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    Docteurset centurionsActes de la rencontre

    du 10 dcembre 2007

    Institut de france Fondation Cino Del Duca

    Questions de

    dfense

    INFLEXIONSc i v i l s e t m i l i t a i res : pouvo i r d i re

    janvier mai 2007 | n 8

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    I N F L E X I O N Sc iv il s e t m il i t ai re s : p ou vo ir d ir e

    I N F L E X I O N Sc iv il s e t m il i t ai re s : p ou vo ir d ir e

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    La revue INFLE XI ONS ,plate-forme dchanges entre civils et militaires, est dite par larme de terre.14, rue Saint-Dominique, 00453 ArmesRdaction : 01 44 42 42 86 e-mail : [email protected] : 01 44 42 43 20

    Directeur de la publication :

    M. le gnral de corps darme Jrme Millet

    Rdacteurs en chef :M. le colonel Jean-Luc Cotard Mme Line Sourbier-Pinter

    Comit de rdaction :

    M. le gnral darme (2 S) Jean-Ren Bachelet Mme Monique Castillo M. lecolonel Benot Durieux M. le gnral de corps darme Pierre Garrigou-Grandchamp M. le lieutenant-colonel Michel Goya M. le rabbin Ham Korsia

    M. le colonel Franois Lecointre Mme Anne Mandeville Mme VroniqueNahoum-Grappe M. lambassadeur de France Franois Scheer M. Didier Sicard

    Secrtaire de rdaction : adjudant Claudia Sobotka

    Les manuscrits qui nous sont envoys ne sont pas retourns.

    Les opinions mises dans les articles nengagent que la responsabilit des auteurs.

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    INFLEX IONScivils et militaires : pouvoir dire

    Prochain numro :Juin-octobre 2008

    Les dieux et les armes

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    NUMRO 8

    DOCTEURS ET CENTURIONSActes de la rencontre du 10 dcembre 2007Institut de France Fondation Cino Del Duca

    NOTE 07LINE SOURBIER-PINTER

    ACTESINTRODUCTION

    BRUNO CUCHELINE SOURBIER-PINTER, JRME MILLET 11

    LES INTELLECTUELS ET LARMEConduite des dbats par JEAN-DOMINIQUE MERCHETJEAN-NOL JEANNENEY, DIDIER SICARDVRONIQUE NAHOUM-GRAPPE, JEAN-HILAIRE MILLET-TAUNAYJEAN-MARC DE GIULI 19

    Discussion

    DIALOGUE DU PUBLICAVEC LES MEMBRES DU COMIT DE RDACTIONIntroduit et conduit par ALAIN-GRARD SLAMA 55

    LIMAGINAIRE CONTEMPORAINDE LHOMME DANS LA GUERRE

    MICHEL MAFFESOLI, GABRIEL LE BOMIN, HUBERT IVANOFF 77

    LARME, LABORATOIRE SOCIAL ?ARMEL HUET, PATRICK CLERVOY,MONIQUE CASTILLO, FRANOIS LECOINTRE 93

    Discussion

    CONCLUSIONJEAN-LOUIS GEORGELIN 115

    POUR NOURRIR LE DBAT

    LAVENIR DE LA GUERRE ?PATRICK DESTREMAU 131

    Traduction anglaise

    LA FRANCE FACE SES SMP : ENJEUX CRITIQUESET PERSPECTIVES DVOLUTION DE LENCADREMENTJURIDIQUE DES ACTIVITS MILITAIRES PRIVES EN FRANCE

    FRANOIS-XAVIER SIDOS, GEORGES-HENRI BRICET DES VALLONS 141

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    VERS LA FORMATION COMMUNEDES OFFICIERS EUROPENS

    ALEX ALBER 121

    LARME DE TERRE, LABORATOIRE DU LIEN SOCIALARMEL HUET, JEAN-MICHEL LE BOT 157

    COMPTE RENDU DE LECTURES 183BIOGRAPHIES 193

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    LINE SOURBIER-PINTERRdactrice en chef

    NOTE

    Ce numro 8, Docteurs et Centurions, actes de la rencontredu 10 dcembre 2007 lInstitut de France, Fondation Cino Del Duca,propose au public lensemble des contributions, questions, discussionsde cette journe.

    La prsentation de la revue diffre lgrement de lhabitude : les nomset fonctions des intervenants sont mentionns au dbut de chaque prisede parole et les rubriques Pour en savoir plus , biographie desauteurs ont t exceptionnellement supprimes.

    Cette rencontre a permis tous ceux qui sintressent la revue et son devenir de mesurer la pertinence de son existence mais aussi dvo-quer les sujets quil serait judicieux de traiter.

    Le comit de rdaction a pris acte de ses propositions et jespre qula fin de cette anne 2008, nous aurons loccasion, lors dune deuximerencontre, den reparler.

    Je vous souhaite de lire ces paroles dans la paix dun lieu calme pourpouvoir les entendre, les savourer, les prolonger.

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    ACTES

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    INTRODUCTION

    Bruno CucheGnral darme, chef dtat-major de larme de terre

    Monsieur le Ministre, Mesdames et Messieurs, je voulais vousdire tout le plaisir que jprouvais me retrouver avec vous et

    vous dire galement que jai tenu venir personnellementouvrir ces premires rencontres de la revue Inflexions. Dabord,

    je suis convaincu de lintrt dorganiser un tel rendez-vous enFrance aujourdhui, au moment o nous sommes engags dansde grandes rflexions sur lavenir de la puissance publique. Cetintrt, je crois, est partag. Cest celui des militaires, dabord,mais cest aussi celui des intellectuels mme si ces deux mondesne sont pas forcment exclusifs lun de lautre. Plus gnrale-ment, cest celui du monde de la culture et celui de la science.

    Au-del, cest celui de notre socit dmocratique dont lundes tmoins de maturit est bien la capacit de ces diffrentscorps constitutifs, quils soient institutionnels ou non,

    dbattre entre eux. Cette ouverture au dbat est vritablementfondamentale. Elle est la marque de reconnaissance mutuelledu rle minent de chacun et de son utilit sociale. Or,lHistoire nous montre que, loin dtre naturelle, cettedmarche de rapprochement sest souvent heurte lhostilitdes uns envers les autres, voire quelquefois, malheureusement, lindiffrence plus ou moins polie, ce qui nest pas un grandprogrs, mais plutt le reflet dun conservatisme tranquille etfinalement contre-productif pour tous. Pour autant, le lance-

    ment de la revue Inflexions en 2005 revue que je considre pourma part comme le joyau des publications de la Dfense et jetiens rendre hommage certains de ses fondateurs prsentsici et lorganisation de cette rencontre, comme denombreuses autres initiatives, prises par Line Sourbier-Pinter,par le directeur de la publication, le gnral Jrme Millet etpar les membres du comit de rdaction, prouvent quil ny apas de fatalit la perptuation des situations hrites du pass.

    Au contraire, des perspectives communes existent. Il sagit deles stimuler et de les encourager et cest ce que vous faites

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    aujourdhui. Je crois que la relation du militaire et de lintel-lectuel relve plus de la singularit que de lincompatibilit de

    deux mondes qui seraient fondamentalement inconciliables.Ces singularits ont t entretenues en leur temps par desrapports ambigus entre le gnral de Gaulle et des intellectuelscomme Jean-Paul Sartre, le cher matre, comme il aimait lappeler. Elles ntaient pas uniquement factieuses, maiselles refltaient plus srement une estime profonde et biencache pour ces consciences. Une singularit dont tmoignegalement la place privilgie accorde par le gnral de Gaulle Andr Malraux, qui citait : Lami gnial, fervent des hautesdestines. Pourtant, il tait drangeant. Si les circonstancesidologiques ont pu parfois corrompre le dbat et susciter unantagonisme, je suis de ceux qui persistent discerner desraisons desprer. Je suis de ceux qui pensent quil existe unmimtisme vertueux dans les modes de rflexion des militaireset des intellectuels. Ce mimtisme a pu conduire la monteaux extrmes, mais cette ressemblance peut aussi intrinsque-ment faciliter les rapprochements. Dautant quau sein de lasocit, nos deux sphres constituent, dune certaine manire,des exceptions dun mme ordre, car, derrire les mots et les

    thories pour les uns et la force physique et matrielle pour lesautres, il existe une culture commune de la dialectique desvolonts, quintessence de lart de la guerre et de la fconditde la pense. Au-del de cette proximit, trop peu souventvoque, il existe un point central qui nous conduit naturel-lement nous intresser les uns aux autres : notre vocationcommune de connatre et dexprimer lhomme. Or, lhommeest videmment au cur du champ social qui est au cur dufait militaire travers sa spcificit institutionnelle, mais, plus

    encore, travers la guerre qui est une expression paroxysmiquedes doctrines et des passions humaines. Nous y retrouvons lle vritable point de dpart de notre rencontre : partagerensemble sur la question de lhomme. Il pourra ainsi sagir derapprocher la thorie de la ralit et de donner du sens cettedernire. Notre histoire rcente et celle de la dmocratie amri-caine nous incitent beaucoup dhumilit et de vigilance.Lisolement ou lomniscience sont prilleux. Lintellectuel quise coupe des ralits sociales, parmi lesquelles la ralit mili-taire et celle de la guerre, est plus vulnrable aux sirnes de

    12 INTRODUCTION

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    lutopie pacifiste ou de la pense totalitaire, justifications detoutes les formes de bellicisme et dactions violentes. De la

    mme manire, laction guerrire prive de sens peut conduire des excs, au dvoiement de lusage de la force et, in fine, audiscrdit de ceux qui lincarnent et de la dmocratie dont ilssont lmanation. Pour viter ces drives dramatiques, il estncessaire de lutter contre les tentations de repli sur soi et den-tretenir ce dbat. Au moment o nos forces sont engages dansdes oprations toujours plus dures et incertaines, car soumises des rgles non partages par tous les belligrants, au momento les questions de scurit et de dfense sont au cur desenjeux de la socit, la bataille des ides, ce pouvoir dire entrenous, est plus que jamais souhaitable parce quil remplit unefonction rgulatrice vritablement structurante. Je crois doncque cette remarquable initiative, laquelle ont rpondu dunsigne des personnalits et de non moins minents militaires,en appelle dautres, portes par les militaires, mais aussi, plusspontanment, par les milieux intellectuels. Je vous remercieinfiniment de votre attention. Je suis trs heureux davoir puouvrir le dbat que je vous souhaite fructueux.

    Line Sourbier-PinterRdactrice en chef de la revue Inflexions

    Monsieur le Ministre, Mesdames, Messieurs, Inflexions nousrassemble aujourdhui dans un projet rsum dans son sous-titre : Civils et militaires, pouvoir dire . Comme le gn-ral Cuche vient de le souligner, poser des questions, mettre enrelation, souligner paradoxes ou contradictions, prendre en

    compte la diversit de lexprience dans ses aspects thoriqueset sensibles est un pouvoir inestimable. Les rencontres dInflexionssont destines susciter cette envie de parole pour que labarrire des mconnaissances seffrite et tombe et pour que seconstruisent, au fil des revues et des rencontres, le dialogue etles rflexions entre civils et militaires. Laction militaire estdifficile comprendre de lextrieur parce quelle soppose auxprincipes qui rgissent notre vie en commun. Pourtant, elleest directement issue, dans ses modalits et dans ses buts, ducontexte moral et social de la France. Pour faire face la

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    violence et ne pas y sombrer eux-mmes, les militaires, aidsdu corps social, ont dict des rgles pour rguler les compor-

    tements et dfinir lthique du mtier. Ils ont mis en place,depuis des sicles, une formation militaire. Ils ont bti desorganisations et des structures. Cet ensemble, cette culturemilitaire est une ralit palpable, reconnaissable, un fait cultu-rel qui appartient au patrimoine national, qui peut trereconnu et exploit. Dans un raccourci, qui jespre ne vouschoquera pas, je dirais que linstitution militaire est linstitu-tion culturelle de la force matrise face la violence avec tousles paradoxes, les compromis et la prgnance du moindre malqui, ncessairement, accompagnent cette ambition difficile.Cette ambition ne lui appartient pas puisquelle est celle detous et volue dans ses formes, dans un rapport continuel avecla culture environnante ou, du moins, elle devrait voluerautant que possible afin que, face aux difficults nouvelles, aux

    violences nouvelles, il y ait une interrogation sur ce qui doittre ajout, retenu et adapt.

    lorigine de la revue, il y a eu le dsir de susciter la rflexionsur ces sujets auprs des civils et des militaires. De la susciter partir de lexprience et des tmoignages de la ralit sensible.

    Vous ne seriez pas aussi nombreux ici aujourdhui si vous ntiezpas intresss entendre et parler de ce qui nous concernetous : la place des militaires dans la socit, la question de luti-lit sociale de larme, les difficults se reprsenter lhommedans la guerre et dans le monde contemporain et toute la ques-tion du sens des comportements et de lthique. Cest--direun travail de remise en cause et de renaissance travers lesinterrogations que posent la guerre et les conflits actuels.

    Jespre que la revue participera au dveloppement de cette

    rflexion, maillon parmi dautres, mais aiguillon peut-tre. Ily a quelques jours, le gnral Georgelin, chef dtat-major desarmes, posait la question suivante sous la forme dunraccourci : comment les docteurs peuvent-ils aider les centu-rions ? Jajouterais quil est utile dtre docteur, comme il lestdtre centurion, citoyens sur une mme barque, qui peuventsaider mutuellement lorsquils ont dcid de scouter et desentendre.

    Dans cette aventure de la revue, je veux remercier les membresdu comit de rdaction parce que sans eux ce projet naurait

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    pas pu vivre. Tous ont adhr cette ide de dialogue etdchange sur un sujet qui nappartenait pas leur domaine de

    spcialit. Je les remercie du fond du cur. Lusage des armesest un sujet trop difficile pour que ne soient pas lis action etrflexion, concept et exprience sensible, cadre juridique etthique, mme au prix de la tension. Aujourdhui, jespre quecest avec vous que nous pourrons tracer, au cours des troistables rondes et du dialogue avec le comit de rdaction, desperspectives pour la suite de laventure. Je suis ne sur une leet je vais, pour conclure, utiliser une image qui me vient de mafibre marine : ne regardez pas sur le rivage, regardez la mer.Explorez et dcouvrez avec nous. Merci.

    Jrme MilletGnral de corps darme, directeur de la publication

    En quelques mots, je vais essayer de vous expliquer ce quenous les militaires, nous recherchons dans la dmarche de larevue Inflexions, et donc, naturellement, dans la rencontre dau-

    jourdhui. Tout dabord, nous voulons avant tout vous int-

    resser ce que nous, soldats, nous faisons. Le gnral Cuche aparl prcdemment dune indiffrence polie, mais cest peut-tre pire que cela. En tout cas, vous nous confiez lusage de laforce et des armes de notre pays, sous lautorit des institutionslgales et vous nous envoyez partout dans le monde : dans lesBalkans, au Liban, en Afghanistan, dans plusieurs paysdAfrique, pour ne citer que les principaux et presque toujoursdans des situations de crises inextricables au milieu de popu-lations qui le plus souvent sentretuent. Mais, pour lessentiel,

    reconnaissez que notre pays y est majoritairement indiffrent, moins que nous ayons plus de trois morts la fois, et encore,lmotion ne dure que quelques jours. Nous voulons vous yintresser parce que ce nous faisons est difficile et que nousavons besoin de vous. De surcrot, les intellectuels, les univer-sitaires franais sont ceux qui, proportionnellement, sy int-ressent le moins alors quils devraient sy investir le plus. Cestbien le fond de notre dmarche : nous avons besoin de votreintelligence, de votre capacit de conceptualisation et de vosrfrences thiques pour conduire notre action. Pourquoi ?

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    Parce que la guerre a toujours t un art trs complexe, parceque la rflexion a toujours prcd laction et, peut-tre plus

    grave, parce que les actions militaires que nous conduisons sontextraordinairement difficiles. Pensez la responsabilit quitait celle dun jeune officier il y a cent ans. Pour lessentiel,son action consistait ce que ses subordonns restent groupsautour de lui, ne se dbandent pas quelles que soient lescirconstances et laction mene. Quant lui, il devait rester aucontact de son unit, de son rgiment. Quen est-il aujour-dhui ? Imaginez le mme lieutenant, ou un sous-officiertenant son point de contrle seul dans la brousse, six centkilomtres dAbidjan, patrouillant avec ses chars Leclerc entrele Hezbollah, dun ct et larme isralienne de lautre, oubien encore plus difficile, instructeur dune section afghane etcombattant avec cette dernire les talibans dans le sud delAfghanistan. Honntement, cest difficile. Ainsi, une erreurdapprciation de situation ou un mauvais rflexe peuventprovoquer la mort de plusieurs personnes et ruiner sur placela politique nationale locale de la France.

    Monsieur Jean-Nol Jeanneney voquera, sans doute lasuite de Jean Jaurs, le risque consistant laisser aux seuls mili-

    taires la responsabilit de la rflexion sur la paix et la guerre.Nous naspirons pas assumer seuls cette responsabilit. Nousessayons de le prouver, notamment travers la revue Inflexions ;quelquefois par le tout dbut parce que le plus souvent cest lque se situe lessentiel, comme par exemple lorsque le sergentPied, tireur dlite, sinterroge quand, dans lil de la lunettede son fusil, il voit la tte de celui quil va tuer, au moment ole capitaine Lecointre, sur le pont de Verbanja, sent la ragemeurtrire lenvahir, avant de monter lassaut, lorsque le

    colonel Destremau fait partager ses interrogations quand il faitface avec les blinds de son rgiment devant lhtel Ivoire Abidjan une foule dchane et manipule.

    Le gnral Cuche, le patron de larme de terre, a dit tout lheure tout le prix quil attachait cette dmarche et cetterflexion. Le gnral Georgelin, chef dtat-major des armes,a tenu venir conclure cette journe ce soir pour vous direcombien lui aussi il tenait cette dmarche. Tous les militairesprsents ici nont reu aucun ordre mais ils ont fait le choixdassister cette journe parce quils ressentent un besoin de

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    rflexion et de participation, civils et militaires, tous ensemble.Quelle autre institution de notre Rpublique se pose des ques-

    tions fondamentales sur le sens et la conduite de son action?Je ne dis pas cela pour faire de langlisme ou nous mettre dansune vitrine, mais parce que nos responsabilits humaines, poli-tiques, thiques et militaires sont immenses, que nous ensommes conscients et quelles sont difficiles assumer en toutescirconstances, notamment au cur de laction. Cette actiondoit donc tre prcde, accompagne dune rflexion orga-nise, assume et intriorise pour que, le moment venu, ledrame soit vit ou contenu. Voil Mesdames et Messieurs, lesens profond et vritable de notre dmarche nous militaires,dans la revue et pour la journe daujourdhui.

    Le dbat va continuer mais avant, nous allons vous prsen-ter les deux animateurs.

    Line Sourbier-PinterRdactrice en chef de la revue Inflexions

    Dans le numro 2 dInflexions, le gnral de division Jean-Marc

    de Giuli, en introduction son tmoignage publi dans larevue, a crit : Je nai connu ni la gloire, ni la tourmente. Sijavais t lgionnaire, jaurais pu dire avoir servi avec honneuret fidlit. Ma carrire militaire a travers plus dun quart desicle de lhistoire contemporaine notre pays. Elle acommenc comme simple soldat au plus fort de la Guerrefroide et elle sest acheve comme gnral de division dans uneEurope rconcilie, de lAtlantique lOural. Cest parceque le gnral de Giuli, homme de culture lesprit ouvert et

    ptillant, a aussi connu une poque qui a vu de nombreuxchangements dans linstitution militaire, que nous lui avonsdemand de jouer le rle de modrateur du ct militaire.

    Jrme MilletGnral de corps darme, directeur de la publication

    Je serai moins potique pour prsenter Jean-DominiqueMerchet que vous connaissez tous. Vous savez quil est un jour-

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    naliste de trs grande qualit Libration. Accessoirement, nousavons t tous deux auditeurs la mme session de lInstitut

    des hautes tudes de dfense nationale. Rcemment, il a crun blog intitul Secret dfense qui est extrmement int-ressant et riche pour ceux qui sintressent de prs ou de loinaux problmes lis la dfense. Jean-Dominique Merchet aaccept danimer lensemble de cette journe et nous lenremercions beaucoup.

    Jean-Dominique Merchet

    Journaliste LibrationBonjour tous. Jaime me retrouver avec vous parce que, dans

    cette assemble, je compte de trs nombreux visages amis etdautres connaissances qui ne demandent qu devenir des amis.Merci beaucoup pour cette prsentation extrmement aimable,ce qui contredit un peu ce que jai entendu sur lindiffrencedu public aux questions de dfense. Hier, un dimanchepluvieux, 17000 pages ont t vues, ce qui signifie que les genssintressent aux affaires de dfense, et mme les lecteurs de

    Libration.Avec le gnral de Giuli, nous avons dcid de nous rpartirles rles ; jai pris le mauvais, il a pris le bon. En gros je vaisfaire la police, minuter et le gnral de Giuli dira du biendes intervenants, fera le grand tmoin, conclura Cest unrle inhabituel mais que finalement jaime ainsi.

    Je demande aux intervenants de la premire table ronde denous rejoindre. Didier Sicard est le prsident du comitconsultatif national dthique. Jean-Nol Jeanneney est un

    historien bien connu et un ancien secrtaire dtat la commu-nication. Vronique Nahoum-Grappe est anthropologue etelle a beaucoup rflchi aux questions de la violence, notam-ment en ce qui concerne le sort terrible des femmes durant laguerre des Balkans. Le commandant Jean-Hilaire Millet-Taunay appartient ltat-major des armes.

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    LES INTELLECTUELS ET LARME

    Jean-Nol Jeanneney1

    Historien, ancien ministre et ancien prsident de la Bibliothque nationale de France

    Lamiti de Didier Sicard na pas eu grandpeine meconvaincre du plaisir intellectuel et civique que jaurais meretrouver en votre prsence ce matin. Tout ce qui peut allerdans le sens dun rapprochement entre le monde civil et lemonde militaire est de grande ncessit et dun vif intrt. Jeme permets de dire que jai prouv ce souci de rapprochemententre le monde militaire et celui des civils depuis longtemps.

    Je me reporte ces annes de lcole normale de la rue dUlmdurant lesquelles nous avions eu de chauds dbats entre cama-rades, dans lambiance de limmdiat aprs-guerre dAlgrie,pour savoir sil convenait ou non de faire la prparation mili-taire qui permettrait de devenir officier. Pour ma part, jaidfendu et pratiqu lide quil ne fallait pas laisser cetteresponsabilit ceux qui, pour des raisons idologiques oufamiliales, se montraient le plus droite de lchiquier poli-

    tique et quil fallait que sengagent dans laction des officiersrsolument rpublicains. Jai gard un souvenir prcieux decette exprience militaire. Ayant achev mon service au Centrede prospective et dvaluation, quavait cr Pierre Messmer etque dirigeait lpoque Hugues de ltoile, avec comme figurecentrale le colonel Poirier, futur gnral, jai vu l quel pointla rflexion militaire pouvait senrichir de la rflexion histo-rique, sociologique et gopolitique et, en sens inverse, combienun intellectuel en herbe, tel que je ltais, pouvait tirer profit

    de tels contacts. Chaque fois que loccasion ma t donnedaller dans ce sens, je lai saisie. Jai failli tre de lInstitut deshautes tudes de la dfense nationale plusieurs reprises, maiscomme je my apprtais, un hasard biographique men adtourn. Je lai regrett, car je crois quil y a l une institu-tion dun grand prix. Tout rcemment encore, jai pass une

    journe passionnante sur le Charles de Gaulle linvitation de laMarine nationale avec des personnalits de divers milieux etcela ma paru un moment dmonstratif quant lintrt, lancessit dune rencontre telle que celle-l.

    1. On a conserv cette intervention sa forme parle.

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    Nous venons dentendre le gnral Cuche nous parler, bonescient, de la dialectique des volonts. Nous venons galement

    dentendre un propos sur le dialogue des docteurs et descenturions. Jobserve que la coupure qui peut exister entreles docteurs et les centurions, si elle est certainsmoments plus profonde qu dautres, na jamais constitu unesparation tanche. Il y a toujours eu des centurions docteurset des docteurs qui se sont mls, heureusement, des chosesde larme. Mais, si tout devrait les faire se rejoindre, pour undialogue entre civils et militaires dans la diffrence, il est vraiaussi qu certains moments la logique de lHistoire a creus ladistance et a rendu cela plus difficile. Or, spontanment,songeant ce que vous me demandiez, madame, je me suis ditque de trs grandes figures pouvaient surgir incarnant cetterencontre de deux univers, pour notre satisfaction de citoyens.Nous venons de clbrer le 300e anniversaire de la mort de

    Vauban, marchal de France, qui a vcu bien avant que le termedintellectuel soit adopt comme un substantif. Il figure lin-carnation du grand militaire qui est aussi un grand intellectueldot non seulement du courage de linvention, du couragephysique, mais aussi de courage civique et moral, plus rare peut-

    tre. Pensons aussi Raymond Aron, grand intellectuel sil enfut, qui a lui aussi jou un rle important pour dvelopper larflexion sur la doctrine stratgique de larme franaise aumoment de lmergence de larmement nuclaire, aprs les trau-matismes des guerres coloniales. Prenons-y garde pourtant : ilne sagit pas de construire une Bibliothque rose, ce nest pas laComtesse de Sgur qui vous parle, mais un historien qui sait aussiqu de nombreux moments, la tension a t vive entre le mondedes intellectuels et le monde des soldats. Il faut y rflchir, pour

    viter que cela renaisse. Nous savons que le mot intellectuel,comme substantif, date de laffaire Dreyfus qui est, dans notrehistoire contemporaine, le moment le plus cruel de loppositionentre les universitaires et les militaires. Entre ceux qui se sontmls de dmontrer lerreur militaire et les officiers impliqus et cela, nous le savons, a laiss des traces longtemps mme si,contrairement ce quon a dit parfois, tous les militaires, tousles officiers gnraux et suprieurs taient loin dtre antidrey-fusards. Un certain nombre, avec un grand courage, (citonsPicquart), ont choisi une autre position. Les guerres coloniales

    20 LES INTELLECTUELS ET LARME

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    ont t, bien sr, un moment galement difficile, mme sicertains, je pense Mialet, ont travaill, dans cette ligne qui est

    la vtre aujourdhui, faire se parler de prs les militaires et lescivils. Cela a t le moment de la plus grande difficult avec, chezles militaires, probablement, un sentiment dinjustice. Ce ntaitplus laffaire Dreyfus, aprs tout laffaire Dreyfus est partie delintrieur de linstitution militaire et de liniquit quelle a cre.Dans le cas des guerres coloniales, rien de tel ; on a charg lesmilitaires de faire un travail qui dans certains cas a pu drivergravement en termes moraux mais qui tait dabord impos parle gouvernement rpublicain. Ce moment-l, a t, du point de

    vue qui nous occupe, particulirement douloureux, peut-treplus encore que la priode de laffaire Dreyfus. Cest lpoqueo un ministre de la Dfense nationale, Maurice Bourgs-Maunoury, daubait sur les chers professeurs et vous vousrappelez ceux qui, la Sorbonne, venaient simpliquer moinsdailleurs contre larme que contre une certaine politiqueconduite par les autorits lgitimes de ltat. En face, il y avaitlironie dun humoriste qui disait : les intellectuels sont desgens qui sont extrmement comptents dans un domaine et quiinterviennent sur autre chose. Cest un sentiment qui a d tre

    parfois prouv par les militaires, en ce temps-l. Et en mmetemps, surgissent la mmoire beaucoup dautres moments oil y a eu rapprochement, meilleure comprhension, momentssouvent tragiques dailleurs. Voyez la diffrence entre les suitesde laffaire Dreyfus, le systme des fiches destines promouvoirles officiers supposs plus rpublicains, et puis la guerre de 1914-1918 o des deux cts on a dcouvert, quand les rservistes ontretrouv dans les tranches les militaires de carrire, quel typede symbiose unique et humaine pouvait se faire. Plus tard, dans

    la Rsistance, docteurs et centurions ont trouv avan-tage et bnfice, nouveau se connatre et mieux secomprendre. Nanmoins, la difficult sera de toujours : cest lerisque dincomprhension entre des hommes et des femmes dontcest la vocation de remettre en cause sans cesse ce qui est, quitte,pour certains dentre eux, aller jusqu une certaine forme dir-responsabilit, et de lautre ct les militaires, dont le destin estde suivre une ligne dfinie par une hirarchie et qui onttendance, tout naturellement, refuser toute dviance danslordre intellectuel.

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    Vous avez annonc, mon gnral, je ne sais pas comment vousavez t renseign, mais le renseignement militaire fonctionne

    dcidment trs bien, que je dirais quelques mots de JeanJaurs. En effet, minterrogeant sur ce sujet immense que vousmavez demand dvoquer, jai song quune des manires dele faire tait de rejoindre un homme et une uvre un peusurprenants. A priori, Jean Jaurs, reprsentant et tnormagnifique du mouvement socialiste de son temps, napparatpas forcment comme le mieux destin clairer la questiondes relations entre les militaires et les civils. Et pourtant, il lest,parce quil a crit un grand livre, LArme nouvelle2, qui date de1910-1911, que jai eu la chance de pouvoir prfacer nagurepour une belle rdition assure par lImprimerie nationale.Lisant ce livre, on dcouvre quil faut faire litire de toute cari-cature dun suppos antimilitarisme forcen chez les plus grandsdes socialistes, aprs laffaire Dreyfus. Nous avons beaucoup apprendre de Jean Jaurs et jengage chacun prendre connais-sance de ce texte. Jaurs lui-mme affirmait dans LArme nouvellela vertu des rapprochements historiques : Il ny a jamaisdans lhistoire de recommencement absolu. Lhistoire estmerveilleusement utile quand on ltudie dans sa diversit, dans

    son perptuel renouvellement et dans sa perptuelle invention,mais elle affranchit laction de toute imitation servile par soninfinit mme et par son mouvement.

    La premire question que soulve ce livre est celle de latti-tude que doivent avoir les civils lgard du monde militaire.Ce quaffirme avec une trs grande force Jean Jaurs, et par lpeut tre est-il lun des parrains de notre rencontre, cest ledevoir dingrence des premiers dans le second. Je cite : Ilserait extrmement dangereux, il pourrait mme dans certains

    cas tre mortel pour la dmocratie, de laisser la seule armela responsabilit de rflchir aux problmes de la guerre ou dela paix. Mais, en mme temps, il dit que larme ne souhaitepas tre seule, elle dsire des changes avec dautres. Lducation militaire de la nation , explique-t-il, nestpas faite . couter le gnral Cuche tout lheure, je medemandais sil tait convaincu quelle tait suffisamment faiteaujourdhui En tout cas, il faut aller dans ce sens. Jaursrefuse lide que lon naurait pas le droit de soccuper de lar-me quand on est civil. Que lon ne se livre pas, scrie-t-

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    2. Jean Jaurs, LArme nouvelle, Paris, J. Rouff, 1911.

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    il, au jeu puril de railler mon inexprience militaire et monincomptence technique Il faut dbusquer les prsup-

    poss, les arrire-penses et jusquaux fausses vidences dontles militaires eux-mmes sont souvent inhabiles percevoir lafragilit. Oui, mais, se hte-t-il de dire, condition que celasoit symtrique et que les intellectuels soient attentifs ce quele ralisme, lexprience, le courage physique et intellectuel desmilitaires peuvent avoir leur dire. De ce point de vue-l, jin-sisterai immdiatement sur ce parallle. Cela est vrai, dit-il,non seulement pour le milieu intellectuel, mais pour la classeouvrire. Que la classe ouvrire, en particulier, par excs depessimisme, se dsintresse de leffort ncessaire pour trans-former linstitution militaire, voil qui serait le premier desdangers.

    La seconde rflexion que porte Jean Jaurs est que la routineest un risque majeur. Le risque est que le milieu militaire sedfende spontanment contre les penses neuves et inventives :au demeurant ceux qui ont fait bouger la rflexion stratgiquenont pas eu une carrire qui les a conduits vers les sommets dela hirarchie militaire. Prenez Ardant du Picq, par exemple,qui tait avant la guerre de 1870 le grand prophte de lide de

    loffensive tout prix : il est mort assez tt pour ne pas avoir affronter ce dfi. Le capitaine Gilbert qui a beaucoup inspirJean Jaurs avait une maladie dgnrative qui lui a interdit unebelle carrire. On songe surtout au cas du colonel Meyer, grandparangon du dreyfusisme dans larme, qui a ensuite t lematre du gnral de Gaulle, et que lon connat de mieux enmieux grce lmergence de ses archives. Le colonel Meyer at promu capitaine 28 ans, il a d attendre dix-sept ans pouraccder au grade suprieur, alors quincontestablement ctait

    un grand esprit.Mais je reviens Jean Jaurs et ses ides fortes. Dabord,celle quil faut supprimer peu peu toutes les instances quiincarnent et assurent la sparation entre larme et la socitcivile. cet gard, lisant LArme nouvelle, nous ne pouvons qutrefrapps par les avances que lon a connues depuis sa publica-tion, depuis un sicle. Ce nest pas un expos morose que je

    vous propose, mais un expos exigeant, par exemple, ildemande la suppression des tribunaux militaires : Existe-t-il des mthodes dinvestigation des valeurs morales et une quit

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    diffrente dans le civil et dans les armes? Cest chose faite.Il sinquite aussi de voir les coles dofficiers ou de sous-offi-

    ciers trop spares des universits et il voudrait voir les futurschefs frquenter obligatoirement les universits pour mieuxcomprendre les tudiants civils et sen faire mieux connatre.Or jai toujours vu avec satisfaction divers officiers subalternesou suprieurs frquenter mes sminaires et nos cours laSorbonne ou ailleurs ; certains sont devenus historiens de lachose militaire. Dautre part, les intellectuels sont de plus enplus enclins, quand on les y invite, sexprimer dans les colesdofficiers. Nous pouvons certainement mieux faire, mais nousavanons dans le bon sens. Il faut que les civils connaissentmieux larme, et cest pour une part de la responsabilit desmilitaires ; vous en tes convaincus puisque vous avez crInflexions. Un de mes tudiants, Bernard Paqueteau, a rdignagure une thse intressante qui sintitulait Grande muette,petit cran : rflexion sur le travail accompli par larme fran-aise aprs 1962 pour modifier son image dans le pays et pourse saisir du fait nuclaire, non pas seulement pour dfinir lastratgie que nous savons, mais pour changer de fond en combledu ct de la technique, de la responsabilit du civisme, lide

    que la nation pouvait se faire de son arme. Lutilisation de latlvision a videmment t cruciale.Je voudrais terminer en disant que si Jean Jaurs est si

    prcieux dans sa spcificit, cest parce quil peut parler touteune fraction de lopinion qui nest pas la plus dispose, lori-gine, sintresser aux choses militaires et aussi parce quil sestmagnifiquement lev au-dessus de tous les prjugs. cepropos, il est intressant de voir comment je vais voussurprendre peut-tre Charles de Gaulle a rencontr Jean

    Jaurs. De Gaulle crit Paul Reynaud, dans une lettre en 1937qui nest pas exempte de toute flagornerie, propos dun livreque ce dernier venait de publier sur ce thme : Vous tes, ennotre temps, le seul homme dtat de premier plan qui ait lecourage, lintelligence et le sens national assez grands pourprendre bras-le-corps le problme militaire dont le destinde la France dpend. Il ajoute : Il faudrait remonter Jean

    Jaurs pour trouver un autre exemple. De Gaulle, JeanJaurs Encore, nuance-t-il, Jaurs ne jouait-il, dun archetsuperbe, que dune seule corde.

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    On retrouve les deux hommes runis pour dire quil suffitde regarder lHistoire pour considrer que le risque du pouvoir

    prtorien est en France extrmement limit. Nous ne sommespas en Espagne. Et cest pourquoi de Gaulle disait-il, se sentaitlibre de dvelopper lide du corps cuirass contre la majoritde larme, au service dune stratgie spcifique. Lun commelautre, Jaurs comme de Gaulle, expliquent quil ny a pas detradition de coup dtat dans larme franaise. Tout le

    XIXe sicle, en dpit de la complexit de la place de larme fran-aise dans la vie publique le dmontre : lorigine profonde du18 brumaire, de la rpression de juin 1848, du coup dtat deNapolon III, ou de la rpression de la Commune, ne se ratta-chent pas une prtention ou une revendication militaires.Mac-Mahon lui-mme, bien que soldat, a rsist la tentationcsarienne. Lors de la crise boulangiste, ce nest pas larme,mais la foule que le gnral a demand le pouvoir, appuybientt par lintrigue ractionnaire. Et, pour revenir laffaireDreyfus, Jaurs ajoute : Voyez mme laffaire Dreyfus.Certains chefs militaires ont pu y crer une atmosphre ignoblede coup dtat, mais voyez comme on constate que lclair alorsna pas jailli. Dans la mme ligne, de Gaulle explique dans

    son premier livre, La Discorde chez lennemi3, en 1924, quelAllemagne wilhelminienne a perdu la guerre pour avoir laissles militaires, Hindenburg et Ludendorff prendre le pas sur legouvernement.

    Finalement, avec Jaurs, nous retrouvons la grande questiondes rapports entre la gauche et lide de patrie. Tout leffort de

    Jaurs, que personnellement je salue avec gratitude et qui meparat navoir rien perdu de sa force, est de convaincre que sarflexion ne pourra atteindre son but que sil russit purger

    la gauche ouvrire et la gauche intellectuelle de ce quelle traneencore avec elle dantimilitarisme sommaire. Il me semble qucet gard nous avons quelque peu progress Jaurs expliquequil na jamais pris au tragique les paradoxes contre la patrie : La patrie nest pas une ide puise, cest une ide qui setransforme et qui sagrandit. Disant cela, il me parat biendsigner ce qui a pu paratre, certains moments, du point de

    vue des docteurs et du point de vue des centurions, unlment dincomprhension qui, comme toutes les incompr-hensions (et cest vrai aussi des guerres trangres), risque de

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    3. Charles de Gaulle, La Discorde chez lennemi, Nancy-Paris-Strasbourg, Berger-Levrault, 1924.

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    crer des tensions extrmement dommageables la dmocra-tie. Il me parat quen dpit de nos diffrences, de mtiers, de

    responsabilits, de modes de vie, le sicle de barbarie, de fer,de sang qui vient de scouler na pas t, en France, du pointde vue de larme et de la dmocratie, ngatif. Nous ne devonspas pour autant nous accommoder de lignorance mutuelle qui,comme le gnral le disait tout lheure, a souvent remplaclhostilit et lapprhension. Je crois que lauditoire ici rassem-bl, et qui a prt mon propos une attention dont je le luisuis reconnaissant, tmoigne en sens inverse, par sa prsence, la fois dune aspiration, dune coute, dun esprit douver-ture qui rassurent et qui stimulent.

    Jean-Dominique MerchetJournaliste Libration

    Merci beaucoup pour cet expos brillant. Cest maintenantau tour de Didier Sicard de monter au front.

    Didier SicardPrsident du comit consultatif national dthique, membre du comit de rdaction

    Aprs cette remarquable rflexion, je suis frapp par le faitquau sein du comit consultatif national dthique il ny a pasde militaires. Nous pouvons nous interroger sur cette absence.

    Je voudrais rflchir sur la notion dhonneur, car cest unevaleur trangement en baisse dans notre pays comme si elleappartenait au muse, non pas des arts et des traditions popu-

    laires, mais au muse de lHomme avec un grand H .Debout les morts, est trangement incompris comme si lamort comme ultime rfrence de la sauvegarde de lhonneuravait perdu tout sens, comme sil sagissait dune valeur suran-ne. Cest peut-tre cette fidlit, non pas une pope ou une histoire toujours scande par les faits darmes, mais des

    valeurs morales qui mont toujours interpell et interpellentle citoyen qui est lui-mme immerg dans un monde o, deplus en plus, la sauvegarde individuelle, laccent mis sur lau-tonomie du sujet mme sil est devenu un objet qui devait

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    sans cesse faire valoir ses droits finissaient par nous confis-quer la rflexion sur lhonneur, cette fidlit un engagement

    risque pour lautre. Cette notion dhonneur est un peuoublie comme si lautorit du commandement et la soumis-sion imprative qui laccompagne, ntaient l que pour confor-ter une hirarchie et non maintenir une cohsion dun vivreensemble adoss une finalit commune : celle de tirer vers lehaut des personnes qui autrement ne seraient mobilises quepar leur intrt trivial, leur intrt de survie, leur intrtconomique. Au moment o lon parle des stock-options onne peut pas imaginer quil y ait dans larme un jour des stock-options, cest une sorte dvidence. Pour cela, une thiquecollective qui ne se rduise pas un credo ou un code, mais une pratique, est imprative. Cest peut-tre cette consciencecollective dappartenir un corps confront des valeurs qui,sans cesse, le dpassent, qui me donne le sentiment que nousavons apprendre de cette activit humaine qui reste trange-ment caricature ou inconnue. Pourtant, la socit dite civileshabitue riger, dans son langage quotidien, des concepts deguerre. Au fond, nous vivons la guerre civile, non pas au sensconcret du terme, mais au sens abstrait en termes de violence,

    de domination ou de stratgie. La mdecine, qui est monmtier, est mme devenue une activit de combat. Des motscomme traitement dattaque , voire de blitzkrieg , de traitement de seconde ligne, de dfense immunitaire ,de lutte contre un adversaire impitoyable , de campagnedradication de tel parasite, tel virus, telle bactrie de destruction cible , de combat sans issue de lutte

    vaine , ne sinterrogent pas sur le respect de ladversaire. Laguerre nest nullement la violence et la socit a tendance

    confondre les deux choses. Or cest peut-tre la violence quirpugne le plus ceux qui font la guerre, comme le disait Alain.Dune part, la socit civile adopte avec gourmandise ou igno-rance des termes emprunts laction ou la stratgie militaireet, dautre part, elle rcuse implicitement et explicitement lestermes qui lui sont ncessairement lis comme loyaut , respect de ladversaire , force morale ou action aupril de sa vie. Cest cet oubli qui me semble tre au cur dela rflexion thique. En effet, il sagit de sinterroger sans cessesur les moyens mis en uvre pour telle ou telle finalit,

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    confronte lexistence de rfrences permanentes destines ne pas systmatiquement, recrer des rfrences artificielles

    qui dpendront du hic et nunc tout en admettant lexistence desingularits toujours prsentes. Cest cette interrogation quime parat bnficier de ce regard complice ou curieux sur lac-tivit militaire au moins franaise. Dans une des livraisonsdInflexions, je vous conseille un remarquable article concernantla vision militaire selon les pays 4, que ce soit lAllemagne,lAngleterre, les tats-Unis Nous y dcouvrons que les valeursamricaines ne sont pas forcment transfrables dans notresocit et que peut-tre lhonneur ny est pas au premier rangde leurs proccupations.

    La socit militaire, en souvrant au regard civil, est contre-courant des autres activits humaines. Quelle est la revue, ditecivile, le gnral Millet lintroduisait tout lheure, qui accep-terait un tel regard distanci, critique, sur une culture qui estaussi enracine dans une tradition ? Je nen vois pas. Y a-t-ilune revue mdicale qui accepterait ce regard critique et distan-ci de juriste? Y a-t-il une revue de juristes qui accepterait queles mdecins protestent contre tel ou tel usage du droit ou dela mdecine? Mme dans les pages dune revue de psychiatrie

    par exemple, je vois lincapacit des psychiatres dits biologiques,cest--dire ceux pour qui la pense est directement lie desgnes, des modifications biologiques accepter que despsychanalystes sigent. Cest cette difficult croiser les exp-riences qui me parat une raret. Y a-t-il une profession qui,dans son isolement apparent, est aussi curieuse du regard sans

    vouloir en faire un marketing ? Nous ne sommes pas l dansun travail de mise en scne, cest cela qui mintresse. Cest ceconservatoire des valeurs morales et, en mme temps, cette

    ouverture au questionnement qui mintresse. Au fond, uneinflexion qui est le contraire de linflexible. Je suis un peujaloux davoir vu disparatre ces valeurs, pourtant essentiellesdans mon domaine universitaire, et cest pour cette raison que

    jai accept de participer ce comit de rdaction. Cest commesi luniversit avait perdu toute rfrence qui la dpasse elle-mme. Cette fermeture lautre se fonde sur la seule efficiencetechnique et conomique. Nous manquons peut-tre de ces

    jeunes officiers que jai pu entendre, prts donner leurs viespour ces valeurs. Au moment o ladversaire est de plus en plus

    4. Michel Yakovleff (2007) : Fondement du moral et de lthique dans les armes : des diffrencesrvlatrices entre proches allis, Inflexions, civils et militaires : pouvoir dire, n 6, juin-septembre,pp. 151-176.

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    difficile identifier et o la crainte est que cette identificationse rduise une identit juge meurtrire, ces valeurs devraient

    nous permettre de prendre plus de recul et de hauteur commesi lautre tait toujours plus complexe que ce quoi nous lerduisons. Par hasard je regardais hier soir un livre dAlain, unhomme considr je crois comme un pacifiste majeur. En 1921,il disait : Je menfuis aux armes. Il vaut mieux tre esclavedu corps quesclave desprit. Cest renversant ! En effet, ilconsidre que lesclavage se situe davantage en dehors de lar-me quen son sein. Sur cette frontire, disait-il, o la force

    jouait seule, lhypocrisie expirait. Pour notre socit, jesouhaiterais un peu plus dengagements, un peu moins decompromissions, un peu plus de dpassement et un peu moinsde souci de soi. Il sagit de chercher une part de vrit danslautre, en loccurrence le militaire, voil qui donne sans cesse rflchir. La curiosit de la culture de lautre, comme uneculture commune et non pas comme une culture exotique,quelles perspectives ? Cest le sujet daujourdhui. Cest lecourage daller au bout. La revue Inflexions en est ses dbuts etil serait intressant de voir ce quelle sera devenue en 2050 etsi elle aura eu le courage daffronter des thmes difficiles, peut-

    tre comme Jean-Nol Jeanneney la signifi, celui de revoircent-vingt ans aprs laffaire Dreyfus ? Comment peut seretrouver cette mmoire civile et militaire ? Ou les thmes dela religion, de lintolrance, de la fonction militaire et delordre policier qui me paraissent en totale contradiction. Unmilitaire nest pas un policier et si lon demande un militairedtre un policier cela me parat tre une blessure au sens dece quil conoit comme honneur, ou celui de la guerre num-rise qui risque de dsincarner le militaire comme si un

    moment donn lingnieur, le scientifique finissait par prendrele pas sur sa fidlit ses propres valeurs.Quai-je appris avec la mdecine du Val-de-Grce, proche

    de Cochin ? Jai appris la richesse de travailler ensemble etpendant les quinze annes de runions hebdomadaires avec le

    Val-de-Grce, jai eu le bonheur absolu de confronter nostraditions et den faire une ressource pour viter la tentationde toute socit de se replier sur elle-mme avec des jugementssommaires qui fuient la bataille des ides. Ce que jai appris aucomit consultatif national dthique, o sige mon ami le

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    rabbin gnral Korsia, ce sont les non scientifiques qui me lontappris. Enfin, trs concrtement, je me souviens que le colo-

    nel Lecointre nous avait fait part dun lment qui peut paratresans importance, mais que jai pu transfrer au sein de monhpital : pour viter que les barrages filtrants en Cte dIvoirenaient quune seule rponse lorsquun camion ou une voiturefranchissait en force ce barrage (le vhicule risquant alors dese retrouver lobjet dun tir nourri car il tait simplementreconnu dans son agressivit a posteriori), il avait tabli uneligne de deuxime rang. On laissait la voiture agressive passer,do un temps de rflexion, et quelques mtres plus loin, il yavait un autre barrage, le vrai, ce qui permettait de ne pasdgainer tout de suite. Je me suis dit que dans notre socitcivile le jeune interne lhpital dgaine au sens le plustrivial du terme, cest--dire que si quelquun arrive avec malau ventre, il va sortir le scanner et perdre le temps de larflexion, de lchange, de la parole. Finalement, je me suisrendu compte que nous avions beaucoup apprendre les unsdes autres.

    Vronique Nahoum-GrappeAnthropologue, membre du comit de rdaction

    Merci de mavoir invite et de me faire participer cetterunion. Pour rpondre la question que ma pose Line, savoir, pourquoi ce lien entre socit civile et militaire, pour-quoi la ncessit de ce dialogue, je voudrais dabord dresser leportrait de la perception que jai de cette institution, du pointde vue de mon mtier. Le premier aspect pour moi est quelle

    est transversale et synthtique.TransversaleElle traverse tous les champs professionnels, des plus tech-

    nologiques aux plus artisanaux ; elle utilise tous les domainesde comptences, des plus abstraits aux plus sportifs. Toutes leschelles sociales y trouvent leur place hirarchise, elle est mmeune figure emblmatique du fait sociologique que constitue ensoi toute hirarchie. En principe, toutes les cultures et lescroyances devraient sy rencontrer, mme celle des anarchistes

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    et des objecteurs de conscience, dont les voix contradictoiresfont partie intgrante de lhistoire de cette institution. Elle

    occupe tous les terrains, des centres urbains aux lieux les plusdsertiques du pays, et manie tous les matriaux, de la glaisedes champs jusquaux radiations nuclaires et aux nanopuces.

    Entre le cur et linstituteur, le militaire toujours redressmais rbarbatif habite notre espace public et notre systmedimages : on le reconnat avant de le connatre sur les pagesdes bandes dessines destines aux enfants, ce qui est la dfi-nition du clich. Cest une question de menton port en figurede proue sur un profil statufi. La brigade ici, au plan desimages, nest pas celle du rire. Larme est prsente tous lesniveaux du pouvoir, elle en monopolise la possibilit de

    violence potentiellement extrme : depuis le simple soldat dansun champ prt tirer sur ce qui bouge, jusquau centre enterrdu comble de lexcutif, avec la charge de maintenance et decontrle de larme nuclaire, cest la captation des outils de la

    violence arme et de limpunit de son usage dans les rgles,qui fait de linstitution militaire le haut lieu des peurs collec-tives. Jusquau pouvoir de destruction nuclaire, ce comble de

    vertige extrme, quasi dmentiel, de notre modernit techno-

    scientifique.Larme est donc non seulement le bras de lexcutif, maisen plus son signe : pas de nation sans elle, exhibe rituellementdans le dfil militaire impeccable et tincelant. Plus un rgimeest totalitaire et plus elle est forte et prend du champ : elle plat lil du despote qui se veut chef militaire et sa transversalitdevient un archipel qui enserre lespace national de lintrieur.

    Cest aux militaires que le politique demande dagir sansbroncher, eux seuls forment le dernier cercle de confiance pour

    celui qui est au sommet. Larme est le bras, la main, loreille,le garant du pouvoir. Toute cette institution est du ct dugeste, du faire, elle nest quun systme de rouages organispour le passage lacte aprs la dcision politique. Limmdiatet sans questionnement est son mode dtreglobal, du point de vue de ltat qui la commande. lautreple, le soldat de base sur le front est limage de lacceptationdu sacrifice consenti a priori, don ventuel de sa vie ce quoi il na pas accs , cest--dire aux enjeux gopolitiquesde laction du moment dcide en haut lieu, parfois il sagit de

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    rien moins que de sauver la nation, mais parfois ce sont de salesbesognes quon lui fait faire.

    La diffrence des sexes est prsente dans larme par prt-rition, lorsque le fminin constitue le contraire exact de touteesthtique militarise. Et il faut bien que les femmes masculi-nisent leurs apparences, voire leur psychologie, pour y pn-trer sociologiquement. Car elles doivent y marcher au pas,manier les armes et chanter des chansons gaillardes, danslesquelles le corps fminin est souvent dcrit sous son angle leplus distinctif, mais pas le plus distingu, dans lexaltation dela virilit agonistique, cet axe smiologique de fond qui marquetoute la culture et lesthtique militaire. Au travers de ce traves-tissement, il leur faut prouver leur talent Lvolution actuellemontre nanmoins que la lgitimit du droit la diffrence dessexes est de plus en plus reconnue.

    SynthtiqueDonc, vous avez un univers pluriel sociologique qui occupe

    lespace de faon tout fait exceptionnelle en tant quinstitu-tion. Il est prsent dans lextrme cercle de ce qui est local. Parexemple, une section dans un endroit loign et dans un isole-

    ment absolu, au cur dune nature hostile, le plus souventtrangre, et dans un environnement social pouvant tremalveillant, se retrouve de fait dans un entre soi rarement exp-riment ce point denclavement provisoire dans la vie insti-tutionnelle des autres structures dtat. Seule larme offrecette occurrence dune exprience du local extrme , fichen un lieu donn point en amont dans un bureau confortablesur une carte dtat-major. Peu de gens, de citoyens, dans une

    ville normale, ordinaire, protge par les fentres, les crans,

    les sas peuvent vivre ces moments-l, mme pendant les vacancesles plus sportives : la solitude au monde du soldat sur leterrain peut mettre en pril la qualit du lien social qui le relieau reste du monde et sa propre morale : il faut la dcrire pourmieux en cerner les implications. lautre ple, vous avez uneoccupation extensive de toutes les chelles gographiques : lemonde militaire fait face la carte du monde, voir du cosmospar exemple, il ny a que dans cette institution que toutes lesfaons de se mouvoir sont pratiques pied, en rampant, enhlicoptre, en Rafale, etc.

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    Au cur de la culture militaire, il y a aussi la carte de la gogra-phie comme objet dinvestissement maximal dexpertise et dem-

    prise. Le dessin du monde sur une surface plane, celui desfrontires suppose et configure un rapport lespace qui consti-tue du point de vue de lethnologue, une spcificit de cette insti-tution. Les militaires toujours redresss ne se penchent que surune carte : l leur regard est particulier, dvorant, une sorte deconsommation visuelle intense, qui suit les lignes et apprhendele terrain en jeu partir dun dessin. Cest toute lanticipationdune possession mimtique, un embrassement du regard, qui,avant la boue, fait exister un objet sur le papier et dans lespenses : le territoire sur lequel on sarroge des droits de prise.Lhistoire joue ici son rle mythologique majeur : le choix durcit historique seul lgitimera que cette portion de la planteembrasse sur la carte soit considre comme soi. Naissentainsi des entits, les nations amies et ennemies, les tracs desguerres anciennes et la formation de limage gographique dupays. Chaque nation a sa silhouette propre, avec ses courbes etses reliefs, ses couleurs, son style, sa beaut! Pour les Franais,lhexagone harmonieux du dessin de la nation est la fois uneforme tutlaire matricielle et une extension de son propre visage!

    Cest ainsi quil y a une sorte de substantification de la terre,la patrie, comme une matire et une valeur, comme une matrice,comme quelque chose qui nest pas seulement un trac gogra-phique, mais que la forme sur la carte exprime, et que lon aime,main sur le cur. Lamour vibrant de la patrie est la seule passionqui peut sexprimer alors dans le monde quadrill et matris,laconique et sur la rserve, du militaire burin. Il ne faut passtonner que larme soit porteuse des valeurs du patriotismeplus quailleurs dans dautres institutions, mais cest un amour

    particulier adress une figure spatialise, et substantive souslangle de son dessin gographique : perdre lAlsace et laLorraine, toucher ses frontires, cest la blesser aux flancs.

    ct de ce rapport lespace transfigur sur le plan, il y aun rapport au temps, et lHistoire du monde particulier. Lescasernes, les gnraux, toute larme tous les chelons coutela radio. Le rapport du moindre marsouin lactualitpolitique du moment est la fois attentive et ironique (lespolitiques et les journalistes sont souvent perus dansles discussions de chambre comme tous les mmes cest-

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    -dire la fois planqus et pourris ). Mais en mmetemps, la question du monde et de ce qui sy passe est, me

    semble-t-il, coute de faon plus grave et plus intense au seinde linstitution militaire qu lextrieur : comme si elle seposait trs diffremment que pour les citoyens ordinaires qui

    vont, qui viennent et qui ont une distance au politique en fabri-quant une espce de gratuit, de contingence un peu ludique.Est-ce parce que tous les militaires tous les chelons sententle lien, brouill, nigmatique, mais prgnant, entre les dci-sions politiques centrales et leurs vies relles, et ce quil advien-dra deux dans les six mois ou dans les trois ans venir ?Souvent, la vie dans les casernes est une vie dattente, de station-nement, et de rptitions, avec lenclavement de lentre soiinvitable avec les annes Le lien avec la vie politique lex-trieur, qui ne tient plus parfois qu un fil, celui dune radio,est diffrent, plus srieux, plus potentiellement bless, plustragique sous les blagues, au sein de linstitution militaire quendehors delle. Le lien entre politique et arme est aussi celuiqui se tisse chaque jour dans la spcificit de cette coute intensedes nouvelles du monde.

    Un autre fait qui me semble galement trs particulier et qui

    vient de leffet rtrospectif du srieux de laction.

    Ethique et armeLerreur ou une bavure dune action militaire nest jamais

    seulement mathmatique, cette rature quon efface sur lar-doise. Ce sont deux mots qui sont des mtaphores faibles etdrisoires, quasiment rvisionnistes, au regard de la ralit.Non seulement, une erreur dattention ou de jugement peutentraner la perte de vies humaines, mais elle peut aussi dtruire

    laction locale du pays dans ce lieu-l, et entraner dautreseffets non prvus, en cascade, de plus en plus calamiteux. Eneffet, le point central vident ici est le rapport spcifique lamort, reue ou donne, qui marque ce monde professionnel.Le lecteur sent bien que le mot de profession ne cadre pasavec cette dimension tragique de ce travail l.

    Anthropologiquement, il se trouve que lorsque la mort serapproche imaginairement ou rellement, le sacr (reli-gieux ou profane) se rapproche dautant. Le sacr commemode dapprhension intense et emphatique des valeurs red-

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    finies alors, mais aussi le sacr comme ressource contre la peurinvalidante et lobscurcissement sinistre de lespoir avec,

    souvent, lhorreur du terrain rel.Le ton change, quelque chose se passe qui tranche avec lat-mosphre de la vie tranquille ordinaire dans lespace public entemps de paix et en situation de confort : une tension spciale,labrasion des problmes perus comme superflus, la questionde lessentiel devenue urgente etc. La notion de sacr est unedes grandes notions de lanthropologie, mais ici je voudraisseulement pointer un aspect de ce quelle implique du pointde vue de la culture rgnante dans linstitution. Une sorte destyle, plus mutique, plus carr, une forme plus tranche danslorganisation des significations entre elles, par exemple dansla sparation, voire lopposition, entre discours et action. Cetteopposition tend promouvoir les valeurs de responsabilit etdengagement, et donc rencontre la question de lthique : lar-me est le lieu o rgne plus quailleurs laxiome quand cestgrave, arrtons les beaux discours .

    Il existe donc un enjeu quasiment moral du rapport lac-tion qui organise dans la vie quotidienne, des postures trsdiffrentes de celles qui sont observes dans le monde civil.

    Do une sorte de regard oblique sur les discours, sur lin-dcision brouille par des mots, du bla-bla qui ne pse rienen face de laction toujours plus relle. Il y a dans la culturemilitaire une frontire plus marque entre les choses relles etimportantes qui relvent du registre du faire, qui sait faire face la matrialit physique des obstacles, et le monde facile descommentaires et des discussions de salons : Causes toujours, quoi tu ressembleras au moment du danger ? Semble dire lesoldat mutique lintellectuel qui dploie sa rhtorique.

    Ainsi, mme dans la vie ordinaire, dans lunivers culturel delinstitution militaire, faire ou ne pas faire est quelquechose bien plus tranch. Quand je me suis rapproche de lar-me franaise dans Sarajevo assige, jai constat quil existait une rduction un essentiel qui nest pas commandsimplement par une idologie. Lessentiel signifie quil fautpasser laction, cest une transversalit extrme qui est lepassage dune ide de laction, la faire rellement. Mais lafaire rellement, cest quoi ? Cest toujours la matire, le

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    physique, port par un moral dacier, cest passer cettefort, remonter ici, prendre cette voiture, il faut quelle

    marche. Il y a dans la vie militaire de terrain, comme dans lavie paysanne, une obligation au respect de la matire, ce quily a de plus difficile, dur, blessant pour les genoux, les mains,dans la rsistance matrielle au faire humain. Parce que la viemilitaire est aussi souvent une lutte contre le contexte matrieldu prsent toujours plus difficile et compliqu que prvu. Laculture militaire dfinit de faon plus tranche que dans la vieordinaire la frontire entre discuter et faire : ce secondterme dsigne un espace de vrit, dans lequel les masques etles fausses valeurs scroulent. Il sagit ici dune croyance forte,caractristique de la culture profonde de cette institution. Ellerepose sur une sorte de respect pour le silence des choses, etpour lombre de la mort dont la vrit est toujours dabordphysique : eux savent ce quest ltre humain sous la forme ducadavre. Pas nous, civils europens de la fin du XXe sicle, pour-tant gavs de films de guerre Latmosphre du sacr vientaussi du silence autour du corps mort comme lautre face de la

    vie, qui fait se taire tous les discours, surtout lorsquil sagit delirruption possible des morts violentes, de tous les ges et les

    sexes, souvent privs de spulture en temps de guerre, retrou-vs quinze ans aprs encore dans des charniers sans cesse dcou-verts, comme en Bosnie.

    Il y a un paradoxe, alors que limaginaire de la guerre estprolifrant sur nos crans, surtout celle de 1940-1945, uneinvisibilit frappe le fonctionnement rel des guerres contem-poraines et des problmatiques thiques et politiques qui y sont luvre. Mme si de nombreux colloques, revues, et livres

    leur sont consacres, il y a encore trs peu de films (quelquesrares exceptions de qualit) de grande consommation de masse,ou de srie tlvise culte qui traite de terrains lis aux guerresdes annes 1990 du XXe sicle. On peut faire lhypothse quelimagination du public date donc de la dernire guerre : avecses formes de bombardements, de rsistance, la figure desmchants, le type de choix moraux qui se prsentaient la

    jeunesse, et lindicible du gnocide contre les juifs perptrpar les nazis. Le pire semble alors derrire nous, et plus rienne peut tre compar cela . Or, depuis 1945, la situation

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    a extrmement volu sur le front des conflits rels, des conflitspouvantables dont la violence extrme a t en partie dra-

    lise parce quelle ne pouvait plus ressembler cela, le pire,le gnocide europen du milieu du XXe sicle.Dun ct on assiste depuis 1945 la monte lente mais sans

    doute irrmdiable de la problmatique du droit internatio-nal. Il souligne la diffrence entre crime de guerre, crimecontre lhumanit, voire gnocide, quil condamne sans dtouret que chacun, civil et militaire, a pour devoir de refuser danssa propre pratique. Cette lente volution entrane, dans le poli-tique et dans linstitution militaire, un effet de reconfigura-tion des dommages collatraux? Que signifie vider leaudes poissons? Est-ce quil est ncessaire de toucher aux civilsde la population ennemie? De dporter des gens parce quils

    vous drangent sur ce terrain ? Est-ce ncessaire? Est-ce unetactique de guerre qui entranerait des militaires devant lestribunaux?

    Or il se trouve que les guerres contemporaines que lon voitdepuis les annes 1990 nous montrent, de faon brouille, lamultiplication en temps de guerre de crimes caractristiquesde la barbarie psychopathe en temps de paix (par exemple, les

    viols en tortures, les massacres gratuits commis lencontre depopulations civiles).Ces crimes contre les civils commis en temps de guerre ne

    sont plus seulement des bavures lies aux tactiques guer-rires, mais semblent relever dun niveau de haines commu-nautaires (instrumentalises par le politique) dphaseshistoriquement en cette fin duXXe sicle : leur rle et leurstatut dans laction de guerre ont chang. Par exemple, lorsquelon nous dit que le viol est une arme de guerre, le citoyen ne

    peut pas comprendre : en quoi violer serait-il une arme une punition oui, un assouvissement peut-tre, une torturecertainement, mais une tactique militaire? Nous sommes dansune poque de droit international, de la moralisation desconduites, o le nombre de comits dthique explose, et lon

    voit des conflits et des choses inconcevables, trs loin du poli-tique, contre des enfants, des femmes. Cest une arme de guerrenous dit-on. Lanthropologue peut dire, oui, le viol contre lesfemmes de la famille cest une faon datteindre le pre, le frre,le mari ou le fils potentiel et donc de toucher la filiation. Cest

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    un crime contre le lien de filiation. Il est vident, quindpen-damment du ct barbare, pulsionnel ou non, commandit ou

    pas de la chose, que contre une communaut ennemie, peruesous langle de son lien de filiation lorsque les bbs ou lesgrands-pres sont les ennemis, le viol prend son sens pourlethnologue. Et cela sentend dans la parole des violeurs quinont pas besoin dexterminer la personne quils dtruisent.Que dtruit-on ? Larbre trange de filiation dont les racinessont en haut et le feuillage en bas et qui passe par le fait quelespce humaine travers ses enfants reproduit son capitalculturel.

    Beaucoup de sang, peu de sens : les guerres de la fin duXXe sicle ne doivent pas tre masques par ladjectif ethnique , trop facile, non pertinent, et quasiment rvi-sionniste : il masque la question de ltat responsable et de seschoix politiques classiques : sauver, maintenir, garder sonpouvoir de domination politique (conomique, diploma-tique, etc.) dans telle ou telle portion de territoire

    Indit : sous couvert des institutions internationales cresaprs Nuremberg pour rendre impossible le retour du gno-cide, les diplomaties nationales manuvrent et tentent de

    mener bien leurs politiques sur ces terrains dits en proie auxguerres ethniques . Do une gestion trange du terrain.Derrire un ballet diplomatique, il y a un usage rhtorique desmots pour draliser les crimes qui ne correspondent pas noschoix de relle diplomatie. Se produisent alors des situationsindites dans lesquelles les armes et les soldats se retrouventplongs. Situations que nul film encore ne rend familier auxcivils. Lcart entre les mots de leur mission et les faits relssaccrot : ils doivent protger les civils mais nen nont toujours

    pas les moyens. la frontire du politique et du militaire, il y a lthique etles valeurs minimales en temps de dmocratie. Le militaire estdans une contradiction croissante depuis Nuremberg : il doitobir sans conditions, et il doit refuser daider des crimescontre lhumanit.

    Comment faire? Cela parat impossible dans la pratique. tout le moins, dans une vraie dmocratie, laccs aux infor-mations plurielles, le dbat responsable multipli et transver-sal au sein de la grande muette , et enfin tout ce qui peut

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    accrotre la dmocratisation des positions et des prises de dci-sion peut aider anticiper voire refuser le saccage de nos

    valeurs, tout en respectant linstitution. Il sagit dune urgencedans cette institution et notre modeste revue est un petit pasdans ce sens.

    Jean-Dominique MerchetJournaliste Libration

    Merci beaucoup.

    Jean-Hilaire Millet-TaunayCommandant, arme de terre

    Je ne suis pas sr de reprsenter le profil qui vient dtrevoqu. En tout cas, Monsieur le Ministre, jai frquent lesuniversits. Je suis entr Saint-Cyr aprs un DEAde philoso-phie du droit, et jai eu le sentiment de passer dun monde quicultivait la noblesse de lesprit un monde qui cultivait la

    noblesse de laction avec, dailleurs, un certain snobisme depart et dautre ; snobisme qui est visiblement absent aujour-dhui. De l se reprsenter le militaire comme un personnagede bande dessine ou comme le gladiateur Borghse, cet hommetendu vers laction dans le sens physique du terme, et lintel-lectuel comme Le Penseurde Rodin, cette homme entirementtourn vers la profondeur de sa pense, il ny a quun pas. Jecrois que cest une erreur de franchir ce pas parce que, finale-ment, tous deux sont des hommes daction au sens o Bergson

    crivait : Il faut penser en homme daction et agir en hommede pense. Lintellectuel sentend pour moi comme celui quia le souci dancrer sa rflexion dans la ralit et de voir seconcrtiser les consquences de sa rflexion. Gilles Deleuzecrivait : Une thorie, il faut que a fonctionne. Plus queDiogne dans son tonneau, ce serait Sartre sur son tonneauqui illustrerait cela. Le militaire, quant lui, est celui qui a lepouvoir et le devoir exorbitants de porter les armes et de lesutiliser en versant, ventuellement, le sang, le sien comme celuide ladversaire. Lintellectuel et le militaire sont des hommes

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    daction et, plus prcisment, ils participent laction mili-taire. Cest dailleurs lintellectuel, et non le militaire, qui a

    t trait de chien de garde par Paul Nizan5

    . Mais ce sont gale-ment des hommes de rflexion, et le premier point sur lequelje voudrais insister, en pralable, est que laction militaire estpar nature une action rflchie. Jaborderais ensuite les rela-tions entre intellectuels et militaires.

    Laction militaire est avant tout une action rflchie avant,pendant et aprs laction parce quil sagit de prparer et dematriser la force. Jai effectu quelques missions en Afrique etdans les Balkans au sein dun rgiment dont le mtier est larecherche du renseignement. Imaginez un militaire franais, unsimple soldat, relativement isol dans un pays tranger qui observeet qui rend compte ses chefs de ce quil voit et entend. Peut-on imaginer cela sans le processus que cela implique ? Celaimplique des annes de formation intellectuelle tous les niveauxde la hirarchie, des mois de planification dune opration, unedclinaison dordres successifs qui viennent du chef dtat-majordes armes et qui arrivent avec toute leur application pratique

    jusquau simple soldat afin de tout prvoir. Rien nest moinsaventureux quune action militaire car il nest pas possible de tout

    prvoir, en particulier, les ractions de ladversaire. LorsquenAfrique, nous nous faisons bombarder par laviation ivoirienne,nous pouvons dire que, dans une certaine mesure, ce ntait pasprvu. Do limportance de lintelligence des situations dans cemtier. Cela implique aussi tout un processus de digestion delexprience, danalyse de laction et de retour dexprience qui

    vont nourrir la doctrine qui elle-mme nourrira la prparationde la prochaine action. Avant, pendant et aprs laction, lintel-ligence est indispensable au mtier militaire. Cest encore plus

    vrai pour les questions thiques. Le privilge exorbitant pour lemilitaire de porter les armes nest pas anodin parce quil impliqueque chacun ait rflchi la question des conditions de lengage-ment et aux conditions du sang vers. La bestialit de lhomme,le got du sang peut vite ressurgir. Il faut sy prparer et cest bienun processus intellectuel individuel dappropriation des rglesthiques qui est ncessaire.

    En ce qui concerne les relations entre les militaires et lesintellectuels, nous pouvons constater quelques inimitis histo-riques et il est important den tirer les consquences aujour-

    5. Paul Nizan, Les Chiens de garde, Paris, Rieder, 1931.

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    dhui. Cela signifie que nous avons tous un devoir individuel,non pas forcment de dvelopper des tats dme, mais de

    conserver notre intelligence et notre libert, de penser pourrflchir et pour pouvoir bien agir.Que pourrait attendre un militaire de la part des intellec-

    tuels aujourdhui ? Je crois que nous avons besoin danthro-pologues et dhistoriens pour mieux connatre lenvironnementde notre action, pour changer les imaginaires. Nous avonsbesoin dexperts des questions gostratgiques et militaires pourclairer le cadre de notre rflexion et porter un regard ext-rieur sur linstitution. Ils peuvent tre civils ou militaires : oplacer un Rupert Smith, gnral britannique en retraite qui arflchi sur lutilit de la force et la guerre au milieu des popu-lations. Nous avons besoin dintellectuels politiques aptes prendre part dans les dcisions dengagement des armes et prendre en compte les besoins propres, les considrations etles exigences pratiques de laction militaire. Nous avons besoindintellectuels moralistes, et je pense que cest le plus impor-tant, pour nous aider comprendre et faire comprendre lesens de notre action. En effet, la rflexion sur la guerre justeest fondamentale. Elle est trs prsente aux tats-Unis. Par

    exemple, la rflexion initie par Michael Walser a t reprisepar les militaires. Enfin, la question de savoir pourquoi nousmourons est mon avis fondamentale. Aujourdhui, la Franceest engage dans quatre oprations majeures en Afghanistan,au Liban, dans les Balkans et en Cte dIvoire. Dans les quatredomaines intellectuels que je viens de mentionner, le dbatintellectuel aurait pu tre et pourrait tre plus important quilne lest. Pourquoi ne lest-il pas plus? Peut-tre parce que lin-tellectuel sintresse de manire privilgie ce qui a une forte

    valeur symbolique. Bernard-Henri Lvy crivait sur la guerreen Colombie, il ya peu dans Le Point. Mais cest sans doute laforte valeur symbolique dIngrid Betancourt qui la ainsi men se prononcer sur les questions militaires. Ceci a des cons-quences pratiques sur le terrain. Lorsquun militaire voit soncamarade mort au combat, cela est inhrent au mtier et celaest accept. Mais, lorsque 2, 3 ou 10 de ses camarades meurent,il se pose forcment des questions. Que faisons-nous l, quellecause dfendons-nous, pourquoi meurt-on? Les pays qui ontaujourdhui le plus de pertes au combat, comme les tats-Unis,

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    la Grande Bretagne et les Pays-Bas, se posent ces questions avecacuit. Nous, nous ne nous les posons pas encore, peut-tre

    parce que nous navons pas encore assez de morts. Elles se pose-ront nous un jour ou lautre. Nattendons pas pour devoir yrflchir encore plus profondment.

    Pour conclure, intellectuels et militaires participent lac-tion militaire. Ils sont, en ce sens, la fois des hommes dac-tion et des hommes de rflexion. Pour reprendre limage de lamarine, nous sommes sur le mme bateau parce que la Dfenseconcerne tout le monde. Ils ont, bien sr, des rles diffrents.Les snobismes restent envisageables si nous ne nous prenonspas trop au srieux. Nanmoins, il est certainement plus utilede cultiver la phrase de Bergson : Agir en homme de penseet penser en homme daction.

    Jean-Dominique MerchetJournaliste Libration

    Merci beaucoup mon commandant. Javais assist beaucoupde choses surprenantes dans ma longue carrire, mais un offi-

    cier de cavalerie, qui plus est issu dun rgiment de hussards,citant comme trois premires rfrences Gilles Deleuze, PaulNizan et Jean-Paul Sartre, je navais jamais entendu cela et,dune certaine manire, je vous en remercie.

    Je donne la parole au gnral de Giuli qui va avoir beaucoupde difficults synthtiser des interventions qui nous ont quandmme assez sidrs.

    Jean-Marc de GiuliGnral de division, (2S)

    Je nexprimerai ni le point de vue de Candide, ni celui deSirius parce que je nai pas de message faire passer et que jenaurais pas la prtention de prendre du recul par rapport auxinterventions. Je voudrais simplement me faire lcho de toutun chacun pour essayer de dgager, sinon les ides fortes, dumoins de rassembler lensemble des interventions pour nouspermettre dengager le dbat.

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    Lensemble des intervenants insiste sur lintrt et le carac-tre trs enrichissant dun ncessaire dialogue. Monsieur

    Jeanneney, en tant quhistorien, le place immdiatement dansune perspective historique en montrant que ces relations entreles militaires et la socit, entre les intellectuels et les hommesdaction sont une constante qui a connu des hauts et des bas,des mouvements de communion lis des vnements (laguerre de 1914), des hommes (le gnral de Gaulle) et desphases de scissions cruelles au travers dautres vnements (laf-faire Dreyfus, les guerres coloniales).

    Le dialogue est ncessaire, on en convient, mais il reste diffi-cile et la question de ses perspectives a t aborde. La premirecause de difficult vient de la nature mme du rle des uns etdes autres. Si, pour les uns il faut croire et obir, pour lesautres, il sagit de douter. Et on peut tre schizophrne. Cedialogue est aussi difficile parce que nous vivons dans unesocit qui reste trs corporatiste au travers de lindividualisme,au travers de ce besoin defficacit, defficience et de rentabi-lit. Dans notre socit marchande industrielle, ce qui estimportant cest la courbe de progression du chiffre daffaires.Il est difficile donc parce quil sagit de vaincre les corpora-

    tismes.Il y a donc du travail. Incidemment Madame Nahoum-Grappe, nous dit quil est curieux que ce soit la socit militairequi se soucie de ce dialogue parce quelle a toutes les compo-santes dune socit et quelle pourrait parfaitement sen passeret vivre en autarcie. Puis, vous avez tous soulign les perspec-tives qui sappuient sur les diverses expriences des uns et desautres. Monsieur Jeanneney nous invite relire Jaurs qui estplein de richesses et dont louvrage de rfrence LArme nouvelle

    prsente des ides, des concepts et des notions quil convien-drait de mettre en valeur dans la perspective qui nous anime.Dailleurs, le monde politique lui-mme a fait sa rvolutionculturelle ces trente dernires annes au travers, notamment,du phnomne politique de lalternance. Mais, il reste un travail faire, comme nous le montre Monsieur le professeur Sicard,parlant du milieu mdical qui est le sien, pour associer scien-tifiques et non scientifiques et pour associer encore plus lescomptences. Il soulignait, effectivement, le fait que linitiativedInflexions, dans sa dmarche thique, devrait tre prise comme

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    exemple. lcoute des rflexions du commandant Millet, Ilreste galement un travail effectuer pour mieux faire

    comprendre nos concitoyens les volutions des modalits den-gagement, et pour rflchir ensemble sur laction de lhommeen guerre. Ce ne peut pas tre uniquement le fait et le propredes militaires, mais ce doit tre une rflexion socitale.

    Pour engager le dbat, je souhaite poser une question Monsieur Sicard. Dans les perspectives que vous avez traces,notamment dans les interrogations ou les thmes que vouslanciez, vous avez parl de la distinction ncessaire entre le poli-cier et le militaire. Or, aujourdhui, un certain nombre didesfortes apparaissent pour dire que la marge est tnue entre lascurit et la dfense sous la pression de ncessits conomiqueset, notamment financires. Dans le mme temps, nous pouvonsnous dire quun policier risque autant sa vie quun militaire etquil se trouve face des situations aussi complexes quun mili-taire. On peut en dduire que la rflexion thique ne lui estpas plus trangre. Je ne vous demande pas de rponse imm-diate, mais je vous livre simplement cette petite interrogation :

    y a-t-il des thiques particulires qui sattacheraient aux uns etaux autres? Je vous remercie.

    Didier SicardPrsident du comit consultatif national dthique membre du comit de rdaction

    Je suis frapp de voir que les contradictions contemporainesen France risquent de dsintgrer la finalit mme de lactemilitaire confront une obligation de police. Je nai pas desolution, mais au moins faudrait-il que cela apparaisse comme

    un questionnement et non pas comme une rponse.

    Jean-Nol JeanneneyHistorien, ancien ministre et ancien prsident de la Bibliothque nationale de France

    Cela a t un trs grand progrs civique et politique que dedtacher larme depuis la fin duXIXe sicle de ses responsabi-lits de police lintrieur. Chaque fois quelle a t chargedune action de police, elle en a souffert et lquilibre civique

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    sen est trouv perturb. Jvoquais tout lheure les journesde juin 1848, on peut dire la mme chose de la Commune,

    comme des vignerons de Clemenceau en face du clbre 17e ;il faut imaginer les soldats qui ont mis la crosse terre, qui ontdonc refus la hirarchie militaire, parce quon leur deman-dait de tirer sur des vignerons ; ils nont tu personne mais ledommage a t considrable et a beaucoup perturb les mili-taires. Mme chose avec les inventaires des biens dglise suivantla loi de sparation de lglise et de ltat. Certains militairessollicits par leur hirarchie dy contribuer, ont bris leur pe,ce fut une grande douleur pour les uns et pour les autres.Heureusement, le sage Clemenceau a dit on arrte cela, il nya pas dinventaire qui mrite la mort dun homme . Quantaux tches de police que lon a demandes larme franaiseen Algrie, elle a mis longtemps, nous le savons, sen remettre.

    Discussion avec le public

    Ham KorsiaRabbin, aumnier gnral des armes, membre du comit de rdaction

    Vous avez commenc par un inventaire qui montre que les mili-taires devraient soutenir les forces de police. Sachez quil sagitdune opration que les armes mnent au quotidien par le biaisde Vigipirate. En ce moment, des militaires patrouillent dans les

    aroports et ils nont pour vocation que daider les policiersprsents. Par consquent, cest quelque chose qui se fait. Lors delattentat du boulevard Malesherbes, des militaires quips decasques lourds taient prsents, ce qui a gnr un caractre aggra-

    vant et cette scne a pu faire penser un contexte de guerre civile.La prsence de ces militaires, quips de la sorte, signifie que lesforces habituelles ne matrisaient plus la situation.

    Par ailleurs, le professeur Sicard ma fait lhonneur de mac-compagner lors dun voyage que jorganise chaque anne avecles aumneries de larme de lair Auschwitz. Le professeur

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    Sicard est lhomme qui a prononc les paroles Auschwitz quimont le plus boulevers. Je mtais dit que cest probablement

    Auschwitz que nous avons construit la pense thique dumonde occidental, cest--dire en tant que contrepoids radi-cal de ce qui sest construit et dconstruit l-bas. Jai rencon-tr le directeur de Saint-Cyr-lcole et je lui ai proposdamener, chaque anne, une classe de terminale.

    Pourrait-on concevoir un comit dthique militaire libredans sa parole et dans sa rflexion et capable de dire quuneaction pose problme telle quelle est pense? Aussi, pourrait-on imaginer que lensemble de nos grandes coles militairessoient capables deffectuer un dplacement Auschwitz, cest--dire de considrer que la vocation de larme est dempcherque lhomme soit un loup pour lhomme?

    Amiral LacostePrsident de la Fdration des professionnels de lintelligence conomique

    Avant de poser une question Monsieur Sicard sur lthiqueet la dontologie, je voudrais simplement dire un mot pour

    remercier le comit de rdaction et tous ceux qui ont pris cetteinitiative dInflexions parce que je mesure le temps qui a pass etles progrs qui on t raliss depuis de nombreuses annes danscette meilleure comprhension entre les civils et les militaires.

    Jai dbut ma carrire militaire durant la guerre en 1943,mais javais dj lintention dtre officier et dj ctait uneproccupation, ctait Vigny avec servitudes et grandeurs mili-taires. Nous sommes au cur dun dbat qui a travers toute macarrire. Plus concrtement, la fin des annes 1960, je suis

    rentr au centre de prospective et dvaluation et jai t un desrdacteurs du premier Livre blanc. Ensuite, jai eu la chancedavoir t un des premiers essayer de faire rentrer les tudesmilitaires dans luniversit, ce qui ntait pas facile en 1973 parcequil ny avait quune seule chaire Montpellier. la suite, jaiparticip au comit Dfense-Arme-Nation et jai cr le CIDAN(Civisme Dfense Arme Nation). Jai toujours voulu privil-gier la transdisciplinarit. Jai pu aussi faire entrer ltude durenseignement dans luniversit, le renseignement militairentant quune partie dune logique de la socit de linforma-

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    tion daujourdhui. Ces questions mont toujours proccup etintress et je voulais donc soulever le problme particulier de

    la diffrence entre lthique vue dans sa signification morale etla dontologie vue dans sa signification trs concrte de rgle donner. Je me rappelle la refonte du rglement de disciplinedes armes dans les annes 1970 avec la prise en compte de toutce qui avait t vu et vcu pendant la Seconde Guerre mondiale,la Rsistance et la guerre dAlgrie. Je voulais signaler au profes-seur que les armes ont des rgles de dontologie qui sont trsconcrtes et trs contraignantes. Elles sont lapplication duneconception politique et thique du monde. Quand nous enga-geons des forces maintenant, nous avons tout un ensemble dergles dengagement et des rgles de comportement qui nouspermettent de dialoguer avec le pouvoir politique en disantVoulez-vous que cette action sinscrive effectivement dans la

    volont politique qui vous a dtermin envoyer des forcesarmes dans telle situation ? Cette distinction est-elle priseen compte par le comit national dthique?

    Didier Sicard

    Prsident du comit consultatif national dthique, membre du comit de rdaction

    Je crois que les dontologies diverses divisent. Par essence,une dontologie est une rponse avant le questionnement.Lthique est lobjet dun questionnement sans cesse renouvelo la rponse est quelquefois impossible faire surgir danslimmdiatet. Cela me parat tre une diffrence radicale.

    Bernard ThoretteGnral darme, ancien chef dtat-major de larme de terre

    Cest au nom de cette diffrence radicale que la rponse donner la question pose par le rabbin tout lheure nestpas facile. Y a-t-il la place pour un comit dthique dans lesarmes dans la mesure o nous ditons (ou nous hsitons avoir?) nos propres rgles de dontologie et que lthique estramene lindividu confront une situation sur le terrain.Le caporal du commandant Millet est confront lui-mme

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    sur le terrain. Si on ne lui a pas donn certaines rgles de don-tologie avant, si lon nest pas arriv imprimer en lui une

    forme dthique, on a manifestement chou. Donc, je nai pasla rponse votre question, mais mon sentiment profond estque la cration dun comit dthique qui, a posteriori, va jugerle ct thique de la gestion des situations, est plus du ressortdu commandement alors que lexpression a