individuation dÉtachment et passer À l'acte

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INDIVIDUATION: D É TACHMENT ET PASSER À L'ACTE 1) Poisson Noétique: David Foster Wallace et l’individuation Commençons avec une petite histoire: Il y a ces deux jeunes poissons en train de nager et par hasard ils croisent un vieux poisson sage qui remonte le courant, qui leur fait signe de la tête et qui dit “Salut les jeunes, l’eau est-elle bonne?” Les deux poissons nagent un peu plus loin, et enfin l’un regarde l’autre et dit “Qu’est-ce que ça peut bien être, l’eau?” Cette histoire est tirée de THIS IS WATER, un discours fait par David Foster Wallace à la cérémonie de la remise de diplômes à Kenyon College en 2005 (texte anglais ici ). Le discours décrit aux jeunes diplomés “l’ennui, la routine, et la frustration mesquine” qui les attendent dans la vie d’adulte, et les prévient contre le danger d’aborder cette vie dans un état d’inconscience. Au lieu de marquer une étape vers une individuation encore plus intense et soutenue, la remise de diplômes risque de présager l’entrée dans un processus de désindividuation mortifère. THIS IS WATER (C’EST DE L’EAU) est un manuel de survie existentielle: “Comment arriver jusqu’à 30 ans, ou même à 50 ans, sans vouloir se tirer une balle dans la tête”. Ce discours est d’autant plus poignant que, à peine 3 ans plus tard, Wallace a mis fin à ces jours par pendaison, à l’âge de 46 ans. Ici il faut être très prudent. Il ne faut pas évaluer les propos de Wallace ici, et d'autant moins interpréter son œuvre entière, à la lumière de son suicide. Le philosophe Gilles Deleuze nous a mis en garde contre”le point de vue de la fin”. Selon lui, c’est un mauvais procédé de juger la vie de quelqu’un à partir de ce qu’on sait de sa fin. Il faut plutôt juger une vie par la puissance et intensité qui la traverse, par la profondeur et l'étendue de l'individuation qu'elle incarne et des individuations psychiques et collectives qu'elle a pu favoriser ou déclencher. Car l’individuation est inséparable du danger, d’une série de dangers inhérents à l’entreprise même de l’individuation. Nous évoluons sur un “sol de démolition” selon Deleuze, et la mort est notre lot à nous tous, les mortels. Un processus d’individuation peut toujours se retourner contre l’individu et le vider, le rendre fou ou bête, le pousser au suicide, ou alors le désindividuer presque complètement, ne laissant qu’un être conforme au système de valeurs collectif qui domine dans son milieu. Cette individuation mobilise des processus de “destruction créatrice” dont les résultats sont parfois imprévisibles. Au lieu de détruire nos chaînes et de nous éléver par un saut noétique vers la vérité ou la beauté ou la justice, vers des puissances plus que personnelles qui donnent sens à une vie, nous retombons dans la bêtise et la vie mesquine. Bernard Stiegler nous rappelle, suivant Aristote, qu'on n’accède au nous (νους) que par intermittence. Le reste du temps notre milieu, “l’eau” de l’histoire des 2 jeunes poissons, nous est imperceptible. C’est pourquoi DFW termine son discours avec une technique, une sorte de mantra, pour nous rappeler que nos certitudes et nos évidences sont relatives à notre milieu: “La vraie valeur d’une réelle éducation n’a presque rien à voir avec les connaissances et tout à voir avec la simple conscience; la conscience de ce qui est si réel et si essentiel, si caché sous nos yeux, partout et toujours, que nous devons nous rappeler constamment: “C’est de l’eau. C’est de l’eau.” Evidemment, DFW ne veut pas nous imposer une formulation unique, il nous propose une phrase qui résume son approche singulière à une ontologie de la vie quotidienne . C’est un cri noétique comparable aux fragments présocratiques “Tout est eau” (Thalès) ou “Tout coule” (Héraclite), ou le rappel du Bouddha, “Tout est impermanent”. La formulation est sécondaire par rapport à l’épokhè que la phrase sert à produire, l’interruption du cours ordinaire des choses, la suspension de “l’attitude naturelle” pour pouvoir ré-enchaîner autrement, s’individuer au lieu de se laisser aller. Si on se contente de dériver dans le sens du courant, comme les deux jeunes poissons de l’histoire, on n’est pas conscient de l’eau qui nous emporte. C’est quand, au contraire, on nage contre le courant, comme le vieux poisson, qu’on devient conscient de l’eau et de sa force d’entraînement. Les petits sauts hors de l’eau sont déjà des actes noétiques, et éthiques, considérables. Mais le saut peut nous amener à changer de direction, à prendre l’autre branche, moins probable, d’une bifurcation, à

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Page 1: INDIVIDUATION DÉTACHMENT ET PASSER À L'ACTE

INDIVIDUATION: D É TACHMENT ET PASSER À L'ACTE

1) Poisson Noétique: David Foster Wallace et l’individuation

Commençons avec une petite histoire: Il y a ces deux jeunes poissons en train de nager et par hasard ils croisent un vieux poisson sage qui remonte le courant, qui leur fait signe de la tête et qui dit “Salut les jeunes, l’eau est-elle bonne?” Les deux poissons nagent un peu plus loin, et enfin l’un regarde l’autre et dit “Qu’est-ce que ça peut bien être, l’eau?”

Cette histoire est tirée de THIS IS WATER, un discours fait par David Foster Wallace à la cérémonie de la remise de diplômes à Kenyon College en 2005 (texte anglais ici). Le discours décrit aux jeunes diplomés “l’ennui, la routine, et la frustration mesquine” qui les attendent dans la vie d’adulte, et les prévient contre le danger d’aborder cette vie dans un état d’inconscience. Au lieu de marquer une étape vers une individuation encore plus intense et soutenue, la remise de diplômes risque de présager l’entrée dans un processus de désindividuation mortifère. THIS IS WATER (C’EST DE L’EAU) est un manuel de survie existentielle: “Comment arriver jusqu’à 30 ans, ou même à 50 ans, sans vouloir se tirer une balle dans la tête”.

Ce discours est d’autant plus poignant que, à peine 3 ans plus tard, Wallace a mis fin à ces jours par pendaison, à l’âge de 46 ans. Ici il faut être très prudent. Il ne faut pas évaluer les propos de Wallace ici, et d'autant moins interpréter son œuvre entière, à la lumière de son suicide. Le philosophe Gilles Deleuze nous a mis en garde contre”le point de vue de la fin”. Selon lui, c’est un mauvais procédé de juger la vie de quelqu’un à partir de ce qu’on sait de sa fin. Il faut plutôt juger une vie par la puissance et intensité qui la traverse, par la profondeur et l'étendue de l'individuation qu'elle incarne et des individuations psychiques et collectives qu'elle a pu favoriser ou déclencher. Car l’individuation est inséparable du danger, d’une série de dangers inhérents à l’entreprise même de l’individuation. Nous évoluons sur un “sol de démolition” selon Deleuze, et la mort est notre lot à nous tous, les mortels.

Un processus d’individuation peut toujours se retourner contre l’individu et le vider, le rendre fou ou bête, le pousser au suicide, ou alors le désindividuer presque complètement, ne laissant qu’un être conforme au système de valeurs collectif qui domine dans son milieu. Cette individuation mobilise des processus de “destruction créatrice” dont les résultats sont parfois imprévisibles. Au lieu de détruire nos chaînes et de nous éléver par un saut noétique vers la vérité ou la beauté ou la justice, vers des puissances plus que personnelles qui donnent sens à une vie, nous retombons dans la bêtise et la vie mesquine. Bernard Stiegler nous rappelle, suivant Aristote, qu'on n’accède au nous (νους) que par intermittence. Le reste du temps notre milieu, “l’eau” de l’histoire des 2 jeunes poissons, nous est imperceptible. C’est pourquoi DFW termine son discours avec une technique, une sorte de mantra, pour nous rappeler que nos certitudes et nos évidences sont relatives à notre milieu:

“La vraie valeur d’une réelle éducation n’a presque rien à voir avec les connaissances et tout à voir avec la simple conscience; la conscience de ce qui est si réel et si essentiel, si caché sous nos yeux, partout et toujours, que nous devons nous rappeler constamment: “C’est de l’eau. C’est de l’eau.”

Evidemment, DFW ne veut pas nous imposer une formulation unique, il nous propose une phrase qui résume son approche singulière à une ontologie de la vie quotidienne . C’est un cri noétique comparable aux fragments présocratiques “Tout est eau” (Thalès) ou “Tout coule” (Héraclite), ou le rappel du Bouddha, “Tout est impermanent”. La formulation est sécondaire par rapport à l’épokhè que la phrase sert à produire, l’interruption du cours ordinaire des choses, la suspension de “l’attitude naturelle” pour pouvoir ré-enchaîner autrement, s’individuer au lieu de se laisser aller. Si on se contente de dériver dans le sens du courant, comme les deux jeunes poissons de l’histoire, on n’est pas conscient de l’eau qui nous emporte. C’est quand, au contraire, on nage contre le courant, comme le vieux poisson, qu’on devient conscient de l’eau et de sa force d’entraînement. Les petits sauts hors de l’eau sont déjà des actes noétiques, et éthiques, considérables. Mais le saut peut nous amener à changer de direction, à prendre l’autre branche, moins probable, d’une bifurcation, à

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effectuer un retournement. DFW, dans ce petit discours, nous convie à une conversion de notre regard sur la vie et sur le réel, à une conversion philosophique et ontologique.

2) Blog et individuation (1): Etats de choc

Internet pour moi constitue une des grandes transformatives expériences constitutives de mon identité et de son bouleversement. Son impact sur ma vie est aussi puissant que l’expérience de l’amour (je vis une relation amoureuse avec ma partenaire depuis 30 ans), de l’immigration (je suis né et j’ai grandi en Australie, et je réside en France depuis 32 ans, de la contemplation (au sens large, je pratique diverses disciplines “psycho-spirituelles” depuis 38 ans, allant de la méditation au tai chi et yoga, en passant par une analyse jungienne qui a duré 7 ans), de la philosophie (j’ai commencé à lire des textes philosophiques et à y réfléchir à l’age de 12 ans, peut-être un peu avant, et rapidement c’est devenu un des éléments dominants de ma vie). Chacune de ces expériences m’a transformé, est devenu un élément constitutive de ma vie, et continue à me transformer au point que mon “identité” me semble être un procès de processus, et non pas quelque chose de fixe. C’est ce que des penseurs comme Carl Jung et Gilles Deleuze appellent un processus d’individuation qui sous-tend nos divers et provisoires états individués.

Donc lorsque je compare (l’expérience et la pratique de) l’internet à l’amour, à l’immigration, au travail sur soi psycho-physique et psycho-spirituel, et à la pensée philosophique je suis conscient de lui attribuer une importance majeure dans ma vie. Je voudrais écarter un malentendu possible: je ne suis pas tombé amoureux de mon ordi ou d’internet, je ne pense pas qu’il constitue un nouveau monde dans lequel je réside, je ne pense pas que surfer sur l’internet est une expérience “psychédélique”, je ne pense pas que la philosophie a été dépassée et remplacée par l’hypertexte et les hyperliens. Tout ça, même si c’était avéré, ne constituerait que des effets de surface au vue d’une transformation plus profonde dans ce que Hubert Dreyfus, suivant Heidegger, appelle nos “pratiques d’arrière-fond”, qui constituent notre monde et les existences possibles dans ce monde.

Etats de choc de Bernard Stiegler est beaucoup plus intéressant et plus satisfaisant que les oeuvres de Badiou. J’aime ce qu’il dit de la stupidité, que n’importe quel philosophe ou n’importe quel livre peut nous rendre bête, selon l’usage qu’on en fait – usage mimétique, pour qu’il nous dise ce qu’il faut croire ou ce qu’il faut penser, ou alors usage individuant comme outil pour exprimer ce que je pense en mon propre nom, dans mon processus à moi.

Une lecture orientée vers l’individuation des livres de Badiou est possible, même si parfois il faut les lire à contre-courant, et je les lis en ce sens (je ne suis pas masochiste!). Le concept d’amour de Stiegler est proche de celui de Badiou (l’amour comme procédure de verité qui institue un Deux). Stiegler parle en termes de co-individuation qui produit un savoir (savoir du monde, mais aussi savoir-vivre et savoir aimer). Contrairement à Badiou, Stiegler y comprend pas seulement eros, mais aussi agapè et philia, non seulement l’amour du couple amoureux, mais aussi l’amour parental et l’amitié. Il y a quelque chose de plus humain et de moins prophétique dans le style de Stiegler.

De surcroît, le concept de processus d’individuation, que Stiegler tient de Gilbert Simondon et qu’il prolonge, est plus humain que la notion de “procédure de vérité” badiousienne. Il n’y a plus cette étrange hiérarchie de pratiques avec ses chiffres magiques (quatre procédures de vérités, l’amour comme institution d’un Deux). Stiegler prend toujours soin de penser l’individuation psychique non seulement par rapport à l’individuation collective, mais aussi par rapport à l’individuation technique). Donc, par exemple, Badiou n’a rien à dire concernant le processus de maintenir un blog, alors que le concept d’une pharmacologie des pratiques numériques dévéloppé par Stiegler nous donne des pistes utiles pour penser nos rapports aux technologies informatiques, au lieu de nous faire disparaître dans les abstractions de la “voie du concept” badiousienne. La voie de l’individuation a tout à voir avec mes motivations en commençant à publier un blog et avec le choix des penseurs que je discute.

3) Il faut noétiser le néant

Comment éviter de rester englué dans les situations collectives dont on fait partie où auxquelles on

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participe? Il semble qu’on soit condamné à une activité stérile imprégnée d’émotions toutes faites, d’affects tristes ou fades, d’humeurs récurrentes d’ennui ou de frustration, à la banalité quotidienne. La tonalité affective la plus répandue paraît être l’atonie et la désaffection. C’est le règne du cliché, tel que Deleuze le décrit à la fin de CINEMA 1 et au début du CINEMA 2: 1) réalité dispersive et lacunaire, 2) liaison faible entre les événements, 3) déplacements passifs dans un espace quelconque, 4) omniprésence de clichés psychiques et collectives, 5) système informatique et médiatique de controle et d’asservissement. Le tout génère un sentiment de non-appartenance, de résignation impuissante, et de misère tiède. C’est l’empire de la désindividuation.

Mais cette vision, ces humeurs, ces réactions stéréotypées, cette triomphe du néant ne sont pas le tout de la réalité. Contrairement à ce que certains discours (“il n’y a pas d’alternative”) essaient de nous faire croire nos affects, nos habitudes, et nos impressions sont imprégnés d’idéologie avant même qu’il ne soit question de pensée consciente ou de théorisations explicites. L’idéologie s’incarne en premier dans nos gestes et nos pratiques, dans nos sentiments et nos perceptions. Mauvaise nouvelle: elle est bien plus omniprésente et plus profondément ancrée qu’on n’ait pu imaginer. Bonne nouvelle: ce “nihil” existentiel n’est qu’une construction-en-procès, susceptible d’exceptions et de transformations. Il ne s’agit pas du monde réel, mais seulement de notre milieu noétique.

Or, nous dit Bernard Stiegler, nous ne sommes pas prisonniers de notre milieu noétique. Comme le poisson volant nous pouvons toujours sauter hors de l’eau et la voir pour ce qu’elle est: un milieu pervasif admettant des parcours contingents, singuliers et individuants. (voir le logo de son site pharmakon.fr). Stiegler cite la thèse de Simondon, selon laquelle l’individuation n’est pas un phénomène constant et homogène, mais procède plutôt par à-coups et intermittences, par sauts quantiques.

Ces interruptions du cours ordinaire des choses pour prendre une bifurcation individuante arrivent tout le temps à tous les niveaux et avec tous les degrés d’intensité. Mais souvent elles sont imperceptibles, faute de savoir (ou de vouloir) “sauter”. Souvent il faut un artifice, une technique (au sens où Michel Foucault parlait des “techniques de soi” des philosophes de l’antiquité grecque et romaine). Ecrire son journal intime, consulter ses rêves, discuter avec un ami, lire un livre de philosophie, peuvent être des techniques noétique entreprises non seulement dans l’esprit de divertissement, mais dans l’espoir de changer quelque chose dans nos vies: une habitude dont on voudrait se défaire, un stéréotype qu’on voudrait dépasser, un entourage qu’on cherche à relativiser, un affect qu’on tente de faire évoluer, une aliénation dont on voudrait se défaire. Le but est de parler et agir en notre propre nom, ce que Bernard Stiegler appelle le passage à l'acte noétique.

Le blog a été une de mes techniques du soi, une discipline auquel je m’astreins, pour modifier ne serait-ce que presqu’imperceptiblement l’économie des forces en jeu dans ma vie. Contrairement à un journal intime, le rapport du blog avec ma vie “empirique” n’est pas celui d’une traduction directe, mais plutôt d’une “translation” (au sens presque physique du terme) du vécu dans un lieu ayant d’autres propriétés et lois constitutives. Un journal intime n’est pas destiné aux yeux de l’autre et sa noèse risque d’être trop prise dans un style et un langage idiolectale. Le blog est destiné à la publication, aux yeux de l’autre; il est donc “extime” (pour reprendre un mot de Lacan), au sens que l’intimité qui s'y trouve a déjà été noétisée en vue d’une individuation partagée au-delà du cercle de ses proches.

Avec le blog je saute hors de mon milieu pour voir autrement, pour entr’apercevoir du sens. Mais je ne “transcende” pas, puisque je replonge, pour incorporer ce que j’ai perçu dans mes trajets routiniers et parfois ainsi les modifier. Le sens n'est plus une instance transcendante à rejoindre, mais un ingrédient dans (et un produit de) mon processus d'individuation.

4) DETACHMENT: cérébralement pessimiste, nerveusement optimiste

DETACHMENT donne une vision sombre et pessimiste de nos établissements scolaires, et par implication de notre société tout entière. Il n’y a pas d’analyse, c’est un simple constat, ce que

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Deleuze appelerait un “constat d’immanence” (PERICLES ET VERDI, p13). C’est la triomphe du rapport non-humain avec l’autre et avec soi-même, du processus de démolition qui est coextensif avec la mondialisation. Il n’y a pas d’explication offerte, à part quelques allusions rapides à l’envahissement de la gestion de l’école par les impératives du marché et de la politique. Aucune “solution” n’est proposée, on est loin de l’euphorie du CERCLE DES POETES DISPARUS. On voit une institution malade et mortifère, génératrice de tristesse et de désespoir. Le «discrédit du savoir» décrit par Bernard Stiegler se conjugue avec le «désespoir du monde» diagnostiqué par Gilles Deleuze.

La lecture que le “héros” Henry Barthes fait des premières lignes de LA CHUTE DE LA MAISON D’USHER semble exprimer parfaitement cette vision:

“Pendant toute la journée d’automne, journée fuligineuse, sombre et muette, où les nuages pesaient lourds et bas dans le ciel, j’avais traversé seul et à cheval une étendue de pays singulièrement lugubre, et enfin, comme les ombres du soir approchaient, je me trouvai en vue de la mélancolique Maison Usher. Je ne sais comment cela se fit, — mais, au premier coup d’œil que je jetai sur le bâtiment, un sentiment d’insupportable tristesse pénétra mon âme … Je regardais le paysage simple de ce domaine, — les murs mornes … les troncs blancs d’arbres dépéris, — j’éprouvais une entière dépression d’âme … C’était une glace au cœur, un abattement, un malaise.” (traduction ici, j’ai respecté les omissions du texte lu dans le film, et j’ai modifié légèrement la traduction).

A première vue on pourrait penser que cette citation décrit l’établissement physique et son impact sur nous, mais le personnage Henry Barthes précise: “La maison d’Usher n’est pas seulement un vieux château décrépit et délabré, c’est aussi un état d’être”. On pourrait dire que ça exprime un état d’être désindividué. L’école serait un lieu privilégié de l’exercice des forces de désindividuation qui règnent partout ailleurs sans partage. On voit l’indifférence des élèves aux études, leur méchanceté entre eux, leur cynisme, leurs illusions et leur cruauté – leur manque d’empathie semble total. Les enseignants aussi semblent résignés, déprimés, professionalement et existentiellement désorientés.

Notre “héros” est capable d’empathie, grâce à la souffrance qu’il a enduré enfant et qu’il transporte toujours avec lui. Il se vante d’être vide de sentiments, mais ce n’est pas vrai, son “détachement” est tout autre. Il ne nie pas ses sentiments, seulement il ne s’identifie pas avec. Il sait que chaque agencement de la vie est provisoire, que la négativité vécue peut s’arranger avec le temps, même si le champ de notre vie est transfusé de négativité, est un champ de démolition. Un premier détachement est de constater cette démolition et son ubiquité sans tomber dans le “désespoir du monde” (Deleuze, op. cit. p12).

Ne pas s’enliser dans le désespoir implique plus que le constat de l’omniprésence du négatif et des passions tristes, il faut pouvoir créer des rapports humains avec les autres, ce que Bernard Stiegler appelle des rapports de co-individuation. Henry Barthes n’est pas le prof génial, inspirateur, fusionnel – il n’incite pas à l’identification, comme s’il avait la réponse, et il ne s’identifie pas avec ses élèves. Il suit son chemin de vie, son processus d’individuation, et fait ce qu’il peut pour favoriser l’individuation de ses élèves. Il essaie de maintenir une distance – ce que Meredith, l’artiste sensible en manque d’amour, ne comprend pas (d'où son cri de frustration et de colère: “Ne me repousse pas!”), et qu’Erica a du mal à comprendre au début (Henry dit: “Je ne te dois rien”). Il propose aussi des armes culturelles, un savoir au service de l'individuation: la littérature peut nous aider à penser et à vivre pour nous-mêmes, Poe et Orwell nous permettent de voir notre situation telle qu’elle est, et de voir aussi que ce n’est qu’un état d’être dans un processus qui peut s’arrêter là, mais qui peut aussi nous amener plus loin et ailleurs. Le bon détachment est à la fois affectif, ne pas se laisser submerger par les émotions négatives ou les passions tristes (y compris l’amour fusionnel) et noétique, trouver la distance juste pour laisser assez de place à la singularité et à l’imprévu.

Henry Barthes pourrait faire sienne la devise du peintre Francis Bacon: “je suis cérébralement pessimiste mais nerveusement optimiste, d’un optimisme qui ne croit qu’à la vie”. C’est la formule chimique de base pour mener à bien notre individuation dans ces temps désorientés.