte de tous les grands changements qui jalonnent 1 ‘histoire de lavie au cours de l’histoire de la Terre et dont le rôle vient tempérer, contrarier ou relancerles effets de l’ontogenèse et de la phylogenèse.

Les célèbres dinosaures disparaissent définitivement de la surface de notre planète il y a66,4 millions d’années, non pas sous l’action d’une cause unique, soudaine et limitéedans le temps, mais plus probablement en raison de causes multiples, complexes etagissant pendant une période d’au moins cinq millions d’années.

NOTE1- Le ponctuationnisme (l’évolution se déroule avec des taux différents: à des périodes de stase succèdent des accélérations) se distingue du saltationnisme(l’évolution se déroule grâce à des macromutations).

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27M-M. BOUSMINA - Nanomatériaux et nanotechnologies

Nanomatériaux et nanotechnologies :au-delà de la science fiction

Mostapha M. BOUSMINA (*)

Il m’est fort agréable de m’adresser aujourd’hui aux élèves et aux étudiants ainsi qu’auxcollègues sur le thème des nanotechnologies. Mais avant de vous amener avec moi dansl’extraordinaire voyage vers l’infiniment petit, laissez-moi d’abord vous entretenir sur ladémarche et la méthode scientifiques.

La science a son mode de fonctionnement basé sur l’approche rationnelle dénuéed’émotions et de superstitions. Elle n’est, en aucun cas, assujettie aux traditions etmœurs et aux pressions sociales ou politiques. Ses principes n’obéissent à aucun dogmeou certitude non-prouvée. Elle requiert un esprit libre dans le vrai sens du mot où aucunequestion n’est taboue. Elle aboutit, dans un intervalle de conditions, à des loisuniverselles. La même expérience conduite au Maroc, en Chine, en France, au États-Unis ou en Australie doit reproduire le même résultat indépendamment de l’origine, dela couleur, de l’âge, du sexe ou de la religion de l’expérimentateur. Un objet tombe dehaut en bas, peu importe l’endroit où l’expérience est menée et peu importe la personnequi réalise cette expérience. Son langage et ses méthodes sont, de ce fait, universels.

La méthode scientifique est basée sur des étapes rationnelles: i) la curiosité, ii) l’observationaiguisée par l’intuition, iii) l’interrogation, iv) le raisonnement critique, v) l’hypothèse, vi) laconceptualisation et vi) la confrontation “impitoyable’’ avec l’expérience.

Ces étapes doivent être basées uniquement sur le raisonnement qui ne fait interveniraucun facteur extérieur (mystérieux), ni force supposée à qui on fait attribuer une partieou la totalité des événements. Tout doit être déduit du compréhensible et du tangible. Letangible ne veut pas nécessairement dire “matériel’’, mais plutôt un concept concret ouabstrait, mais qui est assujetti à la vérification. Il peut s’agir d’un ressort qu’on voits’allonger et revenir à sa forme initiale ou d’une force gravitationnelle ou magnétiquequ’on ne voit pas, mais dont les effets sont mesurables.

_________________________________________(*) Chaire de Recherche du Canada sur la Physique des Polymères et les Nanomatériaux,Département de génie chimique (CREPEC), Université Laval, Ste-Foy, Québec G1K 7P4,CANADA. Membre résident de l’Académie Hassan II des Sciences et Technique, Rabat, MarocEmail: [email protected]

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La curiosité est cette attitude “intérêt’’ de vouloir apprendre et surtout comprendre etdémystifier les phénomènes auxquels on est confronté. Ceci émane du désir de découvriret requiert une attitude active basée sur l’observation. Il ne s’agit pas de subir simplementles événements, mais d’être attentif et proactif en utilisant le sens de l’interrogation quidépasse le stade, nécessaire mais non suffisant, de l’émerveillement. L’émerveillementcontemplatif seul n’est pas productif. Il le devient quand il est accompagné duquestionnement: pourquoi, comment, quand et où? Pour avoir réponse à ces questions, ilfaut avoir une attitude critique basée uniquement sur le rationnel et l’objectivité. C’est la,sans doute, l’étape la plus importante de la démarche scientifique. Bien des esprits et despeuples se sont égarés (et certains continuent malheureusement à l’être), car ils n’osaientpas remettre en cause le dogme établi. Cette attitude est stérile et bloque l’avancée de lascience et fige nos connaissances du monde et de nous même. Aux yeux de la science,rien, mais absolument rien, n’est acquis de façon absolue. Tout est critiquable et tout estsujet à l’amélioration. Les principes et les résultats de la science sont eux-mêmescritiquables et donc évolutifs. Les lois de la physique restent valables dans un intervallede conditions. Poussées à leur limite, les lois de la physique deviennent, dans bien des cas,invalides, et il faut les modifier ou encore les remplacer par d’autres lois. On a crupendant longtemps que l’hérédité était due aux protéines et que celles-ci étaient contenuesdans les chromosomes. On sait maintenant que le code gétique est transcrit dans l’ADNqui est présent dans les chromosomes. Les protéines ne forment que l’enveloppe.

La température et la chaleur ont été fort longtemps confondues; ces notions sontpourtant bien distinctes. On a cru suite aux affirmations de Kepler (1571-1630) etsurtout de Descartes (1596-1650) que la vitesse de la lumière était infinie. Par la suitedes mesures ont montré qu’elle était finie et qu’elle avait une valeur dans le videavoisinant 300,000 km/s. La théorie de la relativité générale d’Einstein a placé cettevitesse comme la vitesse plafond infranchissable. Des expériences récentes basées surdes pulses électromagnétiques mettent maintenant en doute cette limite. On a cru fortlongtemps à la théorie géo-centriste plaçant la terre au centre de l’univers. On adécouvert par la suite qu’il existe d’autres galaxies et pas uniquement la notre et que laterre tourne autour du soleil et non l’inverse et par le même phénomène la lune tourneautour de la terre. On a pendant longtemps affirmé que notre système solaire contientsept planètes. Ce nombre a maintenant presque doublé. On ne croyait jamais pouvoiraller sur d’autres planètes et pourtant l’homme est allé sur la lune et d’autres voyagesplus lointains sont maintenant programmés. On croyait que l’intérieur du corps humainétait inaccessible, alors que maintenant des techniques simples comme les scanners, lesrayons X, la résonance magnétique permettent d’explorer l’intérieur du corps humainavec une incroyable clarté.

Ce ne sont là que quelques exemples qui illustrent l’évolution des concepts et des résultatsde la science. Cette évolution est obtenue grâce aux travaux de scientifiques chevronnésqui osent mettre en doute les lois et les concepts établis et qui proposent de leur proprechef une idée nouvelle qui va à l’encontre des idées reçues et de l’établi rassurant!

Une fois que l’idée a germé, il faut la faire mûrir en envisageant les différentes possibilitésde ses conséquences. Ceci permet de transformer l’idée initiale en un concept et par la suiteà des hypothèses et théories qui doivent être validées ou rejetées par l’expérience. L’étapede la preuve est cruciale et elle est impitoyablement non complaisante!

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Les progrès de la science dont nous profitons tous aujourd’hui et nos connaissances dumonde sont le résultat de cet exercice fécond et évolutif. Les nanotechnologiess’inscrivent dans cette épopée de quête du savoir qui a nécessité de multiples remises encause d’idées préconçues et de concepts préétablis.

Les nanotechnologies concernent la manipulation et la structuration de la matière àl’échelle du milliardième de mètre (nanomètre = 10-9 m). Bien que le nanomètre soitimperceptible à l’œil nu, on arrive à structurer la matière à cette échelle de façonparfaitement organisée pour la doter de tout un spectre de propriétés différentes de cellesobservées à l’état massique. Cette extraordinaire avancée dans la nanomanipulation de lamatière a nécessité des efforts considérables d’hommes et de femmes de sciences qui ontcontribué, chacun à sa manière, à l’essor de ce fascinant voyage vers l’infiniment petit.

L’origine de ces efforts remonte à l’époque des grecs par les travaux de Démocrite (460-370 avant J.-C.) qui adorait boire du vin. Pour obtenir le vin à cette époque, onmélangeait une pâte rougeâtre de raisin fermenté, séché et broyé avec l’eau. Le mélangeainsi obtenu est un liquide de couleur rouge-pâle. Démocrite se posa alors la questionsuivante : où est passé la pâte solide? Pour répondre à cette question, il imagina que lamatière est formée du vide et d’entités élémentaires indivisibles qu’il appela ‘’Atomes’’.Mise dans l’eau, la pâte se subdivise en ses atomes qui infiltrent l’espace interstitiel ‘’levide’’ entre les atomes de l’eau. Démocrite stipula qu’en changeant la quantité‘’ laconcentration’’ de la pâte dans l’eau, on change le nombre d’atomes et par conséquenton change la couleur et la saveur du vin ainsi obtenu.

Cette idée fût rejetée par Aristote (384-322 avant J.-C.) qui décrivit la matière plutôt parquatre éléments : eau, air, terre et feu. Vus la notoriété et le charisme du personnage (lagrande autorité de l’époque, maître d’Alexandre le Grand et inventeur du syllogisme),les idées d’Aristote ont prévalu pendant presque deux mille ans sans que personne n’osâtles mettre en doute.

M-M. BOUSMINA - Nanomatériaux et nanotechnologies

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Cette croyance aveugle dans la théorie d’Aristote a bloqué l’évolution de la sciencejusqu’à l’arrivée de Giadano Bruno (1548-1600) et Galilée (1564-1642) qui contestèrentle postulat et qui clamèrent haut et fort l’existence des atomes. Les deux payèrent leuropposition à la théorie d’Aristote de leur vie : le premier a été brûlé vif et le deuxième aété condamné à vie.

L’idée d’atomes fût définitivement imposée suite à beauoup d’efforts de plusieursscientifiques et penseurs et notamment John Locke (1632-1704), John Dalton (1766-1844), Michael Faraday (1791-1867) et James Clerck Maxwell (1831-1879). Par la suite

Dimitri Mendeleïev (1834-1907) effectua un travail colossal “de moine’’ en classant lesatomes dans un tableau périodique selon leur masse (la vraie classification est selon lacharge qui diffère peu de celle basée sur la masse). Cette classification a permis decomprendre que certains atomes ont un excès de charge et d’autres ont un défaut de charge.

Il était alors clair que si on combinait les uns avec les autres on obtiendrait desassociations entres atomes (molécules). Les molécules ont été connues avantMendeleïev, mais l’idée des combinaisons possibles était obscure. On peut combiner non

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seulement des atomes pour obtenir des molécules, mais les molécules elles-mêmespeuvent également se combiner par réaction chimique pour donner d’autres moléculesayant des propriétés différentes des molécules de base. Il fallait alors un critèrepermettant de savoir si une réaction chimique était possible ou non. Le critère enquestion fut donné par Willard Gibbs (1839-1903, énergie libre) et par LudwingBoltzmann (1844-1906, entropie).

Nos idées sur les atomes et les molécules commencèrent à se préciser. Cependant, il fallaitdéterminer leur taille. La taille des atomes fut calculée par Niels Bohr (1885-1923) quitrouva une valeur de l’ordre de l’angström Å (10-10 m = 10 nm).

Nous connaissons alors la charge et la taille des atomes. Il faut maintenant savoircomment ces atomes se lient entre eux pour former des molécules.

Les atomes se lient entre eux par des liaisons fortes et faibles: liaison covalentes simples,doubles et triples, liaisons métalliques, liaisons d’hydrogène. Ces liaisons peuvent faireimpliquer des liaisons carbone-carbone, carbone-hydrogène, carbone-oxygène, carbone-azote et autres, mais aussi des liaisons carbone-métal.

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Ces liaisons permettent d’assembler un grand nombre d’atomes et de molécules. Pouravoir une idée sur ce nombre, revenons un peu en arrière et examinons une expériencesimple mais magistrale. Celle de Benjamin Franklin (1706-1790), répétée plus tard parLord Rayleigh (1842-1919). En versant une cuillère d’huile (environ 1 cm3) sur lasurface d’eau d’un lac peu agité, l’huile forma un disque mince et lisse. Il fallaitdéterminer l’épaisseur de ce film. Ceci est obtenu par la mesure du diamètre du disqueet donc de sa surface S. L’épaisseur ( e ) du film est alors obtenue en égalant le volumedu cylindre (e. S) au volume initial V=1cm3. L’estimation aboutit à environ 5-10nanomètres! Telle est environ l’épaisseur de film mince impliquant une dispositionparticulière des atomes et molécules.

Combien d’atomes (ou molécules) sont présents dans ce films? Ce nombre peut êtreestimé à partir du volume initial et du volume des atomes supposés sphériques. En effet,dans 1cm3, il y a N atomes, chacun ayant une dimension de l’ordre de Å (10-10 m). On adonc 1cm3 = N.4/3 π R3. Ceci permet d’estimer le nombre N. La valeur trouvée est lenombre magique 1023, connu sous le nombre d’Avogadro (Avogadro, 1776 -1850, n’a pascalculé ce nombre). Quand nous manipulons la matière (mélange de réactifs pour faire uneréaction chimique), nous manipulons, en fait, un multiple de 1023 atomes ou molécules.

Est-il possible de manipuler un seul atome ou une molécule à la fois? Tel est le défi desnanotechnologies. La possibilité de manipuler des atomes un par un est rendu possiblegrâce à la découverte des nouveaux microscopes comme le microscope à effet tunnel etle microscope à force atomique dotés d’une tête conique extrêmement pointue. Grâce àcette pointe, les chercheurs d’IBM ont pu déplacer des atomes de xénon un à un sur unesurface de nickel pour dessiner à l’échelle atomique le sigle d’IBM. Ceci a ouvert la voieà des manipulations de la matière jusqu’à la impossibles. Cette démarche de bas en haut(bottom-up) permet de fabriquer et d’organiser la matière de manière extrêmementprécise. L’autre approche utilise une démarche inverse allant du macro vers le nano (dehaut en bas: top-down).

Ces approches basées sur la manipulation des atomes en utilisant des microscopes ouencore des réactions chimiques de molécules fonctionnalisées qui s’auto assemblentpour former une structure prévue à l’avance, permet de structurer la matière sous desformes variées: sphériques, lamellaires, tubulaires, hélicoïdales, bâtonnets, tores,hémisphères etc. Bref, les physiciens et les chimistes structurent la matière et la sculptentpour lui donner des formes et des fonctions (donc des propriétés) nouvelles. Ainsi, onarrive à structurer les atomes de carbone sous formes de cages et de tubes ayant unerésistance mécanique dépassant celle de tous les matériaux connus jusqu’à date. Cesnanotubes ont en plus des propriétés thermiques et électriques forts intéressantes pourdes applications en électronique, photonique, magnétique etc. Des particules sphériquesd’oxydes métalliques ayant une dimension nanométrique sont fabriquées pour diversesapplications en électronique, en cosmétique, dans le domaine des peintures, dans ledomaine magnétique etc. Des assemblages d’atomes connus sous le nom de quantumsdots (boites quantiques) changent de couleur avec la taille et donc ils sontpotentiellement adaptés pour la fabrication des capteurs, des cellules photovoltaïquesetc. Les molécules peuvent aussi être mises sous forme de films minces et même sousforme de couches mono-moléculaires pour des applications en optique photonique, enélectronique, en médecine etc.

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L’organisation de la matière est rendue possible non seulement à l’état inerte, mais aussià l’état vivant (nano-biotechnologies). Les chimistes, les physiciens et les biologistestravaillent désormais de concert et utilisent souvent les mêmes techniques d’investigation.

Les applications des nanotechnologies sont énormes et variées et nous ne sommes qu’audébut d’une nouvelle révolution technologique. Elles sont impliquées dans des domaines

comme l’électronique, les semi-conducteurs, la catalyse, l’automobile, l’aérospatiale, lagénétique, les télécommunications, les NEMS (Nanoelectromechanical systems), lesBioNEMS, les MMS (man-machine systems), l’optique et photonique, la santé,l’agriculture, l’énergie, l’environnement, la sécurité, la robotique et dans des domainesnon encore anticipés.

Dans le futur on prévoit stocker toutes les bibliothèques d’un pays comme le notre surune puce d’environ 1 cm2, on prévoit fabriquer des médicaments qui vont directementréparer ou détruire les cellules infectées dans le corps humain sans l’intervention duchirurgien; on prévoit éliminer les radicaux libres dans le corps humain et de luttercontre leur effet vieillissant, on prévoit de fabriquer des fours et des réfrigérateursfonctionnant à des températures impressionnantes, on prévoit fabriquer des ordinateurs

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sans clavier ni écran, n’importe quelle surface peut être utilisée pour servir de clavier etd’écran, on envisage de rendre la matière invisible et de voir à travers des surfacessolides, on entrevoit la manipulation des molécules pour les doter d’une structuresimilaire à celle de l’ADN, on entrevoit d’utiliser ces structures pour fabriquer desordinateurs biologiques et quantiques, on envisage d’utiliser les bactéries par millionspour exécuter des taches prédéfinies etc.

Malgré tous ces développements, la théorie reste encore défaillante. Rigoureusementparlant, il n’existe pas encore de “Nanosciences”. Toutes les nouvelles propriétésmesurées sont pour le moment expliquées soit par la physique classique soit par laphysique quantique ou sont encore inexpliquées. Paradoxalement, une physique à uneéchelle encore plus petite existe déjà (physique quantique), mais à l’échelle dunanomètre (le chaînon manquant) la théorie n’est pas encore complète. C’est peut être laque réside la solution de l’unification des quatre forces et la conciliation entre larelativité générale et la mécanique quantique!

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La recherche face au défide l’avenir des écosystèmes marins,

de la pêche et de l’aquaculture

Patrice CAYRE (*)

Depuis plusieurs années, la tendance à la surexploitation constatée d’abord en certainslieux et pour certains poissons visés par la pêche, tend à se généraliser à un nombrecroissant d’espèces et à toutes les mers et océans. Conséquence de cette surpêche: laprévision un peu prophétique, faite à la fin des années 60, selon laquelle les pêchesmondiales pourraient atteindre 100 millions de tonnes par an, n’arrive même pas à seconcrétiser malgré l’efficacité accrue des engins et navires de pêche. L’aquaculturequant à elle, voit sa contribution à l’approvisionnement en produits aquatiques croîtrespectaculairement, mais elle est aussi la cause d’autres et sérieuses nuisances.

La gestion des pêches, qui repose essentiellement sur l’évaluation biologique de lamanière dont telle ou telle espèce peut supporter l’exploitation, et sur des considérationssociales et économiques plus politiques, est brutalement remise en question par cettesituation. De nombreux pays et l’Union européenne durcissent ainsi rapidement leurspolitiques de gestion des pêches suscitant les manifestations des professionnels dusecteur. Les chercheurs sont vivement interpellés par les parties en présence. Lesorganisations “écologistes” s’en mêlent, accusant les pêcheurs de tous les maux. Lasituation, pourtant complexe et subtile, est caricaturée comme un conflit opposant “amisdes pêcheurs” d’un côté, “amis des poissons” de l’autre. L’aquaculture elle-même, esttantôt parée de toutes les vertus d’une panacée, tantôt décriée en raison de ses nuisances.

Quoiqu’il en soit, et la fièvre retombée, ce sont les modalités d’évaluation et de gestionqui sont remises en question à moyen et long terme, mais aussi les approchesscientifiques qui les sous-tendent.

Quelle est la situation mondiale des pêches et son évolution? Quelles sont les défis et lesperspectives pour la recherche? Quelles sont les marges de manœuvre qui permettraientd’éviter une crise sociale et économique majeure? Quelles sont les enjeux pour les paysen développement qui, plus qu’exploitants directs, valorisent l’accès à leur zonesmarines par l’octroi de licences alors que ces ressources, indispensables à l’alimentationdes populations, s’appauvrissent? Quelle place pour la recherche et pour les pêcheursvis-à-vis de la décision en matière de gestion? Quel avenir pour l’aquaculture? Autantde questions auxquelles cette conférence, qui se veut essentiellement interactive, tenterade contribuer en sensibilisant les participants à la complexité de cette situation, véritabledéfi pour la recherche scientifique. _________________________________________(*) Directeur de Recherche, IRD, Institut de Recherche pour le Développement - France.Membre de l’Académie des Sciences - France.

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Depuis plusieurs années, la tendance à la surexploitation constatée d’abord en certains lieuxet pour certains poissons visés par la pêche, tend à se généraliser à un nombre croissantd’espèces et à toutes les mers et océans. On peut même l’observer à différents niveauxd’activités de pêche, y compris au niveau individuel le plus ponctuel.

De nombreux pays et l’Union européenne durcissent ainsi rapidement leurs politiques degestion des pêches suscitant les manifestations des professionnels du secteur. Le conflitrésultant de cette situation grave des ressources marines, et de sa prise en compte par desmesures de gestion renforcées, est caricaturée comme un conflit opposant “amis des

pêcheurs” d’un côté, “amis des poissons” de l’autre. A l’évidence pourtant il ne peut y avoirde pêche sans poissons. Le destin des pêches est donc étroitement lié à celui des poissons.Tout pêcheur en particulier mais aussi chacun de nous, aime à rêver devant les photos decaptures spectaculaires, comme sur ces clichés de mérous et d ’un flétan de près de 3 mètresde long (au centre) pris au début des années 50 en Afrique du sud et au Canada.

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Jamais de telles photos ne pourront être prises aujourd’hui car les plus gros poissons ont disparu.En plus petit nombre que les plus petits (et donc les plus jeunes) ce sont les plus recherchés etdonc les premiers affectés par la pêche.

1. Importance mondiale de la pêche dans la consommation humaine

• A l’échelle mondiale, environ 1 milliard de personnes sont tributaires du poissoncomme principale source de protéines animales.

• Dans les Pays à Faible Revenu, pays en développement ou émergents, où laconsommation actuelle de produits de la mer est proche de la moitié de celle des paysles plus riches, la contribution du poisson à l’apport total en protéines animales estconsidérable, voisine de 20%.

• Dans certains pays insulaires ou côtiers à forte densité de population, les protéines depoisson contribuent de façon décisive au régime alimentaire. Les produits de la merreprésentent ainsi de 50% à 80% de l’apport total en protéines animales (Bangladesh,Corée du Nord, Ghana, Guinée, Indonésie, Japon, Sénégal, etc.).

Des progrès technologiques gigantesques ont été faits au cours des quinze dernièresannées, pour rendre plus efficaces les navires et les engins de pêche: radars et sonarstoujours plus performants pour repérer les poissons, engins de pêches plus rapides amettre en œuvre et à relever etc. Ces progrès joints à l’augmentation globale du nombrede bateaux de pêche, ont donc accru la pression exercée et la mortalité infligée sur lespoissons. Malgré cela on constate que les captures stagnent à environ 90 millions detonnes par an. La production aquacole va croissant et représente actuellement plus dutiers de la production totale de poisson.

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2. Les pêcheries mondiales sont en crise

• 75% des stocks sont pleinement exploités ou surexploités.• Les captures ont atteint un seuil et correspondent à celles prédites par les modèles il y a 30 ans.• Surcapacité de pêche: on pêche moins avec un effort de pêche toujours grandissant.• L’activité de pêche est dévastatrice des habitats et d’espèces non ciblées: les prises

accessoires sont actuellement de 27-30Mt (env.30% des captures totales).• De nombreuses espèces de poissons sont en danger d’extinction.

Cette figure illustre les propos qui précèdent: 76% des stocks ou espèces de poissons quifont l’objet de pêches, sont pleinement exploités, surexploités ou décimés.

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Ces images illustrent à partir de photos de thoniers industriels l’incroyable croissance dela puissance de pêche ceci grâce aux progrès techniques réalisés sur les navires et lesengins de pêche, joints à l’augmentation de la taille et du nombre de navires.

• Les Captures seules ne sont donc pas un bon indicateur de l’abondance despoissons (pêcher une tonne de poisson requiert beaucoup plus de technologie et depuissance qu’autrefois).• Aujourd’hui nous avons des bateaux de pêche qui ressemblent plus à des navires de course.Ils sont dotés d’appareils qui leur permettent de détecter les moindres concentrations depoissons et de les capturer qu’ils soient en surface ou en profondeur.

La stagnation (environ 130.millions de tonnes) depuis plusieurs années de la productionaquacole totale (cad pêche et aquaculture originaires des eaux marines et continentales)masque de profonds changements internes.

- la part de la production (pêche et aquaculture) d’origine marine a fortement diminué: 84% en 1992, 74% en 2003;

- la diminution globale (mer et eaux douces) de la production de la pêche (85% en 1992, à 68% en 2003;

- l’augmentation spectaculaire de la part de l’aquaculture dans la production totale (mer et eau douce): de 15 % en 1992 à 32 % en 2003.

Cet accroissement concerne aussi bien l’aquaculture marine (de 5% en 1992 à 13% en 2003)que l’aquaculture continentale (de 10% en 1993 à 19 % en 2003). L’aquaculture continentalereste donc largement majoritaire (19 %) par rapport à l’aquaculture marine (13 %).

3. Productions marocainesPar rapport à la situation mondiale, la production aquacole marocaine (pêche etaquaculture) se singularise par une très faible proportion de la production par aquaculture(0,1%). Cette dernière concerne essentiellement l’élevage de la dorade et du bar.

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Les captures moyennes marocaines de la période 1992-2004 sont d’environ 800.000tonnes. Mais depuis le début des années 2000, elles s’établissent et plafonnent à 900.000après pic en 2001 d’1,1 millions de tonnes. Cette situation de stagnation s’apparente àcelle observée au niveau mondial.

Il convient aussi d’observer que l’essentiel (environ 80%) des captures sont constituéesde petits poissons pélagiques (sardines, chinchards) de faible valeur marchande, pêchésen zone côtière.

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L’essentiel des pêches de captures se fait en zone côtière (environ 94%). Mais ces pêchescomposées essentiellement de petits pélagiques, ne représentent que 60% de la valeur totaledes pêches marocaines.

A titre de comparaison, les pêches hauturières qui ne représentent que 3% du poids descaptures totales, contribuent pour 27% à la valeur totale des pêches. Ceci s’explique par lesespèces à haute valeur marchande (ex:calmars et poulpes) exploitées par la pêche hauturière.

La multiplicité des paramètres (climat et environnement, emplois, revenus,caractéristiques biologiques des espèces exploitées...) et des acteurs (poissons, pêcheurs,décideurs) intervenant dans le domaine des pêches, explique que l’on désigne ce derniercomme un «système complexe».

Plus concrètement dès que quelque chose ne va pas et que l’on souhaite intervenir par laréglementation, on se heurte à un concert de plaintes chacun se renvoyant laresponsabilité des problèmes rencontrés pour bloquer ou faire amender les nouvellesrègles envisagées. Les relations entre les agents (humains) de se système complexesemblent trop souvent répondre à la règle du «c’est pas nous c’est l’autre!».

4. Modes de contrôle

4.1. Contrôle par le Haut

L’homme par son action de pêche, joue un rôle majeur de prédation, sur les ressourcesmarines. Mais cette prédation est ciblée sur certaines espèces en raison de leursdébouchés sur les marchés et auprès des consommateurs au niveau national ouinternational (particuliers, industriels de la conserve ou de la fabrication de produitsdérivés comme les farines de poisson).

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Si la prédation sur une espèce donnée a un impact évident et direct sur l’abondance decette espèce, elle en aura aussi un sur l’ensemble des espèces composant la chaînetrophique (càd la chaîne alimentaire) reliant toutes ces espèces entre elles par lesrelations de prédateur à proie.

A cet effet en cascade par le jeu des relations prédateur-proie, s’ajoute l’effet de lavariabilité de l’environnement (température de l’eau, stratification des couches d’eau,composition chimique de l’eau, courants etc..). L’environnement détermine lui aussil’abondance des différentes espèces qui composent et peuplent les écosystèmes.

Ainsi la gestion des pêche ne devrait elle plus être fondée sur le seul «état» de telle outelle espèce prise indépendamment, mais bien sur l’ensemble des espèces et de leurmilieu de vie, qui sont directement ou non affectés par la pêche et les fluctuationsenvironnementales. C’est ce que l’on appelle «l’approche écosystémique des pêches».

Cette première figure illustre l’effet en cascade que peut avoir le prélèvement desespèces qui se trouvent au sommet de la chaîne alimentaire et que l’on désigne sous lenom de prédateurs apicaux.

Le facteur de contrôle se situera donc ici au niveau de ces prédateurs. Leur raréfaction(pêche ou diminution naturelle d’abondance pour des raisons environnementale)bénéficie à leur proies immédiates. Moins pourchassées par les prédateurs, leurabondance augmente, mais effet cascade, leur proies planctoniques (zooplancton) sontsoumises a une prédation accrue et tendent à diminuer d’abondance. Et ainsi de suitejusqu’au plancton végétal (phytoplancton).

4.2. Contrôle par le Bas

De manière symétrique, le facteur de contrôle initial peut se situer au niveau des pluspetites proies, le phytoplancton.

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Cette figure illustre l’effet en cascade que peut avoir une diminution de l’abondance despremiers éléments à la base de la chaîne trophique : le phytoplancton et la production primaire.

L’abondance du phytoplancton est soumise aux conditions et aleas physiques etchimiques du milieu marin. Le facteur de contrôle se situera donc ici au niveau duphytoplancton le plus petit. Sa raréfaction, constitue une perte de ressources alimentairespour ses prédateurs. Ces derniers diminuent d’abondance faute de nourriture. Tout cecise répercute jusqu’au sommet de la chaîne trophique: les poissons carnassiers etl’homme, ses pêcheurs et consommateurs.

4.3. Contrôle au Centre

L’impact majeur et donc le contrôle peut aussi se faire par le milieu de la chaîne trophique.Au centre de la chaîne trophique se situent les petits poissons pélagiques ou “poissons

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fourrage” (sardine, chinchards, anchois...) qui sont les proies des poissons carnassiers lesplus recherchés par la pêche. Mais ces petits poissons fourrage, sont maintenant euxaussi très recherchés par la pêche (alimentation humaine et fabrication de farine).

La pression de pêche qui s’exerce sur eux va croissant. Leur abondance, déjà trèssensible aux fluctuations de l’environnement (ex effet El Niño), est donc tributaire deseffets combinés de l’environnement et de la pression de pêche. Toute diminutionimportante de leur abondance se répercute tant sur leurs prédateurs que sur leurs proies.

5. Paradoxe de l’exploitation

Les pêcheries affectent les écosystèmes de telle sorte qu’ils deviennent plus ‘sensibles’aux changements environnentaux.

Cette figure est fondée sur l’évolution observée de l’abondance de la «morue duCanada» et de ses proies.

6. Extinction des Populations Marines (Dulvy et al. 2003)

• 133 cas d’extinction ont été signalés à des niveaux locaux, régionaux ou bienglobaux (32 espèces de poissons, 19 Condrichtyens, 14 mammifères marins, 12espèces d’oiseaux…)

• 53 années est le temps moyen pour analyser, certifier et dater l’extinction d’uneespèce signalée absente de son habitat courant

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• La plupart des disparitions (80%) furent détectées en utilisant des approches historiquescomparatives, ce qui laisse penser que ces chiffres sont largement sous-estimés

• Une centaine d’espèces de poissons sont aujourd’hui sur la liste rouge de l’IUCN(en danger d’extinction) • La surexploitation est à l’origine de la plupart des extinctions d’espèces marines(55%), suivie par la perte des habitats (37%) tandis que le reste est lié à l’intrusiond’espèces invasives, au changement climatique, à la pollution et aux maladies

Sur les marchés on est parfois étonné de voir des espèces que l’on ne voyait pas jusquelà, ou encore de voir une grande et inhabituelle variété d’espèces. Cette remarquepourrait inciter à douter des alarmes des scientifiques quant à la raréfaction desressources marines et à la dégradation de la biodiversité.

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Bien au contraire cette observation sur les étals de marchés indique que ce que l’on nepéchait pas avant, est péchés maintenant. En termes populaires on peu résumer cettesituation en disant que devant la pénurie, «on racle les fonds de tiroir».

Sur des marchés en Bretagne on peut parfois voir de ces espèces qui n’étaient pascommercialisées. Ici des berniques, aussi appelées patelles ou chapeau chinois,. Cesmollusques ne faisaient jusqu ’il y à peu, que l’objet de jeu pour les enfants qui ledécrochent sur les rochers, et s’essaient parfois à les mâchonner.

7. Vers les approches écosystémiques des Pêches (EAF Ecosystem Approach to Fisheries)

• FAO Code de conduite des Pêches responsables (FAO, 1995) suite à la déclaration de Rio.• Au niveau international, le rôle et l’importance des EAF furent reconnus par 47 paysparticipant à la Conférence de Reykjavik sur les ‘pêches responsables dans lesécosystèmes marins’ qui s’est tenue en Octobre 2001. • Déclaration de Reykjavik inclut notamment : - “… dans un effort pour rendre les pêches responsables et durables dans les écosystèmesmarins, nous nous attacherons individuellement et collectivement à incorporer desconsidérations écosystémiques dans l’aménagement des pêcheries;- l’exhortation “Encourager l’application à l’horizon 2010 de l’approche écosystémique”.

Plusieurs et importantes initiatives ont été prises au niveau international qui,reconnaissant la surexploitation des espèces et écosystèmes marins, prônent de profondschangement dans la gestion des pêches, et notamment l’approche écosystémique.

***

Je terminerai cet exposé par un «clin d’œil». Il s’agit de l’affiche un peu provocatrice duWorld Wild life Fund devenu World Wilde Fund for Nature, une grande ONG soucieusede préserver la vie sauvage et les ressources vivantes naturelles. Mais ce clin d’œil estsurtout destiné à attirer votre attention sur le fait que la préservation de nos ressources

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naturelles, des poissons et des écosystèmes marins est l’affaire de tous. Les politicienssont confrontés, comme on l’a vu, à des décisions difficiles tant sont inextricablementliées des considérations économiques, sociales et écologiques dans ce système complexeoù se situent les pêches. Ce milieu est de surcroît très réactif et prompt à manifester autitre du «c’est pas nous c’est lui», plus soucieux du court terme et donc peu enclin àaccepter des décisions contraignantes.

Les consommateurs et la société civile, c’est à dire chacun de nous et de vous, sommespourtant les plus concernés que ce soit à court moyen ou long terme. Il nous revient doncd’agir en connaissance de cause et de vous faire entendre, vous aussi, en transmettant delégitimes inquiétudes auprès des décideurs politiques.

A cet égard je vous remercie d’être venus ici pour m’écouter sur ce sujet. Je tiens aussià remercier le Gouvernement du Maroc et son Académie des Sciences d’avoir organisécette première manifestation et de m’y avoir invité.

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49A. DJEBBAR - La science arabe au cours de l’histoire

La science arabe au coursde l’histoire

Ahmed DJEBBAR (*)

On ne peut pas parler des activités scientifiques d’al-Andalus et du Maghreb sans les situer dansdes contextes plus larges. Le premier est linguistique et il concerne la langue arabe, même si, danscette région, le latin et le berbère ont joué un rôle dans la production ou la conservation d’uncertain savoir local. Le second est scientifique puisque ces activités ont été alimentées, dedifférentes manières, par celles qui se sont développées à la fin du VIIIe siècle en Orient. Letroisième est géopolitique parce que l’Andalus et le Maghreb, à différentes étapes de la phasemusulmane de leur histoire, ont été impliqués directement ou indirectement dans des évènementsrégionaux où ils ont joué un rôle parfois déterminant. Et ces évènements ont parfois influé sur ledynamisme des activités culturelles et scientifiques. Le dernier contexte est humain et c’est le plusimportant à nos yeux parce que l’aventure scientifique de l’Occident musulman en général s’estfaite dans le cadre d’un formidable brassage ethnique et culturel qui, au delà des conflits et desruptures, a permis à la science de se développer puis de survivre à la faveur des échanges entrecommunautés scientifiques. Pour toutes ces raisons, nous avons pensé qu’il était utile, avantd’évoquer les activités scientifiques de chaque période de l’histoire d’al-Andalus et du Maghreb,de les situer dans les différents contextes qui peuvent les éclairer. Il faut enfin préciser que cetexposé concerne les sciences en général mais, pour illustrer notre propos, nous nous limiteronssouvent aux activités mathématiques qui sont notre domaine de recherche.

Pour simplifier la présentation des différents contextes politiques dans lesquels les sciences sesont développées, nous avons opté pour une périodisation basée uniquement sur les types depouvoirs qui se sont succédés en Andalus et au Maghreb jusqu’à la fin du XVe siècle : lesgouverneurs du premier siècle de l’Islam, les Emirats, les deux califats, les principautés, lesdeux empires et les quatre royaumes. Cette périodisation ne reflète aucunement la complexitédes interactions entre phénomènes politiques, économiques et culturels mais elle permet dedonner des repères simples à retenir.

LA PERIODE DES GOUVERNEURS (647-756)

La phase islamique de l’histoire du Maghreb et de la Péninsule ibérique commence en647 avec les premières incursions, en Ifriqya, des cavaliers arabes dirigés alors parcAbdallah Ibn Sacd. Mais, c’est bien plus tard que commenceront à se mettre en place,dans cette région, les éléments essentiels de la cité islamique médiévale, qui seront eux-mêmes coiffés, à partir du VIIIe siècle, par différentes structures étatiques. La premièremétropole musulmane au Maghreb, Kairouan, est fondée en 674 1. Mais, il a fallu attendredix ans encore pour qu’une deuxième expédition ait pu s’aventurer à l’intérieur du pays.La conséquence en a été une réaction violente et soutenue des populations locales._________________________________(*) Professeur de Mathématiques, Université des Sciences et des Technologies de Lille.1- La conquête du Maghreb, qui durera une cinquantaine d’années, nous est relatée par des textesarabes qui s’appuient sur des traditions orales tardives. Par ailleurs, nous ne savons pas si cesévénements ont inspiré d’autres chroniqueurs berbères ou byzantins.

50 Conférences données dans le cadre des journées «les jeunes et la science» (2006)

Cela a eu pour effet de freiner sérieusement l’avance des armées, en particulier en direction del’Espagne. Mais, la possibilité offerte aux nouveaux convertis de participer activement auxconquêtes semblent avoir donné de nouvelles énergies à ces dernières. C’est ainsi que lescontingents berbères se sont lancés, à partir de 710, dans l’occupation de la Péninsule ibérique.

Sur le plan politique, l’Andalus s’est distingué très vite par une certaine instabilité quis’est reflété d’une part dans le changement fréquent des gouverneurs (puisque pas moinsde vingt trois seront nommés entre 714 et 756) et, d’autre part, dans les mouvements decontestation qui ont abouti parfois à des révoltes importantes. Il faut dire que lespremières expéditions n’ont pas permis l’occupation profonde des territoires conquis etle contrôle politique de leurs populations, qu’elles soient autochtones ou nouvellementinstallées. De plus, les premières décennies de gouvernement n’ont pas réussil’unification sous une même autorité, celle du califat de Damas. A cela il faut ajouter leseffets retardés des divergences politiques qui ont nourri l’Islam du VIIIe siècle et quin’ont pas tardé à s’exprimer sous la forme de différences idéologiques parfois très nettes.Ces clivages ont été véhiculés vers l’Occident musulman, grâce à la mobilité des armées,par les adeptes des sectes et des tendances qui avaient surgi au cours des multiplesconflits de la période des «califes bien dirigés» (632-661).

Durant toute cette période, l’Andalus était étroitement lié au Maghreb, d’abord sur leplan politique, puisqu’il est même arrivé que ses gouverneurs soient nommés par lesautorités de Kairouan. Il l’était aussi sur le plan humain, à cause des migrationssuccessives, provenant essentiellement du Maghreb Extrême, qui ont apporté à lapopulation d’al-Andalus une composante berbère non négligeable, en tout cas plusimportante, quantitativement, que l’apport arabe des familles kairouanaises et desdifférents contingents militaires 2. Dans un premier temps, et compte tenu de leurcomposition essentiellement mâle, les apports arabes et berbères se sont fondus dans lapopulation locale, grâce à un brassage relativement rapide, et ils ont favorisé deuxprocessus importants, celui de la conversion à l’Islam et celui de l’arabisation.

Cette arabisation, qui a touché essentiellement les habitants des villes, a été, semble-t-il,relativement plus lente au Maghreb qu’en Andalus. On sait également qu’elle a fini parsupplanter le latin, mais elle n’a pas eu le dessus sur les langues autochtones, c’est à direle berbère au Maghreb et les langues ibériques en Andalus 3. Les conditions danslesquelles s’est faite cette arabisation ainsi que les premières productions locales danscette langue, sont rarement évoquées par les chroniqueurs et les historiens. On peut toutau plus signaler que le premier texte écrit en arabe par un maghrébin est dont le titre etquelques extraits nous sont parvenus, est le Futuh Ifriqya [Conquête de l’Ifriqya], d’Abul-Muhajir al-Qarawani, est un immigré arabe de la troisième génération 4. Mais, avantcette publication, il y a eu certainement des écrits strictement religieux qui prolongeaientle corpus de base constitué par le Coran et le Hadith ou qui l’utilisaient pour résoudre

__________________________2 - D’après les chroniqueurs, le premier apport arabe de 12000 hommes correspond à l’armée deMusa Ibn Nusayr (640-712). Il a été suivi par l’installation, en 717, de 400 chefs arabes venus deKairouan avec leurs familles. Puis, à la faveur des révoltes berbères qui ont éclaté sous le règnedu calife omeyyade Hisham 1e (724-743), une dizaine de milliers de nouveaux soldats, originairesde Syrie, se sont installés en Andalus.3 - Si le latin semble avoir reculé devant l’arabe dans les textes écrits, il est encore présent sur lespièces de monnaies dont les inscriptions ont été, un certain temps, bilingues.4 - Il s’agit du petit-fils du second gouverneur arabe nommé, en 718, par le calife cUmar II (717-720). Voir M. Al-Manuni : Al-Masadir al- carabiyya li tarikh al-Maghrib [Les sources arabes del’histoire du Maghreb], Casablanca, Binmid, 1983, p. 17.

51A. DJEBBAR - La science arabe au cours de l’histoire

des problèmes nés dans le contexte de la nouvelle société. Le même phénomène a dû seproduire en Andalus, quelque temps après la conquête. Mais, là aussi, rien ne nous estparvenu de cette première période, à l’exception de quelques noms d’hommes dereligion, comme Ibn Abi Hind (m. après 767) 5 qui a eu le privilège de suivre les coursde l’Imam Malik (m. 795), ainsi que des juristes, comme Ibn Muslim (m. 738) ou ash-Shami (m. 740) 6.

Les historiens sont également silencieux sur ce qui a pu exister dans ces deux régionsdans le domaine du savoir et du savoir-faire scientifique au moment de la conquêtemusulmane. A cette question, on ne peut fournir aujourd’hui que des réponses partiellessous forme de rares témoignages et de conjectures. A partir des éléments linguistiques etculturels qui nous sont parvenus, il est acquis que les populations de la régionpossédaient des numérations, un système métrologique, des pratiques astrologiques etartistiques et un savoir astronomique minimal basé sur l’observation. Mais tout cela n’estpas particulier aux populations d’al-Andalus et du Maghreb.

En ce qui concerne le savoir mathématique écrit, il est tout à fait possible que lesadministrations locales et d’autres spécialistes manipulaient des outils de calcul utilisantdes systèmes de numération adaptés à leurs pratiques. L’un d’eux pourrait avoir été enusage dès cette époque. Il s’agit d’un système à 27 symboles qui a été connu plus tardsous des noms différents. Les documents qui nous informent sur ce système sontpostérieurs au XIe siècle, mais leur silence laisse supposer que son origine est trèsancienne. Une de ses appellations, « le calcul rumi », pourrait même suggérer une originebyzantine7. Dans les autres domaines du savoir, il est bien connu maintenant, grâce auxtravaux de ces dernières décennies, qu’un patrimoine en latin était disponible en Andalusau moment des conquêtes. On sait, par exemple, que parmi le butin récupéré par lestroupes de Tariq Ibn Ziyad, il y avait, en plus des exemplaires de la Bible, des ouvragessur les pierres précieuses et sur la chimie8. On sait aussi que les premières pratiquesscientifiques en arabe, dans des domaines aussi variés que la médecine, l’astrologie etl’astronomie appliquée, ont puisé dans le fonds latin qui existait alors. Un des ouvragesreprésentatifs de cette tradition est la célèbre encyclopédie d’Isidore de Séville (m. 636),intitulée «Les Etymologies » qui a été une source d’information pour certains écritsarabes. C’est la même observation que l’on peut faire pour les ouvrages traitantd’histoire, comme celui de Paulus Orosius ou la Chronique de Saint Jérôme (m. 420) 9.

__________________________5 - Ibn al-Faradi : Tarikh ulama’ al-Andalus [Histoire des savants d’al-Andalus], Le Caire, ad-Dar al-misriyya li tta’lif wa t-tarjama, 1966, p. 159. 6 M. A. Makki : Ensayo sobre las aportaciones orientales en la Espana msulmana, Madrid,1968, pp.61-63.7 - Ce système porte également les noms de « chiffres des registres » et de «chiffres de Fès». Il a continuéà être utilisé, dans le Maghreb Extrême, pendant des siècles, comme le confirment les chapitres ou lesmanuels qui lui ont été consacrés. Pour plus de détail, voir Y. Guergour : Les différents systèmes denumérotation au Maghreb à l’époque ottomane : l’exemple des chiffres rumi, Actes du Symposium sur“Science, Technology and Industry in the Ottoman World” (XXe Congrès International d’Histoire desSciences, Liège, 20-26 Juillet 1997), Liège, 2000, pp. 67-74.8 - Ibn cAbd al-Barr, l’auteur arabe qui rapporte cette information, précise que «Au nombre des objetstrouvés en Andalus, il y avait vingt deux ouvrages incrustés constituant des textes de la Bible et un autreouvrage incrusté d’argent traitant des propriétés des pierres, des arbres, des bêtes et contenant destalismans étranges. On porta cette trouvaille à al-Walid. Parmi les <autre> ouvrages, il y en avait unqui traitait de chimie et de la manière de fabriquer des hyacinthes». Cité par Y. Eche : Les bibliothèquesarabes publiques et semi-publiques en Mésopotamie, en Syrie et en Egypte au moyen âge, Damas,Institut Français de Damas, 1967, pp. 18-19.9 - J. Samso : Astrology, Pre-islamic Spain and the Conquest of al-Andalus, Revista del Instituto Egipciode Estudios Islamicos en Madrid 23, Madrid, 1985-86, pp. 79-94. In J. Samso : Islamic Astronomy andMedieval Spain, Variorum, 1994, II.

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LA PERIODE DES EMIRATS (756-900)

L’extension de l’Islam en Occident, après la période de conquête, va se faire dans le cadred’une lutte idéologique intense qui va déboucher sur des révoltes puis sur la création de petitsroyaumes et de villes-Etats. Ces luttes reflétaient celles qui agitaient déjà le centre de l’empiremusulman. Mais si, à Damas, le pouvoir faisait face au clan des Shiites, au Maghreb ce sontles sectes kharidjites qui ont réussi à mobiliser les populations contre l’autorité centrale etl’orthodoxie qu’elle défendait. Cette situation instable a poussé l’aristocratie arabe duMaghreb à se tailler des provinces entières et à gouverner d’une façon autonome. La nouvelledynastie instaurée par les Abbassides, en 750, s’est vue obligée de cautionner le fait accompli.Il y eut ainsi, de 750 à 800, une succession de gouverneurs arabes pour l’Ifriqya qui ont agien fait comme des Emirs indépendants dans la mesure où ils n’ont été pas désignés par lecalife et où ils n’ont accepté, vis-à-vis du pouvoir central de Bagdad, qu’une vassalitéformelle accompagnée du versement d’un tribut annuel. Puis, à partir de 800, c’est unevéritable dynastie, celles des Aghlabides (800-909), qui s’est mise en place. Elle a bénéficiéde la prospérité économique que connaissait le Maghreb oriental, grâce en particulier à sonintégration au commerce international désormais sous contrôle musulman. La conquête de laSicile, à partir de 827, n’a fait que renforcer la puissance de cette dynastie.

Dans le Maghreb Extrême, on assiste à la formation de royaumes plus ou moins grandset dont le plus connu a été celui des Idrisides (789-926). Entre ces royaumes et leterritoire des Aghlabides, se sont développées trois villes-Etats, Tlemcen, Sijilmasa etTahert, dont les positions géographiques ont permis de contrôler l’essentiel du commercedu Maghreb de l’Ouest. Les pouvoirs de ces trois villes reposaient sur l’idéologiekharidjite qui s’exprimait à travers plusieurs courants concurrents.

En Andalus, le système du gouvernorat de la première période n’a été qu’une tutelledéguisée du pouvoir de Kairouan. Mais les événements tragiques qui ont accompagné laprise du pouvoir par les Abbassides ont créé les conditions d’une autonomisation réelle.

En effet, l’un des rescapés du massacre des membres de la famille régnante omeyyade,cAbd ar-Rahman I (756-788), fonde un puissant émirat dont les actions politiques ont étémarquées, non seulement par un esprit d’indépendance totale, mais également par unefarouche opposition au pouvoir de Bagdad et à ses alliés maghrébins. Plus tard, cetantagonisme s’est exprimé sur le plan culturel et scientifique par une saine émulation.Durant la longue période de l’émirat qui s’étend de 756 à 929, on peut dégager leséléments caractéristiques suivants : sur le plus territorial, cette période a connu un grandnombre d’incursions musulmanes vers le Nord menées souvent dans un but offensif. Cesmultiples expéditions ont abouti, sous le règne de cAbd ar-Rahman II (822-852), à unerelative stabilisation des frontières. Sur le plan démographique, les premières alliancesde cAbd ar-Rahman I ont favorisé un afflux important, vers l’Andalus, de populationsberbères originaires du Maghreb Extrême qui se sont ajoutées aux premiers apports dela conquête. On assiste alors à un lent brassage entre ces communautés et lesautochtones, favorisé par le phénomène de conversion dont le développement sembleavoir été important sous le règne de cAbd ar-Rahman II.

Dans le domaine scientifique et culturel au sens large, les activités des premiers foyersmaghrébins et andalous ont été en prise directe avec celles des foyers d’Orient pour lesquels

Conférences données dans le cadre des journées «les jeunes et la science» (2006)

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cette période a été celle de l’avènement et du développement de quatre phénomènesimportants. Le premier est l’émergence d’une tradition de recherche centrée sur deux pôles:celui de l’exégèse ou de l’authentification du contenu du corpus de base de l’Islam, c’est à direle Coran et le Hadith et celui de l’étude de la langue arabe (avec l’élaboration de théorieslinguistique, grammaticale et poétique). Le second est la lente constitution des quatre grandes écoles théologiques qui vont exprimer l’orthodoxie musulmane, opposée aux courantskharidjite et shiite. C’est d’ailleurs l’une de ces écoles, le Malékisme, qui va avoir lafaveur de l’élite de Kairouan avant de devenir le rite officiel des Emirs andalous. Letroisième est l’apparition d’un important mouvement de traduction d’ouvragesscientifiques et philosophiques hérités des traditions indienne, persane et surtoutgrecque. Ce mouvement a été accompagné d’une intense activité intellectuelle touchanttous les domaines de la connaissance. Le quatrième et dernier phénomène est lanaissance et la diffusion du rationalisme mutazilite qui a accompagné le développementdes activités scientifiques et philosophiques de la première moitié du IXe siècle.

Les phénomènes que nous venons d’évoquer n’ont pas eu leurs équivalents au Maghrebet en Andalus, mais leurs effets n’ont pas tardé à se faire sentir dans les nouvellesmétropoles de ces deux régions, et plus particulièrement à Kairouan et à Cordoue,favorisant, là aussi, une dynamique culturelle et scientifique qui a été alimentée à la foispar les traductions, faites en Orient, et par les premiers ouvrages originaux qui parvenaientdes foyers intellectuels du centre de l’empire, comme Damas, Bagdad et Basra.

A partir de ces premières initiatives, et selon des rythmes différents, on voit naître, àKairouan d’abord, une tradition théologique et juridique puis une tradition scientifiquedans deux domaines : la médecine et les mathématiques utilitaires 10. Cette dynamiquea également existé à Tahert, à la même époque, si l’on en croit les témoignages d’IbnSaghir (IXe s.) et d’Abu Zakariyya (XIe s.) qui parlent d’une catégorie de la populationde la ville-Etat qui, dès la fin du VIII e siècle, collectionnait des manuscrits, animait desdébats théologiques et s’adonnait à des activités intellectuelles profanes 11. Il ne nous estrien parvenu des activités culturelles des populations des autres principautés duMaghreb, si ce n’est la tentative des Barghwata, évoquée brièvement par le géographeal-Bakri (m. 1094) et qui aurait consisté à réécrire ou à traduire le Coran en berbère 12.

Pour l’Andalus, nous savons que la période des Emirats est bien celle de la naissance despremières initiatives scientifiques et culturelles, mais nous ne sommes pas informés surleur contenu. En effet, parlant de ces activités durant la période qui suivit les conquêtesmusulmanes dans la péninsule ibérique, Sacid al-Andalusi (m. 1071) nous dit que «le paysresta indifférent à toutes les sciences, sauf à celles du Droit et de la langue arabe, jusqu’aujour où le pouvoir passa définitivement aux mains des Omeyyades, après une longuepériode de troubles» 13. Cela dit, compte tenu des caractéristiques de la cité islamique, qui

A. DJEBBAR - La science arabe au cours de l’histoire

__________________________10 - A. Djebbar : Quelques éléments nouveaux sur l’activité mathématique arabe dans le Maghreb oriental(IXe-XVIe s.), Actes du 2e Colloque Maghrébin sur l’Histoire des Mathématiques Arabes (Tunis, 1-3Décembre 1988),Tunis, Université de Tunis, 1990, pp. 53-73.11 - A. Djebbar : Les activités mathématiques dans les villes du Maghreb Central (IXe-XVIe s.), Actes du3e Colloque Maghrébin sur l’Histoire des Mathématiques Arabes (Tipaza, 2-4 Décembre 1990), Alger, Office desPresse Universitaires, 1998, pp. 73-115.12 - A. Laroui : L’histoire du Maghreb, un essai de synthèse, Paris, Maspéro, 1970, p. 104.13 - Sacid al-Andalusi : Kitab tabaqat al-umam [Livre des catégories des nations], H. Bucalwan (édit.),Beyrouth, Dar at-talica, 1985, pp. 155-156.

54 Conférences données dans le cadre des journées «les jeunes et la science» (2006)

se retrouvent dans les différentes régions de l’empire, et ayant à l’esprit ce que nous savonsau sujet de la naissance de ces mêmes activités en Orient et en Ifriqya, on peut compléter,par des conjectures, les quelques informations qui nous sont parvenues.

Il est raisonnable de penser que, peu de temps après l’instauration de l’Emirat, la volonté derivaliser avec le pouvoir abbasside, sur le plan politique, ait amené cAbd ar-Rahman I et sessuccesseurs à adopter une attitude similaire sur le plan culturel. Cela a dû se traduire

par des initiatives diverses, comme l’ouverture de lieux d’enseignement, l’achat et lacopie de livres, le financement de voyages d’étude vers Kairouan et les grande villesd’Orient ainsi que l’invitation d’écrivains, de poètes, de professeurs ou de spécialistesexerçant dans ces villes.

Parallèlement, et suivant en cela le mouvement général qui s’observait dans lesdifférentes métropoles de l’empire, certaines catégories de la population ont dûégalement prendre des initiatives locales en faveur de l’éducation et de la culture.

Toutes ces hypothèses sont suggérées par les témoignages de certains historiens etbiobibliographes d’al-Andalus. Le plus ancien d’entre eux est Ibn Sacid qui évoque laformation du futur Emir cAbd ar-Rahman II et la place des sciences dans cette formation.On peut lire à propos de ce prince que «son père s’est occupé de son instruction et de saformation dans les sciences modernes et anciennes. Il a envoyé cAbbas Ibn Nasih en Irakpour récupérer des livres <des> Anciens. Il lui a rapporté le Sindhind et d’autresouvrages. Il est ainsi le premier à les avoir introduits en Andalus, à les avoir faitconnaître à ses habitants et à les avoir étudiés »14. Il y a aussi le témoignage de Sacidal-Andalusi (m. 1071) qui dit, en parlant des débuts des activités scientifiques : «Aumilieu du troisième siècle de l’Hégire, c’est-à-dire sous le règne du cinquième califeomeyyade Muhammad ibn cAbd ar-Rahman (…), nombre de gens se mirent à étudieravec zèle mais, jusque vers le milieu du siècle suivant, la renommée de ces chercheursne cessa d’être peu étendue»15.

Comme le laisse entendre la dernière phrase de cette citation, la tradition scientifiqued’al-Andalus a dû connaître une longue période d’assimilation et de maturation au termede laquelle se sont révélés les premiers hommes de sciences dont les noms ont étéretenus par les biobibliographes. Parmi ces pionniers, on peut citer Ibn Futays et IbnNasih pour les mathématiques16, Yahya Ibn cAjlan et Habab al-Faradi pour la sciencedes héritages, Ibn Shamir et Ibn Habib pour l’astronomie 17. Quant à la médecine et àl’astrologie, les noms qui sont rapportés semblent n’être que ceux de simples praticiensau service des Emirs ou des princes, à l’exception d’Ibn Habib (m. 852) qui aurait publiéun «Abrégé de médecine».

Nous ne savons pas comment, à partir de l’activité de ces précurseurs, les traditionsscientifiques et culturelles se sont développées dans les villes d’al-Andalus. Nous

__________________________14 - Ibn Sacid: al-Mughrib fi hula al-Maghrib [Le <livre> étonnant sur les parures du Maghreb],Sh. Dayf (édit.),Le Caire, Dar al-maarif, 3e édition, 1978, Vol. 1, p. 45.15 - Sacid al-Andalusi : Kitab tabaqat al-umam, op. cit., pp. 169-207.16 - M.-G. Balty-Guesdon : Médecins et hommes de sciences en Espagne musulmane (IIe/VIIIe – Ve/XIes.), Thèse de Doctorat, Paris, Université de la Sorbonne Nouvelle – Paris III,1992, Vol. III, p. 599.17 - Le premier aurait écrit des tables (astrologiques ou astronomiques). Pour le secondl’information est plus précise puisqu’on lui attribue une Epître sur la connaissance des étoiles, op.cit., Vol. III, p. 600.

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pouvons seulement déduire des quelques témoignages qui nous sont parvenus que c’estprobablement vers le milieu du IXe siècle que des foyers scientifiques conséquents sesont mis à exister par eux-mêmes, en dehors des enceintes des palais et des maisonsprincières, à Cordoue et dans les cités les plus dynamiques économiquement, commeTolède, Séville, Saragosse et Valence.

C’est durant cette période, qui débute avec le règne de Muhammad I (852-886), queseront formés les hommes de science qui semblent avoir été les premiers à publier deslivres conséquents en astronomie, en géométrie et en science du calcul. C’est le mêmephénomène que l’on observe pour la médecine, à en croire le témoignage d’Ibn Juljul quisitue les premiers pas de cette discipline, en Andalus, à partir de ce règne et son réeldéveloppement avec l’avènement de cAbd ar-Rahman III (912-961). Il dit en effet,en évoquant ce dernier, «on vit arriver d’Orient des livres de médecine et de toutes lessciences. On s’y intéressa et les médecins célèbres du début de son gouvernement semirent à briller» 18.

Dans cette phase d’apparition puis de développement d’une tradition culturelle et scientifiqueen Andalus, le rôle des premières communautés savantes de Kairouan a probablement étéimportant. Dans le domaine théologique, cela semble clair à la lecture des ouvragesbiobibliographiques, comme ceux du Qadi cIyyad, d’Ibn Tamim et d’al-Khushani 19.

En science, les témoignages sont plus rares mais ils vont dans le même sens puisque,pour ce qui est des mathématiques, il semble que le premier manuel s’inscrivant dans latradition du calcul indien, ait été écrit et publié à Kairouan 20. Par ailleurs, il semble que,même au Xe siècle, un intellectuel comme Hasday Ibn Shaprut (m. 970), continuait derecevoir de Kairouan, des ouvrages astronomiques que lui envoyaient des membres dela communauté juive de cette ville 21.

LA PERIODE DU DOUBLE CALIFAT (900-1008)

Le phénomène fatimide au Maghreb ne se limite pas à l’Occident musulman. Il estétroitement lié aux luttes politiques et idéologiques qui ont secoué le califat abbasside dèsle début du IXe siècle et qui ont continué à l’agiter longtemps après la phase maghrébinede ce nouveau pouvoir. La dynastie qui en a résulté, et qui a régné quelque temps enIfriqya, avait un objectif ultime, celui de l’instauration d’un califat shiite à Bagdad 22.Nourris par l’idéologie ismaélienne, les Fatimides ont commencé par s’opposer auxSunnites d’Ifriqya puis à leurs frères ennemis les Kharidjites avant de se heurter auOmeyyades d’al-Andalus. C’est dans ce contexte que s’expliquerait l’initiative de cAbd

_________________________18 - Ibn Juljul : Tabaqat al-atibba’ wa l-hukama’ [Classe des médecins et des sages], F. Sayyid(édit.), Le Caire,Imprimerie de l’Institut Français d’archéologie Orientale, 1955, pp. 92, 96.19 - M. Bencheneb : Tabaqat culama Ifriqya [Classes des savants d’Ifriqya], Beyrouth, Dar al-kitabal-lubnani, reproduction non datée ; M. Talbi : Tarjim aghlabiyya [Biographies aghlabides], Tunis,Publications del’Université de Tunis, 1968.20 - Il s’agit du Kitab fi l-hisab al-hindi [Livre sur le calcul indien] d’Abu Sahl al-Qayrawani. Pourd’autres informations sur le foyer scientifique de Kairouan, voir A. Djebbar : Quelques élémentsnouveaux sur l’activité mathématique arabe dans le Maghreb oriental, op. cit., pp. 57-59.21 - D. Urvoy : Pensers d’al-Andalus, Paris, Editions du CNRS-Toulouse, Presses Universitairesdu Mirail, 1990,pp. 31-32.22 - M. Laqbal : Dawr Kutama fi tarikh al-khilafa al-fatimiyya mundhu ta’sisiha ila muntasaf al-qarnal-khamis al-hijri [Le rôle des Kutama dans l’histoire du califat fatimide depuis sa fondation jusqu’aumilieu du cinquième siècle de l’Hégire], Alger, Société Nationale d’Edition et de Diffusion, 1979.

56 Conférences données dans le cadre des journées «les jeunes et la science» (2006)

ar-Rahman III de se proclamer, à son tour, calife, exprimant ainsi une double légitimité,celle d’être le meilleur rempart à l’extension du Shiisme et celle de redonner à sa famillela direction de l’empire. Mais, comme on le sait, la grande confrontation entre les deuxnouveaux prétendants au califat n’a pas eu lieu puisque les Fatimides ont opté pour une «stratégie orientale », avec la décision de contrôler d’abord l’Egypte puis de se lancer à laconquête de Bagdad. Dans le domaine culturel et scientifique, l’avènement des Fatimidesne semble pas avoir provoqué de ruptures dans l’activité des villes qui étaient sous leurcontrôle. Nous savons que la production théologique et littéraire de cette période a étériche et parfois brillante. On peut penser que cela a pu être également le cas pour laproduction scientifique en général et mathématique en particulier, même si, dans cedomaine, les témoignages sont plutôt rares 23.

Plusieurs éléments sont en faveur de cette hypothèse : la naissance, à la même époque,puis le développement de nombreux foyers scientifiques en Andalus, la fluidité de lacirculation des hommes et des idées entre ces deux régions de l’Occident musulman et,enfin, l’antagonisme entre l’idéologie sunnite des omeyyades d’Espagne et le Shiismedes Fatimides, qui s’est probablement transformé, dans le domaine intellectuel, en uneémulation féconde, comme cela s’est vu plus tard au cours de la phase égyptienne ducalifat fatimide. D’une manière plus précise, on sait que les sciences profanes ontbénéficié d’un puissant mécénat de la part des califes fatimides et plus particulièrementd’al-Mucizz (953-975) qui était lui-même un passionné d’astronomie. Mais,bizarrement, aucun écrit scientifique de cette période ne nous et parvenu et nous devonsnous contenter de quelques noms qui sont associés à une activité ayant un lien avec lesmathématiques. C’est le cas d’al-cUtaqi (m. 955), d’Ibn Killis (m. 990) et d’al-Huwari(m. 1023) 24.

Nous sommes relativement mieux informés sur les activités culturelles et scientifiquesd’al-Andalus au cours de cette période, même si, pour ce qui est de certaines disciplinesscientifiques, nous devons nous contenter le plus souvent d’informationsbiobibliographiques ou de références tardives glanées, ici ou là, dans des ouvragesmaghrébins. Il faut tout de suite préciser que cette période fut celle où la sociétéislamique d’Espagne a connu un calme relatif sur le plan militaire, une réelle stabilitépolitique, une grande tolérance sur le plan des idées et une prospérité durable sur le planéconomique, quatre facteurs essentiels qui seront rarement réunis après le Xe siècle et quisemblent avoir eu des effets positifs sur les activité intellectuelles en général.

Durant le dernier tiers du IXe siècle et tout au long du Xe, les activités d’enseignementet de recherche, dans différents domaines, ont connu une plus grande impulsion grâce àla dynamique générale que nous avons déjà évoquée mais grâce aussi au mécénat decAbd ar- Rahman III et de son successeur al-Hakam II (961-976). En mathématique eten astronomie, on voit ainsi se constituer une puissante tradition d’enseignement et derecherche autour de professeurs de haut niveau, comme Maslama al-Magriti (m. 1007)et az-Zahrawi (m. 1009) pour ne citer que les plus importants. Ces scientifiques ontpublié des ouvrages qui ont rivalisé avec ceux qui étaient produits en Orient à la mêmeépoque. Les biographies d’hommes de science fournies par Ibn Bushkuwwal, par ad-

__________________________23 - A. Djebbar : Quelques éléments nouveaux sur l’activité mathématique arabe dans le Maghreboriental, op. cit.24 - Op. cit., pp. 61-63.

57A. DJEBBAR - La science arabe au cours de l’histoire

Dabbi et par Ibn al-Abbar confirment amplement ce phénomène, mais elles nefournissent malheureusement pas de détails sur le contenu de la production scientifiquede cette époque, sur son enseignement et sur sa diffusion. Les réponses à ces questionspourraient être dans les ouvrages spécialisés, mais un grand nombre d’entre eux ne nousest pas parvenu et les recherches de ces dernières décennies n’ont pas été très fructueusesdans ce domaine. Malgré tout, on peut avoir une idée sur la production mathématique àpartir des rares sources qui ont été étudiées.

Rien ne nous est parvenu de l’enseignement de l’algèbre en Andalus et deséventuelles contributions dans ce domaine. Pourtant ce que nous savons de laproduction mathématique au cours des siècles suivants nous permet d’affirmer queles premiers ouvrages d’Orient traitant de cette nouvelle discipline, c’est à dire celuid’al-Khwarizmi (m. 850) et celui d’Abu Kamil (m. 930), étaient connus relativementtôt à Cordoue. Par contre nous avons un témoignage précieux sur la présence, dansl’enseignement de l’époque, d’un chapitre ayant un lien avec les pratiquesalgébriques préislamiques. Il s’agit du manuel d’Ibn cAbdun (m. après 976), intitulé«Epître sur le mesurage» qui contient des formules et des procédés de calculpermettant de résoudre des problèmes liés aux figures géométriques élémentaires 25.

Pour la science du calcul, les biobibliographes ajoutent parfois à certains hommes descience le qualificatif de basir [versé] ou calim [savant] ou carif [connaisseur] en calcul. Parfois ils sont présentés comme étant spécialistes à la fois en calcul et en géométrie ouen héritage. Malheureusement, les titres de leurs publications ne sont pas cités 26. C’estégalement à cette époque que commencent à être publiés des ouvrages qui contiennentdans leurs titres le mot mu camalat (transaction). Il s’agit d’ouvrages à la fois de calculet de procédés permettant de résoudre des problèmes censés avoir un lien avec lesactivités quotidiennes et en particulier avec les transactions commerciales. Des nomsd’auteurs, comme az-Zahrawi, Ibn as-Samh et Aws al-Faradi, sont signalés par lesbiographes, mais aucun de leurs ouvrages ne nous est parvenu 27.

En géométrie, on peut également affirmer, à partir d’informations tardives, que deuxversions arabes des Eléments d’Euclide étaient présentes en Andalus au Xe siècle, celled’al- Hajjaj et celle d’Ishaq Ibn Hunayn (m. 910) révisée par Thabit Ibn Qurra (m. 901).Quant aux travaux andalous qui ont prolongé la tradition euclidienne, ils sont confirméspar les sources bibliographiques mais un seul a été partiellement préservé grâce à satranscription en hébreu. Il s’agit du traité de géométrie d’Ibn as-Samh (m. 1035). Lecontenu des chapitres qui nous sont parvenus montre que, en plus de sa connaissance des

_________________________25 - Les biographes évoquent également Ahmad Ibn Nasr comme auteur d’un «Livre sur lemesurage» non encore retrouvé. Sur l’épître d’Ibn cAbdun, voir A. Djebbar : La circulation desmathématiques entre l’Orient et l’Occident musulmans : interrogations anciennes et élémentsnouveaux, Actes du Colloque International “From China to Paris: 2000 Years Transmission ofMathematical Ideas” (Bellagio, Italie, 8-12 mai 2000), Y. Dold- Samplonius, J. W. Dauben, M.Folkerts et B. van Dalen, Stuttgart, Steiner Verlag, 2002, pp. 213-236. Voir également A. Djebbar:Entre algèbre et géométrie, la tradition du mesurage en Andalus au Xe siècle, Prépublicationuniversitaire de Lille. Sous presse.26 - Une dizaine de ces «calculateurs» sont évoqués par les biographes. Voir M.-G. Balty-Guesdon: Médecins et hommes de sciences en Espagne musulmane, op. cit., pp. 614-632.27 - Op. cit., pp. 637, 641 ; F. Sezgin : Geschichte des arabischen Schrifttums, Band V, Mathematikbis ca. 430 H, Leide, Brill, 1974, pp. 355-356.

58 Conférences données dans le cadre des journées «les jeunes et la science» (2006)

Eléments et des Coniques d’Apollonius, leur auteur était au courant du travail de l’un desfrères Banu Musa (IXe s.), al-Hasan, sur les ellipses 28.

LA PERIODE DES PRINCIPAUTES (1008-1073)

C’est une période où le commerce était tellement prédominant que le système fiscal desdifférents pouvoirs en place reposait essentiellement sur les droits de douane et sur lestaxes commerciales, comme le droit de porte. Cette activité économique était coiffée pardes structures politiques morcelées mais fonctionnant selon le même modèle. LeMaghreb était divisée en quatre principautés: à l’est, celle des Hammadides (1015-1152),avec la Qalca pour capitale, et celle des Zirides, cousins des premiers et héritiers desFatimides. A l’ouest ce sont les principautés des Idrisides et des Ifranides.

Il est intéressant de constater que l’on observe une atomisation semblable en Andalus,même si les facteurs qui l’ont provoquée sont d’une tout autre nature. En effet, vingtans de lutte internes exacerbées par la pression castillane, vont aboutir à la désagrégationdu califat de Cordoue, remplacé désormais par une quinzaine de principautés dirigées engrande partie par des groupes berbères du Maghreb (Maghrawa, Hammadides,Ifranides). Cet éclatement du califat a été suivi d’une profonde crise sociale et politiquequi a été entretenue et aggravée par ne fiscalité de plus en plus lourde, imposée par lesprinces pour financer des armées coûteuses mais inefficaces face aux offensiveschrétiennes. En effet, cela n’a pas empêché l’armée d’Alphonse VI d’assiéger Tarifa en1082 et de récupérer définitivement Tolède en 1085.

Sur le plan idéologique, et malgré quelques îlots kharidjites qui subsistaient çà et là, c’estessentiellement le malékisme qui s’est substitué aux conceptions fatimides. L’orthodoxiemalékite va ainsi préparer le terrain à une unification idéologique et politique de toute larégion qui sera réalisée à la fin du XIe siècle.

Sur le plan culturel et scientifique, le morcellement politique qui a caractérisé les deuxrégions de l’Occident musulman, durant toute une partie du XIe siècle, ne semble pasavoir eu de conséquences fâcheuses sur leurs activités. Il semble même les avoirstimulées dans les principales villes d’al-Andalus, en provoquant une grande émulationentre leurs milieux intellectuels respectifs.

Au Maghreb, on peut déduire des informations rapportées par certaines sources, ou deleur silence, que la situation n’est pas tout à fait la même dans les villes d’Ifriqya et duMaghreb Extrême. En effet, si Tunis et Mahdiyya poursuivent une tradition scientifiqueet culturelle déjà ancienne, les villes du Nord du Maghreb Extrême, comme Fès et Ceuta,ne donnent pas encore l’impression de participer à la dynamique générale en matière descience. On peut expliquer ce fait par la faiblesse de l’urbanisation de cette région,comparée à celle de l’Ifriqya, ou bien par la faiblesse relative de l’arabisation de sespopulations ou, tout simplement, par les effets du flux migratoire qui s’effectuait alorsde cette région vers l’Andalus tout proche. Il n’est pas en effet absurde de supposer quel’urbanisation poussée et le dynamisme culturel et scientifique des nombreux pôles del’Andalus ont dû constituer des facteurs d’attraction non négligeables, allant jusqu’à

__________________________28 - T. Lévy : Fragment d’Ibn as-Samh sur le cylindre et sur ses sections planes conservé dansune version hébraïque, in R. Rashed (édit), Les mathématiques infinitésimales du IXe au XIe

siècle, Londres, Al-Furqan, vol. 1, 1995, pp. 929-973.

59A. DJEBBAR - La science arabe au cours de l’histoire

contrarier sérieusement le développement de traditions locales. La productionmathématique et astronomique du Maghreb se situe d’ailleurs essentiellement en Ifriqya.

En astronomie, la figure dominante est celle d’Ibn Abi ar- Rijal (m. 1034) qui s’estoccupé également de géométrie. Mais il n’est connu que par son traité d’astrologie qui aété traduit en latin 29. D’autres noms de spécialistes de géométrie nous sont parvenu,comme al-Kindi et al-Kalaci, mais nous ne savons rien sur leur production. On pourraitleur ajouter un homme de science, apparemment atypique, mais qui est en faitreprésentatif de toute une catégorie de mathématiciens et d’astronomes qui ont étéformés dans leur pays d’origine puis qui l’ont quitté pour aller exercer leurs métiers dansplusieurs villes de l’empire. Il s’agit d’Ibn Abi as-Salt (m. 1134), un savant andalouoriginaire de Dénia, qui a passé le second tiers de sa vie en Egypte (en grande partie enprison) et le troisième à Mahdiyya, en Ifriqya, dans la cour des princes zirides 30.

En Andalus, le XIe siècle est la période où la production est quantitativement la plusimportante et qualitativement la plus originale, avec une assimilation complète de toutce qui a pu parvenir d’Orient comme traduction d’écrits grecs et indiens et commeproduction arabe, mais aussi avec des investigations nouvelles et parfois même desprolongements originaux, en particulier en astronomie et en mathématiques.

Les contributions mathématiques connues de cette époque sont celles d’al-Mu’taman,d’Ibn Sayyid et d’Ibn Mucadh al-Jayyani. Comme ce sont les premiers documentssignificatifs témoignant de la production de l’époque et que, de plus, ils reflètentparfaitement le niveau atteint dans les foyers scientifiques d’al-Andalus, ils méritentd’être présentés d’une manière détaillée.

Le Kitab al-istikmal [Livre du perfectionnement] d’al-Mu’taman (m. 1085) était, dansl’esprit de son auteur, un projet ambitieux qui visait d’abord à mettre à la disposition desfuturs mathématiciens de son époque les outils indispensables pour une formation solidedans les domaines essentiels des sciences profanes. Mais il visait aussi à faire le pointsur l’état des connaissances les plus avancées tant sur le plan théorique que dans lesdomaines d’application des mathématiques. C’est probablement pour cette raison que lelivre avait été conçu en deux volumes bien distincts.

Seul le premier volume nous est parvenu. Il contient plus de quatre cent propositions,réparties en cinq espèces et touchant aux grands thèmes de la tradition mathématiquegrecque : la Théorie des nombres, la Théorie des grandeurs incommensurables, lagéométrie des grandeurs et des figures constructibles, la géométrie des coniques et lesméthodes archimédiennes de calcul d’aire. Il n’est donc pas étonnant d’y retrouveressentiellement des propositions déjà traités dans les Éléments d’Euclide, dans lesConiques d’Apollonius, dans la Sphère et le cylindre d’Archimède, dans les Sphériquesde Théodose, dans les Sphériques de Ménélaüs et même dans l’Almageste de Ptolémée.

__________________29 - Il s’agit du Bari cfi ahkam an-nujum [Le livre brillant sur les jugements des étoiles]. Voir M.Steinschneider : Die Europäischen Übersetzungen aus dem Arabischen bis Mitte des 17 Jahrhunderts,Vienne, 1904-1905, Facsimile, Graz, Akademische Druck-U. Verlagsanstalt, 1956, pp. 3-4.30 - H. Suter : Die Mathematiker und Astronomen der Araber und ihre Werke, Leipzig, Teubner,1900, p. 115, n° 272.

60 Conférences données dans le cadre des journées «les jeunes et la science» (2006)

Ce fait est déjà important en lui-même puisqu’il nous renseigne, d’une manièreprécise, sur un aspect de la transmission, d’Est en Ouest, des traductions faites enOrient, transmission qui était évoquée incidemment par les biobibliographes et queles chercheurs se contentaient de conjecturer faute de témoignages décisifs. Lesecond intérêt est de nous éclairer partiellement sur un autre type de transmission,cette fois interne à la tradition mathématique arabe prise dans son ensemble. Ondécouvre, en effet, que les milieux mathématiques d’al-Andalus ont étudié, et peut-être même intégré à leur formation, des travaux originaux arabes produits au centrede l’Empire musulman, comme le traité sur les nombres amiables de Thbit IbnQurra31 (qui est reproduit intégralement par al-Mu’taman) ainsi que des travauxdes frères Banu Musa,d’Ibrahim Ibn Sinan, d’al-Kuhi et d’Ibn al-Haytham 32.

Quant à la manière dont ont été introduites ces deux traditions mathématiques grecque etarabe, elle suggère plusieurs remarques. En premier lieu, et compte tenu du programmeclassique des Mutawassitat, en vigueur dans l’enseignement supérieur du centre del’Empire, on constate qu’al-Mu’taman a été sélectif dans ses emprunts au corpus grec. Ensecond lieu, la seule lecture de la table des matières révèle un réarrangement profond desLivres des Éléments d’Euclide, tandis que l’étude comparative des propositions retenuespar l’auteur montre que ce dernier a touché à la structure interne de ce traité en modifiantl’ordre des propositions et en introduisant de nouvelles preuves ou des propositionssupplémentaires, parfois étrangères à l’esprit euclidien. En troisième lieu, enfin, onremarque que les résultats de la tradition arabe retenus par al-Mu’taman sont introduits enfin de chapitres, comme prolongements naturels à l’exposé de base des fondements de lathéorie des nombres ou de la géométrie et sont établis, parfois, à l’aide de preuvesdifférentes de celles qu’avaient données leurs auteurs 33.

__________________________31- Deux nombres a et b sont dit amiables si la somme des diviseurs de l’un est égale à l’autre.Exemple : a = 220 et b = 284. Sur ce chapitre di Kitab al-istikmal, voir A. Djebbar : Les livresarithmétiques des Eléments d’Euclide dans une rédaction du XIe siècle : le Kitab al-istikmal

d’al-Mu’taman (m. 1085), Revue Lull, Saragosse, Vol. 22, n° 45 (1999), pp. 589-653.32 - J. P. Hogendijk : Discovery of an 11th century geometrical compilation : The Istikmal of Yusufal- u’taman Ibn Hud, King of Saragossa. Historia Mathematica 13, (1986), pp. 43-52 ; J. P.Hogendijk : The geometrical part of the Istikmal of Yusuf al-Mu’taman ibn Hud (11th century), Ananalytical table of contents, Archives Internationales d’Histoire des sciences, n° 127 (1991), vol.41, pp. 207-281.33- Y. Guergour : La géométrie euclidienne chez al-Mu’taman : contribution à l’étude de lagéométrie arabe dans l’Andalus et le Maghreb. Thèse de Doctorat en préparation.

Contenu du volume I du Kitab al-istikmalI. Sur la connaissance des propriétés des nombres <considérés> séparément et en

relation mutuelle.II. Sur les propriétés des lignes, des angles et des surfaces sans relations mutuelles.

III. Sur les propriétés des lignes, des angles et des surfaces selon leurs relations mutuelles.

IV. Sur les propriétés des solides et des sections qui y sont engendrées sans relations mutuelles.

V. Sur les relations mutuelles entre les solides et leurs surfaces.

61A. DJEBBAR - La science arabe au cours de l’histoire

Quant au second volume du Kitab al-istikmal, tous les témoignages concordent sur le faitque son auteur n’a pas eu le temps d’en achever la rédaction. Mais, la découverte,relativement récente, de la table des matières de ce volume, montre qu’al-Mu’tamanavait conçu un projet tout à fait original, en réponse peut-être à une demande précise dela communauté scientifique de son époque. Il s’agissait de réaliser concrètement l’unitédes sciences mathématiques, en juxtaposant, dans un même ouvrage, leurs outilsthéoriques fondamentaux et leurs domaines d’application 34.

Le second mathématicien est Ibn Sayyid. Ce scientifique, presque inconnu il y a unevingtaine d’années, semble avoir été l’un des plus créatifs de son époque.Malheureusement, de tout ce qu’il a produit, il ne nous reste que des références, destémoignages et un résumé de trois pages. Mais cela suffit pour avoir une idée del’importance de son projet et des liens qui existaient alors entre les préoccupations derecherche en Andalus et en Orient 35.

On sait peu de choses sur la formation d’Ibn Sayyid et sur le milieu scientifique deValence où il a vécu. On sait qu’il a étudié les héritages à Jativa, à une date indéterminéeet que déjà, en 1068, c’est à dire au moment ou Sacid al-Andalusi écrivait ses Tabaqat, sanotoriété en tant mathématicien brillant avait atteint les milieux spécialisés de Tolède. Ilfaut dire qu’à cette époque, la géométrie avait déjà des représentants éminents, commeIbn al-Ahmar et Ibn Jawshan dont il ne nous est malheureusement rien parvenu. Il semblequ’Ibn Sayyid a continué à travaillé à Valence jusqu’à la fin du XIe siècle, malgré lesmultiples conflits qui allaient se dérouler dans cette ville et qui ont opposé les troupes duCid et celles des Almoravides. Mais la dégradation de la situation générale dans laprovince va influer sur les activités scientifiques puisqu’on sait que notre mathématicienn’a pu trouver que deux étudiants pour les initier à ses travaux. L’un des deux n’a pastardé pas d’ailleurs à disparaître, victime semble-t-il des guerres locales. Quant au second,qui n’est autre que le grand philosophe Ibn Bajja (m. 1138), il a bien tenté de poursuivredans la voie de son professeur, comme il nous le précise lui-même, mais ses multiplesactivités à la fois intellectuelles et politiques ne lui ont pas permis de réaliser ce qu’il avaitprévu et qui était la rédaction complète des travaux géométriques d’Ibn Sayyid.

__________________________34 - A. Djebbar : La rédaction de l’Istikmal d’al-Mu’taman (XIe s.) par Ibn Sartaq unmathématicien des XIIIe-XIVe siècles, Historia Mathematica, n° 24 (1997), pp. 185-19235 - Deux mathématiciens peu connus de l’Espagne du XIe siècle : al-Mu’taman et Ibn Sayyid,Colloque International sur “Les Mathématiques autour de la Méditerranée jusqu’au XVIIe siècle”,Marseille-Luminy, 16-21 Avril 1984. In M. Folkerts et J.P. Hogendijk (édit.): VestigiaMathematica, Studies in medieval and early modern mathematics in honour of H.L.L. Busard,Amsterdam-Atlanta, GA 1993, pp. 79-91.

Contenu du Volume II du Kitab al-istikmal

I. La science des graves et des automates et les propriétés dont ils font montre lorsqu’ils sont considérés individuellement ou en corrélation.

II. La science de la musique et la mise en évidence des particularités des notesselon qu’elles sont considérées individuellement ou en corrélation et en fonctionde leurs [différentes] catégories.

III. La science de l’optique, des lumières et des rayons [lumineux] selon les objetssur lesquels ils tombent.

IV. La science de la structure de l’univers et de l’étude des mouvements des corps célestes jusqu’au point où l’homme peut y parvenir.

V. La science de l’analyse et de la synthèse selon un point de vue global.

62 Conférences données dans le cadre des journées «les jeunes et la science» (2006)

Si nous avons évoqué ces aspects du contexte dans lequel se sont déroulées les activitésscientifiques notre mathématicien, c’est parce que, à notre avis, nous avons là une belleillustration des conditions nouvelles dans lesquelles vont tenter de travailler et deproduire les scientifiques d’al-Andalus. Ces conditions se sont imposées au moment oùla dynamique scientifique était à son sommet, avec des structures d’enseignement, unréseau de chercheurs et une production de plus en plus originale. C’est la raison pourlaquelle, semble-t-il, les nombreux conflits qui ont éclaté pendant le dernier tiers du XIesiècle n’ont pas réussi à désorganiser complètement les activités scientifiques ni àcontrarier leur dynamique. Il faudra attendre le XIIe siècle pour commencer à constaterles effets de ces crises multiformes.

Quant aux contributions d’Ibn Sayyid, nous en avons un aperçu grâce aux témoignages dedeux mathématiciens. Le premier, Ibn Muncim, nous informe qu’il a publié une épître sur unsujet de théorie des nombres hérité de la tradition néopythagoricienne. Cette épître concernela sommation de suites et de sous-suites arithmétiques tirées du tableau des nombres figurés.L’intérêt de cette information est qu’elle confirme qu’il y avait en Andalus une tradition derecherche en théorie des nombres dont le point de départ semble avoir été la traduction faitepar Thabit Ibn Qurra de l’Introduction arithmétique de Nicomaque (IIe s.). On a d’ailleursconfirmation de la présence de cet ouvrage en Andalus grâce à la traduction fait au XIIIe sièclepar Kalonymos, de l’arabe à l’hébreu, d’un résumé de ce livre accompagné de commentairesrédigés au Xe siècle par l’évêque d’Elvira, Rabic Ibn Yahya 36. Le second intérêt tient au faitque le travail d’Ibn Sayyid a contribué à maintenir une tradition de recherche dans ce domaine,d’abord en Andalus avec la contribution d’Ibn Tahir, puis au Maghreb avec celles d’IbnMunim et d’Ibn al-Bann 37. Du premier, il ne nous est parvenu que des références. Lesecond nous dit avoir complété les recherches de ses deux prédécesseurs en établissantcertaines preuves et en corrigeant d’autres jugées fautives par lui 38. Le troisième a repris sansle dire une partie de ce travail en changeant de point de vue, comme on le verra plus loin.

Le second volet des travaux d’Ibn Sayyid, c’est à dire celui qui concerne la géométrie,est plus difficile à appréhender parce que nous n’avons pas les textes de l’auteur. Ce quinous prive bien sûr de la possibilité de faire une analyse comparative des résultats, desméthodes et des techniques utilisées afin de mieux les situer par rapport à ceux de latradition grecque dans ce domaine et des contributions connues des géomètres del’Orient et de l’Occident musulmans. Mais le résumé qu’en a fait Ibn Bajja estsuffisamment précis, malgré sa concision excessive, pour permettre de se faire une idéedu contenu du projet et de l’originalité de la démarche.

La première partie de ces travaux aurait concerné la matière même des Coniquesd’Apollonius, l’agencement et le nombre de leurs propositions, ainsi que les outils ayantservi à leur établissement. On comprend en effet du texte d’Ibn Bajja que la nouvelleétude reposait sur une série de définitions équivalentes à celles d’Apollonius mais quiutilisaient une notion de diamètre plus générale. Malheureusement on ne sait rien de plus

__________________________36 - M. Steischneider : Mathematik bei den Juden, Leipzig, 1e édition, 1893-1899. Fac-simile,Hildesheim, Georg Olms, 1964, p. 125.37 - Sur Ibn Tahir, voir M. Forcada : Las Ciencias de los antiguos en Al-Andalus durante el periodoalmohade : une approximaccion biografica, Estudios Onomasticos-Biograficos de Al-Andalus, X(2000), p. 406.38 - Figurate Numbers in the Mathematical Tradition of Andalus and the Maghrib, Suhayl,Barcelone, n° 1 (2000), pp. 57-70.

63A. DJEBBAR - La science arabe au cours de l’histoire

sur les propriétés de ces nouvelles lignes, mais il précise que leur introduction auraitpermis à Ibn Sayyid de se passer d’un grand nombre de propositions aux démonstrationslongues et difficiles et qu’elle aurait ouvert des voies nouvelles pour l’établissementd’autres propositions «dont l’intérêt serait plus grand et les utilisations plusnombreuses» 39. Ibn Bjja, qui rapporte ces informations, ajoute que, sur ce sujet, sonprofesseur a surpassé les Anciens eux-mêmes. Quant à la nature de cette première partiedes travaux d’Ibn Sayyid, il ne semble que l’on soit en présence d’une rédaction desConiques, semblables aux rédactions des Eléments d’Euclide qui ont fleuri entre le IXe

et le XIIIe siècle. Ce serait plutôt un prolongement des contributions d’Orient, commecelles de Thabit Ibn Qurra et d’as-Sijzi sur les sections planes des surfaces de révolution.La seconde partie de ces travaux a concerné l’étude de certaines courbes gauches dansle but d’obtenir des courbes planes autres que les coniques désormais classiques, c’est àdire des courbes de degré supérieur à deux, selon la terminologie actuelle. Les courbesgauches ont été obtenues par intersection de solides dont les bases étaient les courbesconiques puis les nouvelles courbes planes obtenues par itération du procédé. Cesdernières étaient le résultat de projections des courbes gauches selon une directiondonnée obtenue par analyse. Ibn Bajja précise qu’avec ce procédé, son professeurobtenait des courbes dont aucune n’était la même que celle qui la précédait, dans le sensoù elles étaient de «puissance» différente (c’est le terme utilisé par notre philosophe),c’est à dire de degré différent.

La troisième partie de l’oeuvre est celle qui illustre le plus le lien étroit qui a existé entreles deux traditions mathématiques arabes d’al-Andalus et d’Orient et la similitude deleur préoccupation au niveau de la recherche. Il s’agit en effet de l’utilisation desrésultats obtenus dans les deux premières parties pour résoudre deux des problèmes quiont résisté aux mathématiciens orientaux les plus chevronnés : la multisection d’un angleet la détermination d’un nombre quelconque de moyennes entre deux grandeursdonnées. On sait désormais que, selon les propres termes d’Ibn Bajja, le mathématiciende Valence «a extrait n’importe quel nombre de segments entre deux segments [donnés]de sorte qu’ils se succèdent tous selon un même rapport et, par cette voie, il a égalementdivisé l’angle selon un rapport numérique quelconque» 40. Comme on le voit, on est enprésence de résultats qui généralisent non seulement ceux de la tradition grecque (qui sesont limités à la trisection de l’angle et à la détermination de deux moyennes entre deuxgrandeurs), mais également ceux d’Ibn al- Haytham (m. 1041), c’est à dire lemathématicien qui est allé le plus loin dans ce domaine puisque, selon le témoignage decUmar al-Khayyam (m. 1131), il aurait réussi à démontrer l’existence de quatremoyennes entre deux grandeurs données 41.

Les travaux d’Ibn Mucadh (m. vers 1079), le troisième mathématicien de cette période,illustre également la vitalité des disciplines qu’il a pratiquées et les liens très étroits deses préoccupations avec ceux de ses collègues d’Orient. En plus de l’astronomie dont ilétait l’un des meilleurs spécialistes, ses contributions ont concerné la théorie des rapportset la trigonométrie. Sur le premier thème il a publié une épître dans laquelle il a tenté de

__________________________39 - Ms. Escurial, n° 972/6, f. 33b, Ms. Oxford, Pocock n° 206, f. 119b.40 - Op. cit.41 - A. Djebbar & R. Rashed : L’oeuvre algébrique d’al-Khayyam, Alep, Institut for the History ofArabic Science, 1981, p. 65.

64 Conférences données dans le cadre des journées «les jeunes et la science» (2006)

justifier et d’expliciter les définitions du Livre V des Eléments, relatives au rapport, àl’égalité et à l’inégalité des rapports 42. En trigonométrie, il a publié un ouvrageimportant, intitulé «Livre sur les arcs inconnus de la sphère». Il est le premier auteur del’Occident musulman à avoir conçu l’idée de dissocier les outils de la trigonométrie dela matière pour laquelle ils ont été élaborés, c’est à dire l’astronomie 43. Mais il a suivi,en cela, les initiatives prises par des astronomes d’Asie Centrale, comme al-Biruni (m.1048), même si rien ne permet d’affirmer qu’il a connu les travaux de ce dernier. Parmiles particularités du livre, il y a la manipulation de la tangente uniquement commerapport du sinus et du cosinus. Il y a aussi la résolution des triangles sphériques sanstraiter les triangles rectangles. Il y a enfin, apparemment pour la première fois, ladiscussion des cas où la résolution du triangle est impossible 44.

LA PERIODE DES EMPIRES (1073-1276)

La phase almoravide (1073-1146)

Le premier empire de l’Occident musulman a été l’oeuvre des Almoravides qui sont degrands chameliers islamisés au IXe siècle, donc tardivement. Au XIe siècle, ils ont profitédu déplacement des axes commerciaux, en particulier celui reliant Sijilmasa à Tlemcen etTahert, ainsi que l’apparition des nouveaux axes. La première étape importante de laconstitution de leur empire a été le contrôle total du commerce saharien. Cette étape a étéprécédée par une période de préparation et de maturation dans un contexte idéologiquecaractérisé, essentiellement, par l’antagonisme déclaré entre le Shiisme, momentanémenttriomphant, et le Sunnisme en plein renouveau. Les Almoravides ont ainsi été lesdéfenseurs du Malékisme et c’est au nom de cette idéologie qu’ils ont lancé leur conquêtedu Maghreb, entre 1068 et 1080, puis celle d’al-Andalus en 1086.

Il ne semble pas que le nouveau pouvoir ait pris des initiatives particulières pourdynamiser les activités scientifiques au Maghreb et les amener au niveau où elles étaienten, Andalus. Mais son unification politique de la région a probablement stimulé leséchanges et la circulation des hommes de science avec l’apparition d’un phénomène quiva se développer tout au long du XIIe siècle, celui de l’émigration d’hommes de scienceset de culture éminents d’al-Andalus vers le Maghreb. Par ailleurs, on constate qu’à partirde cette période, les sources relatives à l’histoire culturelle du Maghreb deviennent plusnombreuses. Elles concernent d’abord les activités religieuses (corpus juridiques,biographies de savants, nawazil) 45, puis les différentes activités profanes, comme lapoésie, la grammaire, l’histoire, les sciences exactes et la philosophie. Ces sourcesrévèlent un plus grand échange, dans ces différents domaines, entre l’Andalus et lesvilles du Maghreb Extrême, comme Fès, Ceuta et, plus tard, Marrakech. Grâce au relaisalmohade, le processus bénéficiera de la durée et aura des effets positifs sur ledéveloppement de certains foyers scientifiques maghrébins. Mais, si on se limite à laseule période almoravide, les témoignages concernant les activités scientifiques, et en__________________________42 - E. B. Plooij : Euclid’s conception of ratio, Doctoral dissertation, Rijksuniversiteit, Leiden, 1950.43 - M. V. Villuendas : La trigonometria europea en el siglo XI, Estudio de la obra de Ibn Mucad El KitabMayhulat, Barcelone, Instituto de Historia de la Ciencia de la Real Academia de Buenas Letras, 1979;44 - J. Samso : Notas sobre la trigonometria esferica de ibn Mucad, Awraq 3 (1980), pp. 60-67.45 - Les nawazil sont de volumineux recueils de jugements prononcés par tel ou tel magistrat àpropos d’une affaire plaidée devant lui. En l’absence de chroniques de la vie quotidienne, lesnawazil se sont avérés des sources précieuses pour la connaissance de certains aspects de la viedes paysans et des citadins du Maghreb et d’al- Andalus.

65A. DJEBBAR - La science arabe au cours de l’histoire

particulier mathématiques, ne confirment pas encore le dynamisme de ces foyers. Eneffet, les éléments dont nous disposons concernent des hommes de science qui ont étéformés en Andalus, comme Abu Bakr Ibn Bajja 46 qui a vécu un certain temps à Fès, oucomme Ibn Marrana et son élève Ibn al-cArabi 47 qui ont travaillé à Ceuta.

Mais le phénomène le plus important de la phase almoravide est celui du début duprocessus d’appropriation des sciences grecques et arabes par l’Europe chrétienne. A luitout seul, ce sujet mériterait un chapitre entier mais, compte tenu du thème de cetteétude, nous nous contenterons de quelques rappels. Il faut d’abord remarquer que lapremière manifestation de ce phénomène a été la circulation directe, c’est à dire sanstraduction, d’une partie du savoir médiéval du Sud vers le Nord. En mathématique, celaa commencé par la rédaction de manuels en hébreu dont les auteurs avaient déjà assimiléla matière scientifique en arabe. C’est le cas, par exemple, d’Abraham Ibn cEzra (m.1167). Son Livre du nombre expose des sujets et des procédés que l’on retrouve dans lesouvrages arabes de son époque qui nous sont parvenus, même s’il porte la marque de sonauteur et son originalité 48. C’est également le cas d’Abraham Bar Hiyya (m. 1145), dontle Livre de la surface et de la mesure s’inscrit dans la tradition de la géométrie dumesurage telle qu’elle était enseignée au Xe siècle 49. Il y a eu également des écrits enlatin dont le plus représentatif est le Liber Mahamaleth [ Le livre des transactions ]d’un auteur anonyme qui pourrait être Jean de Séville 50. Ce type de transfert de lamatière scientifique s’est poursuivi au delà du XIIe siècle comme en témoignent lespublications de Fibonacci (m. après 1240), et plus particulièrement son Liber Abaci quidiffère des écrits latins antérieurs par une plus grande originalité dans le contenu 51.

La seconde forme de circulation des mathématiques, celle des traductions qui ont étéréalisées à Tolède, à Palerme et, un peu plus tard, dans le Midi de la France, estrelativement bien connue et il n’est pas nécessaire de s’y attarder 52. Il faut juste préciserqu’elle a été plus importante que la première à la fois sur les plans quantitatif et qualitatif.Mais cela ne signifie pas qu’elle a été plus efficace en terme de diffusion des idées et destechniques. En effet, il semble bien, au vu des ouvrages européens qui ont été produitsentre le XIIIe et le XVe siècle, et dont les contenus ont été analysés, que ces traductionsn’ont pas provoqué, immédiatement, l’émergence d’une tradition savante. Ce sont plutôtles mathématiques utilitaires, et plus particulièrement celles qui concernaient lestransactions, qui ont connu un développement rapide et une grande circulation.__________________________46 - Au sujet des activités scientifiques d’Ibn Bajja, voir A. Djebbar : Abu Bakr Ibn Bajja et lesMathématiques de son temps, in : Feschrift à la mémoire de Jamal ad-Dine Alaoui : EtudesPhilosophiques et Sociologiques dédiées à Jamal ed-Dine Alaoui, Publications de l’Université de Fès,Département de Philosophie, Sociologie et Psychologie, n spécial 14, Fès, Infoprint, 1998, pp. 5-26.47 - A. Gannun : an-Nubugh al-maghribi fi l-adab al- carabi [Le génie marocain en littératurearabe], Beyrouth, Dar al-kutub al-lubnani, Vol. 1, 1975, p. 79.48 - T. Lévy : Hebrew Mathematics in the Middle Ages : An Assessment, in F. J. Ragep & S. P.Ragep (édit.), Tradition, Transmission, Transformation, Proceedings of Two Conferences on Pre-modern Science held at the University of Oklahoma, Leide, E. J. Brill, 1996, pp. 71-88.49 - Abraam Bar Hiia : Llibre de geometria, M. M. Guttmann & J. M. Vallicrosa (édit. & trad.),Barcelone, Editorial Alpha, 1931.50 - J. Sésiano : Le Liber Mahamalet, un traité mathématique latin composé au XIIe siècle enEspagne, Actes du 1e Colloque Maghrébin d’histoire des mathématiques arabes (Alger, 1-3Décembre 1986), Alger, La maison du livre, 1988, pp. 69-98.51 - L. E. Sigler : Fibonacci’s Liber Abaci, New York-Berlin-Heidelberg, Springer, 2002.52 - M. Steinschneider : Die Hebräischen Ubersetzungen des Mittelaters und die Juden alsDolmetscher, Berlin, Bibliographisches Bureau, 1893, 2 vols ; M. Steinschneider : DieEuropäischen Übersetzungen aus dem Arabischen bis Mitte des 17 Jahrhunderts, Vienne, 1904-1905. Fac-simile, Graz, Akademische Druck-U. Verlagsanstalt, 1956.

66 Conférences données dans le cadre des journées «les jeunes et la science» (2006)

La phase almohade (1146-1276)

Le pouvoir almohade est d’abord une réaction idéologique au malékisme almoravide.C’est d’ailleurs le seul domaine où l’on observe une rupture par rapport à leursprédécesseurs. En effet, en politique et en économie, c’est plutôt la continuité avec ledéveloppement de ce qui existait déjà. D’une manière générale, les historiens moderness’accordent pour dire que la puissance almohade provient essentiellement de l’héritagelégué par les pouvoirs zirides, andalous et almoravides qui les ont précédés.

On serait donc tenté d’étendre ce jugement aux activités culturelles et scientifiques etd’expliquer leur dynamisme, essentiellement par la proximité des foyers intellectuelsandalous encore productifs. A notre avis, ce jugement serait excessif. Au contraire, etsans nier l’apport de l’Andalus tout proche, il nous semble, au vu des documentsexistants que, dans ce domaine, des comportements nouveaux se sont affirmés et ont eudes effets, à la fois sur la production littéraire et philosophique, mais également sur laproduction scientifique. On peut même parler de l’existence d’une politique culturelle,semblable à celles qu’avaient initiées puis financées al-Ma’mun, à Bagdad, au début duIXe siècle et al-Hakam II, à Cordoue au Xe. Les détails de cette politique culturelle nesont pas connus mais les sources qui nous sont parvenues ne laissent aucun doute quantaux impulsions qui furent données par les quatre premiers califes almohades 53. Leursinitiatives dans ce domaine ont largement aidé à l’éclosion ou au renforcement de pôlesscientifiques comme Séville en Andalus, Ceuta, Marrakech et Bougie au Maghreb. Lestextes scientifiques de cette période, qui ont pu être analysés, illustrent bien ce fait, à lafois par leur contenu et par l’origine de leurs auteurs. Ils témoignent d’un véritablerenouveau dans différents domaines scientifiques et culturels, comme la médecine, lagrammaire, la linguistique et les mathématiques. Ces mêmes textes confirmentégalement deux phénomènes: celui d’une participation, plus grande que par le passé,d’hommes de science originaires du Maghreb Extrême et celui du renforcement des liensentre les foyers scientifiques du Maghreb et ceux d’al-Andalus, avec une sorte deleadership de Séville par rapport aux autres centres andalous de l’époque 54.

Cela dit, notre connaissance du contenu de la production scientifique des XIIe-XIIIe sièclesreste très lacunaire, même si elle est meilleure que celles des siècles précédents. Pour nouslimiter aux mathématiques, on constate qu’en dehors de deux ou trois petits poèmesalgébriques ou arithmétiques, seuls quatre ouvrages nous sont parvenus. Leurs auteurs sont al-Qurashi (m. 1184), al-Hassar (XIIe s.), Ibn al-Yasamin (m. 1204) et Ibn Muncim (m. 1228).

L’importance de ces quatre hommes de science tient à plusieurs raisons. En premier lieu,et indépendamment de leurs origines, ils peuvent être considérés comme desmathématiciens du Maghreb dans la mesure où ils semblent, tous les quatre, y avoirlonguement séjourné, enseigné et publié des ouvrages mathématiques, même si certainsd’entre eux se sont formés, totalement ou partiellement, dans des villes d’al-Andalus. Ensecond lieu, ce sont les premiers mathématiciens de cette partie du Maghreb dont lecontenu de certains de leurs écrits nous soit parvenu, nous permettant ainsi d’avoir desinformations directes sur des aspects importants de l’activité mathématique dans cetterégion. En troisième lieu, on peut considérer les écrits de cette époque comme les témoins

__________________________53 - C’est à dire cAbd al-Mu’min (1130-1163), Abu Yacqub Yusuf (1163-1184), Abu Yusuf Yacqub(1184-1199) et Muhammad an-Nasir (1199-1213)54 - Parmi les mathématiciens de cette époque, il y a ceux dont il ne nous est parvenu que le nom et,parfois le titre d’un de leurs écrits. C’est le cas d’Ibn Saddad, d’Ibn Farajun (m. 1204) et de son Lubbal-lubab fi bayan masa’il al-hisab [Le meilleur de la moelle pour expliquer les problème de calcul],d’al-Qadi ash-Sharif et de son Qanun fi l-hisab wa l-fara’id [Canon en calcul et <science de> l’héritage].

67A. DJEBBAR - La science arabe au cours de l’histoire

directs de deux phénomènes étroitement liés. Le premier est la diffusion, à une échelle plusgrande qu’auparavant, d’une partie de la tradition mathématique andalouse des Xe-XIesiècles vers le Maghreb, par l’intermédiaire des villes comme Ceuta, Marrakech, Bougieet Tunis. Le second phénomène est la redynamisation de l’activité d’enseignement et derecherche au Maghreb, en particulier grâce au mécénat des premiers califes almohades.

Le plus ancien de ces quatre mathématiciens semble être Abu l-Qasim al-Qurashi. Nous nesavons presque rien sur sa vie, sur sa formation et sur sa production scientifique, si ce n’estqu’il était originaire de Séville, qu’il a vécu à Bougie et qu’il y a enseigné l’algèbre et lascience des héritages avant d’y mourir en 1184 55. En Algèbre, il est connu pour soncommentaire au Kitab al-kamil fi l-jabr [Livre complet en algèbre] d’Abu Kamil (m. 930).Ce commentaire n’a pas encore été retrouvé mais son importance est confirmée parl’historien Ibn Khaldun (m. 1406) qui le considère comme l’un des meilleurs traité qui ait étéécrit sur le sujet, en Occident musulman 56. Quant à son contenu, nous en avons trouvé despassages intéressants dans le livre d’Ibn Zakariya al-Gharnati (m. 1403). Ce qui nous permetde dire qu’il ne s’agit pas d’un simple commentaire puisqu’on y trouve quelques nouveautés,au niveau de l’exposé, de la classification des équations et de certaines démonstrations57. Lecontenu de ce livre a continué à être étudié et enseigné au Maghreb jusqu’au XIVe siècle, soità travers ses copies soit, indirectement, dans le Kitab al-usul wa l-muqaddimat fi l-jabr [Livre des fondements et des préliminaires en algèbre] d’Ibn al-Bann qui, à en croirecertains témoignages, se serait fortement inspiré de l’ouvrage d’al-Qurashi 58.

Dans le domaine des héritages, ce dernier est connu pour avoir mis au point une méthodenouvelle basée sur la décomposition des nombres en facteurs premiers pour réduire lesfractions qui interviennent dans la répartition d’un héritage donné 59. Sa méthode a ététrès vite appréciée par les spécialistes des héritages qui avaient une solide formationmathématique. Certains d’entre eux, comme al-cUqbani (m. 1408) et al-Qalasadi(m.1486), ont d’ailleurs rédigé des manuels pour l’expliquer et pour populariser sonutilisation 60. Cela dit, et malgré l’efficacité de la méthode d’al-Qurash, la majorité despraticiens des héritages a continué à utiliser la méthode traditionnelle 61.

__________________________55 - M. Zerrouki : Abu l-Qasim al-Qurashi : Hayatuhm wa mu’allafutuhu ar-riyyadiyya [Abu l-Qasim al-Qurashi : sa vie et ses écrits mathématiques], Cahier du Séminaire Ibn al-Haytham, Alger, E.N.S., n° 5(1995), pp. 10-19.56 - Ibn Khaldun : al-Muqaddima [L’Introduction], Beyrouth, Dar al-kitab al-lubnana, V. Monteil (trad.),Discours sur l’Histoire Universelle, Paris, Sindbad, 1978, p. 899.57 - A. Djebbar: Enseignement et Recherche mathématiques dans le Maghreb des XIIIe-XIVe siècles. Paris,Université de Paris-Sud, Publications Mathématiques d’Orsay, n° 81-02, pp. 8-10 ; A. Djebbar: Quelques aspectsde l’algèbre dans la tradition mathématique arabe de l’Occident musulman, Actes du 1e Colloque maghrébinsur les mathématiques arabes (Alger, 1-3 Décembre, 1986), Alger, Maison du livre, 1988, pp. 99-123.58 - A. Djebbar : Les activités mathématiques dans le Maghreb central (XIIe-XIXe siècles). Actes du 3e

Colloque maghrébin sur l’histoire des mathématiques arabes (Tipaza, 2-4 Décembre 1990), Alger,Office des Presses Universitaires, 1998, pp. 73-115.59 - M. Zerrouki : Abu l-Qasim al-Qurashi, calim fi ar-riyyadiyyat wa l-fara’id [Abu l-Qasim al-Qurashi, un savant en mathématique et en héritage], Cahier du Séminaire Ibn al-Haytham, Alger,E.N.S., n° 6 (1995), pp. 6- 22.60 - A. Harbili : Tadris ar-riyyadiyyat bi Tilimsan fi l-qarn ar-rabic cashar al-miladi min khilal sharh al-cUqbani li t-Talkhis [L’enseignement des mathématiques à Tlemcen au XIVe siècle à travers le commentaired’al-cUqbani au Talkhis], Cahier du Séminaire Ibn al-Haytham, Alger, E.N.S., n° 7 (1996), pp. 6-22.61 - E. Laabid : Arithmétique et Algèbre d’héritage selon l’Islam, à travers deux exemples : le Traitéd’al-Hububi (Xe-XIe s.) et pratique actuelle au Maroc, Mémoire de Maîtrise, Université du Québec,Montréal, 1990. Non publié.

68 Conférences données dans le cadre des journées «les jeunes et la science» (2006)

Le second mathématicien est Abu Bakr al-Hassar. A ce jour, nous n’avons trouvé aucunélément biographique le concernant. Les seules informations dont nous disposons, et quinous sont fournies soit par Ibn Khaldoun soit par des mathématiciens postérieurs, neconcernent que sa production mathématique. Il semble qu’il était également connucomme lecteur du Coran et spécialiste des héritages et qu’il avait un rang élevé puisqu’ilportait le titre de Shaykh al- jama ca [Chef de la communauté]. Il pourrait être originairede Séville et avoir vécu, un certain temps, à Ceuta et à Marrakech 62.

Deux de ses écrits scientifiques nous sont parvenus. Le premier, intitulé Kitab al-bayanwa t-tadhkar [Livre de la démonstration et du rappel] est un manuel de calcul traitant dela numération, des opérations arithmétiques sur les entiers et sur les fractions, del’extraction de la racine carrée exacte ou approchée d’un nombre entier ou fractionnaireet de la sommation de suites d’entiers. Malgré son contenu classique au regard de latradition mathématique arabe, ce livre revêt une certaine importance pour l’histoire desmathématiques au Maghreb et ce pour trois raisons. En premier lieu, ce manuel reste leplus ancien ouvrage de calcul représentant la tradition de l’Occident musulman. Ensecond lieu, c’est également le plus ancien livre utilisant une écriture symbolique desfractions (avec le trait horizontal) 63. En troisième lieu, il est le seul ouvrage de calcul del’Occident musulman qui ait bénéficié d’une traduction. Elle a été réalisé en hébreu parMoses Ibn Tibbon (m. après 1284).

Le second ouvrage d’al-Hassar, plus volumineux que le premier, est intitulé al-Kitab al-kamil

fi sinacat al-cadad [Le livre complet sur l’art du nombre]. Seule sa première partie a étéretrouvée et identifiée. En plus des thèmes de son petit livre, exposés ici d’une manièredéveloppée, l’auteur présente des chapitres nouveaux qui traitent de la décomposition d’unnombre en facteurs premiers, des diviseurs et des multiples communs, de l’extraction de laracine cubique exacte d’un nombre entier et du calcul des nombres amiables 64.

Une des questions qui se posent à propos de ces deux livres concerne leur lien avec latradition andalouse. Malheureusement, et jusqu’à ce jour, aucun ouvrage de calculproduit en Andalus, avant le XIIe siècle, ne nous est parvenu. Mais la référence d’al-Hassar à deux ouvrages des Xe-XIe siècle, aujourd’hui perdus, le Kitab al-mucamalat[Livre des transactions] d’az-Zahrawi et le Mudkhal al-camali [Introduction pratique]d’Ibn as-Samh, est une preuve supplémentaire de la présence au Maghreb, au XIIe siècle,de la tradition arithmétique d’al- Andalus.

Le troisième mathématicien est relativement mieux connu que les deux précédents.D’après ses biographes, sa mère était noire (couleur dont il aurait hérité) et son père était

__________________________62 - D’après une information orale qui m’a été aimablement transmise par D. Lamrabet, Ibn al-Qatan affirme, dans son livre Nazm al-juman, qu’en 1150, c’est à dire sous le règne de cAbd al-Mu’min, des savants de Séville ont été invité par le calife à Marrakech et ils étaient accompagnéspar Abu Bakr al-Hassar.63 - H. Suter : Das Rechenbuch des Abû Zakarîyâ el- Hassar.. [Le livre de calcul d’Abu Zakariyya al-Hassar]. Bibliotheca Mathematica, série 3, 2 (1901), pp. 12-40 ; M. Zoubeidi : Kitab al-bayan wa t-tadhkar d’al-Hassar.[Le livre de la preuve et du rappel d’al-Hassar]. Edition critique et analyse. Magister en Histoiredes Mathématiques, Alger, E.N.S. En préparation.64 - M. Aballagh & A. Djebbar : Découverte d’un écrit mathématique d’al- Hassar (XIIe s.) : leLivre I du Kamil, Historia Mathematica 14 (1987), pp. 147-158.

69A. DJEBBAR - La science arabe au cours de l’histoire

berbère 65. On sait aussi qu’il vécut un certain temps à Séville où il s’est probablementperfectionné en Mathématique, avant de revenir au Maghreb et de s’installer àMarrakech qui était alors la capitale de l’empire almohade. Pendant longtemps, on neconnaissait de lui que deux petits poèmes mathématiques, l’un sur l’algèbre et l’autre surles racines carrées 66. Mais son ouvrage le plus important est le Talqih al-afkar bi rushumhuruf al-ghubar [Fécondation des esprits avec les symboles des chiffres de poussière]. Ils’agit en effet d’un livre, de plus de 200 folios, qui traite à la fois des chapitres classiquesde la science du calcul, de l’algèbre et de la géométrie du mesurage. Son importance tientau fait qu’il est bien représentatif de cette période de transition où on voit se juxtaposertrois traditions : celle d’Orient, celle d’al-Andalus et celle du Maghreb 67.

Le quatrième est dernier mathématicien de cette période dont il nous est parvenu desécrits est Ahmad Ibn Muncim. Il est né à Dénia en Andalus, mais il a passé une grandepartie de sa vie à Marrakech. A son époque, Il était considéré comme l’un desmeilleurs spécialistes en géométrie et en théorie des nombres. Il a également étémédecin. En Mathématique, il aurait publié de nombreux ouvrages, traitant de sujetsaussi divers que la géométrie euclidienne, le calcul, la construction des carrésmagiques, la théorie des nombres et l’analyse combinatoire 68.

Mais, un seul de ses écrits nous est parvenu, le Fiqh al-Hisab [La science du Calcul] 69.Grâce à cet ouvrage (dont on ne connaît qu’une seule copie), nous pouvons affirmer laprésence au Maghreb, au XIIe siècle, du Kitab al-istikmal d’al-Mu’taman. Quantcontenu du Fiqh al-hisab, on y découvre, à côté des chapitres classiques sur lesopérations arithmétiques, d’autres plus originaux, comme celui sur l’étude des nombresfigurés, celui de la détermination des nombres amiables et, surtout, celui qui est consacréà l’analyse combinatoire. Il contient des propositions et des démarches importantes quine seront redécouvertes, en Europe, qu’au XVIe et au XVIIe siècle, en particulier parCardan (m. 1576), Mersenne (m. 1648), Frénicle (m.1675) et Pascal (m.1662).

__________________________65 - Ibn Sacid : : al-Ghusun al-yani ca fi mahasin shu cara’ al-mi’a as-sabi ca. [Les branches mûres surles mérites des poètes du septième siècle], I. El-Ibyari (édit.), Le Caire, Dar al-macarif, 1945, p. 42.66 - J. Shawqi : Manzumat Ibn al-Yasamin fi acmal al-jabr wa l-hisab [Les poèmes d’Ibn al-Yasamin sur les procédés de l’algèbre et du calcul], Koweit, Mu’assasat al-Kuwayt li t-taqaddumal-cilmi, 1987; T. Zemouli : Le poème d’Ibn al-Yasamin sur les nombres irrationnels quadratiques,Actes du 1e Colloque maghrébin sur l’histoire des mathématiques arabes (Alger, 1-3 Décembre1986), Alger, Maison du livre, 1988, pp. 11-23.67 - T. Zemouli : Les écrits mathématiques d’Ibn al-Yasamin (m. 1204), Magister d’Histoire desMathématiques, Alger, E.N.S., 1993.68 - Ibn cAbd al-Malik : adh-Dhayl wa t-takmila li kitabay al-Mawsul wa s-Sila [L’appendice etle complément aux deux livres al-Mawsul et s-Sila], Ihsan cAbbas et Muhammad Benshrifa (éd.)Beyrouth, Vol. VI, 1964-1984, 59-60.69 - L’analyse combinatoire au Maghreb : l’exemple d’Ibn Mun im (XIIe-XIIIe siècles), Paris,Université de Paris- Sud, Publications Mathématiques d’Orsay, n° 85-01, 1985. D. Lamrabet : Lamathématique maghrébine au moyen âge, Thèse de Post-graduation, Bruxelles, Université Libre deBruxelles, 1981.

70 Conférences données dans le cadre des journées «les jeunes et la science» (2006)

LA PERIODE DES QUATRE ROYAUMES (1276-1492)

Les activités culturelles et scientifiques du Maghreb post-almohade se sont dérouléesdans un contexte idéologique caractérisé par le retour en force du Malékisme.

Leurs foyers de production et de diffusion sont les mêmes que ceux de la périodealmohade mais, à la faveur des antagonismes politiques des pouvoirs régionaux, certainsd’entre eux, comme Tlemcen et Tunis, donnent l’impression de vouloir disputer leleadership intellectuel à Fès et à Marrakech. Il faut toutefois préciser que ces deuxdernières villes, et d’une manière générale les pôles intellectuels du Maghreb Extrême,ont bénéficié d’un soutien mérinide important qui s’inscrivait bien entendu dans latradition du mécénat officiel déjà observé à Bagdad, Kairouan, Cordoue et Marrakech.Mais ce soutien répondait également, et peut-être plus, à une volonté d’unificationidéologique des musulmans, une préoccupation qui était devenue majeure, après lesgrands événements que furent les Croisades et les invasions mongoles. A partir du XIIIe-XIVe siècles, ce mouvement d’unification s’est s’amplifié. Concrètement, il a abouti àune intervention directe du pouvoir dans le contenu de l’enseignement, dans sonencadrement et dans ses infrastructures. C’est ainsi qu’au Maghreb Extrême, lesMérinides ont financé la construction et la gestion d’une vingtaine de madrasa dans lesgrandes métropoles comme Fès et Marrakech, mais également dans des villes moyennes,comme Taza, Meknès et Salé 70. Par ailleurs, lorsqu’on parcourt la bibliographie de cettepériode et qu’on analyse le contenu de certains des titres qui nous sont parvenus, enparticulier ceux ayant trait aux sciences, on constate que les facteurs idéologiques etpolitiques nouveaux que nous venons d’évoquer n’ont pas eu les mêmes effets sur lesdifférents domaines d’activités.

Au Maghreb, la philosophie a dû pâtir de cette ingérence du pouvoir, surtout après le soutienque lui avaient prodigué les califes almohades, ennemis idéologiques des Mérinides.

Quant aux autres sciences profanes, en particulier les mathématiques et l’astronomie, leursactivités se sont poursuivies, apparemment sans discontinuité. C’est du moins ce que laissepenser la filiation entre l’école de Marrakech du XIIe siècle, elle-même relayant celle d’al- Andalus du XIe siècle, et l’école d’Ibn al-Banna (1256-1321) à laquelle se rattachenttous les commentateurs de ce dernier, à l’exclusion de l’andalou Ibn Zakariyya al-Gharnani (m. 1403). Mais, cette continuité de la tradition scientifique de l’Occidentmusulman s’est accompagnée de certaines modifications qui ne sont perceptiblesqu’après analyse de la matière scientifique elle-même. Elles ont trait aux programmesd’enseignement qui se sont rétrécis considérablement et au contenu de la recherche quis’est amenuisé et qui a fini par s’éteindre, laissant place à un enseignement figé 71.

__________________________70 - M. Kably : Société, pouvoir et religion au Maroc à la fin du moyen âge, Paris, Maisonneuve & Larose,1986,pp. 279-284 ; M. Kably : Qadiyyat al-madaris al-marriniyya, mulahadat wa ta’ammulat [Laquestion des madrasa mérinides, remarques et observations]. In : Muraja cat hawla al-mujtamacwa th-thaqafa bi l-Maghrib al-wasit [Revue de la société et de la culture dans le Maroc médiéval],Casablanca, Toubkal, 1987, pp. 66-78.71 - A. Djebbar : Enseignement et Recherche mathématiques dans le Maghreb des XIIIe-XIVe siècles.Paris, Université de Paris-Sud, Publications Mathématiques d’Orsay, n° 81-02, 1980, pp. 1-5.

71A. DJEBBAR - La science arabe au cours de l’histoire

En ce qui concerne les activités scientifiques dans ce qui restait d’al-Andalus, c’est-à-dire à Grenade et dans ses dépendances (Malaga, Almeria, Guadix), on constate qu’ellesse sont maintenues à un niveau strictement utilitaire. En médecine, sans égaler laproduction andalouse des XIe-XIIe siècles, les écrits de cette époque, sont encore dequalité mais, au vu des documents qui nous sont parvenus, les sujets exposés concernentessentiellement la médecine pratique. C’est le cas du traité d’ash-Shaquri et celui d’Ibnash-Shafra 72. En astronomie et en mathématique, le peu d’information qui nous estparvenu sur cette période donne l’impression que la production y est quantitativementmoins importante et qu’elle est essentiellement une reprise, très partielle, du contenu desdifférentes disciplines enseignées et développées entre le Xe et le XIIe siècle. C’est dumoins ce qui se dégage des écrits d’Ibn ar-Raqqam (m. 1315) pour l’astronomie, d’IbnLiyun (m. 1346) pour la géométrie, d’Ibn Zakariya al-Gharnati (m. 1404) et d’al-Qalasadi (m. 1486) pour la science du calcul.

Pour le contenu de l’enseignement, l’évolution a dû se faire dans le sens général observédans les autres foyers scientifiques de l’empire, c’est à dire un rétrécissement desprogrammes avec l’arrêt des activités de recherche. La seule chose nouvelle dont on estsûr concerne les institutions d’enseignement supérieur puisque, les madras, en tant quecollèges d’enseignement supérieur sous contrôle de l’Etat ou comme établissementprivé, font leur apparition également dans le royaume de Grenade, après leur triompheen Orient puis leur institution au Maghreb. Les historiens signalent en effet deuxcollèges de ce type : la madrasa de Malaga, qui était privée, et, surtout, celle de Grenadequi était financée et contrôlée par l’Etat et qui avait recruté des professeurs éminentsdont certains venaient du Maghreb, comme ce fut le cas pour Mansur az-Zwawi et pourd’autres moins connus 73.

Quant au Maghreb, le XIVe siècle constitue, sans son histoire scientifique, un momentprivilégié à la fois pour l’importance quantitative de sa production mathématique et pourl’influence qu’elle a eu, durant des siècles, sur l’enseignement de la discipline.

Dans l’état actuel de nos connaissances, on peut dire que la majorité de la productionmathématique de ce siècle, et du siècle suivant, est une reprise, sous forme decommentaires, de résumés ou de développements, d’une partie de ce qui avait été déjàdécouvert ou assimilé au cours des siècles précédents. Les contributions nouvelles sonten effet exceptionnelles, confirmant ainsi les conclusions auxquelles avait abouti IbnKhaldun, dans sa Muqaddima.

L’homme de science le plus représentatif de cette période est Ibn al-Banna. Il est né àMarrakech en 1256, y a grandi et y a acquis une excellente formation dans plusieursdomaines. Mais il a également vécu et enseigné quelque temps à Fès qui était devenue,après la chute des Almohades, la capitale de la dynastie des Mérinides. Il faut tout desuite préciser que nous sommes en présence du dernier mathématicien maghrébin quia eu une activité de recherche, dans la mesure où il s’est attaqué à des problèmesnouveaux pour l’époque et qu’il y a apporté des solutions originales ou qu’il a avancé

__________________________72 - R. Arié : L’Espagne musulmane au temps des Nasrides (1232-1492), Paris, De Boccard,1990, pp. 428-436.73 - R. Arié : L’Espagne musulmane au temps des Nasrides, op. cit., pp. 423-427 et Addenda XXXVII.

72 Conférences données dans le cadre des journées «les jeunes et la science» (2006)

des idées nouvelles. Il y a d’abord sa contribution en Analyse combinatoire qui s’inscritdans le prolongement de celle d’Ibn Muncim : il a établi la formule arithmétique donnantles combinaisons de n objets p à p, il a tenté de rattacher la pratique combinatoire àl’arithmétique néopythagoricienne, à travers les nombres figurés de Nicomaque et il arésolu des problèmes à l’aide de démarches combinatoires 74. En algèbre, il a introduitune démarche nouvelle à propos de la justification de l’existence des solutions deséquations. Il a enfin poursuivi une réflexion, commencée par Ibn Muncim, sur les basesnon décimales 75.

Pourtant c’est avec un petit manuel de calcul de moins de 40 pages qu’Ibn al-Bannaacquis sa notoriété. En effet, le Talkhis a cmal al-hisab [L’abrégé des opérations ducalcul] est devenu, du vivant même de l’auteur et plusieurs siècles après lui, laréférence en mathématique. On peut même considérer que ce manuel a été le point dedépart de toute une tradition qui s’est étendue aux différentes régions du Maghreb et quia même atteint l’Egypte et le royaume de Grenade. Cette tradition est celle descommentaires. Il y eut ainsi plus de quinze ouvrages consacrés à l’explication ou audéveloppement et parfois même à la critique du Talkhis. Il est intéressant de noter que,en plus de la dizaine de commentateurs du Maghreb 76, le livre d’Ibn al-Banna a faitl’objet de commentaires de la part de deux Andalous, Ibn Zakariya al-Gharnati et al-Qalasadi (m. 1485) 77 et de plusieurs orientaux dont Ibn al-Ha’im (m. 1412) et Ibn al-Majdi (m. 1447) 78.

Au niveau qualitatif, ces commentaires se distinguent les uns des autres par l’utilisationou non du symbolisme algébrique et par le recours ou non à la critique de certainesdéfinitions et à la démonstration des propositions et des algorithmes. Cela dit l’analysedétaillée des chapitres les plus importants de ces commentaires nous permet d’avancerd’autres remarques concernant à la fois la nature des mathématiques enseignées auMaghreb et dans le royaume de Grenade. En premier lieu, on constate que le niveau desmathématiques qui y sont exposées n’a pas baissé par rapport à la période antérieure,mais on n’y retrouve pas certains thèmes qui étaient enseignés depuis le Xe siècle,comme l’extraction de la racine cubique approchée d’un nombre ou le calcul denouveaux couples de nombres amiables. Ce phénomène était déjà perceptible dans

__________________________74 - A. Djebbar : Enseignement et Recherche mathématiques dans le Maghreb des XIIIe-XIVe

siècles, op. cit., pp.76-98.75 - M. Aballagh : Raf c al-hijab d’Ibn al-Banna, Thèse de Doctorat, Paris I-Panthéon-Sorbonne,1988, pp. 517-543.76 - En particulier al-Misrati (XIVe s.), al-Muwahidi (XIVe s.), Ibn Haydur (m. 1413) et d’IbnGhazi (m. 1514) du Maghreb Extrême, al-cUqbani (m. 1408), al-Habbak (m. 1463), al-Ghurbi(XIVe s.) et Ibn Qunfudh (m. 1406) du Maghreb central.77 - Al-Qalasadi : Sharh Talkhis a c mal al-hisab [Commentaire de l’Abrégé sur les opérations ducalcul], F. Bentaleb (édit.), Beyrouth, Dr al-Gharb al-islami, 1999.78 - Pour plus de détails sur ces commentaires, voir M. Aballagh & A. Djebbar : Hayat wamu’allafat Ibn al-Banna al-Murrakushi [La vie et l’oeuvre d’Ibn al-Banna al-Murrakushi], Rabat,Université Mohamed V, Publications de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines, Rabat,Faculté des Lettres et Sciences Humaines, 2001, pp. 89-104.

73A. DJEBBAR - La science arabe au cours de l’histoire

l’oeuvre d’Ibn al-Banna et il n’a fait que s’étendre à partir du XIVe siècle. En secondlieu, on ne remarque aucun apport nouveau dans ces commentaires, ni sur le planthéorique ni au niveau des applications des idées et des techniques antérieures. Lanouveauté la plus significative se situe au niveau de l’expression écrite avecl’utilisation progressive d’un symbolisme relativement élaboré. Ce symbolisme voit sonutilisation limitée tout au long du XIIIe siècle et durant la première moitié du XIVe

siècle. En tout cas, aucun mathématicien de cette époque ne l’a utilisé dans les écrits quinous sont parvenus et nous n’en connaissons pas encore la raison.

Par ailleurs, si on excepte un seul commentaire du Raf cal-hijab, réalisé par Ibn Haydur,aucun autre ouvrage de Calcul ou d’Algèbre des XIIe-XIVe siècles n’a motivé lescommentateurs maghrébins. En effet, et jusqu’à ce jour, nous n’avons trouvé aucunemention d’un éventuel commentaire des ouvrages de calcul d’al-Hassar, d’Ibn al-Yasamin et d’Ibn Muncim. L’explication de ce phénomène n’est pas simple. On peut enchercher les raisons soit dans l’abaissement du niveau général de l’enseignement, soitdans l’arrêt de l’activité de recherche, soit dans le désintérêt pour les aspects théoriquesdes disciplines scientifiques. Ces causes sont en fait liées les unes aux autres et ellesrenvoient toutes aux facteurs extérieurs à l’activité scientifique elle-même.

En tout état de cause on constate que les ouvrages maghrébins difficiles, ou réputéscomme tels, sont délaissés par les commentateurs ou ne sont utilisés que pour mieuxéclairer l’explicitation de tel ou tel passage du Talkhis d’Ibn al-Banna. On constate aussiqu’il y a, à partir de cette époque, une sorte de repli sur la production scientifique del’Occident musulman, même au niveau des références aux ouvrages. On continue biensûr à évoquer Euclide, Nicomaque et al-Khwarizmi, mais ce sont surtout des auteurs duMaghreb ou d’al-Andalus qui sont cités dans les commentaires des XIVe-XVe sièclesqui nous sont parvenus.

74 Conférences données dans le cadre des journées «les jeunes et la science» (2006)

75B. El Fellah - Les risques naturels au Maroc : Connaissances et perspectives

Les risques naturels au Maroc :Connaissances et perspectives

Bouchta El Fellah (*)

RésuméLes risques naturels sont caractérisés par leur force de frappe brutale, touchant lespopulations et les biens matériels. C’est pourquoi ils suscitent l’intérêt de tous, car leuravènement intervient sans avertir. Les connaissances sur les risques naturels au Marocsont sporadiques et éparpillées entre écrits historiques et événements naturels sesuccédant dans le temps et dans l’espace. Elles nécessitent inventaires et classificationsen vue de mieux saisir la répartition des phénomènes.

L’Etat, la Protection Civile, les Collectivités locales, les compagnies d’assurances, lesparticuliers ont tous besoin d’une évaluation du risque en vue de prendre les décisionsadéquates (autorisation et réglementation, prévention des populations et des installationsclassées, planification, mise au point de plans de secours ou d’évacuation, indemnisationdes victimes ou des ayants droit…).

De nombreux Départements sont impliqués dans la gestion des risques, les uns y sontconcernés parce que désignés par les textes; les autres le sont car directement impliqués outouchés dans leur fonctionnement; parmi les outils mis à leur disposition on distingue:1- l’organisation des secours (arsenal de textes connu par plan ORSEC); trace la manièred’intervention;2- Santé, Forces publiques, Hydraulique, Environnement, Météorologie Nationale…,agissent en prodiguant secours, sécurité et prévention;3- La recherche scientifique contribue par des études qui ciblent tel ou tel aspect des risques.Toutefois, les Systèmes d’Informations Géographiques (SIG) constituent un outil efficacedans l’approche des risques et présentent le meilleur moyen pour agir efficacement.

IntroductionL’équilibre de l’environnement est devenu plus que jamais vulnérable. Il a été à l’originede la survie ou de l’effondrement des civilisations (sécheresses, épidémies, criquetspèlerins…). Pour faire face aux risques induits par les changements environnementaux,un ajustement urgent de notre société s’impose.

La décennie internationale de lutte contre les méfaits des risques et catastrophesnaturelles (IDNDR, 1990-2000) étant écoulée, il est temps de tirer les enseignements etles conclusions d’une période où la communauté scientifique internationale s’est donnéebeaucoup d’effort en proposant les remèdes pour mitiger l’effet des risques naturels.

___________________________________(*) Institut Scientifique, Université Mohammed V-Agdal, Rabat.

76

Le Maroc a subi le tribut de plusieurs événements naturels dramatiques (tabl. 1). Ce quia été à l’origine de nombreuses études qui ont focalisé sur l’une ou l’autre des multiplesfaçades du risque, selon des échelles d’investigation variables.

Par définition, le risque est un danger éventuel, plus ou moins prévisible dans une airenon délimitée, d’une durée indéterminée, touchant les humains et leurs biens. Il esttoujours lié à la présence de l’homme, pas à la nature elle même. Avec ce terme sontsouvent utilisés d’autres concepts: l’occurrence, qui signifie une simple conjoncture ouun simple hasard; la Vulnérabilité, synonyme de fragilité et de faiblesse; l’aléa,désignant la probabilité de l’avènement d’un phénomène naturel. La catastrophe, motréservé à des événements destructeurs de grande ampleur, notamment en termes deconséquences. H. Tazieff définit ce dernier concept comme “Phénomène naturel d’uneintensité exceptionnelle entraînant de multiples effets dévastateurs sur les milieuxnaturels et sur les êtres vivants”.

Si ces principes épistémologiques sont admis à des degrés variables par les organismesinternationaux, le risque peut être redéfini en fonction de l’échelle d’intensité (zonage,répartition qualitative, régionalisation); les séismes illustrent bien cette notion.

Une grande catastrophe dépasse généralement les capacités d’une région de faire facepar elle-même aux dégâts; l’aide interrégionale devient nécessaire. C’est en quelquesorte, les situations qui ont fait suite aux séismes d’Agadir en 1960 et d’Al Hoceima en2004 et aux inondations du Gharb en 1963 et en 1996, lorsque les aides ont convergé detout le Maroc pour venir au secours des sinistrés.

La fiabilité de l’étude des risques se mesure par leur classement et leur comparaison; onétablit les cartes de zones sismiques, celles des zones inondables, des zones exposées auxglissements de terrain, de zones menacées par la sécheresse... Ces documents permettentpar la suite de définir le degré de vulnérabilité auquel la région est soumise (Figure 1).

Figure1: Risques naturels : approche globale; situation avant et après la catastrophe.

Conférences données dans le cadre des journées «les jeunes et la science» (2006)

77

1. LE RISQUE EST UN DOMAINE D’INTERDISCIPLINARITE

1-Suivi des événements à travers le vécu

La compréhension des forces physiques et dynamiques a beaucoup éclairé l’analyse desrisques, d’autant plus que ceux-ci se trouvent à la vergence de connaissances et dedisciplines variées (Fig.2). Chercheurs, ingénieurs, gestionnaires, techniciens...contribuent à l’analyse spatialisée et territorialisée du phénomène. La tendance récentedans certains pays est d’intégrer le risque dans la gestion globale et raisonnée du territoire.

Figure 2 : Forme en pyramide schématisant le passage de la situation habituelle à la base, à unniveau supérieur de vulnérabilité, puis au risque proprement dit, au sommet.

Les études de risque gagneraient beaucoup si elles sont basées sur une banque dedonnées. Conscient du besoin de constituer un inventaire exhaustif des risques, l’InstitutScientifique a conçu, pendant les années 90, deux questionnaires relatifs aux événementssismiques et aux mouvements de terrain. Outre ce questionnaire, l’exploitation destravaux des naturalistes sur la dynamique et les processus en géodynamique interne etexterne contribuera amplement à la compréhension des risques.

Tableau 1 : Quelques événements catastrophiques survenus au Maroc les 50 dérnières années

B. El Fellah - Les risques naturels au Maroc : Connaissances et perspectives

___________________________________1- Le flush flood de l’Ourika (17-8-1995) a fait 150 morts, 80 disparus; la vallée est connue parses crues, 1964-1965, 1968-1969 et 1988; une autre a eu lieu en 1999 et la dernière en 2006.2- Les intempéries de 1996 ont occasionné la coupure de routes, restées impraticables durant 45jours (Rapport national sur la prévention des désastres - MATEE 2005 - p.15).

78

Apartir de ces plate-formes, les instances responsables pourront procéder à des analyses globalesdébouchant sur l’atténuation et la prévention; voire à une bonne planification de l’aménagementdu territoire. L’histoire aide à saisir le temps de retour de chaque phénomène (Fig.3)

Figure 3: Le risque se manifeste en cinq étapes : de la situation normale (0) à la situationcatastrophique (5), avec évolution de forme spirale.

1.2. Les risques dans le monde, bilan des dommages matériels (Tableau 2)En général, les inondations viennent en premier lieu en termes de pertes humaines; ceuxdes Typhons de l’Asie des Moussons sont suivis des cyclones des Caraïbes et du Golf duMexique (Tableau 3). La tendance actuelle est de les expliquer par les changements duclimat de la Terre, notamment l’alternance El Nino/ El Ninia.

Tableau 2: Quelques exemples de risques survenus dans le mondependant les 15 dernières années

Conférences données dans le cadre des journées «les jeunes et la science» (2006)

79B. El Fellah - Les risques naturels au Maroc : Connaissances et perspectives

Tableau 3: Répartition des catastrophes dans le monde entre 2000 et 2005(d’après La München Ré) 3

2. CARTOGRAPHIE DES RISQUES : UN MOYEN DE PRÉVENTION

2.1. Spatialisation et zonage du risque (Figure 4)

Certains risques et accidents individuels surviennent au foyer, dans la rue ou ailleurs, enplein air. Ils peuvent ne pas avoir d’implications graves sur la société. D’autresrenferment le stress et agissent sur le milieu naturel, créant par là une situationd’incertitude (manque d’eau, insuffisance de denrées…). C’est pourquoi, au carrefour despécialités variées, la typologie des risques naturels est considérée comme une ébauchede la recherche débouchant sur un renouveau interdisciplinaire (Tableau 4). L’objectifétant d´expliquer les événements, leurs origines et leurs dynamiques (Tableau 5).

Tableau 4 : Typologie des risques naturels

La carte est censée montrer des données qui ne sont généralement pas directementvisibles dans le paysage. Elle constitue un document témoin, voire une image de lasituation de la crise.

Il serait intéressant, à ce propos, de voir et de savoir comment le chercheur procède danssa démarche ? Pourquoi est-il amené à réaliser une carte des risques ? La carte lui tient-elle seulement de support de communication, de repérage de phénomènes exceptionnels,de fonction de recherche où de document d’aide à la décision?

Tableau 5 : Les risques technologiques

___________________________________3 - Première société de réassurance au monde

80

Figure 4 : Répartition des risques naturels au Maroc.

Conférences données dans le cadre des journées «les jeunes et la science» (2006)

2.2. Représentation des risques

La spatialisation cartographique des risques aide beaucoup à construire une image desespaces vulnérables ou déjà ravagés qu’on met à la disposition des décideurs. De ce fait,elle soutient la réflexion et permet de pouvoir agir sur l´espace. Deux questions peuventémerger à ce propos:

1- Quelle est la définition de la carte des risques ?2- Comment et pourquoi utilise-t-on la carte des risques ?

La représentation cartographique des risques naturels ne peut jamais illustrer des réalitéscomposées pour la plupart, non pas de trois simples dimensions spatiales que nous avonsl’habitude de côtoyer, mais d’au moins deux autres dimensions supplémentaires : pertesen vies, coûts (dimension matérielle) et dégâts psychologiques (dimension morale). Faceà une situation de risque technologique, l’approche devient davantage plus compliquéecar strictement liée et amplifiée par les activités humaines.

L’expression cartographique vise à attirer l’attention sur les dangers qui existent dans unsecteur donné afin d’orienter les aménagements vers les solutions les plus sû

81B. El Fellah - Les risques naturels au Maroc : Connaissances et perspectives

3. ATOUTS D’INTERVENTION

3.1. Description des phénomènes naturels, (probabilité, occurrence, zonage…)

Les cartes des risques (ex: figure 4) se résument dans l’alerte, l’information et la localisationdes zones exposées, elles facilitent de nombreuses interprétations, notamment :

- la détermination des phénomènes induisant le risque;- l’estimation du volume mis en jeu;- l’appréciation de la dynamique (rapide ou lente);- la délimitation des zones soumises au risque;- l’estimation du degré de risque par comparaison et classement.

A titre d’exemple, la cartographie des mouvements de terrain repose essentiellement surl’approche géotechnique simplifiée et l’appréciation de la stabilité des terrains. Lescartes prévisionnelles deviennent ainsi une nécessité avant tout investissement et touteréalisation de grande envergure.

La désertification est un deuxième exemple qui traduit un cumul de situations de crise(carence climatique) dans un environnement aride et semi-aride. Entre 1940 et 2000, leMaroc a enregistré 3 périodes de sécheresse bien individualisées: 1940-1953, 1975-1992 et 1998-20004. Il en résulte une érosion généralisée, devenue un fléau réel àcombattre, notamment en montagne où la situation est parfois irréversible.

L’impact de la sécheresse se reconnaît par le produit (population x consommation del’énergie x technologie); la lutte contre ses méfaits est confiée au Haut Commissariatchargé des Eaux et Forêts et de lutte contre la désertification.

Le troisième exemple est d’ordre biologique et concerne les criquets pèlerins. Cinqgrandes catastrophes d’invasions acridiennes ont été enregistrées au Maroc pendant le20ème siècle, la durée de chacune variait entre 2 et 10 ans. Ce risque menace aussi bienle couvert végétal naturel que les récoltes annuelles. Ses conséquences sont lourdementressenties par les populations et se manifestent au niveau du cheptel.

3.2. La collecte de l’information qui aide à la prise de décision

La collecte de l’information (physique, chimique, géologique, géomorphologique, humaine,économique…) se fait selon un inventaire prédéfini. Les mêmes données sont spatialementrépertoriées et référencées dans un Système d’Information Géographique (SIG). Ce systèmedoit fournir les étapes pour analyser aussi bien les sources que les récepteurs potentiels dansun cadre spatial, il doit aussi évaluer les moyens d’exposition avec des modèles à l’appui.Cela se réalise avec les deux composantes suivantes: (1) une base de données spatiales desdispositifs régionaux et (2) une base de données relationnelle tabulaire des mesures dumilieu. Ces deux bases de données sont dynamiquement liées via des moyens d’évaluationdes rapports spatiaux et temporels. La description numérique de service est appelée àsoutenir des activités d’évaluation des risques naturels, telles que la modélisation, l’analysede l’exposition et l’enchaînement des événements (Figure 5).

3.3. Au niveau institutionnel

Le besoin d’évaluation du risque est une tâche fondamentale et même vitale pour denombreux secteurs d’activité socio-éconoimique. Cette évaluation s’effectue pourrépondre à certaines exigences dont principalement :

• la prise de mesures de prévention vis-à-vis des populations et des installations classées;

___________________________________4 Deuxième rapport national 2005 sur les risques et catastrophes naturelles.

82 Conférences données dans le cadre des journées «les jeunes et la science» (2006)

• la mise en place de plans de secours ou d’évacuation (incendie, plans ORSEC...);• les décisions d’aménagement nécessaires (autorisation et réglementation des constructions);• la tarification ou l’indemnisation des victimes ou des ayants droit (assurances, aides de l’Etat...).

Pour cela, différents départements ministériels, publics, semi-publics et privés(environnement, collectivités locales, communes, protection civile, assureurs, banques…) sevoient impliqués dans la gestion des risques, que ce soit à titre de prévention où de simplesuivi. Les uns sont concernés parce que désignés par les textes; les autres le sont carimpliqués dans la gestion des affaires publiques.Les travaux de recherche effectués par lesinstitutions universitaires5 (sismologie, climatologie, érosion, sécheresse, désertification …)sont menés avec des moyens, faibles et intermittents (équipes, groupes de recherche,laboratoires…). Ils sont pour la plupart appuyés par des réseaux de mesures, notamment :

• Deux réseaux sismiques gérés par l’Institut Scientifique (Univ. Med V-Agdal) et le Centre National pour la Recherche Scientifique et Technique (CNRST);

• Réseau météorologique de la Direction de la Météorologie Nationale (DMN);• Réseaux d’annonce des crues de la Direction de l’Hydraulique (DH) et des Agences de Bassins versants;

• Réseau d’observation des ressources en eau;• Réseau d’annonce de l’invasion acridienne (Gendarmerie Royale);• Surveillance épidémiologique (Institut d’Hygiène, Institut Pasteur…).

Figugre 5 : Enchaînement des événements lors d’un grand séisme.

___________________________________ 5 - L’Institut Scientifique de Rabat était chargé depuis 1934 de la surveillance magnétique etgéophysique au Maroc. Il dispose d’un fichier sismique réunissant tous les événements sismiquesenregistrés, tout au long du 20ème siècle.

83

C’est ainsi que le premier rapport national sur les risques naturels a été remis à laconférence de Yokohama (1994) par le CNRST. Le deuxième rapport a été supervisé parle Ministère de l’Aménagement du Territoire, de l’Eau et de l’Environnement (MATEE) puis présenté à la conférence de Kobé (janvier 2005) à l’occasion du dixièmeanniversaire du séisme de Kobé (cf. quelques exemples de références).

3.4. Prévision et prévention des risques (réduction, mitigation, et parade)

Malgré les efforts consentis en matière de reconnaissance des risques, des plans deprévision sont en cours d’élaboration. Ils concernent également les aspects de préventionsous forme de plans de secours dans les cas suivants:

• tremblement de terre (SEISME);• inondations (SINON);• incendies de forêts et de récoltes (FOREC);• rupture de barrage (SEBAR).

Ces plans se référent à un arsenal législatif (lois et décrets) dont notamment:- Loi sur l’Eau 10-95, adoptée en 1995;- Loi n°11-03 relative à la Protection et la Mise en Valeur de l’Environnement adoptée en 2003;- Loi n°12-03 relative aux études d’impact sur l’environnement;- Loi n°13-03 relative à la lutte contre la pollution atmosphérique.- Dec 2-02-177 (22-2-02) concernant l’application du règlement de construction

parasismique RPS 2000 (en cours de révision à cause des difficultés d’application)

La protection contre les inondations se fait par de nombreuses actions, particulièrement:- la construction de barrages, de digues, de canaux (Mohammadia, Ben Ahmed,

El Hajeb, Berrechid, Sefrou, Ourika, Berkane, El Jadida, Tantan.. );- la mise en place de système d’alerte: Ourika, Martil, Mellah;- le suivi d’environ 400 sites reconnus (présentant un danger potentiel) dont 50 prioritaires.

La prévention des risques d’intempéries revient à la Direction de la Météorologie Nationalequi dispose d’un système d’alerte national aux phénomènes météorologiques dangereux :

- vents forts : alerte transmise 12 à 24 heures à l’avance;- fortes précipitations hivernales: bulletin pré alerte diffusé 24 h à l’avance;- orages d’été ou d’automne: pré alerte ou alerte diffusée 6 à 12 h à l’avance;- vague de chaleur ou de froid: communiqué élaboré 24h à l’avance.

D’autres projets de loi pourront toucher indirectement un certain nombre d’aspects desrisques; ils concernent notamment :

• le littoral;• le développement de la montagne au Maroc;• la gestion des déchets et leur élimination.

4. CONCLUSION

En dépit de toutes les précautions évoquées auparavant ; les citoyens sont appelés à secomporter d’une manière correcte et responsable (toute personne témoin d’un sinistre ale devoir de prévenir l’autorité locale, les services de secours, la Police, la GendarmerieRoyale...). An niveau administratif, l’alerte est donnée par le Gouverneur qui déclenchele plan ORSEC. Il en informe notamment le Ministre de l’Intérieur et la ProtectionCivile. Cette dernière agit selon un plan d’intervention d’urgence qui assure l’unité decommandement, la répartition des missions et la coordination de l’emploi des moyensd’action. C’est aussi un inventaire complet du personnel et du matériel à mobiliser en casde besoin. Au cas où les moyens de secours s’avèrent insuffisants localement, le planORSEC fait recours aux moyens des provinces voisines, voire même mobiliserobligatoirement le matériel là où il se trouve.

B. El Fellah - Les risques naturels au Maroc : Connaissances et perspectives

84

Cependant, des plans spécifiques d’intervention sont établis avec les Départementsconcernés en vu d’appliquer les principes de base de l’organisation des secours à unsinistre présentant une dominante particulière. Mais, lutter contre les risques c’estégalement la maîtrise des moyens de communications: - en fournissant des témoignages et des informations pratiques;- en utilisant les techniques de localisation, de suivi et de l’évolution des phénomènes;- en assurant le transfert de l’information en temps réel (satellites de communication;

GPS, DGPS…);- en transmettant les consignes à la population via les opérateurs des télécommunications.

REFERENCES :

CHERKAOUI T.-E. 1988. Fichier des séismes du Maroc et des régions limitrophes 1901-1984, BullInst. Scient. n°17 168 p, 1 fig., 2 tabl., 1 carte h.-t

CHERKAOUI T.-E. 1991. Contribution à l’étude de l’aléa sismique au Maroc. Thèse Univ.Grenoble, 246p.

CNRST, 1994 ; Rapport national sur les risques naturels. Conférence de Yokohama.EL FELLAH B.1994; Eboulement rocheux dans le Paléozoïque du Rif. 7ème Congrès Intern. de

l’AIGI, Lisboa Portugal pp:3927-3931.EL FELLAH B.1994; Guelta Tamda (Moyen Atlas plissé, Maroc); un exemple de lac de barrage

naturel. RGM numéro spécial à la mémoire de Gaston BEAUDET, vol. XVI, n°1&2, pp: 115-126EL FELLAH B.1995; Sikha Asfalou; exemple de glissement littoral sur la côte méditerranéenne de

Bokoya entre Torrès et Badis, Rif, Maroc. ORSTOM, Réseau Erosion, Bull. n°16, pp: 222-230EL FELLAH B.1996 ; Outline of natural disaster in Morocco Final report of group training course

in Science an technology for disaster prevention, vol.20, National Institut for Earth Science andDisaster Prevention, Tsukuba,Japan, pp. 141- 149.

EL FELLAH B.1997; L’orage du 17 août 1995: une catastrophe majeure dans les vallées du HautAtlas de Marrakech. Espace géographique et Société Marocaine n°2, pp: 149-159

EL FELLAH B.1999, Dynamique et risque de glissement à Qarn Naçrani, Taza. Actes du VIIColloque Maghrébin de Géographie, Tunis, Rev Géographie et Dévelop. 15-16, pp. 127-138

EL FELLAH B. 2002: Répartition des risques naturels au Maroc. Planche 16 In “Fenêtres sur leTerritoire Marocain”, Direction de l’Aménagement du Territoire, Rabat.

EL FELLAH B.2003: Les versants à mouvements du littoral méditerranéen du Rif Central, Maroc,In «Apport des connaissances géologiques au développement des régions nord du Maroc: laChaîne rifaine dans son cadre méditerranéen occidental». Trav. Inst. Scient. Série Géologie &Géographie Physique, N° 21, pp. 253-260.

MATEE (Direction de la surveillance et de la Protection des risques), 2005 ; Rapport national surles risques naturels. Conférence de Kobé-Hygo

Conférences données dans le cadre des journées «les jeunes et la science» (2006)

85O. FASSI-FEHRI - La physique aujour d’hui : objet, énigmes et défis

La physique aujourd’hui : objet, énigmes et défis

Omar FASSI-FEHRI (*)

1. Introduction

Le sujet dont je vais essayer de vous entretenir concerne la physique, la sciencephysique, mon but étant entre autres de vous inviter à réfléchir sur l’importance del’intervention de cette discipline à différents niveaux de notre vie quotidienne; derrièrechaque objet fabriqué par l’homme, du plus ordinaire au plus sophistiqué, commederrière chaque objet naturel, il existe beaucoup de physique, de sciences physiques,pour le fabriquer dans un cas ou pour comprendre sa nature dans l’autre. Nous baignonsconsciemment ou non dans la physique.

Essayons d’abord d’en donner une définition; je ne vais rien inventer, je vais rappelercelle de l’encyclopédie et de la plupart des ouvrages de référence.

2. Objet de la physique et son rapport aux autres disciplines

La physique a pour objet l’étude des propriétés de la matière et des lois qui la régissent, c’est-à-dire de l’ensemble des règles et lois qui gouvernent le monde matériel qui nous entoure.

Par rapport aux autres disciplines précisons que la matière vivante est traditionnellementexclue du domaine de la physique malgré les liens de plus en plus nombreux qui existententre la physique et la biologie (la biophysique applique justement les principes et les loisde la physique à l’analyse des structures et des mécanismes de la matière vivante).

Les relations entre physique et chimie, physique et sciences de la terre, physique etespace (astronomie - astrophysique) sont très étroites; celles avec les mathématiquessont des relations privilégiées; mieux ces deux disciplines ont progressé et évolué depair. Beaucoup de découvertes et d’avancées en physique ont été possibles grâce à desthéories mathématiques, inversement des développements en physique ont permis oufacilité l’élaboration de nouvelles théories mathématiques (exemple la théoriemathématique des distributions due à Laurent Schwartz); en fait à partir du XVIIième

siècle la physique moderne est fondée à la fois sur la formulation mathématique et lerecours à l’expérimentation; on peut citer comme exemple celui des théories de larelativité restreinte et de la relativité générale, qu’Einstein a mises au point l’une en 1905(on a célébré en 2005 son centenaire en décidant que cette année soit l’année mondialede la physique en hommage à Einstein) l’autre en 1915; une validation très forte de cesthéories l’a été après la publication par Einstein des résultats théoriques, par différents

____________________________________________(*) Secrétaire Perpétuel de l’Académie Hassan II des Sciences et Techniques. Professeur deMécanique à la Faculté des Sciences de Rabat (Université Mohamed V-Agdal, Rabat).

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tests expérimentaux; on peut citer la vérification expérimentale de la relativité restreinte:équations de la mécanique relativiste testées en laboratoire, dans les accélérateurs departicules, expérience montrant la dilatation du temps s’appuyant sur la durée de vie desmésons π; ainsi que les tests classiques de la relativité générale: avance du périhélie desplanètes-on y reviendra-, déviation des rayons lumineux par un champ de gravitation(1919-Eddington), décalage vers le rouge des raies spectacles dans un champgravitationnel; on peut aussi considérer les conséquences cosmologiques déduites de larelativité générale qui corroborent le modèle du big bang et de l’expansion de l’univers(découverte du rayonnement à 2.7°K du fond du ciel en 1965 par Penzias et Wilson; la fuitedes galaxies découverte par Hubble en 1929; aujourd’hui il semble qu’on a réussi à observeraussi l’existence des ondes gravitationnelles, prévues par la relativité générale.

Conférences données dans le cadre des journées «les jeunes et la science» (2006)

Figure 1: Le laboratoire de l’Institutpolytechnique de Zurich, où Einsteinentreprit ses premières recherches.

Figure 2: Le Périhélie de la planèteMercure (photographiée ici devant ledisque solaire) tourne de 5 600’’ parsiècle, dont 5557 sont expliquées par lathéorie de Newton. La différence 43’’par siècle, a pu être expliquée par lathéorie de la Relativité générale.

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Figure 3 : Phénomène de déviation de la lumière d’une étoile située derrière le soleil, et mesure del’angle de déviation.

Figure 4 : La grande nébuleuse d’Andromède, l’une de nos plus proches voisines: c’est une galaxiespirale semblable à la nôtre.

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Figure 5 : Gravure extraite d’un mémoire d’Ismaël Bouillaud de 1667.En 964, Abd-al-rahman al-Sûfi porta sur une carte céleste la faible lueur qui, un millénaireplus tard, devait nous révéler le monde des galaxies. On peut, par une nuit sans lune, percevoirfaiblement la nébuleuse d’Andromède. Elle est le seul astre extragalactique visible à l’œil nudans l’hémisphère boréal. Abd-al-rahman al-Sûfi la repéra au dixième siècle. Sur cettegravure extraite d’un mémoire d’Ismaël Bouillaud de 1667, elle est figurée par le petit nuageelliptique sous le bras d’Andromède, devant la bouche du poisson. C’est en 1923 seulement,après l’avènement des grands télescopes, qu’Edwin Hubble reconnut sa vraie nature, celled’une galaxie semblable à la nôtre, et ouvrit alors le domaine de la cosmologie

La physique a un rapport particulier à l’ensemble des disciplines scientifiques naturelles,puisque presque toutes les méthodes de mesure, quelle que soit la discipline, sont fondéessur des principes de physique; et très souvent l’affinement des mesures et des appareillagesconduit à découvrir des lois encore méconnues; le gain d’un ordre de grandeur sur laprécision de la mesure met souvent en évidence des phénomènes nouveaux qui conduisentà une amélioration et parfois à une mise en question de lois précédemment admises.

3. Physique fondamentale et physique appliquée

Quand on réfléchit aux progrès de la physique, on s’aperçoit que ses avancées ont étépossibles certes grâce au génie de quelques uns (Newton - Einstein - Planck...), maisaussi au travail de quelques autres qui cherchent à exploiter ces idées, les mettre enœuvre; ces derniers sont amenés à construire des appareils et des montagesexpérimentaux susceptibles de trouver des voies pour aller plus loin encore, c’est le casd’expérimentateurs tels Galilée (avec sa lunette entre autres), Hertz (ondesradioélectriques), Michelson et Morley ( vitesse de la lumière), Thomson (existence del’électron), Penzias et Wilson Prix Nobel 1978 (observation en 1965 du rayonnementmicro-onde de l’univers à 2.7°K).

Ainsi se trouve posé (ou reposé) le traditionnel débat entre la physique dite fondamentaleet celle dite appliquée ou expérimentale, et plus généralement entre la recherchefondamentale et la recherche appliquée; en fait on s’accorde aujourd’hui à dire que les

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deux domaines sont indissociables; si les progrès et avancées de la physiquefondamentale permettent des applications nouvelles de plus en plus pointues, à titred’exemple le système GPS (réseau de satellites), utilisé pour se repérer (en particulierpar la plupart des taxis dans les grandes métropoles), a été perfectionné grâce auxrésultats de la relativité restreinte (contraction des longueurs et dilatation du temps), lesdonnées fournies par l’expérience permettent à leur tour très souvent l’ouvertured’horizons nouveaux.

Les sciences physiques, et les sciences en général d’ailleurs, élaborent des modèlesreprésentatifs et prédictifs selon une méthodologie rigoureuse; ils sont conçus soit par unedémarche expérimentale mettant en œuvre de manière constitutive le doute méthodique etl’esprit critique et débouchant sur une loi, soit surtout dans les disciplines les plusévoluées, à partir de quelques concepts et énoncés de base, par voie mathématiquedéveloppant un ensemble de résultats; qu’un seul de ces résultats soit infirmé parl’expérience et la théorie qui le sous-tend doit être corrigé ou même abandonnée.

4. Les grandes avancées du XIXe et du XXe siècle

Le XIXème siècle a été le siècle de la chaleur (les lois de la thermodynamique avecBoltzmann, Helmotz et Gibbs), de l’électricité (équations de Maxwell), de la lumière,avec la découverte de son aspect à la fois ondulatoire et corpusculaire (avec Fresnel,Huygens, Louis De Broglie). A la fin du XIXe siècle les physiciens croyaient qu’ilsétaient près de tout comprendre. Très vite il fallait déchanter car dès l’aube du XXème

siècle on assista à de nouvelles et très grandes révolutions en physique avec la mise aupoint des théories quantiques et les travaux d’Einstein sur la relativité; grâce à Bohr,Schrödinger, Heisenberg, Dirac, De Broglie et d’autres on a pu expliquer lecomportement des atomes, des molécules, de la lumière; les prédictions des théoriesquantiques sont conformes aux résultats en laboratoire. Ces théories nous enseignentcomme l’explique Hubert Reeves «à chaque cause correspond non pas un et un seuleffet, mais plusieurs effets possibles; celui qui se réalisera ne peut pas être prévu par deséquations mathématiques; on peut tout au plus en calculer la probabilité; le futur n’estpas complètement inscrit dans le présent»; quant aux travaux d’Einstein, ils allaientbouleverser beaucoup de concepts qui semblaient jusque là immuables comme lesnotions d’espace (contraction des longueurs) et de temps (dilatation du temps),l’équivalence masse-énergie (E = mc2).

Remarquons toutefois : certes la théorie d’Einstein permettait d’expliquer beaucoup depoints que la mécanique de Newton n’arrivait pas à expliquer, par exemple l’avance dupérihélie (c’est-à-dire le sommet de l’orbite le plus voisin du soleil) de la planèteMercure, que la relativité générale arrive à calculer, (la théorie relativiste aboutit à uneavance séculaire (un siècle) de 42’’9 alors que l’observation donne une valeur de42’’56) et que la loi de Newton n’arrive pas à expliquer cette avance; mais pour autantpeut-on dire que Newton avait tort et Einstein avait raison; non, car la théorie de Newtonreste valable et utilisable pour les mouvements de vitesse petite par rapport à celle de lalumière, et comme l’explique encore Hubert Reeves «On peut comprendre plus dechoses avec Einstein qu’avec Newton»; dans le cas d’espèce si on veut étudier lesmouvements à grande vitesse il faut recourir à la théorie d’Einstein.

Au milieu de toutes ces avancées scientifiques, ce qui va distinguer spécialement ledernier siècle (20ème), c’est le développement fantastique de l’électronique qui a eu

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l’influence la plus profonde sur notre vie de tous les jours et ouvert la porte à laréalisation concrète des machines opérationnelles, au développement de toutel’informatique moderne, et à la révolution des techniques de communication.

En conséquence, à l’aube du nouveau siècle (21ème), nous ne pouvons que constater,combien, malgré les immenses progrès accomplis avant le 20ème siècle, l’impressionqu’on avait à son début et selon laquelle «on était près de tout comprendre» était erronée.En fait beaucoup de questions restent encore ouvertes en physique. A travers quelquesénigmes et quelques exemples, on va essayer d’illustrer ce propos.

5. Exemples de défis et … d’énigmes

Le premier exemple concerne la notion de repère absolu ou galiléen, en liaison avec leprincipe de Mach. D’après ce principe, ce qui est responsable de l’inertie d’une masseserait «l’ensemble des autres masses présentes dans l’univers». Ce principe en fait, bienque non explicitement démontré, n’est pas non plus infirmé par les théories physiquesactuellement admises. L’expérience concerne le pendule de Foucault.

Une telle expérience a été réalisée à Paris en accrochant au sommet de la coupole duPanthéon en 1851 un pendule de longueur 67 m; la masse de la boule munie d’une pointeen bas est de 28 kg; sur le sol on dispose d’un anneau de sable (diamètre 6 m), et enfaisant osciller le pendule on s’aperçoit que la pointe du pendule laisse une trace surl’anneau de sable aux deux extrémités de la course du pendule et que cette trace changeavec le mouvement du pendule.

A cette époque on savait que la terre était sphérique et que, à partir d’observations célestes,elle tournait; mais personne ne l’a démontré sur terre; l’expérience du pendule va le faire.

Au cours du temps, le plan dans lequel le pendule se déplace, le plan d’oscillation, tourneautour de l’axe vertical. Lancé, par exemple, dans le plan est-ouest, le pendule va s’orienterprogressivement vers le plan nord-sud et continuera en revenant vers son plan initial.

Le monticule de sable balayé par la pointe du pendule témoigne de son mouvement.Pourquoi ce mouvement du pendule? On est tenté de répondre que c’est la terre qui tourneet non le plan d’oscillation. Le plan reste fixe; il semble tourner à cause du mouvement dela terre; le problème n’est pas résolu pour autant, et il y a une question que l’on se poselégitimement: de la terre ou du plan d’oscillation lequel tourne? et par rapport à quoi ?

Si l’on s’amuse à faire démarrer le pendule de telle façon que le soleil soit dans le pland’oscillation, celui-ci va tourner comme pour rester orienté vers lui. Toutefois, si l’onprolonge la durée de l’expérience, on constate que le soleil dérive lentement hors du planpendulaire, après un mois il en est éloigné de 15°. On essaie d’améliorer, en orientant leplan vers une étoile brillante, Sirius par exemple. Toutefois lentement mais inexorablementles étoiles, après quelques années d’oscillation, quittent le plan du pendule. On essaied’aller plus loin; on considère le centre de la galaxie, ou la galaxie d’Andromède; ellesfinissent toutes, après des temps très longs par dériver du plan d’oscillation. Ces corpsfinissent tous, après des temps très longs il est vrai, par dériver hors du plan d’oscillation.Plus la galaxie est loin, plus longue est la période de fidélité. On obtiendrait unalignement stable en choisissant comme ultime repère un ensemble de galaxies situées àplusieurs milliards d’années-lumière.

Conférences données dans le cadre des journées «les jeunes et la science» (2006)

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Tout se passe comme si le plan d’oscillation était contraint de rester immobile par rapport àl’univers dans son ensemble => «tout l’univers est présent à chaque endroit et à chaque instant».

La dynamique newtonienne postule l’existence d’un espace absolu indépendant descorps qui s’y trouvent et d’un temps universel qui coule uniformément; elle repose surle principe fondamental de la dynamique (PFD) qui postule qu’il existe un repèred’espace Tgal et une mesure de temps constituant un repère dit galiléen par rapport

auquel le mouvement d’un système matériel quelconque S s’effectue de façon qu’àchaque instant, le torseur des quantités d’accélération de S/Tgal en tout point (torseur

dynamique) est égal au torseur des forces appliquées à S; et l’on sait que tout repère entranslation rectiligne uniforme est lui-même galiléen.

Le PFD est donc un postulat d’existence (de repère galiléen). Pour étudier le mouvementd’un corps par rapport à tout autre repère que le repère galiléen on devra tenir compte desforces d’inertie d’entraînement et de coriolis; les repères par rapport auxquels les torseursde ces forces sont négligeables à côté des torseurs des forces appliquées au système,peuvent être considérés comme approximativement galiléens; c’est ainsi qu’on considèrepour certains mouvements qu’un système lié à la terre est pratiquement galiléen, pourd’autres cas un repère lié au système solaire est galiléen (étude des marées), pour d’autreson considérera comme galiléen le repère d’origine le centre de gravité du système solaireet des axes orientées vers trois étoiles éloignées (repère de Copernic).

L’énigme posé par le pendule de Foucault est qu’il semble que pour l’étudierrigoureusement il faut considérer un repère lié à l’univers dans sa totalité.

Un autre exemple intéressant à propos de la notion de repère galiléen, c’est celui de larotation de la terre. Nous savons tous que la terre tourne autour du soleil avec unevitesse d’environ 30km/s qui est une vitesse très grande (songez que celle des projectilesd’artillerie les plus rapides n’atteint pas 3 km/s); Cette rotation se fait dans le senscontraire des aiguilles d’une montre – de plus elle tourne sur elle-même en 24 heuresautour de l’axe des pôles dans le sens de l’ouest vers l’est; ce sens dépend bien entendudes conditions initiales qui prévalaient à la naissance du système solaire il y a 4.5milliards d’années, (notons en passant que le soleil possède également un mouvementautour du centre de la galaxie avec une vitesse de 250 km/s, mouvement qui nousentraîne aussi, et il décrit son orbite en 200 millions d’années).

Revenons au mouvement de la terre autour du soleil à la vitesse qu’on a vue de 30 km/s;elle met une année pour accomplir son orbite; pendant un temps court, quelques heures,même un jour, on peut considérer ce mouvement comme uniforme et rectiligne, commeun mouvement de translation. La terre dans cette translation possède (momentanément)les propriétés d’un système galiléen par rapport à des axes fixés au soleil et dirigés versdes étoiles lointaines; le principe de relativité galiléen qui dit que «les lois de lamécanique sont les mêmes dans tous les systèmes galiléens» est donc applicable à cemouvement de la terre, si rapide qu’il soit; des expériences mécaniques faites sur terresont incapables de le déceler. Non seulement nous n’avons pas conscience de cettecourse vertigineuse dans le vide (30 km/s) mais les expériences de mécanique aulaboratoire n’en portent aucun signe. En fait, la mécanique se montre incapable dedistinguer le système de Copernic où la terre se meut de celui de Ptolémée où elle estimmobile au centre du monde.

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92 Conférences données dans le cadre des journées «les jeunes et la science» (2006)

Les théories physiques s’expriment à travers des lois et équations où l’on retrouvetoujours des constantes numériques caractéristiques de l’objet étudié et qui entrentdans les lois d’interaction dites constantes universelles, par exemple la constante deBoltzmann k = 1.88 x 10-16 erg/degré, s’il s’agit d’un problème thermodynamique, ou laconstante de Planck, s’il s’agit de problèmes quantiques. Qu’est ce qu’une constanteuniverselle? quel est le nombre de ces constantes? sont-elles dimensionnées? ou sont-cedes paramètres sans dimension exprimées à partir de rapports entre constantes ditesfondamentales, et on pense alors aux 3 constantes :- c, vitesse de la lumière (299792458 ms-1) - G, constante de gravitation : G = 6.6742 x 10-11 m3.kg-1.s-2

- et h, constante de Planck : h = 66260693 x 10-34 J.s, qu’on détermine toutes

expérimentalement. Remarquons encore qu’à partir de ces trois1/2

constantes on forme une longueur lp = Gh = 1.6x10-35m,2πc3

dite longueur de Planck à partir de laquelle on détermine le temps de Planck

tp = lp = 5.3x10-44 s ; ces grandeurs avec la température de Planck (1032 degrés)c

et la masse de Planck (40 µg), définissent ce qu’on appelle le «mur de Planck», au-delàduquel nous n’avons pas de théorie capable de décrire la matière à ces dimensions,l’objectif étant de développer une théorie unifiant à la fois la gravité et la physiquequantique (théorie des super cordes entre autres).

Beaucoup d’interrogations liées à ces constantes universelles restent encore ouvertes.

Ces constantes ont-elles varié au cours du temps ? Si certains vont jusqu’à envisager lapossibilité d’une réduction du nombre de constantes fondamentales à 2, voire à 0 etarriver à une physique sans constante comme le soutient Duff, d’autres estiment lenombre des constantes indépendantes bien plus important, en particulier lorsqu’on prendcomme théorie de référence la physique des particules qui comporte 26 paramètres libres.

Signalons pour la petite anecdote quelques coïncidences troublantes entre certainsnombres sans dimension construits à partir des constantes de la physique:

F = intensité de la gravitation = 10-39

f intensité de la force électrique

T = âge de l’univers = 1039

t période de l’électron

D = diamètre de l’univers (observable) = 1039

d diamètre du proton

M = masse de matière dans l’univers observable = 1078 = (1039)2

m masse du proton

Les salles de T.P. de certains de nos lycées possèdent aujourd’hui non seulement lacélèbre table de Mendeleiev des éléments chimiques, mais aussi une table des particulesélémentaires de la matière, qui a été distribuée cette année par la société française de

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physique à certains lycées. Avec le démarrage en 2007, au CERN près de Genève, duLHC (Large Hadron Collider) gigantesque collisionneur de protons (Hadron), le pluspuissant des accélérateurs de particules, on espère percer de nouveaux mystères de lanature de la matière, de l’énergie, de l’espace et du temps, en espérant arriver à attraperle fameux boson de Higgs, et à unifier les quatre interactions fondamentales(électromagnétique, gravitationnelle, nucléaire forte, nucléaire faible)… A quand, lagrande théorie unifiant les quatre interactions et en particulier la gravitation et la théoriequantique?

Une autre question : arrivera-t-on à construire des ordinateurs quantiques, différentsde ceux que nous connaissons aujourd’hui et dont les portes logiques sont ou ouvertesou fermées? La mécanique quantique autorise d’autres combinaisons que ces deux états;les prouesses en mémoire en particulier de tels ordinateurs seraient bien plus grandes, etouvriraient la voie à l’information quantique.

Autre question, la taille des composants électroniques, il existe une loi empirique selonlaquelle leur taille est divisée par deux tous les 18 mois; cette progression a permis ledéveloppement extraordinaire de la microélectronique et des technologies de lacommunication - mais bientôt la limite de la taille des atomes sera atteinte - inventera-t-on alors d’autres processus physiques pour aller plus loin?

Dans le domaine médical, l’imagerie a fait de grands progrès grâce à la physique et àl’informatique (scanner à rayon X, IRM, échographie ultra sonore). La physique permetmaintenant de visualiser et de manipuler les atomes un par un, d’étudier comment lesmolécules biologiques se déploient et se répliquent - des perspectives sans douteénormes s’offrent à la médecine, grâce à ces avancées.

Comme énigme et défi, songeons encore aux découvertes les plus récentes faites enastrophysique grâce au télescope Hubble qui indiquent que 95% de la matière contenuedans l’univers est une «matière noire» invisible aux télescopes et encore inconnue;comment une telle déduction a-t-elle pu être faite? La matière ordinaire, celle qui nousest perceptible par nos détecteurs (observation-photo), parvient grâce à la lumière émise;cette matière représente 5% de l’Univers. Mais on peut aussi détecter de manièreindirecte la présence de matière par l’action de la gravité, c-à-d par l’influence qu’exercetoute matière, qu’elle émette ou non de la lumière, sur les corps voisins; si ceux-ciémettent de la lumière on peut postuler indirectement l’existence de matière noire nonvisible qui les attire.

Par ailleurs en déterminant le mouvement des étoiles et de leurs systèmes dans la galaxie,en calculant la masse visible d’une galaxie on s’aperçoit qu’il faudrait à peu près dix foisplus de matière entre les étoiles et le centre de la galaxie pour maintenir celles-ci sur leurorbite autour de ce centre, sans qu’elles s’échappent dans l’espace intergalactique; c’estlà une autre manière de détecter la présence de matière invisible (matière noire).

Et le problème se complique encore si l’on sait qu’il existe deux sortes de «matièrenoire», la matière noire dont on a parlé et l’énergie noire qui exerce un effet de répulsiondes galaxies et qui serait responsable de l’accélération constatée des galaxies. On se rendbien compte à partir de ces quelques observations combien, malgré toutes les avancéesréalisées, de questions restent ouvertes et encore sans réponse.

Un autre défi posé aux physiciens est l’étude des phénomènes supraconducteurs, avec commeperspective transporter le courrant sans perte d’énergie (sans effet joule), ou encore l’étude descorps superfluides avec la perspective de produire des liquides sans aucune viscosité.

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Il n’est pas jusqu’aux questions liées à l’écologie qui ne peuvent trouver de solution quedans le développement de la recherche en physique – la question du réchauffement de laplanète pourrait trouver sa solution dans la maîtrise de l’énergie et notre capacité à trouverde nouveaux modes de production d’énergie en optimisant les piles à hydrogène, enproduisant l’énergie solaire à des coûts abordables, ou en maîtrisant la fusion thermonucléaire – signalons la signature cette semaine de l’accord sur le projet ITER qui doit êtreconstruit à Cadarache (France), et nécessite un investissement estimé à 10 milliards d’Euros.

6. CONCLUSIONJe m’arrêterai à ces quelques exemples qui donnent un aperçu sur certaines des questionsqui restent ouvertes; ces exemples même en nombre volontairement limité donnent uneidée sur les problèmes scientifiques que les chercheurs affrontent aujourd’hui. L’histoiremontre que les grandes découvertes ne peuvent être planifiées, et il est pour le moinshasardeux, si ce n’est prétentieux, d’orienter les recherches vers seulement quelquesthéories prioritaires, même si nous avons conscience que l’évolution de la physique estsoumise aujourd’hui à trois pressions, la première d’ordre cognitif émane de la volontéde développer nos connaissances, la deuxième vient des applications de la science et desbesoins de nos sociétés, et la troisième émane des sciences voisines (biologie, médecine,environnement, géologie…).

Pour ma part j’insisterai en guise de conclusion sur cette réflexion du grand Einstein:«qu’est ce qui nous pousse à inventer des théories l’une après l’autre? et pourquoi mêmeles imaginons-nous? La réponse est simple: parce que nous avons de la joie àcomprendre».

BIBLIOGRAPHIE1- Cours de mécanique générale, H. Cabannes (Edit. Dunod) 2- Mécanique générale, Joseph Pérès (Masson et cie)3- Histoire de la physique et des physiciens de Thalès au boson de Higgs, par Jean

Claude Boudenot (Ellipses)4- Patience dans l’azur, Hubert Reeves (Seuil)5- Travaux de l’Académie des Sciences (France) (Année Mondiale de la Physique)6- Les Dossiers de la recherche7- Sciences et Avenir (Janvier 2005)8- Introduction à l’Etude des cosmologies, H. Andrillat (Colin)9- Verifications expérimentales de la relativité générale, Marie-Antoinette Tonnelat (Masson)10- Théorie électromagnétique et relativité, M.A. Tonnelat (Masson)11- Quatre conférences sur la théorie de la relativité, A. Einstein (éd. Jacques Gabay) 12- Les Sciences, N°161 (Grande Encyclopédie des Sciences et des Techniques)13- Introduction à la cosmologie, Jean Heidmann ( P.U.F.)14- Encyclopedia Universalis

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Une machine peut-elle êtreintelligente?

Malik GHALLAB (*)

1. IntroductionLongue histoire de fascination pour les questions de machines intelligentes

• Mythologies : Hephaïstos et ses robots• Littérature classique : ruse et intelligence d’animaux mythiques• Automates du XVIIIe

• Machines à calculer : Pascal, Babbage, Lovelace • Science fiction du XIX et moderne

2. A propos d’intelligence

Qu’est ce que l’intlligence ?

Un ensemble de facultés mentales qui permettent de décider et d’agir rationnellement :

• qui distinguent l’homme, qui lui sont spécifiques• qui élèvent l’homme• qui libèrent l’homme

De quelles facultés s’agit-il?Peut-on les décrire très précisément?Comment appréhender l’intelligence? Quelques approches :

• Approche par la logique formelle (depuis Aristote)• Approche par introspection (Descartes)• Approche de la psychologie Behavioriste (Pavlov, Watson)• Approche du test quantitatif (Binet)• Approche cognitive : conjuguer divers angles de modélisation

- Neuroscience cognitive- Psychologie cognitive- Intelligence artificielle

____________________________________________(*) Directeur du laboratoire LAAS (CNRS - Toulouse - France). Membre résident de l’AcadémieHassan II des Sciences et Techniques.

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3. A propos de machine

3.1. Machines abstraites

La machine abstraite : un objet mathématique• Automate à état fini• Automate à pile• Machine de Turing M = (S, s0, Σ, γ)

A chaque étape M lit un symbole et fait une transition γ(s, σ)• Remplace σ --> σ’• Se déplace d’une case vers à gauche ou à droite, • Change d’état q --> q’

Machines de Turing• Equivalence à la machine de Turing universelle• Thèse de Church• Théorie de la complexité• Non décidabilité et théorème de Gödel• Machine de Von Neuman

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3.2. Machines électroniques

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3.3. Processeur muticore cellulaire

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4. Pertinence scientifique de la question

4.1. Test de Turing

A.M. Turing “Computing machinery and intelligence” (1950) :

• Prédit qu’en 2000 une machine aura 30% de chance de tromper une personnenon avertie pendant 5 minutes• A suggéré les ingrédients de base de l’IA: représentation, connaissances,raisonnement, interprétation, apprentissage• A anticipé les arguments contre l’IA• Problème avec le test de Turing :

- Non reproductible- Non constructif- Non analysable mathématiquement

4.2. Qualifications de l’intelligence d’une machine

4.3. Intelligence artificielle :

- Une science cognitive : développe des théories• De la connaissance• Du raisonnement• Du l’apprentissage• Des fonctions sensori-motrices et cognitives

- Une branche de l’ingénierie : développe des technologies• De traitement de l’information• Manufacturières• De services• Médicales• D’exploration

M. GHALLAB - Une machine peut-elle être intelligente?

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5. Mécanisation du raisonnement

• Mécanisation : théories saines et complètes qui sont décidablesDécidabilité : ψ y résoudre : est-ce que ψ est valide l = ψ ?

• Très peu de théories sont décidables : Semi-décidabilité

• Formes de raisonnement- Déduction : (a) et (a => b) alors (b)- Abduction : (b) et (a => b) alors (a)- Induction : P(a1) et P(a2) … et P(an) alors x P(x)- Analogie : P(a) et (a est proche de b) alors P(b) - Causalité : raisonnement probabiliste

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A

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Mécanisation de tâches abstraites : succès

• Calcul symbolique en mathématique, astronomie, physique• Démonstration automatique• Codage, protocoles, cryptographie

• Jouer aux échecs• Diagnostic• CAO• Planification• Déduction automatique conjecture de Robbins (1933) : EQP démontre en 97 que tout

algèbre de Robbins est booléene• Calul formel

Mécanique céleste : problème des 3 corps- Delaunay 1867 : 20 ans- Système Reduce 1970 : 20 heures- Aujourd’hui : qq millisecondes

Modèle checking : 200 000 preuves élémentaires en spécifications formelles d’unprogramme

• Validation et preuve de théorèmes :- Nombre chromatique de graphes planaires- Conjection de Kepler, Classification des groupes finis

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6. Action intelligente

6.1. Tâches initialement perçues comme faciles à mécaniser

Conférences données dans le cadre des journées «les jeunes et la science» (2006)

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Robots

Machines autonomes capables de :• Percevoir un environnement variable et évolutif, de s’y déplacer, d’agir envue de réaliser diverses tâches:

- Variabilité de l’environnement- Diversité des tâches

---> Impossibilité de tout prévoir à l’avance, de tout pré-programmer---> Besoin d’un comportement rationnel

• Percevoir et d’agir, • Planifier leur activité, de raisonner sur les tâches à faire et sur les moyens les

plus adéquats pour les accomplir,• Apprendre des modèles de l’environnement et de comportement,• Interagir avec des utilisateurs, des tuteurs, avec d’autres machines,

M. GHALLAB - Une machine peut-elle être intelligente?

108 Conférences données dans le cadre des journées «les jeunes et la science» (2006)

109M. GHALLAB - Une machine peut-elle être intelligente?

110 Conférences données dans le cadre des journées «les jeunes et la science» (2006)

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La robotique a jusqu’ici connu bien mois de réussites que l’informatique. Ce qui prouvebien que le corps est supérieur à l’esprit. (Michel Serres)

• Erreur initiale : anthropomorphisme- Le difficile pour l’homme est difficile pour la machine- Le facile pour l’homme est facile pour la machine

• Notre système cognitif est très spécialisé- Interactions sensori-motrices avec l’environnement ont bénéficié de

million d’années d’évolution- Tâches abstraites, non vitales, sont très récentes

• Nos machines universelles restent aujourd’hui rudimentaires dans leurs interactionsavec l’environnement

6.2. Complémentarité Homme-Machine

Outil prolongement de la main---> prolongement des fonctions sensori-motrices et cognitives:

• Capacités de communication• Capacités de perception• Capacités de mémorisation et d’accès à l’information • Capacités de manipulation symbolique

M. GHALLAB - Une machine peut-elle être intelligente?

Erreur anthropomorphique

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Connexion neuronale

Conférences données dans le cadre des journées «les jeunes et la science» (2006)

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7. Conclusions et perspectives

7.1. Conclusions

Machine : traitement de l’information, calcul numérique mais surtout :

Machine manipulatrice de symboles capable de :

• mémoriser, comparer, trier• organiser, associer en motifs• structurer, compiler, projeter, représenter, visualiser• déduire, inférer par abduction, induction, analogie• simuler, planifier• apprendre, acquérir des connaissances

Machine interconnectée à son environnement

• Perception de l’environnement : vision, laser, radar, sonar, microscopie fine, perception par divers phénomènes physiques pour la modélisation, l’interprétation, la localisation

• Action : mobilité, manipulation dans l’environnement• Communication : re-présentation de l’état perçu,

de l’état interne, des plans• Interaction :

- avec d’autres machines : coordination, coopération, compétition- avec des humains : tuteur, utilisateur, co-usager de ressources

Machine interconnectée à son environnement

• 1010 CPU commercialisées en 2005:- Uniquement 2% utilisés dans des calculateurs- 98% intégrées à des objets divers

• Presque tous ces processeurs intègrent des capacités de communication radio• Autres types de circuits : capteurs physiques (pression, température,

accélération, distance, luminance), capteurs chimiques, détecteurs RFID, actionneurs, transducteurs

Machine enfouie dans son environnement

• Accès transparent et de partout à des capacités illimitées de mémorisation, de traitement, de perception et d’interprétation de l’information

• Problèmes de distribution, de communication, d’hétérogénéité, d’interopérabilité, d’adaptation au contexte, d’autonomie, d’interaction intelligente avec l’environnement et l’utilisateur

=> Systèmes ubiquitaires, intelligence ambiante

M. GHALLAB - Une machine peut-elle être intelligente?

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Intelligence artificielle :

• Une science cognitive : développe des théories- De la connaissance- Du raisonnement- Du l’apprentissage- Des fonctions sensori-motrices et cognitives

• Une branche de l’ingénierie : développe des technologies- De traitement de l’information- Manufacturières- De services- Médicales- D’exploration

• Déduction automatique très avancée- Modèle checking 200 000 preuves élémentaires en spécifications formelles de

programme- EQP démontre en 97 la conjecture de Robbins (1933) que tout algèbre de

Robbins est booléene• Kasparov battu par DeepBlue en 97• De nombreux progrès en planification, diagnostic, CAO, etc.• Avancées rapides en LN• Modestes progrès en interactions sensori-motrices

7.2. Quelles perspectives ?

• Rétine humaine : d=1cm, e=0.5mm, 100Mneurones- Détection d’attributs de : gradient de luminance, chrominance, mouvement- 1 M attributs x 10 images/s

• Fonctions mécanisables par un processeur de 1 Kmips• Rétine correspond à 1/105 du cerveau

---> Nos performances mécanisables par 105 Kmips ?---> A quel horizon et à un coût raisonnable ?

Conférences données dans le cadre des journées «les jeunes et la science» (2006)

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• Ratio traitement - mémoire :- Sur nos machines équilibre empirique à 1 M octet - 1 mips.- Dans notre cerveau : mémoire probablement dans les synapses qui ont

quelques états stables électrochimiques (1 octet ?).- Nous avons 100 T synapses donnant un ratio du même ordre.

M. GHALLAB - Une machine peut-elle être intelligente?

116 Conférences données dans le cadre des journées «les jeunes et la science» (2006)

117C. GRISCELLI - Pourquoi sommes-nous inégaux face aux maladies infectieuses?

Pourquoi sommes-nous inégauxface aux maladies infectieuses?

Claude GRISCELLI (*)

Les microorganismes, que sont les bactéries, parasites, champignons et virus font partiede notre environnement.

Leur répartition est variable, géographiquement et dans le temps, sur la planètenotamment en fonction des conditions climatiques.L’homme, comme toutes les espèces animales, doit constamment se défendre contre lesagressions de ces microorganismes.

Le système immunitaire permet de lutter contre les maladies infectieuses. Ce systèmecomprend les anticorps et les globules blancs (polynucléaires et lymphocytes) capablesde tuer les microorganismes ou, au moins, de limiter leur développement.

En période calme, un équilibre s’établit grâce au système immunitaire, entre l’homme etles microorganismes. Mais cet équilibre peut être rompu pour plusieurs raisons possibles.

1. A l’échelon individuel :

Rarement l’existence, dès la naissance, d’un déficit immunitaire héréditaire. Il s’agit en réalité d’un grand nombre de maladies (plus de 100 différentes) caractériséespar un défaut profond et large de plusieurs systèmes de l’immunité ou d’un défautspécifique, par exemple l’absence ou la grande réduction du nombre de certainescellules, polynucléaires ou certains types de lymphocytes. C’est ainsi que certainsdéficits concernent la production d’anticorps (immunité humorale), d’autres, laproduction de lymphocytes responsables de l’immunité cellulaire. Ces maladiessurviennent le plus souvent lorsqu’il existe une consanguinité dans la famille. Il s’agitde maladies graves, difficiles à traiter.

Les recherches menées dans ce domaine ont permis de découvrir de nombreuses donnéesqui conduisent à mieux comprendre les différentes voies de l’immunité. Les recherchesthérapeutiques aboutissent à des traitements hardis comme les injections répétées(chaque 2 à 3 semaines) d’immunoglobulines, protéines qui portent la fonctionanticorps. Il est également réalisé dans les déficits les plus graves, une greffe de moelleosseuse qui contient les cellules souches desquelles sont issues les cellules responsablesde l’immunité.

_____________________________________________(*) Membre associé de l’Académie Hassan II des Sciences et Techniques.Membre du Haut Conseil de la Science et de la Technologie - France.

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Plus souvent, la survenue d’un déficit immunitaire acquis. Ils sont de diverses natures.Ils peuvent être d’origine alimentaires, par sous-nutrition ou dysnutrition ou provoquéspar un virus virulent et persistant comme le virus du SIDA (VIH) mais aussi des virusaussi fréquents que la rougeole par exemple. Mais, tous les virus n’entraînent pas lemême défaut de l’immunité. Les virus les plus courants, comme ceux de la grippe, larougeole, la mononucléose infectieuse, entraînent une fragilité passagère. Chez lessujets déjà fragiles, la survenue d’un tel virus favorise d’autres maladies infectieuses.C’est le cas, par exemple, de la rougeole qui peut favoriser des infections bactériennessecondaires. Heureusement, la vaccination anti-rougeole a réduit de façon importante laprévalence de cette maladie. C’est aussi le cas de la grippe qui favorise la survenue depneumonie chez la personne âgée. C’est pourquoi, il est désormais fortementrecommandé de vacciner contre la grippe toute personne âgée de plus de 65 ans. Cettevaccination n’est pas obligatoire mais elle est gratuite en France.

Le cas du SIDA est particulier puisque ce virus touche une catégorie de lymphocytes(appelés CD4), cellules centrales dans le système immunitaire.

Il s’agit des lymphocytes T (issus du Thymus) que le VIH est capable de détruire. Ledéficit immunitaire est, de ce fait, durable. Il engendre de nombreuses complicationsinfectieuses, souvent d’issue fatale.

On sait déjà, par exemple, que certaines personnes (mais elles sont rares) résistent auvirus du SIDA et certains facteurs génétiques ont déjà été repérés.

On connaît aussi, maintenant, des gènes de prédisposition à certaines maladies infectieusescomme la tuberculose. Il est probable que d’autres gènes de prédisposition serontdécouverts dans le futur, notamment ceux qui gèrent les moyens de défense anti-virale.

2. A l’échelon collectif :

Les épidémies sont liées à des facteurs divers. Il s’agit là de considérer cette fois les facteursenvironnementaux, c’est-à-dire les conditions dans lesquelles vivent les individus dans unecollectivité donnée. C’est un vaste chapitre inclus dans la santé publique.

L’environnement concerne le mode de vie. Au premier rang se situent les conditionsd’habitat. Les conditions d’hygiène sont essentielles car les principaux modes decontamination et de propagation des maladies infectieuses sont variables d’unecollectivité à l’autre selon plusieurs facteurs environnementaux. Les contaminationspeuvent se produire par voie digestive. C’est l’eau qui joue alors le rôle le plus important.Elle peut être propre ou contenir des virus ou des bactéries. On sait que de nombreusesmaladies épidémiques comme le choléra, les gastroentérites virales ou bactériennes sonten directe relation avec les eaux souillées. Les contaminations peuvent aussi être liées aucontact direct, notamment pour les infections bactériennes. La voie aérienne enfin estmajeure dans la propagation d’homme à homme dans la grippe humaine ou d’autres viruscomme, par exemple, celui responsable des bronchiolites (le VRS) du nourrisson.

On conçoit ainsi aisément que dans de mauvaises conditions d’hygiène, dans dessituations de promiscuité, la prévalence des maladies infectieuses est plus marquée.L’exemple de la tuberculose est intéressant à considérer. Il est dénombré un peu plus de30 000 nouveaux cas de tuberculose chaque année au Maroc. Les conditions de vie,l’environnement social, familial sont des facteurs importants à prendre en compte. C’est

Conférences données dans le cadre des journées «les jeunes et la science» (2006)

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pourquoi, lorsqu’un nouveau cas est diagnostiqué, une enquête dans l’entourages’impose pour repérer d’éventuelles autres personnes atteintes.

Les facteurs climatiques sont variables d’une région à l’autre dans le monde etvariables dans le temps, dans une même région. C’est ainsi, en fonction de latempérature et de l’humidité, notamment, que certaines maladies infectieuses sont plusou moins fréquentes.

Le paludisme en est un exemple intéressant car c’est la maladie parasitaire la plusfréquente (plusieurs millions de personnes) dans le monde. Elle sévit principalementdans les régions équatoriale et tropicale, épargnant presque totalement les personnesvivant dans les autres régions. Pour d’autres maladies, une telle répartition irrégulièrepeut être tracée. Les hépatites virales, la plupart des parasitoses transmises par desvecteurs (comme le moustique pour le paludisme) certaines maladies à champignon(mycoses) ont une prévalence différente d’une région à l’autre.

On voit ainsi que l’inégalité des risques d’un individu à l’autre peut dépendre desfacteurs constitutionnels comme les susceptibilités génétiques aux maladies infectieuseset dépendre de facteurs environnementaux, sociaux, sociétaux.

Les inégalités de prévention sont bien sûr aussi en relation avec les efforts réalisés parles pouvoirs publics avec l’éducation à la santé, avec les conditions économiques et biend’autres composantes relevant des sciences humaines et sociales.

Comment favoriser la résistance et la lutte contre les maladies infectieuses car cesmaladies ne sont pas une fatalité, beaucoup sont évitables dès aujourd’hui.

3. Les moyens aujourd’hui sont :

Bien évidemment, l’amélioration de l’environnement et les conditions d’hygiènesont des facteurs essentiels. Les démarches de prévention relèvent avant tout desconditions d’habitat en milieu urbain et suburbain. Les immenses progrès dans cedomaine au Maroc sont sans nul doute propices à réduire les endémies infectieuses.

Les vaccinations tant prônées par l’OMS et les décideurs en charge de la santépublique, ont et auront des effets primordiaux. Les vaccins de base contre le tétanos, ladiphtérie, la poliomyélite, la coqueluche ont considérablement fait reculer la fréquencedes maladies correspondantes. Il en est de même pour la rougeole (le vaccin est souventassocié à la rubéole et les oreillons). Plus encore, la vaccination antivariolique qui a étéadministrée de partout dans le monde a fait disparaître la variole. Cet exemple, qui seradans le futur suivi pour d’autres infections, est de grande valeur. Il existe d’autresvaccins utilisables aujourd’hui contre certaines méningites (à méningocoque,pneumocoque, hémophilus) ou contre certaines gastroentérites (à Rotavirus).

La découverte et l’utilisation des antibiotiques sont primordiales. Depuis la découvertepar Flemming de la Pénicilline, suivie par de nombreuses autres classes d’antibiotiques,ont sauvé des centaines de millions de personnes. Mais l’effet individuel s’accompagned’un retentissement collectif par la réduction de la contamination directe d’un individuà d’autres. A titre d’exemple, le rhumatisme articulaire aigu provoqué par certainsstreptocoques et souvent compliqué d’atteinte cardiaque a quasiment disparu dans lespays où les antibiotiques sont largement accessibles et utilisés.

C. GRISCELLI - Pourquoi sommes-nous inégaux face aux maladies infectieuses?

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Mais on sait aussi qu’il existe une résistance acquise aux antibiotiques de certainesbactéries ou du bacille de Koch responsable de la tuberculose. C’est pourquoi, les règlesd’utilisation des antibiotiques doivent être strictes, à bon escient.

Les médications antivirales sont plus récentes. Les recherches conduites sur le virus duSIDA ont fait faire un bond à ce chapitre. On sait que, pour coûteuse qu’elle soit, latrithérapie anti VIH est efficace. D’autres produis antiviraux existent mais nous sommesencore bien loin de ce qu’il nous faudrait pour lutter efficacement contre les maladiesvirales. Espérons que les recherches qui se poursuivent soient efficaces. Il en est demême pour les maladies parasitaires pourtant si répandues. Tant les vaccins que lesthérapeutiques spécifiques sont encore modestes.

Ainsi, les maladies infectieuses représentent un grand champ des pathologies. Sans êtrecomplet mais en nous appuyant sur des exemples concrets, nous voyons que cesmaladies touchent inégalement les personnes, soit en raison d’une susceptibilité oud’une résistance aux agents infectieux, soit du fait d’un environnement défavorable ourelativement protecteur.

On voit aussi que certaines maladies sont évitables par les vaccins ou par lesmodifications de l’environnement (meilleure hygiène) et peuvent être combattues pardes médicaments appropriés.

D’autres infections cependant sont encore inaccessibles aux vaccins et les thérapeutiquesanti infectieuses sont encore insuffisamment développées et non accessibles en dehorsdes pays développés.

Souhaitons que les recherches d’aujourd’hui et de demain comblent ces lacunes et quela solidarité fasse que les médicaments soient utilisables, largement, dans tous les paysau profit du plus grand nombre de patients.

Conférences données dans le cadre des journées «les jeunes et la science» (2006)

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Origine et Destin de l’Univers

Jean-Pierre LUMINET (*)

RésuméL’astrophysique et la cosmologie nous offrent aujourd’hui des indicespermettant de remonter pas à pas le fil de l’histoire cosmique. Evolution dela vie modelée par la chute d’astéroïdes géants, naissance du système solairedéclenchée par l’explosion d’étoiles, genèse des éléments au coeur dessupernovae, origine de l’espace et du temps déchiffrée dans le rayonnementfossile, les ultimes mystères du big bang : un parcours de 14 milliardsd’années dans notre histoire la plus profonde.

L’un des pères de la physique moderne, Galilée (1564-1642), a écrit: “L’univers est unlivre perpétuellement ouvert devant nos yeux”. La tâche du scientifique consiste àapprendre à déchiffrer ce livre. En fait, le principe de ce livre est contenu dansl’étymologie même du mot univers: il est composé de deux mots d’origine latine quisignifient unité et diversité. Effectivement, le scientifique tente de comprendre lastructure et l’évolution de l’univers en expliquant la diversité par l’unité. La diversité,c’est par exemple la multitude de formes cosmiques que l’on observe à différenteséchelles de grandeur, depuis les particules élémentaires qui jaillissent des expérienceseffectuées dans les accélérateurs de particules, jusqu’aux grandes structuresastronomiques telles que les superamas de galaxies, en passant par toutes les formesintermédiaires. Le scientifique essaie d’unifier la compréhension de tous cesphénomènes en termes de lois : les lois de la physique fondamentale.

Il a fallu attendre le début du XXe siècle pour commencer à esquisser un schémacohérent de l’évolution cosmique, grâce à l’émergence de deux grandes théoriesconsidérées maintenant comme les piliers de base de la physique moderne: la théorie dela relativité générale (qui décrit l’interaction gravitationnelle) et la théorie de lamécanique quantique (qui décrit les interactions entre particules élémentaires).Actuellement, les scientifiques pensent avoir une assez bonne compréhension del’ensemble des phénomènes physiques en termes de ce que l’on appelle les quatreinteractions fondamentales, qui structurent l’espace, le temps et la matière sur toutes leséchelles de distance et d’énergie aujourd’hui accessibles. C’est ce schéma que jeprésenterai brièvement présenté ici.

J-P. LUMINET - Origine et Destin de l’Univers

_______________________________________________(*) Directeur de recherches au CNRS. Astrophysicien à l’Observatoire de Paris-Meudon.Laboratoire Univers et Théories

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L’expansion de l’univers

L’étude de l’origine et de la structure de l’univers dans son ensemble s’appelle lacosmologie. Cette discipline est aussi vieille que l’humanité. L’homme n’a pas plus tôtlevé les yeux sur le monde qu’il a cherché à le reconstruire par la pensée, à en retracerla génèse et les métamorphoses. On trouve donc chez tous les peuples, dans le fonds leplus ancien de leurs traditions, des récits relatifs à l’origine de la terre et du ciel. Maisce n’est qu’au début du vingtième siècle que la cosmologie est devenue une disciplinescientifique à part entière, grâce à la conjonction d’une avancée théorique (la théorie dela relativité générale élaborée par A. Einstein en 1915) et des premiers résultatsobservationnels à signification cosmique: entre 1915 et 1930, des astronomes américains(Vesto Slipher, Edwin Hubble), munis des plus puissants télescopes de l’époque,annoncèrent en effet que les galaxies s’éloignent systématiquement les uns des autres, àdes vitesses proportionnelles à leur distance. Ce résultat observationnel restaincompréhensible jusqu’à ce que la communauté scientifique admette avec réticence uneidée précédemment proposée par le mathématicien russe Alexandre Friedmann (en1922) et le physicien belge Georges Lemaître (en 1927), et fondée sur la relativitégénérale : l’espace entier se dilate au cours du temps. Autrement dit l’espace est enexpansion, une expansion qui entraîne l’ensemble des galaxies.

Il s’agissait là d’un pas conceptuel gigantesque. En effet, depuis la plus haute antiquité,le ciel était considéré comme dépourvu de toute évolution. Certes, depuis la Renaissanceon admettait que des phénomènes nouveaux se produisaient dans le ciel, mais personnen’osait envisager que l’univers puisse globalement évoluer.

Lemaître poussa les choses plus loin en 1930, avec sa théorie de l’atome primitif, selonlui à l’origine de tout l’univers. “L’évolution du monde peut être comparée à un feud’artifice qui vient de se terminer”, écrivit-il. Lemaître s’appuyait sur les observationsrelatives à la fuite générale des galaxies, et sur les résultats encore embryonnaires d’unebranche de la physique en plein développement: la physique nucléaire. Son intuitionheurtait les certitudes de l’époque - notamment celles d’Albert Einstein - selon lesquellesl’Univers devait être éternel, sans début ni fin.

Le modèle de l’atome primitif, revu à la lueur des développements ultérieurs, s’esttransformé en “modèles de Big Bang”.

Les modèles de Big Bang

Les modèles de Big Bang élaborés par Friedmann et Lemaître supposent négligeables lesirrégularités de la distribution de matière, de sorte que l’univers a partout les mêmespropriétés ; l’espace est dit “homogène et isotrope”. Sa courbure est constante, mais ilreste à en préciser le signe. Trois familles d’espaces sont possibles: l’espace euclidien(c’est à dire à courbure nulle, celui dont nous connaissons bien les propriétés), l’espacesphérique (à courbure positive) et l’espace hyperbolique (à courbure négative) Ladifférence se joue dans la quantité moyenne de matière et d’énergie contenue dansl’univers - puisque, en relativité générale, la matière-énergie sculpte la géométrie del’espace-temps. En dessous d’un certain seuil critique de densité, l’espace esthyperbolique, au-dessus il est sphérique - n’étant euclidien qu’à la frontière exacte. Les

Conférences données dans le cadre des journées «les jeunes et la science» (2006)

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conséquences sur la dynamique cosmique sont considérables : selon les proportionsrespectives des formes d’énergie qui emplissent le cosmos, l’espace peut être “fermé”dans le temps, c’est-à-dire qu’après sa phase actuelle d’expansion il entrera encontraction et son histoire s’achèvera dans un “Big Crunch”; il peut aussi être “ouvert”,c’est-à-dire que son expansion se poursuivra éternellement, soit en décélérant, soit enaccélérant constamment. Ce n’est que depuis les 5 dernières années que les observationsastronomiques sont suffisamment précises pour trancher les alternatives théoriques : ilsemblerait que l’univers soit en expansion perpétuelle accélérée, son contenu matérielétant largement dominé par une forme d’énergie noire et “explosive”, attribuée au videquantique! Mais on ne sait toujours pas si l’espace est fini ou infini, car la question de lafinitude ou de l’infinitude de l’espace relève non pas de la relativité générale, mais d’unebranche de la géométrie appelée topologie. Les modèles “d’univers chiffonné” tentent derépondre à ces questions fondamentales.

Ceci pour le destin futur de l’univers. Quant à son passé, tous les modèles ont dans leurpassé un “temps zéro” qui marque le début de l’expansion cosmique: le Big Bang. C’est,en fait, une extrapolation mathématique conduisant à une “singularité”, c’est-à-dire unetempérature, une densité et une courbure de l’espace infinies. Le physicien saitpertinemment que le modèle de Big Bang stricto senso cesse d’être valide à lasingularité. Il faudrait réviser nos théories pour mieux cerner le début de l’expansioncosmique (il n’est même pas certain que cela soit possible). Le Big Bang, aujourd’hui,ce n’est donc pas le “temps zéro” ni le début d’une “gigantesque explosion”, comme onle lit trop souvent, mais une phase très ancienne de l’univers, lorsque ce dernier étaitextraordinairement chaud et dense. Or, le fait que l’univers ait été chaud et dense dansson passé est auhjourd’hui prouvé expérimentalement.

Le Big Bang aujourd’hui

Après 50 années d’incrédulité générale, la théorie du big bang a fait ses preuves, étayéede plus par de nombreuses observations qu’aucun autre modèle ne sait expliquer. Aussiles modèles de big bang sont-ils aujourd’hui quasi-unanimement adoptés par lesastrophysiciens. Conjugués aux observations accumulées tant par les grands télescopesque dans les accélérateurs de particules, ils permettent de retracer les principales étapesde l’histoire de l’univers, longue de 14 milliards d’années.

Très schématiquement, l’histoire de l’univers, depuis le big bang à aujourd’hui, serésume en une dilatation accompagnée d’un refroidissement. L’univers très primitif étaitsi chaud et dense qu’il était opaque. Trois cent mille ans plus tard, il a émis sa premièrelumière, que l’on capte aujourd’hui dans les radiotélescopes sous forme du“rayonnement fossile”. Moins d’un milliard d’années plus tard se sont formées lespremières galaxies, dont, sans doute, la nôtre, la Voie lactée. Au sein de la Voie lactéeplusieurs générations d’étoiles se sont succédé. Le Soleil s’est condensé une dizaine demilliards d’années plus tard, soit, en reprenant le chronomètre à partir du présent, il y aenviron 5 milliards d’années. Assez rapidement les planètes se sont agglomérées, lesdatations les plus précises sur l’âge de la Terre indiquant 4,566 milliards d’années. Lavie aquatique, sous forme des stromatolites, est apparue très vite, il y a 3,5 milliardsd’années. L’émergence de la conscience sur Terre, que l’on associe à l’Homo Sapiens,est incroyablement récente : 10 millions d’années.

J-P. LUMINET - Origine et Destin de l’Univers

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La principale leçon à retenir de l’histoire cosmique, c’est que la dilatation et lerefroidissement de l’univers ont permis la formation progressive de structures. A partird’un état initial relativement chaotique, c’est-à-dire relativement désordonné et simple, lacomplexité a peu à peu émergé. Autrement dit l’univers a prodigieusement évolué, à telpoint que des êtres vivants et conscients (les hommes, mais sans doute d’autres formesconscientes ailleurs) sont capables de remonter le fil de son histoire jusqu’au chaos initial!

Avant de pénétrer plus avant dans les détails de l’histoire cosmique, abordons quelquesquestions de nature plus philosophique, qui viennent nécessairement à l’esprit dès lorsque l’on aborde la cosmologie.

Hors de l’espace, hors du temps ?

Dans les modèles relativistes, l’Univers s’identifie à une entité plus générale, l’espace-temps-matière. L’identification entre le monde physique et l’espace (ou l’espace-temps)géométrique reste mal comprise du public. Lorsqu’un conférencier parle de l’expansionde l’univers, il se voit invariablement poser la question : dans quoi l’univers gonfle-t-il?Cette formulation incorrecte, héritée des grecs, est sans doute accentuée par l’analogietrop souvent employée entre l’univers en expansion et la surface d’un ballon que l’ongonfle. La réponse correcte est que l’univers ne gonfle dans rien du tout, puisqu’il n’y apas d’espace en dehors de lui-même. Mais la plupart des lecteurs d’aujourd’hui, toutcomme les Grecs d’il y a deux mille ans, ignorent que les mathématiques savent décriredes espaces non-euclidiens parfaitement finis (un vaisseau spatial filant toujours droitdevant lui reviendrait à son point de départ), mais n’ayant nul besoin d’un espaceréférent extérieur. De même, à la question : qu’y avait-il avant le big bang? On peutrépondre (et ce n’est pas une pirouette) qu’il n’y avait forcément pas de temps avant quele temps n’apparaisse! Vers 1230, le philosophe Guillaume d’Auvergne l’avait déjàparfaitement exprimé: “De même que le Monde n’a pas de dehors, n’a pas d’au-delà,puisqu’il contient et embrasse toute chose, de même le temps, qui a commencé à lacréation du Monde, n’a pas d’auparavant ni de précédemment, puisqu’il contient en luitous les temps qui sont ses parties”.

Origine et limites

Le big bang ne décrit pas une origine de l’univers à proprement parler, mais le début dela phase d’expansion. Le “temps zéro” est inaccessible à l’investigation scientifique, etn’a sans doute même pas de sens. Nous sommes incapables de comprendre et de décrireconvenablement les conditions extrêmes dans lesquelles la génèse de l’espace, du temps,de la lumière et de la matière s’est déroulée.

Les scientifiques ont toutefois donné des pistes qui permettent de remonter dans letemps. Jusqu’où ?

La reconstitution du passé cosmique se heurte à trois limites d’ordre différent: une limiteobservationnelle, une limite expérimentale et une limite théorique.

Limite observationnelle. Sur le premier million d’années (environ) de l’histoirecosmique, il n’y a pas d’information astronomique directe car, au cours de cette période,l’univers était opaque au rayonnement électromagnétique. Aucune image “directe” nenous parvient donc de cette époque.

Conférences données dans le cadre des journées «les jeunes et la science» (2006)

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Limite expérimentale. Malgré tout, les scientifiques ont pu reconstituer les époquesplus anciennes en étudiant la physique des particules élémentaires. Les accélérateurs departicules permettent en effet d’augmenter les énergies mises en jeu pour créer desparticules, donc de recréer les conditions de l’univers très primordial. Par la mise enévidence expérimentale de la structure interne des noyaux atomiques (constitués dequarks), on peut dire que l’on a réussi à recréer en laboratoire les conditions qu’aconnues l’univers un millième de milliardième de seconde (10-12 seconde) après ledébut de son expansion, c’est-à-dire lorsque l’univers était constitué d’une soupe dequarks et d’électrons.

Limite théorique. Malgré tout, les physiciens tentent de reconstituer des époques encoreplus primitives à l’aide de théories des particules à haute énergie, non testablesexpérimentalement mais dont on peut au moins tester la cohérence logique. Le vrai guidedans le retour en arrière cosmique est la température, et non pas le temps. Théoriquement,le “temps zéro” correspondrait à une température infinie. Or l’infini est infiniment loin.Il est donc, par définition, inaccessible. Le temps zéro de l’histoire cosmique, c’est un peucomme la vitesse de la lumière. Dans ce dernier cas, la valeur 300 000 km/s est une limiteinaccessible, car la vraie grandeur qui compte est l’énergie qu’il faut conférer à uneparticule pour l’accélérer à la vitesse de la lumière. Or, cette énergie devient infinimentgrande à mesure que l’on s’approche de la limite 300 000 km/s. C’est pour cela que laquestion “pourra-t-on un jour dépasser la vitesse de la lumière?” (elle aussi souvent poséepar le public!) n’a pas de sens, car on ne peut dépasser l’infini!

Sur le compteur température, la physique sait qu’elle est totalement impuissante àdécrire les phénomènes au-dessus de la température de Planck, égale à 1032 degrés.Pourquoi? Parce que des effets “quantiques” interviendraient au cœur même de lastructure de l’espace et du temps, empêchant tout calcul physique dans le cadre desthéories actuellement développées. A cette “barrière” de la connaissance correspond untemps aussi bref que 10-43 seconde (un cent millionième de milliardième demilliardième de milliardième de milliardième de seconde), appelé temps de Planck.Puisque au-dessus de la température de Planck la physique ne peut rien dire, elle ne peutrien dire non plus avant le temps de Planck. Donc, le début de l’histoire “intelligible” del’univers, ce n’est pas zéro, mais le temps de Planck.

Âge et Chronologie

En pratique, entre un temps zéro inaccessible et un temps de Planck à partir duquel onpeut commencer à faire de la physique, la différence est minime sur le compteur “temps”(bien qu’infinie sur le compteur température). On peut donc parler d’un âge de l’univers,depuis aujourd’hui jusqu’au temps de Planck, ou vice-versa selon que l’on prendl’histoire à reculons ou non.

Le chiffre actuellement obtenu par de complexes mesures astronomiques donne 13,7milliards d’années pour l’âge de l’univers. Il est important de souligner que cet âge“théorique”, calculé à partir des modèles de big bang, est compatible avec les mesuresdirectes et indépendantes de l’âge des plus vieux objets dans l’univers (étoiles et amasd’étoiles). Le contraire eût sonné le glas des modèles de big bang!

J-P. LUMINET - Origine et Destin de l’Univers

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Si l’âge de l’univers est relativement précis, la chronologie des événements est encoreplus solidement établie, avec une précision qui peut même stupéfier. La raison de cetteprécision est qu’à très haute température, tous les processus se déroulent beaucoup plusvite qu’à basse température. Donc, entre, disons, un milliardième de seconde et unmillionième de seconde après le temps de Planck, il s’est passé “autant” d’événementsphysiques qu’entre, disons, un milliard et dix milliard d’années! Une imprécision dequelqus millions d’années sur la durée de vie d’une étoile, par exemple, est du mêmeordre qu’une imprécision de quelques milliardièmes de seconde sur le temps de vied’une particule élémentaire!

Le premier découplage

Durant l’ère de Planck, le temps, l’espace et toutes les grandeurs physiques usuelles semêlent inextricablement, au point de perdre tout leur sens actuel. L’univers est dans un étatau-delà de ce que l’esprit humain peut actuellement concevoir. Des scénarios spéculatifsde “cosmogénèse quantique” tentent d’expliquer comment est apparu l’univers à la fin del’ère de Planck. Certains supposent que l’univers, ou même une infinité de bulles d’universdifférentes, ont surgi “spontanément” du Vide quantique, un peu comme les gouttesd’écume qui se détachent d’un océan. Les premières particules élémentaires (imaginées,car mille milliards de fois plus massives que ce que peuvent produire les plus modernesaccélérateurs de particules) surgissent spontanément du vide quantique, et leurs relationssont régies par une superforce primitive unique. Le vide est bouillonnant d’énergie et departicules virtuelles, masssif et doté d’une propension à l’expansion. Ainsi naît la fameuseexpansion de l’univers qui s’opère en tous points d’un espace peut-être infini, et non pasdepuis un seul centre localisé (à cet égard l’analogie souvent utilisée qui ballon que l’ongonfle est trompeuse). De même, le mouvement général n’est pas celui de la matière dansun cadre géométrique fixe, mais une dilatation de la trame elle-même, du “tissu” élastiquede l’espace-temps. Entre tous les corpuscules, il y a production d’espace. En même temps,la superforce universelle qui régissait tout se scinde en deux: la gravitation, et uneinteraction “électroforte” gouvernant les relations entre particules.

De 10-43 à 10-32 seconde : les premières particules

La température diminuant à 1027 degrés, l’interaction électroforte se scinde en deuxmodes d’interactions : l’interaction forte et l’interaction électrofaible. La physique desparticules de très haute énergie suggère que lors de cette “brisure de symétrie”, desphénomènes physiques très brutaux se produisent: notamment l’inflation - brève périodehypothétique durant laquelle les dimensions de l’univers primitif auraient augmenté dansdes proportions vertigineuses. A cette époque déjà, une petite préférence de la nature pourla matière - au détriment de l’antimatière - aurait suffit à faire disparaître cette dernière.Les particules hypermassives initiales se désintègrent pour engendrer les constituantsfondamentaux de la matière actuellement connus: quarks, électrons, neutrinos.

De 10-32 à 10-6 seconde :

A 10-11 seconde, la température tombe à 1015 (un million de milliards) degrés.L’interaction électrofaible se scinde en deux, l’interaction électromagnétique etl’interaction faible. Sont désormais en présence, et découplées, les quatre interactions

Conférences données dans le cadre des journées «les jeunes et la science» (2006)

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fondamentales régissant l’univers actuel. L’interaction gravitationnelle est celle quimodèle l’univers à l’échelle des planètes, des étoiles et des galaxies. L’interactionélectromagnétique s’exerce sur les particules chargées et régit les phénomèneslumineux. L’interaction nucléaire forte explique la cohésion des noyaux atomiques etproduit l’énergie des centrales nucléaires. L’interaction faible est responsable de ladésintégration radioactive du neutron en proton.

Les conditions physiques pour l’apparition de structures complexes sont désormais en place.

De 10-6 seconde à 100 secondes : des particules aux éléments

A 10-6 seconde la force nucléaire forte rapproche les quarks trois par trois, qui formentainsi les premiers protons et neutrons (noyaux, ou nucléons). La température del’univers est tombée à un milliard de degrés.

Depuis les premiers instants l’univers se dilate. Puisque l’espace entre les particules dematière augmente, les chocs entre les particules se raréfient. Un phénomène extrêmementimportant se produit environ 100 secondes après le début de l’expansion: lanucléosynthèse primordiale (un livre célèbre de l’astrophysicien américain StephenWeinberg, “Les trois premières minutes de l’univers” , décrit précisément la formation despremiers éléments). L’univers refroidi reste suffisamment chaud (entre 10 milliards et 100milliards de degrés) pour que les protons se combinent entre eux et avec quelquesneutrons, formant ainsi les noyaux atomiques les plus simples: le noyau d’hydrogène -constitué d’un seul proton -, ses isotopes (deutérium, tritium) puis l’hélium-3, l’hélium-4et de lithium-7 (faisant intervenir des neutrons). Ce sont les éléments les plus légers dansla classification périodique. Cette phase de nucléosynthèse est brève car l’univers serefroidit si vite qu’il n’a pas le temps de fabriquer d’éléments plus lourds que le lithium.Ainsi, 99% de la matière visible aujourd’hui est formée dès cette époque. Elle estcomposée de 75% de protons, c’est-à-dire d’hydrogène, et de 24% d’hélium. Le 1%restant, constitué des élements chimiques lourds de carbone, azote, oxygène, etc, seraélaboré bien plus tard, dans le cœur des étoiles.

La nucléosynthèse permet de mettre à l’épreuve le modèle de big bang. En effet, cesderniers permettent de calculer la proportion d’hydrogène, d’hélium, de deutérium, etc.produite à partir d’un mélange initialement constitué de protons et de neutrons. Cesabondances, ou “fractions de masse” théoriques, sont comparées à ce qui est aujourd’huiobservé dans l’univers. La concordance est excellente; il y a bien 75% d’hydrogène etentre 24 et 25% d’hélium. Quant aux proportions observées du deutérium et du tritium,elles imposent des contraintes très fortes sur les modèles de Big Bang, et confirment defaçon spectaculaire leur validité.

Le jaillissement de la lumière

Jusqu’ici, l’univers était resté opaque au rayonnement. Les photons, particules durayonnement, étaient constamment déviés de leur trajectoire en interagissant avec lesinnombrables électrons et protons. Jusqu’à trois cent mille ans environ, l’univers est unesorte de “soupe” où se mélangent les particules et le rayonnement.

En se dilatant et en se refroidissant à la température de 3000 degrés, l’univers permetenfin le découplage entre la matière et le rayonnement. Le libre parcours moyen duphoton passe de quelques centimètres à plusieurs millions d’années-lumière. Autrement

J-P. LUMINET - Origine et Destin de l’Univers

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dit, les photons ne sont plus absorbés par les particules environnantes, ils s’échappentde la gangue qui les emprisonnait. L’univers devient complètement transparent aurayonnement et il émet son premier signal électromagnétique. C’est le “rayonmentcosmologique”. En 1964, les astronomes Penzias et Wilson, alors qu’ils cherchaint àétalonner une antenne, ont constaté que quelle que soit la direction dans laquelle ilsorientaient l’antenne, elle enregistrait un bruit de fond parasite : ils venaient de capteraccidentellement les restes du rayonnement primitif, sous forme “fossile”. C’est unrayonnement dit de corps noir, un prototype idéal de rayonnement dont lescaractéristiques en fréquence sont déterminées par la température. Emis à unetempérature de 3000 degrés, le rayonnement cosmologique nous parvient à unetempérature mille fois plus basse, car entre le moment où il a été émis - il y a 15 milliardsd’années - et le moment où il est reçu - aujourd’hui - l’univers s’est dilaté d’un facteur1000. Le rayonnement fossile nous parvient donc dans la gamme des micro-ondes,précisément à 2,7 °K au-dessus du zéro absolu (-270 °C).

Au début des années 1990, le satellite américain COBE nous a fourni des cartes de cerayonnement, avec une précision du cent-millième de degré. Plus récemment (février2003), le satellite WMAP a considérablement affiné ces cartes. Les mesures durayonnement fossile permettent de reconstituer le visage de l’univers naissant Ce sontsans doute l’une des images les plus émouvantes de toute l’astronomie, car ces cartesreprésentent l’état de l’univers jeune de 400 000 ans, à l’époque où il n’était qu’unesoupe lisse et homogène. Aucune structure astronomique de type étoile, galaxie, planète,n’existait. Seuls de très légers frissonnements agitaient la soupe. Les cartes de COBE etde WMAP exhibent en effet de minuscules inhomogénéités de température. Toutefois,l’écart entre la région la plus chaude et la région la plus froide n’est que d’un centmillième de degré. Ces variations sont liées à des variations de densité: les régions lesplus froides sont aussi les moins denses. On voit donc là l’origine de toutes les structuresastronomiques . En quelque sorte les foetus de galaxies!

Les premiers atomes et molécules (un million d’années)

Les électrons, poussés par l’interaction électromagnétique, se combinent aux noyauxd’hydrogène et d’hélium pour former les premiers assemblages électriquement neutres :les atomes d’hydrogène et d’hélium. Les atomes eux-mêmes, à plus basse température,s’associent en molécules. Les vastes nuages d’hydrogène moléculaires sont nés,matrices de toutes les étoiles à venir.

La formation des galaxies (un à deux milliards d’années)

L’action de la gravité accentue les infimes excès de densité du gaz primordial. Chaquegrumeau dans la soupe homogène attire plus de matière, devient plus dense que sonvoisinage, et finit par donner naissance a une structure astronomique. Ces premièresstructures sont apparues vraisemblablement au bout de quelques centaines de millionsd’années d’évolution cosmique, à partir des premiers nuages de gaz. Mais comment sontnées en détail les galaxies qui tapissent la voûte céleste par centaines de milliards?Comment l’univers primordial, aussi uniforme qu’une mer d’huile, a-t-il pu façonner cesénormes inhomogénéités en un temps si bref? En certains endroits en effet, la matièredans les grumeaux se désolidarise du flot général de l’expansion et se contracte. Seforment ainsi des paquets de masse isolée. On ne connaît ni leur taille et leur masse

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(étoiles, ou galaxies, ou amas, ou superamas) ni leur composition (formée de 90 à 99 %de matière noire non rayonnante). En d’autres termes, on ignore encore si les plusgrandes structures (amas et superamas de galaxies) sont apparues d’abord, puis se sontfragmentées en structures plus petites (galaxies, étoiles), ou si, à l’inverse, les étoilessont apparues d’abord, puis se sont regroupées, sous l’action de la gravitation, enstructure plus vastes.

Les superamas de galaxies sont de gigantesques ensembles constitués de dizaines, voirede centaines de milliers de galaxies. Ils sont entourés de régions pratiquement vides degalaxies. Pourquoi?

Si vous faites couler un bain, vous engendrez de la mousse. A l’intérieur des bulles, il ya pratiquement du vide, et la matière, l’eau en l’occurrence, se répartit sur les parois desbulles. Lorsque vous avez deux bulles en contact l’une de l’autre, il y a encore plus dematière à l’intersection des bulles. L’univers pourrait, à très grande échelle, avoir unestructure ressemblant à de la mousse de savon. Les galaxies, les amas et les superamasde galaxies se répartiraient autour des parois de gigantesques bulles cosmiques,pratiquement vides de matière (de matière visible tout au moins).

On a recensé plusieurs milliards de galaxies, et on estime qu’il y en a au total centmilliards dans l’univers observable. Il y en a de plusieurs formes : des elliptiques, desspirales, des lenticulaires, des irrégulières. On ne comprend d’ailleurs pas pourquoi.

Notre Galaxie, la Voie Lactée, est une galaxie spirale, née vraisemblablement en mêmetemps que les autres. Les galaxies sont essentiellement constituées d’hydrogène, eninteraction avec des étoiles et des grains de poussière. Elles connaissent au cours de leurhistoire une évolution chimique très importante, conditionnée par les interactions et leséchanges permanents entre étoiles, nuages de gaz interstellaire et poussière. Plongeonsdans la Voie Lactée.

Naissance et évolution des étoiles

Les étoiles se forment au sein des nuages d’hydrogène gazeux, par condensationgravitationnelle. Dans le nuage, il y a un excès de densité; cette région attire beaucoupde poussière et devient obscure. Soumise à sa propre gravité, elle se contracte et chauffe.C’est ainsi que par “échographie” infrarouge, on distingue dans les nuages de gaz desfoetus d’étoiles. Il s’agit d’étoiles pas encore bien formées par la gravitation.

Puis les nouveaux-nés sortent de leur matrice, leur accouchement dure environ centmille ans. Dans leur adolescence, durant quelques millions d’années, elles continuent àse contracter et à se débarrasser du nuage gazeux qui les a engendrées.

Lorsqu’au coeur de la jeune étoile la température atteint 15 millions de degrés,l’hydrogène (son constituant dominant) fusionne en hélium et libère de l’énergie.L’étoile entre alors dans une phase de remarquable stabilité, sa “maturité”, car lalibération d’énergie accompagnant ces transformations nucléaires contrebalance l’actionde la gravitation. La contraction cesse, l’étoile entre dans sa phase adulte, dite de“séquence principale”. La durée de cette phase dépend de la masse de l’étoile. Dixmilliards d’années pour une étoile de masse modeste comme le soleil, beaucoup moinspour les étoiles plus massives.

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Au sortir de la séquence principale, l’hélium se met à brûler à son tour, pour former ducarbone, de l’oxygène, du magnésium... La grande histoire des éléments chimiquescommence. L’évolution nucléaire des étoiles réalise le vieux rêve des alchimistes:fabriquer des éléments de plus en plus lourds (et rares) à partir d’un matériau simple. Lesétoiles massives forment tous les éléments jusqu’au fer. Lorsqu’elles ont développé uncoeur de fer, elles ont acquis une structure en pelure d’oignon, c’est-à-dire qu’elles sontformées de couches successives en combustion, les éléments les plus lourds étant les plusproches du centre. Le fer étant inapte à fournir de l’énergie thermonucléaire, le poidsénorme de l’étoile n’est plus compensé par le débit d’énergie. Le centre de l’étoiles’effondre sous son propre poids et forme un noyau extrêmement dur: une étoile àneutrons. Sur elle rebondissent les couches extérieures de l’étoile. C’est ainsi quel’implosion du coeur provoque l’explosion de la périphérie. L’étoile devient supernova. Cevéritable cataclysme stellaire se produit pour les étoiles au moins dix fois plus massivesque le soleil, et projette dans les espaces interstellaires les éléments chimiques lourds quiont été fabriqués au centre de l’étoile défunte. Ainsi vit une génération d’étoiles.

Dans l’histoire de l’univers, une première génération s’est formée assez rapidement. Lesétoiles massives ont rapidement évolué, ont explosé en supernova et ont ensemencéd’autres nuages interstellaires. La seconde génération d’étoiles s’est formée ensuite, nonseulement à partir d’hydrogène et d’hélium, mais aussi avec des éléments plus lourdsqu’elle avait incorporé dès sa naissance. Evoluant à son tour, elle engendrera d’autresgénérations d’étoiles, enrichissant sans cesse la galaxie en éléments chimiques lourds.

Naissance du système solaire

Notre soleil est né voici 4,6 milliards d’années au sein d’un nuage interstellaire : lanébuleuse protosolaire. Sa condensation s’est peut-être déclenchée à la suite del’explosion d’une supernova dans son voisinage. L’instabilité causée par l’explosionaurait entraîné la formation de plusieurs étoiles, dont le soleil. Nous disposons d’untémoin de cette époque: la météorite Allende, tombée en 1969, se trouvait déjà dans lanébuleuse protosolaire et a enregistré la suite des événements ayant conduit àl’accouchement du soleil et des planètes. C’est son analyse isotopique qui permetd’attribuer l’âge de 4,566 milliards à notre système solaire.

Autour du Soleil, les planètes se sont probablement formées au même moment, paragglomération progressive de poussières, de gaz et de grains. Le système solaire arapidement évolué en quelques dizaines de millions d’années. Il est constitué desplanètes, mais aussi de dizaines de milliers d’autres corps rocheux de tailles diverses quesont notamment les comètes, les astéroides, les météorites... Les planètes les pluslointaines (à partir de Jupiter) sont gazeuses, à l’exception de Pluton. Le peu de chaleurqu’elles reçoivent du soleil leur a permis de conserver leurs éléments légers, leursprincipaux constituants, et notamment l’hydrogène. Sur les planètes proches du soleil,les éléments légers se sont évaporés et ce sont donc des planètes rocheuses.

Les planètes

Parmi les planètes telluriques, Mercure est la plus proche du Soleil. Sa surface cribléede cratères d’impacts météoritiques ressemble beaucoup à celle de la Lune.L’ensoleillement est dix fois plus fort que sur Terre, et comme il n’y a pas d’atmosphère,

Conférences données dans le cadre des journées «les jeunes et la science» (2006)

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il n’y a pas d’effet de serre. Le jour, la température atteint 430 degrés et la nuit elledescend à -170 degrés.

Venus a longtemps été le symbole de la beauté, la déesse de l’amour et du printemps.Recouverte de voiles épais, les hommes rêvaient de caresser sa surface. Le 12 décembre1962 le vieux rêve s’est brisé : les signaux émis par la sonde Mariner indiquèrent que labelle n’était qu’un enfer stérile, brûlant et sans vie. Son atmosphère, composée à 95% degaz carbonique, est cent fois plus lourde que celle de la Terre. La pression qui règne à sabase est égale à celle que l’on rencontre à 1 km sous la surface des mers. Des vents de350 km/h emportent d’énormes nuages d’acide sulfurique. Un énorme effet de serrechauffe Vénus à la température de 500 degrés. Sous ce brûlant linceul la surface deVénus exhibe des plaines bosselées. D’immenses champs de lave ont jailli de volcansjadis actifs. Vénus a eu dans son passé de grandes quantités d’eau, mais celle-ci a bouilli.Vénus est aujourd’hui desséchée.

La Terre gravite à 150 millions de km du Soleil. C’est la seule planète où l’eau existeà l’état liquide; recouvrant les trois quarts de la surface, cette eau emmagasine lachaleur du soleil et régule la température moyenne. La Terre est aussi la seule planètedont l’atmosphère contienne de l’oxygène et très peu de gaz carbonique. Cetteminuscule quantité de gaz carbonique joue pourtant un rôle essentiel : grâce à l’effet deserre, il maintient la température moyenne à la valeur clémente de +14 °C . Sans lui,il ferait -20 °C, les océans gèleraient et la vie telle que nous la connaissons seraitimpossible.

Mars est deux fois plus petite et dix fois moins massive que la Terre. Son atmosphère estcent fois moins dense et comporte 95% de gaz carbonique. La température ne montequ’à 0°, et le gaz carbonique reste gelé aux pôles, emprisonné dans des calottes polairesqui changent de couleur au gré des saisons martiennes. A la surface il n’y a ni canaux nivastes prairies, mais un relief étrange, fortement accentué. Le canyon de la ValléeMarineris a 4000 km de long et 5 km de profondeur. Le Mont Olympus s’élève à 24 kmau-dessus des plaines Il y a eu jadis de l’eau sur Mars, d’immenses rivières dont on voitles lits asséchés, des mers et des océans. C’était il y a quatre milliards d’années. Peumassive, Mars a perdu son atmosphère. Après avoir connu des bouleversementsécologiques considérables, elle est donc devenue une planète géologiquement morte.Aujourd’hui, Mars est un désert froid et stérile.

Entre Mars et Jupiter gravitent des milliers de corps rocheux de taille diverse : lesastéroïdes. Peut-être une planète n’a-t-elle pu se former par agglomération de tous cesrochers, en raison des forces gavitationnelles exercées par la massive Jupiter. Jupiter est eneffet une planète géante. Etant contituée de gaz, elle n’a pas de sol où poser le pied. Lesdifférentes couleurs que l’on voit à sa surface sont des nuages de soufre et d’ammoniac.

La somptueuse planète Saturne est très semblable à Jupiter, hormis qu’elle est entouréed’anneaux constitués de cailloux, de glace et de poussières. Parmi ses satellites, le plus grandest Titan puisque sa taille est intermédiaire entre celles de Mercure et de Mars. Il a conservéune atmosphère épaisse, à base d’azote et de méthane. Son atmosphère, opaque, empêchetoute observation visuelle de la surface. On sait cependant que la température au sol atteint -180 degrés. Il pourrait y avoir des lacs, ou même des océans de méthane. Titan aurait doncles constituants nécessaires au développement d’une vie organique, mais il y manque un

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ingrédient essentiel : l’énergie. Les rayons du Soleil y sont trop faibles, et la température trèsbasse qui en résulte n’est pas favorable à la chimie des êtres vivants. La sonde européenneCassini-Huygens parviendra sur Titan en 2004 et délivrera des données précieuses.

Après Saturne, il y a deux autres grosses planètes gazeuses, entourées d’anneaux:Uranus et Neptune. Enfin, la petite planète Pluton, accompagnée de son satellite Charon,ferme le cortège à plus de cinq milliards de kilomètres du Soleil.

Le système solaire ne s’arrête pas là. Le vent solaire - flot de particules chargées émisespar le Soleil - souffle bien-delà de Pluton. Quant aux spectaculaires comètes, on pensequ’elles proviennent d’un réservoir très lointain, le nuage de Oort, dont elles sedétachent au hasard des perturbations gravitationnelles. Comme elles sont riches en eauet en molécules organiques, certains chercheurs estiment qu’elles pourraient avoirapporté, avec les météorites, toute la matière organique dont la “biomasse” terrestre estaujourd’hui formée.

La planète bleue

La Terre, joyau du système solaire, est ainsi une planète privilégiée, soumise à desconditions physico-chimiques tout à fait particulières, qui lui ont permis d’avoir unenvironnement aussi original que son développement.

Comment la matière primitive de la Terre (mélange de gaz carbonique, de méthane,d’ammoniac et de vapeur d’eau) s’est-elle complexifiée pour aboutir aux organismesvivants? C’est l’une des questions auxquelles astrophysiciens, biologistes, chimistes etscientifiques de nombreuses disciplines s’efforcent de répondre. Quoi qu’il en soit, la Terreest un habitacle fragile. Tout au long de son histoire, elle a été bombardée pard’innombrables corps (comètes, météorites, fragments de comètes, astéroïdes) provoquantdes catastrophes écologiques considérables, peut-être même des extinctions massivesd’espèces, la dernière datant de la transition crétacé-tertiaire il y a 65 millions d’années.

La Terre se promène en réalité dans un vaste stand de tir cosmique. Des millions deprojectiles potentiels, vestiges du Système solaire naissant, sillonnent l’espace à grandevitesse. Le terme Near-Earth Objects (Neo) désigne les petits corps du Système solairedont l’orbite s’approche de celle de la Terre. La plupart sont des astéroïdes présentant undanger de collision potentiel. On en connaît plus de mille à ce jour, mais plusieursdizaines de milliers seront encore répertoriés au XXIe siècle. Parmi ces Neo, il fautcompter environ 500 comètes. Une douzaine se présente chaque année de façonimpromptue dans le Système solaire interne. L’estimation du danger potentiel d’unecollision avec ces comètes inopinées est un exercice très délicat, à cause de leur nombretrès élevé, du fait qu’elles peuvent surgir n’importe où et n’importe quand, et parce quele plus souvent elles deviennent visibles lorsqu’elles sont déjà proches de nous. De plus,elles se déplacent près de deux fois plus vite que les astéroïdes.

Au cours du dernier millénaire, cinq comètes sont passées à moins de 600 000 km de laTerre. Le plus proche passage est celui de la comète Lexell, à 223 500 km, en juillet1770. Puisque comètes et astéroïdes peuvent entrer en collision avec la Terre, lacommunauté scientifique a évalué les fréquences moyennes d’impact, fondées sur lenombre supposé de NEO, ainsi que sur les cratères terrestres que leurs impacts passésont laissés.

Conférences données dans le cadre des journées «les jeunes et la science» (2006)

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Les impacteurs de 50 m, capables de provoquer des événements du type Tunguska ouMeteor Crater, surviennent avec une fréquence moyenne d’un par siècle. Tous les300.000 ans environ, la Terre subit une collision avec un corps d’environ 1 km. A unevitesse typique de 25 km par seconde, l’énergie dégagée serait supérieure à l’arsenalnucléaire mondial. Un tel impact projetterait tellement de poussière et de cendres dansla stratosphère qu’en masquant la lumière du Soleil, il ferait disparaître plusieurssaisons d’affilée, provoquant épidémies et famine. La fréquence moyenne d’impactavec un astéroïde ou une comète de 10 km est de l’ordre de un tous les 100 millionsd’années. Il s’agit de la taille critique à partir de laquelle le volume de poussièresinjectées dans l’atmosphère est capable de plonger la planète dans un long hiverastéroïdal et de provoquer une extinction massive. Il y a effectivement unecorrespondance étroite entre les extinctions massives d’espèces et les chutes demétéorites géantes. Au moins la dernière en date, la disparition des dinosaures et denombreuses autres espèces, il y a 65 millions d’années, est liée aux effets globauxengendrés par la chute d’un bolide de 10 km de diamètre, dont le cratère d’impact a étéretrouvé dans le golfe du Mexique.

Les risques de collision entre ces “vagabonds célestes” et la Terre ne sont donc passeulement une fiction source d’inspiration cinématographique, mais une réalité. Pourl’affronter, les spécialistes se doivent d’envisager sérieusement les parades possibles,qui ne sont pas nécessairement celles que nous avons vues sur les écrans!

La Terre peut donc encore évoluer de manière inattendue. En outre, certains rythmesbiologiques (croissance des arbres ou des coraux) et climatiques (mini-glaciations,réchauffements, etc) sont liés aux cycles solaires. D’infimes variations de l’activitésolaire peuvent avoir des répercussions considérables sur l’environnement terrestre, etl’espèce humaine, en quête de ses origines, doit aussi penser à préserver son futur.

Il n’est évidemment pas question de considérer l’homme comme le but suprême del’organisation cosmique. Les scientifiques ne parlent que de ce qu’ils connaissent, et ence qui concerne les origines de la vie, leur connaissance est limitée à ce grain de sablequ’est la Terre. Si l’homme est l’espèce la plus complexe connue aujourd’hui, celan’exclut ni une évolution ultérieure de l’espèce humaine, ni l’apparition de nouvellesespèces avec des niveaux de complexité différents, aussi bien sur Terre qu’ailleurs. Il esttout à fait possible (certains disent même : probable) qu’en des régions lointaines ducosmos et sur d’autres planètes, d’autres organismes, d’autres formes de vie aient atteintdes degrés de complexité largement supérieurs à celui atteint par l’espèce humaine.

Bibliographie :

Jean-Pierre Luminet, L’univers chiffonné, Fayard, 2001Jean-Pierre Luminet, Le Destin de l’Univers: trous noirs et énergie sombre, Fayard, 2006

J-P. LUMINET - Origine et Destin de l’Univers

134 Conférences données dans le cadre des journées «les jeunes et la science» (2006)

135A. SASSON - Les sciences du vivant : D’un siècle à l’autre

Les sciences du vivant :D’un siècle à l’autre

Albert SASSON (*)

Depuis l’antiquité et durant plusieurs siècles, les sciences du vivant ou la biologie ont étéessentiellement descriptives: elles décrivaient la morphologie des êtres vivants,s’efforçaient de les classer (systématiques), comparaient leur anatomie et observaientparfois leur comportement (éthologie). La médecine grecque, romaine, arabe, mais aussiasiatique était aussi une science ou un art empirique fondé sur l’observation, lacomparaison, la recherche de cause des maladies et les tentatives d’y remédier,notamment par les plantes.

Au 17ème siècle, les tentatives d’explication du fonctionnement des êtres vivants(physiologie) furent faites, de même que l’on s’efforça d’améliorer l’observation dumonde vivant invisible à l’œil, grâce aux premiers microscopes et aux progrès del’optique (comme ce fut le cas avec la lunette de Galilée pour l’observation des astreset du ciel). On trouve là une règle fondamentale du progrès des sciences de la vie, àsavoir que ce dernier a été largement conditionné par celui des techniques visant àexplorer et à mieux connaître la nature de la vie et le fonctionnement des êtres vivants.

A la fin du 18ème siècle, et surtout au cours du 19ème siècle, la méthode expérimentales’impose en biologie, par exemple avec la physiologie humaine et la médecine (ClaudeBernard) et avec la microbiologie médicale et alimentaire (Robert Kech, Louis Pasteur).On démontre en effet par l’expérience et l’observation rigoureuse que le foie à desfonctions physiologiques importantes, comme la fonction glycogénique, ou encore quese sont des levures ou des bactéries qui causent des maladies animales et humaines(charbon, choléra des poules, tuberculose) ou réalisent les fermentations alcooliques,acétiques, lactiques…etc. On découvre l’immunité et la vaccination. Cette «révolutionpastorienne» est en outre la première «révolution biotechnologique», c’est-à-direl’utilisation des êtres vivants pour produire des substances utiles à l’homme.

La fin du 19ème siècle ouvre un autre grand chapitre des sciences du vivant: la génétique,c’est-à-dire l’étude de leur patrimoine héréditaire et des lois de transmission entre les____________________________________(*) Membre résident de l’Académie Hassan II des Sciences et Techniques. Consultant auprès del’UNESCO.

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générations d’un être vivant (plantes et animaux d’abord, puis micro-organismes) descaractères héréditaires. Cette génétique, de plus en plus approfondie et précise, dotéed’instruments d’investigation et d’analyse de plus en plus sophistiqués, va donner à lathéorie de l’évolution (l’origine des espèces) de Charles Darwin des fondements allantau-delà des aspects descriptifs et comparatifs.

En même temps que la biochimie qui déchiffre le métabolisme cellulaire, la physiologieet la biologie cellulaires progressent; il s’agit en effet de passer de l’organisme à l’unitéde base de tout être vivant, la cellule ou les tissus.

L’écologie connaît aussi ces premiers développements, à savoir l’étude des relationscomplexes entre un être vivant et son milieu, ainsi qu’entre des communautés d’êtresvivants (microbes, plantes, animaux et l’homme) et leurs milieux naturels (biotopes) ouartificiels. L’écologie connaîtra un succès grandissant et s’efforcera d’élucider l’impactdes activités humaines sur la biosphère et l’environnement terrestre. Elle est aujourd’huiau centre des débats universels sur les conséquences des activités humaines sur lechangement du climat ou la réduction de la diversité biologique.

Le 20ème siècle est un grand siècle pour la biologie dont toutes les disciplines

connaissent un progrès spectaculaire : virologie, microbiologie, physiologie, génétique,

immunologie, biomédecine, agronomie et médecine vétérinaire.

La découverte des antibiotiques, seconde «révolution biotechnologique» avant la fin dela seconde guerre mondiale, la découverte en 1953 de la structure de la macromoléculed’ADN - sur laquelle repose notre hérédité - grâce aux progrès des techniques de labiochimie et de la biophysique, l’identification et l’isolement des gènes - les unitésd’information génétique communes à tous les êtres vivants -, l’explications physico-chimique des principales propriétés des êtres vivants, permettent aux biologistes demieux comprendre et expliquer les processus vitaux, comme la diversité et l’unité,l’évolution, l’étiologie des maladies, la photosynthèse, les cycles des éléments minérauxet organiques dans la biosphère,…etc.

Ces progrès permettent aussi, à l’instar de ce qui s’est passé en sciences chimiques etphysiques, de tirer profit de ces connaissances accumulées, depuis des décennies, enbiotechnologie; c’est-à-dire en médecine (diagnostic, prévention et thérapie desmaladie), en agriculture et alimentation (accroître la quantité et la qualité de nosaliments), dans la production d’énergie non fossile (biocarburants), dans la lutte contrela pollution des eaux et des sols, ou le recyclage des déchets .

Le 21ème siècle paraît prometteur à cet égard. Nous sommes en effet à l’aube d’unenouvelle médecine personnalisée, prédictive, réparatrice et régénérative; ou encore nouspouvons créer de nouvelles variétés de plantes cultivées, mieux adaptées à la sécheresseou à la salinisation, des fibres nouvelles et des espèces forestières mieux adaptées àdivers usages industriels.

Conférences données dans le cadre des journées «les jeunes et la science» (2006)

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Et surtout, en ce siècle comme dans celui qui l’a précédé, on pourra réaliser laconvergence des biotechnologies avec d’autres technologies avancées, commel’informatique, les nanotechnologies. Ce sera dans ces domaines de convergence etd’interface que pourront être ouverts de nouveaux chapitres de l’aventure humaine dansles sciences du vivant et de la nature.

A. SASSON - Les sciences du vivant : D’un siècle à l’autre

138 Conférences données dans le cadre des journées «les jeunes et la science» (2006)

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Énergie : L’horizon 2025

Philippe A. Tanguy (*)

Quelques pistes de réflexion

1 - Portrait du paysage énergétique actuel;2 - Défis et enjeux technologiques à 20 ans;3 - Problématique du CO2;4 - Préparer dès maintenant l’après 2025.

1. Portrait du paysage énergétique actuel

1.1. Quelques indicateurs

P. A. Tanguy - Énergie : L’horizon 2025

______________________________(*) Membre associé de l’Académie Hassan II des Sciences et Techniques.

Professeur à l’École Polytechnique de Montréal (Canada).

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1.2. Énergie et développement

Consommation d’énergie (BP , 2005)

1.3. Population, PIB et consommation d’énergie

Evolution de la population mondiale (ONU, 1998)

Conférences données dans le cadre des journées «les jeunes et la science» (2006)

141

1.4. Demande mondiale en énergie (AIE, 2004)

P. A. Tanguy - Énergie : L’horizon 2025

142

1.5. Réservation mondiale de pétrole et gaz

1.6. Vers un épuisement des Ressources

Inertie des systèmes énergétiques : “It’s alerdy too late to modify the energy mix for2020... Not only are we going to face a word oil peak, we are going to face a world gaspeak 20 years later.”

Pierre-René Bauquis ( Deloitte’s 3rd Annual Oil & Gas Conference, 2004)

Conférences données dans le cadre des journées «les jeunes et la science» (2006)

1.7. Charbon : des réservations également limitées

143P. A. Tanguy - Énergie : L’horizon 2025

144

2. Défis et enjeux technologiques à 20 ans

2.1. Les grands enjeux énergétiques jusqu’à fin 2025

2.2 État des lieux et tendances à court terme

• Augmentation importante de la demande énergétique

- Comblée principalement à partir du pétrole, du gaz et du charbon --> valoriser

de nouvelles ressources

Conférences données dans le cadre des journées «les jeunes et la science» (2006)

145

- Énergies renouvelables : contribution marginale --> renforcer la recherche et

accélérer l’industrialisation- Maîtrise de la consommation: meilleure utilisation et meilleur rendement

(“économies d’énergie”)• Normes d’émission de gaz à effet de serre (CO2, CH4) de plus en plus strictes• Intégration des coûts environnementaux dans les analyses économiques (Kyoto) –Analyse de cycle de vie

2.3. Nouvelles ressources de pétrole

2.4. Valoriser les gisements de gaz

P. A. Tanguy - Énergie : L’horizon 2025

146

2.5. Transport du gaz naturel

2.6. Conversion chimique du gaz

2.7. Raffinage : évolution des procédés

Conférences données dans le cadre des journées «les jeunes et la science» (2006)

• Adaptation des schémas de raffinage (brute de moindre qualité)

• Développement de schémas de pré-traitement des bitumes (upgrading)

• Amélioration de la combustion et traitement des émissions

147

2.8. La filière Charbon

P. A. Tanguy - Énergie : L’horizon 2025

148

2.9. Électricité : l’option nucléaire comme relais?

3. Problématique du CO2

3.1. Rejets Atmosphériques

Conférences données dans le cadre des journées «les jeunes et la science» (2006)

149

3.2. Émissions de CO2

3.3. Réchauffement climatique

P. A. Tanguy - Énergie : L’horizon 2025

Existe-t-il un risque de modification du système climatique? --> Principe de précaution

Bilan CO2

Emission naturelles : 210 GT/aCapacité d’absorption naturelles : 213 GT/aEmission humaines : 26,7 GT/a --> +6 ppm/a

150

3.4. Capture et stokage du CO2

3.5. Capture du CO2 : plusieurs voies possibles

Conférences données dans le cadre des journées «les jeunes et la science» (2006)

151

3.6. Stockage du CO2

4. Préparer dès maintenant l’après 2025

4.1. Après 2025…

• Déclin relatif des hydrocarbures fossiles;• Scénario H2 peu convaincant d’ici 2050;• Utilisation d’autres sources d’énergie pour la production de: liquides pour les

transports, électricité pour les marchés industriel et domestique et matières premières pour la chimie;

• Pression environnementale et développement durable;• A moyen terme: utilisation d’énergies fossiles;• A plus long terme: énergies entièrement renouvelables.

4.2. Les grands enjeux énergétiques du 21ème siècle

P. A. Tanguy - Énergie : L’horizon 2025

152

4.3. La filière charbon

4.4. Liquéfaction du charbon : Coal-to-Liquid (Lurgi-Sasol, Chevron, Shell)

- Production d’O2- Préparation du charbon et gazéfication- Purification du syngas- Synthèse FT

4.5. Gazéfication du charbon in situ

Conférences données dans le cadre des journées «les jeunes et la science» (2006)

153

4.6. Schistes bitumineux

4.7. Différentes possibiltés d’upgrading

• Extraction supercritique• Chauffage par radio-fréquences• Chauffage par micro-ondes

P. A. Tanguy - Énergie : L’horizon 2025

Un potentiel importantau Maroc: 36 Gbls

154

4.8. Hydrates de méthane

4.9. Valorisation des hydrates de méthane

Conférences données dans le cadre des journées «les jeunes et la science» (2006)

155

4.10. Les énergies renouvelables - Eolien

4.11. Les énergies renouvelables - Solaire

P. A. Tanguy - Énergie : L’horizon 2025

156

4.12. Projet de Ain Beni Mather

Production d’électricité par cycle combiné gaz + solaire

4.13. Les énergies renouvelables - Biomasse

Conférences données dans le cadre des journées «les jeunes et la science» (2006)

Biocarburants : biodiesel, alcoolsBiogaz : biogaz agricole, biogaz de synthèse, bioH2Autres molécules issues de la biomasse

157

4.14. Concept de bioraffinage

Quatre procédés possibles :• Conversion oléochimique (raffinage de corps gras)• Conversion biochimique (hydrolyse enzymatique, fermentation microbienne)• Conversion thermochimique ( pyrolyse, gazéification, combustion)• Conversion photobiologique (photosynthèse par bactéries ou algues vertes)

4.15. Les Énergies renouvelables - Océan

P. A. Tanguy - Énergie : L’horizon 2025

158 Conférences données dans le cadre des journées «les jeunes et la science» (2006)

4.16. Les énergies renouvelables - Géothermie

4.17. Technologies nucléaires du futur

• Réacteurs à neutrons rapides: - utilisation de 60% de l’uranium au lieu de 0,5-1% dans les réacteurs actuels

• Fusion thermonucléaire: reproduire les réactions du soleil- projet ITER (UE, USA, Japon)- deutérium-tritium pour commencer- réalisation industrielle dans 100 ans?

159

En conclusion…

• A long terme, un avenir énergétique assuré.• Une transition énergétique difficile.• Une problématique environnementale préoccupante.• Le Maroc: un pays extrêmement riche en potentialités d’énergies renouvelables et

fossiles (schistes bitumineux).• Des emplois de qualité et bien rémunérés dans le domaine de l’énergie et de l’ingénierie.

P. A. Tanguy - Énergie : L’horizon 2025

«Notre souhait est que notre Académie puisse contribuerà faire de la société marocaine une société productive,

ouverte sur les sciences et les technologies de l’heure...»Extrait du Discours Royal prononcé par Sa Majesté le Roi Mohammed VI, que Dieu L’assiste,

le 18 mai 2006 à Agadir à l’occasion de l’installation de l’Académie Hassan II des Sciences et Techniques

Sa Majesté le Roi Mohammed VI, que Dieu Le garde,Protecteur de l’Académie Hassan II

des Sciences et Techniques