huis clos, les mots et la nausée_le bronze de barbedienne et le coupe-papier

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Huis clos, Les Mots et La Nausée: le bronze de Barbedienne et le coupe-papier Author(s): Rebecca M. Pauly Source: The French Review, Vol. 60, No. 5 (Apr., 1987), pp. 626-634 Published by: American Association of Teachers of French Stable URL: http://www.jstor.org/stable/393983 . Accessed: 25/04/2013 21:43 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . American Association of Teachers of French is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to The French Review. http://www.jstor.org This content downloaded from 143.106.201.154 on Thu, 25 Apr 2013 21:43:47 PM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

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Huis clos, Les Mots et La Nausée: le bronze de Barbedienne et le coupe-papierAuthor(s): Rebecca M. PaulySource: The French Review, Vol. 60, No. 5 (Apr., 1987), pp. 626-634Published by: American Association of Teachers of FrenchStable URL: http://www.jstor.org/stable/393983 .

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THE FRENCH REVIEW, Vol. 60, No. 5, April 1987 Printed in U.S.A.

Huis clos, Les Mots et La Nausee: le bronze de Barbedienne et le coupe-papier

par Rebecca M. Pauly

ON A SOUVENT PARLE de la signification du decor scenique de Huis clos de Jean- Paul Sartre, presente' pour la premiere fois a Paris au moi de mai, 1944, quelques semaines avant le debarquement des Allies, a la fin de l'occupation nazie de la France. Et on a souvent rattache Huis clos la situation politique dans laquelle la pi'ce a debutei, et a d'autres oeuvres de Sartre qui prenaient forme en meme

temps, surtout a L'Etre et le neant, paru en 1943. L'interet du decor scenique de Huis clos, specifie dans les indications sceniques et dans le dialogue de la piece, se designe non seulement dans ses rapports a la philosophie sartrienne mais aussi aux textes de La Nausee, de 1938, et de Les Mots, commence en 1953 ou 1954, termini en 1963 et publie en 1964. Il y a trois aspects du decor de Huis clos qui nous interessent: premierement, le choix d'un salon de style Second

Empire; deuxiemement, l'absence de miroirs et de livres; et troisiemement, la

presence en scene de deux objets quelque peu insolites, un bronze de Barbe- dienne et un coupe-papier. Je laisse de co6t l'analyse de la brosse a dents absente, qui se rattache pourtant a un passage vers la fin de La Nausee: "ce matin, j'ai pris un bain, je me suis rase. [...] les habitudes [...] ne sont pas mortes"'. L'absence de ce signe-objet renferme un paradoxe, car pour Sartre le cercle infernal des habitudes constitue la mort vivante.

Considerons d'abord le salon Second Empire. On sait des le debut du dialogue entre Garcin et le Garwon, que le salon de ce style a ete choisi expres pour ces trois habitants. Le sens de faussete, de mauvaise foi, de Garcin, est lie aux styles bourgeois dix-neuvieme quand il dit:

Apres tout, je vivais toujours dans des meubles que je n'aimais pas et des situations fausses; j'adorais pa. Une situation fausse dans une salle ai manger Louis-Philippe, pa ne vous dit rien?

Et le Gargon qui repond pour l'assurer:

Vous verrez: dans un salon Second Empire, ,a n'est pas mal non plus.2

Le mauvais goiut symbolise la mauvaise foi. Si l'on regarde le texte de Les Mots, on trouve une longue elaboration de la

signification de cet echange et du decor scenique. Au commencement de sa tentative d'ecriture autobiographique, Sartre remonte pour tracer son heritage

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jusqu'en 1850, a son arriere grand-pere. Ce qui suit c'est un recit hilarant des

escapades de son grand-pere maternel, Charles Schweitzer, qui avait servi, au

jeune Sartre, en l'absence de son pere reel, de figure paternelle subrogee, pendant les annees de l'histoire de Les Mots, entre 1905 et 1916. Comme dans

beaucoup de textes autobiographiques (Rousseau, Stendhal, Proust), l'heritage paternel et l'influence du pere constituent un repoussoir; Sartre dit: "je n'ai pas de Sur-moi"3. I1 va jusqu' vendre les livres de son pere; la lign&e qu'il accepte est du co6t maternel de la famille.

Prive de pere, de generation intermediaire, Sartre est forme, comme les enfants des societes primitives, par les idees du grand-pere maternel:

Entre la premiiere revolution russe et le premier conflit mondial, quinze ans apres la mort de Mallarmie, au moment que Daniel de Fontanin decouvrait Les Nourritures terrestres, un homme du XIXe siecle imposait a son petit-fils les idees en cours sous Louis-Philippe. [...] Je prenais le depart avec un handicap de quatre-vingts ans. (LM 56)

La faussete de la mentalite positiviste bourgeoise du dix-neuvieme siecle con- traste fortement avec le paradigme sartrien entre 1954 et 1963: "Mais l'huma- nisme de Karl, cet humanisme de prelat, je m'en suis debarasse du jour oi j'ai compris que tout homme est tout l'homme" (LM 60). Mais avant d'avoir fait cette decouverte, d'avoir accede a l'authenticite, Sartre a vecu de longues annees d'illusion et de nevrose, pousse par la peur de la contingence et la certitude de la faussete, derivees de toute la comedie qu'il avait jou&e en famille qui a genere l'ambition et l'illusion de l'heroisme, I'illusion retrospective, l'illusion de sa necessite en tant qu'ecrivain. Sartre dit, "Il m'arrive de me demander si je n'ai pas [...] jete sur le marche tant de livres [...] dans l'unique et fol espoir de plaire a mon grand-pere" (LM 138-39).

L'illusion retrospective, de l'enchainement, de la causalite des choses, de la fatalite, de l'eternite, toutes ces idees sont mises en cause par Sartre a l'epoque de Huis clos, entre La Nausee et Les Mots. L'enfer de Garcin, c'est de se decouvrtir un lche au milieu de ce salon Second Empire, heritage de toutes les illusions de croyance et de conduite qui l'ont amene a jouer la comedie du faux heros.

En contraste avec la presence sur la sciene de ce decor apparemment insolite, il y a une absence significative de la scene: absence celebre, celle des miroirs4. En l'absence de la reflexion, les personnages se servent de miroir, theme existentiel des plus connus. Le probleme, naturellement, c'est que l'on ne peut pas controler l'image de soi-meme dans le regard de l'autre; comme le dit Estelle en regardant litteralement sa reflexion dans les yeux d'Ines: "Je suis toute petite" (HC 37).

Cette importance du reflet dans la glace doit se comprendre a travers deux autres textes, d'abord celui qui precede Huis clos de neuf ans, c'est-a-dire La Nausee. Dans ce demier ouvrage, il y a un long passage oii Roquentin etudie son visage dans le miroir de sa chambre:

ce que je vois est bien au-dessous du singe, a la lisiire du monde vegetal, au niveau

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des polypes. Ca vit, je ne dis pas non; [...] je vois de ligers tressaillements, je vois une chair fade qui s'ipanouit et palpite avec abandon. Les yeux, surtout, de si pres, sont horribles. (LN 31)

Et plus loin, vers la fin de cette meme sequence, vient la mise en doute final du reflet:

Peut-etre est-il impossible de comprendre son propre visage. Ou peut-etre est-ce parce que je suis un homme seul? Les gens qui vivent en societe ont appris a se voir, dans les glaces, tels qu'ils apparaissent 'i leurs amis. Je n'ai pas d'amis: est-ce pour cela que ma chair est si nue? On dirait-oui, on dirait la nature sans les hommes. (LN 32)

L'autre image devant la glace est dans un passage de Les Mots, commence autant d'annees apres Huis clos que le temps qui separe la piece de La Nausee. (Pourtant, le temps de l'histoire de Les Mots, de la jeunesse de Sartre, precede les autres textes de trente ans.) I1 pratique les memes grimaces devant la glace que fait Roquentin. Le narrateur explique:

elles assuraient ma protection: contre les fulgurantes decharges de la honte, je me defendais par un blocage musculaire. [...] le miroir m'e~tait d'un grand secours: je le chargeais de m'apprendre que j'etais un monstre. [...] je me faisais hideux [...] pour renier les hommes et pour qu'ils me reniassent. (LM 94)

Mais comme pour Roquentin, la grimace echoue:

Le remede etait pire que le mal: contre la gloire et le dishonneur, j'avais tente de me refugier dans ma verite solitaire, mais je n'avais pas de veirite: je ne trouvais en moi qu'une fadeur etonnee. Sous mes yeux, une meiduse heurtait la vitre de l'aquarium, fronpait mollement sa collerette, s'effilochait dans les teniebres. La nuit tomba, des nuages d'encre se diluerent dans la glace, ensevelissant mon ultime incarnation. [...] La glace m'avait appris ce que je savais depuis toujours: j'etais horriblement naturel. (LM 94-95)

L'objectification de l'etre dans la nature constitue sa neantisation. L'enfer du reflet de soi-meme en autrui est une version socialis&e de cette phobie solitaire de Sartre. Mathieu, dans L'Age de raison (publie six mois apres Huis clos), combine les deux menaces de l'etre de l'objet-statue et du miroir quand il se

dietourne d'un vase precieux pour se contempler dans un miroir (Pleiade, CEuvres romanesques, 444-45), puis detruit le vase, acte de revolte contre l'inutile et l'eternelle beaute de l'objet d'art (voir aussi LN 214).

Les nuages d'encre qui envahissent le miroir, le reflet de l'identite corporelle, sont en plus la mimesis de la carriere d'ecrivain, de sa vie textuelle. Et c'est la consideration des fantasmes qui mettent en scene dans ses textes le personnage sartrien qui nous ramene aux deux objets places en evidence sur la chemin&e du decor de Huis clos: le bronze de Barbedienne et le coupe-papier. Le bronze

s'integre ~ la fois symboliquement et historiquement dans le decor du Second Empire. La compagnie du fondeur Ferdinand Barbedienne a ite ietablie a Paris en 1839. Au cours du Second Empire, Barbedienne a moule un nombre de

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bronzes pour le sculpteur animalier Antoine Barye. A l'exposition universelle a Londres de 1851, Barbedienne a presente une bibliotheque d'ebe'ne decorie avec des bronzes, et a celle de 1862, un email de grande qualite. Le partenaire de Barbedienne, Achille Collas, avait invente une technique qui utilisait un

appareil reducteur, un mecanisme qui reduisait a l'echelle d'une cheminee de salon les grandes sculptures monumentales des artistes tels que Ghiberti et Michel Ange. Ferdinand Barbedienne et Compagnie a ferme ses portes en 1953, a l'epoque ou Sartre a commence Les Mots.

La preAsence saugrenue du bronze sur la scene se rattache a plusieurs images significatives dans La Nausee et dans Les Mots et a une des obsessions primaires de Sartre. Un des premiers monologues de Garcin montre le bronze comme un substitut pour le reflet dans le miroir, l'objet dur et eternel qui se substitue au

visage "horriblement naturel" dans la glace, le pour-soi transforme en l'en-soi:

Et pourquoi se regarderait-on dans les glaces? Tandis que le bronze, a la bonne heure ... J'imagine qu'il y a de certains moments oui je regarderai de tous mes yeux. De tous mes yeux, hein? Allons, allons, il n'y a rien

' cacher; je vous dis que je

n'ignore rien de ma position. Voulez-vous que je vous raconte comment cela se passe? Le type suffoque, il s'enfonce, il se noie, seul son regard est hors de l'eau et qu'est-ce qu'il voit? Un bronze de Barbedienne. Quel cauchemar! (HC 13)

L'autre monologue de Garcin au sujet du bronze dans Huis clos est place en miroir au premier, trois pages avant la fin de la piece:

Le bronze ... (II le caresse.) Eh bien, voici le moment. Le bronze est l~, je le contemple et je comprends que je suis en enfer. Je vous dis que tout ietait prievu. Ils avaient prevu que je me tiendrais devant cette cheminee, pressant ma main sur ce bronze, avec tous ces regards sur moi. Tous ces regards qui me mangent.... (HC 75)

Sartre lui-meme a dit que le bronze etait l~ seulement comme un objet laid, mais il appartient neanmoins a un reseau significatif de statues. En plus, il est immobile et eternel.

Dans une scene celebre au commencement de La Nausee, oti Roquentin se trouve en Indochine, il experimente une prise de conscience qui transforme son existence. D'abord, il se sent impuissant; ensuite il revendique sa liberte, chose

impossible pour Garcin:

Eh bien, j'etais paralyse, je ne pouvais pas dire un mot. Je fixais une petite statuette khmere, [...] Ii me semblait que j'e tais rempli de lymphe ou de lait tiede. [...] Et puis, tout d'un coup, je me reveillai d'un sommeil de six ans. (LN 15)

L'autre bronze de La Nausee est une statue qui attire les regards des femmes

passantes dans la cour des Hypotheques de la Bibliotheque de Bouville, le

"geant de bronze" de Gustave Impetraz:

II tient son chapeau de la main gauche et pose la main droite sur un pile d'in-folio: c'est un peu comme si leur grand-pere etait 1l, sur ce socle, coule en bronze. [...] Au

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service de leurs petites idees etroites et solides il a mis son autorite et l'immense erudition puisee dans les in-folio que sa lourde main ecrase. [...] les saintes idees, les bonnes idees qu'elles tiennent de leurs peres, elles n'ont plus la responsabilite de les defendre; un homme de bronze s'en est fait le gardien.5 (LN 46)

Le bronze d'Impetraz est lourd comme le bronze de Huis clos. Garcin demande au Gargon au commencement, "Et si je balangais le bronze sur la lampe electrique, est-ce qu'elle s'eteindrait?" (HC 16). Le

Garcon repond, "il est trop lourd. Garcin prend le bronze dans ses mains et essaie de le soulever. Vous avez raison. I1 est trop lourd" (HC 17). Les recherches de Roquentin dans la grande Encyclopedie revelent la carriere d'Impetraz, inspecteur d'academie qui faisait des bagatelles et des livres pedagogiques. Le parallele avec le grand-pere de Sartre depeint dans Les Mots est saisissant. Une fois de plus, l'heritage lourd de la culture bourgeoise positiviste etouffe la lumiere de la pensee authentique. Le

grand-pere avait aussi le gout des poses, de "se petrifier; il raffolait de ces courts instants d'eternite oui il devenait sa propre statue" (LM 23), tout comme Simonnot qui fait colonne meme absent. Le jeune Sartre tombe dans le piege de la causalit6, de cet heritage, et il joue la comedie. Quand il court a la rencontre de son grand-pere le soir, ils se transforment en statue: "nous restions quelques instants face a face, un joli groupe de Saxe" (LM 24). A la page suivante, cet enfant qui se considere "un bien culturel" respecte les rites de l'6glise pendant lesquels il se "change en statue" (LM 25). Comme Roquentin et les citoyens de Bouville, il n'a pas encore la prise de conscience d'Electre dans Les Mouches, oti elle reclame la destruction de la statue de Jupiter, faux dieu, faux pouvoir, tout comme Nasty encourage Goetz dans Le Diable et le bon Dieu de detruire les statues paiennes.

Vers la fin de Les Mots, on passe des personnages statufies aux caracteres en bronze, au moment oti Sartre confesse sa nevrose d'ecrivain a chercher l'im- mortalite en se transformant en livre, nouvelle forme de faux heroisme:

Ma vocation changea tout: [...] je decouvris que le Donateur, dans les Belles-Lettres, peut se transformer en son propre Don, c'est-a-dire en objet pur. Le hasard m'avait fait homme, la generosite me ferait livre; je pourrais couler ma babillarde, ma conscience, dans des caracteZres de bronze, remplacer les bruits de ma vie par des inscriptions ineffapables, ma chair par un style, les molles spirales du temps par l'eternite, apparaitre au Saint-Esprit comme un precipite du langage, devenir une obsession pour l'espece etre autre enfin, autre que moi, autre que les autres, autre que tout. (LM 163)

De mime Roquentin reve a la fin de La Nausee de s'eterniser dans un texte d'aventure: "I1 faudrait qu'elle soit belle et dure comme de l'acier et qu'elle fasse honte aux gens de leur existence" (LN 250). Et Sartre accuse Ponge dans l'Homme et les choses de vouloir s'eterniser dans son oeuvre: 'il sent ses humeurs se solidifier, il se transforme en statue; [...]. C'est cette inoffensive et radicale

catastrophe que ses 6crits visent a preparer"6. Ce faux heroisme de la gloire, du renomme, ressemble a celui de Garcin.

L'ecrivain tombe dans le domaine public; son identite depend des autres: "Ma

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conscience est en miettes: tant mieux. D'autres consciences m'ont pris en charge. On me lit, je saute aux yeux; on me parle [...] dans des millions de regards je me fais curiosit6 prospective" (LM 164), et il donne le change a la mort. Mais comme il a d6ja d6montr6 dans Huis clos, cette illusion constitue l'enfer.

L'autre objet sur la chemin6e du d6cor de Huis clos est le coupe-papier, objet apparemment gratuit qui ne sert a rien, car il n'y a pas de livres en scene. Ce n'est qu'a la fin de la pikce qu'un personnage s'en sert; Estelle l'empoigne pour essayer de tuer Ines, devenue insupportable. Ines s'en moque, et rappelle a Estelle, en demontrant l'impuissance du coupe-papier sur elle-meme, qu'ils sont

d6ja morts tous les trois. La presence du coupe-papier et son emploi se

comprennent mieux a travers un r6seau d'images et de scenes dans plusieurs intertextes, La Nausee, Les Mots, et L'Existentialisme est un humanisme (1946).

La signification du coupe-papier est complexe et multiple. Premierement, dans Les Mots, il sert d'arme h6roique au jeune Sartre dans ses com6dies fantastiques jou6es dans la bibliotheque du grand-pere, accompagne comme au

cin6ma muet de la musique Romantique au piano: "La p6nombre me servait, je saisissais la regle de mon grand-pere, c'etait ma rapiere, son coupe-papier, c'6tait ma dague; je devenais sur-le-champ l'image plate d'un mousquetaire" (LM 108). Le jeune Sartre, d6ja jouant la fausse comedie dans le foyer familial, la d6double dans son imaginaire, ou il se permet toutes sortes d'actes h6roiques. Donc le coupe-papier n'est pas seulement l'instrument qui p6netre le livre (le type de livre qui avait besoin d'etre coupe pour etre lu). Ce n'est pas seulement un acte symbolique d'invasion sexuelle du texte vierge et inconnu; c'est en plus l'instrument qui permet a celui qui s'en sert de faux actes d'h6roisme suscit6s par l'imagination romanesque de cape et d'6p6e du dix-neuvieme siecle.

Le coupe-papier a un statut privilegie a plusieurs egards dans l'oeuvre de Sartre, statut psycho-imaginaire dans Les Mots, et statut philosophique dans L'Existentialisme est un humanisme, oti Sartre propose le coupe-papier comme illustration dans une discussion sur l'essence des choses, des objets, qui s'oppose a l'existence de l'etre humain. Cette essence, c'est I'6quivalent du signifi6 linguistique, l'ensemble des attributs qui permet une d6finition prealable, a priori, de l'objet, a contraster avec le devenir intersubjectif de l'homme.

En meme temps, le coupe-papier appartient a un r6seau d'images plus 6tendu, ax6 s6mantiquement sur le theme de la duret6, duret6 de premiere importance dans l'oeuvre de Sartre, durete qui est une reference comme celle du bronze, a la durabilite, la solidite morale, et qui s'oppose au mou, au visc6ral,

' tout le

r6seau de la naus6e, de la r6vulsion physique. Garcin affirme a la fin de la

piece: "Je voulais etre un homme. Un dur" (HC 72). Dans la bataille pour l'identitie morale de Garcin entre lui et Estelle, il essaie d'affirmer sa duret6 contre ses accusations de lachete. Garcin pose la question, 'Est-ce que je suis un lache?" (HC 63), et la piece reprend cette attribution en leitmotif en echo; trente fois le mot lche est lanc6, sans compter l'emploi par contagion du verbe lacher.

La durete s'etale aussi dans un reseau d'images entre La Nausee et Les Mots.

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Dans sa premiere enfance dans Les Mots, le jeune Sartre se rend compte de sa contingence, de son manque de substantialit6, et de permanence n6cessaire dans le monde: "je n'etais pas n6cessaire a la production de l'acier: en un mot je n'avais pas d' me" (LM 77). En meme temps, Sartre le narrateur se moque du faux systeme de valeurs du monde capitaliste de son grand-pere.

Dans La Nausee et dans Huis clos, ce sont des instruments d'acier qui creent l'illusion de bonheur; dans La Nausie, le temps de la musique se substitue au temps vecu:

II y a un autre bonheur: au-dehors, il y a cette bande d'acier, I'6troite duree de la musique, qui traverse notre temps de part en part, et le refuse et le d6chire de ses seches petites pointes; il y a un autre temps. (LN 37)

Et evidemment, dans tout cela, il y a des allusions a la virilite, '

la puissance sexuelle. Le coupe-papier, objet phallique, penetre le livre, decrit dans Les Mots comme "ces boites qui se fendaient comme des huitres et je decouvrais la nudite de leurs organes interieurs, des feuilles blemes et moisies, legerement boursou- flees, couvertes de veinules noires, qui buvaient l'encre et sentaient le champi- gnon." (LM 37), tout comme Garcin est repugne par la sexualite d'Estelle: "Tu es moite! tu es molle! Tu es une pieuvre, tu es un marecage" (HC 69). La peur de la femme s'integre a une serie d'objets terrifiants pour Sartre. Il explique cette phobie dans Les Mots: "L'enfer s'etait-il entrouvert? J'eus peur de l'eau, peur des crabes et des arbres. Peur des livres surtout: [...]. Pourtant je les imitai' (LM 129)7.

La reponse a la phobie, a la nausee, c'est l'image de la durete heroique de l'ecriture, de l'illusion de la puissance du langage: "je crus avoir ancre mes reves dans le monde par les grattements d'un bec d'acier" (LM 121). Du coupe-papier comme instrument de la lecture, de l'invasion de l'imaginaire et de tout son faux heroisme, on passe dans l'ecriture l'image de la plume-epee heroique. Mais le jeune Sartre ecrivain ne poursuivait pas seulement l'epopee de l'imagi- naire; il cherchait dans les mots les images, la mise en scene, de ses fantasmes et de ses phobies les plus profonds: "Ce qui venait alors sous ma plume- pieuvre aux yeux de feu, crustace de vingt tonnes, araignee geante et qui parlait-c'etait moi-meme, monstre enfantin, c'etait mon ennui de vivre, ma peur de mourir, ma fadeur et ma perversite" (LM 129-30). Adolescent, il expe- rimente le meme phenomene: "Ca parle dans ma tate' (LM 181). Son '~pee brisee", il poursuit le modele de l'ecrivain-heros: "je refoulai les chevaliers errants, je me parlai sans cesse des hommes de lettres, des dangers qu'ils couraient, de leur plume aceree qui embrochait les mechants" (LM 147-48). Pendant de longues annees, Sartre reste dans l'illusion de la totalite, essayant de se sauver par les livres, de s'arracher au hasard: "je tentai de devoiler le silence de l'etre par un bruissement contrarie de mots et, surtout, je confondis les choses avec leurs noms' (LM 211). Meme le personnage autobiographique de Roquentin faisait partie de ces illusions: "J'etais Roquentin, je montrais en lui [...] la trame de ma vie; en meme temps j'etais moi, I'elu, annaliste des enfers,

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photomicroscope de verre et d'acier penche sur mes propres sirops protoplas- miques' (LM 211). De la larve au papillon, il poursuit la substantialite: 'les coups d'epee s'envolent, les ecrits restent" (LM 163). La durete et la durabilite du texte relient le papier i l'acier et au bronze. Au lieu des objets mous et

viscieraux, les livres sont faits d'une "substance incorruptible: le texte" (LM 155). L'ambition vers la durete, vers l'eternite, revient ia la premiere image du livre donnee dans Les Mots: "ces pierres levees: droites ou penchees, serrees comme des briques sur les rayons de la bibliotheque ou noblement espacees en allees de menhirs' (LM 37). (Tout dela en depit de sa critique de Baudelaire et de Ponge et leur volonte de se reifier dans les mots-objets.)

Quand il va au lycee, le jeune Sartre decouvre un autre type de solidite, celle de la solidarite, de la camaraderie de ses copains: "Sec, dur et gai, je me sentais d'acier" (LM 187). La durete, l'authenticite, est double donc, ia la fois dans la vie et dans l'art, et les deux sont egalement vulnerables: pour les enfants qui jouaient, "nous ne pouvions pas nous defendre du sentiment qu'on nous pretait les uns aux autres et que nous appartenions chacun a des collectivites etroites, puissantes et primitives, qui forgeaient des mythes fascinants, se nourrissaient d'erreur et nous imposaient leur arbitraire" (LM 188). Et l'ecriture menace de se substituer ia la vie: "Les deux denouements ne font qu'un: que je meure pour naitre

' la gloire, que la gloire vienne d'abord et me tue, I'appetit d'ecrire

enveloppe un refus de vivre" (LM 161). Mais le Sartre narrateur age" est gueri de sa n6vrose: "Longtemps j'ai pris ma

plume pour une epee: a present je connais notre impuissance. [...] La culture ne sauve rien ni personne, elle ne justifie pas. Mais c'est un produit de l'homme: il s'y projette, s'y reconnait; seul, ce miroir critique lui offre son image" (LM 212-213).

En somme, le bronze et le coupe-papier de Huis-clos, si apparemment insolites et gratuits, ne le sont point. Devant leur solidite et leur durete reifices, ce sont au contraire les personnages qui sont de trop, condamnes ai une etemite d'etre- pour-autrui.

UNIVERSITY OF DELAWARE

Notes

'Jean-Paul Sartre, La Nausee (Paris: Gallimard, 1938), 222. Les autres citations seront inclues dans le texte avec le sigle LN.

2 Jean-Paul Sartre, Huis clos, suivi de Les Mouches (Paris: Gallimard, 1947), 12. Les autres citations

seront inclues dans le texte avec le sigle HC.

3 Sartre, Les Mots (Paris: Gallimard, 1964), 19. Les autres citrations seront inclues dans le texte avec le sigle LM.

4 Dans Sartre and the Artist (Chicago: Chicago UP, 1961), George H. Bauer dit que le centre de la scene de Huis clos est domin6 par un grand miroir au-dessus de la chemin6e, mais dans le texte Garcin dit "pas de glaces' (13).

5 Pour une discussion int6ressante de l'impact de cette statuette et du bronze d'Imp6traz sur

Roquentin, voir Sartre and the Artist de George Howard Bauer, 17-25. Bauer commente aussi

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Page 10: Huis clos, Les Mots et La Nausée_le bronze de Barbedienne et le coupe-papier

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l'analyse par Fredrick Jameson de la reponse de Roquentin devant la statuette khmere dans Sartre: The Origins of a Style, 50.

6 Sartre, L'Homme et les choses (Paris: Seghers, 1947), 68.

7 Dans le conte La Chambre, de la meme 6poque que La Nausee, on trouve une longue sequence des statues volantes, objets horribles hallucines par Pierre dans sa folie. Ces statues de femme

moiti6 vivantes moitie en pierre, qui tracassent le fou, forment un lien entre le r6seau des repoussoirs, de la mollesse, de la chair grotesque, et l'ensemble des images de puissance, de lourdeur et de durete auquel se rattachent les autres statues sartriennes. (Voir Le Mur, Gallimard, 1939, 72.)

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