jean-claude antelme

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Jean-Claude Antelme

LES SOUVENIRSD’UN DODO VOYAGEUR

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Avec la collaboration de Hélène ROBERTVotre Biographie Editions« Transmettre les trésors de sa vie »

__________________________________Copyright 2021 - Votre Biographie ÉditionsToute représentation ou reproduction intégrale ou par-tielle faite sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite. Il en est de même pour la traduction, l'adaptation ou la transformation, l'arrangement ou la reproduction par un art ou un procédé quelconque. (Article L122-4, Code de la propriété intel-lectuelle)

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Le dodo était une espèce de gros dindon qui nevivait qu’à l’île Maurice… Les premiers co-lons, les Hollandais, les ont exterminésjusqu’au dernier au XVIIè siècle. Ils représen-tent aujourd’hui tout ce qui a irrémédiablementdisparu, d’où l’expression anglaise dead as adodo.Ironiquement, ils sont aussi le symbole de l’îleMaurice qui, elle, est bien vivante.

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Ce livre est dédié àMonique,

Angela et Philippe,Philippa, Alby et Gardi,

Carola et Freddy,Olivia et Valentine.

Ils sont ma vie

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Préface

Je suis paresseux de naissance.

J’avais depuis longtemps l’intention d’écrire àl’attention principalement de mes petites-filles,un livre de souvenirs qui serait le récit de cer-taines choses que j’avais faites. Des événe-ments qui sortiraient un peu de l’ordinaire, et,en même temps, un témoignage sur uneépoque disparue. Et le temps passait. Il fautdire que l’écriture d’un livre demandebeaucoup d’effort et de discipline. Et jeremettais à plus tard, jusqu’au jour où mavision s’est détériorée au point de plus pouvoirl’écrire. L’humanité allait donc en être privée.

Mais voilà qu’une bonne fée est apparue sousles traits de mon amie Sylvie Cléré. Je la con-nais depuis plus de vingt ans.C’est une infirmière de grand talent, féministeredoutable. Une personnalité qu’on n’oubliepas. Elle était venue un matin pour un boboquelconque. Je lui racontai comme d’habitudedes histoires et elle m’a dit, comme beaucoupavant elle :Mais vous devriez écrire tout ça !– Peut-être, mais je ne peux plus écrire...– Vous pourriez vous faire aider.Personne n’y avait pensé !

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Mon frère François a fait des recherches et m’adéniché une autre bonne fée en la personned’Hélène Robert. Pendant de longues séances,je me suis confessé comme au temps de monenfance dans l’église de la Visitation au révé-rend père Canning.

Comme lui, elle m’a écouté patiemment, medonnant à chaque fois l’absolution, me faisantgrâce toutefois des deux Pater et des trois Ave.C’est grâce à ces deux fées que ce livre a vu lejour. Je les en remercie vivement.

Je remercie également mon ami Jérôme Fouanet mon frère François qui m’ont prêté leursyeux et donné beaucoup de leur temps. J’aiaussi la chance d’avoir beaucoup d’amis pré-cieux. Lucien, le merveilleux feu-follet, Rod-dy, le très british officier des Scots Guards,Hermann, le banquier cultivé, Ake, l’hommequi ne connaissait aucune contrainte, aucuneconvention, Yves, le sphinx épicurien. Ils ontjoué un grand rôle dans ma vie et sont trèsprésents dans ma mémoire.

Je parle beaucoup de la famille mais seulementdes générations qui m’ont précédé et accom-pagné dans mon enfance et ma jeunesse. Laraison en est que le but de ce livre estd’évoquer, pour les générations qui me sui-vent, un monde bien différent du leur et com-

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ment je l’ai traversé, pas pour leur parlerd’elles-mêmes.

Et enfin, je demande au lecteur de se souvenirque ce livre a été en grande partie dicté. Il seradonc différent d’un livre écrit, réfléchi, disci-pliné et constamment revu. Il aura peut-être lemérite de la spontanéité. Imaginez que vousêtes à mon club, enfoncé dans ce vieux fau-teuil de cuir, un verre à la main et que vousécoutez le vieux membre de service radoter savie. J’espère ne pas vous endormir.

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Mes origines

J’ai fait mon premier voyage à trois mois, de-puis Madagascar où je suis né à destination del’île Maurice. J'y ai vécu une enfance assezdorée, belle et heureuse. À Curepipe, nousvivions dans une délicieuse maison que j'ado-rais. Elle possédait un immense jardin, unelongue allée de camphriers, un ancien court detennis. Elle était très isolée, avec derrière unpetit bois dont je parle encore dans mespoèmes. Cette jeunesse passée dans un endroitassez humide m’a fait développer un petit peud'asthme.

Lorsque j'ai eu douze ans, comme la familles’agrandissait, nous avons emménagé dans unenouvelle propriété à Vacoas. Ce départ a été un

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crève-cœur. J’y ai laissé des amis. J’aimaisbeaucoup moins notre nouvelle demeure. Au-jourd'hui, je pense toujours à cette premièremaison avec une nostalgie et une affectiontoute particulière. Après moi, les enfants sesont succédé. Ma mère, a mis au monde cinqautres garçons. Je suis donc l’aîné d’une fa-mille de six garçons. Avant ma venue aumonde, d’autres Antelme ont fait parlerd’eux... voici les informations que j’ai collec-tionnées sur eux.

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La généalogie des Antelme

Mes parents se moquaient complètement denotre histoire. Je le regrette car j'aurais aiméqu'ils me disent comment tel ou tel événements'était déroulé.Mais tout de même, je connais ma généalogietrès bien. J'ai fait beaucoup, beaucoup de re-cherches avec un cousin anglais du côté de mabranche anglaise. Il a écrit l’histoire de sabranche des Antelme. Un garçon adorable, unde mes grands amis.La société d'Histoire de l'île Maurice a publiéson énorme ouvrage sur toute la famille An-telme. Je possède donc tous les détails pos-sibles et inimaginables sur nos ancêtres maisafin de reconstituer certains faits, j'ai tout demême été jusqu’à écrire au collège de Sorèze.

Du côté paternel, le premier Antelme est arrivéà Maurice vers 1805. Comment et pourquoi ?Je n'en suis pas certain, mais je sais qu'il est néà Aix-en-Provence. C’était le fils d'un savetier.Celui-ci est mort quand mon ancêtre avait sept ans.

Plus tard, il a rejoint le collège militaire deSorèze que Louis XVI affectionnait particuliè-rement. Il devait avoir une vingtaine d'années.Je ne sais pas comment il a pu y aller : se-

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rait-ce grâce à une bourse au mérite ? De touteévidence, il n'y avait pas beaucoup d'argentdans la famille. Je crois qu'il est arrivé à Mau-rice avec un régiment français partant en Indepour je ne sais quelle mission contre les An-glais. Les Anglais ont stoppé le bateau avec àson bord, mon ancêtre. Il a fait escale à Mau-rice et je crois que mon ancêtre est resté là. En1810, les Anglais ont envahi l'île. Il y a eu unepremière bataille navale entre les Anglais et lesFrançais, organisée par ces derniers. Elle sedéroulait au sud de l’île de la Passe, une toutepetite baie : la bataille de Grand Port. Lesbateaux s’y échouaient et coulaient. Ce n’étaitpas une bataille glorieuse mais les Anglais sontpartis. La seule victoire navale de Napoléoninscrite à l'Arc de Triomphe à Paris.

Quelque temps après, les Anglais sont revenuspar le nord de l'île. Ils sont rentrés comme dansdu beurre. Mon ancêtre s'est battu contre eux àun moment donné. Les Anglais ont été plusforts et ont signé un armistice promettant quela religion et la langue du pays seraientrespectées. Engagement tenu jusqu'en 1968,lorsque l’île est devenue finalement indépen-dante. Les Anglais sont alors restés.

En 1815 lors du traité de Vienne, il y a eu unerépartition : les Anglais ont gardé cette petiteîle où se trouvait un port utile dans la mesure

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où les bateaux anglais pouvaient s’y arrêterpour s'approvisionner en eau et en vivres.C'était une enclave extrêmement importante etvitale sur la route des Indes. Mon ancêtre estresté là. Il s'y est marié et a eu une quantitéd'enfants. Il a envoyé ses deux fils aînés àl'école en France, à Sorèze. L’un des deux,Célicourt Antelme, est arrivé à Mauricecomme avocat. C’était mon ar-rière-arrière-grand-père. Sur place, il a eu une carrièrepolitique très importante. Fait cheva-lier de lalégion d’honneur par la reine Victo-ria, onl’appelait Knight Commander of St. Michaeland St. George. Célicourt a permis qu'il arriveun accident assez amusant avec la familleHennessy. C’était, je crois, cent ans plus tard.Nous en reparlerons plus loin.

Mon grand-père n'était pas du tout aussi flam-boyant que Célicourt mais il a eu une carrièrepolitique lui aussi. Député, il a refusé queMaurice redevienne française alors que lesAnglais étaient d'accord pour qu'un référen-dum ait lieu. Ce devait être en 1920. Il a tenuun rôle très important dans le maintien del’identité anglaise de Maurice. Il a battu auxélections le leader du mouvement indépendantde rattachement à la France. Celui-ci est tombédans l'obscurité et nous n'en avons plus jamaisparlé.

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Célicourt, pensionnaire en Franceau collège de Sorèze

Nous sommes devenus une famille de chas-seurs bien connue à Maurice. Là-bas, personnene savait d'où nous venions. Nous avions desterres immenses compte tenu de la superficiede l'île. Quand les rois d'Angleterre partaientfaire des visites aux Indes, leurs bateaux pas-saient en Afrique du Sud et s'arrêtaient à Mau-rice où ils faisaient escale. À Maurice, nousnous demandions ce que nous pourrions faire

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pour que notre Majesté passe un momentagréable. Généralement, nous faisions appel àmes grands oncles pour les réceptions.Léopold Antelme a été reçu à la cour parGeorges V et d’autres rois d’Angleterre. Lorsde son deuxième voyage à Maurice, nousavons demandé à Georges V ce qu'il désiraitfaire. Il a répondu :– Je m'en fiche, tout ce que je veux faire, c’est revoir mon vieux copain Léopold Antelme ! En 1934 je crois, le roi George VI, fils cadet de Georges V et à ce moment-là seulement ducd’York, est venu avec la reine Élisabeth. J'ai encore une reproduction du menu donné après la chasse. Nous avons joué un rôle assez im-portant dans l'histoire mauricienne. Un autre cousin de ma branche paternelle, grand généa-logiste, a remonté la famille Antelme jusqu'à 1600 et quelques dans un village du Midi. Je ne suis jamais fichu de me rappeler de ce nom,Trigance. C’est en Haute-Provence. La con-seillère municipale du village raconte sur lesite de la mairie qu'en 1600 et quelques, il y aeu une grande discussion sur l'extension de lachapelle. Tout le monde était d'accord pourl'étendre, à l'exception de mon ancêtre, RobertAntelme. Il a finalement cédé et l’extension aeu lieu. Lorsque j’ai su cela, j’ai dit à mesfrères :– C'est bien la première fois qu'un Antelme accepte de fermer sa gueule pour dix balles !

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Mes parents

Michel était un homme d'affaires s’occupantde négoce, d'assurances. Il avait sa propre so-ciété. Entre la fin de 1945 et 1956, il a louéavec son cousin une chasse au gouvernement.C'était une chasse importante, jusqu'à ce que legouvernement la reprenne pour y faire du thé.

Si chez mon père, ils étaient Français, du côtéde ma mère il y a eu une touche espagnole. Jesuis l'arrière arrière-petit-fils d'Antonio DeBrugada. Ami de Goya dont il a été l'exécuteurtestamentaire, c’était un peintre espagnol qui atravaillé à la cour. Un de ses fils est venu àMaurice. Je ne sais pas très bien comment ilest arrivé là mais il s’y est installé. C'était monarrière-grand-père.

Mes parents étaient cousins germains. Cen'était pas si courant. Généralement, il y avaitun petit peu d'objections dans les familles. Onessayait d'évaluer la morphologie de l'un et del'autre. Il fallait une dispense de l'église catho-lique pour épouser un cousin germain.

Ils se sont mariés à Madagascar où je suis né.

La relation entre mes parents était complé-mentaire et harmonieuse. Pourtant, fondamen-

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talement, ils étaient complètement différents.Ma mère était littéraire et lisait beaucoup. Elleétait extrêmement et scrupuleusement catho-lique, avec des principes qu'il ne fallait pasdiscuter. Par exemple, elle ne supportait pasl'idée de pouvoir faire l'amour avec une jeunefille sans être mariée avec elle. Si celle-ci étaitbien élevée, c’était absolument impensable !L’ordre à suivre : se marier puis faire des en-fants. La contraception, ce n'était pas pensable.Même si elle n’était pas très sociable, elle ai-mait la vie et rigoler. Mon père, lui, n’était pasdu genre à lire. Il préférait être entouré de sescopains. C’était aussi un grand amoureux decourses. C'était un passe-temps national etfavori à Maurice. Cependant, il n'a jamais eude cheval de course à lui car les tracas d'uneécurie l’auraient ennuyé.Si ma mère ne l'avait pas tenu sous des règlesstrictes, pas sûr qu’il n’aurait pas eu quelquesaventures... Du moins, je l'imagine. Il passaitbeaucoup trop de temps à la chasse avec sesamis. Mais il était tout de même présent auprèsde ses enfants.

La chasse était ouverte de juin à août. Le restedu temps, on profitait de la forêt en s’y pro-menant. Nous allions voir les cerfs. Nous ob-servions les troupeaux de bêtes, nous assis-tions aux nouvelles naissances. Très souvent ledimanche, mon père se rendait avec ses co-

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pains déjeuner dans un relais de chasse. Il dis-cutait et rentrait à la maison à seize heures.

Chez nous, tout se passait bien. Mon père avaitun immense respect pour ma mère et pour sonjugement. Dès qu'il s'agissait de question mo-rale ou du catéchisme des enfants, il n'objectaitrien. Ils se sont très bien entendus et ce jusqu'àleur fin. C'était un couple uni. Ils sont mortsaprès quatre-vingt-dix ans. Nous avons fêtéleurs soixante ans de mariage.

C'est ma mère qui a choisi mon prénom ainsique celui de mes frères. Le dernier n’étaitvraiment pas attendu. Selon ma mère, c'était lebon Dieu qui l’avait envoyé. Mes parents ontadoré tous leurs enfants, sans préférence. Jesuis né au début de l'année 1933 et le dernier,Alain, en 1945. Trois années séparent monfrère cadet Patrice, de moi. Patrice est né troisans avant la naissance du troisième enfant.Dix-huit mois se sont écoulés entre celui-ci etle quatrième. Deux années sont passées entrele quatrième et le cinquième garçon. Et troisannées plus tard, c’était au tour d’Alain de voirle jour.

J'ai été extrêmement méchant avec Patrice.Inutile de vous dire que lorsque j'avais cinqans et qu'il en avait deux, nous avions peu decomplicité. Nous avons toujours été extrême-

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ment différents, lui et moi. Lorsque j’avais sixans, mes parents nous habillaient pareil. Envoulant faire de nous des jumeaux, ils ontmanqué de discernement, c’est mon avis. Il y aeu des photographies ridicules prises de nousdeux où l’on pouvait constater que ma mèrenous habillait avec beaucoup de recherche. Lesgens nous regardaient bizarrement.

Ma mère

Comme ma mère, il était extrêmement catho-lique. Mon opposé ! Il était boy-scout et fré-

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quentait des amis que je trouvais très en-nuyeux. Quand mes copains venaient et quePatrice s'ennuyait près de nous, nous le ren-voyions sans ménagement. Avec mon père,nous partagions tous les trois la passion deschevaux. Plus tard, il est même devenu briè-vement un entraîneur vedette en Afrique duSud. Depuis l'âge de vingt-quatre ou vingt-cinq ans, Patrice est marié avec unemauricienne très sympathique que j’aimebeaucoup. Elle aussi est très catholique. En-semble, ils ont eu deux enfants.

Toute ma vie, j’ai vouvoyé mes parents. Jecrois que nous étions la seule famille à Mau-rice à se dire vous, au grand étonnement desautres Mauriciens et au mien. Ma mère trou-vait cela plus convenable. Je vouvoyais éga-lement mes oncles et tantes qui eux, trouvaientcela ridicule.

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L’île Maurice

C’est à l’âge de vingt-deux ans que j’ai quittéMaurice pour Cape Town. En moi subsistentdeux décennies de souvenirs liés à cette île. En1987, j’ai décidé de les noter dans un carnet.Ils sont à l’attention de mon filleul et amiAlain. En voici la retranscription.

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Les visiteurs

Jusqu’à mon départ pour la France, lesFrançais de passage à Maurice étaient rares etdéchaî-naient curiosité et admiration. À partirde 1950, il a commencé à y avoir du passage :Jean Bo-rotra est venu et il a joué au tennis – àma grande déception, d’ailleurs. Il sautillait etbondissait et son efficacité était certaine, maisje m’attendais à être ébloui et je ne l’ai pas été.L’Alliance française nous a envoyé quelquespoids lourds, comme Maurice Bedel etGeorges Duhamel.

Je me souviens particulièrement de la confé-rence de Georges Duhamel au Pathé Palace, jecrois, un dimanche matin. Il brossait unegrande fresque de la culture française sous sesdivers aspects : littérature, bien sûr, mais aussimusique, peinture, architecture etc. Et c’étaittrès intéressant, mais je me souviens de deuxcritiques de maman. D’abord, au chapitre despeintres, il avait oublié Cézanne, ensuite ilavait dit trop souvent qu’il était secrétaireperpétuel de l’Académie française, ce quifaisait m’as-tu-vu. Je te rappelle d’ailleurs,Alain, que ce poste fut occupé plus tard parMaurice Ge-nevoix, à l’époque même où nouscourtisions sa fille.

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Il y a eu aussi le grand Max-Pol Fouchet. C’estau musée de Port-Louis que maman et moi avonsassisté à sa conférence. Maman en est sortietransportée, surtout par la manière dont il avaitdit Liberté de Paul Éluard. Je ne sais pas sij’avais en fait, moi, aimé cette conférence ou sije me suis laissé posséder par mon esprit decontradiction. Ce dont je me souviens c’est quej’ai violemment critiqué Fouchet – pourtantgrand ami de la famille de Brugada, ce qui ne sefait pas – mais aussi Éluard. Je me souviensavoir dit, bien bêtement je le reconnais : « Maisqu’est-ce que c’est que ce soi-disant poète qui ditsur la queue de mon chien, j’écris ton nom. C’estridicule ». Maman ne s’est pas indignée, elle apris un petit air triste devant la bêtise de son filsaîné. Elle s’est bien rattrapée par la suite.Chaque fois que je lui lisais avec extase leslignes de Robert-Edward Hart, elle prenait lemême air triste et me disait que j’étais un con.Moi ditto avec Péguy. Bref, on s’est sou-vententendu en prose, jamais en vers.

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Les vacances en bord de mer

Non seulement Maurice était complètementisolée du monde, mais à l’intérieur même nousétions très isolés les uns des autres. La plupartdes gens n’avaient pas de voiture, lestransports publics étaient primitifs – sauf laligne de train Curepipe - Port-Louis – et onrestait chez soi. Même pour ceux qui avaientdes voitures, la promenade n’était guère à lamode et il y a beaucoup d’endroits de cette îleminuscule que je n’ai connus que très tard etque je ne connais pas encore.

Pour la génération de papa, la mer n’avaitd’intérêt que pour un pêcheur ou que si onavait les moyens d’avoir un campement etqu’on pouvait donc fuir le froid et surtoutl’humidité de Curepipe en hiver. La plupartd’entre eux avaient peut-être barboté dansl’eau quand ils étaient enfants mais ils savaientà peine nager et, adultes, l’idée ne leur seraitpas venue de prendre un bain de mer, encoremoins de se bronzer sur la plage.

Jusqu’à mes douze ans, mes vacances d’hiverse déroulaient au bord de la mer.Ceux qui le pouvaient y passaient donc sixsemaines de juillet-août. De septembre à juilletde l’année suivante, on ne revoyait pas la mer,

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qui pourtant n’était pas bien loin. Il y avait uneautre bonne raison à cela, c’était la malaria. Enhiver, les moustiques se tenaient tranquillesmais aux premières chaleurs, ils repartaient surle sentier de la guerre et à la tombée de la nuitcommençaient à distiller leurs subtils poisons.Par conséquent, si d’aventure on se trouvait aubord de la mer hors-saison, dès que le soleilcommençait à baisser sur l’horizon, on dé-guerpissait à toute vitesse pour rentrer sur leshauts-plateaux noyés dans leur éternelle humi-dité mais salubres.

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La pêche sur les brisants

Il y avait pourtant quelques exceptions. Il ve-naitparfois à papa, vers le mois de janvier, l’idéed’aller faire une petite pêche sur les bri-sants –les grandes, il en faisait à longueur d’année avecl’oncle René Raffray, Maxime Raffray, NaticRouillard, Pierre Hardy et autres Fifi Koenig.Nous partions donc en famille – sans maman –pour la journée à Pointe d’Esny, au campementde tante Madeleine Rey. C’était le branle-bas decombat à la cuisine chez nous car le rituelvoulait qu’on emporte un vaste pilau et il fallaitqu’il soit prêt pour notre retour de la messe.

À Pointe d’Esny, nous étions accueillis par lesgardiens qui étaient là depuis toujours etavaient connu papa tout jeune, je crois. Em-manuel était petit, rondouillet, avec une petitemoustache à la Charles Byer et un teint dePeau Rouge. Jeanne était grosse et très noire.

Aussitôt arrivés, nous embarquions dans lapirogue et on mettait le cap en direction desbrisants. Nous pêchions généralement près duDalblair qui dressait sa vieille proue rouilléehors de l’eau, de l’autre côté des brisants.Chacun avec sa gaule, dans le clapotis tran-quille alors que les grosses lames se brisaient à

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une centaine de mètres, on taquinait la vieillerouge, la vieille grise, le pavillon, le lalo, etautres habitants du corail. En ce temps béni, ilspullulaient et en une heure le premier plat étaitassuré. Écaillés et frits alors qu’ils étaient en-core vivants, c’était un délice.

L’estomac ouvert, on dévorait à belles dentsdans la grande salle à manger en rotonde. Àdroite du campement, il y avait une espèce deparoi de ravenales qui était censée abriter cevent féroce de Pointe d’Esny. Papa se calaitdans le sable pour une petite ronflette et je mesouviens que le temps commençait à paraîtrelong. Avec mes petits frères pour seuls com-pagnons, je m’ennuyais ferme. Après quelquesquerelles par ci et quelques engueulades par là,quand la mer commençait à friser et à devenirviolette, nous nous empilions dans la Citroënet on rentrait, fatigués mais heureux.

Tout cela n’était que diversion. Ce qui comptaitc’était les grandes vacances au bord de la mer.

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Kalodyne

Comme tu sais, nous avons passé de nombreuxhivers à Kalodyne, et c’est là que j’ai les sou-venirs d’enfance les plus heureux et, au-jourd’hui encore, les plus vivaces. Tu ne les asévidemment pas connus puisque c’est en 1945que nous y sommes allés pour la dernière fois.Tu as été conçu quelques semaines avant. Petiteanecdote : maman, qui aurait dû pourtant êtreaguerrie, était malade comme une bête pendantses grossesses. Au début de ce séjour-là, GuyGiraudeau passait une semaine avec nous et, unmatin que maman faisait une apparition dans lasalle à manger, l’air un peu défait, Guy a pris deses nouvelles et a ajouté : « Vous êtes exacte-ment comme maman. Elle est toujours malade aubord de la mer », ce à quoi maman a ré-

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pondu, comme avec de la résignation : « Dansmon cas, tu vois, c’est un peu différent parceque, en fait, tes amis vont bientôt avoir un petitfrère ou une petite sœur ». Surprise et conster-nation générales. Qu’allait-on faire d’un nou-veau moutard braillard ? Tu as été relativementbien accueilli quand même, au bout du compte,on m’a offert d’être ton parrain, je t’ai tenu surles fonts baptismaux avec tante Cécile, et jeme suis battu comme un tigre pour qu’ont’appelle Alain et non Maurice qui, si mamémoire ne me joue pas de tour, était le nomqui recueillait la majorité des suffrages.

Mais ne nous égarons pas trop. Donc, Kalodynea été le paradis de mon enfance. Quelque tempsaprès ces vacances-là, nous avons acheté Pointe-aux-Sables. Je reconnais que c’était une des plusbelles propriétés au bord de la mer de l’île,chaque année les oncles ou les tantes deMadagascar y venaient pour de longs séjours, etj’y ai passé quelques moments agréables, maisdans l’ensemble qu’est-ce que je m’y suisemmerdé, sans ami sauf les deux années où lesHardy ont loué un campement à côté, et surtoutparce que les plaisirs de la mer étaient inexis-tants. La mer était grise, triste, infestée d’alguesvénéneuses, de bambaras, de saloperies di-versesqui ôtaient toute envie de se baigner, et surtoutnous étions encerclés par une ceinture de secs.On ne pouvait donc sortir en bateau que

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deux heures par jour, juste avant et après lepoint culminant de la marée haute. Bref, messouvenirs sont plutôt négatifs.

Je parlerai donc de Kalodyne, et surtout de cesdernières vacances quand j’avais douze ans.Comme chacun sait, cette propriété, dite de laButte à l’Herbe – nom ravissant – appartenaitaux tantes Maurel. J’aimerais évoquer un peucette famille avant, encore une fois, d’en venirau fait.Il y avait eu l’oncle Edgar. C’est un vieuxmonsieur fort distingué, tranquille, aux yeuxglobuleux, qui portait des faux-cols auxpointes arrondies. Il était célibataire. Il vivaitavec ses deux sœurs, tante Augusta et tanteAlix. La dernière fois que j’ai vu l’oncleEdgar, il était venu nous rendre visite auxcasernes de Cure-pipe, où nous habitions. Ilavait eu une attaque, il regardait un peu dans levague et parlait peu. Il est mort quelque tempsaprès, laissant ses deux sœurs derrière lui.

Tante Augusta avait été mariée à un certainMonsieur Hugues, mais d’une manière un peudistraite, je crois. En tout cas, ce brave hommeavait rapidement trépassé, sans avoir laissé lemoindre souvenir. Tante Alix ne s’était jamaismariée. Tout le temps que je l’aie connue, elle asouffert de cataractes qu’on ne devait pas opé-rerdans ce temps-là ou alors l’opération lui

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faisait une telle trouille qu’elle n’en voulait pasentendre parler.

C’est surtout à Port-Louis que je les ai connuesdans cette merveilleuse maison coloniale oùnous passions souvent les journées de courses.Là aussi le rituel était immuable. Il y avait aucentre du grand salon une table ronde, au des-sus de marbre. Tante Augusta, toujours vêtuede noir, un bandeau de velours autour du cou,s’asseyait sur une chaise parfaitement incon-fortable à côté de cette table et s’accoudait surle marbre. Elle avait un visage carré, conges-tionné, et un éternel sourire qui lui tiraitbouche et joues. En fait, c’était plus un ticqu’un sou-rire. À gauche, en entrant, il y avaitle long du mur deux chaises, près d’une porte-fenêtre qui donnait sur la véranda. Tante Alixétait toujours assise sur une de ces chaises,dans le coin de la pièce. Elle était toujoursvêtue d’une longue jupe noire et d’un genre depeignoir blanc avec des motifs noirs. Commeje l’ai dit, elle était à moitié aveugle, en pluselle avait de la mous-tache. En revanche, il luimanquait beaucoup de dents.

Il faisait toujours une chaleur d’enfer dans cesalon mais comme les deux tantes vivaientdans la hantise des courants d’air, tout restaitinexorablement fermé. Avec de grands éven-tails et d’un languide mouvement de poignet,

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elles essayaient de se rafraîchir, mais sanssuccès, et de temps en temps poussaient delongs soupirs.

À chaque course, elles se levaient en soufflantcomme des phoques, faisaient quelques pasvers la porte-fenêtre dont elles soulevaient lerideau de dentelle pour voir passer entourbillon les chevaux, puis avec un autre longsoupir elles reprenaient leur place. Entre laqua-trième et la cinquième course, Douka, lema-jordome, servait le thé dans de petitestasses fines – ce qui martyrisait papa pour quiil n’est de tasse qu’énorme. Il y avait sur latable des douzaines de gâteaux de la Flore-napolitains, pots de colle, mirlitons, puitsd’amour, mille-feuilles, éclairs, etc. etc. On sejetait dessus comme la vérole sur le bas clergé.

Il faut dire que ces vieilles dames ne vivaientque pour la bouffe. Les menus de réceptiondans les années quarante étaient encore panta-gruéliques mais il semblerait que l’ordinaireétait lui aussi impressionnant. Je me suis sou-vent demandé comment elles passaient leursjournées. Elles ne lisaient pas, ne jouaient pasaux cartes, ne faisaient que je ne sache rien dutout. Elles devaient se lever, se faire faire latoilette par leurs femmes de chambre, et puissur le coup de onze heures, entrer dans le salonet attendre le déjeuner en pensant à rien. En-

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suite elles attendaient le thé, ensuite le dîner,se gavant à chaque fois. En somme, commedes boas constrictors, elles menaient une viede digestion.

Elles passaient le plus clair de leur temps dansleur belle maison de Curepipe. Vers juillet,elles descendaient à Port-Louis. Elles y res-taient jusqu’aux premières chaleurs. Après lamort de l’oncle Edgar, elles ne sont jamaisretournées à Kalodyne. Ce trajet en voiture eutété insupportable. Port-Louis était déjà uneexpédition. Elles avaient une sainte terreur dela voiture, des médecins, des maladies, descam-brioleurs, des voyages et surtout, descourants d’air.

Il y avait autour d’elles un vaste entourage defemmes de chambre, de maîtres d’hôtel, decuisiniers, de jardiniers, et il y avait deuxchauffeurs. Le numéro un s’appelait Doukane.C’était un vieil hindou portant beau et parlantbien, à la grande moustache blanche, qui avaitservi la famille depuis toujours. Il était devenuleur intendant et devait copieusement se servirau passage, ce dont elles n’avaient cure. Il étaitpresque aussi vieux qu’elles et avait décidéqu’il ne voyait plus assez bien pour conduire.On avait donc embauché un aide-chauffeurmais on s’en méfiait comme de la peste et ja-mais, au grand jamais, on ne serait monté en

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voiture si Doukane, costume gris, gilet, chaîneen or sur l’estomac et montre au gousset, cha-peau Hambourg sur la tête, n’était pas assisdevant à côté de lui pour le cas où son expé-rience serait nécessaire. Il était entendu évi-demment que toutes les glaces seraient toujoursmontées et qu’on ne dépasserait jamais trentemilles à l’heure. Je revois cette grande guim-barde à marchepieds, évoluant avec dignité etprécaution, les deux experts devant, et derrièreles deux vieilles dames emmitouflées, gantées,chapeautées de haut, qui recommandaient leurâme à Dieu en le suppliant de ne pas trop leur envouloir de vivre aussi dangereusement.

Mais revenons à nos moutons, il y avaitd’ailleurs foule à Kalodyne.

Le départ pour les grandes vacances était unévénement majeur. Dans la plupart de cesvieux campements, il y avait des lits, destables, des fauteuils, des plats, des assiettes et,je suppose, quelques casseroles. Toujours est-ilqu’il fallait faire venir un camion, ouimonsieur, un gros camion, que le chargementdurait plusieurs heures et qu’il fallait desavants échafaudages pour tout faire tenir.

Papa organisait, évidemment. Et cela deman-dait une certaine logistique. Nous étions sept,il y avait bien cinq ou six domestiques et leurs

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familles, il fallait transplanter toute cette tribuet s’en aller à l’autre bout du monde. Il n’yavait aucun transport public, pas d’électricité,pas de téléphone, pas de bureau de poste, pasde ravi-taillement sauf chaque matin lemarchand de pain, poutous, et macatchas. Ilpassait quelques colporteurs de légumesrachitiques, des mar-chands de cacahuètes,grams grillés et samosas et, un jour, jaquot-danser. Il y avait aussi du poisson, bien sûr.

Lorsque tout était arrimé tant bien que mal, lecamion s’ébranlait dans les rugissements de sonmoteur, les domestiques et leurs familles par-taient jusqu’à un point quelconque où on irait leschercher. Comme tu l’imagines, ça ne se passaitpas sans bruit, de cris et de confusion.

Rappelle-toi ce que je disais plus haut. Nousn’avions probablement pas vu la mer depuis prèsd’un an. L’hiver était déjà bien entamé et il yavait bien longtemps qu’on regardait tomber lapluie. Ça semble idiot de dire ça aujourd’huimais je t’assure qu’une fois passé Port-Louis, ledépaysement devenu total. Tout changeait. Ilfaisait beau et chaud. La terre était rouge etsèche, c’était la lumière crue du Nord. La routeétait exquise et nous emmenait vers les va-cances en serpentant à travers les champs decanne, en passant par les petits villages hindousaux huttes de terre et de chaume, aux chiens

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éthiques et aux petits enfants au derrière toutnu.

Les images se bousculent. Après Pample-mousse, la route goudronnée venait s’éteindredans un chemin de graviers qui nousconduisait, en haut d’une petite côte, aux piedsd’un ha-meau. Par-delà les toits, les champs decanne et quelques cocotiers dressés dans leciel, la mer. La brise était fraîche, nous étionspresque ar-rivés.Encore quelques kilomètres, on passait lecampement de Maurice Maurel, le minusculeport de pêche et le vieux four à chaux aban-donné, et on tournait à gauche. Les immensesmultipliants, le barachois où nous étions géné-ralement salués par des bancs de petits bretonsqui sautaient, leurs écailles mouillées lançantdes rayons d’argent, triomphalement devant lacase de Katan, le gardien, où enfants et chiensnous accueillaient avec fracas, une longueallée de sable sous les vieux filaos, et lavoiture s’arrêtait devant le perron.

J’ai encore dans la plante des pieds le cha-touillement du sable tiède, dans les narinesl’odeur de sel et de résine, sur la peau le pico-tement du soleil, dans les yeux les étincellesd’or qui dansaient sur l’eau. Ces premiers pashors de la voiture étaient le plus beau momentdes vacances, il était fugitif et on ne le retrou-

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verait pas avant l’année suivante. Ons’affairait, on allait à droite et à gauche, onfilait sur la plage, on revenait, on était commedes chiens qui retrouvent leur maître et, si fairese pouvait, nous aurions battu la queue, léchéles mains et fait pipi contre les arbres !

L’heure sacro-sainte du thé étant arrivée, onpassait dans la salle à manger – papa a toujourseu ses priorités. Tout gourmand que je sois, j’yallais à mon corps défendant car Alain Hardyétait déjà arrivé et nous avions d’autres chats àfouetter. La salle à manger était, flanquée del’office, dans une grande bâtisse au toit dechaume séparée de la maison principale. Degrandes baies vitrées donnaient sur une sorte deterrasse au-delà de laquelle, à travers les filaos,on voyait la mer. Nous engloutissions notregoûter et j’allais, avec Alain, faire le point.

Comme ses parents arrivaient généralementquelques jours avant nous, il fallait rattraper letemps perdu. Le plus dur était de s’isoler devous. Les piaillements allaient bon train, fas-cinés que vous étiez par les secrets que nousallions échanger. Les reproches volaient bas : «Tu n’es pas chic, mais pourquoi je ne peux pasvenir avec vous, ça s’appelle un bougre, ça » etc.On finissait par se retrouver seuls au creux dequelque rocher et il me mettait au parfum.Nouvelles passionnantes : « Les Hein sont

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arrivés et j’ai vu Marie-Josée. Ça c’est unepièce ça ». Il faut te dire que nous étions tousles deux amoureux de Marie-Josée – bienplato-niquement, de bien loin, et elle n’en ajamais rien su, la pauvre. Le moment le plusérotique que nous ayons partagé a été unepartie de boules casse-côtes !

Ou bien encore : « Les Untel ont une nouvelleColombine. Ça c’est un bateau ça » ou « j’ai vuCri Cri. Elle a demandé quand tu arrivais » ou «il y a des quantités de lièvres près du four àchaux » ou « la petite chipèque était à la messeà Cap Malheureux dimanche ». Nous avionscette petite chipèque en sainte horreur. Elle étaitgénéralement assise sur le banc devant nous à lamesse. Elle se trémoussait, faisait desplaisanteries avec sa mère, ricanait, se retour-nait, nous provoquait, nous horripilait, elle étaitidiote. Eh bien, figure-toi, mon vieux, que cettepetite chipèque-là s’appelait Brigitte Adam !

Le tour d’horizon terminé, nous allions faire letour du propriétaire – fureter ici et là et tirer desplans sur la comète. C’était l’heure exquise. Lesoleil déclinait, la mer prenait sa couleur bleupâle, le ciel s’adoucissait, les nuages s’étiraienten volutes surréalistes, le sable devenait cuivre,et les oiseaux faisaient leur prière du soir. Detemps en temps une vague léchait mollement la

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plage comme un léger coup de fouet. Le jourfinissait.

Brusquement, il faisait nuit. Le domestiquearrivait avec une lampe pression – dénomméeune Tito Landi, je crois – qui ronflait douce-ment et il l’accrochait sous la véranda. Lespetits allaient dîner et Alain et moi, assis surun des bancs de bois écoutions la conversationpassionnante de nos parents. Tante Augusta etmaman parlaient de chinoiseries, de littératureou de Dieu sait quoi, cependant que papa etl’oncle Pierre discutaient pêche, affaires, poli-tique et autres sujets « masculins ». Je revoistout cela avec force : les chaises d’osier, lesbancs délavés, la lampe qui chuchotait, lespapillons de nuit qui voltigeaient, heurtaient leverre de la lampe et tombaient brûlés, les con-versations qui allaient bon train.

Oncle, tante et cousin s’en allaient, nous dî-nionset j’allais au lit, complètement éreinté. Le lit étaitdur, les draps étaient rugueux et secs, et pendantquelques secondes avant de m’endormir, jefaisais mes projets en comptant les poutres. Dela chambre de papa et maman, la bougieenvoyait des lueurs sur le chaume. Dehors lalégère brise du soir faisait chanter les filaos et onentendait au loin le grondement intermittent dela mer sur les brisants. Tout était

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pour le mieux dans le meilleur des mondes et, lespaupières brûlantes de soleil, je m’endormais.

Les matins à Kalodyne... Il m’arrivait de melever aux aurores quelquefois pour aller leverles casiers avec Katan. Vers six heures du ma-tin, avant que le soleil ne se lève, je sortaisdans une aube grise. Tout était gris. La mer, leciel voilé de brume. Le sable était humide derosée et les oiseaux commençaient timidementà chanter. La mer était complètement étale.

La pirogue avait cette odeur très particulière,faite de bois usé par le sel et le soleil, d’eaucroupie et d’entrailles de poisson. Katan hissaitla vieille voile rapiécée et moisie, on ramenaitla grosse roche ruisselante qui tenait lieud’ancre et on mettait le cap vers le large. Audébut il fallait galer pour aller trouver unsouffle en dépassant la pointe Lacoste. La pi-rogue glissait, laissant derrière elle de longuesrides qui n’en finissaient pas de mourir et lagale, chaque fois qu’elle sortait de l’eau,laissait tomber des gouttelettes qui crépitaientdans le silence du matin.

On trouvait enfin un souffle de vent, on trouvaitla passe et on était en pleine mer. Au fur et àmesure qu’on s’éloignait, l’île prenait formederrière nous, ses montagnes ciselées contre leciel. Nous arrivions finalement à l’endroit où

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Katan avait déposé ses casiers. La mer étaitviolette, on n’en voyait bien entendu pas lefond. Katan baissait la voile, nous dérivions augré de la houle, un coup de rame à droite et àgauche, Katan prenait ses repères avec le Coinde Mire, une montagne et une autre, il sondaitle fond de l’océan et puis il laissait couler, aubout d’une longue corde, un croc. Aprèsquelques tâtonnements, il remontait un aprèsl’autre ses casiers pleins – les bons jours – delangoustes et de poissons bariolés qui bondis-saient dans la lumière.

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Le camp scout

Je me souviens du seul camp scout auquel j’aiparticipé de ma vie. Ça a été une expérience unpeu bizarre. Mon père, pensant que nous de-vions mener une existence de pionnier, disci-plinée et à la dure, jugeait essentiel que je de-vienne scout. Je voulais bien. Je trouvais queça avait un côté militaire et viril plaisant :l’uniforme kaki, le chapeau de scout... Mal-heureusement, à Vacoas, on ne parlait pas descout mais des cœurs vaillants. On devait por-ter un short bleu, une chemise blanche, un petitfoulard et un béret basque. Ce n’était pas cequ’on faisait de plus viril, de plus masculin. Jetrouvais ça bien bien moche ! J’étais gêné.J’avais la désagréable impression de me re-trouver dans une caste inférieure aux scouts deCurepipe. En effet, les cœurs vaillants et lesscouts se réunissaient pour leurs activités. Jen’étais déjà pas emballé à l’idée de dormir surle sable...

Ma mère, pourtant très informée quand ils’agissait de l’éducation du piano, de la lec-ture, ne connaissait rien au sport ou à la vie augrand air. C’est un monde qu’elle ne compre-nait pas. Elle était inquiète. Elle se demandaitce qu’on allait me faire à manger. Elle m’avaitpréparé un petit cahier de recettes car il était

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prévu qu’on cuisinerait là-bas. Elle a mêmeconvoqué mon chef de patrouille. Il est venului expliquer que tout allait bien se passer. Ill’a rassurée plus ou moins.

Le grand jour est arrivé et nous devions tousnous retrouver à la cure de l’église du coinprendre un autobus pour aller au nord de l’île,au bord de la mer. On devait d’abord monternos tentes. On n’a jamais rien fait de son livrede recettes ! J’ai passé dix jours à manger duriz brûlé et des choses immangeables. Les re-cettes de ma mère étaient très bien peut-êtrepour le déjeuner du dimanche, donc pourquelqu’un qui savait faire la cuisine, mais ellesétaient inadaptées pour les scouts.

Je suis parti avec une énorme malle en cuir devoyage. Une malle de voyage comme on enfaisait autrefois, pour les voyages en bateau.Elle était tellement énorme qu’il a fallu que lejardinier la porte jusqu’à l’église. Dedans, il yavait tout un ensemble de trucs : une pile depetits mouchoirs bien repassés, un pull s’ilfaisait froid, des shorts et des chemises. Je nevous dis pas la consternation quand je suisarrivé là-bas, où chacun avait un petit sac avecseulement trois chemises et deux chaussettes etun mouchoir. Dans la tente, la coutume voulaitque chacun ait à ses pieds son sac. Moi, mesdeux voisins avaient dû mettre le leur sur celui

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de leur voisin parce que ma valise prenait laplace de trois personnes. On y faisait des jeuxde piste, on construisait des cabanes, on net-toyait les casseroles, on allait chercher du bois.Il y avait la messe tous les matins, même avantle lever du soleil. On avait construit un autelen bois avec une grande croix. À cet âge-là, jesuivais encore les leçons religieuses sansbroncher.

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La vie en temps de guerre

La guerre m'a marqué. Beaucoup. Lors de ladéclaration 1939, je devais avoir six ans,comme tous les ans nous avions passé la sai-son d'hiver au bord de la mer. Débutseptembre lorsque nous sommes rentrés, mesparents sont allés voir mes grands-parents.Mes frères et moi-même étions restés à lamaison avec la bonne. Je me souviens avoirattendu leur re-tour. Il tombait des trombesd'eau. Je regardais par les fenêtres la pluieglisser. Ma mère était blanche. Elle m'a dit :- La guerre est déclarée !Durant toute la guerre, l'ambiance était lourde.Même si cela n'avait rien à voir avec ce qu'il sepassait en Europe, nous avions très peur queles Japonais envahissent l'île, ce qu'ils auraientpu et auraient dû peut-être militairement fairecar Maurice était avant une escale importantepour la marine anglaise. Il y a eu des torpil-lages importants visant la marine anglaise.Cependant, on n’a pas tellement souffert : il yavait des rationnements.

Les plus pauvres s’habillaient sur mesure caron ne pouvait pas acheter de chemise, on nepouvait pas acheter de chaussettes. Celles-ciarrivaient de France ou d’Angleterre. Il fallaittout faire soi-même, tricoter ses pulls... Chez

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nous, une couturière venait tous les jours ! Ellearrivait à neuf heures et partait à dix-septheures. Toute la journée, elle cousait pour lafamille. Tout le monde ne pouvait pas se payerce genre de service mais ce n’était pas du luxe,vu qu’on était six garçons ! Il fallait donc fairedes shorts, des chemises. Ma mère tricotait dumatin au soir. On recevait le lait sous la formed’un bidon qu’un homme à vélo nousapportait. Les maisons disposaient seulementd’une toi-lette. On tapait sur la porte et ondisait va-t’en pour accéder au petit coin.C’était aberrant, la vie là-bas !

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La chasse à Maurice

Alain,

Tu m’avais demandé, il y a fort longtemps, demettre un jour sur papier mes souvenirs dejeunesse à Maurice, la chasse étant ce quit’intéressait le plus. J’ai finalement décidé dem’y mettre, connaissance, hélas ! trop bienmon tempérament velléitaire pour être bien sûrd’aller jusqu’au bout. L’important est, mesemble-t-il, de commencer. Nous verrons bien.

Ce ne sera ni un exercice de style, ni un récitbien planifié. Ce sera plutôt un bavardage àbâtons rompus, un souvenir en amenant unautre. Si une anecdote me revient à l’esprit et,même si elle n’a pas trait à la chasse, je la ra-conterai.

Je ne sais pas comment se déroulent au-jourd’hui les déjeuners de chasse. Je me de-mande pourtant si, à Maurice comme ailleurs,le temps des conteurs n’est pas pratiquementrévolu.

Quand j’étais jeune, les figures du temps ra-contaient inlassablement, sans y changer unevirgule, les grands classiques des ancêtres.

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Tonton Georges, tonton Popol, tonton Gustave,tonton Truc, Monsieur Untel avaient leur placedans le florilège de la chasse à l’île Maurice.

Mais venons-en à des souvenirs précis et il mesemble qu’il serait logique de commencer parle commencement, c’est-à-dire par mapremière chasse.

Cela s’est passé, me semble-t-il, en l’an degrâce, 1942. En ce temps-là, papa avait loué,avec Freddie et Raymond, une chasse à Cha-marel. À cette époque, c’était un endroit com-plètement inaccessible. La plupart des habitantsne connaissaient que leur village, perdu dans lesmontagnes, village qui abritait par ailleurs unbureau de poste dirigé, comme il se doit, pardeux vieilles demoiselles, une petite église –évidemment – et un curé irlandais, le père Ea-gan, qui ne devait pas trouver Chamarel biendifférent de certains petits villages irlandais quej’ai eu le bonheur de connaître par la suite.

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Chamarel

Il est, je crois, difficile aujourd’hui de se faireune idée de l’isolement de ce patelin en cetemps-là. Bien peu de ses habitants n’avaientjamais vu Port-Louis, et Curepipe ou Souillacne leur semblaient guère plus proches que Du-blin, patrie de leur curé.

Un brave du coin, extrêmement respecté, ayantcomme tout un chacun perdu ses dents, s’étaitfait faire un râtelier, ce qui lui valait un grandprestige dans la communauté et représentaitpour lui une source de revenus tout-à-fait inté-ressante. Aux grandes occasions – mariages,décès, et autres réjouissances – il louait sonrâtelier à des clients également édentés, maismoins fortunés, ce qui permettait à ces mal-heureux, l’espace d’une journée, et tout ensouffrant la damnation, de rire tant bien quemal de toutes les dents d’un autre.

Pour en revenir... pendant la guerre, tout étaitrationné à Maurice. Les pneus de voitures,comme l’essence, étaient fort rares. Pourl’unique raison qu’elle avait des pneus en assezbon état, et qu’elle consommait peu d’essence,papa avait acheté une Baby Austin datant deMathusalem, dont il se servait pour ses dépla-cements à Chamarel. Le moteur hélas ! était

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beaucoup plus vétuste que les pneus et à lamoindre contrariété – chaud, froid, descente,côte, ou même pur caprice, il crachait, éter-nuait,et refusait tout net de faire un pas de plus.

La Baby Austin

Chaque vendredi soir, on lui faisait sa toilette àcette mignonne, on lui donnait de l’eau, del’essence, de l’huile, Monsieur Toussaint luivérifiait ses bougies, lui nettoyait son carbura-teur, on lui disait des mots doux, et, le lende-main, on partait en recommandant son âme àDieu.

Je la revois, cette vieille garce : elle avait le frontbas, la capote têtue, elle avait une odeur trèsspéciale d’huile, de cuir fané, et je dirais dechaleur. On s’en allait cahin-caha. La première

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partie du parcours se faisait généralement sansproblème, le parcours étant tout en descente. Etpuis, il y avait une quinzaine de kilomètres enplat et la vieille patache s’en allait en cahotantavec un air de vous dire : « Mes bons enfants,vous allez voir ce que vous allez voir ».

C’était au bas de la montagne que tout com-mençait. Juste avant une petite église blanche,toujours déserte d’ailleurs, on tournait àgauche. Quelques centaines de mètres en pentetrès douce, et puis les lacets commençaient. Onguettait les bruits du moteur qui pétaradait, quihoquetait, on guettait le gros bouchon du ra-diateur et soit c’était la panne, à grand renfortde jets de vapeur et de grincements affreux,soit par miracle on arrivait en haut. Je dois direqu’à la vérité on y arrivait en général. Commed’ailleurs je finirai par arriver à parler de cettepremière chasse.

J’avais dix ans, et pendant les nuits qui l’ontprécédée, je n’ai pas dormi, d’excitation. Noussommes partis papa et moi, un vendredi après-midi, dans la petite Austin. Nous devionspasser le week-end entier à Chamarel et papadonnait le dimanche la grande chasse del’année dans Carreau Albert. La chose en soiétait tout simplement fabuleuse mais le plusmerveilleux était que nous allions passer tout

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un week-end entre hommes, lui et moi. Il étaitvraiment grisant d’être devenu grand.

La première soirée ne m’a pas laissé d’imagesprécises. Nous avons dîné et sommes allésnous coucher – deux lits de collégien dans lamême chambre. Le lendemain, papa s’est levéaux aurores pour aller faire une tournéed’inspection et un stalking par la même occa-sion, me laissant sous la surveillance du gardeen chef, Joseph Verloppe, brave homme peubavard, à la moustache tombante et aux pom-mettes saillantes. Il avait emmené avec lui lesecond garde-chasse qui répondait au douxnom de Rose-nez.Ce premier réveil à Chamarel... J’ai poussé lesvolets, il faisait un temps merveilleux. Sous lafenêtre, une plantation d’ananas descendaitjusqu’à la rivière cachée par les arbres. Café,pain, beurre, pas de douche, ce qui arrangeaitencore les choses. Je suis parti avec mon BSApourfendre buls-buls, tourterelles et ramiers,les laissant tous d’ailleurs à leurs foyers et àleurs amours.

Papa est rentré vers midi et m’asolennellement convié à prendre une gorgée debière avec lui – la première de ma vie.Sensation bizarre, mais encore une fois qu’ilétait bon d’être un homme.

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Ce soir-là, le père Eagan est venu dîner. Ilparlait à toute pompe, avec un accent à couperau couteau, il buvait sec et engloutissait avecenthousiasme tout ce qu’on lui mettait dansson assiette. J’imagine que même pour unIrlandais, dont la gastronomie n’est en généralpas le péché mignon, la cuisine de la cure deCha-marel devait être un peu juste.

Et pourtant, notre dîner n’était pas de ceux quifigureraient dans les manuels d’histoire.Joseph Verloppe était sans aucun doute ungarde-chasse de grande classe mais c’était uncuisinier limité. Au menu figuraient des œufsau plat tièdes et un peu secs et une salade degiraumon. De toute évidence, l’abbé n’étaitpas habitué à un tel faste. En ce qui meconcerne, le moment était inoubliable – troispotes discu-tant, à la lueur des lampes àpétrole, et à la clef la chasse du lendemain.

Je me suis couché de bonne heure et sansbeaucoup tarder, je crois, papa a renvoyé lebon père à ses archanges.

Mes souvenirs me jouent des tours. Le lende-main ne pouvait pas être un dimanche car jesais que nous ne sommes pas allés à la messe.Ça devait être un 25 août, ou quelque chosecomme ça. En tout état de cause, il faisait en-core nuit quand le réveil a sonné. Café bien

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chaud, tartines, et nous sommes sortis pouraccueillir les premiers chasseurs dans une au-rore rose et bleue et fraîche. Papa avait alluméune cigarette et je revois les volutes paresseusesqui montaient en spirales dans l’air du matin.

Le premier était Léopold-Raymond, quiarrivait de Rivière-Noire. C’était un hommeadmirable qui conférait au moindre de sespropos, au moindre de ses gestes, noblesse,dignité, et grand air. Il ne se pressait jamais etparlait – comme tant de cousins de papa – avecem-phase, une diction un peu staccato etcrépitante. C’était un grand spécialiste deshistoires de chasse. Il les racontait avec unluxe de détails qui faisait mon bonheur,comme une pièce de théâtre, en se mimant lui-même, en rien. Quand il racontait un stalking,il commençait par faire un rapport sur le bruitque faisait la pluie sur la tôle de la salle debains pendant qu’il se rasait. Des histoires dechasse comme ça, on n’en fait plus.

Parenthèse : Raymond marchait comme ungros cerf – majestueusement. René Antelmeraconte une histoire apocryphe peut-être, maisque je trouve superbe. Un jour qu’à un rendez-vous de chasse Raymond s’avançait, royal,papa lui aurait dit :– Raymond... brame !

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Revenons à cette première chasse à Chamarel.Je le revois, le bougre, s’avançant vers nous,lentement, la main tendue, et sa premièrephrase résonne encore dans ma mémoire :– Mon cher Michel, je suis dans un état de sur-ex-ci-ta-tion folle !Et puis les autres sont arrivés et au fil des mi-nutes, la sur-ex-ci-ta-tion montait et je trouvaisça merveilleux.

Finalement, nous sommes allés vers nos diffé-rentes chutes. Sans pouvoir la décrire avecexactitude aujourd’hui, j’ai quand même dansla mémoire une idée assez fidèle de notrechute. C’était une assez grande clairière, avecsur la gauche une grosse touffe de bambous.Papa était assis sur son petit tabouret pliant,j’étais assis sur sa gauche et plus bas, sur unepierre peut-être. De peur de m’ennuyer, etparce que je passais à lire mes moindresmoments d’inactivité, j’avais pris un livre avecmoi. Après avoir pendant un certain tempssuivi les bruits étranges de la tournée, jem’étais abîmé dans mon récit.

Soudainement, par une certaine tension chezpapa, j’ai senti qu’il se passait quelque chose.J’ai levé les yeux et aperçu, à la droite de latouffe de bambous, un trois-cornichons. Il nenous avait pas vus mais il avançait du pas raide,un peu mécanique, du cerf qui sent le danger,

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en tendant le cou à chaque pas. Mon cœur s’estimmédiatement mis à battre la chamade. Jen’ai jamais pu tout à fait analyser ce sentimentqui ne m’a jamais quitté par la suite chaquefois que j’allais tirer un cerf.

En tout cas, la déflagration de la carabine m’afait sursauter et a décuplé les battements demon cœur. J’étais mordu.

La scène s’est répétée un peu plus tard avec,pour moi, les mêmes palpitations. Je ne mesouviens plus de rien de cette journée. Ce queje sais, c’est que cette chasse dans le carreauAl-bert est restée longtemps dans les mémoireset qu’elle a été une des grandes satisfactions depapa.

Un autre souvenir de Chamarel : il y avait unechasse dans un carreau dont j’ai oublié le nom.Je me souviens cependant qu’il y avait deuxtournées et qu’entre les deux il y a eu un casse-croûte au bord d’une rivière. Quelquesvignettes : d’abord, c’est la première fois dema vie que je goûtais les rissoles de la mère deLoïs et j’en suis resté ébloui. Ensuite, je revoisl’oncle Gaston rugissant comme àl’accoutumée parce que les aloès dans sa chuteavaient été mal élagués et que les cerfs sau-taient comme des impalas. Il en avait manquétrois et je le revois mimant, sans fusil, les zig-

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zags qu’il avait été obligé de faire pour lessuivre dans sa mire.Le troisième souvenir concerne un certainPastor, géant roux aux ongles rongés. Au bi-vouac sous la rivière, Paul Nairac va vers lui etlui dit de son petit accent pointu :– Alors, mon cher Pastor, est-ce que vous avezeu de la chance ce matin ?Pastor, le dominant du haut de sa grandeur, le toise et lui répond :– Qui Pasteu, Pasteu, Pastô, baise ou maman. Je ne sais plus ce que Paul a répondu, ou si

même il y a eu réponse.

Pendant ces années de guerre, et d’une pénuriequi pour être douce comparée à d’autres paysn’en était pas moins certaine, les chasseursétaient privilégiés. En hiver, il y avait laviande de cerf, le reste du temps il y avait lesanglier et le lièvre.

Papa s’était lié d’amitié avec un certain MarcoBouton, je crois, de son prénom. Ce Ti Louisavait une meute de chiens de chasse de race auxnoms très recherchés dont la prononciation, pourl’une des chiennes, en tout cas, lui posait desproblèmes. Elle s’appelait Luronne. Pour lacommodité, Bouton l’appelait plutôt Louloune.Il y avait aussi une croisée braque aux longuesoreilles nommée Bellone et une espèce de chien

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sans race particulière, au poil gris, répondant au nom très snob de Milord – prononcé Milô. Nous chassions au lièvre un jour près de Phoenix. Il y avait à cette époque, à cet endroit, un grand dépotoir d’ordures, dans lequel était déversée la voirie de la région. Je revois Ti arrivant en courant, criant à papa :– Milô est tombé dans la mêde.Il était suivi dudit Milô crotté jusqu’aux yeux,dégoulinant de caca, dont on devait relever leparfum jusqu’à Floréal.

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Nous étions tous venus dans la Citroën de papa.Sa réaction, comme on l’imaginera volontiers,fut toute en douceur. Ti prit une engueulademonumentale, comme s’il avait personnelle-ment jeté Milô dans la mêde pour provoquerpapa. Il lui fut ensuite intimé de nettoyer Milôcomme il pourrait, et de le rendre propre autransport dans une voiture de gens civilisés. Lemalheureux Ti Louis arrachait des brassées defeuilles de canne, étrillait le malheureux Milô,tout en recommandant son âme à Dieu. Sesprières ont dû être exaucées car, que je sache, ilcoule des jours heureux en Afrique du Sud. Oubien s’il est mort, j’espère qu’il est au paradisdes chasseurs.

À la chasse, il y a toujours eu les grands con-testataires. La balle était-elle mortelle ? Quiavait droit à la dépouille, fût-elle, dans le casd’une biche, symbolique ? Le grand contesta-taire de mon époque, était, sans égal, GastonDesmarais. Nous en reparlerons.

Le champion d’une génération précédente était,paraît-il, un certain Léon Lamusse. Une desgrandes histoires de Freddie Montocchio leconcernait. Il semblerait que ce même Lamusseétait un grand précurseur que son épouse, en cestemps reculés, l’accompagnât à la chasse. Si l’onpense que dans les années cinquante il fallait unecertaine dose de culot pour faire

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comme René Antelme, ou Gaston Lenoir, etarriver accompagné, on peut imaginer que leditLamusse était soit un mâle précurseur soit unpauvre mec écrasé par bobonne.

L’histoire en tout cas est la suivante : lors d’unebattue dans je crois, la Rivière Dubois, un groscerf avait été tué, et il y avait contestation.Lamusse était un des protagonistes. Commed’habitude en pareil cas, un comité de sagesavait tenu conseil, avait examiné trous de balles,trajectoires, angles, entrées et sorties et statué enfaveur de l’adversaire. Lamusse était hors de luiet en désespoir de cause avait ex-pliqué quel’adversaire avait tiré de façon dangereuse, aumépris des consignes.

Sa cause était malheureusement perdue, lessages ayant déjà statué. Le drame est que La-musse a trop insisté, expliquant que le voyouaurait pu l’avoir tué. Excédé, un des sages a eul’imprudence d’ajouter :– Pour un cerf comme ça on peut bien tuer un Lamusse.Une seconde de silence dans l’assemblée, sui-vie de la voix stridente de la mère Lamusse.– Viens, Léon, tu as de bien belles cornes à la maison.

En y repensant, c’était une époque marquée par la répétition. Quand j’avais douze ans, ça

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m’amusait. Plus tard, ça m’a prodigieusementirrité. Maintenant j’y trouve un certain charmenostalgique. Je repense à tous ces ancêtrescomme Freddie Montocchio qui pendant desannées m’a dit « bonjour Jean, comment vaClaude ? » et à qui j’avais envie de foutre unebaffe.

Ragoonanan le chef garde-chasse n’était pasl’homme le plus souriant du monde. Je revois samoustache se recroquevillant de plus en plusà chaque imbécile qui lui demandait s’il avaitattaché un gros cerf pour lui. Ragoonanan luifaisait une espèce de sourire pincé et répondait :« Oui, grand Missié », et l’individu en question se croyait l’homme le plus spirituel du monde.

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Les chiens de chasse

Malgré sa longue carrière de chasseur, papan’a jamais eu de meute, ni même un seul chiende chasse. Je crois que l’idée de devoir un tantsoit peu s’en occuper, les trimbaler de droite etde gauche, aller les retrouver s’ils s’en allaientà la poursuite d’un faon, d’avoir à les mettredans la voiture quand ils étaient mouillés etpuants, tout ça l’emmerdait prodigieusement,et, de toute façon, les autres étaient là pour ça.

Je me souviens de deux tentatives dont lemoins qu’on puisse dire est qu’elles n’ont pasété des réussites. Un beau jour – noushabitions alors Club Road – papa est rentré dePort-Louis avec une petite chienne beige,ravissante et aux oreilles si longues qu’ellespouvaient laisser penser qu’elle serait unvéritable fouette. Nous ravis, notre sportive demère consternée. Comme c’était un 28décembre, le jour de mon anniversaire, elle futbaptisée Claudine en mon honneur.

Tout Vacoas fut instantanément mobilisé –maçon, menuisier, serrurier, et autres corps demétier, pour aménager à Claudine, dans la caveau-dessous de l’office, des appartements dignesde sa carrière future. Il fallait faire vite car leschiens de chasse, les vrais, ne doivent pas vivre

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dans les maisons des hommes. Le travail futterminé en moins de temps qu’il ne faut pourl’écrire et exécuté avec beaucoup de goût –ciment bien propre par terre, coquette petiteniche bien décorée, lattes de métal en croisil-lons, et tout et tout.

Il faut croire que tout cela n’était pourtant pas àson idée car elle y passa ses premières nuits àgémir comme une possédée. Elle finit par s’yhabituer, elle mangea ses pâtés, elle but son lait.Mais elle avait dû être marquée par cette tristeexpérience car avec l’âge elle était devenue unpeu folle et très timorée. Le moment venu, elle aparticipé à sa première chasse. Je crois que papaa été profondément humilié par soncomportement. D’abord, elle a refusé tout netd’entrer dans les fourrés, malgré des encoura-gements de toute sorte. Ensuite, au premier coupde fusil, elle est devenue hystérique.

Je ne me rappelle pas de la fin de l’histoire. Jene sais pas si elle s’est sauvée pour aller refairesa vie ailleurs, ou si on l’a donnée, ou si papa aimposé à Ti Louis Bouton ou au bonhommeAllet de la reprendre et de la dresser, je nem’en souviens plus. J’ajouterai que, pensantque Claudine ne ferait pas sérieux sur lechamp de bataille, papa l’avait débaptisée –son second nom m’échappe. Ça aussi a bien pula trauma-tiser.

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La seconde tentative : par un bel après-midi,Patrice était allé flâner dans les rues deVacoas. Il est rentré flanqué d’un roquet jaune,à la queue en tire-bouchon, affectueux commepas possible. Il avait décidé que Patrice étaitl’élu de son cœur et refusait de s’en aller.Devant une telle détermination, il fut décidé dele garder jusqu’à ce que son propriétairevienne le ré-clamer, ce qu’il s’est bien gardéde faire, évi-demment.

Un beau jour, par une inspiration fulgurante,papa a eu l’idée saugrenue qu’un grand chiende chasse sommeillait en ce roquet et qu’ilfaudrait le mettre à l’épreuve in situ. Commelui craignait le ridicule – et à juste titre – c’estmoi qui ai été chargé de cette noble mission etun matin, par nuit noire, Jacques Montocchioest venu me chercher avec ses chiens, des vraisceux-là, son piqueur, et un certain Tomd’Arifat qu’il venait sans doute de prendre aubar de Vatel, pour aller chasser le lièvre.

Je suis sorti dans le jardin un peu avant l’heureprévue, accueilli avec tendresse par le chienque j’ai cruellement chassé. Il n’en revenaitpas, le bougre, et il a mis longtemps à com-prendre mais il a fini par détaler.Quelques instants après, Jacques est arrivé et,tout surpris, il s’est inquiété de la nouvellerecrue. « Je ne sais pas, je ne le trouve pas ». Je

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me suis engouffré dans la voiture et noussommes partis. S’il était apparu de derrière unarbre et il avait fallu l’emmener, j’en seraismort de gêne, surtout vis-à-vis des chiens deJacques.

Une fois cette crise passée, la matinée a ététrès agréable. Tom et moi avons tiré en mêmetemps sur le même lièvre qui a fait un roulé-boulé spectaculaire. Contestation, bienévidemment. Jacques a longuement étudié lesindices et a tranché en ma faveur. Tom s’en estfoutu complètement.

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La chasse à Bananes

Une foule d’Antelme...

L’année de ma première chasse à Chamarel,qui est aussi l’année de la mort de grand-pèreAn-telme, je suis allé avec papa à la fermetureà Bananes. Il faisait un temps abominable –pluie, vent, froid. Nous pataugions dans laboue ce qui, dans le meilleur des cas, n’est pasdrôle mais qui, là, était héroïque.

Les adultes avaient encore leur équipementd’avant la guerre, en général bottines et guêtresde cuir brun bien ciré, culotte de cheval –Édouard Antelme dans la sienne était un poème– grands chapeaux. Pour les jeunes, on nepouvait rien trouver et nous allions dans noschaussures de ville de Claver Grau et nos pe-

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tites socquettes de coton perlé. Nous étionstrempés, transis, avec comme de la mousse auchocolat entre les orteils. J’ai trouvé ce jour-làque Jacques Montocchio et Henri Antelmeétaient non seulement très futés mais aussi trèsélégants : ils portaient des chaussures de foot-ball dont ils avaient arraché les crampons.Papa trouvait ça ridicule et inefficace, trèsjustement d’ailleurs, et n’a jamais accepté queje fasse comme eux.De glissade en glissade, je suis arrivé avec papaà la deuxième chute de la Plaine des Palmistes,où il était posté. C’était une butte couverted’herbe Dargent d’où on pouvait suivrepresque toute la chasse. Je ne me souviens quedes prouesses de Marcel Antelme qui étaitjuste en-dessous de nous, à la première chutede la même Plaine des Palmistes. Il j’tait descoups de fusil avec nonchalance mais les cerfsen étaient quittes pour la peur.

Nous n’avons rien vu jusqu’à la fin de la ma-tinée quand quelques biches, le poil ruisselantde pluie, se sont faufilées au bas de notre ravinpour entrer dans les fourrés, suivies d’un groscerf que je revois encore noir, maigre, mais untrente pouces qui avait presque l’air de rampertant il avait hâte d’être au couvert. Papa a tiréet de toute évidence l’avait grièvement atteint.

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Les garde-chasses l’ont retrouvé dans l’après-midi et nous sommes allés chercher la têtechez l’oncle Gustave. C’était un vieillard toutblanc – l’oncle, pas le cerf – au nez busqué, etdoté d’une énorme moustache. Pendant qu’onadmirait ce trophée (le cerf, pas l’oncle !) quin’était d’ailleurs pas si admirable, le pèreGustave nous a fait un long cours de théoriecynégétique – lui aussi crachait presque sesmots en parlant :– Tu as tiré trop bas, mon cher. Quand on tirede haut en bas, il faut toujours viser plus haut.C’est une des règles élémentaires. Quand on tire de haut en bas...Enfin quand la leçon a été bien comprise, nousavons pu nous en aller.

C’est aussi à Bananes que j’ai tué mon premiercerf, toujours à une fermeture, quelques annéesplus tard. J’étais en chute avec papa à la plaineBagat, grande plaine d’herbe Dargent toujours,toute plate, puis descendant en pente assezlongue et assez abrupte vers des ravenales.Papa avait son fusil, et moi le calibre douze.Ce jour-là, curieusement, il faisait beau. Onétait assis tous les deux sur le mirador,mâchonnant nos sandwiches. Pour des raisonsassez obs-cures, papa n’avait pris que deuxcartouches de calibre douze.

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Quelques biches, suivies d’un trois-cornichons, sont arrivées devant nous, passantau petit trot, pour entrer dans les ravenales. Lecœur battant dans ma gorge, j’ai tiré et ai faillidégringoler du mirador – j’avais, commechacun sait, pressé les deux gâchettes en mêmetemps. Papa a dû donner le coup de grâce àmon premier cerf.

Le temps évidemment embellit les souvenirsmais il est quand même bien dommage quenous n’ayons généralement pas le don de jouirà fond des choses au moment où elles se pré-sentent.

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Le charme de la chasse

Mon père à la chasse à Midlands

Ce n’a été que beaucoup plus tard que j’aicompris le charme de tout ce qui entourait lachasse elle-même : en plein sommeil, à Pointe-aux-Sables, dans un lit chaud et sec – ce qui àMaurice a son importance – la voix de

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papa, un peu assourdie pour ne pas réveiller lesautres – me disant :– Jean-Claude, c’est l’heure.J’ouvrais les yeux et, par la fenêtre, je levoyais repartir à grandes enjambées vers lecampe-ment principal à la lueur de sa torche.La torture de se lever, ensuite allumer labougie et s’habiller, et aller le rejoindre pourune tasse de thé.

La Citroën qu’on chargeait, et le long trajetpour Curepipe. Bien souvent, vers Saint-Paul,les premières gouttes de pluie, et plus on mon-tait, des torrents qui dans la lumière étaientcomme des aiguilles qui voltigeaient et ve-naient s’écraser contre le pare-brise.

Comme chacun le sait dans la famille, papan’est jamais de sa vie, arrivé à l’heure à lamesse. Donc nous entrions dans l’égliseSainte-Thérèse généralement alors que l’égliseétait déjà bondée et qu’en chaire un prêtre ir-landais – O’Caroll, Canning, ou Warner –prêchait la bonne parole en assassinant lalangue française. Il fallait pousser, pour entrer,de grandes portes qui faisaient un potin infer-nal. La moitié de l’église se retournait cepen-dant que nous entrions la tête haute pour fairenos dévotions.

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Tous les chasseurs étaient agglutinés contreces portes vitrées. Le protocole exigeait quechacun fasse acte de présence à l’église ; monimpres-sion personnelle est que la seule prièreque quiconque n’ait jamais adressée au Tout-Puissant à ces messes de chasseurs – où le curéavait d’ailleurs pour consigne d’abréger sonprêche – était qu’il veuille bien dirigerplusieurs cerfs vers lui, et, si possible, un cor-nard.

Au premier frémissement d’Ite, missa est, leschasseurs se précipitaient vers la sortie, papa lepremier quand on chassait, à Midlands parcequ’il tenait à arriver avant les autres et tout lemonde se ruait au grand galop vers la boutiquede l’Église faire sa provision de petits pâtés àla viande. Ils étaient inoubliables, ces pâtéstout chauds.

Les arrivées au rendez-vous ! le cordon dephares descendant les collines, l’excitation desuns et des autres, les plaisanteries plus éculéesles unes que les autres, les Alors, mon cama-rade de papa, le dandinement de Léo-pold-Raymond, les regards ahuris de Raoul Antelme– qui n’a jamais été foutu de me re-connaître.Papa lui disait : « Tu connais mon fils Jean-Claude ? » et Raoult lui répondait « Ton fils,quoi ? quoi ? Ah bon, ton fils » – et Édouard etses plaisanteries grivoises – il par-

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lait tout le temps de mademoiselle de Bèze. Jevois les jeux de mots qu’on peut en faire maissoit je n’ai jamais rien compris soit j’ai oublié –Freddy Montocchio, toujours impeccable sous lapluie comme dans son costume trois-pièces parquarante degrés à Port-Louis, l’oncle Gas-ton,les narines crachant des flammes, et René etEvelyn, et Robert et Danielle, et puis tous leshumbles qui se tenaient un peu à l’écart et qui neparlaient que quand on leur adressait la pa-role.Il y avait toujours presque de l’électricité dansl’air comme si à chaque chasse chacun pensaitqu’il allait vivre ce jour-là le plus grand momentde sa vie.

L’après-chasse, le retour, beaucoup plus non-chalant que l’aller. On savait où on en était – leplus souvent déçus – on pouvait parler fort, enchemin on rencontrait les voisins, on racontaitses triomphes et ses déboires et on seretrouvait au départ où papa, calepin en main,prenait ses notes :– Alors, qu’est-ce que tu as fait ?Chacun donnait sa réponse, qui un premiergrand bois, qui une biche, qui n’avait rien vu,mais malheur à celui qui avait manqué. Il étaitfoudroyé d’un indicible mépris – très littéra-lement d’ailleurs, car papa était très souventaphone après une chasse ayant hurlé commeun damné après ses garde-chasses parce que latournée ne procédait pas selon ses vœux. Ses

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garde-chasses, à des kilomètres de lui, prisdans le feu de l’action et le fracas des chiens,des coups de fusil, et du reste n’entendaientrien du tout et par conséquent s’en foutaientéperdu-ment mais papa avait, je suppose, lasatisfaction de n’être pas resté inactif.

On s’acheminait ensuite vers le campement. Jepourrais le dessiner mais, en plus, je le sens, detous mes sens. Il avait une odeur particulière –faite pour une large part d’humidité et de moisi.Je sens sous mes fesses la texture des bancs, jerevois les fauteuils pliants et les autres plus petitspour les joueurs de bridge, les bois ac-crochés, laplaine avec à droite une grosse touffe debambous, je revois tout ça comme j’y étais et çame fout un sacré coup de nostalgie.

Les bouteilles de whisky, tu t’en souviens toi-même, partaient comme les petits pâtés de laboutique de l’église. Il n’y avait pas besoin debarman, chacun servant l’autre avec solli-citude.Les langues se déliaient, et puis s’alourdissaient,la gaudriole volait de plus en plus bas – je le saiscar à cette époque j’étais d’une sobriété quej’aimerais bien retrouver – et les uns et les autresdevenaient de plus en plus chaleureux. Ilss’aimaient les uns les autres.

On finissait quand même par passer à table. Lemenu était immuable : riz, curry de cerf, et

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différents chatinis. Le chauffeur de Freddie,Samy, était le plus grand expert de curry decerf des hauts plateaux et il est resté, je crois,dans la mémoire collective de générations dechas-seurs.

Il avait pour consigne de se débrouiller pourobtenir, tôt dans la matinée, un morceau d’unedes premières biches tuées. Il passait aussitôtau travail.

Quand papa pensait que les uns et les autresavaient eu leur ration de whisky, on passait àtable, papa à la tête de la table, Freddie luifaisant face à l’autre bout, la trentaine d’invitésse bousculant pour trouver place sur les bancs.Les chatinis étaient déjà sur la table. Samy etRagoonanan arrivaient avec le riz, des mon-tagnes de riz blanc comme neige, fumant, odo-riférant, dans de grands plats qu’ils posaient surla table. Et puis ce curry que Samy faisait plutôtpâle, doré, exhalant tous les parfums de toutesles épices d’Orient. Mon dieu, ces souvenirs !Il y avait, tu t’en souviens, le bouffon de ser-vice, Clément Ulcoq. Il se servait des cathé-drales de riz dans son assiette, à tel point qu’ilétait obligé d’y faire un trou au milieu pour quele curry ne dégouline pas sur la table. Tout lemonde s’émerveillait – eh toi, Clément, eh toi,guette ce bougre-là, eh toi, Clément, comment tufais – et Clément se rengorgeait et se pétait la

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ventrière non seulement de congestion maisaussi d’orgueil devant l’admiration qu’il sus-citait. Chaque année, il augmentait un peu ladose pour ne pas décevoir son public.

Il y avait un envers à ce décor. Comme lescerfs abattus devaient souvent être apportésd’assez loin, le partage ne pouvait avoir lieuqu’après le déjeuner. Quand nous y arrivionsvers trois heures, gavés et repus, il y avaittoute la foule de tourneurs de tous âges quiattendaient, bien souvent sous la pluie, vêtusn’importe comment et grelottants, le morceaude cerf qui était leur récompense. C’est unechose qui m’a toujours déplu.

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Collégien

J'ai détesté l'école ! J'étais paresseux et je pré-férais cent fois m'installer dans ma chambre etlire un bon bouquin que de potasser mes ma-nuels de latin. Tout ce que je pouvais escamo-ter, j'escamotais ! Je faisais le minimum poursurvivre, le strict minimum ! Dites-moi que jesuis obligé de lire un livre pour un examen etje n'ai pas envie de le lire. Lors de ma dernièreannée de classe, il a par exemple fallu que jelise Dickens, un auteur que par ailleurs j'adore.Ça a été une torture. Je n'ai pas été emballé parcette histoire alors qu'au fond, elle est trèsbien. Il ne faut pas qu'on me dise qu'il faut queje fasse quelque chose. Cela m'agace. J'ai hor-reur des contraintes.

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Le collège royal

Durant ma scolarité, le système éducatif mau-ricien était sous le joug impérial anglais. Aucollège royal, les cours et les examens étaienten anglais. Mais en mathématiques parexemple, nous parlions aussi français. Lefrançais restait pour les Mauriciens une fierté.Avant d'entrer au collège royal, je n'étais ja-mais allé à l'école. Chaque jour, de 9 heures à15 heures, Mademoiselle Mauguéret, profes-seur de son état, nous installait, mes frères etmoi, chez elle, autour d'une table. Elle s'occu-pait des différents niveaux. Elle nous a trèsbien instruits.

Arrivé au collège royal, j'étais parfaitementéquipé pour commencer mon secondaire.C’était un établissement public. De très loin, lecollège le plus sérieux de l'île Maurice. C’étaiten 1945, à la fin de la guerre.

La plupart de mes copains n'allaient pas aucollège royal car il était multiracial. Beaucoupde mes cousins et de mes contemporains al-laient au collège du Saint Esprit, un établisse-ment catholique et privé où on accueillait seu-lement les Blancs. Sur le plan académique, ilsétaient très inférieurs.Le collège royal se trouvait à Curepipe, une

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ville à une quinzaine de kilomètres de l’endroitoù j'habitais à l’époque. Il n'y avait que destrains pour y aller. J’en prenais un à huitheures du matin et j’arrivais au collège à huitheures trente. Je restais au collège toute lajournée. Il n'y avait pas de cantine : après lepetit déjeuner indien à sept heures trente dumatin, je partais avec dans mon cartable, dupain de la confiture. À la récréation, nous sor-tions ce pain plus ou moins humide. À quinzeheures nous rentrions chez nous. Mon tuteurd'anglais habitait à Curepipe : lorsque j'avaisune leçon d'anglais, je me rendais chez luiaprès le collège. Je rentrais alors chez moiseulement à dix-sept heures. Certains jours,j'enchaînais davantage encore ! Je prenais uneleçon de latin chez monsieur Besson puis uneleçon de piano. Je rentrais alors à la maison àseulement dix-huit heures. Je mangeais alorsune tartine et j’étudiais pour les leçons du len-demain. Je faisais aussi mes gammes. Cetteaccumulation de tâches me fatiguait : j'en avaismarre ! Et puis ce n'était pas de la rigolade,l'attente entre les repas...

Après avoir obtenu mon baccalauréat au col-lège royal, j’ambitionnais de passer un Bache-lor of arts, une licence en langues : anglais,français, latin et grec. Le diplôme était délivrépar l'université de Cambridge. J’ai étudié deuxannées mais il aurait fallu que j'aille en Angle-

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terre ou éventuellement en Afrique du Sudpour valider la troisième année. Cela nem'intéressait absolument pas et j’ai arrêté làma scolarité.

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Mon plus gros mensonge

Mon plus gros mensonge m’a emmené beau-coup plus loin que je ne le voulais.Ce devait être au mois de juin 1947, enAfrique du Sud. J’avais quinze ans.Un jour, au collège royal, il y a eu une classede gymnastique. Pendant cette classe, j’ai étépris d’un malaise. J’imagine que je suis deve-nu très pâle, j’ai failli avoir une syncope.L’instructeur m’a attrapé et m’a dit :– Assieds-toi. Tu devrais rentrer chez toi.

Arrivé devant ma mère, je lui ai dit ce qu’ils’était passé. Je suppose que je devais avoirl’air un peu décomposé, car tout de suite elle avoulu que je me repose.

On a fait venir le médecin de famille, le be-donnant Docteur Rivalland. Je ne sais pas cequ’il a dit à mes parents mais le verdict a été lemême que celui de ma mère. Puisque les va-cances d’hiver arriveraient d’ici trois se-maines, il a ajouté :– Qu’il ne retourne pas à l’école d’ici troissemaines, qu’il se repose et surtout, il faut ledistraire ! Emmenez-le à la mer, à la chasse,aux courses.

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Dans ma chambre, j’ai commencé à lire et j’aiété pris de migraines. Elles étaient assez fortes.Plus je lisais, plus j’avais des migraines. Là, ona commencé à être assez inquiets. Au boutd’une semaine à peu près, c’est passé.

Mais étant paresseux à un point pas possible,j’ai trouvé que ce n’était pas une mauvaiseidée du tout de continuer à dire que j’avais desmigraines alors que je n’en avais plus vrai-ment.

Je suis allé au bord de la mer, comme conseil-lé. De retour au collège, j’avais perdu troissemaines. C’était compliqué à rattraper, aussij’ai pensé :– Oulala, tout ça est un peu casse-pieds, je vaisrecommencer mon histoire et je vais dire quej’ai encore la migraine.

Alors j’ai simulé avoir une migraine. Le mé-decin m’a remis au repos à la maison. Si je mesuis toujours demandé si mon père ne s’étaitpas posé quelques questions, ma mère et lesmédecins s’inquiétaient de mon état. Ils di-saient que j’étais en dépression, qu’il fallaitabsolument me remettre sur mes pieds. Unbeau jour, chez l’un de mes cousins et amis, letéléphone a sonné vers dix-sept heures. Papam’a dit :– Tu as rendez-vous avec le docteur Darnet à

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dix-huit heures, va chez lui.Le docteur Dranet était une vedette. Il revenaitde brillantes études en Angleterre. Tout lemonde se précipitait chez lui. J’arrive là-bas etil était déjà au courant :– Oui oui, votre père m’a raconté, c’est embê-tant cette histoire, on m’a dit que c’étaitcomme un étau qui se mettait sur votre cerveauquand vous lisez.– Oui, ça coince, ça fait très mal.– Je crois qu’on va vous faire faire un petit voyage.– Vous plaisantez ? Vous n’imaginez pas quemes parents vont accepter de m’envoyer àl’extérieur, dans la rue, il n’en est pas question.– Non, ne t’inquiète pas, j’ai parlé à ton père.

J’étais catastrophé en rentrant à la maison. Cen’était pas du tout ce que j’avais l’intention defaire. Comment voulez-vous du coup que jedise :– Tout ça, ce n’est pas vrai !

Me voilà coincé. À cette époque-là, aller àl’étranger depuis Maurice était une expéditionimpensable. Il n’y avait pas d’avion. Certes, ily avait des bateaux qui suivaient la route Asie-Europe, mais ils étaient difficiles à pren-dre.Après cinq ans de guerre, il y avait pourchacun d’entre eux une file d’attente de cinqcents personnes.

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Mes parents me demandent si je préfère aller àMadagascar chez mon grand-père ou enAfrique du Sud à Durban chez mon oncle etma tante. Je me dis :– Madagascar, c’est plus près, j’aurail’occasion plus tard probablement de m’yrendre. Profitons de l’Afrique du Sud !

À partir de ce jour, ils ont remué ciel et terre. Je suis parti en première classe sur un très beau paquebot hollandais pour priorité médi-cale ! Quatre jours plus tard, je suis arrivé enAfrique du Sud. L’objectif ? M’y changer lesidées. Ça a été une réussite ! J’y ai passé unmois à être dorloté. Avec un cousin, on jouaitau tennis. Quand je suis revenu à Maurice, j’aiprétendu être guéri, qu’on m’avait trouvé deslunettes...

Lorsque j’ai repris l’école, j’ai été chaleureu-sement accueilli par mes camarades. Ayantpassé une moitié de l’année à ne rien faire,j’étais en pleine forme mais je redoublais. Lehéros du coin, monsieur Barnes, est venu à marencontre. Recteur du collège royal, c’était ungrand bonhomme anglais toujours un peu en-roué avec des lunettes cerclées d’or. Mon pèrele connaissait très bien, ils jouaient au tennisensemble. Lorsqu’il m’a vu, il est arrivé versmoi et m’a dit :– Bonjour Antelme ! Ça va bien ?

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– Yes Sir, ça va très bien, je suis vraiment en pleine forme.– Je suis bien content de le savoir. Maintenant,je veux que vous me fassiez une promesse :vous n’allez plus vous tuer au travail, vousentendez !– Yes, Sir. I promise.

C’est une promesse que j’ai tenue.

Personne n’a plus jamais parlé de ce men-songe. Je n’aurais jamais raconté cette histoirecomme je vous la raconte aujourd’hui, du vi-vant de mes parents. J’ai trop honte. J’ai étévraiment très malheureux par mon attitude. Jen’avais pas de sortie de secours. Ça aurait étéun drame, un drame absolu que de me dénon-cer. Mes frères ne savaient rien non plus. Quece soit une leçon pour ceux qui veulents’embarquer dans des mensonges !

Je suis sûr qu’aujourd’hui si j’en parlais à unde mes frères, il me dirait :– Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Je n’en ai jamais entendu parler !

Il m’est arrivé de mentir plusieurs fois dans mavie. Même si au fond, il s’agissait davantagede tricherie que de mensonge.Face à mes professeurs, je racontais que jen’avais pas eu le temps de faire quoi que ce

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soit. Tout ce que je pouvais inventer pour nepas avoir à travailler… il fallait bien sûr que cesoit convaincant, je n’avais pas envie de mefaire attraper ! Je passais plus de temps à ima-giner comment m’en sortir plutôt que de faireles choses qui m’ennuyaient. En revanche,jamais je n’ai menti sur mes notes : il fallaitbien les faire signer par les parents.

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Ambition : comédien !

En vérité, je voulais depuis l’adolescence de-venir comédien. Vers 1950, des troupes fran-çaises de comédiens commençaient à venir àMaurice. Des jeunes inconnus de l’époque sontensuite devenus des têtes d’affiche, commeClaude Piéplu que j’ai vu jouer dans des piècesde Robert de Flers. Je me suis dit que ce devaitêtre merveilleux d’être sur la scène et de jouer.Tout le côté scintillant et brillant du théâtre meplaisait énormément.

Cette passion n’intéressait pas ma famille.Mais j’avais un groupe d’amis qui s’y intéres-saient beaucoup comme moi. Si j'avais voulufaire un métier classique, comme avocat ouarchitecte par exemple, mon père m'aurait cer-tainement donné l'argent pour aller faire desétudes en France. Une fois nous avons mis leschoses au clair.– Je ne comprends pas ce que vous avez contrele métier d'acteur, c'est un préjugé bourgeois !– Je vais te dire pourquoi je ne veux pas que tusois acteur : dans toutes les autres professions,il n'est pas nécessaire que tu sois le meilleur.Tu peux être un bon avocat et gagner très bienta vie et ça ira. Mais si un acteur n'est pas toutà fait en haut, c'est le pire des ratés.Quand plus tard, assis dans un théâtre, je

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voyais les acteurs à la fin de la représentationsaluer la foule, je remarquais toujours le regardenvieux des seconds et derniers rôles enversles vedettes et premiers rôles que tout lemonde acclamait. Il avait absolument raison.Je n'aurais pas été le meilleur et j'aurais étéamer.

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La croisière du Cariad :Port-Louis - Cape Town (1954)

Avant le départ

J'ai terminé mes études au collège royal de l'îleMaurice à la fin de l'année 1951.

En janvier 1952, je suis entré à la banquecommerciale sans avoir le moindre intérêt pourles techniques bancaires, la comptabilité, lesfinances. C’était faute de mieux.

Je travaillais dans un petit département qui setrouvait en haut, dans un vieil immeuble datantde je ne sais quand. Il était en tôle, ou je nesais trop quoi. Il y avait un grand balcon. Nousétions une bande de copains, nous ne travail-lions pas très dur, nous nous amusions beau-coup.

La vie suivait son cours, je m'amusais, je faisais de la voile, j'étais membre de clubs. À la radio, je donnais des récitals de piano et je lisais des nouvelles. Je faisais un peu de théâtre amateur dont j'étais très friand. La vie passait plus ou

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moins agréablement mais sans une espèce deperspective d'avenir.Un jour de juillet 1954, un de mes amis estapparu à la fenêtre au bureau tout à côté demoi, à la banque.– Est-ce que je peux te voir ? Il se passequelque chose d'extraordinaire ! Il y a un yachten ville qui a fait le tour du monde et rentredans son port d'attache à Cape Town. Ils ontbesoin de quelqu'un à bord : j'ai décidé d'yaller.– Mon Dieu, quelle chance tu as !Il s’assombrit :– Mais j'ai des tas de dettes partout, je suis trèsembêté. Si papa ne me donne pas un coup demain pour les liquider ni les cents livres quecoûte le voyage, je ne pourrai pas partir.Je lui rétorque :– Je te donne jusqu'à demain. Si ton père ne t'aide pas, c'est moi qui partirai à ta place.

Le lendemain, il est revenu me voir.– Non, papa ne m’aide pas.

Ni lui ni moi n’avions ces cents livres. Je suisallé immédiatement sur le port, pour voir lepropriétaire du bateau. Nous avons bavardé unmoment, l'affaire fut conclue : je pouvaismonter à bord ! Je voulais partir, j’aurais pualler n’importe où ailleurs qu’ici ! Le pro-blème, c'est que le yacht partait trois jours plus

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tard. Il fallait donc que je quitte mon emploi etdonne ma démission d'ici trois jours. Commemon ami, je n’avais pas un sou en poche. Unefois rentré à la maison, j'ai annoncé à mon pèreet à ma mère que je partais. Mon père est entrédans une grande colère.– C'est absolument stupide !Il espérait que j'aille faire des études un jour.En tous les cas, si je comptais sur lui pourm'aider, il n’en était pas question... Je me suisdonc dit que je me débrouillerai autrement.J'ai rameuté un peu tout le monde dans la villede Port-Louis, la capitale commerciale de l'île.J’ai été voir le patron de la banque Barclaysqui venait parfois chez nous lors de la chassepour lui demander s'il pouvait me donner unjob en Afrique du Sud. Ça a été un échec. Unautre ami de mon père qui avait des intérêts là-bas, ne pouvait pas m'aider non plus. Je medemandais :– Comment vais-je me débrouiller ?

Au travail dans mon bureau, j’ai finalement reçu un appel de mon père.– J'apprends que tu traînes en ville à mendier !– Que voulez-vous que je vous dise ? Si vousne voulez pas m'aider, il faut que je trouve unesolution.– Passe me voir tout de suite ! Je te donnerailes cents livres dont tu as besoin pour aller enAfrique du Sud.

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J'ai pris les livres sterling. Il est allé voir ledirecteur de la banque, un de ses amis. Il lui aexpliqué la situation, et trois jours plus tard,j'embarquais. Il me semble qu'au fond, monpère était assez fier de ma volonté et de madétermination. En revanche, ma mère étaitcatastrophée. Il faut dire que j'allais partirsuivre des aventures absolument impossibles.Elle avait peur de ce qui pourrait m'arriver... eteffectivement, il y avait de quoi !

Je n'oublierai jamais le départ. Il faisait untemps merveilleux, le soleil descendait, la lu-mière était dorée et belle. Il était cinq heuresde l'après-midi. En sortant du port, le bateau alongé une falaise. C’était un peu plus loin etj'ai aperçu la Citroën familiale avec mon pèreet mes frères à bord. Ils me regardaient passer.J'ai été pris d'une grande émotion. J'ai entenduleurs deux coups de klaxon : c'était pour medire en revoir ! Je me suis demandé : « Quandles reverrai-je ? »Je suis parti.

Il y a quelques jours, j'ai reçu un message demon frère Alain. Le souvenir lui était revenude cet arrêt sur la falaise. Il se souvenait de cebateau magnifique avec toutes les voiles qu'onmontait. Il a été pris d’une immense émotion,lui aussi.

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La traversée

À peine sortis du port, le lendemain, la radio acessé de fonctionner. Pendant toute la durée dela traversée, mes parents n'avaient aucunenouvelle de moi. Ma mère m'a dit plus tard :– Tu m'as fait vieillir de dix ans en trois se-maines !

Il y avait un marin professionnel sur le bateauqui m’a dit qu’on n’avait jamais été vraimenten danger de mort. Peut-être, mais moi j’aipensé qu’on l’était.

Durant cet été 1954 sur Le Cariad, j’ai tenu uncarnet de bord de mon voyage en mer. Le voicireproduit en intégralité.

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Vendredi quatre heures trente

Trois jours en mer et déjà un curieux mélangede sensations. Évidemment, quand je suis ac-croupi à écailler la rouille sur les montants enfer avec un énorme marteau, un pot de peinturerouge, crotté jusqu’aux sourcils, je me dis : «Mon Vieux Jean-Claude, qu’est-ce que tu esallé foutre dans cette galère ». Mais il y a tel-lement de moments merveilleux que, toutcompte fait et toute question de sentimentsmise à part, je ne regrette rien.

Avant de commencer un compte-rendu plus oumoins détaillé des événements, je fais mesexcuses les plus plates pour mon écriture. Maisje réclame toute votre indulgence car je suis assisà l’avant du bateau, j’écris sur mes genoux et çabouge terriblement. Ceci dit, allons-y.

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Mardi après-midi

Après avoir levé l’ancre et dès que nous sommessortis de la rade, toutes les voiles ont été levées.Le boulot le plus compliqué que je connaisse,qui ne va pas sans un rush extrava-gant oùchacun se précipite sur chaque petit bout decorde qui dépasse et tire dessus comme unforcené. J’essayais de me faire tout petit et de mefaire oublier. Rien à faire. « Give me that sheet,please, John ! » Va te promener, mec ! Ce n’estque longtemps après que John a su que « sheet »,ça veut dire « écoute » ! Une fois, tout en haut,l’homme de quart à la barre, on est tous restéssur le pont pour voir tout doucement glisserMaurice. Ce n’était pas bien vite, parce qu’il n’yavait pas un souffle et comme le temps était griset menaçant ça n’avait rien de très beau. J’ai euune drôle de sensation en voyant toutes cesmontagnes pour la dernière fois de-puislongtemps... À sept heures moins le quart, ons’est réunis dans le deck-house pour l’apéritif.Chacun se sert et quand tout le monde est prêt, le« capitaine » lève son verre avec un petit air unpeu intimidé et tout le monde boit. À sept heureset quart, dîner : Charles est un grandtraditionaliste et la vieille cuisine britannique,c’est bien ce qu’il aime. De grandes feuilles desalade, des tomates crues, des morceaux deviande froide, des carottes bouillies, du chou

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bouilli, voilà pour Charles l’idéal de la bonnecuisine ici-bas. C’est sain, c’est nourrissant et(tout à fait accessoirement, bien entendu !) c’estfacile à faire. Tout le monde se sert, prend un tasde flacons qui sont en permanence sur la table,verse des tas de sauces, de mayonnaise et de «dressings » et mon Dieu ! c’est mangeable.Charles arrive, en s’agrippant, avec des cus-tardsdans lesquelles nagent des rondelles de banane etde papaye, ou un jelly du plus beau rouge, ouencore, comme ce matin, un exquis plum-pudding. Les premiers repas ont profon-démentchoqué mon palais mais je m’y suis fait et ça va.À huit heures, on est montés sur le pont, Jim etmoi, pour notre quart, et il a fallu m’initier auxmystères d’une boussole. Ça n’a pas été très longet un quart d’heure plus tard, votre serviteur étaitmaître après Dieu. C’était très joli toutes leslumières de Maurice à l’horizon et la lune quijetait une vague lueur sur la mer. Il n’y avaitpresque pas de houle et de mal de mer il n’étaitpas question. Jusqu’à présent d’ailleurs ça va trèsbien.

Donc, j’étais à la barre et Jim faisait les cent pasà côté. Mettons les dix pas, ce serait plus cor-rect. Il a une démarche tordante, Jim. Avec sonpull-over au col relevé, ses bras croisés, lesjambes toujours raides, il tient le milieu entre unbébé qui apprendrait à marcher après s’êtresoulagé dans sa culotte et « Cotonné Delafaye »

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après un long at-home au Dodo-Club. De tempsen temps, il s’arrête et bavarde un moment. Àdix heures il va faire un Horlicks pour le « oldman » qui est encore assis dans le petit salon àrepriser son ciré. Jim s’amène un moment aprèsle breuvage fumant et exquis qu’on avale àpetites gorgées tout en claquant une languebrûlée. Toutes les heures on allume le feu ar-rière, on lit le « speedomètre », et on va remplirle « log-book ». Notre direction est « West bySouth 1/4 South ». Le vent est très faible et nousavons enregistré trois milles pour la der-nièreheure. À minuit, nous sommes relevés par Ted etFranck, lourds de sommeil et engoncés dans leurchandail. À eux ! J’ai tellement sommeil qu’iln’est pas question de faire mon lit. Je m’enrouledans une couverture de laine, je me fouette surma couchette et je fais des efforts désespéréspour m’endormir. Rien à faire : le bruit dugouvernail, le bruit de l’eau, le roulis, un coup desoleil assez douloureux. Tout fait que jem’endors assez difficilement.

À sept heures et demie, le lendemain, mercredi,je suis réveillé par la cloche du quart. Je medébarbouille et on passe à table pour le petitdéjeuner. Œufs, fruits, jambon, fromage, corn-flakes qu’on mélange à un truc dont j’ai oublié lenom – « un naturally – laxative ce-real » – et onmonte sur le pont. Il fait un temps radieux. Lamer est plate, il y a une bonne brise,

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tout va très bien, mais je me demande si nousn’allons pas payer pour ça. Frankie me salued’un joyeux Bonjour, Jean-Claude ! Il est toutsouriant, et il a un accent trop sympathique.D’ailleurs, ils sont tous absolument charmants.Je prends la barre et encore un long quart, Jimaide à nettoyer le pont. Il vient me relever à labarre et c’est à moi d’aller brosser le plancherdu deck-house, besogne peu intéressante s’il enest. Je m’en acquitte consciencieusement, jefais les cuivres, et le skipper me donne unmarteau, me fait voir des irons fittings qui sontrouillés et me dit d’enlever toute la rouille etde les repeindre. Ça roule jusqu’à une heure,où on descend pour le lunch. Après ce lunch,sieste jusqu’au thé et l’après-midi libre. C’estl’heure exquise où on peut flâner, jouir de laprome-nade et lire, ou même... écrire.

Mercredi après-midi, quand je suis monté sur lepont après le thé, on était tout près de la Réu-nion, qu’on a frôlée au Nord. On est passés àmoins d’un mille de Saint-Denis, qu’on dis-tinguait parfaitement. À la jumelle, on pouvaitmême reconnaître les 203 des Citroën ! On étaitsi près qu’on n’a plus eu de vent. On dérive versla côte, et malgré les savantes manœuvres, on estobligé de mettre le moteur, jusqu’à une bonnedistance en dehors. Le temps est toujours calmeet les clairs de lune deviennent de plus en plusbeaux. Nous avons assisté à des cabrioles

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de marsouins qui venaient prendre un petit coupde lune eux aussi. Quand Jim prend la barre,j’adore aller à l’avant du bateau et je pourraisrester des heures à regarder les longues gerbesargentées qui fuient de sous l’étrave. Hier, mêmeroutine. La mer s’est creusée un peu plus. Leshoules sont plus grandes et le bateau fait aumoins six ou sept nœuds. Nous avons fait cent-soixante-douze miles les der-nières vingt-quatreheures jusqu’à douze heures aujourd’hui. Onsera probablement en vue de Madagascar demainmatin.

Hier, Frankie m’a donné le conseil de mangerbeaucoup de fruits, à cause du scorbut. Depuis jebouffe des oranges à longueur de journée. Je lespèle avec les doigts sales, sans couteau, aussibien que vous ne pourrez jamais le faire.Évidemment, vous n’aimeriez peut-être pas lesmanger, mais à regarder, c’est de la belle ou-vrage. Ils sont tous des caractères à bord de cebateau. Le vieux capitaine a une manie – entreautres : marcher. Il marche sans arrêt, comme undératé, from bloody morning to bloody eve-ning,de l’avant à l’arrière, en titubant, en bu-tantcontre les cordages, et le rouf. Quand il arrive aubout de sa course, il s’arrête, regarde autour, del’air du monsieur myope qui cherche ses lunetteset repart illico dans l’autre sens. Nous sommestous crasseux. J’ai toujours le même short quedepuis lundi. Et je suis bou-

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grement propre à côté des autres qui ont lemême short que depuis Cape Town.

J’ai fait mon éducation en trois jours, et ça neme fait plus peur de bouffer avec des mainsplus que douteuses, dans des assiettes – disonsternes, des choses cuites par Charlie, dont laprincipale qualité n’est certes pas la propreté.Il m’a prédit trois jours de gros temps avantCape Town et là-bas une situation admirable. «Plenty o’ good people dere ! You like it ! » « Ihope so, Charles ! » D’ailleurs, Jim m’a dit lamême chose. Il paraît que les journaux sontremplis d’offres tous les jours et que la meil-leure recommandation là-bas sera d’avoir faitpartie de l’équipage du Cariad. « We expect tohave headlines in the newspapers there », medit-il, et tout sera pour le mieux dans lemeilleur des mondes. Assez pour aujourd’hui.Nous reprendrons ça demain.

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Lundi six heures

Deux jours sans mettre deux lignes. Samedi, jen’aurais eu presque rien à raconter et hier la merétait si grosse qu’il n’était pas question deprendre un stylo. Les vagues elles-mêmesn’étaient pas énormes mais elles étaient trèsrapprochées et dures. Le bateau était secouécomme un bouchon, l’eau courait sur le pont.Tout était trempé, il fallait s’agripper pour ne pasêtre fouetté contre les cloisons. Aujourd’huiencore ça bouge un peu et il n’est pas tellementfacile d’écrire. Samedi matin, calme plat. Maisà mesure que la journée avançait, les vagues secreusaient, devenaient de plus en plus espacéeset dimanche matin ce n’était plus la mer idéalequ’on avait eue depuis notre départ. Pourtant, lequart de samedi soir – douze heures à quatreheures – a été le plus agréable. Il faisait un tempsd’une pureté admirable. Le ciel était seméd’étoiles et la lune mettait une couleur irréellesur la mer. Le mât et les haubans se détachaientsur le ciel sans nuage et décrivaient de grandscercles nonchalants – on aurait dit un grandberceau suspendu au ciel. C’est ce soir-là que jeme suis découvert une voix magnifique. Croyezsi vous voulez, Jimmy écoutait dans la béatitudeles chansons de Charles Trenet.

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En tout cas, c’est une soirée que je n’oublieraijamais tant elle était belle de poésie, de calme,de pureté, d’innocence, de jeunesse, de je nesais quoi de merveilleusement doux... Le di-manche matin, pas de travail – une bande decollégiens en vacances. Avant le déjeuner oldpapa Flitton est arrivé en vacillant sur le pont,portant un plateau rempli de verres de sherrypleins jusqu’au bord. Il va vers chacun,propose l’apéritif avec son petit air spécial. Il aune façon de vous regarder de côté comme s’ilvous demandait pardon. À table, vins exquis,comme souvent d’ailleurs. De merveilleuxvins d’Alsace, d’une grande finesse,accompagnant la gargote infecte de Charles,c’est encore ce que je connais de plus révoltantcomme sacri-lège ! Deux fois déjà depuis notredépart de Maurice il a passé à table de l’ExtraDry de Piper Heidsieck ! C’est, avec leRoquefort, les seules bonnes choses que j’aivues à table ! Le reste est mangeable mais jedonnerais bien quelques années de ma vie pourmanger quelque chose de vrai. Tas de veinardsde Mauriciens qui bouffez bien, qui dormezbien sans vous entendre réveiller à cinq heuresdu matin pour amener la gran’voile qui estdéchi-rée ou un tas de conneries pareilles.

Donc, la journée dominicale s’annonçait sanshistoire. Le temps était beau, on s’attendait àvoir Madagascar d’une minute à l’autre. Lors-

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que d’un coup, vers onze heures, la mer achangé de couleur, le ciel s’est rempli d’un tasde gros nuages gris et lourds que même unvent carabiné n’arrivait pas à ébranler. Et ça acommencé tout doucement et tout graduelle-ment. L’après-midi ça bougeait mais c’étaittenable. Àtable on commençait à la trouver saumâtre.Charles faisait voltiger les assiettes et les tasses,renversait la cafetière brûlante sur son bras, etjonglait avec les plats succulents qu’il nousapportait : un poulet, pompeusement qualifié de« rôti », qui a trouvé par la suite le séjour dansmon estomac très agréable et qui se trouvaitdisposé à le prolonger plus longtemps. Je res-pectais certes son opinion, mais je ne la parta-geais pas, et je l’ai liquidé au Fruits Salts.

Je suis allé me coucher juste après le dîner enprévision de mon réveil à minuit. Mais malgrétous mes efforts, j’ai été incapable dem’endormir. Je roulais sur ma couchette et ilfallait se caler avec les coudes et les genoux.Quand j’ai fini par m’endormir, ça a été poursombrer (!!!) dans un sommeil peuplé de cau-chemars et de personnages fantastiques – ilétait même question de balade en bateau dansles rues de Vacoas ! – jusqu’à ce qu’un coupde roulis malicieux et visiblement destiné à menuire, me fouette à bas de ma couchette.

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J’ai atterri sur le malheureux Ted qui ronflaitaux anges !

Le réveil a été aussi brutal et inattendu pour luique pour moi. À minuit Frazer est venu me tirerpar les doigts de pied pour prendre mon quart. Jecommuniais avec Cambronne de tout mon cœur,pendant que je m’escrimais à enfiler monpantalon, opération qui dura cinq minutes et aucours de laquelle je tombai trois fois, dont unesur Vic Pemrose... Dans le deck house, il a falluattacher les lacets de mes bottes. Si ça ne re-commence jamais, je les garde jusqu’à CapeTown. Je suis enfin sorti sur le pont, emmitou-fléjusqu’au cou dans un ciré, m’agrippant aux filinset aux cordages, en manquant de me ra-masser leportrait avec la vitre fêlée à chaque pas. La merétait déchaînée et le bateau faisait des bondsfantastiques. Par moments, on voyait l’avant siloin sous soi qu’on avait l’impression d’avoirmis le bateau en équilibre sur son beaupré, qu’onvoyait l’instant d’après se pro-filer sur le ciel.

Jimmy me prévient que ça va être dur. La mern’est plus le lac calme sur lequel on étaitjusqu’ici. On est vent arrière et on fait plus dedix nœuds. La houle est plus ou moins avecnous mais nous jette à droite ou à gauche denotre route avec violence. Il faut redresser àtoute vitesse pour empêcher de gyber, ce qui

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entraînerait la perte de nos mâts. De plus, ilfaut se cramponner pour ne pas valser sur leche-valet qui tient la roue. Le bateau penchedes deux côtés alternativement, on embarquece qu’on veut et Jimmy jure entre les dents.Deux heures de quart, c’est comme une leçonde culture physique prise sur un chevalparticu-lièrement vicieux. Quand l’équipe Ted-Frankie vient nous relever, je ne me fais pasprier pour aller pioncer.

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Lundi

Sans histoire. Je vais donc en profiter pour vousprésenter mes compagnons de voyage : OldPapa Flitton : un original, sans aucun doute. Il aune maison à douze miles de Pretoria. Mais,comme il trouve une perte de temps de faire letrajet tous les jours en auto, il habite tout sim-plement à l’hôtel et passe les week-ends chez lui.Toutes les six semaines, il va en passer deux àCape Town pour voir son bateau. Mal-gré unemagnifique Buick 52 qu’il possède, il prend letrain : vingt-quatre heures aller, et vingt-quatreheures retour. À Cape Town, il a une voiturepour de menus déplacements. Dès que la merdevient houleuse, il se renverse sur son fauteuil,la gueule ouverte, et devient ca-davérique. Cesoir, il a essayé les bottes ache-tées à Maurice.Avec de longs bas blancs qui dépassaient sesgenoux, ses bottines pas lacées, il faisait sapromenade en dérapant à chaque pas sur le pontglissant. Je mourais d’envie de rire et ce n’étaitpas possible. À écouter Jimmy, à part quelquesbillets qui seraient encore entre les mains desRockefeller ou des Astor, tout l’argent du mondeappartiendrait au père Flit-ton !

Le Skipper : très gentil, parfaitement imper-sonnel.

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Ian Frazer : vilain comme tous les péchésmortels de la terre, pétillant d’esprit et bonbougre. C’est un ex-ingénieur du pétrole desWest Indies. Il a un petit gloussement en guisede rire qui me rappelle Louis Besson dont il ad’ailleurs la physionomie plissée et les yeuxfermés quand il rit. Fait du pain exquis.

Frankie Halliday : probablement le plus sympade la bande. Blond comme les blés, de longscheveux qui lui tombent dans les yeux, un airfranc et un rire très communicatif. Il baragouinele français et nous avons de longues conversa-tions où je ris comme une baleine. Il a desmimiques tordantes, quand il roule les yeux. Jen’ai jamais vu autant de blanc. C’est lui qui esten charge des voiles, de les repriser, rapiécer,etc., et il est atteint d’une drôle de manie : mettredes pièces partout. Il en met d’immensesà tous ses fonds de pantalons et il a brodé avecdu gros fil sur le devant d’un immense pull-over bleu qu’il a Cariad I - Cape Town. Il aaussi pour le soir un bonnet de lutin en lainerouge et bleue.

Vic Pemrose : le lourdaud. Épais physiquementet intellectuellement. Bon bougre mais... il jurecomme un templier, tous les trois mots ; quand ilest en forme, tous les deux mots. Toujoursdisposé à aider. Il a un appétit extravagant !

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Ted Atkin : le seul de tous qui soit manifeste-ment un garçon très bien. C’est le type mêmed’Anglais mélange d’Oxford et d’Oscar Wilde.Il a beaucoup d’esprit et d’humour, mais je necomprends pas toujours ce qu’il dit parce qu’iln’articule pas. Il trouve toujours moyend’avoir l’air propre, prodige qui me laisserempli d’admiration. Il est gentil comme tout.

Et enfin Jimmy Bagley : mon compagnon dequart. Un garçon épatant. Il a une gueule ab-solument crevante et des expressions aussi trèsdrôles. Sa devise à bord, c’est smooth effi-ciency. Avec le résultat qu’il n’en fait pas date.Il trouve toujours le moyen de s’excuser avectant de bonne grâce quand il a rogné cinq mi-nutes sur son heure de barre qu’on ne peut passe mettre en colère. Il est en charge de la mé-canique et il prétexte toujours quelque chosed’urgent à faire en bas, un ennui technique : «These little things are sent to try us, John ! » Ila une expression impayable quand il fait lescent pas sur le pont. Nous nous entendons trèsbien. L’autre jour, son unique short avait unedéchi-rure assez mal placée et on le charriaitdepuis un moment, lorsque d’un coup sur lepont, il enlève son pantalon, le met devantderrière, et n’en parle plus. Il est très fier deson petit carré de fesse rose.

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Mardi

Une série de pépins. D’abord, le matin, réveil àsix heures et demie. Tout le monde sur le pontpour amener la petite voile qui a une déchirure.C’est une opération déjà embêtante. À dixheures, on remet la petite voile et on descendla grande pour les mêmes raisons. On s’amuseà la lever et à la baisser jusqu’à six heures dusoir. Le groupe électrogène trouve moyen dese casser – un axe coupé – il faut installer celuide rechange avec le résultat que Jim passe lajournée à mettre tout en état et que je m’envoiequatre heures de quart tout seul, par une merdémontée et avec un vent carabiné qui vient dela mauvaise direction. On ne se dirige plusavec la boussole mais on essaie de monter leplus possible dans le vent. On loffe toutdoucement, on monte le plus près possible etquand les voiles vont commencer à battre, onreprend la position. C’est esquintant.

À huit heures, après le dîner j’avais mis monpyjama et j’entrais au lit en prévision de monquart à minuit, quand on entend soudain le critant redouté de All hands on deck. Je me rha-bille et je monte sur le pont. Le bateau marcheà près de dix nœuds et chaque vague qu’il ren-contre se termine en une gerbe d’embruns quisont vaporisés sur nous. Il roule terriblement et

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c’est une vision un peu hallucinante que tousces bonshommes, trempés avec leurs cirés, quicourent en criant. Ça ressemble à un film «Capitaine Courageux » ou « Remorque » et ons’attend un peu à voir Spencer Tracy ou JeanGabin surgir de derrière le rouf. À minuit, de-bout sur le pont.

Emmitouflés, Jim et moi commençons. Quandil fait gros temps il n’est pas question d’aller sereposer dans le deck-house. On reste tous lesdeux à l’arrière. Le bateau fait plus de dixnœuds, au plus près. Il marche l’enfer, cognedans les vagues et nous sommes complètementtrempés. Je trouve quand même que ça nemanque pas d’agrément. C’est une sensationun peu étrange qu’on éprouve, un mélange deforce et de risque. C’est très excitant !

Au moment de terminer notre quart, Jim revientd’une inspection à l’avant avec de mauvaisesnouvelles. La mer a enfoncé et emporté unpanneau de l’avant et le vent s’engouffre avecforce, balayant tout sur le pont. Franck me relèveà la barre et Jimmy et moi allons attacher tantbien que mal les choses à l’avant complè-tementet faire une réparation de fortune. Les vaguesnous dégringolent dessus et manquent de nousficher par terre. On a tout de même fini par semettre au lit vers quatre heures et demie.

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Mercredi

Rien de saillant sauf dans la nuit. Nous étionsallés nous coucher, Jimmy et moi, à quatreheures comme d’habitude et on dormait pro-fondément. Vers six heures – il faisait nuit noire– j’étais dans un demi-sommeil à cher-cher macouverture qui avait glissé, lorsque j’entends unegalopade sur le pont et le All hands on deckpoussé par une voix que l’excitation ou lafrayeur rendait rauque et lugubre. Vic et moiroulons de nos couchettes, les nerfs à fleur depeau, nous demandant quelle était la catastrophe.J’arrive sur le pont en short et chemise. Ilpleuvait, il faisait un froid glacial et c’eût été del’héroïsme que de sortir quand même. J’ai jetéun coup d’œil par la porte du rouf et je me suisrendu compte que c’était un des focs qui s’étaitdéchiré et qui battait. Quand je suis redescendu,mes dents claquaient et mes genoux jouaient descastagnettes. La trouille et le froid, mais surtoutle froid. Une minute après je dormais dusommeil du juste.

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Jeudi soir (vendredi matin - douzeheures trente)

Je profite de mon quart pour mettre plus oumoins à jour mon journal. La journée n’a étémarquée d’aucun incident frappant, sauf quenous commençons à sentir le froid. Ce n’est quele début mais mes aïeux ! Qu’est-ce que ça vaêtre plus tard... Je suis en ce moment dans ledeck-house où il fait quand même un peu tiède.J’ai mon pantalon gris, chaussettes de laine,bottes – une chemise, un pull sans manches, unavec manches, un blouson et quand je sortiraitout à l’heure pour aller à la barre, j’endosseraipar-dessus le marché un gros ciré. Et je n’ai pastellement chaud quand même.

Hier pendant mon heure de barre, j’ai eu deuxgrains blancs. J’ai cru mourir ! Il n’est plusquestion d’être torse nu. Le beau hâle que j’ai puobtenir après force coups de soleil va s’évanouiret quand je débarquerai à Cape Town, je n’auraiplus que cette couleur indéfi-nie qu’on appelle lacouleur sale. Hier à midi, sur le pont, sous unsoleil de feu, nous étions tous avec de groschandails à sautiller pour nous réchauffer. Etnous sommes encore à la latitude de Durban,dont nous ne sommes plus qu’à deux jours etdemi. Dès qu’on n’est plus de quart ou decorvée, on file dans sa couchette

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ou au salon écouter la radio et jouer aux cartes.J’ai assez hâte d’arriver à Cape Town. Non quela vie à bord me soit intolérable – elle m’estdevenue indifférente ! – mais j’ai envie depouvoir prendre un bain, me faire couper lescheveux, passer une nuit entière dans un bon lit,et surtout bouffer quelque chose de bon. Mêmeun vrai bifteck me mettrait aux anges. À tout àl’heure ! Je vais relever Jim à la barre... C’estfait. Une heure de passée. Je suis un bloc deglace mais je me réchauffe tout doucement dansla tiédeur du deck-house. Je suis horriblementinconfortable pour écrire et le bateau bouge. Faitrien ! Si je fais un effort pareil pour écrire, onpeut en faire un petit pour me lire. Donc, pour enrevenir à ce que je disais, il y a deux autresraisons qui font que j’ai envie d’arriver : d’abordla cuisine. Vraiment je ne peux plus ! J’ai beaufaire des efforts désespérés, je ne peux pasarriver à ingurgiter ces horreurs dont se délectentles Britanniques.

Depuis deux jours je ne mange plus rien, quedu pain, du beurre, du fromage et des fruits.Rien que de voir ces cochonneries sur la table,ça me coupe l’appétit et ça me donne la nausée! J’en ai marre d’entendre l’anglais, l’anglais,l’anglais !!! Ils ont tous des accents impos-sibles, sauf Ted et papa Flitton ! Le skipperc’est effroyable, son accent yankee ! Les pre-miers jours, je n’étais pas loin du How do you

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do ? Oui, ça m’arrive quelquefois ! de RobertLamoureux. Maintenant ça va mieux de cecôté-là. C’est moi qui ai des difficultés insur-montables à m’exprimer, pis. Je ne trouve pasmes mots, mes phrases sont baroques et pas dutout anglaises. Enfin ! J’en prends mon parti etje me dis qu’il me reste toujours la ressourcede chanter en français, de jurer en français. Etça je ne m’en prive pas, croyez-le. Je ne saispas ce qui se passe, mais il est un fait certain :je ne peux passer à côté d’une corde, pour quedu même coup, elle se dresse avec uneviolence insoupçonnée et me flanque un bleu.C’est un esprit de malignité tout à faitdéplorable chez une corde.

D’ailleurs il en va de même de tout à bord. Là oùje pose mon pied nu, aux endroits les plus lissesdu pont, il trouve toujours moyen de se poser surun fitting quelconque, évidemment disposé làavec l’intention évidente de me blesser un jour.Je me suis cogné deux fois le petit doigt du piedgauche. Au début ça m’a fait très mal !Maintenant, il est tellement cassé que j’en fais ceque je veux, je ne sens plus rien. C’est toujoursça ! Je regarde autour de moi pour trouver dequoi vous parler encore, et mes yeux s’arrêtentsur les cuivres. Je les ai faits encore ce matin, etmaintenant, on peut tou-jours venir... Le skipperm’a expliqué comment on fait le point et ondétermine sa course. C’est

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infiniment plus compliqué que c’en a l’air. J’aicompris tout ce qu’il m’a raconté mais jeserais bien incapable d’en faire autant. C’estassez pour ce soir. Bonne nuit ! Je vais releverJim. Tas de veinards qui êtes en train dedormir paisiblement !

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Vendredi - samedi - minuit et quart

Saint Vierge ! Qu’il fait froid et que j’ai som-meil ! On m’a réveillé pour mon quart il y avingt minutes et je suis encore tout engourdi desommeil. La journée n’a été marquée d’aucunfait saillant. Vers midi on a eu un calme plat,avec soleil de feu et la mer comme un lac. J’aipris un début de bain de soleil, mais au bout d’unmoment le ciel s’est couvert, on a eu grain surgrain, et ça nous a donné un peu de vent. Ce soir,ça va à peu près, sauf qu’il est trop arrière plein.C’est dangereux et il faut veiller cons-tamment àce qu’il ne gybe pas. Quand je suis monté sur lepont il faisait un temps de rêve – c’est la pleinelune ! Elle brillait d’un éclat incroyable et la merétait merveilleuse à voir – on aurait dit un décorde film ! Il me vient à l’esprit que le moisdernier, à pareille époque, je suis allé au full-moon dance au Morne Plage avec JeannotLeclézio, Lise, et Chantal. Je ne me doutais pasalors que la pleine lune suivante je l’admireraisde bien plus loin.

Maintenant, le ciel s’est obscurci de gros nuageset tout a revêtu un aspect polaire des moinsengageants. Tout à l’heure, à la clarté de la lune,on voyait planer les grands albatros – on sedemande quand ils dorment. Ils nous escortentdepuis déjà quelques jours et je ne me

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lasse pas d’admirer leur grâce. Ils planentpendant des heures sans donner un coup d’aile.Ils montent, descendent, effleurent les vagues,freinent, ne repartent rien qu’avec les courantsd’air. Le plus drôle, c’est quand ils vont s’asseoirsur l’eau. On jurerait un hydravion. Il commencepar ramasser ses ailes pour perdre de l’altitude età un mètre de l’eau il dresse ses jambes pourfreiner. Il touche la surface, con-tinue à glisseravec le bout des pattes dans l’eau sur un ou deuxmètres, et finit par s’arrêter, en tenant ses ailesbien haut au-dessus de lui, un peu comme unedame précieuse qui relèverait sa robe pour ne pasla tremper. Ensuite, il les plie soigneusement,trois au moins parce qu’elles sont immenses, ettout est terminé. Il y a aussi les petits Capespidgeons qui sont mi-gnons comme tout et quiplanent admirable-ment aussi. Ils ont un petit airde vouloir faire comme les grands qui estadorable.

L’autre jour, il y a une baleine qui est venueprendre ses ébats à côté du bateau pendant aumoins une heure. C’est affreux, c’est épais etsans grâce. Tout l’équipage était très excité,papa Flitton en tête avec sa caméra. Vic étaitmonté en haut du mât pour avoir des photosoriginales. But, elle a eu un succès fou. Quandtout le monde a eu fini de la photographiersous tous les angles, elle a salué en plongeant,au revoir et merci !

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Nous ne sommes plus maintenant qu’à centquarante miles de la côte sud-africaine, à peuprès vis-à-vis de Durban, mais comme nousfaisons route vers le sud-ouest, nous ne serons envue d’East London que lundi matin, proba-blement, si tout va bien. Et de là à Cape Town.Tout dépendra de la direction des vents. Ça peutprendre quatre jours ou quatorze jours. Tout lemonde en a peu ou prou marre et old papaFlitton a commencé à être empoisonnant cematin. Il a attrapé Frankie pour une bêtise et toutle monde ne cesse de répéter du matin au soirque c’est la ’ard life. Quant à Charles, je croisque le jour où on le lâchera à Cape Town il serapris d’hystérie. Il m’a dit qu’il n’était pasquestion qu’il reste encore à bord à Cape Townet je me demande qui fera notre popote pendantles quinze jours où nous habiterons encore leyacht. Je dirais même des côtelettes de porcqu’elles étaient bonnes. Il y a toutefois uneanomalie que je ne vous avais pas signalée.Comme l’eau est rationnée à bord – on doit s’enservir le moins possible en ce qui concerne sesablutions ! – on n’en met pas à table.

Depuis mon départ je n’en ai pris qu’en mebrossant les dents. Et je ne serai nullementétonné d’apprendre que papa Flitton se rince lesgencives avec un petit Bordeaux bien léger...Nous avons croisé à peu près à un mile de nousun bateau qui fait apparemment route pour

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Maurice. Il marche bien mais on ne peut pasreconnaître si c’est un K.P.M ou un cargo.Toute réflexion faite, j’aimerais être à son bord!

Il me semble qu’il y a des siècles que je suisparti ! On est isolés du reste du monde, toujoursles mêmes six types, il pourrait tout aussi bien yavoir six mois qu’on est à bord. Et pourtant, çapasse bougrement vite ! Je pense constammentà Maurice. Dimanche matin, pendant monquart, j’imaginais papa marchant de long enlarge en attendant son thé, la messe de cinqheures, plus tard la chasse. Le soir, le club deGrand Bay. J’imaginais les petits groupes ba-vardant dans la pénombre, que tout ça est ten-tant, de loin ! Et même de près, notez bienquand est-ce que je reverrai tout ça !

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Dimanche une heure trente

Ce n’est pas hier soir que j’étais de bonne hu-meur. Merde ! On a eu une journée impossible.Debout six heures trente pour descendre la grand’voile qui a une déchirure. Quand il faitbeaucoup de vent – comme c’était le cas – c’estabsolument esquintant et ça prend bien unedemi-heure. Il est arrivé un incident qui auraitfacilement pu être... disons sérieux. Après avoirbaissé la grand’ voile on a hissé le spinnaker,une sorte de grand foc ballon. Généralement, onprend la précaution de l’enrouler et de l’attacherpar de petites ficelles autour de la drisse, etquand tout est prêt on tire sur l’écoute. Lesficelles se cassent et tout va bien.

Hier, pendant que Jimmy et moi hissions ladrisse, le spinnaker presque en haut, une rafales’engouffrant quelque part a défait les nœuds desficelles et le spinnaker s’est ouvert tout grand.La drisse nous filait entre les mains et on... estmontés avec le long du mât à une vi-tessevertigineuse – je n’en menais pas large – vous lecroirez volontiers ! – et je voyais le moment oùon allait se broyer les mains dans la poulie.Heureusement les autres se sont préci-pités etnous ont arrêté quand bien même avant la poulie.Quand nous sommes redescendus Jim étaitblême et je sais que je l’étais aussi.

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Après le breakfast, je m’étais installé dans unpetit coin de soleil bien sec et chaud et unmoment où tout était peint et séchait, unevague est arrivée, a frappé contre la coque etm’est tombée intégralement sur le dos. Vousdire la bordée de jurons qui est partie dans leciel sud-africain ! J’ai alors essayé d’allerrepeindre des trucs sur le mât, mais le bateauroulait tel-lement que je manquais de mecasser le cou à chaque instant et que mapeinture était un in-fâme barbouillage.

Après le déjeuner, pas question de sommeil !J’aurais été réveillé d’un instant à l’autre pourhisser la voile. Vers trois heures, tout est prêt.On sue, on trinque et, au moment où elle est enhaut, le vent très fort la faisait battre contre lesre-up mainsal ! Il fait une mer assez sûre et noussommes trempés jusqu’aux os. À cinq heurestout est fini mais c’est mon quart. Je vais vite mechanger et on-duty jusqu’à huit heures.

Il faisait un vent frais, juste assez pour nous fairefaire dix nœuds, et le temps était magni-fique. Lecoucher du soleil a été admirable. Les grandsalbatros dont la silhouette se détachait sur le cielrose pastel, planaient doucement. Des quantitésde vers me chantaient dans la mémoire –Samain, Baudelaire, Stuart, Merrill, Rostand.L’heure est belle de calme et d’oiseaux attardéset j’étais amplement repayé

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de mes peines. Un moment j’ai senti quelquechose de bizarre à l’est, je me suis retourné etc’était la lune qui se levait. La pleine lune res-plendissante et rougissante, qui ramenait pu-diquement sur elle un petit coin de nuage. Elleétait presque dans notre sillage dont elle ar-gentait l’écume. Elle jetait des reflets irréelssur l’arrière du yacht. Nous étions trois àl’arrière. Personne n’a dit un mot. C’étaittellement beau qu’on n’avait pas envie deparler. On essayait de jouir le plus possible dece moment d’autant plus précieux qu’il étaitbref, et qu’on n’aurait certes jamais l’occasionde revivre dans ces conditions pareilles.

Et c’est bien à regret que je suis allé au lit à neufheures. D’autant plus qu’avec l’eau qui couraitsur le pont, les gouttières allaient leur train, toutautour de mon oreiller. J’ai essayé de me garercomme j’ai pu, mais le bateau roulait tellementqu’à chaque instant je sentais un petit froiddéplacé. J’ai fini par changer de formule et jedors maintenant dans l’autre sens. Les pieds dansl’eau – c’est moins désagréable et plus facile àéviter. Ted, lui, avait une gouttière qui luitombait obstinément sur le front. Il a pris uneserviette, s’en est fait un turban de fakir, et apioncé comme un loir avec sa gouttière. Pendantqu’on était à table – on prenait le café !– il y a eu une vague énorme qui est passéepar-dessus le bateau de sauvetage et s’est

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écoulée sur l’écoutille de la salle à manger, quiétait ouverte pour avoir de l’air. Pemrose quisirotait son café, l’a reçue tout entière sur ledos. Il s’est figé avec sa tasse à un pouce deslèvres. Il a eu une expression unique et mêmepapa Flitton mourait de rire. Nous avons prisnotre quart à quatre heures ce matin et nousavons vu se lever le soleil, un soleil commedans les films de Walt Disney, rouge, maisrouge ! C’était très beau aussi !

Pendant une heure on a fait onze nœuds cematin ! On est maintenant tout près de la côteafricaine qu’on aurait sûrement vue à cetteheure-ci si le vent avait continué. Mais c’étaitun calme plat. On a été obligés de baisser lesvoiles qui battaient contre les haubans (en-core!) et nous sommes au moteur. Je pense quandmême qu’on devrait voir la côte ce soir. Ouihier c’était un de ces jours impossibles où j’aienvie de leur bouffer le nez à tous, surtout à cevieux drôle de papa Flitton qui ne pouvait pasrester chez lui au lieu d’aller rouler sa vieillebosse de par les mers, en débauchant les fils defamille désœuvrés.

Mais aujourd’hui je suis réconcilié avecl’humanité... et avec la mer. Ce que j’ai pu lamaudire, hier, la mer ! On roulait que c’en étaitincroyable ! Même certains actes intimes re-vêtaient un caractère purement acrobatique et

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exigeaient des qualités de souplesse et de paix etla sécurité. Dames ! Pour une fois que je peuxdormir sans être bousculé, je vais faire une petitesieste jusqu’à mon quart à quatre heures...Pourvu qu’on ne m’réveille pas dans une demi-heure pour hisser la voile ! Je fais un malheur !..On ne m’a pas réveillé qu’à quatre heures pourmon quart. C’est régulier, ça a été un quart sanshistoire – la mer était un vrai lac. Il n’y avait pasun souffle – toutes les voiles étaient carguées surles guis. Le moteur ron-ronnait doucement et lebateau glissait en lais-sant derrière lui de grandesrides qui allaient ens’élargissant jusqu’à ce qu’elless’évanouissent. Malheureusement le tempsn’était pas très clair et la côte sud-africainequ’on a pu apercevoir vers six heures quin’était qu’une bande grise et floue à l’horizon.

Après le dîner, quand nous sommes montés surle pont, les brumes s’étaient dissipées et EastLondon et ses feux ont défilé devant nous. Cematin le temps est gris – en fait on a eu un graind’orage ce matin, à l’aube – la mer est toujoursplate et d’après les prévisions données par lamétéo sud-africaine, tout à l’heure, la situationne changera guère avant demain. Donc, aumoteur ! C’est moins sportif mais infinimentplus confortable. Hier soir ça me rappelait unecertaine promenade faite au clair de lune deGrand Bay. Pour la première fois, ce matin,

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depuis quinze jours je me suis réveillé sansavoir de nouvelles bosses à ajouter à un pal-marès déjà chargé.

J’ai été très fier d’avoir changé, tout seul, ce matin les voiles, toutes les voiles, de bord. Le vent – le souffle plutôt, avait changé vague-ment, et comme c’était le tour de Jim à la barre, j’ai tout fait tout seul. Ça ne s’est pas passé sans imprécations mais j’en suis quand même sorti. Nous devrions être en vue de Port Elizabeth cet après-midi. Et si tout va bien – jen’ose pas faire de prévisions trop optimistes ! – nous devrions arriver à Cape Town dans quatre jours. Adieu va !

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Dimanche 21 ou 22(je ne sais plus)

Une semaine que je n’ai pas touché à cejournal. Les premiers jours – lundi et mardi –ont été calmes, pas d’histoires. La côte sud-africaine se déroule devant nous, nous croisonsdes qualités de gros bateaux. Très bien !

Mercredi soir il soufflait un peu de vent – toutesvoiles dehors nous passons le Cap St. Francis età l’aube le phare du Cap Agulhas se fait voirau loin. Vers neuf heures, le vent se met àsouffler plus fort, les vagues se creusent, secreusent, et nous voilà dans un gale. La mer,très grosse, le vent sifflant dans les cordages,un froid polaire. Vers deux heures, il fautchanger la voile ar-rière – parce que la grandea été descendue dans la nuit, opération longueet assez dangereuse – la voile est fouettée del’autre côté et la vergue se pulvérise sur unhauban – on s’agite pour la remplacer par uneautre voile lorsque le père Flitton, qui étaitresté jusque-là dans le deck-house, emmitouflédans une vaste cou-verture, sort sur le pont etpasse des engueu-lades, disant qu’on l’a faitexprès, qu’il faudrait faire ceci et cela...

Nous sommes tous pris d’une colère bleue et Ian et Jim, tout blancs et frémissants d’une

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colère contenue, la voix à peine plus élevéeque d’habitude, l’ont remis à sa place magnifi-quement : « You ought to be ashamed ofyourself, a man of your age and supposed in-telligence ! » lui a dit Ian. Tout est remis enplace et on est prêts pour la nuit vers septheures. Le vent était bien tombé et toutsemblait aller mieux. En fait la nuit a été calmeet vers cinq heures… on a été encore en vue duCap Agulhas, dont on avait dérivé énormémentpendant la tempête. Je m’arrête là pour au-jourd’hui. Je reprendrai quand le bateauroulera moins...

Pour la première fois depuis trois semaines, jepeux écrire tranquillement sans avoir à mecontorsionner pour garder mon papier hori-zontal. On est à l’ancre depuis hier dans le portde Cape Town. Je reprends mon récit : toutallait beaucoup mieux donc, et Jim et moiavons un quart assez paisible. Le soleil se lèvedans un flamboiement de couleurs rouges etJim me dit d’un air pessimiste : « Red skies inthe morning, shepherd’s warning ». Merci Jim.Nous nous en serions rendu compte une oudeux heures plus tard. La mer devient de plusen plus houleuse et vraiment ce n’est pas trèsconfortable. Le ciel est bleu, le soleil brille etle vent souffle assez fort. Nous espérons toutde même de ne pas recommencer la mêmejournée qu’hier.

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Malheureusement, le baromètre baisse de façoninquiétante et les bulletins météorologiques deCape Town ne sont guère rassurants. On prendquelques ris, on ferme toutes les écoutilles, onprend quelques précautions élémentaires. Lebateau tangue horriblement, le pont est trempé etglissant et le vent souffle de plus en plus. Versdix heures, on prend encore des ris et, malgrétout, le bateau penche horriblement. On prenaitle thé, transis, vers dix heures et demie quandTed hurle All hands. On se précipite et c’est lebateau de sauvetage qui a été ébranlé par lesnombreux paquets d’eau et qui menace de s’enaller. On passe des cordes dessus et on tire detoutes nos forces pour essayer de l’assujettir,mais au bout de quelques minutes on est obligésde tout couper et de le laisser partir. Les grosmontants de fer sont tout tordus. On n’en peutplus.

Vous ne pouvez pas réaliser l’atmosphère quirégnait. Les paquets d’eau qui dégringolaient, lefroid, le vent, les cris, les glissades, le rush et,pour combler de bonheur, j’avais pris froid laveille et je faisais de la fièvre. J’étais exténué etje descends un moment dans ma cabine pourprendre un Aspro je crois, lorsque le bateauentier est secoué comme un panier et qu’un bruitcomme coup de canon l’ébranle de l’avantà l’arrière. Et une seconde plus tard l’eauentrait comme chez elle dans notre cabine par

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l’écoutille, dont elle avait brisé le verre. Lavague énorme s’était écrasée sur le bateau en-tier, l’inondant de partout. Tous remontent surle pont et Franck me dit au passage : « You’dbetter be on deck, my friend » et je comprendsque vraiment, c’est sérieux. Une rafale mehappe quand je sors du deck-house et m’envoievalser sur le mât. Je me hisse tant bien que maljusqu’à l’arrière et je n’oublierai jamais lespectacle que j’y ai vu. Une bonne partie desplats-bords ont été fracassés et sontdéchiquetés par les vagues. Jim, Franck, Ted etmoi, nous traînons jusque-là et essayonsd’amortir les dégâts, et de tenir les débris avecdes cordes pour empêcher qu’ils ne soientemportés sur le pont, ce qui aurait étédangereux pour nous. Pour la première foisdepuis le départ, j’ai une trouille bleue.

Vrai, je donnerais dix ans de ma vie pour êtrepaisiblement à calculer mes formes vertes à labanque – on finit par tout arranger de notremieux pendant que les deux autres passent unmauvais moment à carguer les voiles. On negarde que la grand-voile, qui, réduite des deuxtiers, permet juste de garder le bateau dans lahoule et dans le vent. Le skipper a pris la barre etmon Dieu ! On finit par ne pas trop penser. Maisla chose angoissante, c’est cette espèced’impuissance vis-à-vis des éléments déchaînéscontre lesquels nous ne pouvons aligner que

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notre volonté d’en sortir. Nous nous contentonsde monter et de descendre de notre mieux etc’est assez terrifiant que le spectacle de cesvagues monstrueuses et écumantes qui nousprojettent à droite et à gauche. Le vent hurledans les cordages et on dérive tant et plus.Chaque vague qui arrive nous prend par l’avant,le bateau commence à monter, hésite unmoment, on a l’impression qu’il redescendra lapente par l’arrière, et puis la vague passe quandmême. À chaque houle il faut s’accrocher pourne pas tomber, et s’accrocher fort, parce que lesangles sont très aigus. Vers six heures. ça semblese calmer légèrement. Je me suis attaché depuisun moment déjà – par un temps pareil, le soir ons’attache avec les cordes parce qu’on ne voit pasvenir les vagues et qu’on pourrait être emporté !

Quand le skipper arrive et me dit d’aller mecoucher, qu’il va prendre mon quart, que je suismalade, que j’en ai assez fait, etc. Nous sommestous à bout de force et de nerfs et mesprotestations ne sont pas très convaincantes. Jeme fouette sur ma couchette où je n’arrivepourtant pas à trouver un sommeil très repo-sant.Ça bouge trop et mon matelas a été trempé parles grosses vagues passant par l’écoutille. Toutest humide, j’ai froid et je suis un bloc de sel. Jene croyais pas si bien dire en parlant du sel pleinla barbe. Mes prévisions les plus op-

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timistes ont été dépassées. Le skipper, trèsgentiment, a dit à Vic de ne pas me réveiller àquatre heures. pour mon quart, qu’il le pren-drait à ma place.

À sept heures je me réveille, endosse forcechandails et par-dessus, j’arrive sur le pont oùle skipper m’engueule et me renvoie au lit.Ravi de me reposer je redescends. Le temps estun peu meilleur et le baromètre remonte. Lajournée est sans histoire, sauf que tout lemonde respire. On a tous beaucoup crané, maisje crois que nous avons tous eu chaud... si onpeut le dire !!! Ils ont tous des traits tirés, unebarbe de trois jours et ils ne peuvent guère enmettre plein la vue. Samedi dans l’après-midiça allait mieux côté temps – on a pu mettre lemoteur et vas-y petit frère ! Cape Town ! Lacôte sud-africaine défilait à cinq ou six miles,avec ses montagnes et ses pics couverts deneige. Ça expliquerait peut-être le froidvraiment ef-froyable qu’il fait.

J’ai – comme tous les autres d’ailleurs – un minimum de cinq pull-overs plus le ciré. Ça vaà peu près mais les mains, Seigneur ! Pendant lequart, même en plein soleil, on gèle ! Nos mainssont toutes engourdies. On ne peut même plusbouger nos doigts et le simple contact du boisfroid de la roue est une brûlure intolérable. Lethermomètre marque deux cent cinquante

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degrés Fahrenheit (moins trois degrés) àl’intérieur du deck-house relativement chaud.Dimanche après-midi nous avons aperçu TableMontain du côté océan Indien. Nous sommes enplein dans les Cape Rollers et, malgré une merrelativement normale, on roule d’une façonétonnante. C’est notre dernière nuit. Nous se-rons à Cape Town. À quatre heures lundi matin,je suis monté sur le pont. Cape Town était de-vant nous, nous étions en face de Sea Point.

Toutes les lumières nous faisaient de l’œil sur leflanc de la montagne, dont la silhouetteformidable se découpait sur le ciel scintillant. Onglissait doucement sur de longues houlesparesseuses et tout graduellement la côte défi-lait. Une heure plus tard le soleil a donné sonpremier coup de pinceau. Une longue traînée depoussière rose à l’horizon... Il s’est hissé dederrière l’horizon et a transformé la montagne enla plus éblouissante palette de couleurs. Jevivrais cent ans que j’aurais gravé dans un coinde ma mémoire, ce lever de soleil sur CapeTown et l’entrée dans le port. Que la languefrançaise semble pauvre – c’est sans doute mesmoyens qui le sont ! – pour décrire le ruissel-lement de lumière, de couleurs, de beauté.

Dès l’entrée du port une petite vedette arrive àtoute vitesse : c’est le Capitaine Corven, ancienMauricien, et Pim, le chief townplanner de

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Cape Town, fanatique de yachting et membrede l’équipage jusqu’à Trinidad. Un garçonextrêmement sympathique et très intelligent. Ilnous a tous invités ce soir chez lui pour voir lefilm de son voyage jusqu’à Trinidad. Maisc’est moi qui suis de garde et je ne peux quitterle bateau. C’est ma veine. Une fois le bateau àquai, des flots de gens sont venus à bord serrerles pattes au père Flitton. Des reporters nousont interviewé et pris des photos et nous avonsparu dans les journaux d’aujourd’hui.

Voilà terminée la croisière du Cariad I et macarrière de marin, du moins je le crains. Noussommes tranquillement à l’ancre. Le Cariad etmoi, dans la rade. Il est sept heures. C’estl’heure, entre chien et loup, où on distingueencore vaguement les adorables maisonnettessud-africaines, indécises dans le crépuscule. Lebas flanc de la montagne est piqué de millelumières qui se reflètent dans les eaux immo-biles de la rade. Les derricks lèvent leurs longssquelettes en ombres chinoises sur le ciel roseoù flotte encore un peu de lumière. Un grandcalme a envahi les choses. Tout est très beau ettrès doux.

Dans le deck-house tiède où j’écris cette der-nière page, qui est aussi celle d’une belleaventure, le seul bruit qu’on entend est le tic-tacde la pendule et au loin une rumeur confuse...

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Cette paisible rumeur-là vient de la ville. Detemps en temps une faible houle vient du large,en mourant. Et le vieux Cariad, lassé de tantd’aventures, se balance lentement à son rythmeen faisant crier ses amarres. Il me revient toutà coup une strophe d’un très beau poème lu au-trefois et que j’avais aimé et appris :

Small harbours seen at dusk, rocks shining, The water irridescent with the hour, and slackened sailsDrifting to anchorage, where houses, grey-set With hollycock and birch, make a new moon of welcomeDo you remember -You who have seen them ?

Pouvais-je rêver une plus jolie fin ?

Malheureusement après, la vie a repris pour devrai. J’ai dû travailler dans une compagnied’assurance et de comptabilité. Ce n’étaitvraiment pas mon truc ! Je détestais mais c’esttout ce que j’avais pu trouver. J’y suis resté aumoins un an, avec un salaire absolument mi-nable.

Obligé d'abandonner toutes ces belles fré-quentations, je ne les ai reprises que beaucoupplus tard.

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Photo parue dans le Cape Times lelendemain de notre arrivée

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Ma vie professionnelle

J’ai eu beaucoup de chance dans ma vie pro-fessionnelle. Comme tout le monde, j’ai eu deshauts et des bas et j’ai eu certaines pannes trèsangoissantes, mais j’ai toujours pu retombersur mes pieds. J’étais compétent, perfection-niste et créatif mais je n’ai jamais atteint lessommets. J’avais quelques gros défauts : unsens critique acerbe, un refus des compromis-sions et une certaine arrogance et insolence.Surtout, je n’avais pas l’esprit compétitif etl’ambition d’être meilleur que les autres. C’estnécessaire si on veut arriver en haut del’échelle. Il faut que la réussite soit la prioritéabsolue. Ce qui m’importait, c’était de vivrecomme je le souhaitais et de profiter desbonnes choses de la vie. Et j’y suis arrivé.Aujourd’hui que mon grand âge me force àêtre sage, je me retourne sur le passé et je medis : « Mon pote, tu t’es bien amusé ».

Le monde professionnel que j’ai connu est trèsdifférent du vôtre, vous ne pouvez pas imagi-ner. Mai 68 a été un grand tournant. Tout avolé en éclats, tous les codes.Durant toute ma carrière, j’allais tous les joursà mon bureau en cravate et costume, mêmequand je travaillais seul à mon compte avec

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une secrétaire. Aujourd’hui mon fils a dû por-ter un costume une fois seulement à son ma-riage.

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Time Life International

J’ai épousé en 1958 une jeune américaine,June Wrigley qui habitait le Cap. Dick, sonpère, était le patron de la Caltex pour l’Afriqueméridionale. Je m’entendais très bien avec lui.J’étais marié depuis un an et pas très heureuxprofessionnellement. Je n’arrivais pas à trou-ver ma voie et à m’établir professionnelle-ment. Je traînais de job en job sans intérêt quine me plaisaient pas. Un jour mon beau-pèrem’a appelé et m’a dit :– Vous savez, je n’ai pas l’impression quevous vous plaisez ici. Je crois que vousréussirez beaucoup mieux à vous intégrer enEurope. Je voudrais vous aider à aller àLondres. Qu’est-ce que vous en pensez ?Je l’ai remercié avec enthousiasme.

À l’époque, je travaillais à la Sabena, unecompagnie aérienne belge à Cape Town. Il yavait un patron, une secrétaire, et moi qui traî-nais dans les agences de voyages. Je m’y em-merdais. Dick m’a donné un chèque de milledollars pour rejoindre l’Angleterre. Unesomme à l’époque tout à fait considérable. Jesuis parti.

Tous les gens que je connaissais de Cape Town, tous mes contemporains d'Angleterre

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habitaient une chambre de bonne à Earl’scourt, un quartier vraiment pas très très relui-sant. Étant donné que j'étais arrivé en Afriquedu Sud sur un yacht, j'avais la chance d'êtredevenu membre du Royal Cape Yacht Club,qui était comme tous les Royal Yacht Club del'empire britannique affilié les uns aux autres(Australie, etc.) J'avais accès au Royal ThamesYacht Club. Il était situé à Knightsbridge,presque vis-à-vis du magasin Harrods, un en-droit si chic que jamais je n'aurais cru y avoiraccès ! L’immeuble était très ancien, magni-fique, en pierre. La chambre me coûtait beau-coup moins que le dernier des petits hôtels eton m'a ouvert les bras.

Je suis arrivé à Londres très naïvement,comme si cela n'était rien de particulier, alorsque c'était extrêmement inattendu que je meretrouve à mon âge, venant du Cape, au YachtClub. C'était un endroit extraordinaire. Commetous les clubs, on ne donne pas de pourboire,c'était interdit. À la fin de l'année un fonds estcréé pour le personnel. Tous les matins, à septheures ou sept heures et demie, un valet dechambre très chic, cravate et costume, me por-tait mon thé. Quinze minutes plus tard, il medemandait s'il pouvait couler mon bain. Jeprenais mon bain. Il revenait me demander ceque nous allions porter aujourd'hui. J'étais ar-rivé avec une valise dans laquelle se trouvaient

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deux costumes, un blazer et deux pantalons.J'ai alterné donc de jour en jour les costumes.Je sortais de mon bain, je me rasais, je sortaisde ma chambre et je trouvais mes chemisesinstallées avec leurs manchettes, les chaus-sures cirées... C'est encore avec naïveté que jerecherchais un emploi.

Je consultais les annonces dans les journaux etchaque fois que je trouvais une annonce d'unjob qui était éventuellement intéressant, j'écri-vais une lettre de motivation, mon CV, sur lepapier du Club, si ma mémoire est bonne gra-vé or et bleu du petit fanion. Avec le recul, jeme dis qu'on devait recevoir ma lettre avec unecertaine méprise. On devait se demander quiest ce petit con qui se prenait pour je ne saisqui. J'écrivais, encore et toujours, mais rien nese passait. J'avais des rendez-vous par-ci par-là. Une fois, il était possible que je tienne unjob d'assistant relations publiques pour unfabricant d'avions qui a disparu maintenantmais qui aurait été en dehors de Londres. Unbeau jour, je lis dans la première page duTimes les petites annonces. C'était assez ex-traordinaire, car habituellement celle-ci étaitréservée aux actualités. Il y avait une colonnedes annonces personnelles que tout le mondelisait parce qu'elles étaient assez rigolotes.

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En le parcourant, je lis : « Si vous êtes éner-gique et créatif, doté d'un esprit d'équipe, unjob passionnant vous attend chez Life Maga-zine ! ». J'étais interloqué et j'ai pris ma plusbelle plume, du papier à lettre du club et j'airépondu à cette annonce en disant que j'étaisénergique, créatif et travailleur. J’ai répondusimplement : « Quand est-ce que je com-mence ? » J'ai envoyé la lettre comme ça.

Il se trouve que l’auteur de l’annonce étaitl’assistant directeur de la promotion de TimeLife Magazine, Jerry Hotchkiss. C’était unfarfelu, à la fois intelligent et drôle. Il avaitdécidé d'écrire une telle annonce pour voir lesréponses qu'il obtiendrait. Il se trouvait enplus, qu'à l'époque, Time-Life était la boîte laplus noble du monde entier ! On y trouvaitseulement des aristocrates, des frères de Lords.C'était très très très chic. Il était très étonnéque j'aie écrit ma candidature sur un papieraussi chic. Il m’a confié plus tard que sur lescent quarante candidatures qu’il avait reçues, ilavait dû en garder une vingtaine qu'il trouvaitintéressantes. Il avait demandé à sa femmelaquelle lui semblait la meilleure. Elle a con-sulté l'ensemble des candidatures et a mis decôté ma lettre en disant que c'était celle-ci qu'ilfallait. C'était un coup de pot absolument ini-maginable.

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Avant de m'engager définitivement, il a voulutester mes capacités créatives. Je lui ai dit queje voulais bien. Il m'a demandé d'écrire uneannonce pour vendre une boîte, je lui deman-dai à quoi elle servait, il répondait qu'il ne sa-vait pas, qu'elle ne servait à rien. Je suis rentréau club et j'ai rédigé une annonce complète-ment abracadabrante. Je ne prenais pas cela ausérieux. J'y avais joint un poème anglais. Si onle traduisait, cela disait : Pendant vos longuesnuits d'insomnie, est-ce qu'il vous arrive deposer des questions sur les choses extraordi-naires qu'on vous fait faire ?C'est un poème qui l'a beaucoup amusé.

Après, il a fallu que je rencontre le présidentde la division internationale et le grand patronde la publicité de Life Magazine. Là aussic'était assez rigolo, le grand patron ayant finipar me poser une question complètement stu-pide. Il m’a demandé :– Si vous rentrez chez Life Magazine, quelle serait votre ambition ?J'ai pensé que sa question était idiote. Je l'ai

regardé et j'ai répondu :– Je suppose de m'asseoir dans votre fauteuil. Il est parti dans un fou rire il a ajouté :– Bon, on verra tout ça.

Ça y est, j'ai été pris. Ça a été le début de toutema carrière qui s'est fait après dans les grands

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magazines internationaux : Time-Life Maga-zine, Sunday Times, Newsweek, puis ça s'estfini avec National Geographic.

Mon beau-père et Hotchkiss ont permis quetoute ma vie dépende de ce moment-là.

Time-Life était une société regroupant tout unnombre de magazines, dont Time et Life. Moije travaillais pour Life.À cette époque-là, il y avait la revue Life auxÉtats-Unis qui était quelque chosed’absolument colossal. Toute la publicité pourles produits de grande consommation commeles soupes Campbell ou les Corn Flakes setrouvaient dans ce magazine qui avait une dis-tribution de plusieurs millions d’exemplaires.C’était une des seules manières de vendre lesproduits de consommation. Il n’y avait pas oupeu de télévision. Life International était unmagazine différent sur le plan international.Beaucoup plus haut de gamme, il était destinéaux hommes d’affaires. On y trouvait de laculture générale, des photographies. Il y avaitaussi Life espagnol qui avait un énorme pres-tige dans toute l’Amérique latine. Et enfin LifeAmérique.

Dans les années soixante, les jeunes employéscélibataires vivaient dans des chambres debonne à Londres. Ceux qui étaient mariés vi-

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vaient au nord de Londres. Ils prenaient letrain tous les jours pendant une heure. Quandj’ai retrouvé des amis mauriciens, il y en avaitbeaucoup, puisqu’ils venaient faire leursétudes ici, des gens de mon âge, étudiants, jeleur ai dit :– Il n'est pas question que je vive en banlieue, je veux un salaire important.

Je me souviens avoir donné un chiffre à un amimauricien qui m'a dit que je rêvais et que je nel'aurai jamais. Quand chez Time-Life s'est po-sée la question du salaire, on m'a proposé millehuit cent livres par an. J’ai répondu que j'es-pérais plutôt deux mille livres par an. Ils ac-ceptèrent finalement de me payer mille neufcents livres. C'était à peu près sept cents livresde plus que le maximum que je pourrais trou-ver, m'avait-on dit. Je roulais sur l'or, en com-paraison de mes contemporains. J'ai loué unappartement tout à fait convenable dans unquartier chic de Londres.

Je suis resté six ans à Time-Life Magazine. Lapromotion de 1960 à laquelle j’appartenais estcurieusement restée unie. Pourtant, nous ve-nions de pays différents : Angleterre, Suisse,Italie, Suède et France. Parmi les cinq nou-velles recrues, Miles Maskell et moi-mêmesommes les derniers Mohicans de la bande.Les autres ont disparu.

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À Time-Life, je vendais de la publicité. Unmagazine ou une publication ne vit pas du toutpar le prix de vente du numéro mais par lapublicité qu’il y a à l’intérieur. Quand on esten dehors du métier, on ne se rend pas comptede la compétition entre magazines ou entremédias (TV...). La compétition pour la part debudget de publicité des sociétés est féroce !

Henry Luce, le fondateur de Time-Life Maga-zine, était un génie. Tout ce qu’on voit au-jourd’hui a été copié sur lui. En France,L’Express, Le Point, L’Obs sont des copies deTime Magazine. Et Match est une copie deLife Magazine. Quand la télévision estdevenue le grand outil de vente deconsommation de tous les jours, Life s’estcassé la figure et n’existe plus nulle partaujourd’hui. La raison est simple : il n’y avaitplus besoin de photos puisqu’on voyait tout àla télévision. Le repor-ter photographe, c’étaitfini.

Le travail que je faisais, je ne suis même passûr que des équipes s’en chargent encore. Toutest sur ordinateur. Même le rôle personnel dela communication, de la vente, n’existe prati-quement plus. Aujourd’hui, j’ai un jeune cou-sin patron pour la France d’Endemol, le fabri-cant d’émissions télé. Il y a quelque temps decela, il m’a dit :– Mon Dieu, si tu revenais en publicité, tu ne

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reconnaîtrais plus rien ! Mon fils Frédéric estdirecteur des programmes internationaux chezDeezer. Il m’a montré des revues publicitairesStratégies. Je n’y comprends plus rien, c’est untel jargon ! C’est comme si vous me parliez desciences atomiques, de médecine par ordi-nateur. Au fond, le grand tournant a étél’arrivée massive d’internet. Depuis, on necomprend plus rien. Mais quand j’ai pris maretraite à la fin des années quatre-vingt-dix,j’étais encore parfaitement dans le coup.

Mon job ne nécessitait pas une formation aca-démique ou universitaire ou quoi que ce soit.En revanche, à la fin de ma carrière quandj’étais chez National Geographic, les chosessont devenues beaucoup plus scientifiques.Nous devions convaincre de façon beaucoupplus intellectuelle que les audiences étaientparfaites, que les créneaux étaient adéquats,que nous avions raison. On s’était profession-nalisé. Il fallait beaucoup plus justifier la dé-pense. Autrefois, du moment que le magazineou le médium était connu, nous arrivions àconvaincre l’annonceur que ça toucherait unepopulation importante, donc ses ventes. De nosjours, il faut convaincre qu’on touche mieux,moins cher, de façon plus efficace que le co-pain d’à côté. Il y a des tas de recherches defaites, des algorithmes. On compare, c’estbeaucoup plus scientifique.

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Time-Life faisait preuve de largesses in-croyables. Un jour, le magazine a embauchéune nouvelle recrue. C’était un Italien quis’appelait Carlo G., un homme merveilleux decharme que seuls les aristocrates italiens peu-vent avoir. Il était extraordinaire et drôle etavait un succès fou auprès des filles. Carlo esttombé amoureux de Mathilda V., une fille en-core à l’école au couvent. Il allait la chercheraprès les classes à quinze heures. Il arrivaitdans sa décapotable et elle le rejoignait encourant. Elle jetait son cartable derrière lavoiture, sautait par-dessus la portière et ilsdisparaissaient. Au bout de quelque temps, elles’est retrouvée enceinte. C’était une grandefamille italienne. Quand la fille tombait en-ceinte, il fallait à cette époque-là se marier vitefait bien fait : le contraire aurait été inimagi-nable ! Pour lui rendre service et lui sauver laface, Time-Life Magazine a inventé un job bi-don en Rhodésie du Sud à Carlo où il a passéhuit mois. Cela a donné le temps pour lesamoureux de se marier et de faire croire queleur bébé avait été conçu après le mariage, soitplusieurs semaines après la date véritable deconception. Ils sont revenus en Europe trois ouquatre mois après. Le bébé avait en vérité sixou huit mois au lieu des trois mois annoncés àtous. Toute sa famille s’extasiait donc devantcet énorme et magnifique bébé :– On fait vraiment de beaux gosses chez nous !

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Ils faisaient des enfants étonnants, paraît-il !

Rétrospectivement, on ne peut pas s’imaginerle luxe de cette société !En 1964, on m’a proposé un poste pour repré-senter Time-Life Magazine en Suisse et je suisparti à Zürich. Dans le métier à cette époque-là, on recevait énormément tous les gensauxquels on essayait de vendre quelque chose,on déjeunait dans les meilleurs restau-rants, ondépensait beaucoup d’argent en frais dereprésentation. Je descendais toujours auxmeilleurs hôtels, etc. Quand je suis parti demon bureau londonien, j’ai demandé au direc-teur Bob Garey quel budget m’était alloué etce que je pourrais dépenser en Suisse. Il m’aregardé avec un air très surpris et il m’a dit :– Écoute, tu dépenses, si tu dépasses, on te dira.C’est tout de même aujourd’hui complètementimpensable dans notre société. Il y avait unefacilité de vivre qui était inouïe.

En Suisse, toutes les grandes marques étaientannonceurs dans ce magazine : Swiss Air...j’avais au moins huit ou dix annonceurs demontres : Rolex, etc. On se battait pour essayerd’élargir les champs, essayant d’avoir lesbanques, les sociétés médicales. À un momentdonné, il y a eu un exode de sociétés améri-caines souhaitant établir leur quartier général

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international en Suisse. Là aussi, je me suisbagarré pour avoir de nouveaux annonceurs. Ils’agissait de trouver les moyens de faire vivre lemieux possible les journalistes, photographes etla vie du magazine. Il fallait trouver desinvestissements publicitaires pour le succès dumagazine et de tous ceux qui y travaillaient.

En 1972, je suis revenu habiter en France.L’hexagone est resté mon pied à terre malgrémes voyages.

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La Chambre deCommerce Internationale

J’ai fait toute ma carrière dans la publicité,sauf de 1977 à 1981 où j’ai été directeur de laChambre de Commerce Internationale.

Comme son nom ne l’indique pas, ce n’est pasune Chambre de Commerce mais une associa-tion du patronat mondial. La Chambre joue unrôle important dans des domaines complète-ment ignorés du public : techniques bancaires,techniques de shipping, arbitrage international.À ce moment-là, c’était une équipe plutôtsuédoise à la tête du secrétariat international àParis. Ils avaient décidé de monter une nou-velle entité qui serait responsable de mieuxformer les gens aux techniques bancaires etautres par le moyen de publications et de sé-minaires. Ils voulaient quelqu’un pour monteret diriger cette antenne qui exploiterait tous lesrèglements. Ils m’ont pris. C’était un job ex-trêmement intéressant qui m’a fait sillonner lemonde : l’Amérique du Nord, le Moyen-Orient, l’Europe évidemment, l’Asie, jusqu’enAustralie et en Nouvelle-Zélande. J’y airencontré des gens extraordinaires, c’étaitpassionnant.Avec un vieil Anglais, un des grands expertsmondiaux en techniques bancaires et du crédit

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notamment, on donnait des séminaires partoutdans le monde.

J’ai démissionné au bout de quatre ans : il yavait des problèmes de compréhension. Jen’avais plus les coudées franches. J’étais obli-gé de monter des opérations qui n’étaient pasrentables mais qu’il fallait faire pour le pres-tige de la Chambre. C’était une entreprisesupposément commerciale dans un monde quine comprenait rien. Au bout du compte, ça acréé des situations très compliquées et ça allaitmal finir. Il y a eu des révolutions de palaisjuste après mon départ. Toute la bande deSuédois a été vidée. J’avais senti que ça allaitmal tourner et qu’on me tiendrait responsablede ne pas avoir monté une opération profitable.Je suis parti à temps, et aussi parce qu’on estvenu m’offrir un job assez intéressant et trèsbien payé.

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Newsweek

J’ai travaillé pour les publications les plusrespectées et connues, celles diffusées mon-dialement et disposant d’un système publici-taire très particulier. Elles étaient une dizaine àl’époque à se démarquer de la sorte : Time,Life, Newsweek, National Geographic et deuxou trois magazines américains.

J’étais responsable en Europe de la promotionde l’édition américaine de Newsweek. Je tra-vaillais en parallèle avec mes collègues de ladivision internationale. J’allais six fois par anaux États-Unis pour compléter mon travail là-bas.

J’étais constamment en porte-à-faux. Je mar-chais toujours sur les brisées des uns et desautres. Il fallait que je déploie une diplomatiefolle pour qu’ils ne pensent pas que j’usurpaisla prérogative. C’était délicat. Je me suis bienamusé mais je me suis rendu compte qu’il n’yavait pas vraiment d’avenir. J’étais un peuperdu.

Jusqu’au jour où il y a eu un changement dedirection à New York. Le nouveau patron nesavait pas très bien ce que je faisais. Il a écoutéun peu les rumeurs malveillantes des uns et des

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autres. Finalement, il a décidé de supprimermon poste. J’avais cinquante-quatre ans et jene savais pas très bien quoi faire.

J’avais beaucoup de contacts que j’essayaisd’exploiter. On m’a reçu partout très bien maisen me faisant sentir qu’à mon âge, arriver augenre de postes que j’avais et aux rémunéra-tions auxquelles je prétendais avoir droit, ceserait très difficile. Par ailleurs, il aurait étécompliqué de m’intégrer dans des milieux queje ne connaissais pas où il aurait fallu que jesois formé par des subordonnés qui, eux, ga-gnaient beaucoup moins que moi. C’était ex-trêmement difficile.

Je n’avais pas trop le choix et j’ai décidé dem’installer à mon compte. Le milieu dans le-quelj’évoluais était restreint. Tout le monde meconnaissait et j’avais une certaine réputation. J’aidécidé de prendre ce risque et ça a réussi.

J’ai représenté différents magazines interna-tionaux. Ça marchait bien, jusqu’au jour où lejackpot est arrivé : on m’a proposé un contratpour représenter National Geographic enFrance et en Suisse.

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National Geographic

Je ne peux pas retracer les grands moments dema vie professionnelle sans évoquer mes dixdernières années d’actif auprès de NationalGeographic, la revue la plus extraordinaire quisoit ! Il est difficile en France d’imaginer lerôle que jouait cette organisation dans laculture américaine. Elle comptait des millionsd’abonnés. La grande majorité d’entre eux nejetaient jamais leur revue et les collection-naient. Il y avait des foules de familles possé-dant des centaines de National Geographicsous forme de collections. Un exemple de sonrôle dans la culture américaine : quand on amarché sur la lune la première fois, Niel Arm-strong a planté le drapeau américain puis ledrapeau... National Geographic ! Je n’aijamais travaillé avec une organisation aussiperfec-tionniste. Ils avaient un système fiscalparticu-lier, sous forme d’organisation à butnon lu-cratif et bénéficiaient d’exonérationsfiscales sans actionnaire. Tout l’argent de lapublicité et des abonnements était investi dansla publica-tion.

Dans le domaine de la vente des publicités pourles magazines internationaux, nous n’étions pasnombreux. C’était un marché de niche. Je nesouhaite pas me montrer supérieur aux autres,

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mais c’est un fait : j’étais certainement parmiles deux ou trois représentants les plus connuset respectés. Quand National Geographic a dûchanger de régime en France et en Suisse, toutnaturellement son patron qui me connaissaittrès bien, m’a demandé si cela m’intéressait.J’ai sauté sur l’occasion, bien évidemment.

J’y ai rencontré des photographes avec unepassion pour leur métier absolument incroyable! Aucun effort n’était trop grand pour avoir laphoto qu’il fallait. Ils partaient faire des repor-tages pendant des mois et des mois dans descirconstances incroyables. Ils revenaient avectrente-cinq mille photos et à l’arrivée il fallaiten choisir seulement cinquante. Il fallait toutrecommencer parfois.Parmi mes rencontres marquantes, il y a lecouple Joubert. Ils vivaient dans un coin del’Afrique du Sud-Ouest sous une tente. Ils fai-saient quatre heures de route sur une piste pouraller se ravitailler puis revenaient. Quelquefoisen rentrant, ils trouvaient leurs tentes dévastéespar les singes. Ils étaient très forts aussi car ilsparvenaient à être acceptés par les lions. Quandces animaux chassaient la pleine nuit, le coupleJoubert se mettait au milieu d’entre eux et ilsprenaient des photos comme s’ils étaient chezeux. Je me souviens aussi de David Doubilet.Au large des côtes australiennes, il jetait de la

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viande dans la mer pour attirer les requins etplongeait pour les photographier.Un autre photographe a fait un reportage surGenjis Kahn en Asie.Rien n’était trop compliqué pour eux.

J’ai quitté National Geographic en 1998,lorsque j’ai pris ma retraite. Mon départ faitsuite à des mésententes politiques avec le pa-tron. Celui-ci a profité de mes soixante-six anspour ne pas renouveler le contrat. Moi, j’étaistout à fait disposé à continuer.

Malgré mon désaccord et même si je trouvaisque cela dénaturerait leur essence américaine,des éditions nationales à ces revues presti-gieuses ont vu le jour. Citons National Geo-graphic France ou National Geographic An-gleterre. Aujourd’hui, où en sont-elles ? Pro-bablement en train de glisser vers la télévision.On remarque à présent des chaînes de télévi-sion National Geographic avec des documen-taires relativement bien faits évidemment. Maconclusion ? Le papier n’a plus un avenirépoustouflant...

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Un beau mariage (dessin de l’auteur)

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La courtoisie la plusélémentaire aurait voulu que

je vous présente la tribu.Je m’excuse de cet oubli et m’empresse de le réparer.

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Ceux d’Australie

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Ceux de France

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Et puis… Les Anciens

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Mes instants d’exception

Commentateur de la finalemondiale de rugby !

Je ne sais pas très bien comment j'ai commen-cé à connaître des personnes qui travaillaient àla radio mais je suis arrivé à avoir des contacts.J’ai réalisé des programmes et j’ai donné descauseries à la radio sud-africaine.

Au début, j'envoyais des projets à droite et àgauche et cela me revenait avec un commen-taire du style ce n'est pas bien. J’enchaînais lesrefus. Un beau jour, j'ai envoyé à la radio sud-africaine d'État un projet de programme quej'avais appelé With a french accent. Je parleanglais presque comme un Anglais, mais pourl'occasion, je prenais un accent à la Mau-riceChevalier. Le programme a été accepté.

Tous les mardis soir, à dix-neuf heures, duranttrente minutes et pendant huit à dix semaines,j’étais écouté. Je choisissais des disques fran-çais. Ça a été un grand succès. À ma grandesurprise ! Lorsque cela a commencé, durant lapremière semaine, j'ai acheté la revue qui re-

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censait les programmes de la semaine. J'étaisen quatrième de couverture !

Un beau matin de samedi, je faisais la grassematinée quand mon ami mauricien MichelEspitalier-Noêl avec lequel je partageais unappartement, est allé prendre son pe-tit-déjeuner. Je l’ai entendu rire d’un éclat to-nitruant. Mon colocataire lisait dans le CapeTimes la critique de mon programme parmiceux de la semaine. Le critique concluait sontexte par « en revanche, l'accent du présenta-teur est abominable ! Nous ne comprenonspas. Je me demande pourquoi nous mettons unmicrophone public à la disposition d'un Fran-çais avec un accent français plutôt qu'à un Es-pagnol avec la grippe espagnole ! ».

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4è de couverture de la revue hebdomadairedonnant les programmes de la semaine et

les potins du milieu de la radio.

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L’été 1958, l'équipe de rugby de France estvenue faire un grand tour en Afrique du Sud.Elle devait donner cinq matchs dans les cinqvilles principales. Comme chacun le sait, enAfrique du Sud, le rugby est la religion natio-nale. C'était un événement de grande impor-tance. Comme il n'y avait pas de télévision àcette époque, le seul moyen pour le public enFrance de suivre ce match était d’écouter laradio.

Lorsque les joueurs sont arrivés à Cape Town,j’ai reçu un appel téléphonique d'un Françaisque je connaissais qui s'appelait Jacques Lo-raine. Il possédait une agence de publicité etproposait quelquefois des programmes à laradio. Dans sa jeunesse, il avait été un joueurde rugby à l'université.

Je ne sais plus comment exactement, mais leconsulat de France, ou serait-ce l'ambassade, luiavait demandé de faire la liaison entre lesautorités sud-africaines de sport et les Français.Cette époque ne ressemblait pas à aujourd'hui.L'ORTF n'avait pas jugé nécessaire d'envoyer uncommentateur. À Cape Town, il n'y avaitpersonne pour faire le commentaire pour laFrance. Jacques m'appelle donc :– Est-ce que tu as déjà joué au rugby ?

Je lui ai répondu que je n'étais pas un grand

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joueur de rugby : j'avais joué au collège sim-plement.– J'aurais bien voulu faire le commentaire,mais il faut que je sois dans la tribune offi-cielle. Est-ce que tu pourrais t'en occuper ?Un petit peu impressionné, je l’ai questionné :– Tu me payes combien ?

Il m’a donné un montant à peu près équivalentà mon salaire mensuel !– À ce prix, je ferai n'importe quel commen-taire !

Le samedi matin du match en question, je suisallé voir l'équipe de France à son hôtel pourapprendre les termes de rugby que je ne con-naissais qu’en anglais ainsi que le nom desjoueurs, leur numéro, leur placement sur leterrain. Je suis tombé sur un joueur de rugbyfrançais, monsieur Roque. Resté célèbre dansles annales, c'était une force de la nature, avecdes gros muscles. Une brute. À la fin de notreéchange, il m’a fait une confidence :– Ça ne m'amuse pas de jouer avec les Sud-Africains. Ce ne sont pas des rigolos. Mais je préfère encore cela qu'être à votre place !

Jacques Loraine m'avait promis de m'aiderchaque vingt minutes en faisant un résumé dumatch. Grâce à lui, je pourrais normalementme reposer un petit peu. Mais arrivé sur place,

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il était débordé à accueillir les autres digni-taires. Il m'a emmené dans mon box. C’était aupremier étage des tribunes, au-dessus de latribune présidentielle, au milieu. Lorsque j'aivu à mes pieds le terrain avec la foule im-mense partout, j’ai paniqué et j'ai pensé :– Comment vais-je m'en sortir ? Ça va être épouvantable !

Quinze minutes avant le match, la petite lu-mière rouge s'est allumée et me voilà tout seul.J'ai commencé à parler. J'ai décrit le lieu, lacomposition de l'équipe. Une fois cette der-nière arrivée, le match a débuté. Ça a étél'horreur absolue ! Je n'arrivais pas à me sou-venir des noms. Je n'ai même pas cité certainsjoueurs de tout le long ! J'ai raconté un peun'importe quoi. J'ai attendu Jacques qui n'estjamais venu.

Pendant la première mi-temps, il a fallu que jecomble les silences. Je racontais tout ce qui mepassait par la tête. Au terme du match, au boutde deux heures trente, je suis ressorti absolu-ment lessivé de cette expérience ! J'aurais tuéJacques ! Je n'ai jamais eu à fournir autantd’efforts pour un travail. Je n'ai jamais autantsué. Au final, je ne sais pas combien de mil-lions de Français ont eu l'oreille collée à laradio ce jour-là.

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Des années plus tard, une fois de retour enFrance, on s’extasiait quand je disais monnom.– Jean-Claude Antelme ? Mais je rêve ! C'esttoi qui faisais les commentaires !Encore aujourd'hui, mes amis m'en parlent. Çaa été un moment extraordinaire. L'idée qu'unjour j'aurais pu commenter un match pour desmillions d'aficionados… je ne l'aurais jamaiscru !

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Article paru le 22 juillet 1957 dans Die Burger,quotidien afrikaans. Le nom Antelme était

familier à tous les amateurs de rugby sud-africains grâce à mon cousin Michel Antelme,sud-africain lui-même, qui avait été une des

vedettes de l’équipe natale au début desannées cinquante.

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Mon rendez-vous à l’opéra

Quand je suis arrivé à Paris en 1964, j’ai trèsvite rencontré un soir une jeune fille. C’était àun cocktail. Elle était très jolie et élégante.Une Italienne appelée Margot Cippico.

J’ai commencé à sortir avec elle. Quelquefois,nous dînions ensemble. On était très bons co-pains. Un jour, elle m’a dit :– J’ai une amie qui travaille au protocole àl’Élysée. Elle vient de m’appeler. Le roi duDanemark vient à Paris en visite officielle. Onlui a demandé ce qu’il aimerait faire. Il a ré-pondu qu’il adorerait voir Carmen à l’opéraGarnier. Il voudrait aussi voir le plafond dubâtiment, repeint récemment par MarcChagall. Une grande soirée de gala est prévueen sa présence. J’ai reçu deux invitations. Est-ce que tu veux m’accompagner ?– Tu parles, je serais ravi d’y aller avec toi. Ça m’intéresse beaucoup.J’ai alors appris en quoi consistait une soiréede gala en ce temps-là. Il fallait s’y rendre enha-bit, autrement dit en nœud papillon blanc etqueue de pie. Ne possédant pas cet attirail, jesuis allé le louer au Cor de Chasse.

Le jour venu, je suis allé chercher Margot chezelle. Elle avait une longue robe et était magni-

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fique. À cette époque, je possédais une très joliepetite voiture de sport, une Sandy Mal Pi. Cettevoiture ne dira rien à personne aujourd’hui. Noussommes arrivés tous les deux en voiture àl’opéra. Devant l’opéra, une personne a pris mavoiture. J’ai marché sur un grand tapis rouge quidonnait sur les marches l’opéra. De chaque côté,les gardes républicains qui nous ont es-cortés àla trompette pendant qu’on montait les marches.À l’intérieur, c’était d’une élégance absolumentinvraisemblable ! Nous nous sommes assis à nosplaces. À l’entracte, tout le monde se promenaiten habit et en robes longues. Il y avait uneatmosphère absolument extraordinaire. Aprèscelui-ci, nous sommes allés au New Jimmies, letrès chic nightclub de l’époque. Nous y avonsfait sensation en arri-vant avec nos habits. Onaurait dit Fred Astaire et Ginger Rogers, arrivantpour faire des cla-quettes. On a eu un grandsuccès.

Margot m’avait raconté une histoire amusantequi lui était arrivée. Juste après la guerre, en1946, elle se promenait souvent à Rome avecsa bonne. Les vendeurs de journaux hurlaient àtue-tête la page en Une :– Cippico, Cippico !Margot était ravie d’entendre tout le temps sonnom. Elle trouvait merveilleux qu’on l’acclame.Elle n’avait que cinq ou six ans et elle n’avaitrien compris à ce qu’il se passait en

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réalité. Ce n’était pas d’elle mais de Monsi-gnore Cippico dont on parlait ! C’était un car-dinal ou peut-être un évêque du Vatican.

Pendant la guerre, toutes sortes de familles,notamment juives, lui avaient remis des bijouxet des titres d’actions dont ils craignaient laconfiscation par les nazis. Au moment venu dela Libération et quand tout était rentré dansl’ordre, ils ont voulu récupérer leurs biens.– Des bijoux ? Des titres ? Je ne possède rien. Je n’en ai jamais entendu parler !Monsignore Cippico a refusé de rendre quoique ce soit ! Il y a eu un procès et il allait êtrecondamné. Il a fait savoir que si on lui cassaitles pieds, il raconterait tout ce qu’il savait duVatican !Comme par hasard, l’affaire a été étouffée. Endehors des journaux qui évoquaientl’événement, on n’en a jamais plus entenduparler...

Le plus drôle, c’est lorsque Margot avait unedizaine d’années. Son homonyme la poursui-vaitencore ! Elle avait passé une semaine à Capriavec sa famille (son père, sa mère et son frère).Le taxi l’a déposée à l’hôtel. Sur le perron, lepersonnel l’attendait mais quand on a vu qui elleétait, les visages se seraient appa-remmenteffondrés ! Ils attendaient Monsignore Cippico etses girls, donc ils ont été très déçus.

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Ibiza

En 1964 quand je venais d’arriver à Paris, j’aiété invité par mon cousin Dard et mon cousind’Espinay à les rejoindre. Ils habitaient Ma-jorque et ils possédaient un yacht de douzemètres, un voilier. Avec, ils allaient se balader àtravers les îles des Baléares et devaient prendreun marin. Ils m’ont invité sur le bateau :– Si tu veux venir, finalement on ne prendrapas de marin. À trois, on fera très bien leboulot du bateau.On est partis. On s’est baladés un peu à droiteet à gauche. On a décidé qu’on partirait d’Ibizapour Majorque. Je leur avais dit :– Vous savez, ce que j’aimerais faire : passer une nuit en mer car j’adore ça.– Très bien !

On a décidé de partir de Majorque rejoindreIbiza sur le coup de dix heures du soir. Àl’époque, Ibiza n’était pas touristique commemaintenant. C’était comme aller au bord de lamer dans un endroit joli. On est partis tran-quillement. Il n’y avait pas de vent donc on estpartis grâce au moteur. Ça sentait mauvais.Après avoir fini mon quart vers une heure dumatin, je me suis couché sur le pont. Le tempspassait. Puis, à un moment donné, vers cinqheures du matin, le soleil s’est levé. La mer

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était bleue. Le ciel était bleu. Devant nous,sortant de l’eau, l’île d’Ibiza. On était face auport de San Antonio. Plus on s’approchait, plusse dessinaient des petites maisons blanches auxpois rouges. C’était d’une beauté, d’un calme...Paisible et splendide ! Nous sommes arrivés là.Je suis resté à Ibiza trois ou quatre jours.

Mes cousins avaient un ami allemand quis’appelait Herr Consul Vogl. Il habitait à laCalasse, un endroit extraordinaire en haut d’unefalaise sur la mer. Il avait une magnifiquemaison. Un soir de pleine lune, tandis que nousétions à Ibiza, il y a eu une soirée à laquelle nousétions conviés. On est allés en bateau et on amouillé le bateau en bas de chez eux. On agrimpé le petit rédillon et je me souviens quec’était très élégant. Il y avait beaucoup demonde. Vogl avait épousé une femme dontj’avais oublié le nom. Une actrice assez connueau temps des nazis. Elle possédait une voix trèsgrave et ressemblait à Marlene Dietrich. Elleétait assez extraordinaire. Cette soirée était unmoment qui sortait tellement de ce que l’onvivait tous les jours. Notre bateau était en bas.De la falaise du haut, on le voyait se balancerdans le sillon de la lune. C’était extraordinaire.

Et en plus, j’ai rencontré à cet instant-là unejeune fille, Beatriz. On a passé un momentagréable ensemble. J’ai revu Beatriz le lende-

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main, puis plus jamais. Son souvenir m’a ins-piré le poème ci-dessous.

Beatriz

San Antonio d’Ibiza flottait sur l’eauRose et blanche et bleue dans son berceau.

Les premiers rayons du soleil la caressaient D’un sourire comme une fiancée.

Un ciel de fanfares de promesses De carnaval de grand’ messe.

Te souviens-tu Beatriz de la corridaDe nos cœurs en chamade à la Cala Tarida.

Extrait de l’ouvrage de Jean-Claude Antelme, La Glace Mirage,Osman Publishing, Lettres Mauriciennes

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Oradour-sur-Glane

En 1965, j’étais arrivé en France et je travaillais chez Life Magazine. Très souvent, j’allais dans le sud-ouest voir des clients ou faire de la prospection. À Limoges, je me rendais dans les usines de porcelaine. À Cognac, je retrouvais desclients. À cette période, il n’y avait pas d’hébergement sur place. Je descendais donc à Angoulême, à l’hôtel de Paris. Un après-midi d’automne, lorsque j’allais en voiture de Li-moges à Angoulême, j’ai vu un écriteau Ora-dour-sur-Glane - 2 kms. J’ai pensé : – Ça y est, ilfaut que j’aille voir ça.

Quiconque avait été informé de la résistanceétait au courant de ce qui s’était produit àOradour-sur-Glane. C’était une horreur. En1944, lors de la Seconde Guerre mondiale, leshabitants avaient été pris en otage par les mili-taires allemands de la 2e division SS Das Reich.Mitraillettes au poing, ils ont contraint tous leshabitants à se rendre sur le lieu de rassemble-ment situé sur le Champ-de-Foire. Les Alle-mands ont séparé la population en deuxgroupes : d'un côté les femmes et les enfants, del'autre les hommes. Plusieurs personnes,n’obéissant pas aux ordres, ont été abattues surle champ. Les femmes et les enfants ont étéenfermés dans l’église. À l’exception d’une

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femme, Marguerite Rouffanche, personne n’asurvécu aux flammes. Séparés, les hommesavaient été mitraillés dans des granges, avantque le village ne soit entièrement incendié. Autotal, six personnes seulement ont survécu aumassacre. Je devais voir ce lieu d’Histoire.J’ai tourné et j’ai bifurqué. Je suis parti àtravers champs. Des champs de blé dorés. Ilsreflé-taient la lumière déclinante du soleil.C’est une lumière qui m’a toujours beaucouptouché. Elle donne des lueurs de vieil or d’unetelle tran-quillité. Ce paysage étaitextraordinaire. Il y avait des prés, des chevaux.Je suis arrivé et j’ai garé la voiture.

J’ai traversé une arche. Il y avait des oiseauxqui chantaient et le silence tout autour. C’estun tout petit village de six cent cinquante habi-tants. Une émotion extraordinaire m’a étreint.À Oradour-sur-Glane, tout est resté exactementcomme on l’a trouvé au départ des nazis. Lesmaisons sont éventrées, les lits sont tordus. Destraces noircies de sang. Il y a un petit garage, unevieille pompe à essence... Devant chaquemaison, il y a l’inscription des derniers occu-pants des lieux : Jacques Martin, 35 ans ; Gi-sèle Martin, 32 ans ; la petite Marie, 8 ans.C’était absolument hallucinant. Ce silence total, avec les oiseaux qui chantaient.Je ne crois pas avoir été aussi bouleversé de toute mon existence.

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Barberêche

J’ai épousé Monique de Zurich en juillet 1966.Elle est Suisse, de Fribourg plus précisément,mais la famille habitait Zürich où mon beau-père avait ses affaires. C’est là que j’ai fait saconnaissance à un dîner chez des amiscommuns. Elle était élégante et séduisante.Nous sommes sortis ensemble et ce qui devaitarriver est arrivé.

Nous nous sommes mariés.

La famille avait conservé une propriété à dixkilomètres de Fribourg, au petit village deBarberêche. C’était un domaine magnifiqueavec des fermes, des forêts et un château trèsancien construit sur un rocher qui tombait à picdans un lac. Il était dans la famille depuis lesannées 1830. Elle y passait des week-ends, lesvacances d’été et bien sûr les fêtes.

J’ai la nostalgie de ces fins d’année à Barbe-rêche. Familles et amis se réunissaient, ceux quihabitaient l’étranger revenaient. Ce n’était quefêtes. À Noël, mon beau-père réunissait pour unpot les familles qui étaient au village depuis desgénérations et qui faisaient presque partie de lafamille. On était dans le grand salon où unimmense sapin brillait de tous ses feux.

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Il y avait des petits cadeaux pour les enfants,qui pour remercier, se mettaient devant l’arbreet récitaient des petits poèmes et chantaient deschansons.

Il faisait nuit quand ils arrivaient et générale-ment très froid. Ils étaient emmitouflésjusqu’aux yeux, avec gants et bonnets. Ilssonnaient la cloche de la porte d’entrée etmontaient au premier. Les yeux étaient brillantset le nez tout rouge. On était hors du temps.

Barberêche fait partie, avec la première maisonde mon enfance, Kalodyne et Midlands, desendroits que j’ai le plus aimés.

Mon fils Frédéric a conservé beaucoup desouvenirs d’enfance de cet endroit qu’il ado-rait. Il jouait dans la ferme, notamment.

Mon beau-père est mort en 1981 et en 1985 lafamille a vendu le château. Un crève-cœurévidemment mais aucun des quatre enfants nepouvait racheter les parts des trois autres, nimême probablement assurer l’entretien dudomaine.

Il y a plusieurs semaines de cela, Frédéric y estretourné. Il était parti en Suisse rendre visite àson ami d’enfance le plus intime, Nicolas. Ilsétaient ensemble au collège de Sainte-Croix. À

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présent, Nicolas habite à Genève. Quand mapetite fille Olivia, âgée de sept ans, a vu ledomaine, elle s’est esclaffée auprès de sagrand-mère :– Pourquoi tu as vendu ? C’est tellement beau !

Depuis la vente, le domaine a été refait et di-visé en différents appartements.

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Une soirée arrosée

Il y avait à Londres un petit club qui s’appelaitl’Argyllshire. Les membres étaient tous despropriétaires terriens en Argyle. Mon vieil amiRoddy Ingham Clark, dont les parents avaientpossédé un manoir, en faisait partie. Ilcomptait une soixantaine de membres et saseule activité était d’organiser un dîner annuel.Puisque la plupart des membres habitaientl’Écosse, il n’y avait généralement qu’unequinzaine de membres et d’invités à ce dîner.L’idée était donc de faire quelque chose demémorable et d’y consacrer toutes lescotisations de l’année. Soixante membres,quinze convives : on pou-vait s’éclater.

Roddy m’y a emmené. Ce n’était que deshommes et on était en smoking. Pour com-mencer, il y avait comme il se doit de grandswhiskys, une légère turtle soup accompagnéede sherry, suivie d’un poisson avec un mer-veilleux vin blanc, ensuite une viande quel-conque et de grands Bordeaux, puis un dessertet ensuite à l’anglaise un savoury et du portode vingt ans d’âge. Vous imaginez bien qu’onse sentait extrêmement décontracté. Il y avaitdevant chaque convive un élégant menu dé-voilant plats et vins. J’ai décidé de dessinerdessus les différents convives.

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Mon voisin s’appelait Angus McKinnon, ilétait le patron d’une prestigieuse banqueprivée. Je lui ai emprunté un très bon stylo etj’ai com-mencé à dessiner sur le dos desmenus. C’était très drôle. Chacun admirait leportrait du voisin en s’exclamant C’estexactement toi ! mais détestait le sien :– Merde, je ne suis pas vieux comme ça.– Ah bon ! Ça ne va pas du tout.

Quand la soirée s’est finalement terminée, toutle monde était plus ou moins amoché. Ons’organisait pour rentrer chez soi. J’allaisprendre un taxi mais dans mon état,l’expédition aurait été périlleuse.

Un homme charmant, Sir Simon CampbellOrde, habitait deux rues plus loin que moi. Ilavait sa voiture, une Rolls Royce, et un chauf-feur. Il m’a aidé à sortir de la voiture et àmonter les marches. Il a sorti les clefs de mapoche et a ouvert la porte. Il s’est assuré quej’étais bien rentré. Monique état en Suisse etj’étais seul. J’ai pris longtemps à défaire monnœud papillon. Les boutons de manchette ontété toute une affaire. Finalement, tout monlinge était sur le parquet. Je me suis mis dansun lit qui se prenait à tanguer en croyantentendre au loin le son des bagpipes.

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Ah ces Écossais ! De vrais mecs malgré leur curieuse habitude de porter des jupes.

Sir Simon Campbell Orde

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Grand Bay

Comme chacun le sait, j’ai été un passionné demer et de voile. Chaque fois que j’allais àMaurice dans les années soixante et soixante-dix, j’allais voir un de mes cousins, ClaudeLagesse. On n’avait pas grand-chose encommun mais il était vraiment sincère et hon-nête, un homme bien. Un homme de la meravec lequel j’ai passé des moments formi-dables. Claude possédait un voilier d’une di-zaine de mètres. Sur l’île, nous faisions tou-jours d’immenses balades, généralement lui etmoi tous seuls. Comme il savait que j’adoraistout ça, dès qu’on avait mis les voiles et qu’onquittait l’ancrage, c’est moi qui prenais labarre et la tenais jusqu’à ce qu’on revienne.

Claude habitait un campement à Grand Bay. Uneaprès-midi de 1973, on a fait une très très longuerandonnée. Il faisait un temps magni-fique. On afait le tour de l’île et on est rentrés chez lui. Lesoleil se couchait, alors et on est entrés dans labaie. Il n’y avait plus un souffle dehors. Lebateau glissait vers son ancrage et avançait toutdoucement. Une énorme boule rouge descendaità notre droite, le soleil. Au moment où il allaitdisparaître, une lune énorme et magnifique estmontée de l’autre côté. Les deux astres se faisantface offraient un spectacle

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extraordinaire de beauté et de lumière. C’étaitsplendide. On a pris une douche et on a dîné.Cette pleine lune qui était dans le ciel était simagnifique qu’elle a donné une idée à moncousin :– Si nous allions faire un petit tour en avion ?– Bravo, formidable !

Il y avait derrière chez lui une piste. Nous avonspris la voiture pour faire quelques centaines demètres. Il a déposé celle-ci en fond de piste. Lesdeux feux de position rouge étaient allumés. Onest rentrés dans l’avion. Il a fait toute la routineet on a décollé. On est partis dans le ciel et ons’est baladés pendant un quart d’heure. La vued’en haut était absolument... Je n’ai jamais vuquelque chose d’aussi beau ! L’eau était alorstellement claire à Maurice qu’on voyait la lunese refléter sur les coraux au fond de la baie. Lefond de la baie était jonché de diamants. C’étaitincroyable. Toute la lumière de la lune jouaitavec les palmiers et les branches. C’était un feud’artifice absolument inouï. On est revenus et ona mis les deux petits feux de position. L’avions’est posé. C’est un des grands souve-nirs de mavie.

J’adorais Claude. Il se trouve que quelquesannées plus tard, il s’est tué dans son avion. Ila eu un accident.

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Quand je repense à cette baie-là, il paraîtqu’aujourd’hui, vous n’arrivez plus à voir et àavancer dès que l’eau grimpe aux tibias telle-ment ce serait pollué...

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Échappé belle !

Parmi les moments marquants de ma vie, il y aeu aussi les fois où j’ai réchappé à la mort.Je ne me souviens plus de la date exacte, cedevait être en 1973 ou en 1974. J’avais à cemoment-là un passeport mauricien seulement.J’avais perdu ma nationalité britannique et jen’avais pas encore obtenu la nationalité fran-çaise. Je voyageais énormément pour montravail et il me fallait un visa pour chaque paysvisité. Je passais ma vie dans des consulats àobtenir des visas d’entrée, de sortie. C’étaitvraiment insupportable.

Un après-midi, vers quinze heures, je suis alléà l’ambassade de Suisse à Paris pour obtenirun visa. Je suis rentré. Je me suis rendu auguichet et j’ai rempli les papiers. On a prismon visa et à l’arrière, on l’a tamponné pourrégulariser la situation.

En attendant qu’il me soit rendu, je lisaistranquillement un magazine assis sur un fau-teuil. Soudain, il m’a semblé qu’il y avait unpetit peu d’agitation dans l’ambassade. J’ailevé les yeux et j’ai vu une dizaine de per-sonnes en costume plus ou moins militaire. Ilstenaient à la main des kalachnikovs et ils al-laient et venaient. Ils donnaient des ordres. Je

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les ai regardés sans faire très attention.

On a dit mon nom et j’ai été récupérer monvisa. Au moment de quitter l’endroit, j’ai étéarrêté, alors que je marchais d’un air tout à faitdécidé vers la sortie.– Personne ne sort ! Personne ne sort !– Je vous emmerde, je sors. De quoi s’agit-il, qu’est-ce qui se passe ?– Nous sommes le Jura libre, nous vous pre-nons en otage. Personne ne sort !– Je n’en ai rien à faire de vos histoires.

Je me suis foutu dans une colère et j’ai en-gueulé un type. J’ai voulu forcer mon passageet il m’a foutu la kalachnikov sur l’estomac.J’ai ajouté :– Je vais passer, je n’en ai rien à faire ! Là, le chef est arrivé. J’ai insisté :– Je vais sortir, je n’en ai rien à faire de vos histoires, je vais sortir !Après cette nouvelle annonce, le chef m’a re-gardé et il lui a dit de me laisser sortir.

Je suis le seul à être sorti de cette ambassade !Il n’y avait pas encore la police dehors. Je suisparti comme un grand. J’ai pris mon taxi et jesuis rentré au bureau sans y penser. Le soir,j’ai raconté l’histoire à ma femme et j’ai allu-mé la télévision. Si vous aviez vu le cirque quecette histoire a suscité ! Il y avait des cars de

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CRS, une section antiterroriste… sur le coupde dix heures ou onze heures du soir, il y a eudes négociations qui ont été faites et la situa-tion a été résolue. Il n’y a eu ni tir, ni blessé.Les assaillants l’ont obtenu, d’ailleurs, leurJura libre !

J’avais agi instinctivement, sans réfléchir. Jen’ai pas pensé une seule seconde qu’ils allaienttirer. Je me demande même s’il y avait desballes dans leurs armes. Il y a gros à parier quej’aurais réfléchi à deux fois si je m’étais trouvéface à des djihadistes hurlant « Allah Akbar »au lieu de ces braves montagnards qu’on ima-ginait mieux éclusant des décilitres de fendanten hurlant « Santé et Conservation » !

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Providentielle chasteté

Quand j’ai quitté Zurich pour Paris en 1974, mon remplaçant chez Life était un Suisse qui avait été auparavant responsable des RelationsPubliques à la compagnie aérienne TWA. À ce titre, il s’occupait des passagers VIP.

Je retournais régulièrement à Zurich pour luidonner un coup de main. Un jour, il m’a invitéà déjeuner avec une ancienne cliente qui étaitde passage. Elle s’appelait Suzy Rosenstiel.Elle était blonde et tout à fait séduisante. Elleétait accompagnée d’une copine qui, elle, étaitbrune. Il lui manquait la première phalange àun index. Moins brillante, mais tout à faitagréable elle aussi.

Le temps passait, les langues se déliaient, lesbarrières tombaient et je faisais une cour pres-sante à Suzy. Il se trouvait que nous étions aumême hôtel – Le Dolder – et j’essayais de laconvaincre, avec une certaine insistance, quenous passions la nuit ensemble et elle me ré-pondait inlassablement :– Ce n’est pas que je ne veux pas. Je ne peux pas, vous comprenez. Je ne PEUX pas.

J’ai fini par abandonner le projet et me rabattresur la copine, qui, elle, était tout à fait d’accord.

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Elles avaient deux chambres contiguës àl’hôtel. Quand je suis sorti de chez ma parte-naire vers trois heures du matin pour rentrerdans ma chambre, deux colosses noirs quiétaient dans le couloir se sont précipités surmoi, ont voulu m’immobiliser en me deman-dant ce que je faisais là, où j’allais et en mebousculant un peu. J’étais très fatigué, je leurai dit de me foutre la paix et je les ai écartés. Jen’y ai plus jamais pensé.

Des années plus tard, je lisais un livre sur lamafia new-yorkaise. J’ai appris qu’elle étaitcomposée de quatre familles, trois italiennes,une juive. Le parrain de la famille juives’appelait... Harry Rosenstiel.

L’honneur d’un parrain doit être préservé. Ce-lui qui ne le sait pas se retrouve découpé enpetits morceaux, mis dans un sac et envoyéavec un bloc de ciment au fond du lac deZürich. Et j’avais l’explication de la phalangemanquante. Comme chacun sait, c’est soit unepunition, soit un avertissement.

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Le bonheur à la campagne

En 1995, nous avons acheté une maison decampagne dans un petit hameau d’une ving-taine de maisons au Val-Comtat, à dix kilo-mètres de maisons de Pacy-Sur-Eure, à l’ouestde Paris. C’était des murs et un toit. Dans unepartie du rez-de-chaussée, on marchait direc-tement sur la terre et on voyait les tuiles dutoit. Le jardin était à l’abandon mais il y avaitde beaux murs de pierres et beaucoup d’arbresmagnifiques.

L’agence immobilière nous a fait connaître desartisans de talent et on s’est mis à l’ouvrage.On a tout refait, on a installé un premier étage,on a fait un joli escalier et on a installé lechauffage central. Tout a été revu de A à Z. Ona jeté les bases du jardin futur et on acommencé à y aller au fur et à mesure. Nousétions tous les deux très enthousiastes et,pendant plusieurs années, nous n’avons pasarrêté d’améliorer, de figno-ler.

Quand j’ai pris ma retraite en 1999, je m’yévadais le plus souvent possible. Monique m’yrejoignait tous les week-ends et nous avionsbien souvent du monde pour les week-ends.Freddy et ses amis, Philippe et sa famille, cou-

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sins, cousines, copains, copines. C’était tou-jours plein de vie et animé.

Je m’étais remis au piano. Je peignais à tour debras. J’écrivais. Je faisais la cuisine. J’étaisheureux. Plus tard, Freddy s’est marié avecCarola en Allemagne. Ils venaient souventpour les week-ends ou pour les fêtes. Ils sontrevenus habiter Paris et les week-ends étaientplus fré-quents. Pour mes petites-filles qui yallaient depuis leur plus tendre enfance, c’étaitle jardin d’Éden.

Mais le temps passait et bien des choses chan-geaient. Financièrement, il devenait très diffi-cile d’entretenir Neuilly et le Val-Comtat. Lejardin devenait une charge bien lourde pourMonique qui en avait fait quelque chose deravissant. Personnellement, sauf quand la fa-mille était là pour le week-end, je m’y en-nuyais.Mes yeux me lâchaient de plus en plus et je nepouvais plus ni peindre, ni faire du piano, niécrire, ni conduire, ni faire la cuisine. Cela dit,nous aurions évidemment gardé cette demeuremais surtout pour des raisons finan-cières, nousavons décidé de la vendre et elle est partie enfévrier 2020 : moment très pénible, surtout pourCarola qui y était très attachée, mes petites-fillesqui l’adoraient et Monique qui lui avait donnétellement d’elle-même. Pour

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moi, j’en garde surtout le souvenir de longuesannées de grands bonheurs.

Pendant les vingt-cinq années que nous y avonspassées, j’ai pu observer la détérioration de notreenvironnement. Quand nous sommes arrivés, il yavait une foule incroyable d’oiseaux : des pies,des merles, des tourterelles et d’autres espècesque je n’ai pas su identifier et dont les chantsétaient d’une grande beauté. Il y avait deshirondelles en notes de musique sur les filsélectriques et des nuées de passe-reauxacrobatiques. Au printemps, c’était un concertassourdissant. À la tombée du jour, il arrivait surla pelouse des dizaines d’oiseaux variés quiallaient et venaient et faisaient de délicieuxdîners de vermisseaux trois étoiles. Auprintemps, les champs étaient couverts decoquelicots et de fleurs de toutes les couleurs.Iln’y a aujourd’hui plus d’oiseaux dans les arbresni sur les pelouses, plus d’hirondelles, plus depassereaux, plus de coquelicots. Un désert, undésastre.

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Conférencier

Vous savez, je suis un paresseux et un velléi-taire. Mais lorsque je revois le nombre dechoses que j'ai faites, simplement pour meprouver que j'en étais capable, c'est assez in-croyable !

Un beau jour, il m’est par exemple passé par latête d’écrire un roman. Il a été publié. Lapreuve était faite que je pouvais écrire. On enest resté là.

Il y a une quinzaine d'années, Pierre Braillars,un ami membre d'un petit club où une tren-taine de personnes se réunissaient trois fois paran à l’Académie française, recherchait unconférencier connu. Un samedi matin, ilm'appelle :– Samedi prochain, Henri Amouroux vientfaire une conférence intitulée Les trois joursoù Hitler a perdu la guerre. Comme je te saispassionné par l'histoire, l'histoire de la guerre,je me demande si tu serais intéressé pour venir.– Bien sûr ! Je serais ravi.

Nous avons été accueillis à l'entrée del’Académie française où se tenait la confé-rence par une dame très aimable et sympa-thique. Elle discutait avec nous puis nous a

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emmenés dans une petite pièce où tout lemonde était assis en rond. Henri est arrivé et afait la conférence. Vers midi s’est tenu ensuiteun cocktail. On y servait du champagne ex-quis, des petits fours extraordinaires. Les ser-veurs étaient enivrés. C'était d’une classe folle! Cette femme est venue me voir et je lui ai dit que j'étais originaire de l'île Maurice.

Ce jour-là, j'ai découvert qu'il existait une ra-dio qui s'appelait Canal Académie. C'est laradio de l'Académie française, une radio nu-mérique. Nous parlions des programmes et jelui ai demandé si elle n’avait jamais fait deconférences sur les écrivains mauriciens.– Non, vous allez m'en faire une !– Oui, pourquoi pas !

J'ai travaillé comme un bœuf pour faire cetteconférence. Ce n'est pas évident d'aller cher-cher tous les documents et de les écrire. J'aifait la conférence sur un poète mauricien queje connaissais très bien, Robert-Edward Hart.C’était un ami de la famille. Ça a été un suc-cès.

La femme sympathique m'a alors demandé deréitérer l’expérience. J'ai décidé de faire uneconférence sur Charles Baudelaire. En effet, jesuis convaincu que Baudelaire ne serait pasBaudelaire s'il n'avait pas passé trois semaines

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à l'âge de dix-huit ou vingt ans à Maurice.Dans son passé, Baudelaire avait été un assezmauvais sujet, et son père pour le corrigeravait décidé de l'envoyer aux Indes. Suite àune avarie, le bateau a fait escale à Mauricependant trois semaines. Baudelaire a alorspassé de bons moments dans les bordels ducoin avec des filles métisses et de toutes lescouleurs. Si vous lisez aujourd'hui encore sespoèmes, vous verrez que la femme de couleurest la femme qu'il aime le plus de toutes. Par-mi ses meilleurs poèmes, il y a ceux sur l'îleMaurice :

Mon enfant, ma sœurSonge à la douceurD’aller là-bas vivre ensemble !Aimer à loisirAimer et mourirAu pays qui te ressemble !

Les Fleurs du Mal (1857), LIII – L’invitationau voyage

Il a également écrit un très joli sonnet, À unedame créole. Il y parle de Maurice et d'une damequi s'appelle madame Autard de Bragart. On adit d’elle qu’on serait parenté, mais je ne voispas très bien comment. En définitive, Baudelairen'aurait pas écrit tous ses poèmes s'il

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n'avait pas passé trois semaines à Maurice dans sa jeunesse.

À une Dame créole (1845)

Au pays parfumé que le soleil caresse, J’ai connu, sous un dais d’arbres tout em-pourprésEt de palmiers d’où pleut sur les yeux la pa-resse,Une dame créole aux charmes ignorés.

Son teint est pâle et chaud ; la brune enchan-teresseA dans le cou des airs noblement maniérés ; Grande et svelte en marchant comme une chasseresse,Son sourire est tranquille et ses yeux assurés.

Si vous alliez, Madame, au vrai pays de gloire, Sur les bords de la Seine ou de la verteLoire, Belle digne d’orner les antiques manoirs,

Vous feriez, à l’abri des ombreuses retraites Germer mille sonnets dans le cœur des poètes, Que vos grands yeux rendraient plus soumis que vos noirs.

J'avais tout potassé sur le sujet. Mais, lorsqu'il

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s'est agi de mettre en forme, j'ai baissé les bras.C'était un travail colossal. J'ai annulé la confé-rence. J’ai d’abord pensé que je la ferais lelendemain. Plusieurs fois j'ai pensé cela. Maisje ne l’ai jamais fait. À la fin, la commandi-taire de la conférence a cessé de me relancer.

Dans ma vie, j’ai fait un tas de choses uni-quement parce que cela m'amusait. Générale-ment, je fais les choses en dilettante. J'ai enviede me prouver que je peux faire les choses. J'aiécrit un roman de gare sans intérêt, mais, il mesemble, bien écrit. Je voulais m’en sentir ca-pable. Si par exemple vous prenez le train pourRennes, arrivé à la gare vous le jetterez dans lapoubelle à papier. Mais il ne vous aura pasennuyé !

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Mes imageset mes sons

Mes dessins et mes peintures

J'ai beaucoup dessiné et j’ai beaucoup peintdans ma vie. Il y a eu des périodes où je nefaisais plus rien, d’autres où je m’y suis remis.Cela dépendait beaucoup de l’endroit où jerésidais, si j’avais un lieu pour peindre ou non,ma motivation... En Angleterre, je m’y suisremis. Un voisin peintre m’avait donnéquelques notions de pastel. Plus tard, lors d’unvoyage au Kenya, j’ai beaucoup peint égale-ment. Plus tard, j’achetais mes pinceaux etautres ustensiles près de ma maison en Nor-mandie, à Vernon. Il y avait un très bon mar-chand de couleurs.

J’ai d’abord dessiné des chevaux et lescourses. Depuis tout petit, j'allais les voir.C’était une passion incroyable ! J’ai retrouvédes dessins et des peintures que je faisais dèsl’âge de cinq ans. Mon père les avait conservéset annotés. Des illustrations de chevaux avecdes jockeys.

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Dessin de l’auteur à 8 ans

Jusqu'à l'âge de douze ou treize ans, j’ai beau-coup dessiné. J'ai ensuite abandonné et je n'airecommencé que beaucoup plus tard. Avec lepastel, ce n’était pas très sérieux. À ma retraite,il y a une vingtaine d'années, j’ai donc repris descours, à Paris. On m'a appris certaines chosesimportantes. Mais dans l'ensemble, je medemande si je n'étais pas plus doué à l'époque oùdessinais de façon instinctive, sans me soucierdes règles académiques. Après ces leçons, je mesuis mis à peindre comme un fou, surtout chezmoi, à la campagne. J'avais des piles detableaux ! J'ai gardé ceux que je pré-férais. C’estincroyable, le nombre de trucs que

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j’ai conservés avec moi dans les appartementsoù j’ai vécu.La mer a été ma grande passion. Je l’ai beau-coup peinte. Dans mes tableaux, je colle tou-jours une espèce de petite île derrière. Elles'appelle le coin de mire. C’est une île assezallongée à Maurice. Je reconnais le caractèreun petit peu répétitif de mes œuvres picturales.

Retour au mouillage (gouache de l’auteur)

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Durant la période de confinement, j’ai adresséplusieurs dessins à mes petites-filles. Je lestrouve assez amusants. Elles habitent dans larue voisine de mon domicile, à Neuil-ly-sur-Seine, rue Charcot. Comme je ne les voyaisplus mais que je souhaitais leur signi-fier quej’allais les rejoindre le plus vite pos-sible unefois déconfinés, j’ai évoqué l’idée de latrottinette dans mes dessins. Quand elle les avus, ma petite-fille aînée s’est exclamée :– Oh, grand-père, si j’ai un conseil à te donner,ne fais pas de trottinette !

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Pour mes petites-filles d’Australie, j’avais in-venté un personnage que j’avais appelé le vieilhomme de l’autre côté de la mer. Comme il leurenvoyait toujours des messages d’une plage versl’Australie, il était toujours en maillot de bain. Ilavait une silhouette qui, avec une cer-

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taine exagération, pouvait rappeler celle degrand-père.Dans le premier dessin, il dit au revoir àl’avion les ramenant en Australie après unséjour en Europe.Le second est inspiré de photos que j’avaisreçues de leurs prouesses athlétiques. Le vieilidiot a décidé de s’entraîner pour les Jeuxolympiques.

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Mes photographies

À une époque de ma vie, je me suis aussi inté-ressé à la photographie. J’ai pris des quantitésde photos.

Avec ma femme Monique, en 1973, nousavons fait un safari absolument extraordinaire.Nous étions huit. Quatre couples d’amis, desAnglais. Mon ami Miles Maskell était présent.Avec un autre couple absolument extraordi-naire, nous avons passé dix jours au Kenya,sous la tente puis sur la côte. C’était un séjourabsolument inouï. J’ai dû prendre millephotos ! J’avais un appareil d’amateur.

Pendant très longtemps, j’ai pris des photospour le simple plaisir d’obtenir un effet delumière. Quand j’étais tout jeune, je prenaisdes photos en noir et blanc. Quand les photoscouleurs son apparues, mes images sont deve-nues colorées.

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Mes notes de piano

C’est à Maurice que j’ai commencé à jouer dupiano. Ma mère a décidé qu’il était absolumentindispensable que j’en fasse. J’ai commencé àprendre des leçons à l’âge de huit ans. Appa-remment, j’étais extrêmement doué.J’exécutais bien. Jeune, je jouais du blues, dujazz. J’avais le sens de la mélodie. Je sentaisles mauvais accords. Hélas, je ne savais pas lescorriger. Certains amis qui jouaient beaucoupmoins bien que moi, savaient, eux, qu’il fallaitfaire le dièse. Bref, je n’avais pas l’oreille et jen’aurais jamais pu être un vrai musicien etjouer dans un orchestre. Pour mes soixante-dixans, on m’a offert un piano. Je n’y avais pasjoué depuis je ne sais plus quand. Enthousias-mé, j’ai décidé de reprendre des leçons parti-culières. Je suis allé dans une espèce de petitconservatoire à Neuilly-sur-Seine.

En regardant les photos des professeurs, il setrouve que par hasard, il y avait une fille trèsmignonne. Elle s’appelle Pascale Tachaud.Arrivé chez elle un matin, on a d’abord pris letemps de discuter. Puis je me suis mis au pianoet j’ai commencé à jouer la valse de Chopin.Je l’ai tellement jouée dans ma vie que je laconnais par cœur. En m’écoutant, elle s’estextasiée :

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– Ah mon dieu, quel toucher, quelle sensibili-té !

J’ai pris des leçons pendant plusieurs moisavec elle et je me suis remis au piano.

Cela m’a donné de grandes satisfactions,jusqu’à ce que la détérioration de mes yeuxm’empêche de lire la musique.

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Les filles

Mes découvertes

Je ne suis jamais allé à l'école avant l'âge deonze ans, j'avais des tuteurs plus ou moinsparticuliers qui s'occupaient de moi et de mescousins. Nous étions quatre ou cinq avec eux.Les filles étaient pour moi une tribu un peuinconnue. Lorsque j’avais cinq ans peut-être,j'étais chez mon grand-père avec ma bonne.

Une aile de cette maison était occupée par unesœur de mon père et sa famille. J'avais unecousine, un peu plus âgée que moi. Elle devaitavoir six ou sept ans. Sa bonne l’a sortie deson bain et la mise sur une table pour la sécher.C'est la première fois que je voyais une petitefille toute nue. Ça a été un choc que je ne peuxvous expliquer. Je me suis demandé ce quenous lui avions fait. J'étais affolé par la dé-couverte d'une petite fille toute nue. Maisj'avais conscience que si je posais des ques-tions, je serais ridicule. Je n'ai donc rien dit etj'ai ruminé mon mystère. Je ne lui ai pas re-parlé.

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J'imagine que ma bonne m’a expliqué un jourl'anatomie féminine. J'avais un voisin, ungrand copain de l'époque, qui avait une petitesœur. Je me suis amusé à jouer au docteur avecelle : sa bonne m'a vu et puni.

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Linda Delport

Vers 1956 quand j’habitais encore à Cape Town,j’ai été invité à une soirée chez des amis. Ilsavaient énormément d’argent et une magni-fiquemaison au-dessus de Sea Point, un quar-tier avecune vue magnifique sur la baie du Cap.À mon arrivée, il y avait beaucoup de monde etc’était très gai. Là, j’ai fait la chose probable-ment la plus stupide de mon existence entière !

Au bar quand j’allais me resservir, un des in-vités, un immense barbu suédois que je neconnaissais pas, m’a demandé ce que jepouvais lui servir.– Qu’est-ce que vous buvez ? lui ai-je d’abord demandé.– De l’aquavit. Mais ce n’est pas pour vous : c’est beaucoup trop fort.– Trop fort ? Mais vous êtes complètementidiot ! Je vais vous battre à ça. On va faire unduel d’aquavit.Là, on a bu coup sur coup je ne sais combiend’aquavit. Cul sec. Une, deux, trois, quatre. Jene sais plus combien. En une demi-heure,j’étais complètement ivre mort. Comme para-lysé, je suis allé m’asseoir dans un fauteuil oùje ne pouvais plus parler ni bouger.

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J’étais amorphe lorsqu’une voix de femme s’est fait entendre. Elle m’a passé la main sur la joue:– Mon pauvre vieux, ça ne va vraiment pas du tout.Je l’ai regardé d’un œil torve et je lui ai dit :– Non, ça ne va pas.– Écoute, je vais m’occuper de toi.Elle m’a alors dorloté. Tout doucement, jereprenais mes esprits. Je me suis rendu comptequ’il s’agissait d’une fille tout à fait ravissante.Une prénommée Linda Delport. Il n’y avaitpas de troupe de théâtre professionnelle au Capmais il y avait des amateurs très doués, dontLinda. On l’appelait la Marilyn Monroe deCape Town. Elle était absolument adorable.Jusqu’à mon départ, elle s’est occupée de moi.Je ne sais plus comment je suis rentré chezmoi. Le lendemain, elle m’a rappelé pour mede-mander si j’allais mieux. De fil en aiguille,on est sorti une ou deux fois ensemble. Touts’engageait à merveille.

À cette époque, le manège où je montais àcheval organisait une fois par mois lors dechaque pleine lune une longue balade sur laplage de Muizenberg. Cette plage magnifiquedoit faire quinze kilomètres de long. On partaitle long de la mer au clair de lune au galop ou autrot. On arrivait et on devait être dix ou douze.On avait fait une dizaine de kilomètres. À

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l’autre bout, comme une récompense, on dé-couvrait un énorme barbecue avec des sau-cisses, de la bière, etc. Il y avait toujoursquelqu’un jouant de la guitare et chantant deschansons. On bouffait, on prenait une bière oudeux et on repartait à cheval, doucement. Onreprenait nos voitures. Un jour, j’ai demandé àLinda si elle montait à cheval. Nous sommesallés ensemble faire cette balade. La soirée étaitabsolument magique parce qu’elle était ravis-sante. Elle avait une espèce de chapeau de cow-boy qu’elle portait dans le cou, derrière la nuque.Au galop, le sabot des chevaux faisait rebondirl’eau dans tous les sens. C’était ab-solumentmagnifique. On a dîné et on a chanté.

– Mon dieu, me suis-je dit, qu’est-ce que c’estbeau, qu’est-ce qu’elle est belle, qu’est-ce quec’est fabuleux !

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Malheureusement, les choses étant ce qu’ellessont, je n’avais pas les moyens financiers dem’en sortir. Sans voiture, je ne pouvais pasaller la chercher. Sans argent, je ne pouvaispas l’emmener dîner. Linda était courtisée partout ce qu’il y avait de mieux au Cap. Toutdouce-ment, les choses se sont évanouies. Çam’a toujours causé une nostalgie de me direque ça aurait pu être une très belle aventure.Comme on dit en langage de cheval : j’avais lavitesse mais je n’avais pas la longueur.

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Linda

Les chevaux nous attendaient Sur la plage à Plettenberg Bay

Il y avait du Plessis du Toit De Villiers et toi et moi

Et d’autres l’homme à la guitare Qui était toujours en retard

Nous étions bons cavaliersMême sur des chevaux peu familiers

La caravane au trot au trot au galop Au fil de la lame au fil de l’eau

S’en allait en chantant en riant En éclaboussant l’Océan

Tu renversais la tête LindaLe chapeau de cow-boy dans le dos

Au rythme du cheval tes cheveux blonds Ondulaient dans le vent

On nous attendait autour d’un grand feu On s’asseyait deux par deux

Les côtes d’agneau grillaient La bière gouleyait

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Tu mettais ta tête sur mon épaule Je sens encore ta joue qui me frôle

Le monsieur à la guitare égrenait Des romances en afrikaans

Les couples s’éparpillaient s’oubliaient Se chuchotaient se touchaient s’aimaient

Le retour sous la lune était languide Les doigts délaissant la bride

Tes yeux, Linda, dansaientOù es-tu passé mon été adoré ?

Extrait de l’ouvrage de Jean-Claude Antelme, La Glace Mirage,

Osman Publishing, Lettres Mauriciennes

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La révolution sexuelledes années soixante

J'ai divorcé à Zürich en 1964. Je suis arrivé enFrance célibataire en 1960. C'était le printempsou l'été. J'étais comme un cheval échappé.C'était la libération sexuelle. C'était absolu-ment fabuleux. Des étrangères passaient parParis, on faisait des balades en Méditerranéesur un yacht. C'était un moment inouï. J'étaisdevenu très vite très copain avec les frèresRossi, les propriétaires des Martini. Ils avaient,en Europe et en France, dans des grandesvilles, des terrasses. Aux Champs-Élysées, il yavait la terrasse Martini. Avec un bar, jetd'eau, c'était ravissant. La terrasse était ferméele soir. Victorio Rossi était un copain. Et là ilest mort il y a très longtemps.

Un jour, il m'a dit : « Quand tu le souhaites,j'ouvrirai la terrasse pour toi et tes copines. Jedéposerai le champagne au frigo, et je dirai àSerge notre barman, de laisser une bouteille dechampagne au frigo. Il te donnera les clés et tupourras monter directement sur la terrasse enprenant l'ascenseur. Tu pourras montrer les jetsd'eau qu'on allumera, histoire d'épater ta nana.» Je l'ai fait seulement deux ou trois fois, je nevoulais pas abuser de leur générosité. Maislorsque je ramenais une étrangère, par exemple

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une jeune Américaine, à vingt-trois heures surla terrasse, avec Paris à nos pieds, c'était ex-ceptionnel.

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Les hôtesses coréennes

En 1979, je travaillais à la Chambre de Com-merce Internationale quand je me suis retrouvépour raison professionnelle à Séoul en Corée.J’étais avec mon collègue anglais et nous de-vions y passer trois ou quatre jours de sémi-naire. Sur place et par hasard, nous avonscroisé un hollandais qui avait lui aussi uneconnexion à la Chambre de Commerce ducoin.

À notre arrivée, on nous a dit qu’il y aurait lesoir ou le lendemain un kee song party. Ni eux,ni moi ne savions de quoi il s’agissait. On nousa convoqué à sept heures dans un bâti-mentque nous ne connaissions pas. On nous a faitattendre dans un petit salon. On nous ademandé d’enlever nos chaussures. Au boutd’un quart d’heure, les panneaux fermant cesalon ont glissé et est apparue une salle àmanger avec cinq ou six jeunes filles en cos-tume coréen. Un costume sublime, un genre decrinoline, avec des jupes qui vont jusqu’au sol.Quand ces hôtesses marchaient, on ne lesvoyait pas marcher, elles glissaient. Elles flot-taient. C’était absolument sublime, avec descouleurs magnifiques.

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Elles sont entrées, toutes ensemble. Chacun denous a eu le droit d’être pris par la main parune hôtesse. Chacune d’elles nous a emmenésà côté. On était assis sur des petits escabeauxtrès bas, avec des tables devant une très basse.Chaque hôtesse s’est agenouillée à côté denous et nous servait. Chaque femme nouscoupait nos bouchées et les mettait dans labouche, nous essuyait les lèvres, nous faisaitboire. Je ne savais plus où me mettre les pre-mières minutes, j’étais horriblement gêné. CesCoréennes ne parlaient pas un mot d’anglais.On parlait donc entre nous, entre clients étrangers.

Au bout d’un moment, on a fini par trouvercela extrêmement agréable. Elles nous de-mandaient ce qu’on voulait manger puis nousremplissaient l’assiette. Mon hôtesse attitréem’a fait comprendre qu’elle monterait bien àmon hôtel avec moi. Je trouvais l’idée pas simauvaise. Elle m’a demandé le numéro dechambre et a sorti un feutre. Elle m’a faitécrire sur sa main le numéro de la chambre. Lasoirée s’est arrêtée.À ce moment-là, le directeur de la Chambre deCommerce du coin est intervenu :– Vous êtes complètement fou, on va allerdans un endroit absolument extraordinaire oùvous allez pouvoir terminer la soirée comme ilse doit !

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Finalement, nous sommes arrivés beaucouptrop tard à cet autre lieu et il n’y avait pluspersonne... Je suis finalement rentré chez moi.Je me suis brossé les dents et je me suis cou-ché. C’était une soirée extrêmement inattendueet rare par son prix : elle avait été extrêmementchère à organiser.

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Les langues morteset vivantes

Une instruction anglaise,latine et grecque

Maurice était une colonie anglaise, nel’oublions pas. L'univers de Cambridge géraitle système éducatif mauricien. Au collègeroyal, à l'âge de treize ans je crois, il fallaitchoisir sa matière : soit nous choisissions lelatin grec, soit la science (biologie, etc.) Lelatin-grec était une voie naturelle pour moi :j'aimais les mots. J'ai tout de même un petitpeu hésité avec la science. Ma mère était ca-tégorique, je devais suivre la filière de lettresclassiques. Je l'en remercie aujourd'hui.

À la fin de la première année d'enseignementdu grec, nous arrivons à faire des petitesphrases et à les traduire en dépit de notremince bagage. Mais un texte m’a particuliè-rement donné du fil à retordre. Il comportaitune vingtaine de pages sur la bataille de Sala-mine par Hérodote. Je passais des nuits àm'arracher les cheveux, une première pour moi! J'étais presque en larmes. En effet les conju-gaisons grecques sont infernales ! Par

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exemple, le verbe βαίνω signifie s’en aller.L'imparfait est βέβηκε. Lorsque je le vois dansle livre, je vais chercher dans le dictionnaireβέβηκε. Bien sûr, je ne le trouve pas. Je pas-sais donc la nuit à chercher la conjugaison duverbe βαίνω et je ne la trouvais pas ! Cela merendait fou.

J'ai un professeur de latin-grec qui a eu uneénorme influence sur moi. C'était un mécani-cien de la langue. Il n'a jamais lu un poèmelatin ou grec pour le plaisir de la lecture. Illisait un poème pour la structure, la mécaniquedes mots. C'était un maniaque de ce genre dechoses. Il m'a donné cette même obsession.Jusqu'à aujourd'hui, je ne peux pas supporterune approximation de vocabulaire, de style.L'autre jour, il y a six mois, j'entends à la radiole mot poly causal. Poly est grec, causal estlatin. C'est l'expression multi causal qu'il au-rait fallu employer. Si vous me demandezcomment dit-on tel mot en latin, je ne pourraispas le savoir. En revanche, si vous me deman-dez :– Qu'est-ce que ce mot latin veut dire ? Je pourrais vous le dire.

J'ai donc reçu des leçons particulières de ceprofesseur du collège royal. Il m'a suivi jusqu'àla dernière année, soit l’équivalent de la deu-xième année de licence en France.

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Mon amour pour Shakespeare

Au collège royal, mon professeur de latin-grecet mon professeur d’anglais étaient des frèresennemis qui ne se parlaient pas. Ilss’appelaient les frères Besson. Le professeurde latin-grec était le mécanicien de la formule1. Le professeur d’anglais conduisait la for-mule 1. Il était le poète. Doté d'une mémoireinimaginable, il pouvait citer durant des heuresdes poèmes. Il m'a donné un amour de Sha-kespeare et jusqu'à récemment, je relisais tousles deux ou trois ans Hamlet. Il avait égale-ment un grand sens de l'humour. Rien ne luifaisait plus plaisir que d'attraper un élève quiessayait de lui jouer un mauvais tour.

Un jour, il m’a donné un exercice à faire por-tant sur un roman de Dickens. À l'île Maurice,il y avait à Port-Louis Timol, un magasin, con-tenant les corrigés de textes. Je m'en suis servi.Il m'a félicité pour la qualité de mon travail.Quelques jours plus tard, il m’a dit :– Vous savez Antelme, il s'est passé quelquechose de curieux. J'ai donné le même travail àLe Clézio et il a rendu le même texte que vous.Je lui ai demandé s'il avait copié sur vous. Ilm'a répondu "non, Timol, vingt-cinq sous."

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Mon professeur s'est mis à rire bruyamment. Iltrouvait la farce rigolote. D'autres professeursnous auraient engueulés !

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Hiver ou les temps du verbe

Durant mes années passées en Afrique du Sud,j’ai rejoint un réseau, l’équivalent de l’antennede l’Alliance française. Les Anglaisl’appelaient French Club et les Français LeCercle Français. J’étais devenu membre faci-lement : n’importe qui intéressé par la culturefrançaise était le bienvenu. Nous devions êtreune cinquantaine de membres.

Le Cercle se tenait chaque soir à Cape Town.Chaque mois de novembre, l’ambassadeurd’Afrique du Sud et ses secrétaires les plusproches assistaient à une réunion du Cercle. Encompagnie du gouvernement et du corps di-plomatique, ils rejoignaient le Parlement de lacapitale pour leur session parlementaire an-nuelle. Ils empruntaient un train affrété spé-cialement à cette occasion au départ de Préto-ria, le centre administratif du pays, situé aunord-est du pays.Le consul de France, Gérard de Coulhac, pas-sait nous voir de temps et temps et rencontraitdes ressortissants français ou francophiles.

À propos, je veux raconter une anecdote surcelui-ci qui avait amusé mes copains del’époque. C’était un vieux monsieur avec unemèche de cheveux blancs un peu rebelle. Il

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avait de l'humour et était adorable et sympa-thique. Il m'aimait beaucoup. Moi j'avais alorsvingt-deux ans et il se trouve qu'il m'aidaitquand il pouvait. Un jour, une de mes amies del’époque se trouvait avoir des retards de règlesqui m'affolaient.

À cette époque-là, en Afrique du Sud et face àun tel problème, on se mariait. Je ne savais pasdu tout comment j'allais m'en sortir. Je nevoulais pas me marier ! Je n'en dormais plus.Un jour, je suis allé voir monsieur de Coulhacdans son bureau. Je lui ai fait un discours in-terminable. À l'époque, la France rencontraitdes problèmes au Maroc. Je lui disais quej'avais de la peine pour les Français qui al-laient se battre au Maroc et que je voudraisrentrer dans la Légion étrangère pour aider laFrance. Il a écouté toute mon histoire et à la finil m'a dit :– Encore une histoire de jupons !J'étais furieux, je me suis mis debout, je lui ai répondu :– Monsieur le consul, je vous ai demandé defaire quelque chose pour moi. Je vous préviensque si vous ne faites pas le nécessaire auprèsde l'ambassade à Prétoria, je vous rapporterai àl'ambassadeur.Il s'est mis debout. Il était rouge. Il a pointé son index vers la porte et m'a dit :– Sortez petit voyou !

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Je suis parti et quelques jours plus tard, la si-tuation s'est arrangée : elle n’était pas enceinte.Nous n'en avons plus parlé. Deux semainesplus tard, il m'a vu au Cercle, l’œil pétillant. Ilm’a dit :– Ça traîne trop, cette histoire d'ambassadeur, je vais les relancer demain !Je lui ai répondu :– Ce n'est pas grave, laissez tomber.Quand j’y repense, il fallait une arrogance ri-dicule pour exiger de lui qu'il contactel'ambassade.

En 1957, le Cercle m'a demandé de faire unepièce de théâtre, de la monter ! Là-bas, il yavait une ou deux personnes qui pouvaientrelativement bien jouer. Il fallait que je trouveune pièce d’un acte pouvant être jouée pardeux hommes et une femme. J'ai fini par trou-ver celle dont j'avais jusqu’à ce jour oublié letitre : Hiver ou les temps du verbe, une pièced’avant-garde écrite par Jean Tardieu. Uneœuvre super intellectuelle, dans le vent, et jel'ai montée. Le spectacle a été un succès. À lafin de la représentation, alors que je me dé-maquillais, l'ambassadeur est venu me voir. Ilm’a dit :– J'ai été très impressionné par votre prestationce soir ! Est-ce que vous aimeriez faire duthéâtre ?Je lui ai répondu :

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– Oui, j'y ai songé déjà mais je ne sais plus vraiment à présent.– Si cela vous intéresse, je verrai si le gouver-nement français peut vous donner une boursepour aller étudier en France le théâtre.– Merci infiniment, mais je ne crois pas que je le veuille vraiment.Le lendemain, dans le Cape Times toujours, ily avait une critique dont le titre était left bankcomes to Loop Street / la rive gauche arrive àLoop Street. En résumé, il était dit que lespectacle était bien meilleur que ce que l'onvoyait habituellement. Selon moi, je ne méri-tais pas de tels éloges.

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Critique de la pièce publiée le 29 avril1957 dans le Cape Times

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Des mots et des idées

Le comble de la présomption est pour moil’affirmation que Dieu nous a créés à sonimage. L’homme qui est naturellement men-teur, voleur, paresseux et forniqueur, a été crééà l’image de... non vraiment ! La croyance estpour moi le plus insondable des mystères. Je necrois pas aux religions dites révélées. Je ne suispas athée pour autant, tout simplement, je ne saispas. Il me semble évident qu’il y a quelque partun ou des architectes. On croit savoir qu’il y ades milliards de galaxies, chacune avec desmilliards de galaxies, chacune avec des mil-liards de planètes qui tourbillonnent autour deleurs soleils, on ne sait pas où ça commence etoù ça finit, ni dans le temps, ni dans l’espace, jeme demande si l’homme ne saura jamais lavérité. En tout état de cause, je n’imagine pasque l’autorité suprême puisse me châtier pourl’éternité parce que je trompe ma femme avecma secrétaire.Tout petit, je me suis posé des questions sur lareligion. Quand on me préparait pour macommunion lorsque j'avais sept ans, ma mèreme faisait répéter. Un jour, j'ai appris qu'unenfant qui mourait sans être baptisé finissaitaux limbes. Ça n'est ni l'enfer, ni le paradis.J’ai dit à ma mère :– Vous êtes folle ! Comment peut-on punir un

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bébé ? ! C'est un scandale !– Ce n'est pas un scandale. Ils sont simplementprivés de Dieu.Je ne voulais plus aller au catéchisme mais mamère m’a supplié d’y rester pour donnerl’exemple à mes petits frères. J'ai donc conti-nué de m'y rendre jusqu'à ce que je quitte l'îleMaurice.

Un philosophe français disait que le contrairede l’intelligence, ce n’est pas la bêtise, c’est lacroyance. Ce n’est pas que les croyances sontbêtes, c’est que les croyants ne raisonnent plus.Prenez Jeanne d’Arc : pour croire en l’histoirede Jeanne d’Arc, il faut croire en l’histoire deSainte-Marguerite et Sainte-Catherine.Si vous ne croyez pas en Sainte-Marguerite etSainte-Catherine, ça ne tient plus debout. Vousn’imaginez pas une seconde que Sainte-Catherineou Sainte-Marguerite sont allées discuter avecJeanne d’Arc quand même, et qu’inspirée par elles,celle-ci aurait gagné un tournoi en battant unchevalier ? Il y a des trucs absolument aberrantsavec cette histoire. Si vous lisez les comptesrendus mot à mot de ses procès, à plusieursreprises Jeanne d’Arc dit ne jamais avoir gardé lesbêtes. Pourtant, on dit d’elle qu’elle est la bergèrede Domremy. Malgré tous ces faits, certainscroient en son récit... Je crois que notre besoin deDieu intervient quand rien sur la Terre ne peutnous aider.

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Mes rencontres d’exception

Roland Mansuy

En 1994, j’ai lu une biographie écrite par Ni-colas Sarkozy intitulée Georges Mandel : lemoine de la politique. Un passage du livre m’afait prendre conscience que je connaissais Ro-bert Mansuy et que l’histoire de sa mort tellequ’elle avait été diffusée par l’État françaisétait fausse ! Ministre du derniergouvernement avant l'armistice, Mansuy avaitété fait prison-nier par les Allemands. Juste àla fin de la guerre, il a été emmené dans laforêt de Fon-tainebleau par trois miliciens quil'ont assassiné froidement, à la mitraillette.Nicolas Sarkozy faisait part de deux ou troisassassins, parmi lesquels un dénommé RolandMansuy, origi-naire de Nancy. C’est lui quiaurait porté l’ultime coup à la mitraillette.C’était une vérité admise qu’il était décédéplus tard dans la ba-taille de l'hôtel de ville, àla libération de Paris. Mais c’est faux !À cette époque, je l’avais rencontré à l’îleMaurice. J’ai voulu rétablir la vérité en en-voyant le courrier suivant à Nicolas Sarkozy :

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Neuilly, le 4 octobre 1994

Monsieur Nicolas Sarkozy, Maire de Neuilly,Ministre du Budget, Porte-parole du Gouver-nementMairie de Neuilly92200 NEUILLY SUR SEINE

Monsieur le Maire,

A propos de George Mandel... Une anecdotequi vous intéressera peut-être.En 1946/1947 - je ne me souviens plus del’année exacte - j’habitais l’Ile Maurice. Vis-à-vis de chez nous, il y avait une grandemaison coloniale, entourée de belles pelouses.C’était une pension de famille, tenue par unedemoiselle Suzanne Dupont, d’un âge certain,à la paupière lourde, au cheveu teint roux -Titien, corpulente et outrageusement maquil-lée. Sa pension était occupée à l’année par devieux célibataires anglais des deux sexes.

Elle connaissait bien mes parents et leur avaitproposé que mes frères, mes amis, et moi-même fassions tous les sports qui nousamuseraient sur ses pelouses. Cela mettrait del’animation, disait-elle. Ce que nous avons faitquotidien-nement.

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Elle était assistée d’un jeune français – j’avaisà peu près quatorze ans à cette époque, ildevait en avoir vingt-cinq ou vingt-six – quiétait, je m’en suis rendu compte plus tard, enmême temps son gigolo.

Il avait un collier de barbe, portait invaria-blement un béret basque, des shorts longs àl’anglaise, des soquettes blanches, et il avaitune dent en or. Je le verrais aujourd’hui dansla rue tel qu’il était à ce moment-là, je le re-connaîtrais immédiatement. Il venait souventjouer au foot et au rugby avec nous, et, aprèsla partie, offrait des tournées de Coca. Nouslui posions mille questions sur sa vie enFrance, il plaisantait avec nous et nousl’aimions beau-coup.

Un jour de l’an, j’ai été dépêché par mon pèreoffrir à Mademoiselle Dupont mes vœux. Enpartant, je lui ai demandé si je pouvais égale-ment voir notre ami.

Elle m’a tenu un discours qui m’a paru, sur lemoment, tout à fait incohérent. Elle m’a dit,très émue, qu’il était parti très rapidement,que c’était un grand gosse au fond, que sonsens de la morale n’était pas celui du commundes mortels, et d’autres choses que je n’ai nicom-prises ni retenues.

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Le nom de son jeune protégé ? RolandMansuy, originaire de Nancy. J’avais déjà luquelque part qu’il avait complètementdisparu. En tout cas, deux ans après la guerre,il était bel et bien vivant, caché à l’îleMaurice. Qui l’a alerté et pour quelledestination il est parti, je n’en sais rien, etMademoiselle Dupont est morte depuis bellelurette.

Permettez-moi de vous dire le plaisir que j’aieu à lire votre livre. Je serais très heureux quevous acceptiez de le signer pour moi et remer-cie Madame Legendre de jouer les intermé-diaires.

Croyez, Monsieur le Maire, à l’assurance dema plus haute considération.

Jean-Claude Antelme.

Nicolas Sarkozy n’a jamais répondu à ma lettre.À la place, j’ai reçu un coup de téléphone demonsieur Dumas. Travaillant à la mairie deNeuilly, il était le véritable auteur de l’ouvrage: il avait fait une thèse sur Georges Mandel !

Il m’a invité à le rencontrer. Il croyait en maversion de l’histoire, sauf qu’il n'y a donnéaucune suite. Rien n’a été changé dans sonlivre. Se peut-il qu'un couvercle ait été mis sur

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la mort de Roland Mansuy parce que celapouvait soulever tout un tas de problèmes ?Cela ne m'étonnerait pas. En tous les cas,c'était un silence de mort.

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Raimund von Hoffmanstahl

Dans l'immeuble de Bank Street à Londres, leslocaux professionnels de Time Life Magazineétaient somptueux. On recevait les clients àdéjeuner dans une salle à manger au dernierétage, avec vue sur la terrasse. La cuisinièreétait formidable et faisait la cantine à la foispour les repas ordinaires et pour les repas avecles clients. Il y avait aussi un maître d'hôtel.C'était d'une classe folle !

En 1960 après mon recrutement, je suis arrivéun peu plus tard que les autres recrues. Nousnous sommes retrouvés tous ensemble autourd’un déjeuner organisé spécialement pournotre intégration par le directeur du magazine.Il y avait là un monsieur qui s'appelait Rai-mund von Hoffmanstahl.

Raimund von Hoffmanstahl avait un charmeincroyable, une aisance, une gentillesse, unhumour. C'était quelqu'un d'absolument ex-traordinaire, une espèce d'éminence grise :personne ne savait exactement ce qu'il faisait.Nous savions seulement qu’il était en prisedirecte avec le bon Dieu, le fondateur HenryLuce. Lors du déjeuner, Raimund von Hoff-manstahl bavardait avec chacun d’entre nous.Je sentais qu'il m'aimait bien.

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Il lui arrivait quelquefois de rentrer dans monbureau à la pause du midi. À ce moment-là, jen'étais rien du tout.C'était très étrange dans la mesure où il avaitun accent autrichien très prononcé et qu'il medisait :– Mon garçon, est-ce que tu es très occupé ?Viens, nous allons prendre une coupe dechampagne.Il m’emmenait à l’hôtel Westbury, de l'autrecôté de l'avenue. Nous buvions du champagne.– En fait, j'ai reçu un long mémo de Luce etj'aimerais ton avis sur tel paragraphe, tel para-graphe…J'étais très flatté. Je lui disais ce que j'en pen-sais. J'étais au courant de certaines choses quise passaient dans cette société car il était encontact avec le grand patron, la BBC. À part sasecrétaire et moi-même, personne ne savait cequ'il faisait.

Même quand je me suis installé à Zürich,Raimund déjeunait avec moi quand il était depassage. C'était pareil à Paris. Nous sommestoujours restés très amis. À mon retour en An-gleterre, j’étais marié avec ma deuxième com-pagne Monique et il nous a reçus. Moniqueétait gaga devant lui. C'était quelqu'un d'abso-lument étonnant.

Raimund connaissait le monde entier. Il avait

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été chargé par Henry Luce de monter la sec-tion internationale quelque temps après laguerre, entre 1950 et 1953 probablement.Raimund était lui-même aristocrate : sa mèreétait une Rothschild et son père était HugoVan Hoffmanstahl, le grand poète autrichienqui a écrit tous les opéras de Richard Strauss !Rai-mund considérait qu'une boîte commeTime-Life ne pouvait pas s'embarrasser de gensmédiocres ou mal élevés. C'est lui qui avaitimprimé une espèce de snobisme à la revue.

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Sinclair

À Time Life, je me suis lié d’amitié avec desgens absolument extraordinaires. L’un d’euxs’appelait le colonel Christopher Kriss Sinclair.Nous étions très amis. Sinclair était homme trèstrès intelligent et extrêmement drôle. Un grandhéros de la guerre de la campagne d'Italie.

Vers 1964 lorsque j'étais encore en poste àZürich, j’ai reçu un coup de téléphone de Sin-clair. Il m’a dit qu'il serait à Genève la semainesuivante. Il voulait savoir si j'y serais aussi. Cen'était pas prévu mais je pouvais l’y rejoindrecar j'y avais aussi des clients. Lors du dîner, ilne s'est rien passé de particulier. Nous avonsbavardé comme d'habitude et pris quelquesverres. À cette époque-là, nous buvions touscomme des trous ! Nous sommes allés faire untour au Bataclan, une boîte assez chic de Ge-nève où il y avait un petit peu de strip-tease...Curieusement, il n'y avait pas de table maiscomme j’étais assez connu dans le coin, on m'ainstallé derrière le bar où nous discutions. À unmoment donné, à brûle-pourpoint, le but denotre rencontre est arrivé. D’un ton un peudétaché, Sinclair m’a questionné :– Est-ce que tu n’as jamais envisagé de faire de la politique en Angleterre ?J’étais estomaqué et je lui ai répondu :

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– Non ! Jamais de la vie !

À ce moment-là, j’avais encore la nationalitéanglaise du fait de mes origines mauriciennes.Sinclair m’encourageait à suivre une voie depoliticien. Il arguait qu’il était assez proche duparti conservateur et que je serais très biencomme député. Je lui disais qu’il plaisantait.Non, il était sérieux.– On te mettrait dans une circonscription où tun’as pas beaucoup de chance de gagner maison verrait comment tu te débrouilles pour lesélections. Si tu es doué, on te placera dans unebonne circonscription.– Mais enfin, pourquoi moi ? Je ne comprends pas du tout !Alors il a eu cette phrase absolument éton-

nante que je n’ai jamais oubliée :– Je vais te dire pourquoi j’ai pensé à toi tupossèdes une qualité similaire à Alec Dou-glas-Home, le premier ministre.– Laquelle ?– Une sincérité lumineuse (shining honesty).Je lui disais que ce n’était pas du tout mon truc, la politique, mais que j’étais très flatté.

Des tas de gens m’ont dit après :– Je suis sûr qu’il te taquinait, qu’il se foutait de toi.Mais non ! Moi-même je me suis souvent de-mandé si c’était une blague. C’était monnaie

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courante au bureau de Londres. Tout le mondese serait bien marré et on n’aurait pas manquéde m’appeler Prime Minister. Mais personnen’a jamais rien dit. Chris était sérieux.

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La petite fille aux grands yeux

À la Chambre de Commerce Internationale, j’aiété amené à organiser des séries de séminairesde formation à des techniques bancaires régiespar des règles de la CCI, notamment à traversl’Extrême Orient. Notre expert était un Anglaisde soixante-dix ans, Bernard Wheble, banquierà Londres. Il animait les séminaires et moij’avais des réunions de travail avec des repré-sentants locaux. C’était un homme extrême-ment intelligent, cultivé et drôle. Malgré ladifférence d’âge, on s’entendait comme larronsen foire et je garde un très bon souvenir de nossemaines de voyages ensemble. Les conditionsétaient exceptionnelles : voyage en premièreclasse, meilleurs hôtels... On bossait en se-maine mais on faisait un peu de tourisme.

En 1978, un samedi à Colombo, nous avonsdécidé d’aller faire un tour à Kandy, l’anciennecapitale du Sri Lanka. Nous sommes sortis dutaxi sur une place grouillante du monde, aus-sitôtassaillis par une horde de gens demandant del’argent. Nous avons pu nous en débarrasser etcommencer notre promenade.

Soudain, j’ai remarqué une petite fille quimarchait à côté de moi en me regardant. Elledevait avoir huit ans. Elle portait une vieille

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robe sale, elle était pieds nus. Elle avait unvisage ravissant mais, surtout, des yeux im-menses, magnifiques. Elle marchait un peuderrière moi et puis un peu devant en se re-tournant pour s’assurer que j’étais toujours là.Elle me fixait par moment avec une espèced’intensité que je ne peux pas très bien décrire,à tel point que mon compagnon s’est mis à me taquiner.

Nous sommes entrés dans l’ancien palais royal.Quand nous sommes ressortis, une demi-heureplus tard, elle m’attendait sur les marches et ellenous a accompagnés jusqu’au taxi. Nous ysommes entrés. Elle est venue jusqu’à la por-tière de mon côté en m’enveloppant toujours dece regard. Je m’attendais à ce qu’elle me de-mande de l’argent mais elle ne disait rien.Au moment où nous allions démarrer, je lui aifait signe de venir plus près et je lui ai donnéun billet de cinq roupies en lui disant :– Voilà my darling, achète-toi quelque chose.Une seconde de silence et elle m’a dit :– Thank you, Sir... I love you, Sir.

J’en ai été bouleversé. Aujourd’hui encore,quarante ans plus tard, je pense souvent à elleet toujours avec la même émotion. Qu’est-elledevenue ? A-t-elle pu avoir une vie décente ous’est-elle prostituée, traitée en esclave par unmari qui la bat ?

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En tout état de cause, elle ne peut pas savoirqu’à l’autre bout du monde, il n’y a qu’unvieux monsieur qui ne pourra jamais l’oublier.

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Mes amis du club

The Club

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The Travellers

En 1973 il me semble, à mon retourd’Angleterre, j’ai rejoint un club parisien quis’appelle The Travellers. Parmi les membres,quelques copains et pas mal d’amis de chezTime Life. Il se tenait dans un lieu magnifique,un hôtel particulier appelé La Païva et situédans le dernier immeuble ancien des Champs-Élysées, juste avant le rond-point, au numérovingt-cinq. C’était un club délicieux, àl’anglaise, fondé par des Anglais en 1905 jecrois. C’était très international, il y avait desAméricains, des Anglais, toutes sortes de na-tionalités, pas mal de Français évidemment.Les Anglais ont une conception du club trèsparticulière. Ce n’est pas un cercle comme onle conçoit généralement en France, maispresque le prolongement de son propre salon.Avec un esprit qui se ressemble s’assemble.On s’y rejoint, on y boit des verres. C’est unemanière de profiter de la vie et d’échanger. Àcette époque-là, les choses étaient complète-ment différentes.On travaillait beaucoup moins sans être né-cessairement riche ou pauvre, on avait beau-coup plus de temps pour s’amuser. Il y avaitdes gens assez excentriques. Plusieurs hommesm’ont particulièrement marqué par leur per-sonnalité et les événements amusants qu’ils

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ont vécus. Ils s’appellent Dominique Olivier,Alain Roquemaurel et Valdemar de Rosen-borg.

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Dominique Olivier

Dominique Olivier était un garçon d’une intel-ligence, d’une culture et d’une mémoire abso-lument prodigieuse ! Il avait le sens del’humour et il était drôle. J’ai passé des mo-ments extraordinaires avec lui. Ensemble, ondiscutait de tout, de littérature, d’histoire... Unjour, voici l’anecdote qu’il m’avait racontée.

Séduisant, Dominique adorait les femmes etles femmes l’adoraient. En couple, il a étésoupçonné à juste titre d’adultère par sa com-pagne. Afin d’en avoir le cœur net, elle a en-gagé un détective privé. Visiblement pas trèsprofessionnel, le détective a été repéré parDominique. Celui-ci l’a invité à boire un verre.– Ma femme vous paye combien ? Le détective a donné un chiffre.– Je double ça. On se verra tous les jours à dix-huit heures et je vous dicterai mon emploi dutemps.Tous les jours, Dominique a rencontré ce dé-tective à qui il dictait un faux emploi du temps.Le détective le transmettait à son épouse.L’image de Dominique était celle d’un hommetellement vertueux que pensait-elle, il ne latrompait pas. Ils n’en ont donc plus jamaisparlé. Pourtant, Dominique fautait !

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Il lui est arrivé des histoires drôles et exotiquesavec les femmes.Vers soixante-cinq ans, Dominique a eu unehistoire sentimentale avec une jeunette devingt-trois ou vingt-quatre ans. Mignonnecomme un cœur, elle est devenue de fil en ai-guille une amante passionnée. Elle avait com-mencé à flirter avec lui dans une boulangerieparisienne. Elle habitait chez son oncle ou satante, des horticulteurs faisant des légumes endehors de Paris. Sa famille avait adopté Domi-nique et le trouvait absolument délicieux. Onlui disait qu’elle avait bien de la chanced’avoir trouvé un monsieur comme ça qui laconseillait. Quand elle partait en vacances etrevenait, elle écrivait à la craie rouge sur lesmurs de l’appartement de Dominique :– Je suis rentrée mon minou, appelle-moi !Depuis, elle s’est mariée avec un autre et Do-minique a aidé à choisir la robe de mariée. Elles’est installée à Hong Kong. Elle a eu deux filsqu’elle a appelés Olivier et... Dominique !

Dominique et moi, on était trop contents quandon s’attrapait. À une période, j’étais très pas-sionné par les cathédrales de France. Je mesuis toujours demandé comment on arrivait àconstruire des choses pareilles alors qu’il fal-lait que ce soit fait au millimètre près sur desvolumes absolument considérables. Commentréussir alors sans la possibilité de faire des

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plans ? Comment les constructeurs arri-vaient-ils à communiquer entre eux pour sa-voir cequ’il fallait faire et que chacun taille sa pierre ?Et l’assemblage ?

Un jour, tandis que nous déjeunions ensembleChez Livio à Neuilly, je l’interrogeai sur lesujet. Il m’a répondu :– Tu me fatigues à la fin. Je n’ai pas besoin desavoir comment ils faisaient. Le résultat est là,pas besoin de chercher ailleurs.À côté de nous, il y avait un guéridon, une espèce de nappe qui tombait jusqu’à terre. Il l’a pris en démonstration :– Par exemple ce guéridon, je n’ai pas besoin de le soulever pour savoir qu’il a quatre pieds. J’ai soulevé le guéridon. Il tenait sur trois pieds !Ça été mon plus grand bonheur que de l’avoir attrapé.

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Alain Roquemaurel

Alain Roquemaurel était un colonel à la re-traite. Je le voyais à déjeuner trois fois parsemaine aux Travellers. On s’entendait trèsbien mais on n’était pas particulièrement amis.Quand on a pris notre retraite, on a commencéà se voir très régulièrement et on est devenustrès très amis. Alain était droit, net, sincère ettrès carré. Au point qu’il lui fallait un tempsd’arrêt pour comprendre lorsqu’on plaisantaitde lui.

Un jour, il m’a dit qu’il avait un problème deprostate. On allait être probablement obligé dela lui enlever. À la fin de son récit, je l’ai in-terrompu :– Mon vieux, moi tu vois j’ai bien de la chance. J’ai une prostate de jeune fille.

Alain a froncé les sourcils. Il m’a regardé unmoment avant de comprendre que j’avais ditune énormité. Là, il a commencé à taper sonindex sur son crâne et m’a dit :– Tu es complètement fou.

Alain n’avait aucune notion de cuisine. Quandil était seul, il préparait des menus immuables,avec au déjeuner une boîte de sardines et lesoir un sachet de soupe. Une fois, son épouse

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adorée s’est cassée la cheville et elle ne pou-vait plus faire à manger pendant trois se-maines. C’était l’occasion pour moi de luiadresser une blague : je lui ai inventé une re-cette dont il se souvient. La voici.

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Ça les a beaucoup amusés. Alain me manqueénormément. C’était quelqu’un qui sortait del’ordinaire par ses qualités d’ami. Il est mort ily a six ou sept ans.

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Valdemar de Rosenborg

Le conte Valdemar de Rosenborg était un cou-sin de la reine du Danemark. C’était un Danoisextrêmement élégant, fin et drôle. Grandegueule, il aimait la vie et les coupes de cham-pagne. Il me disait d’ailleurs qu’après ce qu’illui était arrivé avec la guerre, il avait décidéque chaque jour serait un jour de rab dont ilprofi-terait pleinement. Ce qu’il lui est arrivé àla guerre est assez étrange. Je n’ai pas pu levéri-fier.

En 1940, quand le Danemark était occupé parles nazis, Valdemar a décidé d’aller en Angle-terre poursuivre la lutte contre l’occupant. Il avoyagé sur un bateau de pêche, en compagniede deux ou trois pêcheurs. Ils sont arrivés dansun port de la côte est de l’Angleterre au milieude la nuit. Appréhendés comme étant des es-pions, la police les a emmenés au poste. Val-demar leur a alors expliqué ce qu’il s’étaitpassé. Sauf qu’il n’était pas du tout convain-quant. À cette époque, tout le monde était surles nerfs et tendu. La police l’a questionné :– Connaissez-vous quelqu’un en Angleterre ?– Oui– Qui ?– Winston Churchill– Ah bon ?

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– Écoutez, vérifiez, appelez Downing Street, vous allez voir.Les policiers ont joint Downing Street. Ça apris des heures, le temps de passer par toutessortes de relais. Et finalement une voix reten-tissante a hurlé au téléphone et a fait vibrertous les murs.– Valdemar, my boy ! Comment ça va ?Tout le monde était ébahi. Qu’est-ce qu’ils ontdû être surpris, quand j’y repense ! Valdemar apu alors rejoindre Londres. Il a rendu visite àChurchill. L’homme d’État lui a dit :– Écoute mon vieux, tu ne vas pas rester ici toutle temps. Je pense que ce que tu peux faire demieux pour ton pays est de rentrer au Danemarkpour mettre sur pied des réseaux de résistance.

Au Danemark, Valdemar a créé des réseaux derésistance. Au bout de quelques années, il a étépris et emmené. D’abord vaguement torturé, ila ensuite été décidé qu’on l’exécuterait.

Devant le peloton d’exécution, ils étaient unedizaine en même temps. Par un coup de chanceextraordinaire, juste au moment où on a donnél’ordre de faire feu, Valdemar s’est jeté parterre. Il a évité la balle ! L’officier nazi estarrivé avec son revolver pour donner le coupde grâce à tous les cadavres par terre. Le contea singé le mort et a pris une balle dans le cou.Il s’en est sorti. La balle, rentrée dans le crâne,

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était ressortie sans abîmer le cerveau ni quoique ce soit. Après quelques verres de cham-pagne, Valdemar faisait toujours vérifier à toutle monde que les deux trous étaient bien là.

Valdemar a vécu des tas d’histoires très drôles.Après la guerre, le gouvernement danois l’aenvoyé à Londres pour discuter de toutessortes de problèmes de financement, desrembourse-ments de dettes, de formalités...Valdemar avait loué un appartement àBalgrevia. Un soir qu’il rentrait chez lui àpied, sous un réverbère il est passé devant unefemme. En français, elle lui a dit :– Tu viens ? On va passer un moment agréable.– Non merci.Il a continué son chemin. Au bout de quelquespas, il s’est ravisé et il s’est retourné pour allerla voir.– Tu es Française ? Est-ce que tu sais faire la cuisine ?– J’adore faire la cuisine, mais il n’y a rien à cuisiner !À l’époque évidemment, pour se nourrir, c’était compliqué. Il y avait des coupons de ration-nement mais c’était peu de chose.– Tu sais, moi j’ai accès à pas mal de chosespar l’ambassade. Si je t’apporte ce qu’il faut,pourrais-tu nous faire à dîner tous les jours ?Aussitôt pensé, aussitôt fait. Valdemar acommencé à la ravitailler. Tous les soirs il allait

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chez elle. Juste après le dîner qu’elle avait préparé, elle disait :– Bon, maintenant je vais travailler.Valdemar faisait la vaisselle et tirait la porte. Ilrentrait chez lui.

Des années ont passé. Un soir, Valdemar pre-nait un verre au bar du Fouquet’s, auxChamps-Élysées. La porte s’est ouverte. Sonamie prostituée de Londres est entrée. Elleétait accompagnée d’un homme extrêmementdis-tingué et élégant. Valdemar a pensé :– Bon dieu ! Le tact et la bonne éducationvoudraient que je me taise et fasse comme si jene l’avais pas reconnue.Un cri retentissant a eu lieu :– Valdemar, mais quel bonheur de te voir !Il s’est retourné. Les présentations se sont faites.– ... Oui, je l’avais rencontrée à Londres, au-trefois.De toute évidence, son amie avait épousé un homme qui ignorait tout de son passé...De fil en aiguille, Valdemar et sa femme ainsique ce couple sont devenus très amis. Pendantdes années, ils se sont fréquentés et le secretétait gardé par ces deux êtres qui s’étaientconnus dans des circonstances en vérité un peudifférentes, en Angleterre. Assez inhabituel deretrouver une femme des années plus tard dansde pareilles circonstances, non ?!

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L’invisible

J’ai mené une existence tellement variée. J'aieu tellement de chance. J'ai fait des choses. J'airencontré des gens. J'ai vécu ou j’ai observédes coïncidences incroyables.

J'ai deux belles-filles qui ont une certaine dif-férence d'âge de douze ans. Ma belle-fille aî-née est Australienne. Ma belle-fille cadette estAllemande. Toutes deux sont nées un 19 juil-let. Ce n’est peut-être rien du tout mais c'estcurieux, non ? Il y a des hasards qui sont unechance sur cent cinquante millions. Il y a alorsplus de chances de gagner la loterie nationaleque de les vivre. En voici quelques-unes.

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Une coïncidence incroyable :Hennessy - Antelme

En 1964, j’avais passé un an et demi en An-gleterre et trois ans et demi à Zurick chezTime-Life Magazine quand la revue m’a fina-lement transféré à Paris. J’y prenais la direc-tion de Time Magazine pour la France et laBelgique.

Martel et Hennessy allaient figurer ensembledans un numéro spécial de Life Magazineconsacré au cognac. Chacun accepterait d’yfigurer comme annonceur seulement s’il étaitle premier annonceur de cognac dans le maga-zine ; question de prestige. Or il y avait unerivalité féroce entre eux. C’étaient des ennemishéréditaires comme les Montaigus et les Ca-pulets.

Mon prédécesseur avait fait une grosse erreur :promettre aux deux qu’il serait le premier an-nonceur. Dans une situation impossible, il merefilait le bébé. À l’issue de discussions, aucundes deux n’a finalement figuré en premièreplace. Martel était furieux et j’ai perdu cesdeux clients. Un autre client a eu la têted’annonce. Un des membres de la familleHennessy s'occupant de la publicité interna-tionale d'Hennessy s'appelait Alain De La Fa-

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laise. C'était un homme absolument charmantavec qui je me suis tout de suite très bien en-tendu. Sans le savoir, il a révélé une coïnci-dence étonnante et généalogique.

La surprise est arrivée un jour où je me rendaisà Cognac. Quand je m’y rendais pour espérerparler avec le grand patron du marketing etmembre de la famille Hennessy, le marquis deGeoffre, celui-ci refusait systématiquement deme voir. À chaque fois la secrétaire me disaitque le marquis était absent. Il ne supportait pasl’échec de la publicité.

Un jour, Alain De La Falaise m’a demandé sije connaissais un certain John-Pope Hennessy.Je lui ai répondu :– Oui, il a été gouverneur de l'île Maurice dansles années 1880.Il a rétorqué :– En effet. Un de mes cousins anglais vientd'écrire la biographie de John-Pope Hennessyavec qui nous sommes partenaires. Je pensequ'elle vous intéressera. Je vous la dépose àvotre bureau en allant déjeuner.

Je l'ai lue. Arrivé aux deux tiers du livre,j’appris qu’à Maurice, le gouverneur John-Pope Hennessy s'était très bien entendu avecmon arrière-arrière-grand-père, CélicourtAntelme. Célicourt était alors une des figures

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du barreau de la politique sur l’île. Mais aubout d'un moment, Hennessy et Antelme sesont fâchés. Une vendetta a eu lieu entre eux.John-Pope Hennessy a été envoyé terminer sacarrière à Bornéo où il a contracté des fièvreset il y est mort. Célicourt a été fait chevalierpar la reine Victoria. Au bout du compte, Cé-licourt en est sorti vainqueur.C’était incroyable ! Nos deux familless’étaient déjà déchirées il y a soixante-dix ans.

Quelques mois plus tard, je me suis rendu àCognac. Comme à mon habitude, j'appelle lasecrétaire du marquis de Geoffre pour lui de-mander si éventuellement, je pourrais le voir.Je m'attendais à un refus habituel lorsque c'estle marquis lui-même qui a pris le téléphone :– Allô cher ami, comment allez-vous ? Surpris, je lui ai répondu :– Très bien, merci.– Ça me ferait très plaisir de vous revoir, nous pourrions déjeuner ensemble.

Il m'a emmené dans un restaurant absolumentdélicieux sur une île, près d’une rivière, dansles bois. J'ai passé un moment sensationnel.À la fin du déjeuner, il m’a demandé :– À propos, avez-vous lu la biographie de John-Pope Hennessy ?– Oui, je l'ai lue.– C'est quand même drôle vous m'avouerez

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que nos ancêtres se soient connus. Quand il adécouvert que nos deux ancêtres s’étaient cas-sés la gueule, je n’étais plus un inconnu. Onest devenus très copains.

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Une coïncidence incroyable :Miles Maskell

Avec ma première épouse, nous avons quittéCape Town pour rejoindre l'Angleterre au toutdébut de janvier 1960.

Pour fêter notre dernière soirée au Cape, noussommes allés le 31 décembre 1959 chez lafamille Maskell. C'était une famille très en vuede Cape Town. Ils avaient quatre enfants, tousétudiants en Angleterre. Je ne connaissais au-cun membre de cette famille.Nous étions invités par une amie. Nous répon-dions à sa sollicitation. Nous avions refusé desinvitations à tout un nombre de soirées à droiteet à gauche.

Nous sommes arrivés peu après minuit devantleur maison. Elle s’appelait le The Old Bre-wery (L’Ancienne Brasserie). C’était une desplus vieilles maisons de Cape Town. Elle étaitravissante. Tout était éteint et la soirée étaitterminée. Je n'ai pas rencontré les Maskell etnous avons passé la soirée ailleurs.

Dix jours plus tard, j'arrive en Angleterre. Jecherchais un job. Ça m’a pris un bout detemps, trois mois. Finalement, je suis entré aumois d'avril chez Time-Life International. Au

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bout de deux ou trois mois à travailler tran-quillement, le directeur de Time Magazine,Robin Compton, est entré dans mon bureauavec notre toute dernière recrue. Figurez-vousqu'il s'appelait Miles Maskell ! Je tombais desnues. J'avais bien entendu : c'était Miles Mas-kell ! Je l'ai regardé et je lui ai dit :– Dis donc, votre soirée du 31 décembre s'est terminée très vite, très tôt !Il se demandait de quoi je voulais lui parler. Jepoursuivis :– Oui, je me suis pointé à The Old Brewery à minuit et demi et tout était éteint.Tout le monde s'est extasié sur cette coïnci-dence extraordinaire.

Après, nous sommes devenus de grands amis et nous le sommes restés.

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Une coïncidence incroyable :Paul Nairac

Paul Nairac (à g.) en conversation avec monpère après une chasse à Midlands

À l’automne 1964, j’ai appris que Life préparaitun grand reportage sur les vins de Bordeaux.Publicité et rédaction étant complètement sé-parées, je ne m’en suis pas préoccupé. Quelquesjours plus tard, j’ai été invité au grand déjeunerannuel pour l’intronisation de nou-veauxmembres à la confrérie du Bon Temps. Il avaitlieu cette année-là au château Pon-

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tet-Canet, propriété des Cruse. J’ai acceptéévidemment.On a dû penser, à tort évidemment, que jepouvais influencer le contenu de l’article.

J’ai eu droit à un traitement VIP. J’étais à latable d’honneur présidée par Jean Cruse. Nousétions une douzaine. Il y avait tous les genstrès importants dans l’organisation Cruse.

On parlait français et anglais. On m’a deman-dé, comme souvent, comment il se faisait queje parlais si bien l’anglais. J'ai répondu quej'étais mauricien et que l'île était une colonieanglaise où j'avais reçu une éducation anglaise.

À ce moment-là, Lionel Cruse m'a demandé si je connaissais le mauricien Paul Nairac.– Je connais très bien Paul Nairac. C'est unami de mon père, il venait à la chasse avecnous et nous habitions en face l'un de l'autre dechaque côté de la rue.– Ça c'est quand même drôle ! Un jour il y aquelques années, un homme que je ne con-naissais pas a sonné à ma porte. Il s’appelaitPaul Nairac. Il m’avait demandé de lui vendreun tableau de son ancêtre Nairac, conseillerassez important dans la ville de Bordeaux. Jele lui ai vendu et nous sommes devenus assezamis.

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Cette coïncidence m’a rapproché de LionelCruse. Il a appelé sa fille Diane, une fille ado-rable et ravissante d'une vingtaine d'années.Tout en la regardant, il m’a demandé :– Est-ce que vous passez le week-end à Bor-deaux ?– Oui.– Diane, c'est formidable ! Je te présente Jean-Claude Antelme. Tu l'emmènes ce soir au balchez Anthony Barton.Je l’ai alors coupé :– Vous êtes un amour, mais je n'ai pas de smo-king.– On s'en fiche éperdument ! Tu l'emmènes !

J'ai passé mon samedi soir dans ce bal. Lelendemain matin, j'étais invité au château Gis-cours et, où de fil en aiguille, j'ai rencontrétout le gratin bordelais. J'étais accepté commeun enfant du pays. Chaque fois que j'y suisretourné, j'ai été reçu à droite et à gauche, par-tout. C'était une coïncidence absolument for-midable qui m'a rendu service et m'a fait plai-sir.

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Les baptêmes synchronisés

Quand nous sommes rentrés à Paris en 1972,nous avons loué un appartement dans un im-meuble du XVIè arrondissement qui appartenaità la famille de Marmiers. Roland et Sylvie deMarmiers habitaient l’étage au-dessus de nous.

Freddy est né en mai 1974 et quelques moisplus tard, il y a eu le baptême, suivi d’uncocktail chez nous. J’avais demandé à la con-cierge de mettre un porte-manteaux à l’entréepour le manteau des invités. Comme à chacun,elle annonçait à un couple qui arrivait quemadame Antelme, c’était au deuxième. À sagrande surprise, certains des invités disaientNon, on va chez madame de Marmiers.

Ce fut un dialogue à plusieurs. Nous n’en sa-vions rien, jusqu’à ce qu’un des invitéss’excusa d’être très en retard mais qu’il avaitdû passer les Marmiers avant.– Ah ! Vous les connaissez ?– Bien sûr, ce sont des cousins.

Il se trouve qu’une des grandes tantes de Mo-nique avait épousé un Lyonnais, monsieur duParc Locmaria. Ils avaient eu beaucoupd’enfants et de petits-enfants. Le nom de jeunefille de Sylvie de Marmiers était Firnaz. Elle

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était cousine proche du côté paternel. De plus,les Mamiers avaient eu une fille, Anne, qui étaitnée à peu près en même temps que Freddy.

Baptême et réception, le même jour que pournous.

On ne s’était évidemment pas concertés.

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Dernier chapitre

Le vieux dodo a replié ses ailes et rangé sonpasseport. Je suis à ma fenêtre et je regarde lemonde changer. Je vois la violence monter,l’ensauvagement de certaines parties de la so-ciété, la colonisation des trottoirs par les deuxroues, la dictature de minorités vociférantes, jevois le climat qui se détraque, je voisl’interdiction d’avoir des opinions originales,ou même personnelles et le règne du politi-quement correct, un féminisme souventdélirant qui semble vouloir la négation dessexes, je vois le monde foncer à une alluredémente : toujours plus fort, toujours plus loin,mais pour aller où ?

La route ne me semble pas tracée. Je lève lesyeux et je vois les nuages qui s’amoncellent.Tout s’assombrit et puis un souffle les balaie etle ciel est bleu. Je pense que j’ai beaucoup dechance. Je ne peux plus lire et c’est une priva-tion douloureuse, mais je suis en bonne santé etsurtout, je suis entouré de beaucoup de ceux quej’aime. Je me dis que tant que l’ami Nicolascontinuera à faire pousser à Montesson sesdivines tomates, que les braves Écossais desHighlands distilleront leur élixir et que le jasmincontinuera à embaumer notre petit jardin par leslongues soirées de juin, il fera bon vivre.

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Je fermerai ce livre en citant à mes quatremerveilleuses petites-filles ce conseil d’undoux poète d’autrefois qui s’appelait Ronsard :

Vivez si m’en croyez, mes mignonnes, cueillezdès aujourd’hui les notes de la vie.

Je vous embrasse.

Grand-père.

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Chronologie

1805 : Arrivée du premier Antelme à l’îleMaurice1810 : Invasion de l’île Maurice par les An-glais28 décembre 1932 : Naissance de Jean-ClaudeAntelme1936 : Naissance du premier frère, Patrice An-telme1942 : La première chasse à Chamarel ; Décèsdu grand-père de Jean-Claude1944 : Scoutisme et emménagement à Vacoas1945 : Naissance d’Alain Antelme, le frèrebenjamin de Jean-Claude ; Entrée au collègeroyal de l’île Maurice1946 : Arrivée de Roland Mansuy à l’hôtelDupontJuin 1947 / fin 1947 : Mensonge au sujet des migraines à l’île Maurice et voyage à Durban Fin 1951 : Fin des études au collège royal Janvier 1952 : Entrée à la banque commercialeJuillet 1954 : Travail à la Sabena ; Départ de l’île Maurice vers Cape TownAvril 1957 : Mise en scène d’une pièce de théâtre de Jean Tardieu1958 : Premier mariage ; Commentateur du match de rugby France - Afrique du Sud Janvier 1960 : Départ de Cape Town et arrivéeen Angleterre

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Avril 1960 : Travail à Time Life InternationalDébut 1961 : Naissance de Philippe Antelme,le fils aîné de Jean-Claude ; Emménagement àZürich1964 : Divorce ; Départ de Zürich et arrivée àParis chez Life Magazine pour représenter laFrance et la Belgique ; Croisière aux Baléaresà Ibiza1965 : Visite d’Oradour-sur-Glane1966 : Second mariage, avec Monique1968 : Fait d’actualités - Indépendance de l’îleMaurice1972 : Retour d’Angleterre ; Vie à Paris dansle 16e arrondissement1973 : Rencontre de nouveaux amis au club The Travellers : Dominique Olivier et Alain Roquemaurel ; Safari au Kenya avec Miles 1973 ou 1974 : Danger de mort à l’ambassade de Suisse à Paris1974 : Naissance de Frédéric Antelme, le se-cond fils de Jean-Claude ; Baptêmes synchro-nisés dans son immeuble parisien1977 à 1981 : Jean-Claude est un des directeursde la chambre de commerce international1978-1979 : Rencontre surprenante avec deshôtesses coréennes1986 : Newsweek a supprimé le poste desalarié de Jean-Claude et il a pris d’autresreprésenta-tions en tant qu’indépendant,notamment celles de National Geographic

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1987 : Tenue d’un journal de souvenirs de la chasse à l’île Maurice1994 : Envoi d’une lettre à Nicolas Sarkozy concernant l’assassinat de Georges Mandel

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Table desmatières

Préface 7

Mes origines 16La généalogie des Antelme 13Mes parents 18

L’île Maurice 23Les visiteurs 24Les vacances en bord 26La pêche sur les brisants 28Kalodyne 30Le camp scout 44La vie en temps de guerre 47

La chasse à Maurice 49Chamarel 51Les chiens de chasse 64La chasse à Bananes 68Le charme de la chasse 72

Collégien 79Le collège royal 80Mon plus gros mensonge 83Ambition : comédien ! 89

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La croisière du Cariad :Port-Louis - Cape Town (1954) 91Avant le départ 91La traversée 95Vendredi quatre heures trente 96Mardi après-midi 97Lundi six heures 103Lundi 108Mardi 111Mercredi 113Jeudi soir (vendredi matin –douze heures trente) 114Vendredi - samedi - minuit et quart 118Dimanche une heure trente 122Dimanche 21 ou 22 128

Ma vie professionnelle 139Time Life International 141La Chambre de CommerceInternationale 153Newsweek 155National Geographic 157

Mes instants d’exception 165Commentateur de la finalemondiale de rugby ! 165Mon rendez-vous à l’opéra 173Ibiza 176Oradour-sur-Glane 179Barberêche 181Une soirée arrosée 184

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Grand Bay 187Échappé belle ! 190Providentielle chasteté 193Le bonheur à la campagne 195Conférencier 198

Mes images et mes sons 203Mes dessins et mes peintures 203Mes photographies 211Mes notes de piano 212

Les filles 215Mes découvertes 215Linda Delport 217La révolution sexuelledes années soixante 223Les hôtesses coréennes 225

Les langues mortes et vivantes 229Une instruction anglaise,latine et grecque 229Mon amour pour Shakespeare 231Hiver ou les temps du verbe 233Des mots et des idées 238

Mes rencontres d’exception 241Roland Mansuy 241Raimund von Hoffmanstahl 246Sinclair 249La petite fille aux grands yeux 252

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Mes amis du club 255The Travellers 256Dominique Olivier 258Alain Roquemaurel 261Valdemar de Rosenborg 264

L’invisible 269Une coïncidence incroyable :Hennessy - Antelme 270Une coïncidence incroyable :Miles Maskell 274Une coïncidence incroyable :Paul Nairac 276Les baptêmes synchronisés 279

Dernier chapitre 281

Chronologie 283

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Achevé d’imprimer en février 2021

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