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HOMMAGE À
Pierre BOURDIEU R E C O N N A I S S A N C E D E D E T T E
PAR CHRISTIAN POCIELLO
Nous remercions
vivement
Christian Pociello
d'avoir bien voulu
rendre dans nos
colonnes un vibrant
hommage à
Pierre Bourdieu
en resituant sa
rencontre dans
la réflexion
scientifique qui a
animé la formation
sociologique des
enseignants d'EPS.
Et nous invitons nos
lecteurs à se
reporter au № 177
de la Revue, qui
dans sa rubrique
« EP.S interroge »
interviewait en
1982, grâce à
Christian Pociello,
Pierre Bourdieu.
Pierre Bourdieu est mort à Paris le 23 janvier 2002.
Beaucoup d'entre nous qui l'ont connu et qui ont pu,
sous son influence, s'engager dans l'analyse sociolo
gique des pratiques sportives, ont éprouvé un choc
à l'annonce de sa mort ; c'est une peine sincère
associée au sent iment aigu de perte
d'un grand professeur. On ne
ta rdera pas à s 'apercevoir
qu'il fut un grand maî t re .
En tous cas il le fut pour
moi et pour d'autres, col
l ègues et j e u n e s c h e r
cheurs, qui se sont aventu
rés, sous son impulsion,
au tour des années 1975-
80, dans ce domaine, alors
largement inexploité.
PIERRE-OLIVIER D E S C H A M P S (VU)»
EPS № 294 - MARS-AVRIL 2002 9 Revue EP.S n°294 Mars-Avril 2002 c. Editions EPS. Tous droits de reproduction réservé
C'est avec un sentiment de profonde reconnaissance et avec la conscience d'une lourde dette à son endro i t que j e voudra i s témoigner d 'une rencontre qui fut, pour moi providentielle et qui s 'est révélée pour nous, par la suite, collectivement cruciale. Providentielle pour l 'extraordinaire stimulation intellectuelle qu'elle inflige à un praticien du sport et de l'éducation physique et professeur à l 'ENSEP, non formé à la sociologie, mais aussi déc i s ive pour la cons t i tu t ion d'une petite équipe engagée dans un nouvel espace de réflexions et de recherches sur les déterminants socioculturels des pratiques sportives.
Est-il besoin de dire combien elle fut essentielle pour l'orientation d'une carrière universitaire personnelle ? C'est reconnaître les profits symbol iques cons idérables que l'on a pu tirer, personnellement, de cette inopinée et fulgurante rencontre. Ce fut en effet une rencontre , pleine et entière, mais qui ne peut revêtir, sans impudence, la qualité d 'une véritable et complète collaboration. Ce qui est étonnant dans cette étrange rencontre c'est qu'elle fut à la fois contingente, improbable, et pourtant qu'el le fut intellectuellement nécessaire et socialement inévitable... Je vais essayer d'en rendre compte dans les principales étapes et conditions. La difficulté de l'exercice, dans un témoignage personnel, c 'est qu'on ne peut le livrer qu'à la première personne (ce qui serait, en soi . a isé pour q u e l q u ' u n qui marche beaucoup à l'affectif) ; a lors que l 'on est p le inement conscient que cette rencontre a très largement débordé le cadre de ces échanges intellectuellement profitables, mais a engagé de nouveaux effets théoriques et enjeux collectifs beaucoup plus profonds et durables. Si le sport est élément constitutif de la culture, la sociologie de l'éducation et de la culture dont Bourdieu est l'un des plus émi-nents contributeurs devait nécessairement rencontrer ce qui tenait lieu a lors de « soc io log i e du sport » et l'engager dans une voie nouvelle. Il y avait donc de fortes probabilités à ces échanges dès lors que s'opère, après 1970, l'expansion des modèles théoriques construits par Bourdieu et Passe-
Les conditions théoriques et institutionnelles de la rencontre Assez piètre lecteur j 'avais pourtant eu vent de l ' o u v r a g e de Pierre Bourdieu intitulé Esquisse d'une théorie de la pratique précédé de trois études d'ethnologie kaby le . Et j'avais cru devoi r r e c o m m a n d e r ce magni f ique t ravai l d ' e t h n o l o g i e , encore empre in t de l ' a n t h r o p o l o g i e structurale de Lévi-Strauss, aux professeurs-sessionnaires de la section 7 ( Rythme et mouvement ; expression et création) public qui tranchait, sur plusieurs points, avec les autres sections de la nouvelle ENSEPS (forte prégnance des catégories culturelles de mai 1968. esprit critique développé, humeur anti-institutionnelle, sens aigu de la polémique, féminisme vigoureux) et public qui s'intéressait beaucoup aux différences sexuées et aux cultures corporelles exot iques . Ce faisant je transgressais le rôle alors dévolu aux responsables de « sections » que la direction de la nouvelle ENSEPS voyait essentiellement de type administratif, centré sur le contrôle et l'organisation des emplois du temps des session-naires, totalement occupés par des inv i ta t ions d ' e x p e r t s ou d'universitaires extérieurs à l'établissement. Il faut comprendre, alors, cette volonté « impert inente » des « professeurs à l'ENSEPS », de tenter de se ressaisir progressivement d'un rôle « d'enseignants ». afin de transmettre, à un public de professeurs-sessionnaires, expérimentés, cultivés, revendicatifs et exigeants , des
enseignements - originaux et spécifiés, nourris des modestes recherches que les mémoires pour le diplôme de l 'ENSEPS pouvaient supporter et sanctionner. D'où le développement, au sein du département des études, d'une bonne volonté scientifique évidente visant à faire, au moins, aussi bien que nos collègues de la « mission recherche » déjà structurés en « laboratoires ». A l'initiative instituante de Jean Vives, Alain Hébrard, et de moi-même, se sont subitement organisées de petites équipes de réflexions, elles-mêmes rassemblées autour de t ro is t h è m e s p r i n c i p a u x : les Théorisations de la pratique ; les Pédagogies de la pratique et les Conditions de la pratique. Les sessionnaires étaient alors
conduits à inscrire leur travail de recherche dans l'un ou l'autre de ces thèmes et invités à suivre les « séminaires » organisés par ces équipes. S'est ainsi opérée, assez spontanément , une amorce de mobilisation intellectuelle autour d'objets communs mais bien spécifiés. L'équipe que je constituais fut intitulée, sans complexes, Les Conditions socioculturelles de la pratique. J'ai pu retrouver le souvenir des raisons de cette orientat ion p r é m o n i t o i r e . Dans ces cadres, mon ami Daniel Denis a v a i t attiré mon attention, dès 1973, sur l 'ar t icle de Luc Boltanski publié en 1971 : Les usages sociau.x du corps. Ce collaborateur direct de Bourdieu, renouant avec le concept de techniques du corps de Mauss , y dégageait avec une particulière netteté cette problématique de la culture somatique de classe qui nous touchait évidemment de très près. Le croisement de cette mise en év idence de la pe r t inence soc ia le îles usages préférentiels
du corps, d'une part, et de l'expérience d'une longue participation au jury du concours du CAPEPS (jeunes filles), d ' au t re part, a revêtu, pour moi, le caractère d 'une véritable révélation. J 'ai alors compris ce qu'était pratiquemen t et c o n c r è t e m e n t un « habitus » et j'ai pu empiriquement en enregistrer les plus évidents effets dans les at t i tudes contras tées observées et dans leurs choix respectifs d'options sportives par les différentes catégories « sociales » de candidates. Ceci conduisait à chercher à en savoir plus sur ces travaux et à arrêter notre objet propre sur les conditions historiques et sociocul ture l les de product ion des goûts spor t i fs . De j e u n e s et ton iques ses s ionna i re s qui avaient notamment pour nom : J ean -Pau l C lémen t . André Lapierre, Pierre Fait, Jacqueline Blouin Le Baron, Nicole Decha-vanne, Bernard Michon, etc., ont tour à tour fréquenté ces lieux studieux et enthousiasmants.
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Je me suis alors enhardi à rédiger un projet de recherches, au titre du département des Études, et -naïf que j'étais - de le présenter en réponse à l 'appel d 'offres, lancé dans les années 1976. par la D.G.R.S.T.(direetion générale de la recherche en sciences techniques) sur le thème du sport. En l'intitulant Pratiques sportives et demandes sociales, étude comparée de trois types de pratiques antinomiques et de leurs publics (rugby, athlétisme, expression corporelle), on retrouvait aisément les évidentes transcriptions sportives (force, énergie, grâce) des dispositions culturelles pouvant être considérées, chez Bourdieu et Boltanski, comme autant de schèmes générateurs, différentiateurs et classificateurs de pratiques opérant dans notre registre propre. La commission de sélection des projets, présidée par le professeur Rieu. ne gratifia guère la proposition, que d'un expédi-tif : On vous écrira ! Se s i tue a lo r s un é v é n e m e n t
décisif. L'INSEP, établissement national, se voyait confier la prestigieuse, mais redoutable organisation du VII" Congrès international de l'HlSPA (association internationale d'histoire de l'éducation physique et du sport), pour le printemps 1978. Se posait la question de savoir comment recevoir, le plus d ignement poss ib le , les congressistes, à Paris, notamment en confiant une « conférence intro-duetive » à un universitaire français, parmi les plus prestigieux. Sans trop réfléchir aux conséquences pratiques, mais en raison de ce qui précède, je proposais hardiment d'inviter Pierre Bourdieu pour assumer cette so lenni té . L'équipe d'organisation, me prenant au mot, me confiait le soin délicat de rencontrer l'intéressé afin d'arracher un accord improbable. On imagine, le délégué, dans ses petits souliers, grimpant les quatre étages de la Maison des Sciences de l'Homme, pour accéder au Saint des Saints du Centre de Sociologie Européenne.
Affable. Bourdieu me reçoit sans retard. J'explique nos vœux. Oui, bon ! Apparemment ce n'est pas gagné ! Mais vous ? Qu 'est-ce que vous y faîtes dans cet établissement ? Et qu 'est-ce que c 'est : professeur ci l'ENSEP ? En guise de réponse je me revois ressortir de mon cartable, le projet de recherches, avec un moral en gueni l le , indiquant l ' échec cu isant qu ' i l venai t de subir , q u e l q u e s t emps aupa ravan t , devant l'institution médicale qui contrôle, depuis toujours (et on l 'a vu t rès é t r o i t e m e n t ) « la recherche en sport », 11 se met à parcourir rapidement le projet et je le vois, aujourd'hui e n c o r e , s ' an imer . 11 est des choses, des attitudes et des réactions qui ne trompent pas lorsqu'on est pays ; c'est-à-dire, visib l emen t , de même o r ig ine géographique et culturelle. Sans p r é t end re a u c u n e m e n t à la moindre compara i son avec le grand homme, on peut rappeler que Pierre Bourdieu est originaire du Sud-Ouest, comme moi ; de basse extract ion, comme moi. C 'es t aussi , assez paradoxalement, un personnage foncièrement t imide, recevant un intimidé.
Enfin ayant subi précocement, comme béarnais, l'expérience du rugby, sport que j ' a f fec t ionne part iculièrement et qui figure, comme paradigme, dans le projet, il se dit fort intrigué par l'arbitraire de l'autorité qui s'y manifeste si violemment. Bref ce sont quelques points communs, bien perçus d'emblée, qui créent des liens. En tous cas j'ai senti des réactions immédiates de sympathie, et relevé, au cours de sa lecture cursive du document , des s ignes pos i t i f s , i m p a l p a b l e s , d'acquiescement. Plus tard cette parenté « d 'hab i tus » aidera à définir les conditions affectives et culturelles favorables à la durée et à l 'enrichissement de la rencon t r e . Il a aussi sans doute éprouvé une certaine compassion pour le poids écrasant des complexes chez son interlocuteur, complexe du « prof de gym » mais sur tout c o m p l e x e des hommes du peuple qu'il a si subtilement analysé dans sa théorie et qu'il a lui-même éprouvé tout au long de sa carrière (conscience d'être un « miraculé de la reproduction sociale » et, du coup, de se sent i r , à tous les n iveaux , étranger au paradis). Il le détecte là, aisément, chez celui-ci qui bredouille maladroi tement ses
1 9 3 0 - 2 0 0 2 G r a n d e s d a t e s d ' u n i t inéraire
P. Bourd ieu naît le 1er aoû t 1930 à Dengu in en Py rénées -At lan t iques . Il fait ses é tudes à Pau, pu is à Paris au lycée Lou i s -Le -Grand et à l 'École no rma le supér ieu re . Il dev ien t ag régé de ph i losoph ie . En 1955, il débu te sa car r iè re d 'ense ignan t au lycée de Mou l ins . Pu is il exerce dans les facu l tés d'Alger, de Paris et de Lil le.
En 1964 , il est n o m m é d i rec teur d 'é tudes de l 'École pra t ique des hau tes é tudes . En 1968 , il c rée le cen t re de soc io log ie de l 'éducat ion et de la cu l ture , laborato i re assoc ié au C N R S qu' i l d i r ige j usqu ' en 1988 .
S i m u l t a n é m e n t depu is 1975 , il d i r ige la revue Ac tes de la recherche en sc iences soc ia les. Et en 1 9 8 1 , il dev ien t t i tu la i re de la cha i re de soc io log ie a u Co l lège de France. En 1993, il reçoit la méda i l le d 'or du C N R S . À part i r de 1995 , il s ' engage aux cô tés des revend ica t ions de tou tes so r tes (cont re la mond ia l i sa t ion , pour les sans -pap iers , avec les grév is tes con t re le p lan J u p p é , etc.) et n o t a m m e n t dans le g r o u p e Ra ison d'agir.
En 1996 , il p rés ide les « états géné raux du m o u v e m e n t soc ia l ».
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phrases avec un accent prononcé du Sud-Ouest. Le sujet de recherche qui capte son attention visiblement le met en joie. Bourdieu décrète aussitôt qu'il mérite d'être soutenu. Il se déclare d'accord pour présenter la con fé rence inaugura le du Congrès et me propose même de venir à l 'ENSEPS. animer une ou deux séances de mon « séminaire ». Sans doute pour tâter le terrain, tester le public d 'é tudiants et préparer sa conférence. Quelques jours après le responsable des allocations des crédits de r e c h e r c h e s en S c i e n c e s soc i a l e s , du « C o m m i s s a r i a t général du plan » (CORDES) me propose, par téléphone, un contrat de recherches d e 200.000 francs (un record pour l'époque) sur le projet dont il possède une copie.
« Le loup dans la bergerie » Rappelons que Pierre Bourdieu préparait en 1977-78 la rédaction de son ouvrage : La Distinction ; critique sociale du jugement. Outre ses propres compétences en matière de goûts musicaux et ses connaissances de la distribution des goûts littéraires, il disposait a lo r s , dans son premie r cercle, des apports de Boltanski sur les « usages du corps » et sur les consommations médico-pharmaceutiques, de Grignon sur les consommations et habitudes alimentaires des Français, d'autres collaborateurs encore sur la fréquentation des musées, etc.. permettant de construire « l'espace des styles de vie ». Mais personne, à l 'E .H.E.S.S . (Eco le des hautes é tudes en sciences sociales), n'était alors en mesure d'embrasser la structure des p ra t iques spor t ives qui paraissent passer pourtant si près de / habitus.
Le soutien moral et financier accordé au projet était destiné à forcer les feux des recherches sur ce secteur particulier et inexploré de ces pratiques réputées être, de plein droi t , constitutives des styles de vie des Français. Une « formation accélérée » est alors assurée par des contacts très fréquents, directs et conviviaux avec lui. Le numéro spécial de la revue Actes de la recherche en sciences sociales titré l'Anatomie du goût, immédiatement épuisé, est généreusement commenté . Des schémas tirés des épreuves du l ivre en p r é p a r a t i o n sont
fournis en avant-première. Des conseils éclairés et des critiques amicales sont régulièrement dispensés. Mais Bourdieu a aussi besoin d'un informateur au sens où l'entendent les ethnologues : c'est-à-dire d 'un « indigène » doté de toute la culture du milieu (ou de « la tribu ») ; prêt à livrer, dans leur pureté cristalline, les us et coutumes, les rites et les mythes, de ce peuple étrange que représentent, à ses yeux, les sportifs. Le théor ic ien sait que l ' on apprend beaucoup et vite de la part de ces agents-informateurs, dotés d 'un solide « sens pratique ». Mais « l'informateur ». conscient de cette dissymétrie, ne l'entend pas de cette oreille. Il est devenu, très vite, un informateur s'infor-mant. Car l'étrangeté est double et réciproque. Elle est également totale pour « l'indigène » qui ne connaît rien - ou presque rien - à la sociologie et au monde des sociologues . Mais il apparaî t , assez vite, grâce à la générosité du professeur, que l'assimilation de ses concepts et de la théorie
qui les agence, se fait parfois plus vite chez « le sociologue amateur ». que l ' ass imi la t ion des complexes et subtiles différenciations internes des sports par le sociologue professionnel. C'est un peu dans l'intensité même de ces premiers échanges et dans une commune illumination que se sont constituées les bases intellectuelles de cette collaboration. Mobi l isés , Laurent Thévenot . Alain Desrosières et L u c Boltanski viennent, comme un seul homme, à l ' INSEP afin de tester le sens pratique de ces professeurs d 'EPS. détachés à l'INSEP : commis « enquêteurs de l'INSEE » d'occasion. On imagine la productivité de ces contributions « extérieures » qui trouvent, là. un milieu « intérieur », en pleine effervescence intellectuelle. Et le nom de Bourdieu circule hors du bâtiment U où se tiennent les séminaires. Il n ' e s t pas besoin de soul igner combien ce t te p résence à l'INS(EP) sent le souffre. Mais la d i rec t ion de l ' é t a b l i s s e m e n t (Claude Pineau, en l'occurrence), mi-flattée. mi-inquiète, ne souffle
mot dans la perspective de l'organisation du Congrès et ne peut rester insensible aux profits symboliques assurés par l'obtention d'un aussi « mirifique » contrat avec le CORDES (qu'elle a, très volontiers, accepté de signer).
Une navigation à vue... Mars-avril 1978. arrive la date fatidique du congrès. En pleine forme Pierre Bourdieu est d'att aque . Mais il en appel le au public : Soyez sport .' Car nous sommes convenus de procéder avec toute la prudence requise face à ce t te a s s i s t ance nombreuse, où figurent tous les représentants de l'institution. Placé au premier rang des congressistes, je dois, au fil de son intervention, la guider en quelque sorte, en procédant par des jeux appuyés de physionomie. Un visage serein ou un sourire radieux, appelle une poursuite de l'idée et un approfondissement de l'analyse. Une crispat ion ou une g r imace à pe ine esquissées, amène instantanément une réorientation du discours et un subit changement de plan d'examen. Ce fut un exposé magistral, conduit par Bourdieu comme une étourdissante navigation « à vue ». Si j ' a v o u e , sans honte, ce petit subterfuge, c 'est qu ' i l ne peut être asséné, à un tel milieu sportif, et d'un seul coup, toute la violence de l'interprétation sociologique. Et Bourdieu est conscient que l'on ne peut, sans risquer de provoquer d'assez graves dégâts, injecter toute la dose d'analyse critique et toute la fonction de désenchantement que la sociologie de Bourdieu a pour fonction d'instil ler dans les champs les plus divers qu'il a explorés. De
BOURDIEU Pierre
Conférence au Congrès international de l'HISP
Paris INSEP - mars 1978
Pratiques sportives et pratiques sociales
Je ne suis ni historien, ni historien des p
par conséquent, je fais figure d'amateur parmi des prof
peux que vous demander, selon la formule, "d'être sport
que l'innocence que confère le fait de n'être pas spéci
conduire à poser des questions que les spécialistes ne
qu'ils pensent les avoir résolues, parce qu'ils prennen
tain nombre de présupposés qui sont peut-être au fondent
pline. Les questions que je vais poser viennent du deho
d'un sociologue qui rencontre parmi ses objets les prat
tions sportives sous la forme par exemple de tableaux s
la distribution des pratiques sportives selon le niveau
le sexe, la profession et qui est ainsi conduit à s'int<
sur la relation entre ces pratiques et ces variables, m;
que ces pratiques revêtent dans ces relations.
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plus il a affaire à une assemblée d 'historiens qui renâclent souvent à l'intrusion du sociologue. Il n ' e m p ê c h e q u ' u n cad rage général et même un programme de travail sociologique est d è s lors clairement lancé sur le sport et se trouve ainsi à peu près légitimé par l'institution initialement rétive. Je m'empresse évidemment de retranscrire la conférence pour sa publication dans les Actes. Les chercheurs alors peuvent s'organiser. Jacques Defrance que l'on connaît bien pour appartenir à ce t te même éco le de pensée sociologique et pour sa disponibilité de chercheur free-lance est mobi l i sé pour c o n t r i b u e r au contrat. Catherine Louveau. férue de méthodologie d 'enquête, est d é b a u c h é e du l abo ra to i r e de sociologie des sports. Jacqueline Blouin. appréciée pour ses travaux sur les différentes modalités des pratiques d 'expression, est aussitôt requise. Pierre Bourdieu montre alors sa grande sollicitude et même une certaine complaisance à notre égard. Les contacts personnalisés t rès a m i c a u x m e t t e n t en confiance et stimulent les néophytes qui démontrent le mouvement en marchant. Je nous revois, tous les deux, véhicu lés dans Paris et jusqu'à Joinville. dans ma rustique 2 CV, et je garde encore en mémoire, dans mon corps, les cahots du véhicule provoqués par les hoquets de Bourdieu suffo
cant sous mes imper t inences . Comment se peut-il. Monsieur, que vous ayez, aussi bien construit l'interprétation sociale du mandarinat universitaire et que vous soyez devenu, à ce point l'un des plus évidents mandarins '.' La témérité suffit à montrer le type de relations directes, franches et iconoclastes qui nous liaient alors. Avec moi il lui fallait de la patience. J'ai souvenir d'un autre épisode marquant de ces relations amicales pour ses effets sur l'engagement initial du travail. Installés dans un restaurant rust ique et dé j eunan t , c o m m e il se do i t , d'une daube, le professeur se mit à dessiner, sur la nappe en papier, l'objectif à atteindre sans retard : Pociello vous devez construire l'espace des sports... (bien entendu en référence à l'espace des positions sociales). C ' e s t bien noté ! Et même archivé ! Car j'ai gardé longtemps le précieux « documen t ». authent i f ié du sceau d'un cul de bouteille, qui atteste de la recommandation, par la découpe soigneuse (un peu religieuse et déjà « fétichiste ») de la nappe qui por ta i t ses graphes et annotat ions. Je l 'ai malheureusement égaré lorsque je me suis vu. plus tard, reproché par le p rofesseur l u i - m ê m e , d'avoir succombé à un usage fétichiste de l'espace des sports. Mais je lui pardonne très volontiers avant même d 'at tendre la date de prescription.
Le temps des critiques acerbes... N'ai-je pas écrit, en 1980-83 Le Rugby ou la guerre des styles sous sa direction éclairée et sous son contrôle permanent ? C'est un ouvrage qu'il a largement inspiré. Les idées forces, les plus originales qui y sont formulées, c'est lui qui les a inspirées (voyez la pertinence ici de l'opposition entre l e s Petits malins et Gros balourds...). Les critiques, comme les conseils, ont toujours porté, forts de l'expérience que le sociologue avait acquise dans d'autres champs et d'autres segments de la culture populaire, qui permettaient de fructueuses mises en relations. Mais il n'a pas apprécié le ton que j'ai adopté dans l 'ouvrage que je voulais savoureux et jovial pour tenter de sensibiliser un public - que je savais non averti et même rétif - à l'intérêt de l'approche sociologique et anthropologique des sports, permet tant de c o m p r e n d r e , soi-même, « son » sport. Me fut aussi vertement reproché de n'avoir pas étudié et souligné « l'arbitraire de l'autorité » dont le rapport à l'entraîneur, dans l'entraînement de rugby des villages, à la nuit tombée, est le plus pur modèle. Un article sévère - mais juste -publié en 1987. dans l 'ouvrage intitulé Choses dites (Programme pour une sociologie du sport) est. pour beaucoup, une critique portée dans la direction de mon tra-
vail et de ce qui lui apparaissait, chez moi. comme une dérive discutable. Les initiés l'auront bien perçu. Par amitié il ne me cite pas nommément dans le texte mais j'en ai pris, ici, pour mon grade. Heureusement Jean-Paul Clément qui fut de la fête, et qui avait très per t inemment taillé, dans l'espace des sports, le sous-espace des sports de combat, y est à l'honneur. Il n'y a pas lieu de se plaindre de ces vigoureuses critiques, en soi positives, tant « l'école de pensée » de Bourdieu fut. on le sait, une école vivante, turbulente, marquée par des passions, des divorces et des ruptures retentissantes.
B i b l i o g r a p h i e
1958 : Sociologie de l'Algérie. 1963 : Travail et travailleurs en
Algérie. 1964 : Le déracinement et
Les héritiers. 1966 : L'amour de l'art. 1968 : Le métier de sociologue. 1972 : Théorie de la pratique. 1979 : La distinction. 1982 : Ce que parler veut dire. 1984 : Homo academicus. 1988 : L'ontologie politique de
Martin Heidegger. 1989 : La noblesse d'État. 1993 : La misère du monde. 1997 : Méditations pascaliennes. 1998 : Contre-feux (Raison d'agir
éditions) et La domination masculine.
2000 : Les structures sociales de l'économie.
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La contribution de Bourdieu à la sociologie des sports Il n 'est pas besoin de rappeler l ' éminen te cont r ibut ion de la théorie de Bourdieu à la sociologie française et de souligner l'extraordinaire étendue de ses interprétations dans les « champs » les plus divers qui divisent et segmentent notre société. Mais on doit souligner ici combien les concepts fondamentaux de sa théorie se sont t rouvés opératoires dans l'espace (ou le « système ») puis dans le « champ socio-sportif ». Ils ont permis de rechercher quels pouvaient être les effets, les plus d i rec ts , de « l 'habi tus ». dans ce registre complexe de p ra t i ques , et de concevoir la possibilité de travailler sur la genèse des habitas et des goûts sportifs. Mais il n'est pas sans intérêt de remarquer combien Bourdieu a u t i l i sé , dans ses textes et --es c o n f é r e n c e s , les mé tapho re s sportives (espace et règles du jeu. sens du jeu. sens du placement, sens de l'anticipation). On peut voir combien était parlant et pertinent le recours à ces images empruntées aux « sports collectifs de combat ». pour expliquer et faire comprendre la structure et la dynamique des « champs » sociaux. Les rapports de forces qui y siègent, les luttes qui s'y engagent ainsi que les ressources spécifiques indispensables pour pouvoir y figurer et y bien lutter. On y comprend même à travers les tac t iques des équ ipes , les indispensables « stylisations » des product ions techniques et culturelles des nouveaux entrants dans un champ de jeu où ils sont, d 'emblée, dominés. Cette poétique rev était, pour nous, une formidable valeur didactique. Mais c e s apports se vont aussi révélés fructueux dans la mise en chan t i e r , par l ' é q u i p e de recherche, d'une série d'enquêtes empiriques, permettant de construire la « distribution sociale » des pratiques sportives et des modal i tés de prat iques, prise à un moment de son histoire. Ce modèle soulignait le parti pris, adopté par les contrïbu-teurs et les adeptes de / espace des sports (qui visualisait cette « distribution »). de privilégier la perspective relationnelle et non substantialiste des sports. Sports qui prennent leur sens dans le sys t ème des re la t ions q u ' i l s en t r e t i ennen t avec les au t res
sports. De sorte que. dès l'arrivée de nouvelles pratiques (inventées ou importées) on pouvait anticiper et voir à l'œuvre, le complet r é a m é n a g e m e n t de ce « système » offrant une toute nouvelle configuration. En montrant la per t inence du « retournement » des questionnements an thropologiques et de l'application des modè l e s et méthodes de l ' e thnologie , sur notre propre société. Bourdieu nous offre d'autres apports essentiels qui se sont trouvés immédiatement transposés dans l'esquisse d 'une « ethnosociologie » des groupes socialement constitués de sportifs. La mise en évidence de la division sexuelle du travail gymnique (1981) doit directement aux subtiles analyses du Démon de l'analogie dans Le
sens pratique (1980). La division sociale du travail dans l'équipe de rugby, associée aux pratiques du style de vie cohérent et signifiant des rugbymen, saisis, in situ (jusqu'au « zinc du bistrot » où ils ont leurs habitudes), en procède évidemment. Toutes les subtiles différenciations culturelles des sportifs de combat, structurant différemment les corps, les espaces, les temps, les sols, les rythmes, les langages, les poétiques et même les « politiques » des combat tan ts sont de cette même farine et mouture. Tous ceux qui ont opérationnalisé, un moment , le concept d'usages sociaux (de la moto, de la voile, du canoë-kayak , du del ta , du vélo, de l'alpinisme, etc.) lui sont redevables et devraient lui être éternellement reconnaissants.
La gestion d'un héritage Dans le mode de connaissance qualifié de « scientifique » - qui est foncièrement critique et prospectif - il est légitime de changer de modèle théorique - ou même de paradigme - et il est même nécessa i re de re lancer , sans cesse, la polémique bachelar-dienne dans le champ. Mais en appelant à une exorbitante réfutation poppérienne dans l'espace non poppérien du raisonnement naturel (Passeron, 1991) il est poss ib le de repérer que lques imposteurs qui, sous le prétexte de critiquer une pensée qui les précède, veulent nous faire croire au bien fondé d'une table rase en confondant la démarche scientifique et la pensée autoengendrée.
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Revue EP.S n°294 Mars-Avril 2002 c. Editions EPS. Tous droits de reproduction réservé
À ceux qui ont sans vergogne, dénié leurs o r i g i n e s , on peut conseiller un « examen d'inconscience » et de s ' inspi rer de la démarche, à la fois critique et respectueuse, de Bernard Lahire. faisant la part des Dettes et des critiques (1999). à l'égard du travail sociologique considérable de Pierre Bourdieu. par la cohorte de sociologues qui furent ses élèves ou ses épigones. Le mieux qui puisse advenir à la gestion d'un héritage c'est, en effet, de ne verser ni dans cette perversité (stérilisante) de la pensée ni dans la sacralisation obsessionnelle qui fige toute évolution. Ainsi verra-t-on très bientôt, mais plus près de nous, dans une socio-pédagogie appliquée à l 'éducation physique, les effets d 'une critique vigoureuse mais respec
tueuse de Bourdieu dans le travail de rec t i f i ca t ion t héo r ique du concept de champ par Daniel Denis par exemple. Sur un plan plus institutionnel saura-t-on jamais si ne furent pas déterminants, les premiers acquis théoriques et méthodologiques signalés et cette progressive accumulation symbolique concomitante (1975-1985), au profit de l'INSEP, dans la décision prise, par la commission constituée par le ministère de la Jeunesse et des Sports (R. Trottein. A. Haumont et J.-P. Pages), de confier au laboratoire de sociologie du sport de cet établissement, le travail d'enquête lourde sur les pratiques sportives des Français en 1985-87, financé par le ministère de la Recherche ? Enfin, parmi les effets les plus inattendus de l'influence qu'a pu
exercer Pierre Bourdieu. dans notre domaine, on peut relever le fait que Pierre Parlebas - toujours attentif à protéger la Science des conduites motrices face aux coups de boutoir des sciences sociales « fondamentales » - avait activement participé à l'une des séances de ce séminaire de l 'ENSEPS. animée par le sociologue. Il aura la bonne idée de l'inviter ultérieurement (en novembre 1980) pour présenter une conférence dans le cadre des CEMEA (Vie physique et jeux) ; c'est-à-dire afin de soumettre le domaine des jeux socio-moteurs, même, à la fulgurante sagacité du sociologue. Jacques Defrance et Jean-Paul Clément qui furent ses élèves directs ou indirects - mais qui lui sont toujours restés fidèles - ont pu préciser la pertinence de La sociologie anthropologique de Pierre Bourdieu et souligner les nombreux apports - que je juge considérables et quasiment « fondateurs » de la sociologie de Pierre Bourdieu ci la sociologie des sports. Ils l'ont si remarquablement développé dans un numéro de la revue STAPS (n° 35. octobre 1994), qu ' i l ne m ' a pas paru nécessaire d'y ajouter. J'ai préféré, pour ma part, m'en tenir, pour cet hommage affectueux rendu par un modeste collaborateur, venu du monde de l ' é d u c a t i o n phys ique et des sports, à des événements vécus intensément et qui ont permis à un ensemble de plus en plus nombreux de jeunes chercheurs d'entrer en relations passionnantes et p a s s i o n n é e s avec un ma î t r e . Celui-c i me reconnaissa i t , au moins explicitement la qualité d'être un bon in t e rcesseur et filant, une nouvelle fois, la métaphore sportive, d'être un excellent entraîneur.
Aussi peut-on exprimer ici. plus largement, par ma voix, la reconnaissance, d 'un milieu professionnel , en tous cas le dire au nom de tous ceux qui, portés par le courant, y furent collectivement entraînés. Pierre Bourdieu vient très malheureusement de nous quitter. On va bientôt sentir le vide que cette disparition va produire tant au plan scientifique (c'est-à-dire critique), qu 'au plan des sciences sociales appliquées, comme au plan de l 'engagement politique de l'intellectuel.
Christian Pociello Professeur des universités.
Paris XI Orsay. Directeur du Centre de Recherches
sur les Cultures Sportives.
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