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LES POÈTES ET LA PUBLICITÉ « Il y aura une fois » déclare le poète surréaliste. « Philips, c’est déjà demain », répond le publicitaire. « L’imaginaire est ce qui tend à devenir réel » dit le premier, « Vous en avez rêvé, Sony l’a fait » annonce crânement le second 1 . Si j’ai choisi de reprendre le slogan français de la marque Sony, inventé dans les années 90, c’est d’abord parce qu’il fait partie de ces expressions qui ont pénétré le langage quotidien, comme autant de proverbes et dictons populaires ayant remplacé les autres — du célèbre (mais bientôt incompréhensible) « C’est écrit dessus, comme le port-salut » au beaucoup plus transparent « parce que je le vaux bien » qui peut se traduire, lui, dans toutes les langues, en passant par le « cadeau Bonux », le « maousse costaud » et le « c’est doux, c’est neuf ? ». Les 152 proverbes mis au goût du jour par les poètes surréalistes eurent moins de succès. La marque spécialisée dans les produits de haute technologie en matière de son et d’image, Sony, se proposait donc dans les années 90 de réaliser les rêves du consommateur avant même que celui-ci ne les ait formulés : l’innovation technique devenait la réponse à un désir inconscient et l’objet high-tech doublement séduisant : capable d’assurer simultanément la révélation et la satisfaction du désir (« Vous en avez rêvé » dit le slogan). On sait que l’emphase de la rhétorique publicitaire fonctionne très souvent sur la capacité de l’annonce à transporter le produit dans un monde idéal ou merveilleux, mais on peut être plus sensible à ceux qui utilisent le rêve comme stratégie de séduction. L’ambiguïté du rêve fonctionne d’ailleurs ici à plein : non seulement le rêve permet de renvoyer à l’utopie (toujours présentée sous son versant technique), à cet idéal sublime que la réalité ne cesse de démentir, mais aussi, grâce à l’indétermination de l’objet (« vous en avez rêvé », « Sony l ’a fait »), à l’activité inconsciente, à cette création émancipée des lois de la physique et de la rationalité logique que le sujet dormant, absent à lui-même, développe malgré lui et qui fut, comme on le sait, l’un des instruments de prospection privilégiés de la surréalité pour les poètes et les artistes surréalistes. En cherchant après la Première Guerre mondiale à émanciper l’homme de tout ce qui entravait l’expression de son désir et de sa liberté, en se proposant, par la voie du rêve et de l’imagination poétique de « changer la vie » (Rimbaud) et de « transformer le monde » (Marx), 1. Les deux expressions sont d’André Breton. Voir « Il y aura une fois », Le Revolver à cheveux blancs, Œuvres complètes, t. II, éd. de Marguerite Bonnet, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade ». Désormais abrégé OCII. par Émilie FRÉMOND Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3 / ANR LITTéPUB ILS EN ONT RÊVÉ, LA PUB L’A FAIT. FORMES ET PRÉSENCE DU SURRÉALISME DANS LE FILM PUBLICITAIRE CONTEMPORAIN

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LES POÈTES ET LA PUBLICITÉ

« Il y aura une fois » déclare le poète surréaliste. « Philips, c’est déjà demain », répond le publicitaire. « L’imaginaire est ce qui tend à devenir réel » dit le premier, « Vous en avez rêvé, Sony l’a fait » annonce crânement le second1. Si j’ai choisi de reprendre le slogan français de la marque Sony, inventé dans les années 90, c’est d’abord parce qu’il fait partie de ces expressions qui ont pénétré le langage quotidien, comme autant de proverbes et dictons populaires ayant remplacé les autres — du célèbre (mais bientôt incompréhensible) « C’est écrit dessus, comme le port-salut » au beaucoup plus transparent « parce que je le vaux bien » qui peut se traduire, lui, dans toutes les langues, en passant par le « cadeau Bonux », le « maousse costaud » et le «  c’est doux, c’est neuf ? ». Les 152 proverbes mis au goût du jour par les poètes surréalistes eurent moins de succès.

La marque spécialisée dans les produits de haute technologie en matière de son et d’image, Sony, se proposait donc dans les années 90 de réaliser les rêves du consommateur avant même que celui-ci ne les ait formulés : l’innovation technique devenait la réponse à un désir inconscient et l’objet high-tech doublement séduisant : capable d’assurer simultanément la révélation et la satisfaction du désir (« Vous en avez rêvé » dit le slogan). On sait que l’emphase de la rhétorique publicitaire fonctionne très souvent sur la capacité de l’annonce à transporter le produit dans un monde idéal ou merveilleux, mais on peut être plus sensible à ceux qui utilisent le rêve comme stratégie de séduction. L’ambiguïté du rêve fonctionne d’ailleurs ici à plein : non seulement le rêve permet de renvoyer à l’utopie (toujours présentée sous son versant technique), à cet idéal sublime que la réalité ne cesse de démentir, mais aussi, grâce à l’indétermination de l’objet («  vous en avez rêvé », « Sony l’a fait »), à l’activité inconsciente, à cette création émancipée des lois de la physique et de la rationalité logique que le sujet dormant, absent à lui-même, développe malgré lui et qui fut, comme on le sait, l’un des instruments de prospection privilégiés de la surréalité pour les poètes et les artistes surréalistes.

En cherchant après la Première Guerre mondiale à émanciper l’homme de tout ce qui entravait l’expression de son désir et de sa liberté, en se proposant, par la voie du rêve et de l’imagination poétique de « changer la vie » (Rimbaud) et de « transformer le monde » (Marx),

1. Les deux expressions sont d’André Breton. Voir « Il y aura une fois », Le Revolver à cheveux blancs, Œuvres complètes, t. II, éd. de Marguerite Bonnet, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade ». Désormais abrégé OCII.

par Émilie FRÉMONDUniversité Sorbonne Nouvelle-Paris 3 / ANR LITTéPUB

ILS EN ONT RÊVÉ, LA PUB L’A FAIT.FORMES ET PRÉSENCE DU SURRÉALISME DANS LE FILM PUBLICITAIRE CONTEMPORAIN

le surréalisme ne pouvait éviter de croiser le chemin de la réclame dont la rhétorique n’est finalement pas si éloignée de la rhétorique révolutionnaire. Savon, dentifrice, chocolat, voiture ou lunettes, l’objet change la vie puisqu’il change votre vie ; banques, assurances, transports, media, institutions et services transforment le monde, puisqu’ils transforment l’expérience que nous en faisons. Synthec réunit les « entreprises qui changent le monde », Vivendi « crée ce qui vous change la vie ».

Changer la vie, changer la vue2, le surréalisme fut donc le premier à décliner ses mots d’ordre comme autant de slogans. Mais ne nous y trompons pas : la conception du progrès qui sous-tend l’idéologie révolutionnaire d’un mouvement artistique ne saurait rejoindre la rhétorique publicitaire d’une entreprise commerciale et les surréalistes se sont d’ailleurs très tôt méfiés de l’idéologie faussement progressiste de l’innovation scientifique et technique sur laquelle repose en grande partie la rhétorique publicitaire. Si au début des années vingt Aragon devant les gadgets du concours Lépine se laisse fasciner par ces « machines de la vie pratique » qui ont encore le « décoiffé du rêve », les « inventions pures sans application possible3 », les choses ont bien changé au début des années soixante qui assistent à la naissance de la société de consommation. La statue monumentale qui accueille les visiteurs de l’exposition de 1965, L’Écart absolu, et qui s’intitule « Le Consommateur » est un vaste totem capitonné sur lequel on peut lire « HT 100 DQT » qui rappelle le célèbre « LHOOQ » de Duchamp. De même, la trajectoire paraît s’être inversée entre le moment où, sous l’influence de Dada, Breton affirmait vouloir faire de la poésie « un moyen (de réclame) » plutôt qu’une fin4 et la crise ouverte, à l’occasion de L’Honneur des poètes, entre les surréalistes et leurs anciens compagnons défenseurs d’une poésie nationale. Le pouvoir subversif de la publicité semble avoir fait long feu : en 1945, Benjamin Péret désavoue les auteurs de L’Honneur des poètes parmi lesquels figurent Aragon et Éluard, devenus selon lui « des agents de publicité » dont aucun poème ne « dépasse […] le niveau lyrique de la publicité pharmaceutique5 ». « Aragon n’obtient qu’un texte à faire pâlir d’envie l’auteur de la rengaine radiophonique française, écrit Péret : un meuble signé Lévitan est garanti pour longtemps6 ». La rhétorique publicitaire est devenue une antivaleur.

Pourtant, un certain nombre de convergences entre poésie, art surréaliste et publicité expliquent que ces champions de la révolte aient fourni à la publicité contemporaine (souvent bien malgré eux) ses armes les plus tranchantes, que d’aucuns jugeront cependant émoussées. Depuis que la publicité se propose moins de promouvoir le produit que de capter l’attention, qu’elle cherche moins à défendre qu’à surprendre, par une dérive des processus de la rhétorique vers les processus de la psychologie cognitive, le scandale, le non-conformisme, le choc sont devenus

2. C’est par cette expression que Breton commence une conférence à Mexico en 1938. Repris dans Inédits II, OCII, p. 1260 et suiv.

3. Louis Aragon, « L’Ombre de l’inventeur », La Révolution surréaliste, n° 1, 1er déc. 1924, p. 22.

4. Lettre à Aragon du 13 avril 1919, citée par Marguerite Bonnet, André Breton. Naissance de l’aventure surréaliste, José Corti, 1988, p. 153.

5. Benjamin Péret, Le Déshonneur des poètes, coll. « Libertés », J-J. Pauvert, 1945, p. 82.

6. Ibid., p. 85.

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les moyens sinon les fins de l’image et du discours publicitaire. Pour séduire le consommateur, avatar du bourgeois, il faut être absolument moderne (Rimbaud) mais avec cynisme et cultiver cette esthétique du saugrenu dont parlait Aragon dans la préface du Libertinage, cultiver le choc de la rencontre, des mots ou des images. S’il faut être absolument moderne, ce n’est plus en trouvant comme Apollinaire la poésie du jour sur les « prospectus les catalogues [et] les affiches », et en faisant comme Duchamp d’un porte-bouteilles une sculpture, mais en faisant de la publicité le nouveau territoire de la poésie et de l’art. Or, de la révolution surréaliste, qui s’ingéniait déjà après Dada à parodier la rhétorique du camelot pour suggérer que la littérature n’était qu’une autre forme de camelote, que reste-t-il7 ? Une esthétique, un éthos, des poncifs. C’est, pourrait-on dire, le premier effet kiss cool. Plus intéressant sans doute, parce que moins superficiel, paraît être l’héritage d’une poétique du surréalisme : une poétique de dépaysement de l’objet, de l’analogie visuelle, formelle ou verbale, la poétique du rêve ou la poétique associative de l’automatisme.

Si j’ai choisi de m’intéresser plus particulièrement au film publicitaire, dans une perspective intermédiale, c’est parce qu’il offre sans doute la forme la plus riche et la plus complète où l’on peut voir s’exercer cette faculté gratuite que les surréalistes nommaient encore « imagination » et que le marketing ne connaît plus que sous le nom de « créativité ». La forme brève, narrative, séquentielle du spot publicitaire coïncide avec bien des aspects de l’écriture automatique. Certaines techniques de l’image comme le morphing ou le bullet-time paraissent en outre réaliser le vœu que formulait Breton dans « La peinture animée » de proposer une « nouvelle optique familière » qui arrache la réalité à « son immobilité toute théorique » et la saisisse au contraire « dans son mouvement »8. Le film publicitaire offre aujourd’hui tous les moyens dont les poètes surréalistes rêvaient devant le cinéma et le dessin animé : faire « croître, fleurir et se flétrir » une plante « en quelques secondes », faire que le « swing décisif d’un boxeur » entraîne des « conséquences éminemment paradoxales », faire bon marché des « différences de substances et […] de taille », « distrai[re] » les objets « de leur utilité » et ramener sur l’écran la vie de l’éphémère à celle de l’éléphant.

Il s’agit d’abord de s’interroger sur les raisons pour lesquelles le surréalisme a pu devenir la langue seconde du créatif d’aujourd’hui, comment les procédés poétiques du surréalisme, véhiculés par les arts plastiques et la rhétorique avant-gardiste plutôt que par les œuvres, ont pu se dé-spécifier au point de ne plus être reconnaissables. À partir de là nous envisagerons et tenterons de classer un certain nombre de motifs et de dispositifs proprement surréalistes (des « surréalismèmes ») à partir d’exemples choisis dans un corpus international, dans la mesure où l’héritage du surréalisme dépasse largement le cadre français. Pour finir, c’est bien d’infortune qu’il sera question, l’infortune d’une révolution qui n’imaginait pas voir les produits du rêve un jour standardisés.

7. Georges Hugnet posait déjà la question en 1954. Voir infra.

8. André Breton, « La Peinture animée », Inédits II, OCII, p. 1254-1255 pour l’ensemble des citations qui suit.

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Passage des conforamas

À la recherche d’une mythologie moderne, les poètes surréalistes ont fait comme on le sait de la ville, de ses passages, de ses vitrines et de ses objets l’un des conducteurs du rêve et de l’imagination. On pourrait par exemple relire Le Paysan de Paris d’Aragon, qui se donne comme une promenade à travers les nouveaux mythes de la cité moderne — mythes dont la publicité constitue le premier vecteur — et y trouver autant d’ébauches de scénarios publicitaires : je me promène dans une galerie vitrée qui devient soudain un aquarium (Renault, « L’aquarium »,1999), les pompes à essence, nouvelles divinités modernes au « bras long et souple » munies d’une « tête lumineuse sans visage »9 s’animent ensuite, aux prises avec le bonhomme Michelin que met également en scène Desnos (Michelin, 2009).

La poésie surréaliste en cherchant à libérer la poésie du livre où elle s’empoussiérait, l’a en retour disséminée à peu près partout, en l’inscrivant sur les enseignes des magasins, les affiches publicitaires, dans les vitrines, en faisant de la ville un véritable poème graphique. Mais, à la faveur d’un effet d’animation généralisé, elle a aussi contribué à faire naître une poésie de l’objet puisque les objets du quotidien finissent tous par s’incarner dans le récit surréaliste et l’écriture automatique : la femme à sa toilette est ainsi entourée d’une « armée de limes », d’un « bataillon de pots de fard » qui attendent le combat10, tandis que le calorifère, la porte et le plafond peuvent devenir autant de personnages11. L’objet quotidien, qu’il contribue au merveilleux ou à un lyrisme de « l’inattendu burlesque » selon la formule d’Aragon retrouve avec le surréalisme le pouvoir de certains fétiches primitifs. En cherchant à renouveler les formes du lyrisme, le surréalisme a paradoxalement permis d’inscrire l’objet le plus trivial dans une mythologie moderne. En cherchant à subvertir le discours des écoles littéraires par la rhétorique du camelot, le surréalisme a paradoxalement fourni les outils de légitimation à cette même rhétorique. Écoutons le camelot qui s’écrie :

Aujourd’hui je vous apporte un stupéfiant venu des limites de la conscience […] le produit que j’ai l’honneur de vous présenter procure tout cela, procure aussi d’immenses avantages inespérés, dépasse vos désirs, les suscite, vous fait accéder à des désirs nouveaux, insensés ; n’en doutez pas, ce sont les ennemis de l’ordre qui mettent en circulation ce philtre d’absolu. Ils le passent secrètement sous les yeux des gardiens, sous la forme de livres, de poèmes. Le prétexte anodin de la littérature leur permet de vous donner à un prix défiant toute concurrence ce ferment mortel duquel il est grand temps de généraliser l’usage. C’est le génie en bouteille, la poésie en barre12.

En s’amusant donc à renverser les valeurs (la littérature n’étant plus qu’un prétexte, et le but véritable du surréalisme le commerce), en jouant à dévaluer la poésie et à la traiter comme un

9. Louis Aragon, Le Paysan de Paris, Œuvres poétiques complètes, t. I, éd. Olivier Barbarant, p. 226.

10. Louis Aragon, « Madame à sa tour monte », Le Libertinage, Œuvres romanesques complètes, éd. Daniel Bougnoux, t. I, p. 303.

11. André Breton, Poisson soluble, texte 30, Œuvres complètes, t. I, éd. Marguerite Bonnet, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », p. 389. Désormais abrégé OCI.

12. Louis Aragon, Le Paysan de Paris, op. cit., p. 190.

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produit de consommation courante ou illicite dans une visée polémique, le surréalisme a ouvert une large circulation des valeurs et pris le risque de l’ironiste. L’hystérie déclarée « nouveau moyen d’expression » en 192813 ? Qu’à cela ne tienne, après 1968, la folie est du dernier cri. On est fou d’Afflelou, Perrier c’est fou, Je suis fou du chocolat Lanvin, et c’est Dali qui le dit. Dali, qui récupère à lui seul l’éthos surréaliste pour le chocolat Lanvin, mais aussi pour l’Alka-Seltzer dont le processus actif est décrit par l’artiste inspiré lors d’une séance de body-painting qui mime la trajectoire du principe actif à l’intérieur du corps.

De quoi est fait le cursus d’un étudiant qui se forme aujourd’hui à la publicité ? D’à peu près toutes les techniques inventées par le surréalisme pour subvertir l’image : photomontage, détournement de lieu commun, et cours d’« events » pour apprendre à attirer l’attention des consommateurs et à marquer les esprits, en somme la manière d’occuper l’espace public. Du stupéfiant image des surréalistes au spot viral, on voit que la poésie comme la publicité contemporaine n’hésitent pas à recourir à l’imaginaire de la contamination, de la dépendance et du toxique. Tout, depuis la rhétorique manifestaire jusqu’à la poétique des œuvres surréalistes en passant par l’imaginaire révolutionnaire (il existe aujourd’hui un guerilla marketing) témoigne donc d’une communauté de moyens et d’intentions. Il suffit de comparer les conseils de formation adressés aujourd’hui aux futurs « créatifs » avec les textes théoriques du surréalisme pour s’en apercevoir. Mario Pricken, auteur d’un ouvrage célèbre intitulé La Publicité créative, a établi il y a une quinzaine d’années déjà un catalogue des procédés de la publicité créative, le « kickstart catalogue », autrement dit le catalogue des procédés qui permettent de mettre en branle les processus associatifs. De produire une étincelle en faisant jouer la différence de potentiel entre les deux conducteurs, aurait dit Breton14. Ce catalogue de procédés (et l’on sait que le Manifeste du surréalisme en contient plusieurs) propose 25 entrées, souvent redondantes, mais qui reviennent à peu près toutes plus ou moins à dépayser l’objet, à bouleverser l’échelle dans lequel il est présenté, à produire le choc de la rencontre, à user de l’analogie (un soutien-gorge utilisé en guise de masque à gaz permet d’évoquer le préservatif masculin, un rasoir particulièrement délicat peut servir de pinceau) ou du renversement (c’est le zèbre qui dévore désormais le lion, toutes choses que le surréalisme trouvait déjà chez Lautréamont15).

13. André Breton, en collaboration avec Louis Aragon, « Le cinquantenaire de l’hystérie », OCI, p. 948.

14. André Breton, Manifeste du surréalisme, OCI, p. 338.

15. « Eh bien, j’ai été témoin de quelque chose de plus fort : j’ai vu une figue manger un âne ! ». Lautréamont, Chant IV, Les Chants de Maldoror, éd. Jean-Luc Steinmetz, GF, 1990, p. 221.

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Le surréalisme essaime et sème des surréalismèmes

En 1954, Georges Hugnet se plaignait déjà de voir le surréalisme réduit à un poncif et faisait l’inventaire des bénéfices de la révolution trente ans plus tôt :

Que reste-t-il ? Les moustaches de Dali barrant la première page des journaux illustrés. Que reste-t-il ? Le triomphe du surréalisme. Ce triomphe a forgé dur un poncif aussi lassant que ceux que le surréalisme a combattus et vaincus. Déjà, depuis vingt ans, les affichistes ne se privaient point pour piller les peintres surréalistes. Mais cela se bornait à des emprunts de techniques. Maintenant, il n’y a pas une affiche qui ne soit d’inspiration surréaliste. Le surréalisme, après celles d’Hermès puis des Galeries Lafayette, habite les vitrines de quartier.

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Figure 1 : Tulipán, Argentine, 2009.

Figure 2 : Tabcorp’s Big Game Poker, Australie, 2009.

Figure 3 : Bic, Italie, 2003.

La publicité utilise son esthétique, les magazines de photographie ses méthodes et ses truquages… On se promène dans la rue : surréalisme. On ouvre la radio : surréalisme16.

On allume l’écran : surréalisme. C’est le moment de regarder d’un peu plus près la matière de notre étude pour distinguer et ordonner différents modes de présence du surréalisme.

L’effet citationnel

L’une des campagnes pour la bière belge Stella Artois offre un exemple de citation parfaitement explicite. À l’origine d’une saga publicitaire née en Grande-Bretagne au début des années 1980 et fondée sur l’association d’un slogan provocateur (« Reassuringly expensive », « heureusement, elle coûte cher ») et d’une série de spots pastichant les plus grands succès du cinéma européen, l’agence Lowe choisit en 2005 de surenchérir en réalisant le pastiche d’Un chien andalou. Le film muet en noir et blanc commence par un carton en français (« Le Sacrifice, une histoire surréaliste »), les hommes se transforment en œuf, en autruche et les fourmis qui sortaient de la main du personnage masculin dans le film de Dali et Buñuel s’échappent désormais de l’œuf. Le slogan, qui n’avait pas changé depuis 1982, devient alors : « Reassuringly elephants », le nonsense (et le coq-à-l’âne syntaxique) ayant vocation à constituer des marqueurs linguistiques qui s’ajoutent aux marqueurs visuels du surréalisme. Une complicité est censée s’établir entre les consommateurs de la marque : le surréalisme, utilisé pour sa valeur artistique et avant-gardiste, signe de culture légitime (contre la sociologie du buveur de bière), fonctionne alors comme un signe de distinction.

Une autre publicité anglaise pour une édition spéciale de la Guinness, la bière Enigma, réinvestit les plus célèbres des tableaux de Dali en montrant un homme assoiffé dans le désert qui semble revivre la découverte de la méthode paranoïaque-critique, tandis qu’un spot pour Perrier donne à voir un univers mou où tout est en proie à la liquéfaction comme les célèbres montres molles du peintre.

L’esthétique surréaliste

Les lecteurs de La Liberté ou l’amour ! de Desnos ne seront pas surpris devant l’image d’une ville envahie par la mousse de savon même si le merveilleux contemporain est parfois nettement moins féérique : dans ce spot qui vante les appareils photos Sony, l’accent est moins mis sur l’origine de la mousse qui envahit la ville que sur la possibilité pour chacun d’en capturer l’image, comme si on avait là une métaphore de ce que l’image photographique doit pouvoir saisir, la mousse, qui transforme d’ailleurs la ville en un tableau quasi magrittien.

Autre exemple, une publicité argentine pour un organisme de crédit propose des prêts «  adaptés » et c’est d’abord le profil d’une crinière de lion qui se découpe sur le bitume d’une route déserte. On découvre ensuite, selon la logique de l’un dans l’autre — jeu surréaliste pour lequel Breton prend précisément l’exemple du lion surgi d’une allumette17 —, que l’animal est

16. Georges Hugnet, Pleins et déliés, 1954, Guy Authier éditeur, p. 249-250.

17. « Il m’apparut en effet, sur-le-champ, que la flamme en puissance dans l’allumette "donnerait" en pareil cas la crinière […].

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en fait une voiture recouverte de longs poils qui volent au vent (on songe alors à la tasse en fourrure de Meret Oppenheim). Conformément à l’esthétique du road movie, le conducteur, au crâne parfaitement chauve, taille la route sur une musique langoureuse, cheveux au vents. Même si ce ne sont pas les siens : il aura suffi d’un prêt sur mesure.

Une poétique surréaliste

Plus intéressants sans doute sont les films qui héritent de l’esprit plutôt que de la lettre, autrement dit d’une poétique plutôt que d’une esthétique, puisque celle-ci tourne vite au poncif et au kitsch. Le sujet mériterait une étude beaucoup plus approfondie et nous ne proposons ici que quelques entrées.

Inversions

Breton au sujet de la fable « La Grenouille et le Bœuf » écrivait : « Tout enfant, je me plaisais à croire que les rôles avaient été renversés ; que le bœuf, à l’origine, devait être un très petit animal, de la taille d’une coccinelle, qui un jour avait voulu se faire et s’était fait plus gros que la grenouille. Il ne me semblait pas qu’une volonté, même animale et d’un ordre aussi puéril, pût ne pas être susceptible de parfaite exécution.18 » Ainsi, nombreux sont les films qui se fondent sur un tel renversement : ce ne sont plus les trois petits cochons qui sont victimes du loup, mais le cochon qui souffle sur les trois loups pour réclamer une boisson « sans sucre  », ce n’est plus le fauve qui effraie l’homme, mais la femme qui rugit et renvoie le lion dans sa tanière pour étancher sa soif. Ailleurs, c’est un vêtement animé qui, attablé derrière une machine à coudre, réalise un corps humain par une compréhension littérale du proverbe « c’est l’habit qui fait l’homme ». On va parfois jusqu’à l’oxymore, tel que le pratiquait Desnos poétiquement (« Un jour qu’il faisait nuit ») et Magritte visuellement (« L’Empire des lumières ») : l’adresse qui suppose la sédentarité devient une adresse mobile dans le cas de ce spot pour Renault où le livreur de pizza, le couple d’amis, le facteur et le représentant de commerce attendent au long d’une route déserte non pas qu’on leur ouvre la porte, mais qu’on vienne leur rendre visite. La voiture est le nouveau lieu à partir duquel doit se trouver bouleversée la perception du monde.

Dérives associatives

« Rapprochement de deux réalités plus ou moins éloignées », telle est la définition de l’image surréaliste censée provoquer l’étincelle. Plutôt que le court-circuit de la métaphore, le film publicitaire contemporain semble hériter de deux influences qui furent aussi celles des surréalistes : le chronophotographe d’Étienne-Jules Marey et les métamorphoses du sommeil de J.-J. Granville dont certains textes automatiques, mais aussi l’écriture de Benjamin Péret, riche en métamorphoses, traduisent poétiquement le mouvement. Le rêve aime les homologies ; l’inconscient aime les homophonies ; le cinéma permet de saisir le flux des analogies. Or, puisque dans un seul mot se superposent une multiplicité d’images mentales — une table est autant une

Le lion est dans l’allumette, de même que l’allumette est dans le lion. » Perspective cavalière, Œuvres complètes, t. IV, Gallimard, coll.« Bibliothèque de la Pléiade », p. 885.

18. André Breton, « Introduction au discours sur le peu de réalité », op. cit., p. 279.

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table de café qu’une table de jeu ou une table d’opération, pour qui revient de l’opéra19 —, le film publicitaire peut gagner à saisir le réseau dans lequel se trouvent pris l’objet ou l’imaginaire qu’il suscite, quitte à faire disparaître totalement le produit au profit de ses substituts métonymiques. C’est le cas dans deux films pour Air France réalisés par Michel Gondry. Rappelons tout d’abord que le slogan d’Air France fut pendant les années 2000 « Faire du ciel le plus bel endroit de la terre », qui fonctionne sur le même principe que le titre d’un des premiers recueils de Breton : Clair de terre. Le film de 2000 fait encore apparaître l’avion qui, par un jeu de superposition du premier plan et du second, manifeste la complicité du ciel et de la terre. À chaque plan, une action commence à gauche de l’image (un homme tire un rideau, une femme envoie un baiser, une autre vient de se faire couper les cheveux, etc.) et s’achève lorsque surgit à droite de l’image l’avion qui accomplit la trajectoire du mouvement initié sur terre. L’effet de bouclage est parfaitement réussi : on commence par l’image d’un tourne-disque et, comme si l’avion avait effectué une rotation pleine, on finit par l’image de la même platine de disque sur laquelle vient se poser l’avion comme le ferait la tête du bras articulé qui permet de déclencher la lecture du disque. Le tourne-disque exprime très clairement le mouvement de l’avion et suggère qu’Air France répond aux besoins de chacun (la terre continue de tourner, chacun de se maquiller ou de nettoyer son pare-brise) mais aussi plus poétiquement qu’au bout de chaque trait tracé sur terre, il y a un trait tracé dans l’air, dans une parfaite coïncidence des éléments.

Le second film de Michel Gondry paraît plus intéressant encore parce qu’il fait disparaître l’avion au profit d’une métonymie : le nuage. Or, de la même manière que Breton rappelait dans le Second Manifeste qu’il existe plusieurs roses, la rose qu’on cueille, celle qu’on voit en rêve, celle du physicien, du poète ou du peintre20, le nuage participe d’une série de dépaysements qui fonctionnent comme une série de métaphores : le nuage devient la fumée qu’un ventilateur suffit à dissiper, un édredon de plumes sur lequel on se jette, un coton à démaquiller, un oreiller ou une écharpe vaporeuse dans laquelle on s’emmitoufle.

Dernier exemple, ce film conçu pour Nomis, une marque de chaussures de sports qui avait besoin pour pénétrer le marché de frapper fort. On peut y retrouver à la fois les métamorphoses de Grandville et le principe, fréquent dans les poèmes surréalistes, de l’anadiplose21. Un joueur de football se prend à imaginer, sur le principe de l’association d’idées, vers quel destin funeste pourraient le mener de mauvaises chaussures. Si, en soi, l’histoire n’a rien de surréaliste, c’est le traitement visuel de l’association d’idées, traitée comme un circuit objectif dans l’espace, qui l’est. On passe ainsi des ampoules au pied, à l’horloge du temps qui passe, au ballon de football, mais les analogies ne sont pas seulement formelles puisque la chanson qui accompagne le spot est elle-même le détournement d’une chanson traditionnelle de la culture populaire américaine intitulée « Dem Bones » (« Ces os »), qui devient « Damn Boots » (« Maudites chaussures »),

19. André Breton, en collaboration avec Paul Éluard et René Char, « Préfaces », Ralentir travaux, OCI, p. 737.

20. André Breton, OCI, p. 827.

21. On peut prendre pour exemple de scénario métamorphique cet extrait d’un poème de Benjamin Péret : « Un ours mangeait des seins/ Le canapé mangé l’ours cracha des seins/ Des seins sortit une vache/ La vache pissa des chats/ Les chats firent une échelle ». (« Mémoires de Benjamin Péret », Œuvres complètes, t. 3, Losfeld, 1979, p. 125).

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provoquant un effet burlesque. La chanson initiale, fondée sur une série d’anadiploses — l’os de l’orteil est relié au pied, l’os du pied est relié à la cheville, l’os de la cheville est relié à la jambe — se transforme en un pastiche d’autant plus intéressant qu’il décrit précisément le circuit de la publicité : « la performance est liée aux trophées, les trophées sont liés à l’intérêt, l’intérêt est lié au sponsor, et le sponsor est lié à la recommandation-produit, la recommandation-produit est liée au logo, le logo est relié aux chaussures, les chaussures sont reliés au frottement, le frottement est relié à l’ampoule et l’ampoule est reliée au ‘aïe’ » (nous traduisons).

Métalepses et jeux d’artifices

De la même manière que Bébé Cadum et Bibendum Michelin s’animent dans le récit de Robert Desnos, les affiches et leurs effigies prennent vie dans une publicité pour Perrier où l’on voit, dans un café estival, Édith Piaf ouvrir le bal, suivie par les mannequins à la une des magazines, le bonhomme du flipper et la pin-up de la boîte d’allumettes. De la même façon que le sujet d’un texte automatique pouvait encore pénétrer à l’intérieur d’un livre et se retrouver au milieu d’une illustration22, un film pour la marque Sony introduit un spectateur (qui est aussi une image de créateur) dans l’écran qu’il regarde, l’oiseau bleu (allusion probable au conte de Maeterlinck bien connu des Anglo-Saxons) assurant seul la jonction entre l’univers réel et l’imaginaire.

Un autre type de métalepse, fréquent dans le surréalisme et largement représenté dans les films publicitaires, consiste à substituer au référent (dans le monde physique) un signe iconique ou symbolique et à multiplier les allers et retours entre la nature et l’artifice : qu’on chiffonne la carte géographique et voici le relief naturel tout à coup métamorphosé, qu’une voiture roule sur une route tortueuse et voici que ce sont en fait des dominos en forme de plaques tectoniques qui tombent et s’aboutent les uns aux autres.

Disjonctions

L’exemple de la campagne publicitaire de Krys, déclinée en affiche et en film, fonctionne sur un procédé typiquement magrittien où l’image entre en contradiction avec le caractère très assertif du discours. Le « avant j’étais chauve » de cet homme au crâne parfaitement lisse dont seules les lunettes permettent de ne pas rendre l’image absurde, ce serait un peu le « ceci n’est pas une pipe » de la publicité — décliné de nombreuses manières : « avant j’avais un accent épouvantable » (Jane Birkin), « avant il était Alain Delon » (Alain Delon). Mais la disjonction entre l’image et le discours peut prendre des formes plus complexes comme dans ce clip pour la marque Berlitz. Les paroles de la chanson de Blondie et les mots qui s’affichent à l’écran, accompagnés de collages censés illustrer le sens de la chanson, sont reliés par un principe d’homonymie qui n’empêche pourtant pas l’image

22. André Breton, Poisson soluble, texte 24, OCI, p. 381.

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Figure 4 : Groupe Krys, France, 2007.

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d’entrer en contradiction avec le son. Le but est bien de reproduire le processus de reconstitution fautive d’une oreille mal entraînée à reconnaître une langue étrangère et de donner à voir la représentation mentale de ce discours entièrement soumis à l’approximation. Ainsi entend-on Blondie chanter « The tide is high but I’m holding on/ I’m gonna be your number one », autrement dit « Le vent souffle, mais je tiens bon/ Je veux être tout pour toi ». Or, ce que le spectateur est invité à lire c’est bien une réécriture automatique et spontanée, aux effets burlesques : la marée (the tide) se transforme en collants (the tights), et celle qui voulait être numéro un (number one) devient une cantinière chinoise (Mama Wong).

Dépaysement et autonomisation

De la même manière que dans les textes automatiques tout à coup s’autonomisaient les organes (en particulier les mains), transformés en objets, dans la poésie plastique de Magritte ou encore dans les photographies de Jacques-André Boiffard dépaysant un pied en gros plan ou une langue dans une bouche, de nombreux spots — pas toujours du meilleur goût — présentent des cohortes de langues, d’oreilles, devenus des organes autonomes, généralement symboles du désir. Un spot russe imagine que les langues quittent les bouches. Bien évidemment, aucune réflexion sur le langage n’est à chercher ici, les langues mutinées, redevenues sauvages, ont investi un camion de glaces. Un autre film pour Senheiser imagine un homme déguisé en casque audio et ses tentatives pour séduire une oreille dont l’échelle est démesurée23.

À la manière de Tzara encore dans Le Cœur à gaz dont les personnages étaient réduits à quelques organes, une publicité pour un shampooing propose deux personnages aux organes choisis : l’un est composé d’un corps-tête monté sur pieds, l’autre, également monté sur pieds, d’une généreuse poitrine féminine. La chute du film dont le sens repose sur la réciproque d’un lieu commun est du dernier burlesque : si en effet ce que les hommes voient en premier c’est la poitrine d’une femme, il est plus difficile de croire que la chevelure d’un homme soit ce qui aimante la femme. On a pourtant là deux personnages qui incarnent une vision subjective, un corps tronqué par la perception du désir, qui n’est pas sans rappeler la célèbre couverture de Qu’est-ce que le surréalisme ?, réalisée par Magritte.

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Comme la publicité, le surréalisme promettait le bonheur, un bonheur immanent, à l’inverse des religions réduites à n’être plus que des « réclames pour le ciel », un bonheur immédiatement réalisable, en prise directe avec le désir, le corps et l’objet — pourvu qu’on veuille bien s’adonner au stupéfiant image et mettre en œuvre les méthodes de « l’art magique surréaliste ». Loin de se réduire à une série de procédés, le surréalisme qui fut une philosophie autant, sinon plus qu’une esthétique ou une poétique, semble pourtant avoir été victime de ses opérations de détournement : la publicité ne vise pas à libérer l’esprit, elle vise à s’assurer, on le sait, une part

23. Voir le tableau de Magritte La leçon de musique, mais aussi le poème en prose de Dans les années sordides, « Les Mines de Carmaux » repris dans André Pieyre de Mandiargues, L’Âge de craie, Gallimard, coll. « Poésie », 2010.

disponible de l’attention. On pourrait dire, pour reprendre le langage des psychologues qu’il y a là un effet boomerang : le nom du mouvement Dada — selon une version moins connue que d’autres —, viendrait d’une réclame allemande pour la lotion Dada. Une jeune fille y tient un flacon de lotion sur lequel on peut voir une étiquette qui représente la même jeune fille tenant un flacon. Renvoyant l’art et la publicité à une même tautologie, Dada n’annulait pas l’art comme il le croyait, il en accentuait l’autotélisme. Les surréalistes à leur tour ont parodié la publicité pour mieux s’émanciper des canons esthétiques et interroger la valeur du produit littéraire, mais la parodie, au lieu de ridiculiser le modèle — le discours publicitaire —, semble l’avoir rendu plus séduisant encore. La publicité aurait tort de refuser de si beaux outils, amendés, éprouvés, théorisés. Elle n’en demandait pas tant.

Pourtant l’affiche et le spot publicitaires pourraient paraître obsolètes, si l’on considère les nouvelles techniques de marketing qui se diffusent, stratégies captives qui se font à même le territoire urbain. Et c’est à un étrange mélange des genres qu’il est donné d’assister tant l’écart se creuse entre les techniques employées pour susciter l’attention et la caution morale qui semble justifier leur caractère surréaliste. Ainsi trouvera-t-on sur l’étal de son marchand autant de melons exceptionnellement transformés en seins pour rappeler la nécessité du dépistage contre le cancer du sein. De même pouvait-on circuler lors de la COP21 dans des taxis recouverts de gazon façon Wolfgang Paalen (cf. la « Chaise envahie de lierre » réalisée en 1936 et exposée à Londres) ou façon Dali (à la manière du « Taxi pluvieux » présenté à l’Exposition internationale du Surréalisme en 1938) pour manifester sa défense de l’environnement. Quoi de mieux enfin, pour prévenir les excès de vitesse que de transformer les animaux paissant tranquillement au bord de la route en panneau de signalisation et de les enrôler au service de la prévention routière24 ?

24. La campagne de sensibilisation au dépistage du cancer du sein est une initiative canadienne, la campagne pour la prévention routière une initiative britannique. Voir http://creapills.com/moutons-panneaux-sensibilisation-conducteurs-20151029, ainsi que http://creapills.com/melons-depistage-cancer-sein-20151118

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Figure 5 : Canadian Breast Cancer Foundation, Canada, 2015.

Figure 7 : Taxis G7, 2015.Figure 6 : Department for Transport, Angleterre, 2015.

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Résumé

La relation ambiguë qui s’est établie dès l’origine entre la publicité et le surréalisme est bien connue. En empruntant à la publicité sa rhétorique commerciale pour dénoncer l’autotélisme de la littérature et de l’art, le surréalisme n’a pas seulement joué sur la vertu polémique du choc des valeurs, il a aussi ouvert la voie au merveilleux moderne et donné aux objets du quotidien les cadres d’une nouvelle mythologie.

Entre le poète des années vingt qui jouait les bonimenteurs en faisant de la réclame pour le rêve et celui qui, au début des années trente, prétend « changer la vie » (Rimbaud) et « transformer le monde » (Marx), il y a certes un changement de paradigme, politique et éthique, mais toujours la promesse d’un idéal et la promotion des moyens de le réaliser. La publicité aurait eu tort, au vu du rayonnement international du surréalisme, de ne pas profiter de l’aubaine : garder la subversion et les images, mais laisser aux technologies le soin d’être révolutionnaire.

Cette contribution, consacrée à l’héritage du surréalisme dans le film publicitaire contemporain, entend donc explorer les diverses voies par lesquelles le surréalisme a pu s’infiltrer dans l’imaginaire des créatifs contemporains qui disposent aujourd’hui des moyens techniques pour représenter ce qui restait l’apanage de la poésie et de la peinture surréalistes. Plutôt que d’énumérer une série de motifs esthétiques, il s’agit plutôt de relier dans cette réflexion syntaxe filmique et poétique surréaliste.

Abstract

The ambiguous relationship that has existed right from the start between advertising and Surrealism is all-too-famous. Borrowing from advertising’s commercial rhetoric to denounce the autotelism of art and literature, not only has Surrealism played on the polemic virtue of the clash of values, but it has also opened up the way to the “modern marvelous” and made everyday items fall within the scope of a new mythology.

Between the poet from the 1920s who would promote dreams and smoothtalk people into getting the stuff and the one who, at the beginning of the 1930s, claimed to “change life” (Rimbaud) and ‘transform the world’ (Marx), it’s clear that a paradigm shift occurred towards politics and ethics, but there remains the promise of an ideal and the promoting of the means to achieve it. Given the worldwide influence of Surrealism, advertising would have been quite wrong not to make the most of this godsend and keep the subversion and the images while carefully leaving it to technologies to be revolutionary.

This paper, dealing with the legacy of Surrealism in contemporary advertising film, aims to explore the various paths through which Surrealism has managed to filter into the imagination of contemporary admen who now have the technical means at their disposal to represent what used to remain the privilege of Surrealist painting and poetry. Rather than piling up a series of aesthetic motifs and patterns, the point of this reflection will be to explore the links between film syntax and Surrealist poetics.

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Pour citer cet article

Émilie Frémond, « Ils en ont rêvé, la pub l’a fait. Formes et présence du surréalisme dans le film publicitaire contemporain  », Les Poètes et la publicité. Actes des journées d’études des 15 et 16 janvier 2016, Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3, ANR LITTéPUB [en ligne], s. dir. Marie-Paule Berranger et Laurence Guellec, 2017, p. 176-189. Mis en ligne le 20 février 2017, URL :http://littepub.net/publication/je-poetes-publicite/e-fremond.pdf

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