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Page 1: JEAN-M CHOUVELjeanmarc.chouvel.3.free.fr/textes/ExtremePresenceduPhenomene.pdf · 2 Gérard Grisey, « Tempus ex machina », in Entretemps, n°8, 9/1989, p. 103. Jean-Marc CHOUVEL

Jean-Marc CHOUVEL Extrême présence du phénomèneavril 29, 2005, p.1

JEAN-MARC CHOUVEL

EXTREME PRESENCE DU PHENOMENE : PARCOURS DE LA FORME DANS

L’ŒUVRE DE GERARD GRISEY

Parler des rapports (musicaux) entre Xenakis et GérardGrisey peut, au premier abord provoquer une certaine surprise. Grisey,vu à travers les brumes du spectralisme, me semblait un musicien del’homogène, du continu, alors que Xenakis, réduit à un architecte desmasses sonores, semble puiser toute son énergie de l’hétérogène et de larupture. Au delà d’un attrait, commun à toute une époque, pour lesapports de la science à l’imaginaire créateur, on trouve chez l'uncomme chez l'autre cette volonté de nier la figure au profit desparamètres globaux. En parlant avec Jean-Luc Hervé, je compris queGrisey avait pu être fasciné, comme nous tous, par cette capacité deXenakis à générer des complexes sonores inouïs, parfaitementjubilatoires, et dérangé, comme beaucoup, par l’absence volontaire demaîtrise qui avait rendu possible, justement, ce nouvel univers. Enfouillant dans les archives du CDMC, je découvris que les premiers C.V.de Gérard Grisey mentionnaient, dans les rencontres déterminantespour le jeune compositeur, le nom de Xenakis au côté de ceux de Ligetiet de Stockhausen, mention qui se perd dans les C.V. suivants. D’unecertaine manière, ce « rapport » à Xenakis n’a rien de très original, et ilne servirait à rien d’en parler plus avant. Par contre, j’ai eu envie deparler de ma propre « rencontre 1 » avec Gérard Grisey, de cettepremière écoute de Partiels, qui fait partie de ces moments clefs, cesrévélations, qui vous confirment dans la voie que vous allez prendre.J’ai eu envie d’en parler, mais pas de manière anecdotique : en essayantd’aller, le plus loin possible, vers cette « vérité » esthétique que j’avaisreconnue là. Il s’agissait de quelque chose comme une « apparition »du son, pas une simple présence de la musique, mais l’impressiond’avoir affaire, si je peux me permettre ce jeu avec les mots, à une

1 Je n’ai jamais eu l’occasion de rencontrer Gérard Grisey personnellement, comme ce fut le cas de tous les autres

participants à ce colloque.

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musique de la présence. Présence, comme l’on dit présence d’on ne saitpas trop bien quoi, mais une présence dans toute sa violence et sasauvagerie, et cela, bien-sûr, fait penser à Xenakis. Il fallait, parcommodité, donner un nom à « ce qui était présent », cet « être-là »comme auraient dit les philosophes, mais un « être-là » qui serait toutaussi bien un « être ailleurs ». C’est en fait une idée difficile que jevoudrais essayer de cerner au long de cette communication, mais uneidée qui à mon sens ouvre des perspectives sur l’avenir de la musique enmontrant, parallèlement, à quel point on ne saurait réduire la pensée deGérard Grisey à un système ou à un « langage » spectral.

Extrême présence du phénomène

La musique de Gérard Grisey accompagne la conscience deson temps. Elle se voulait elle-même conscience du temps, du micro-temps au macro-temps, dans la suite de la pensée de Stockhausen. Maisle temps ne suffit pas à cerner l’essence du phénomène, et j’entendsbien dans ce mot la double résonance physique et philosophique. Lamusique avait sans aucun doute pour Gérard Grisey vocation à parler ennous-mêmes de cet univers qui nous submerge. Et l’émotion qui nousenvahit en l’écoutant n’est pas simplement la conséquence d’unemimésis qu’il a souvent revendiquée, que ce soit pour la respiration denotre corps ou pour la pulsation des étoiles, que ce soit pour lareconstruction intervallique du son ou pour le souffle cosmique.

On peut dire que Gérard Grisey a voulu tout à faitconsciemment être pris et nous prendre en retour dans un tourbillon.Depuis ses premières pièces, D’eau et de pierre, par exemple, jusqu’àVortex Temporum, en passant, bien-sûr, par le grand crescendoinstrumental des Espaces Acoustiques, c’est bien cette figurefondamentale qui est en jeu, son déploiement dans l’espace et le temps.S’il a récusé la notion de forme, du fait probablement de sa connotationspatiale, figée dans l’enveloppe d’un objet, pour lui préférer celle de« forces », de « champ de forces orientées dans le temps, […] mobiles,fluctuantes 2 », c’est au nom d’une autre métaphore, qui est celle de lavie. De ces forces, il dit qu’« elles vivent comme des cellules, avec unenaissance, une vie et une mort, et surtout tendent à une transformation

2 Gérard Grisey, « Tempus ex machina », in Entretemps, n°8, 9/1989, p. 103.

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continuelle de leur énergie 3 ». L’art musical, pour lui, « est l’artviolent par excellence. Il nous donne à percevoir ce que Proust appelait« un peu de temps à l’état pur », ce temps qui suppose à la foisl’existence et l’anéantissement de toutes les formes de vie 4 ». Car laprésence dont il est véritablement question ici, c’est bien sûr la nôtre,celle du monde, mais aussi ce qu’elles ont en commun en tant queprésence, celle du sacré que le compositeur convoque par la« composition de processus », démiurgie « effrayante », qui provoquela fascination du Sacré et de l’Inconnu, rejoignant ce que Gille Deleuzedéfinit comme la splendeur du ON 5 ». « La musique, fécondée par letemps, est investie de cette violence du sacré dont parle GeorgesBataille ; violence silencieuse et sans langage, que seul le son et sondevenir peuvent, peut-être, et pour un instant seulement, évoquer etexorciser 6 ». « Si elle a lieu et lorsqu’elle a lieu, la musique, et avecelle le temps artificiel qui la féconde, nous enveloppe comme une sortede liquide amniotique. Dépourvus de paupières sur nos oreilles nousrestons ouverts et sans défense. Violente une fois de plus, elle provoquel’extase ou le rejet, dans le pire des cas, l’indifférence 7 […] ».

On le perçoit bien à travers tous ces textes, extraits deTempus ex machina, c’est bien d’une extrême présence dont il estquestion, présence à laquelle la musique va donner (ou prendre ?) uneexistence, et en dernier ressort une forme. On sent bien que sur un telterrain, le musicologue sera toujours moins à l’aise que le compositeur.Pourtant, si la parole du compositeur pourrait tout aussi bien être unleurre, une fabula, elle est là en quelque sorte comme une face del’œuvre, et comme un témoignage de cette pensée qui l’irrigue demanière souterraine.

La nature du phénomène

Dans un entretien qu’il accordait en 1985 à Jean-PierreDerien, Gérard Grisey expliquait comment le même phénomène de

3 ibid.4 id. p. 114.5 id. p. 103.6 id. p. 114.7 id. p. 118.

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l’harmonie était perçu différemment par les américains, adeptes deSchenker et d’une vision spatiale et totalisante de la structure tonaled’une pièce, par les allemands, conquis par les fonctions tonales deRiemann, et par les français, focalisés sur les changements d’accords.Où on croirait retrouver, soit dit en passant, ces ordres de grandeur dela temporalité, le temps des baleines, des hommes et des insectes (oudes oiseaux), … « Avec la place qu’occupe le verbe dans les longuesphrases allemandes, on ne peut vraiment pas s’arrêter sur chaqueinstant 8 » ajoute-t-il. On peut difficilement faire une analyse plusperspicace de l’induction très forte de la culture sur la nature même denotre écoute 9.

Comme l’a fort bien rappelé hier François Paris, GérardGrisey a fait partie de ceux qui ont cherché à renverser l’inductionCulture/Nature en une induction Nature/Culture. L’idée Schæfferienned’écoute réduite, l’idée revendiquée avec une particulière véhémencepar Grisey de partir du son, de prendre comme référence le phénomènesonore trouve bien là une de ses racines les plus profonde. On a citéégalement hier — je crois que c’est Roger Tessier — la notice duprogramme de Dérives (31/10/1974), où il dit : « L’image que je désirelaisser à ceux pour lesquels le son est insuffisant serait celle d’une merprogressivement agitée jusqu’à une formidable tempête mais dont lesvagues se solidifieraient peu à peu, ne laissant finalement entendre queles craquements isolés des icebergs se chevauchant… jusqu’au silence,point ultime de cette dérive. » Et il ajoute : « Mais j’insiste que cetteimage m’est venue bien après avoir composé cette séquence. » commepour bien réaffirmer que le son vient avant l’image, la compositionavant son modèle.

Cela n’est peut-être pas une règle absolue. Si l’on se réfère àla notice de programme de D’eau et de pierre (1972) on peut lire :

D’eau et de pierre est une œuvre inspirée par les notionsphilosophiques indiennes du Purusha et de la Prakriti. Elle met en scènedeux éléments antinomiques. L’un, statique, paisible, éternel, épouse, dupoint de vue de l’organisation des hauteurs, des durées et des timbres, la

8 Gérard Grisey, « Paris, Berlin Berkeley », in Jean-Pierre Derien, 20ème siècle, images de la musique française,

SACEM & Papiers, Paris, 1986, p. 103.9 cf. également : Gérard Grisey, « Tempus ex machina », op. cit., p. 118.

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forme d’un cercle spiralé qui peut commencer à n’importe quel instantde la partition. L’autre, dynamique, agressif, vigoureux, se compose deséquences permutables absolument autonomes. A chaque agression, legroupe statique réagit. Il se comporte comme une eau dormante danslaquelle on jetterait des pierres.

Cette description très dualiste recouvre sans doute un despoints d’ancrage fondamentaux de la musique de Gérard Grisey. On peuty voir le modèle élémentaire du son, attaque/résonance, on peut y voirl’opposition fondatrice entre vertical et horizontal, délicate métaphorespatiale du musical, on peut donc entendre déjà là le début de Partiel(1975), comme on peut souligner la présence de ce cercle spiralé quin’est pas sans évoquer Vortex Temporum. On peut aussi sentir tout ledébut de Tempus ex machina (1979), avec le rythme lent et régulier destimbales, brusquement entrecoupé par des « volées de bois vert » auxtambours de bois. Dans ce dernier exemple, le phénomène sonoreintègre totalement le geste instrumental. Pourtant, il va contrel’évidence qui aurait consisté à donner ces deux rôles à deux groupes depercussions séparés. Je me souviens des percussions de Strasbourg« râlant » de ce geste fort peu naturel, car très contrasté en énergie,que ce soit en termes de durées (passage de la noire à la triple croche)ou en termes de nuances (du pianissimo au fortissimo). Pourtant, c’estbien par cette unité du geste humain qui véhicule l’énergie, par laviolence de ce contraste maîtrisé, que la musique acquiert toute sonintensité, que ce qui pouvait n’être qu’un effet formel devient lamanifestation d’un phénomène « étincelant ».

Il y a bien dans la notion de phénomène, telle que j’essaie icide la faire pressentir, quelque chose d’irrésistible, quelque chosecomme l’attirance des contraires. L’idée d’une force irrépressible, etégalement, l’idée que ça échappe à la volonté, qu’il y a une force plusforte que la volonté, ou une force contre laquelle la volonté doittoujours lutter. C’est un peu l’idée de Dérives (1973-74) « Dérives »,écrit Gérard Grisey, toujours dans les notes de programme, « ressembleau parcours d’un bateau, qui, voulant aller d’un point à un autre, se voitobligé de corriger sans cesse sa route. » Le conflit entre la « trajectoireidéale » et une autre aspiration, indépendante, autonome, nous laisseentrevoir la nature du travail d’un compositeur. Xenakis a parlé de ces

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petites machines qui suivent leur propre loi, leurs propres procédures, ila même tenté de formaliser une « machine à composer ». Tout l’art duvingtième siècle est parcouru d’ailleurs par ce conflit avec la volonté(depuis le surréalisme, peut-être depuis l’introduction de la penséeorientale), et par une sorte de mythe de Pygmalion-Prométhée. Il y achez Gérard Grisey une conscience particulièrement aiguë de lanécessité pour l’œuvre de suivre sa propre logique, comme si lecompositeur ne pouvait définir que quelques points d’ancrage entrelesquels la trajectoire se dessine d’elle-même.

L’influence de la représentation scientifique du monde pourGrisey est au moins aussi évidente que chez Xenakis. C’est un faitculturel que l’on retrouve dans toute une génération qui a été fascinée àla fois par l’expansion des connaissances sur l’Univers, par les débuts dela conquête spatiale et par l’arrivée de la technologie. Il y a, dans cettefascination, une sorte de « romantisme scientifique », pour reprendrele titre d’un vieil article. On ne compte plus les noms d’étoiles dans lespièces des années soixante et soixante-dix. Mais la science est plussouvent un miroir grossissant de la nature, un prétexte à la rêverie, à lamétaphysique.

Un ami astrophysicien 10 m’a parlé de quelque chose que jen’ai pas très bien compris, mais qui m’a fasciné et qu’il appelle « l’écumede l’espace-temps ». C’est une façon de comprendre l’espace-temps dansses dimensions très restreintes : les ondes gravitationnelles. Il comparaitce phénomène à un océan que l’on voit comme une continuité ; lorsquel’on s’approche on voit qu’il y a des vagues, et si l’on analyse de plusprès, on voit qu’au sommet des vagues, il y a des discontinuités absoluesqui forment justement l’écume.11

La présence de la mer dans les métaphores que nous venonsde citer n’est pas sans rappeler Debussy, Debussy qui fut peut-être undes premiers à entrevoir l’idée de la musique que nous essayons ici decerner12. Et un peu plus loin, Grisey ajoute :

10Il s’agit de Jean-Pierre Luminet.11 notes de programme de Le temps et l’écume, 1988/89.12Il faut noter que l’aspect « fractal » du phénomène marin est très présent déjà dans la musique de Debussy.

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Il ne s’agit pas d’étirer tout simplement des durées, commeon le faisait déjà au Moyen-Âge. Il s’agit d’étirer toute l’énergie spectraledes graves aux aigus et d’ouvrir un champ en direction desprofondeurs.13

Ces profondeurs, on peut assez clairement les situer dansdeux directions : l’infiniment grand du cosmos, et l’insondable de notrepensée humaine. Dans son article Tempus ex machina, réflexion d’uncompositeur sur le temps musical, Gérard Grisey consacre des pagesessentielles à développer une vision de la perception musicale quimériterait à elle seule de faire l’objet d’une étude approfondie. Bien desaspects de ce travail théorique sont d’une extraordinaire acuité, etdévoilent une réflexion très personnelle et très serrée sur ce sujet.

Aux catégories arbitraires et généralement dualistes parlesquelles on a tenté de classer les durées : brève-longue, ternaire binaire,valeurs rationnelles-irrationnelles, symétrie-asymétrie, je substitue uneéchelle de complexité, sans doute également arbitraire, mais qui a lemérite de renvoyer aux phénomènes du temps musical tels qu’ils sontperçus et de laisser entrevoir une continuité.14

Il m’a semblé, en effet, quasiment impossible de spéculer surles structures du temps musical sans en référer aux aspectsphénoménologiques et psychologiques.15

Dans le phénomène, il faut donc inclure l’écoute, avec seslimites et ses achèvements, non comme une norme de ce qui estperceptible, mais comme un miroir de notre rêve éveillé. Les outils dustudio sont là pour amplifier cette écoute. Dans la plaquette éditée àl’occasion de la création du Noir de l’étoile, le radiotélescope de Nancayest décrit comme une gigantesque prothèse auditive, qui doit aidernotre oreille à écouter l’Univers, à écouter ce fond grondant qui est enquelque sorte le grand phénomène dans lequel nous sommesimmergés… Donner à entendre ce qui est là avant, ce qui est là au delàde nos limites, est, de la même manière, un des rôles fondamentaux ducompositeur.

13 ibid.14 « Tempus ex machina », op. cit., p. 89.15 id. p. 99.

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Partiel ou la totalité du vécu

Évidence de la forme/ouverture du sens

Par rapport à la construction formelle par blocs juxtaposés,que l’on trouve chez Xenakis, mais aussi dans toute la traditionfrançaise, chez Messiaen, Debussy ou chez Stravinsky, la forme telle quel’envisage Grisey ressemble bien plus à un voyage entre des pôlesdynamiques, une sorte de déplacement dans un « espace dephases » 16 qui comprendrait des « attracteurs » auprès desquels lamusique se stabiliserait sur des pseudo-périodes, et des points « debifurcation » qui marqueraient le passage de la zone d’influence d’unattracteur à celle d’un autre par une grande débauche d’énergie. Cetteidée est particulièrement lisible sur le diagramme formel de la figure 1,où les pseudo-périodes sont repérées par les doubles-barres derépétition, et les points « de bifurcation » par une ligne verticale.

16 On appelle « espace des phases » l’espace de représentation où s’inscrivent à la fois les coordonnées et la vitesse (et

non les coordonnées et le temps comme dans un espace-temps classique). Les trajectoires dans ces espacesmultidimensionnels permettent de représenter le comportement des systèmes dynamiques. Un comportement périodique secaractérise par une courbe fermée, un comportement dissipatif par une spirale rentrante… etc. Une bifurcation est un point àpartir duquel plusieurs trajectoires sont possibles (indétermination…), un point de rebroussement montre un «  choc  »…etc.

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Fig. 1 : Diagramme matériau/temps de Partiels de Gérard Grisey. En abscisses le temps,exprimé approximativement en pages de la partition ; en ordonnées les éléments de matériau sonore suivant laliste suivante 17 :

1. trombone f>2. contrebasse Arco Sul Ponte sf> sf>…3. “harmoniques” sons tenus <>4. irrégularités de modes de jeu (vibrato… etc.)5. glissando d’harmoniques6. jeté7. pulsations régulières - trémolo8. sons grincés ASP9. micro glissandi10. polyphonie éclatée arythmique11. tam-tam12. trilles13. figures (fusées)14. ±13 fusées périodiques descendantes (avec oscillation sur les notes d’arrivée)15. pizz16. tutti >17. multiphoniques18. brosse sur grosse caisse19. bruits divers d’instruments20. geste de la cymbale

Tout le début de Partiels est une pseudo-période qui seraitcentrée sur une grande attaque. Les points de bifurcation sont soulignéspar des gestes instrumentaux très forts (en particulier le deuxième,

17 Pour plus de détail sur les modèles décrits, il est préférable de consulter la partition aux pages concernées.

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signalé par un grand coup de Tam-Tam), et des rupturesparticulièrement évidentes de modèles musicaux. Ce type de vision de laforme du temps comme parcours de zone de stabilité périodique enzone de stabilité périodique traverse tous les espaces acoustiques. On laretrouve dans les interludes de Vortex temporum. Ce sont des momentsdont la durée est souvent laissée à l’appréciation des musiciens, des« moments de repos », où l’énergie, en quelque sorte, se stabilise,avant de s’engager dans une nouvelle procédure. On retrouve le mêmetype d’écriture chez d’autres compositeurs, je pense en particulier àLachenmann. Mais, dans une pièce comme Salut für Caudwell parexemple, ces séquences périodiques marquent des articulations aucontraire très violentes.

Avec un peu plus d’attention, même si les blocs sont ici desmodèles en mouvement, perpétuellement variés, fondant leurs modesd’apparition dans la durée et non dans l’instant, et même si la continuitédu renouvèlement du matériau tout au long de l’œuvre est parfaitementapparente, on peut constater que la pièce n’est pas exempte desymétrie. On pourrait par exemple trouver un axe qui serait autour de lapage 43 centrale, avec entre les pages 25 et 55, un retour du mêmemodèle (les micro-glissandi) mais dans des extrêmes différents de latessiture.

Qu’est-ce qui permet d’autre part, dans la section terminale,à un des musiciens de prononcer « cette pièce va finir bientôt » ? C’estévidemment le fait que les musiciens « rangent » leurs instruments.Mais au delà, c’est aussi l’énoncé de cette « extinction naturelle » de lapièce elle-même, qui obéissant à sa logique, une logique organiqueparfaitement intelligible, décrit son orbe imperturbable.

L’idée de phénomène s’illustre alors sur tous les niveauxd’existence de l’œuvre. C’est bien-sûr l’idée d’un « systèmedynamique » de la partition, système que nous venons sommairementde décrire, livré à sa propre errance, et pourtant soumis à unecohérence infaillible. Ce sont aussi les bruits des musiciens, que l’on abien à tord assimilés à du « théâtre musical ». D’ailleurs, si cela n’avaitété qu’anecdotique, pourquoi le compositeur aurait-il récidivé demanière parfaitement symétrique en faisant cette fois ci rentrerprogressivement les musiciens dans Sortie vers la lumière du jour ? Il

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s’agit là, autant qu’au début de la pièce, d’une révélation sonore, maisce n’est plus celle du monde instrumental, que l’on croyait parfaitementincapable, avant l’éblouissement spectral, d’un aussi amplerenouvellement. C’est celle d’un espace acoustique tout autre, celui desbruits, celui pour lequel les musiciens deviennent réels, et la salleperceptible en tant que telle. Ce décalage est le dernier voyage de notreconscience à l’écoute, et s’il témoigne de la très grande attention ducompositeur à la moindre parcelle de ce qui est vécu, au moindre sonautant qu’au moindre geste de chaque instrumentiste, il nous donneaussi à entendre le réel, la totalité du réel, et nous projette d’un mondequi nous envahissait de l’intérieur à un monde qui nous engloutit del’extérieur, d’un phénomène parfaitement intime, au phénomène socialdu concert lui-même.

Adorno écrivait de la musique de Mahler qu’elle « plaidaitcontre le cours du monde, qu’elle l’imitait pour pouvoir l’accuser. Lespercées », continuait-il, « sont en même temps des moments deprotestation, et ne cherchent jamais à masquer le divorce du sujet et del’objet ; [la musique] préfère s’en aller elle-même en morceau que defaire croire à une réconciliation réussie18 ». « Percée », c’est aussi letitre, fort énigmatique, du dernier paragraphe de Tempus ex machina.Mais si Adorno mettait en avant la brisure, dans la lignée de ladialectique et de l’expressionnisme germanique, Grisey met l’accent surce qui relie :

Ce qui va s’inscrire dans notre mémoire, ce sont précisémentces couloirs, ces transmissions, ces coïncidences qui s’établissent parfoisentre notre temps et celui de l’œuvre musicale.19

Car il s’agit pour lui de « remonter l’entropie 20 »,expression qui indique au plus haut point la recherche d’une connivenceentre les concepts physiques et les valeurs spirituelles21. Il cite d’ailleursPlaton : « La musique est nombre et drame ». « Remonter l’entropie »c’est s’insurger contre le désordre croissant de l’univers. Pour l’histoire

18 Théodor W. Adorno, Mahler, les éditions de minuit, Paris, 1976, p. 19.19 « Tempus ex machina », op. cit., p. 118.20 ibid.21 C’était une idée chère au père Theihard de Chardin.

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de la musique, c’est aussi tracer une voie lumineuse après le chaos post-sériel. C’est pour cela que les compositeurs de la nouvelle génération nechercheront pas tant à marquer une traditionnelle rupture par rapport àl’œuvre d’un aîné, mais devront comprendre et enrichir le cheminementde la conscience musicale qu’il avait initié. Du point de vue technique,c’est assez clairement dans ce sens que j’ai tenté de prolonger l’acquisspectral dans la recherche d’une harmonie infrachromatique, et demieux comprendre les ressources de notre perception cognitive de lamusique. Ce n’est évidemment pas pour édicter de nouvelles règles,mais pour éveiller de nouvelles émotions, pour poursuivre cette spiralequi s’enroule autour d’un même centre, et qui tente à chaque fois dedonner un peu plus de sens à la musique et à l’existence.

J’ai conscience ici de n’avoir qu’ébauché une étude quiaurait mérité des investigations plus approfondies. C’est aussi la limitedu temps humain tel que notre société le morcelle, nous privant de lacontinuité nécessaire à la méditation sur les œuvres, tout en noussommant de les abreuver de discours. J’espère néanmoins avoir réussi àfaire entrevoir un peu de ce qui fait de la musique de Gérard Grisey unemusique « pour franchir le seuil ».