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JE SUIS UN FEDAYIN

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Stock/2 regroupe six collections. Plus de 50 titres parus dont :

Lutter : Amis de la terre, L'escroquerie nucléaire.

Assises du Socialisme, Pour le socialisme. Belmont Charles et Issartel

Marielle, Histoires d'A. Cardonnel Jean, L'insurrection chrétienne.

Cedetim, Les immigrés. Cuau Bernard et Zigante Denise, La politique de la folie. Entreprise et Socialisme, Les entreprises et la gauche.

Gandhi, Ma non-violence. Gavras Costa, É t a t de siège. Jaubert A., Weil N., Salomon J.C., Segal I., Guide de la France des luttes. Laborde Marie, Locataires, défen- dez-vous. Piaget Charles, Lip. Renouvin Bertrand, Le désordre établi. Ribeaud Marie-Christine, Les enfants des exclus. Syndicat de la Magistrature Au nom du peuple français.

Vivre : Chaleil André, L'initiation.

Durand Jacques, Vive le vélo.

Besson Michel, Vidal Bernard, Journal d'une communauté.

Enfants d'Aquarius, Manuel de la vie pauvre.

Hunzinger Claudie, Bambois, la vie verte. Mollo Mollo, L'énergie c'est vous. Petitfils Guy, Le livre de mon moulin. Revon Alain, Au-delà du L.S.D. Thibon Daniel, Le crispougne.

Lire : Farrachi Armand, La dislocation.

Féderman Raymond, Amer Eldo- rado.

Laude André, Joyeuse Apoca- lypse.

Santos Emma, La punition d'Arles. Sarde Michèle, Le désir fou. Odier Daniel, Splendor Solis. Savoyaud Éric, Petite fugue équinoxe.

Témoigner : Arondo Maria, Moi, la bonne. Bouvet Daniel, L'usine de la peur. Hof Gérard, Je ne serai plus psychiatre. Laguiller Arlette, Moi, une mili- tante. Lefébure Ségolène, Moi, une infirmière.

Marcy Guy, Moi, un prof.

Maurice Janie, Bruno, mon fils.

Mérat Gérard, Moi, un médecin.

Mohamed, Journal de Mohamed.

Prudhomme Madeleine, Moi, une assistante sociale.

Dire : Bacri Roland, Giscaricatures. Bettelheim Bruno, Un autre regard sur la folie. Drot Jean-Marie, Vive Joseph Delteil.

Duneton Claude, Parler croquant Marti Claude, Homme d'Oc. Pignon Edouard, Contre-courant. Polac Michel, Le grand mégalo. Polnareff Michel, Polnaréflexion.

Penser : Bourdet Yvon, Qu'est-ce qui fait courir les militants ?

Chatelain Daniel, Taffany Pierre, Qu'est-ce qui fait courir les auto- nomistes ?

Collections dirigées par JEAN-CLAUDE BARREAU, assisté de Max Chaleil et Alain Vircondelet. Attachée de Presse : Betty Mialet.

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Mahmoud Issa alias Selim

J E SUIS UN FEDAYIN en collaboration avec

Huguette Cuchet-Chéruzel

Témoigner/Stock 2

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Tous droits réservés pour tous pays. © 1976, Éditions Stock

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à Jean-Claude Gilbert

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Préface

La collection « Témoigner » a pour ambition de donner la parole à des inconnus qui vivent dans des secteurs brûlants de la société fran- çaise. Ainsi l'avions-nous définie en 1973 et des succès comme Moi, une infirmière, Moi, un prof, Le journal de Mohamed, Moi, la bonne, s'inscrivaient bien dans cette ligne. On s'étonnera peut-être alors d'y trouver aujour- d'hui le témoignage d'un combattant palesti- nien ; un inconnu certes et qui vit bien dans une zone brûlante mais à plusieurs milliers de kilomètres des frontières de l'hexagone. C'est que le problème d'Israël et des Arabes est en apparence seulement un problème exotique. En réalité, à cause des liens profonds et ambigus que nous entretenons avec ces deux commu- nautés, ce problème déchire violemment notre société et soulève chez nous des passions ; complexés que nous sommes envers les isra- élites comme plus ou moins complices des persécutions que nous avons tolérées qu'ils

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subissent chez nous, et envers les Arabes comme anciens colonisateurs.

C'est pourquoi nous avons voulu verser ce témoignage au dossier. C'est un témoignage sans haine, estimable et passionnant, qui éclaire un aspect mal connu d'une réalité souvent caricaturée. Ce n'est pas un texte de propa- gande mais un document brut en face duquel le lecteur reste libre de juger. Pour ma part je conclus que ce « fedayin » ressemble comme un frère aux militants de « l'Irgoun » ou de « l'Haganah » qui employaient les mêmes moyens une génération plus tôt, mais qui l'ont oublié depuis.

J e a n - C l a u d e BARREAU.

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Souvenirs vécus et entendus

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1948-1955

Un fusil, une clé et un enfant

aux cheveux blancs

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Quand je pris conscience du « problème », c'était en 1947 à Saint-Jean-d'Acre, ma ville natale. J'avais cinq ans. Nous vivions, mes parents, mes trois frères, ma sœur et moi- même, dans une petite maison située aux abords de la ville et qu'entourait un jardin planté d'orangers et de grenadiers.

Saint-Jean-d'Acre était une jolie ville, colo- rée, animée, avec une baie largement ouverte sur la mer, d'anciennes maisons, de belles mosquées, quelques vieilles familles fortunées — parmi celles-ci, les descendants d'Al-Jazar qui régna sur la région aux environs de 1830 — une histoire, enfin, dont l'une des pages les plus célèbres raconte la résistance aux armées de Napoléon.

La population de Saint-Jean-d'Acre était composée d'Arabes, à l'exception d'une petite colonie juive venue s'installer près de notre quartier avant la Seconde Guerre mondiale. Jusqu'aux difficiles années 30, les familles juives et arabes, qui se connaissaient toutes,

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avaient entretenu de bonnes relations d'amitié, mais la guerre remettait tout en question, elle allait tout briser.

J'étais le benjamin de la famille, le « petit dernier », je n'allais pas encore à l'école et passais mes journées à jouer dans le jardin.

Un soir, c'était à la tombée de la nuit, je surpris mon père attelé à une étrange besogne. Il creusait un trou dans un endroit un peu isolé, derrière la maison, là où les arbres formaient une sorte de bosquet. Il piochait avec acharnement, jetant de temps à autre des regards furtifs autour de lui. Quand il eut fini de piocher, il alla ramasser un fusil qu'il avait posé un peu plus loin dans les brous- sailles, l'enveloppa dans une serviette, le plaça dans le trou qu'il avait fait, et le recouvrit soigneusement de terre.

Dès cet instant, mon unique préoccupation fut de savoir pourquoi mon père possédait une arme, alors que, jusque-là, je n'en avais vue que dans les mains des policiers anglais qui patrouillaient dans notre quartier. Je voulais aussi savoir pourquoi il cachait cette arme, alors que les soldats exhibaient la leur avec tant d'arrogance.

Je harcelai de questions la seule personne en laquelle j'avais toute confiance, c'est-à-dire ma mère, mais n'obtint d'elle que des réponses vagues qui me laissèrent sur ma faim. Je me

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mis alors à guetter les allées et venues de mon père. Celui-ci s'absentait souvent, parfois pour des semaines ; et je découvris bientôt qu'il allait déterrer son fusil chaque fois qu'il s'apprêtait à partir.

Cette constatation attisa davantage encore ma curiosité, mais j'allais avoir la clé de ce mys- tère.

Une nuit, nous entendîmes frapper à la porte. Nous étions seuls. Mon père était parti depuis deux ou trois jours. Nous avions barricadé toutes les issues. Il était tard, et nous avions fini de dîner depuis longtemps. Après bien des hésitations, ma mère alla ouvrir ; puis elle revint vers nous et, comme une poule groupe ses poussins, elle nous rassembla autour d'elle, tandis qu'une dizaine de soldats envahissaient la maison.

Je n'avais jamais vu ma mère aussi effrayée. Ces hommes étaient armés, et ils se condui- saient avec un sans-gêne et une brutalité qui me stupéfièrent. Ils ouvraient les armoires, soulevaient les matelas, inspectaient jusqu'aux moindres recoins. De plus, ils parlaient très fort, dans une langue que je ne comprenais pas. L'un d'eux, enfin, demanda en arabe :

— Où est-il ?

Je sus tout de suite qu'il s'agissait de mon père.

Ma mère répondit :

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— Je ne sais pas. Le soldat s'approcha d'elle pour tenter de

l'intimider. Il répéta la question d'un ton brutal et demanda aussi où étaient cachées les armes ; mais ma mère répéta :

— Je ne sais pas. Je la trouvais forte. Il me semblait qu'aucune

menace ne pouvait avoir raison d'elle. La fouille était terminée, les soldats repar-

taient, laissant la maison sens dessus dessous. — Nous reviendrons, dit l'Anglais qui par-

lait arabe, et, cette fois, nous vous ferons parler.

Ma mère acquiesça, heureuse de s'en être tirée à si bon compte. Elle referma la porte, tira le loquet, et, après nous avoir mis au lit, elle rangea les pièces l'une après l'autre. Elle dut y passer une partie de la nuit, car, dans mon demi-sommeil, je l'entendis longtemps pousser les meubles, fermer les tiroirs.

Le lendemain, elle m'expliqua tout : pour- quoi mon père était recherché par les soldats anglais, pourquoi il partait si souvent avec d'autres hommes qui se battaient en Pales- tine, pourquoi nous nous trouvions dans un état de guerre qui durait depuis bien avant ma naissance. Et c'est ainsi que je découvris l'his- toire du mystérieux fusil...

Le soldat anglais qui parlait arabe tint sa promesse. Il revint souvent fouiller la maison

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pour voir si des armes y étaient cachées et pour poser des questions à ma mère, mais celle- ci répondait chaque fois la même chose :

— Je ne sais pas. Et moi, je comprenais que de ce silence

dépendait la vie de mon père.

Mon père avait commencé à se battre pen- dant les années 30. A cette époque, le grand mufti Hadj Hamine El-Husseini dirigeait le mouvement national qui s'opposait aux Britan- niques et à la déclaration Balfour (proposant que l'on installât en Palestine un foyer national juif). Recherché par les Anglais, le mufti s'était longtemps caché dans les lieux saints de Jérusalem, puis il avait fui en barque jus- qu'au Liban pour y devenir le porte-drapeau de la Résistance.

En marge de son action qui tourna court — car on ne peut concilier religion et politique — s'étaient formés des groupes comparables à des milices. Chaque région, chaque ville avait sa propre milice, et ces milices ne s'enten- daient pas toujours très bien entre elles.

La confusion et le désordre qui régnaient en ce temps-là sont difficiles à imaginer. Pour en avoir une idée, il suffit de rappeler que le pays, encore sous mandat britannique, s'était ouvert à l'immigration juive à laquelle s'oppo- saient les Arabes.

Le chef de la milice de Saint-Jean-d'Acre

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— dont faisait partie mon père — s'appelait Trabah. C'était un homme intelligent et coura- geux, qui possédait en outre assez de bon sens pour entretenir d'excellents rapports avec les chefs des milices voisines.

En 1936, se situa la plus longue grève que l'Histoire ait jamais connue — et sans doute aussi, la plus grande erreur commise par les Palestiniens, puisqu'ils tournèrent leurs armes contre les Juifs et non plus contre les Anglais, ce qui plaça ces derniers en position d'arbi- tres.

L'Angleterre était pourtant notre principal ennemi. Son gouvernement portait la respon- sabilité du sionisme. Sur place, ses représen- tants brisèrent la révolte arabe avec cruauté :

196 nationalistes furent pendus, 300 condamnés aux travaux forcés, des milliers furent incar- cérés.

Il n'était pas rare de tomber dans la rue sur des hommes agenouillés que les soldats avaient dépouillés de leur kéfiyé pour les humilier. Mes parents, de qui je tiens le récit de ces années-là, ont été témoins de ces scènes et ne les oublieront jamais.

En 1948, quand l'Etat d'Israël succéda au mandat anglais, la confusion durait toujours, et la guerre qui opposait Arabes et Israéliens s'étendit à tout le pays. La ville commença à

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être la proie des bombes ; nous nous abri- tâmes dans une tranchée creusée près de la maison et que j'avais toujours connue. Mais, bientôt, la vie ne fut plus possible pour nous, et mon père décida de nous emmener avec lui, préférant nous faire partager son exis- tence aventureuse de résistant plutôt que de nous laisser à la merci des roquettes qui pleu- vaient sur notre quartier.

Au moment de quitter la maison, il ferma la porte à double tour et confia la clé à ma mère. Celle-ci l'enveloppa soigneusement dans un mouchoir et l'enfouit sous sa robe. Elle ne

devait jamais s'en séparer. Aujourd'hui, cette clé est devenue le symbole du retour au pays. Ma mère la garde en lieu sûr dans une armoire, glissée sous une pile de linge.

Beaucoup de Palestiniens partirent, comme nous, avant l'entrée des troupes israéliennes dans la ville, pour fuir les bombardements ou par crainte d'être massacrés. D'autres renon- cèrent à partir, pensant que, peut-être, les choses allaient s'arranger. Ceux-là vivent aujourd'hui comme on peut vivre en pays occupé. Ils sont malheureux, eux aussi, et beau- coup de leurs enfants — d'Acre ou d'ailleurs — viennent grossir les rangs de nos commandos.

Quelques-uns de mes camarades réfugiés comme moi ont effectué un court séjour en Israël, après avoir fait de nombreuses démar-

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ches auprès des Israéliens ; mais, en arrivant là-bas, ils n'ont pu s'empêcher de pleurer.

En ce qui me concerne, je ne me conten- terai jamais de revoir mon pays en touriste, et il est hors de question que je demande la permission d'y séjourner. Ce que je veux, c'est reprendre ma terre les armes à la main. Ce qui a été pris par la force doit être repris par la force.

Notre vie errante dura quelques mois. Le groupe de miliciens auquel appartenait mon père restait peu de temps au même endroit, tout en ne dépassant guère les limites de la région. La ville la plus éloignée où nous nous installâmes fut Nazareth. Ma mère était Naza-

réenne, nous y avions quelques parents proches, dont une tante qui nous accueillit chez elle.

Peu après notre arrivée à Nazareth, mon frère aîné, qui venait d'avoir dix-neuf ans, s'engagea à son tour dans la Résistance. Lui et mon père s'arrangeaient pour venir nous voir aussi souvent que possible à tour de rôle. Tous deux étaient inquiets à notre sujet, car il n'y avait plus guère d'endroit dans le pays où nous pouvions désormais nous trouver en sécurité. Mon père et mon frère vinrent ensemble une seule fois pour passer avec nous une journée entière. Ce fut notre dernière réunion de

famille en terre palestinienne. Le lendemain, nous pliâmes bagage et nous

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partîmes pour Safouri, petit village proche de Nazareth et qui était demeuré jusque-là à l'écart des combats. Quelques jours après notre arrivée à Safouri, les soldats israéliens firent irruption dans le village. Ils groupèrent tous les habitants sur la place et séparèrent les hommes des femmes.

Il restait peu d'hommes, ceux-ci étaient partis se battre pour la plupart. Les soldats les ali- gnèrent face à un mur, et en fusillèrent quel- ques-uns, « pour l'exemple ». De leur côté, les femmes reçurent l'ordre de donner leurs bijoux. Je me trouvais avec ma mère, je me souviens très bien de cette scène. Les femmes

défilaient l'une après l'autre devant un officier à qui elles remettaient tout ce qu'elles avaient sur elles. Cela se passait dans le plus grand silence, car des soldats en armes surveillaient l'opération et les malheureuses étaient terro- risées.

Une jeune fille qui portait des cheveux longs oublia d'ôter ses anneaux d'oreilles. Un soldat

s'en aperçut. Il les lui arracha brutalement, sans même prendre la précaution de les défaire. Le visage et les cheveux de la pauvre fille se couvrirent de sang. C'était affreux à voir. Les femmes se jetèrent sur les soldats, en hurlant, et ceux-ci ne réussirent à se dégager qu'en ouvrant le feu. Une des femmes fut tuée, deux autres blessées. Ma mère en parle encore, car elle les connaissait toutes les trois. C'étaient des Nazaréennes.

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Une fois de plus, nous fûmes contraints de fuir, et nous quittâmes Safouri pour aller nous réfugier à Aïn Lot — un village qui porte le nom du dernier des Justes, celui dont la femme fut transformée en statue de sel pour avoir enfreint les ordres du Seigneur. Tragique des- tin ! Je ne pense pas que mes parents aient jamais désobéi à Dieu, pourtant, c'est à Aïn Lot que le malheur les frappa.

Le samedi saint, mon père fut blessé dans un affrontement près de Qabri, non loin de Saint-Jean-d'Acre. Il avait reçu une balle dans l'épaule, une autre dans la bouche. Laissé pour mort, il s'en fallut de peu qu'on ne le confondît avec les Israéliens tombés dans le même combat. Mon frère, qui se trouvait auprès de lui, le fit évacuer sur un hôpital. Il alerta ma mère qui se rendit aussitôt au chevet de son mari, puis il repartit se battre.

Tout occupée qu'elle était à soigner mon père dont les chances de survie étaient — d'après les médecins — pratiquement inexis- tantes, ma mère vit s'éloigner son fils sans le moindre pressentiment. C'était pourtant la dernière fois qu'elle l'embrassait.

Une semaine plus tard, un affrontement très meurtrier eut lieu à deux kilomètres d'Aïn Lot. La plupart des miliciens dont les familles se trouvaient avec nous dans le village y avaient participé. Quand la tragique nouvelle fut connue, toutes les femmes se mobilisèrent pour aller porter secours aux blessés, pour reconnaî-

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t re les tués et leur donner une sépulture. Ma

mère, qui était revenue entre-temps auprès de nous, se joignit aux autres. Elle n ' ignorai t pas

que , parmi les victimes, se t rouvai t peut-être son fils ou encore u n pa ren t proche. Comme

elle n 'eu t pas le courage de me laisser avec mes frères et ma sœur, elle m 'emmena avec elle.

Après une longue marche, nous arr ivâmes à l 'endroi t où s'était déroulée la bataille. Les

champs étaient jonchés à per te de vue de soldats. Je me rapprocha i de ma mère et

m'accrochai à sa jupe de toutes mes forces. J 'avais un peu plus de cinq ans. On peut ima-

giner le choc que produisi t sur mon esprit d ' en fan t la vue de ces cadavres et de ces blessés.

Rassemblant leur courage, les femmes s'avan- cèrent. Je suivis ma mère, je tant au tour de moi des regards terrifiés. J e n'avais jamais vu

de morts jusque-là. Les visages aux yeux fixes, les bouches entrouvertes couvertes de mouches,

les plaies béantes et saignantes, les membres rigides me glaçaient de peur ; mais ce qui m'eff raya plus encore, ce fu ren t les plaintes des blessés qui réclamaient à boire ou qui appe- laient au secours et s 'agrippaient à nous quand nous passions à leur hauteur .

Longtemps, ce cauchemar me poursuivit . Il me poursui t encore. Je le retrouve, comme une douleur ancienne qui s'éveille. Au lendemain de cet événement qui fut le plus m a r q u a n t de

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ma vie, le plus décisif aussi, mes cheveux blan- chirent d'un seul coup.

Ma mère ne trouva pas mon frère parmi les tués, comme elle l'avait tant redouté, mais un de nos cousins que l'on enterra le soir même dans un cimetière situé non loin du champ de bataille. Les femmes ramenèrent tous les

blessés au village et les soignèrent de leur mieux. Les plus gravement atteints furent évacués dans des hôpitaux.

Par ailleurs, ma mère tenta d'obtenir quel- ques renseignements sur ce qu'était devenu mon frère. Etait-il reparti avec son groupe pour se replier quelque part dans la région ? Avait-il été fait prisonnier ? Elle interrogea les survi- vants, mais personne ne put lui donner le moindre indice.

Elle retourna donc auprès de mon père qui luttait contre la mort et refusait de se rendre

dans un hôpital libanais mieux équipé pour soigner une blessure comme la sienne. Il ne voulait pas quitter la Palestine. Quand il se décida brusquement à partir, ma mère pensa qu'il avait cédé à ses supplications. En fait, il venait d'apprendre que mon frère avait été abattu après avoir été fait prisonnier au cours de l'affrontement d'Aïn Lot. Ce coup l'avait si durement atteint qu'il se trouvait privé de volonté... lui qui avait été un homme si solide !

Ma mère, à qui il avait caché la terrible nouvelle, se consacra aux préparatifs de départ. Elle acheta trois ânes et tout ce dont nous

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pouvions avoir besoin pour ce voyage qui allait nous mener de plaines en montagnes jusqu'à un pays ami.

Si nous avions choisi ce moyen de transport archaïque, c'est que nous redoutions de rencon- trer des soldats israéliens. Les routes étaient infestées de véhicules militaires : partir en voiture, c'était prendre le risque d'un contrôle et se jeter pour ainsi dire dans la gueule du loup. Il nous aurait été difficile de dissimuler, en effet, que mon père était un milicien qui fuyait, et nous pouvions craindre le pire, car les exécutions sommaires n'étaient pas rares à cette époque-là.

Je me souviens parfaitement de mon père s'installant sur un des ânes avec l'aide de ma mère. Il était très faible et il souffrait beau-

coup. Sur les deux autres montures, on avait réparti les provisions, les couvertures, et les plus petits d'entre nous. C'était quelque chose comme la fuite en Egypte.

Le voyage me parut interminable. Nous nous arrêtions dans chaque village, et nous posions des questions. La population était relativement bien renseignée sur les mouvements des troupes israéliennes. Selon ce que l'on nous disait, nous établissions notre itinéraire pour le len- demain.

Nous nous arrêtâmes le premier soir dans un petit village nommé Mchât, où nous trou- vâmes un abri pour la nuit. Les étapes sui-

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v a n t e s f u r e n t m a l h e u r e u s e m e n t m o i n s c o n f o r -

t a b l e s , e t n o u s f û m e s c o n t r a i n t s d e d o r m i r à la

b e l l e étoi le . M o n p è r e n e se p l a i g n a i t pa s , m a i s

j e c o m p r e n d s a u j o u r d ' h u i c o m b i e n ce t t e

é p r e u v e f u t d u r e p o u r lu i . E n f i n , n o u s f r a n - c h î m e s l a f r o n t i è r e l i b a n a i s e e t n o u s a r r i v â m e s

à Sour . L à , m o n p è r e a v a i t q u e l q u e s c h a n c e s

d e se f a i r e s o i g n e r c o n v e n a b l e m e n t .

Dès q u e n o u s f û m e s e n vi l le , les so lda ts d e

l ' a r m é e l i b a n a i s e le p r i r e n t e n c h a r g e e t le

c o n d u i s i r e n t d a n s u n h ô p i t a l . A p r è s q u o i , les a u t o r i t é s loca les f i r e n t les d é m a r c h e s néces -

s a i r e s p o u r q u ' o n l u i d é c e r n â t la m é d a i l l e des

« h é r o s d e J é r u s a l e m » — avec u n c è d r e f r a p p é s u r u n e f ace e t la v i l l e d e J é r u s a l e m e n

s i l h o u e t t e s u r l ' a u t r e . E n v i r o n u n m o i s p l u s

t a r d , m o n p è r e e n t r a i t e n c o n v a l e s c e n c e . I l

r e c o m m e n ç a à s ' a l i m e n t e r e t p u t e n f i n q u i t t e r

l ' h ô p i t a l . L a c o n f i a n c e e t l ' o b s t i n a t i o n d e m a m è r e

a v a i e n t e u r a i s o n des m é d e c i n s q u i l u i a v a i e n t

a f f i r m é q u e son m a r i n e s u r v i v r a i t pas à ses

b l e s su re s . P o u r e l le , c e p e n d a n t , u n e a u t r e

b a t a i l l e s ' e n g a g e a i t : Les f r a i s d ' h ô p i t a u x , les

m é d i c a m e n t s a v a i e n t e n g l o u t i la p e t i t e s o m m e

q u ' e l l e a v a i t r é u n i e e n q u i t t a n t S a i n t - J e a n -

d ' A c r e . E n s ' é v e i l l a n t u n m a t i n , e l le f i t l ' i n v e n -

t a i r e d e sa b o u r s e . E l l e n ' y t r o u v a r i e n . P a s

m ê m e la m o i n d r e l i v r e l i b a n a i s e , et , ce j ou r -

là , n o u s m a n q u â m e s de p a i n . N o u s e û m e s a lo r s des m o m e n t s t e r r i b l e s . M o n

p è r e , e n c o r e t r o p f a ib l e , n e n o u s é t a i t d ' a u c u n

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secours . M e s d e u x f r è r e s se m i r e n t d o n c e n

q u ê t e d e t r a v a i l e t a b a n d o n n è r e n t d é f i n i t i v e -

m e n t t o u t p r o j e t d ' é t u d e s . C e l u i d e m e s f r è r e s

q u i a v a i t se ize a n s e n t r a d a n s u n e b l a n c h i s -

s e r i e o ù i l a p p r i t r a p i d e m e n t à l a v e r e t à

r e p a s s e r le l inge . L ' a u t r e , q u i n ' a v a i t q u e o n z e

ans , e n t r a a u s e r v i c e d ' u n e p e r s o n n a l i t é d e l a

c o m m u n a u t é c h i i t e l i b a n a i s e , K a z e m E l - K h a l i l ,

a u j o u r d ' h u i m e m b r e d u g o u v e r n e m e n t . M o n f r è r e d e se ize a n s é t a i t t r è s a s t u c i e u x

e t t r è s t r a v a i l l e u r . I l a l l a i t l e p r o u v e r t r è s

v i te . I l m i t d e l ' a r g e n t d e cô té , e t , b i e n t ô t , i l

f u t à m ê m e d ' o u v r i r u n e p e t i t e b o u t i q u e .

A u j o u r d ' h u i , i l p o s s è d e u n e b l a n c h i s s e r i e à

T r i p o l i . M o n a u t r e f r è r e e s t d e v e n u son associé .

T o u s d e u x o n t o u v e r t l a p r e m i è r e b l a n c h i s -

se r i e d ' A r a b i e S a o u d i t e ! E n u n m o t , ils o n t

r é u s s i e n p a r t a n t d e r i e n .

O n d i t c o u r a m m e n t q u e les P a l e s t i n i e n s o n t

les d e n t s l o n g u e s , q u ' i l s s o n t p l u s m a l i n s q u e

les a u t r e s . C ' e s t i n e x a c t . I l y a c h e z n o u s des

p a r e s s e u x e t des t e n a c e s , des égoïs tes e t des

g é n é r e u x , des l â c h e s et des c o u r a g e u x ; m a i s

n o u s a v o n s v é c u u n e t r è s g r a n d e é p r e u v e , n o u s

a v o n s t o u t p e r d u , c e u x q u i a v a i e n t b e a u c o u p

d e b i e n s c o m m e c e u x q u i e n a v a i e n t p e u , e t

p a r c e q u e n o u s v o u l i o n s s u r v i v r e , n o u s a v o n s t r o u v é e n c h a c u n d e n o u s des t r é s o r s d e

vo lon t é . C ' e s t l à le s e c r e t d e n o t r e r éus s i t e .

A v o i r a p p r i s à t i r e r le m e i l l e u r d e n o u s -

m ê m e s . M a l h e u r e u s e m e n t , b e a u c o u p d e r é f u g i é s

n e s o n t p a s e n c o r e sor t i s d e l e u r dé t r e s se .

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Sélim est venu me chercher. Il n'a pas dormi. Toute la nuit, il a brancardé des blessés et des morts. Il n'a pas mangé non plus depuis hier, n 'ayant pu retourner chez lui. Il n'est pas rasé, ses yeux sont rougis par la fatigue.

Il a mis ma valise dans le coffre de la voi- ture ; vite, vite... il est pressé. Nous n' avons pas de temps à perdre. Il s'est annoncé de loin en loin à tous les postes gardés par des com- mandos. La route est libre et à peu près sûre pour une heure. Il ne faut pas traîner.

Nous longeons la mer, puis nous prenons la route qui passe par Sabra et Chattila. Quelques chars sont arrêtés à un carrefour. Il y a des fedayin en armes un peu partout. Nous rou- lons à travers les rues de ce que Sélim appelle le secteur libre. Libre pour lui, pour ses cama- rades, pour les amis de son organisation. C'est la force étrangère dénoncée par Pierre Gémael. Celle dont le chef des Kataeb dit qu'elle menace l'intégrité du pays.

Pourtant, fedayin n'est plus synonyme de Palestinien. Un fedayin appartient à une force populaire qui groupe, certes, des étrangers — Palestiniens, Egyptiens, Syriens — mais aussi des Libanais. Les hommes en kéfiyé sortis des camps de réfugiés ont rompu leur isolement. Leurs rangs se sont grossis de tous ceux qui réclament plus de justice. Parmi ceux- là, on compte aussi tous les chrétiens qui se

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reconnaissent davantage dans la masse des réfu- giés à majorité musulmane que dans une mino- rité soucieuse de conserver ses privilèges.

Ainsi la guerre et les hasards de l'histoire ont-ils fait des Palestiniens à la fois un signe de contradiction et un motif d'unité pour les pays du monde arabe au cœur duquel ils sont placés, comme une grenade.

Au-delà des camps, une fumée épaisse s'élève dans un ciel bleu couleur de vacances. Sélim me dit :

— Ces bâtards ont envoyé hier soir leurs roquettes et leurs tanks. Mais nous avions de quoi les accueillir.

Partout, y compris sur la route, les derniers combats ont laissé des traces ; des trous, des arbres brisés, des murs noircis. Il n'y a de place que pour le majeur.

L'appartement de Sélim abrite des réfugiés. Une famille palestinienne qui vivait dans un quartier à majorité maronite devenu aujour- d'hui « secteur kataeb ». Le père, la mère et les deux enfants occupent une chambre sans savoir pour combien de temps ils devront rester là. Sélim trouve naturel de se gêner pour les autres. Ces personnes qu'il héberge ne sont que les amis lointains d'un camarade. Il ne sait même pas s'ils sont chrétiens ou musulmans, et il s'en moque.

Je lui ai demandé s'il n'irait pas, en fin de

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compte, dans le camp des musulmans au cas où il aura i t un choix à faire.

— Je serais incapable de t irer sur un chré- t ien parce qu ' i l est chrét ien. Comment en

serait-il au t rement ? Ceux que j 'a ime et estime

le plus au monde sont chrétiens : mon chef, ma femme... Si j 'étais au pouvoir , je raserais tous les lieux saints. Le partage, c'est au t rement qu ' i l se fait : il y a les riches qui achètent des appar tements à Par is et fon t en ce moment

l ' inventaire de leurs comptes à l 'é tranger ; et il y a les autres qui restent ici, parce qu'ils ne peuvent pas s ' installer ailleurs, faute d 'en avoir les moyens.

J ' a i b ranché le lecteur de cassettes de la voi-

ture. Les chants révolut ionnaires ont remplacé

la musique grecque. Sélim fai t des projets : changer, recommencer. I l semble qu ' i l n 'a jamais eu au tan t qu au jourd 'hu i la tentation d ' aborde r une autre vie, dans ce monde plus

juste dont il m 'a si souvent parlé. Le temps passe. Les années douloureuses comptent dou- ble.

La route de Tripoli reste coupée. I l vient

d ' app rend re que le camp où habite sa famille a été bombardé, et il ne sait pas encore s'il y a des victimes.

Son f rère a été pris en otage avec trois autres membres de l 'organisation. I l n 'est pas vraiment

inquiet :

— Nous avons enlevé quelques officiers.

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L'échange est en cours, il se fera. L 'a rmée t ient à ses hommes.

Nous arrivons à l' aéroport. Très peu de police. Quelques taxis qui ont quin tuplé le pr ix de leur course. Les risques sont grands, l'essence rare, et les clients pressés de qui t ter les hôtels où ils se sentent pris au piège.

J ' empor te avec moi tous les souvenirs de Sélim. Il semble qu' i l me les ait confiés p o u r ne pas les voir s 'engloutir dans le vaste raz de marée qui le submerge. Pour tant , la rude nui t qu ' i l vient de vivre, les jours difficiles qui l 'a t tendent n 'on t pas entamé son calme habi- tuel.

Sélim sort la valise du coffre et la confie au

bagagiste qui m 'a reconnue. C'est toujours lui que je retrouve au moment des arrivées et des départs. Il s 'appelle Georges, c'est u n maronite. Mon vol est affiché. Je par t i ra i bien à l 'heure, comme prévu.

« Revenez bientôt », me dit Sélim qui me remercie d 'être venue. C'est un dépar t comme un autre. I l fait un signe par la portière, et il sourit. J e n 'ai pas osé lui dire : « Que Dieu vous garde ! » Il se serait peut-être moqué de moi.

J e regarde s'éloigner la voiture qui se dirige vers le camp de Sabra, et il me revient à

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l'esprit une histoire que Sélim m'a racontée deux jours plus tôt.

Cela se passe le jour du Jugement dernier. Devant la Grande Balance, Dieu le Père pèse les mérites de chacun et décide de leur sort.

Soit le paradis, soit l'enfer. Un Palestinien se présente. — Que fait-on de celui-là ? interroge l'ange

qui assiste au jugement et joue les conseillers auprès du Bon Dieu.

— Les souffrances de cet homme ont pesé lourd dans sa vie. Qu'il aille au paradis, et que tous les Palestiniens le suivent ; ils l'ont mérité.

Les Palestiniens se présentent donc devant la porte du paradis.

— Mes pauvres amis, leur dit saint Pierre en les voyant arriver si nombreux, il n'y a pas de place ici, le paradis est complet.

Saint Pierre est sincèrement désolé, mais la porte reste close.

— Que va-t-on en faire ? interroge à nouveau l'ange en les voyant revenir. S'il n'y a pas de place au paradis, je ne vois qu'une solution, mais enfin...

— Ma foi, ils sont tellement habitués à souf- frir, reprend le Bon Dieu, que l'enfer ne leur paraîtra pas si difficile à supporter. Qu'ils y aillent donc.

Mais quand Lucifer voit arriver les Pales- tiniens, il barre la porte de l'enfer :

— Impossible ! Vous êtes trop nombreux. Arrangez-vous avec le Bon Dieu, mais je ne

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peux pas vous laisser entrer, moi non plus je n'ai plus de place.

— Alors, qu'est-ce qu 'on en fait cette fois ? demande l'ange, perplexe. Je ne vois vraiment pas où nous pouvons les mettre.

— Eh bien, propose le Bon Dieu qui n'est jamais à court d'idées, qu'on dresse des tentes dehors, ils y seront très bien. Après tout, ils ont l'habitude.

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Ma rencontre avec Sélim

par Huguet te Cuchet-Chéruzel

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J ' a i m e la musique grecque. . .

1er décembre 1974

Depuis plus de deux heures, la nuit est tombée. Dans Beyrouth, les lampadaires se sont allumés. C'est l'heure élégante des dîners en ville, des voitures américaines garées devant les restaurants, des premières chansons douces dans les discothèques.

Le chemin défoncé quitte la route qui mène du centre ville à l'aéroport, et notre petite Hillman blanche s'arrête devant l'entrée du

camp de Chattila. La sentinelle, qui semblait sommeiller, bondit sur ses pieds et s'approche, l'arme au poing. L'homme porte un vieux blou- son militaire en drap. Sa tête est empaquetée dans le kéfiyé désormais célèbre des Palesti-

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niens. Il se penche, son visage émacié s'encadre derrière la vitre de la portière et ses yeux encore éblouis par les phares cherchent à iden- tifier les occupants de la voiture. Cela paraît durer une éternité. Enfin, il fait signe, il a reconnu le conducteur. La voie est libre. D'un

pas tranquille, il s'éloigne, se remet en faction, et l'Hillman franchit le seuil interdit aux

autres — les étrangers, les curieux, les suspects. Nous roulons au pas, de cahot en cahot, au

milieu de la « grand-rue » de terre. Le crépi- tement d'une Kalachnikov déchire le silence.

Immobile au volant, Sélim n'a pas sursauté. Une jeep brinquebalante rôde. Des hommes sont entassés à l'intérieur. Ils sont mal rasés et

mal habillés. C'est la milice armée qui assure la sécurité des camps et fait sa ronde comme

chaque nuit. En deçà des clôtures de barbelé, les maisons

improvisées avec des moyens de fortune sont en parpaings non crépis. De rares loupiottes éclai- rent les ruelle s. Tristesse de la nuit des pauvres qui se réfugient dans le sommeil. Dans l'aire réservée aux Lionceaux, des enfants de douze ou treize ans en tenue de combat rampent, se relèvent, sautent. Une ombre diffuse prolonge tous leurs gestes, leur donnant une mesure théâtrale. Ils sont silencieux, ils sont précis ; leur entraînement semble huilé comme une

horloge. Quelques passants, des jeunes gens pour la

plupart, nous croisent et font un signe d'amitié.

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Je m'étonne de voir combien Sélim est popu- laire, mais lui trouve cela très naturel :

— Tout le monde est populaire ici, parce que tout le monde s'entraide. Les familles qui sont dans le malheur reçoivent des visites, celles qui sont dans le besoin sont secourues ; les enfants des Chouaïdin — ceux qui sont morts pour la cause — sont entièrement pris en charge.

— Par qui ?

— Par l'Organisation.

L'Organisation... mot magique, solide comme un lien, chaleureux comme une famille, sacré comme une religion. Un mot que Sélim pro- nonce et prononcera toujours avec respect, sans jamais lui donner son nom, comme s'il pouvait n'y en avoir qu'une.

Sous les pins, un bidonville fait suite au camp des Palestiniens. Là vivent des musulmans chiites qui remontent du Sud après avoir vendu — pour une bouchée de pain — leurs petits lopins de terre à de gros propriétaires plus à même de mettre en valeur cette province où l'eau est rare et le sol ingrat. Il faut beaucoup d'argent pour faire fleurir un désert.

Au-delà des barbelés se profile le palais d'un ancien ministre libanais qui fit assassiner le chef du mouvement nationaliste syrien avant d'être assassiné à son tour. De son balcon, cet homme que l'on disait fort riche pouvait se rendre compte de la misère quotidienne des

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réfugiés, et il me revient à l'esprit que quel- ques mois plus tôt, lors d'une vente de charité, une femme de la « société » exigea qu'il fût bien précisé que rien ne serait donné aux Pales- tiniens des camps, de peur que les plus gros portefeuilles ne se ferment.

Il faut dire que ces étrangers balayés jusque- là par la guerre cnt des appétits, des besoins, des ambitions « démesurés » : c'est indécent

de mourir de faim sous le nez de ceux qui mangent, c'est intolérable de vouloir aller à l'école et à l'université quand on est un sans-le- sou.

Sélim semble lire dans mes pensées : — Le Liban est ma seconde patrie, me dit-il,

mais je n'aime pas ceux qui utilisent le pouvoir pour s'en mettre plein les poches. Cette société n'est pas bonne, il faut en changer.

La voiture s'engage dans le quartier popu- laire qui s'étend derrière le camp : Borg el- Bourajnié. Sur les murs, sont affichés des por- traits de l'iman Moussa Sadr, chef religieux des chiites et homme politique classé « de gauche ». Le long des ruelles aux détours inattendus, les boutiques d'alimentation sont restées ouvertes malgré l'heure tardive.

Sélim est attentif. Rien de ce qui peut lui paraître anormal ne lui échappe : un véhicule arrêté tous phares éteints avec une silhouette à l'intérieur, un rôdeur, un bruit, une ombre. On le croirait préparé depuis toujours à être ce qu'il est devenu : un homme paisible qui jette

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à tout instant un regard autour de lui. Il est soucieux de sa sécurité autant que de celle des autres, et il semble que, près de lui, rien ne saurait arriver.

Je me souviens, dès la première fois où je l'ai rencontré, combien j'avais été frappée par le côté rassurant de Sélim. C'était en avril dernier.

Je ne savais rien de lui, sinon qu'il était pales- tinien. Nous avions rendez-vous devant un mar-

chand de glace, dans une rue très passante de Beyrouth. Je ne l'avais jamais vu. Il ne me connaissait pas. Nous n'avions l 'un de l'autre qu'un signalement vague donné par la personne qui nous avait mis en relation, sachant que je cherchais un intermédiaire pour me conduire dans un camp et me servir de caution. Visiter un camp n'est pas chose facile, y être hébergé encore moins... Après une semaine de vaine attente, cette occasion qui se présentait était inespérée, et j'acceptai les conditions de ce rendez-vous, tout en me demandant pourquoi ce Palestinien avait préféré me retrouver dans un endroit anonyme plutôt que dans la maison amie qui m'hébergeait.

Ce fut la première question que je me posai au sujet de Sélim. J'allais m'en poser beaucoup d'autres.

En attendant, j'étais en avance. Je craignais ne pas reconnaître la voiture — dont on m'avait indiqué la marque et la couleur — j'avais peur d'être oubliée. Dans ma hâte, j'avais laissé mon portefeuille dans ma chambre et je n'avais pas

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pris mon imperméable. Il était trois heures de l'après-midi, et le ciel se couvrait. Je ne sais plus combien de temps je suis restée là, les yeux fixés sur tous les véhicules qui passaient devant moi ; et puis, une petite Hillman blan- che s'est arrêtée à ma hauteur. Une portière s'est ouverte, et quand je l'ai claquée, nous étions déjà repartis.

Alors seulement j'ai jeté un regard furtif sur le conducteur qui était bien tel qu'on me l'avait décrit. Trente-cinq ans à peine, des cheveux coupés très court et déjà grisonnants, très grand — trop grand pour une si petite voiture. Il portait des lunettes noires et avait noué une cravate sur sa chemise blanche. A première vue, je le classai dans la catégorie des jeunes cadres. Un jeune cadre qui aurait fait beaucoup de sport.

Nous roulions en silence à la sortie de la

ville, quand deux voitures américaines se sont heurtées de plein fouet. Il n'y avait pas mort d'homme, rien que de la tôle froissée, mais les policiers — les « seize », comme on les appelle au Liban, parce que le seize est leur numéro de téléphone — sont arrivés tout de suite. Sélim, soudain attentif, a dépassé le lieu de l'accident, évitant adroitement le barrage qui s'improvisait sur la route. En un instant, nous étions hors de portée des hommes en béret rouge, et nous avions évité les tracasseries d'un contrôle. Il n'a fait aucun commentaire, mais il paraissait soulagé.

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Il a branché son lecteur de cassettes et m'a dit dans un sourire :

— J'aime la musique grecque. Ensuite, il a parlé de ses séjours à Athènes, à

Moscou, à Bagdad, et nous en sommes venus à évoquer la conférence de Genève. Ses propos étaient pondérés et déterminés. Résolument opposé aux tables rondes sans lendemain, conscient du soutien apporté au sionisme par les pays capitalistes, de l'intelligence des Israé- liens, de l'habileté de leur propagande. Il m'a paru se soucier de l'opinion que les Français avaient des Palestiniens et de leurs problèmes. J'avais affaire, ce jour-là, à quelqu'un de concerné, de non engagé, et surtout de très réservé. En deux heures de conversation, Sélim ne m'avait rien appris sur lui. J'ignorais tout de sa situation de famille et de son travail, et, à plus forte raison, de son passé.

Nous sommes arrivés au camp de Bedaoui. Il m'a confiée aux amis qu'il avait chargés de me recevoir, me recommanda de prendre le car pour rentrer à Beyrouth — car c'était, à son avis, le moyen de transport le plus sûr pour une femme seule — puis, il me donna son numéro de téléphone et repartit. C'était un début de week-end. Il se rendait chez ses

parents qui vivaient à quelques kilomètres de là.

Quand je revins à Beyrouth, une saison avait passé. Je retrouvai le numéro de téléphone de

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Sélim, et je l'appelai. Entre-temps, j'avais écrit sur les camps palestiniens un article qui lui avait plu, parce que je n'avais pas déformé ce que j'avais vu et entendu. Il m'en remercia, me proposa de me rencontrer le soir même, et m'offrit de me consacrer un peu de temps, pour m'aider à mieux connaître un problème auquel je m'intéressais.

C'est ainsi que nous sommes partis à la nuit tombée pour Chattila ; mais, cette fois, il vint me chercher à domicile, dans la maison où j'étais revenue.

Nous nous sommes arrêtés devant une

« H.L.M. » pas plus mal tenue qu'une autre — pas mieux non plus. L'immeuble est occupé par des Libanais relativement modestes : petits commerçants, employés, agents de police.

— Nous faisons tous très bon ménage, me dit Sélim.

Au rez-de-chaussée, une charrette des quatre- saisons a été rangée dans un coin du parking. La charrette est remplie d'oranges et de citrons.

Après un ultime coup d'œil à la ronde, Sélim me fait descendre de voiture. Il en verrouille

les portes, et nous montons au troisième étage. C'est là qu'il habite pendant la semaine avec un camarade. Tous deux reçoivent beaucoup d'amis. Il leur arrive souvent d'héberger un parent, le temps de le dépanner. L'appartement comprend deux chambres et un séjour qui res-

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semble à une salle d'étude. L'ameublement en est très succinct. Ici, on campe, on est de pas- sage. Rien ne semble avoir été mis en dehors du nécessaire, mais l'ordre y règne.

Dans les chambres, il y a des lits, des clous plantés au mur d'où pendent des vêtements, une armoire démontable, et d'épais rideaux aux fenêtres. Il y a une table et quelques sièges dans le séjour, des livres d'histoire, des traités de politique et des revues empilés partout. Dans la cuisine flotte une délicieuse odeur de café à la cardamome. C'est le seul luxe de ce foyer sans femme. Ce café est exquis, parfumé, préparé selon un rite immuable. On en boit à longueur de soirée.

Dans cette maison, on ne dîne jamais au sens classique que l'on donne à ce mot, mais, si l'on a faim, il y a des bocaux de fromage à l'huile d'olive qui sont préparés par la mère de Sélim, et du pain arabe.

— On peut se passer de nourriture beaucoup plus qu'on ne pense, me confie mon hôte tout en versant dans les tasses minuscules le café qu'il a préparé lui-même. Il m'est arrivé de rester plusieurs jours sans manger. Je suis souvent resté sur ma faim étant enfant. Cela ne m'a pas empêché de devenir un homme.

Nous sommes passés en rentrant devant le Centre culturel palestinien qui rassemble des ouvrages et des documents, publie des revues et

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des livres, fournit tous les renseignements concernant la Palestine. C'est là que Sélim tra- vaille.

J'ai remarqué sur les murs de l'immeuble des traces de balles. Un mois plus tôt, le Centre, qui est situé en plein cœur de Beyrouth, a été l'objet d'un attentat. Deux voitures piégées, garées devant la porte d'entrée, ont explosé. Les projectiles ont saccagé un appartement situé au troisième étage et qu'occupe une famille. Par miracle, il n'y a pas eu de victimes. Seulement du bruit, de la poussière, des dégâts matériels. J'ai demandé :

— Qu'allez-vous faire ? Vous n'êtes pas en sécurité.

— Nous installer ailleurs, m'a répondu Sélim, dès que nous aurons trouvé autre chose. Ce ne sera pas facile. De toute façon, le travail continue. Nous avons l'habitude. D'aussi loin qu'ils remontent dans ma mémoire, mes sou- venirs ont toujours eu un relent de poudre.

1er janvier 1975

Dixième anniversaire de la révolution pales- tinienne. Dans les rues de Beyrouth, c'est le silence fatigué des lendemains de réveillon. Il fait un temps radieux. Les chemins du camp de Sabra sont détrempés par les pluies de la veille. Les enfants pataugent dans les flaques, comme tous les enfants du monde. Il y a quelques trompettes, quelques chapeaux en papier, mais

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le cœur n'y est pas. La fête, aujourd'hui, c'est seulement la fête d'un espoir qui s'essouffie.

Le défilé prévu a été interdit. Seuls ont été autorisés, à l'intérieur du camp, celui des asso- ciations sportives, les écoliers, les Lionceaux. Tenues militaires miniatures, tee-shirts rouges ou jaunes, calicots où sont écrits en lettres noires des slogans et des professions de foi.

De vieilles femmes offrent aux regards des passants les photos de leurs fils naïvement enca- drées. L'une d'elles a emboîté le pas aux enfants qui portent des drapeaux aux couleurs palestiniennes. Du noir, du vert, du blanc, avec un triangle rouge.

Les soldats ne paraîtront pas. La déception est vive ; et, sous prétexte de surveiller la manifestation, quelques command-cars sillon- nent le camp. Une précaution qui n'est peut- être pas inutile... A bord de ces voitures mili- taires, des mitrailleuses en batterie, des engins de D.C.A., et des hommes en tenue de combat — des jeunes, mais aussi des vieux — que Sélim salue au passage.

Un haut-parleur diffuse des chants révolu- tionnaires. A l'entrée de Sabra, des étudiants distribuent des photos de Yasser Arafat, que l'on ne connaît ici que sous son nom de guerre : Abou Amar. Pour la première fois, le leader de l'O.L.P. m'apparaît sans ses lunettes noires. On pourrait croire qu'il ne les a enlevées que parce qu'il se trouve ici au milieu des siens, presque en famille.

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Dans le ciel, la traînée blanche d'un avion. Sélim le suit des yeux, soudain grave et révolté :

— C'est un avion de reconnaissance israélien venu surveiller ce qui se passe dans les parages. C'est ainsi chaque fois que nous avons une manifestation. On ne peut quand même pas continuer à vivre ainsi, traqués et brimés ! J'ai grandi dans un camp, on m'a donné de la nourriture et des vêtements ; mais c'est une terre que je veux, le droit de vivre, le droit de défiler derrière un drapeau, le droit de possé- der une nationalité, le droit d'être comme tout le monde...

Sélim fait l'inventaire de ses poches : une carte d'identité libanaise — fausse — un pas- seport irakien — pourquoi irakien ? Parce qu'il n'a pas pu obtenir de passeport libanais (les passeports libanais ont été donnés de pré- férence aux chrétiens). Une carte du Centre culturel qui l'emploie, un permis de port d'armes, une carte de travailleur étranger, une carte de l'organisation — c'est-à-dire du F.P.L.P. — une carte jaune et rouge où se devine en silhouette le monde arabe.

— Ma carte de commando. Je saurai plus tard que ce document n'est

attribué qu'aux militants en activité, mol ili- sables à tout instant, disposant d'un certain matériel de défense, et assurant, aux côtés de

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la milice, la garde des camps pendant la nuit. L'ancienneté du commando y est indiquée, ainsi que ses états de service et son grade. Sélim est capitaine.

Sur toutes ces cartes, un autre nom : le sien...

— Je ne m'appelle pas Sélim : Sélim, c'est seulement mon nom de guerre.

La voiture de Sélim est décorée avec amour de petits riens. Deux initiales enlacées, une médaille de saint Christophe, un chapelet bril- lant dont il manque la croix et qui danse sous le rétroviseur au moindre cahot. Un profil de Sainte Vierge est pendu à la clé de contact.

— C'est ma femme qui me l'a donnée, parce qu'elle lui ressemble. Ma femme met toutes ces amulettes dans ma voiture pour que je pense à elle, et pour que je me sente protégé. C'est gentil, mais je ne connais pas d'autre protec- tion que celle-là...

Et la boîte à gants s'ouvre sur un pistolet automatique. Une arme signée au bas de la crosse de l'étoile soviétique.

Une femme passe dans la rue avec un enfant dans les bras.

— Ma femme vit dans le même camp que le reste de ma famille. Elle et moi, nous aimons beaucoup les enfants ; nous en voulons six.

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Refuser un enfant pour garder la taille fine ou prolonger l'illusion de la jeunesse est une conception bourgeoise que je réprouve. Il n'y a rien de plus épanoui et de plus beau à regarder qu'une femme qui remplit sa fonction de femme. Une maison pleine d'enfants, c'est l'image de la vie. Ils vont, ils viennent, ils bougent. Chez moi, il y a toujours quelques- uns des enfants de mon frère, en plus des miens qui sont encore petits. J'en ai deux pour l'instant, lui en a dix. Je ne vis en famille que pendant les week-ends ; pour deux rai- sons : je n'aurais pas les moyens d'installer tout le monde à Beyrouth, et je ne mène pas une existence suffisamment régulière. Nous autres, Palestiniens, nous sommes toujours séparés, ou à la veille d'être séparés. On n'est jamais heureux quand on est un réfugié.

2 janvier

Il y a des bruits de guerre. Ce n'est pas nouveau ; mais, ce soir, Sélim a ouvert le tiroir de sa table où sont rangés un pistolet, des balles, quelques grenades. Il y a aussi des armes dans l'armoire, de quoi tenir un siège en cas d'attaque. Il joue un instant avec le pistolet qu'il a scrupuleusement déchargé, et je songe à la phrase qu'il m'a citée quelques jours plus tôt : « Une balle persuade mieux qu'un long discours. »

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Il déballe le reste de son arsenal : une Kalachnikov, apparemment très bien entretenue, des grenades de toutes formes, depuis la classi- que grenade ronde sculptée d'un motif quadrillé jusqu'à la grenade longue comme une quille, renflée aux deux extrémités, et qui vient de Chine. Il en dévisse une — la chinoise, celle qui m'intrigue le plus — il la pose devant lui. Il semble terriblement familiarisé avec ces engins qui me mettent, moi, un peu mal à mon aise.

Sur la table, traîne une canne enroulée de rubans verts, rouges, noirs et blancs — les couleurs palestiniennes — c'est l'œuvre d'un ami mort au cours d'une opération. Sélim la regarde tristement, puis, d'un revers de main, il écarte les grenades, le pistolet, les balles, et il dit :

— Ça suffit !

Au retour, nous sommes passés devant le cimetière des martyrs sans échanger un seul mot. L'emplacement du cimetière a été acheté par l'O.L.P. Cet endroit paisible, protégé par une grille qui l'isole de la rue, évoque le mont Valérien et le Père-Lachaise, vu du côté du mur des Fédérés. Sur chaque tombe, des plantes, des fleurs, et la photo du disparu — la plupart du temps, un enfant plus qu'un homme. Il y a là les victimes des attentats, ceux qui sont morts en mission. Les autres, ceux qui ne sont pas

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revenus, sont présents. On a accroché leurs portraits dans les arbres.

Je suis certaine que Sélim n'aurait pas aimé qu'on lui posât la moindre question.

5 janvier

Sélim est arrivé avec une barbe de deux jours. Il rentre du Sud où il est allé rendre visite aux commandos qui campent près de la frontière. Depuis quelque temps, les fedayin reçoivent quotidiennement des missiles israé- liens. Pourtant, nous sommes en période de fête. Les familles ont donné tout ce qu'elles ont pu. Des jeunes filles ont accompagné les convois chargés de colis et de lettres ; mais l'espoir semble mort — ou plutôt en sommeil.

— La victoire diplomatique remportée par Yasser Arafat à la tribune de l'O.N.U. paraît dérisoire face aux moyens que l'impérialisme américain met au service de la cause sioniste, me confie Sélim. La lutte sera longue et dif- ficile. Nous ne serons soutenus que dans la mesure où les pays arabes y trouveront leur intérêt. A Abou Dhabi, par exemple, le soutien de la cause palestinienne ne s'est affirmé que parce que le gouvernement ne veut pas se mettre à dos le Mouvement populaire de libé- ration qui est très actif dans le pays. Nous soutenir, c'est une façon habile de le neutra- liser.

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Et il ajoute, comme pour lui-même : — Cela n'empêchera pas ce mouvement de

poursuivre ce qu'il a entrepris : la libération de la péninsule.

J'évoque la solidarité du monde musulman, il hausse les épaules :

— Les croyants ne sont fraternels que si cela les arrange. Parfois, être croyant, c'est même un prétexte à déclencher une guerre : les croisés ont terminé dans l'intrigue une épo- pée commencée dans le sang ; les nazis, qui ont exterminé des innocents, étaient des chrétiens, ainsi que les Américains qui ont écrasé le Vietnam et le Cambodge pour des raisons de prestige. Où est l'amour du prochain dans tout ça ?

Je demande à Sélim s'il est musulman. — Ma femme est chrétienne orthodoxe. Mes

parents sont musulmans. Grâce à eux, je chante les sourates aussi bien que le muezzin. Je pratique le jeûne en période de ramadan, mais pas par conviction : par hygiène, pour garder la forme. Je suis marxiste. Le marxisme est pour moi la seule fraternité qui ait un sens, car je la vérifie chaque jour. J 'ai lu le Coran, la Bible, l'Evangile, je n'y ai rien trouvé, sinon la pensée d'un Dieu qui Ordonne et Décide, un Dieu qui est Justice et Amour. S'il en est ainsi, pourquoi a-t-Il permis que nous soyons chassés de notre terre ? Et pourquoi les croyants

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ne se sont-ils intéressés à notre sort que poussés par la peur de manquer de pétrole, ou trau- matisés par les détournements d'avions ? Il y a encore deux choses que je dois dire ; la pre- mière, c'est que nous avons commencé à être sauvés le jour où nous avons compris que nous ne devions compter que sur nous-mêmes. La seconde, c'est que le paradis doit se réaliser sur terre ou jamais ; et ce n'est pas par la prière que nous y parviendrons.

10 janvier

C'est le départ. Sélim m'a accompagnée à l'aéroport. J 'ai fait enregistrer mes bagages.

— Vous êtes en avance, me dit l'hôtesse, mais ce n'est pas plus mal. La fouille commence toujours très tôt. Avec les terroristes qu'il y a partout maintenant, on est bien obligé de prendre des précautions.

Ce terme de terroriste semble contrarier

violemment Sélim qui, selon son habitude, se tait. Le temps pour moi de faire un bilan de toutes les questions que j'aurais à lui poser si j'étais certaine de ne pas le contrarier en me montrant indiscrète, déjà on appelle les pas- sagers du vol M.E. 211. C'est mon avion.

— Il y a quelque chose que j'aimerais que vous fassiez un jour pour moi, me dit enfin Sélim. C'est prendre par écrit tout ce que j'ai fait pendant ces quinze dernières années. Rien

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d'extraordinaire, après tout. Rien de plus, en tout cas, que ce qu'ont fait mes camarades. Mais enfin, je me suis engagé, je mène un combat. Il faut que mon fils comprenne plus tard pourquoi, et comment. Je n'aurai que cela à lui donner quand il sera grand. J'ai enre- gistré beaucoup de souvenirs, et puis j'ai pris des notes, dans des cahiers. Si vous voulez, la prochaine fois...

J'ai entendu le second et dernier appel des passagers du vol M.E. 211, et j'ai dit :

— Je reviendrai.