histoire des anévrismes (4) – la rupture d’anévrisme du général de gaulle

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Histoire de l a médecine r k4. Histoire des anévrismes (4) - La rupture d'anévrisme du général de Gaulle Diagnostiqué en 1955 par Milliez (?), l'anévrisme de Charles de Gaulle fit de la France une « veuve » (selon le mot de Georges Pompidou). Le lundi 9 novembre 1970 vers 18 h 30, à la Boisserie, le général de Gaulle, qui avait travaillé comme chaque jour à ses Mémoires d'espoir, quittait son bureau et débutait une réussite sur la table de brid- ge de la bibliothèque. Vers 18 h 50, il s'adressa à sa femme Yvonne assise à ses côtés : << Oh ! j'ai mal là, dans le dos.. . ,, Le général porta sa main dans le dos, du côté droit, puis il s'affaissa dou- cement sur son fauteuil. Sa femme lui prit le pouls, il était très faible. Charlotte, Honorine et Francis Marroux, le chauf- feur, allongèrent le général sur un matelas descendu de l'étage. Le docteur Lacheny à Bar-sur-Aube et l'abbé Claude Jaugey, curé de Colombey, furent appelés ; ils arrivèrent ensemble très vite vers 19 h 10. Le docteur Lacheny avait emporté avec lui sa trousse à perfusion (pour le traite- ment des infarctus). Charles de Gaulle respirait avec difficulté. Le médecin fit une injection de morphine. À 19 h 35, l'illustre patient décédait de la rupture d'un ané- vrisme de l'aorte abdominale (le diagnostic fut porté par le docteur Lacheny). Charles de Gaulle né à Lille le 22 novembre 1890 n'avait pas atteint ses 80 ans. Un mois avant, il s'était plaint de dou- leurs abdominales et dorsales diffuses qui ne répondaient pas au traitement anti-angoreux classique. Le dossier médical du général de Gaulle est pauvre : il ne portait mention que de trois blessures de la Première Guerre mondiale la main gauche, à la jambe droite, à la cuisse gauche par une baion- nette), d'un accès palustre (avril 1942), d'une double intervention ophtalmolo- gique pour une cataracte bilatérale (décembre 1952 et mars 1955) et d'un adénome prostatique opéré le 17 avril 1964 à l'hôpital Cochin par le professeur Pierre Aboulker (1906-1 976), compa- gnon de la Libération. <( Miction accom- plie )) aurait dit de Gaulle quelques jours après l'opération. Avant l'intervention sur la prostate, le chef de l'État en voyage Fig. - Le général de Gaulle prononce un discours aux médecins, au château de Versailles, lors du Ile Congrès international de morale médicale, en 1966. Assis devant lui, le Pr Robert de Vernejoul (1890-1992), alors président du conseil de l'Ordre. officiel en Amérique du Sud porta une sonde à demeure ; on rapporte que le général avait refusé du matériel améri- cain, lui préférant les sondes <( made in France ,,... Affublé d'une double cataracte, d'une grande taille (1, 89 m), décédé d'une rup- ture d'anévrisme, certains pathobio- graphes du général ont évoqué un syn- drome de Marfan malgré l'absence de dolichosténomélie et d'arachnodactylie. La pathologie anévrismale du général de Gaulle était - semble-t-il - connue depuis la deuxième intervention sur la cataracte au cours de laquelle l'illustre patient eut un épisode syncopa1 postopératoire dans la nuit du 10 au 11 mars 1955. Son méde- cin traitant, le docteur André Lichtwitz (1 899-1 962), compagnon de la Libération, n'étant pas joignable, le professeur Paul Milliez (1912-1994) fut appelé au chevet du général ; il y demeura de 1 h 40 à 5 h 30 du matin. Milliez témoigna (en 1976) que son malade s'était senti nauséeux avec sensation de mort imminente, sueurs froides, pouls à 135, sans extra- systoles, hypotension à 90-50. c< Excusez-moi docteur de n'être pas sémillant. )> On administra au général de la coramine, de la natisédine, du camphre, du Pressyl (camphétamide et pressédrine), de la prostigmine (parasympathomimétique de synthèse). Milliez écrivit vingt ans plus tard : << Quand le général eut récupéré, je lui ai retrouvé un pouls tout à fait normal au membre supérieur; mais je ne I'ai pas trouvé au membre inférieur et je n'ai pas senti battre la partie basse de son aorte abdominale. Je I'ai dit à Lichtwitz [le médecin traitant du général de Gaulle] que je suis allé voir pour cela, lui laissant la décision de prévenir ou non De Gaulle. II a jugé plus sage de ne rien dire, car nous étions bien conscients, tous les deux, que si nous disions quelque chose au Général, avec sa rigueur morale, il se retirerait définitivement et refuserait toute action politique. Milliez ne donna aucune précision sur l'auscultation cardiaque et n'évoqua aucun souffle. Par la suite, une artériographie ou une échocardiographie furent-elles réalisées ? Probablement pas ; pourtant ces examens étaient pratiqués depuis le milieu des années 1950 (de manière peu courante). Milliez et Lichtwitz avaient-ils réellement pressenti en 1955 le diagnostic d'anévrisme ? Ces questions demeurent sans réponse. Quant au général, avait-il lui-même connaissance de cette pathologie ? Son fils, l'amiral Philippe de Gaulle, indiquait dans le Figaro Magazine du 4 novembre 1995 : << sans doute [mon père] avait-il plusieurs anévrismes. Ses deux frères, Pierre et Xavier; étaient morts également d'une rupture d'anévrisme. Lui-même se savait donc - il l'avait mentionné devant nous - menacé de la même fin brutale )) et dans Paris-Match, Philippe de Gaulle ajoutait : c< Mon père ne suivait aucun trai- tement et ne prenait pas de médicaments [.. .] II ne voyait de médecin qu'une fois l'an [. . .] de toute façon, si l'un avait déce- lé le mal qui l'a emporté, je ne crois pas qu'il aurait accepté de se faire opérer. ,, L'amiral confirmait ses propos dans son ouvrage De Gaulle, Mon père, suite d'en- tretiens avec Michel Tauriac, paru chez Plon en 2004. Dr Christian Régnier AMC WW No 136 - 25 février 2005

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Page 1: Histoire des anévrismes (4) – La rupture d’anévrisme du général de Gaulle

Histoire de la médecine r k 4 .

Histoire des anévrismes (4) - La rupture d'anévrisme du général de Gaulle

Diagnostiqué en 1955 par Milliez (?), l'anévrisme de Charles de Gaulle fit de la France une « veuve » (selon le mot de Georges Pompidou). Le lundi 9 novembre 1970 vers 18 h 30, à la Boisserie, le général de Gaulle, qui avait travaillé comme chaque jour à ses Mémoires d'espoir, quittait son bureau et débutait une réussite sur la table de brid- ge de la bibliothèque. Vers 18 h 50, il s'adressa à sa femme Yvonne assise à ses côtés : << Oh ! j'ai mal là, dans le dos.. . ,, Le général porta sa main dans le dos, du côté droit, puis il s'affaissa dou- cement sur son fauteuil. Sa femme lui prit le pouls, il était très faible. Charlotte, Honorine et Francis Marroux, le chauf- feur, allongèrent le général sur un matelas descendu de l'étage. Le docteur Lacheny à Bar-sur-Aube et l'abbé Claude Jaugey, curé de Colombey, furent appelés ; ils arrivèrent ensemble très vite vers 19 h 10. Le docteur Lacheny avait emporté avec lui sa trousse à perfusion (pour le traite- ment des infarctus). Charles de Gaulle respirait avec difficulté. Le médecin fit une injection de morphine. À 19 h 35, l'illustre patient décédait de la rupture d'un ané- vrisme de l'aorte abdominale (le diagnostic fut porté par le docteur Lacheny). Charles de Gaulle né à Lille le 22 novembre 1890 n'avait pas atteint ses 80 ans. Un mois avant, il s'était plaint de dou- leurs abdominales et dorsales diffuses qui ne répondaient pas au traitement anti-angoreux classique. Le dossier médical du général de Gaulle est pauvre : il ne portait mention que de trois blessures de la Première Guerre mondiale (à la main gauche, à la jambe droite, à la cuisse gauche par une baion- nette), d'un accès palustre (avril 1942), d'une double intervention ophtalmolo- gique pour une cataracte bilatérale (décembre 1952 et mars 1955) et d'un adénome prostatique opéré le 17 avril 1964 à l'hôpital Cochin par le professeur Pierre Aboulker (1906-1 976), compa- gnon de la Libération. <( Miction accom- plie )) aurait dit de Gaulle quelques jours après l'opération. Avant l'intervention sur la prostate, le chef de l'État en voyage

Fig. - Le général de Gaulle prononce un discours aux médecins, au château de Versailles, lors du Ile Congrès international de morale médicale, en 1966. Assis devant lui, le Pr Robert de Vernejoul (1890-1992), alors président du conseil de l'Ordre.

officiel en Amérique du Sud porta une sonde à demeure ; on rapporte que le général avait refusé du matériel améri- cain, lui préférant les sondes <( made in France ,,... Affublé d'une double cataracte, d'une grande taille (1, 89 m), décédé d'une rup- ture d'anévrisme, certains pathobio- graphes du général ont évoqué un syn- drome de Marfan malgré l'absence de dolichosténomélie et d'arachnodactylie. La pathologie anévrismale du général de Gaulle était - semble-t-il - connue depuis la deuxième intervention sur la cataracte au cours de laquelle l'illustre patient eut un épisode syncopa1 postopératoire dans la nuit du 10 au 11 mars 1955. Son méde- cin traitant, le docteur André Lichtwitz (1 899-1 962), compagnon de la Libération, n'étant pas joignable, le professeur Paul Milliez (1912-1994) fut appelé au chevet du général ; il y demeura de 1 h 40 à 5 h 30 du matin. Milliez témoigna (en 1976) que son malade s'était senti nauséeux avec sensation de mort imminente, sueurs froides, pouls à 135, sans extra- systoles, hypotension à 90-50. c< Excusez-moi docteur de n'être pas sémillant. )> On administra au général de la coramine, de la natisédine, du camphre, du Pressyl (camphétamide et pressédrine), de la prostigmine (parasympathomimétique

de synthèse). Milliez écrivit vingt ans plus tard : << Quand le général eut récupéré, je lui ai retrouvé un pouls tout à fait normal au membre supérieur; mais je ne I'ai pas trouvé au membre inférieur et je n'ai pas senti battre la partie basse de son aorte abdominale. Je I'ai dit à Lichtwitz [le médecin traitant du général de Gaulle] que je suis allé voir pour cela, lui laissant la décision de prévenir ou non De Gaulle. II a jugé plus sage de ne rien dire, car nous étions bien conscients, tous les deux, que si nous disions quelque chose au Général, avec sa rigueur morale, il se retirerait définitivement et refuserait toute action politique. Milliez ne donna aucune précision sur l'auscultation cardiaque et n'évoqua aucun souffle. Par la suite, une artériographie ou une échocardiographie furent-elles réalisées ? Probablement pas ; pourtant ces examens étaient pratiqués depuis le milieu des années 1950 (de manière peu courante). Milliez et Lichtwitz avaient-ils réellement pressenti en 1955 le diagnostic d'anévrisme ? Ces questions demeurent sans réponse. Quant au général, avait-il lui-même connaissance de cette pathologie ? Son fils, l'amiral Philippe de Gaulle, indiquait dans le Figaro Magazine du 4 novembre 1995 : << sans doute [mon père] avait-il plusieurs anévrismes. Ses deux frères, Pierre et Xavier; étaient morts également d'une rupture d'anévrisme. Lui-même se savait donc - il l'avait mentionné devant nous - menacé de la même fin brutale ))

et dans Paris-Match, Philippe de Gaulle ajoutait : c< Mon père ne suivait aucun trai- tement et ne prenait pas de médicaments [.. .] II ne voyait de médecin qu'une fois l'an [. . .] de toute façon, si l'un avait déce- lé le mal qui l'a emporté, je ne crois pas qu'il aurait accepté de se faire opérer. ,, L'amiral confirmait ses propos dans son ouvrage De Gaulle, Mon père, suite d'en- tretiens avec Michel Tauriac, paru chez Plon en 2004.

Dr Christian Régnier

AMC WW No 136 - 25 février 2005