guide lecture koltes

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Dans la solitude des champs de coton, de Bernard Marie Kolt ` es — Guide de lecture / Khˆ agne F´ enelon, Clermont-ferrand Richard Maurel 6 juillet 2013 Dans la Solitude des champs de coton : Une œuvre « ´ etrange et d´ eroutante » ? Ces quelques remarques visent seulement ` a guider le lecteur dans ce livre qui peut d´ esar¸conner au premier abord; elles ne cherchent pas ` a en ´ epuiser le contenu. Afin de tirer parti autant que faire se peut de cet opuscule, dont les limites sont ´ evidentes, je sugg` ere de le lire une premi` ere fois avant de lire la pi` ece de Kolt` es — mˆ eme si, dans ce cas, un certain nombre d’analyses critiques pour- ront vous ´ echapper — puis, une fois la lecture de Dans la solitude des champs de coton achev´ ee (en prenant des notes), de le relire en l’annotant ` a son tour : c’est la raison pour laquelle le document poss` ede des marges g´ en´ ereuses. J’es- p` ere qu’il vous sera de quelque utilit´ e pour entrer dans l’univers dramatique de Kolt` es, si d´ eroutant lors d’une premi` ere prise de contact. Dans la solitude des champs de coton (1986) est souvent consid´ er´ ee comme la pi` ece maˆ ıtresse de l’œuvre de Kolt` es : moins spectaculaire que Combat de N` egre et de chiens (1983), moins provocatrice que Roberto Zucco (1990), elle est l’aboutissement d’une certaine recherche formelle et poss` ede un caract` ere ´ enigmatique qui incite ` a la relecture. Bien que souvent comment´ ee, elle garde une part importante de myst` ere qui est un ´ el´ ement probable de son succ` es mais aussi, sans doute, du rejet qu’elle peut parfois engendrer. Car le lecteur ou le spectateur n’en comprend pas l’int´ egralit´ e, en tout cas si l’on prend le terme comprendre dans son sens litt´ eral. Kolt` es brouille sans arrˆ et les pistes , et ce n’est pas un hasard si les mises en sc` ene successives l’ont laiss´ e sur sa faim. Elles ne sont en tout cas jamais totalement satisfaisantes, comme n’est jamais satisfaisante la r´ eponse ` a une quˆ ete de sens de l’œuvre — mais n’est-ce pas le propre de toute mise en sc` ene d’une œuvre dramatique ? Ce texte r´ ev` ele bien l’esth´ etique si particuli` ere de Kolt` es. L’´ ecriture y est proche de la pens´ ee ou du rˆ eve ce qui conf` ere aux longues tirades un aspect parfois po´ etique. D’ailleurs la compr´ ehension de Dans la solitude des champs de coton se poursuit apr` es la repr´ esentation , dans l’entrelacs des r´ eminiscences ` a 1

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Guía de lectura de Koltès

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Page 1: Guide Lecture Koltes

Dans la solitude des champs de coton,

de Bernard Marie Koltes — Guide de lecture /

Khagne Fenelon, Clermont-ferrand

Richard Maurel

6 juillet 2013

Dans la Solitude des champs de coton : Une œuvre « etrange et deroutante » ?

Ces quelques remarques visent seulement a guider le lecteur dans ce livrequi peut desarconner au premier abord ; elles ne cherchent pas a en epuiser lecontenu. Afin de tirer parti autant que faire se peut de cet opuscule, dont leslimites sont evidentes, je suggere de le lire une premiere fois avant de lire la piecede Koltes — meme si, dans ce cas, un certain nombre d’analyses critiques pour-ront vous echapper — puis, une fois la lecture de Dans la solitude des champsde coton achevee (en prenant des notes), de le relire en l’annotant a son tour :c’est la raison pour laquelle le document possede des marges genereuses. J’es-pere qu’il vous sera de quelque utilite pour entrer dans l’univers dramatique deKoltes, si deroutant lors d’une premiere prise de contact.

Dans la solitude des champs de coton (1986) est souvent consideree commela piece maıtresse de l’œuvre de Koltes : moins spectaculaire que Combat deNegre et de chiens (1983), moins provocatrice que Roberto Zucco (1990), elleest l’aboutissement d’une certaine recherche formelle et possede un caractereenigmatique qui incite a la relecture. Bien que souvent commentee, elle gardeune part importante de mystere qui est un element probable de son succes maisaussi, sans doute, du rejet qu’elle peut parfois engendrer. Car le lecteur ou lespectateur n’en comprend pas l’integralite, en tout cas si l’on prend le termecomprendre dans son sens litteral. Koltes brouille sans arret les pistes, et cen’est pas un hasard si les mises en scene successives l’ont laisse sur sa faim.Elles ne sont en tout cas jamais totalement satisfaisantes, comme n’est jamaissatisfaisante la reponse a une quete de sens de l’œuvre — mais n’est-ce pas lepropre de toute mise en scene d’une œuvre dramatique ?

Ce texte revele bien l’esthetique si particuliere de Koltes. L’ecriture y estproche de la pensee ou du reve ce qui confere aux longues tirades un aspectparfois poetique. D’ailleurs la comprehension de Dans la solitude des champs decoton se poursuit apres la representation, dans l’entrelacs des reminiscences a

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la maniere d’un poeme dont on n’aurait compris au premier abord que le senslitteral et qui vient successivement eclairer, par breves rememorations verbales,les evenements de notre vie, acquerant ainsi sa veritable signification. Commepour beaucoup de pieces contemporaines, chaque lecteur / spectateur tire deson experience la signification de la piece qui propose une pluralite de sens. Cequi releve donc d’une experience personnelle : chacun y retrouve quelque chosequi lui appartient en dehors du domaine de la connaissance. Le dialogue entrele client et le dealer s’adresse a une partie de nous difficile a saisir. 1. Ce n’estplus le dramaturge (l’auteur) qui impose sa vision mais un jeu entre l’auteur etle lecteur / spectateur qui rend ce dernier actif et cooperatif selon la formuled’Umberto Eco. 2

Le theatre de Bernard-Marie Koltes (ne a Metz le 9 avril 1948 et mort aParis le 15 avril 1989) est un theatre de revolte : il ecrit ses premieres piecesdans les annees 70, apres la « revolution de 68 » et fait un bref passage auParti Communiste de 1975 a 1978. Koltes est, en outre, homosexuel dans unesociete heterosexuelle qui reprouve et relegue l’homosexualite dans le champdes perversions psychiatriques. Par consequent, ses pieces expriment souventl’incomprehension des hommes entre eux et la violence de leurs rapports facea leurs nombreuses tentatives avortees de se comprendre dues a l’echec de lacommunication. Dans la Solitude des champs de coton apparaıt comme le pointculminant de la seconde periode de l’œuvre de Koltes, celle des soliloques et desmonologues. Certes, cette piece est deja un dialogue (philosophique ?) a deuxpersonnages (un dealer et un client, un noir et un blanc, dans une situationparticuliere de « deal ») mais celui-ci ne deroge pas au principe des monologues,nombreux et decisifs. Au-dela de l’ecriture, Koltes introduit avec radicalite l’ideedu « deal » comme metaphore de tous les rapports humains.L’œuvre dramatique de Koltes envisage tres frequemment les rapports humainssous une perspective ethologique 3 fondee sur des rapports territoriaux — commeles chats — et sur une economie libidinale chere a Freud et aux Marxistes. Lalibido est dans la theorie freudienne, l’energie sexuelle qui represente l’elan vital,le desir primordial lie a celui de la reproduction de l’espece. Mais cette libidopeut etre detournee de son objet premier (la sexualite) pour etre reinvestie dansd’autres objets (l’art, l’economie, la guerre, la possession, etc.) par un procededont Freud emprunte malencontreusement le nom a la chimie : la « sublima-tion ». Cette sublimation detourne l’homme de ses pulsions sexuelles negativespour les lui faire reinvestir dans des desirs sociaux (reussir, s’integrer, se realiser,etc.) et economiques (la societe de consommation) 4.

1. Moıse Toure. Il a notamment monte Dans la solitude des champs de coton, Combat deNegre et de chiens au Kenya, au Mali et en Guadeloupe.

2. Lector in fabula : «le role du lecteur »3. L’ethologie est l’etude du comportement des diverses especes animales. Cette branche

zoologique de la biologie a ete creee en 1854 par le naturaliste Isidore Geoffroy Saint-Hilaire,qui a beaucoup inspire... Balzac pour sa Comedie Humaine ! Il existe une ethologie humainequi en etudie les comportements individuels.

4. Le capitalisme du XXe siecle a fait de la libido sa principale energie. Il ne suffit pas dedisposer de petrole pour « faire marcher » le capitalisme consumeriste : il faut pouvoir exploiter

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Si les personnages de Quai Ouest faisaient deja leur « bizness », et si ceux duRetour au Desert agiront en fonction des regles economiques de l’usine, c’estsans doute la premiere fois que son theatre reduit a ce point l’echange humain aun marche 5. Cette metaphore de la drogue et du trafic, ce langage de pickpocketet de delinquant pour evoquer les relations entre les etres, est a la fois inventif etderoutant, il montre au spectateur que nous jouons tous un role vis-a-vis de nosdesirs profonds que nous ne pouvons assumer la plupart du temps et que nouspassons notre temps a nous escroquer ou nous leurrer nous-memes. Mais il fautaller un peu plus loin dans la reflexion : tout etre humain entre ou doit entrer enrapport avec ses contemporains sous peine de basculer dans la folie. Les grandespsychoses sont d’ailleurs caracterisees avant tout par un trouble de la relationqui empeche ceux qui en souffrent d’etablir des relations saines avec leur entou-rage, or ici, l’auteur nous parle des premisses, des prolegomenes, a toute relation.Le «dealer»et le «client»doivent etablir une relation commerciale pour ne pasnier ou perdre ce qui fait leur humanite. On pourrait ainsi dire que c’est, pourune part, le « deal » comme matrice (ou modele) des rapports interpersonnelsqui donne toute sa place a cette piece dans le theatre contemporain.

Si vous marchez dehors, a cette heure et en ce lieu, c’est que vousdesirez quelque chose que vous n’avez pas, et cette chose, moi, je peuxvous la fournir ; car si je suis a cette place depuis plus longtemps quevous, et que meme cette heure qui est celle des rapports sauvagesentre les hommes et les animaux ne m’en chasse pas, c’est que jaice qu’il faut pour satisfaire le desir qui passe devant moi, et c’estcomme un poids dont il faut que je me debarrasse sur quiconque,homme ou animal, qui passe devant moi. (p.9)

Si la piece ressemble tant a un traite de philosophie, c’est qu’il ne s’y passerien (au sens narratif du terme), et pourtant par sa forme, elle rappelle la tra-gedie classique (a la fois par cette forme epuree et par ce que l’on appelle «letemps tragique ») . Sa structure denote en tout cas une certaine fascinationpour l’esthetique classique. L’echange, qui fonctionne par de longues tirades oules personnages se repondent argument par argument comme suivant les reglesde logique ou de droit, n’est pas psychologique : ce sont des individus specifiqueset uniques 6, veritables machines a argumenter, a raisonner et a convaincre. Lalogique commerciale semble prendre le pas sur la logique psychologique maisil ne faut pas oublier que le mot commerce a longtemps ete un synonyme derapport humain ( comme dans l’expression «etre d’un commerce agreable »).

De fait, les regles classiques 7 sont scrupuleusement observees : unite de lieu

aussi et surtout la libido grace au marketing. L’energie libidinale doit etre canalisee sur lesobjets de la consommation afin d’absorber les excedents de la production industrielle, c’est lemodele de la societe de consommation. Il s’agit de faconner des desirs selon les besoins de larentabilite des investissements c’est-a-dire aussi bien de rabattre les desirs sur les besoins.

5. Sur la question — complexe — du desir et du marche : voir Balzac, Le faiseur, et...attendre mon cours sur l’economie du desir

6. Des «monades» selon le terme philosophique utilise par Leibnitz7. Rappelons qu’elles sont au nombre de trois : l’unite de lieu, de temps et d’action aux-

quelles on ajoute la regle de decence

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(l’espace neutre), unite de temps (une rencontre qui se deroule sur une partie dela nuit seulement), unite d’action (aucune intrigue secondaire). La bienseanceest respectee, le ton soutenu et l’expression chatiee, excepte en de brefs pas-sages, comme pour souligner la violence des passions. Alors que Koltes, dansses autres pieces, va souvent a l’encontre de ces regles, il les respecte ici assezscrupuleusement en renouant avec l’esthetique classique (voire preclassique avecle dialogue philosophique ou la disputatio medievale).

Koltes n’opere pas pour autant un retour (qui pourrait passer pour un pas-tiche) a la tragedie classique mais bien plus probablement une reecriture descanons classiques qui passe par une reinterpretation des regles et du dispositiftheatral. Une analyse minutieuse des tirades 8 montre que la «dispositio» (ca-tegorie de la rhetorique qui consiste a structurer ses arguments a l’aide d’uneprogression rigoureuse) est habilement utilisee : attaques, defenses, ripostes etesquives s’enchaınent dans le discours. Le combat s’engage alors, toujours sur leplan verbal, qui precede comme nous le savons depuis le debut de la piece, le planphysique. Quand les mots s’epuiseront alors les armes prendront le relais. Des lapremiere replique, l’homme est ravale au rang de l’animal, de la bete (en latin :fera, ferae qui a donne le mot «furieux» et par derivation le mot «feroce»). Ledealer et le client vont perdre peu a peu leur humanite pour devenir des betessauvages, sans que cela soit revele au public puisque la piece s’arrete juste avantl’affrontement physique. Durant toute la piece les deux hommes vont essayer derefrener leurs pulsions violentes tout en ayant conscience de l’inanite 9 de cettetentative.

Vous tachez de glisser une epine sous la selle de mon cheval pourqu’il s’enerve et s’emballe ; mais si mon cheval est nerveux et parfoisindocile, je le tiens avec une courte bride et il ne s’emballe pas sifacilement [] (p.20)

La piece comporte aussi de nombreuses indications d’espace (et cela des letitre : «la solitude des champs de coton» qui designe un espace paradoxal, carles champs de coton etaient au contraire tres peuples, par les esclaves et lescontremaıtres qui les surveillaient et les fouettaient ) et de mouvements :

Et si je dis que vous fıtes une courbe, et que sans doute vous allezpretendre que c’etait un ecart pour m’eviter, et que jaffirmerai enreponse que ce fut un mouvement pour vous rapprocher, sans douteest-ce parce qu’en fin de compte vous n’avez point devie, que touteligne droite n’existe que relativement a un plan, que nous bougeonsselon deux plans distincts, et qu’en toute fin de compte n’existe quele fait que vous m’avez regarde et que jai intercepte ce regard oul’inverse, et que partant, d’absolue qu’elle etait, la ligne sur laquellevous vous deplaciez est devenue relative et complexe, ni droite nicourbe, mais fatale. (p.18)

8. Voir Patrice Pavis : « le monde ou l’on deale », Le Theatre contemporain, NathanUniversite, Paris, 2002.

9. Caractere de ce qui est inutile et va echouer

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L’espace n’est decrit que dans le discours, non dans des didascalies, faisantdu langage un espace-temps comme il l’etait dans la tragedie ou la comedieclassique. L’espace, est, ici, ce qui separe les deux personnages, ce n’est pas unpoint de rencontre possible, c’est un point de discorde probable. Le deal est doncun moment cache, un espace intemporel (metaphore de l’espace psychologiqueinterieur dans lequel se livrent les combats du desir et de la raison) ou lesprotagonistes se rencontrent « fatalement » . Face a ce deal, la solitude, pas cellea laquelle nous sommes accoutumes bien entendu, mais une solitude propre al’œuvre de Koltes, est radicale et sans remede. La solitude est ainsi l’autre facedu deal, lieu fœtal et fantasmatique, car le desir nous renvoie toujours a notrecondition d’enfant capricieux. Le deal rapproche les humains et les arrache acette maternelle et douce solitude mais par son echec les replonge dans le conflitet le combat.

A la croisee des chemins, les personnages apparaissent alors dans leur dua-lite, comme noir et blanc, negre et chien, doubles antithetiques, a la psychologieinsaisissable (mais pas inexistante ), pour lesquels le deal ne possede aucun objetpropre, aucune realite specifique mais autour duquel ils organisent leur etrangeballet verbal.

Une piece absurde ? Certainement pas Encore moins une piece vide de toutinteret, car c’est ce creux, ce manque de symbole, ce manque de sens, qui estle sujet meme de la piece, et qui oblige le lecteur a eliminer le sens qu’il avaitdonne au prealable a l’œuvre.

Ce n’est pas un texte ouvertement theatral en tant qu’il refuse les conven-tions memes de ce que l’on nomme la « theatralite », c’est d’abord un dialogueou les personnages deviennent des instances de parole, des « points de singula-rite 10 » qui s’observent et ne se rencontrent reellement jamais. Ce qu’ils dealentest peut-etre moins la drogue, le sexe, la mort que leur rapport d’homme ahomme et dans Dans la solitude des champs de coton, c’est la complexite, voirel’impossibilite du rapport a l’autre qui se dit. Cest la rencontre de deux etresmis a nu, un affrontement d’ou jaillit la question du rapport a l’Autre. La piecen’impose pas une seule signification et le spectateur doit rester libre d’interpre-ter ou de reinventer l’objet du deal.

Le desir reste donc entrave, non par refus du deal, mais parce qu’il n’est pasnomme ; il aurait pu etre drogue, drague, arme, amour, ou plaisir du discours.Il n’est pas nomme parce qu’il est litteralement innommable, indicible. Ce desirc’est celui que nous cachons tous au fond de nous-memes, que nous ressentonsconfusement mais dont nous nous refusons a accepter l’existence car il nousparaıt (et il l’est parfois) monstrueux.

LE CLIENTCependant je n’ai pas, pour vous plaire, de desirs illicites. Mon

commerce a moi, je le fais aux heures homologuees du jour, dansles lieux de commerce homologues et illumines d’eclairage electrique.

10. Cf supra : Leibnitz et les monades.

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Peut-etre suis-je putain, mais si je le suis, mon bordel n’est pas de cemonde-ci ; il s’etale, le mien, a la lumiere legale et ferme ses portes lesoir, timbre par la loi et eclaire par la lumiere electrique, car memela lumiere du soleil n’est pas fiable et a des complaisances. (p.18)

C’est ici que le spectateur ou le lecteur se trouve plonge dans le doute, l’in-comprehension, et qu’il cherche a connaıtre a tout prix l’enjeu de ce « deal ».Mais ce n’est pas chose aisee. Habitue a trouver le sens des œuvres, le lec-teur/spectateur se noie dans le vide, cet espace creux, de la piece. Que nousdit-elle ? Peut-etre tout simplement que le monde tourne sur lui-meme parcequ’on n’ose plus dire le desir autrement que dans une relation purement mer-cantile de client a vendeur ? Tout desir qui n’est pas immediatement convertibleen consommation est, de fait, suspect et quasiment censure car tous nos desirsdoivent etre monnayables. Ne voulant ni donner ni recevoir sans contrepartie,nous sommes entres dans un monde ou l’echange, l’alterite sont bloques. Constatque fait le client a la toute fin de la piece :

Il n’y a pas d’amour, il n’y a pas d’amour (p. 60)

La piece se veut peut-etre aussi peinture d’une societe corsetee et verrouilleealors qu’elle proclame l’echange, le commerce, le deal. Le desir — la conclusiondu deal, quel qu’en soit l’objet — ne trouve plus cet objet parce qu’il est incons-cient de son identite reelle, d’une certaine facon plus personne ne sait vraimentce qu’il desire. En ne s’avouant pas a eux-memes en quoi consiste le desir etdonc en ne cherchant pas le desir pour ce qu’il est reellement, les personnagesse nient eux-memes tout en niant le monde exterieur, car l’arret du desir c’estaussi le vertige, le suicide, la mort. Il y a ici une opposition entre le desir quiest le moteur de la vie et l’absence de desir qui est la mort. La violence ducombat n’est pas encore physique mais avant tout verbale et symbolique. Cejeu des oppositions structure une grande partie de la piece et en constitue undes principaux motifs. Voici un petit tableau reprenant quelques-unes de cesoppositions —- sans exhausivite bien entendu.

dealer clientnoir blanc

immobile mobiledesir sans desirbas haut

obscurite lumiere

Tableau des oppositions

Si le lecteur retrouve bien des elements de reel du quotidien (la banlieue, la

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solitude, la violence), il doit faire l’effort de rentrer dans un langage qui n’estni celui de la banlieue, ni meme celui du quotidien. Koltes ecrit un theatrelitteraire, dont les repliques — toujours longues ou tres longues — sont autantde « morceaux choisis ». Il n’est pas le dramaturge des exclus, du tiers-mondeou de la misere sociale. Ce qu’il cherche c’est avant tout cette beaute du langage,qui peut lutter et transcender selon lui la laideur du monde, et dont il dira a lafin de sa vie qu’elle le sauvera.

Son succes repose sur ce paradoxe : associe a l’image du « dramaturge dela vie sociale », il beneficie cependant de la puissance seductrice d’une languetravaillee, aux limites de la poesie, bien qu’artificielle d’un point de vue dra-maturgique. P. Chereau (qui deviendra le metteur en scene attitre de Koltes) adeclare a son propos :

J’aimais la facon qu’avaient les gens de s’y exprimer et je n’avais luca nulle part ailleurs : le langage magnifique d’un poete qui semblaitvenir d’une longue tradition, d’un usage incroyable de la langue fran-caise par les peuples colonises, un usage inventif et derangeant. 11

Les places de chacun sont mouvantes et sans cesse remises en question dansun mouvement perpetuel de dissolution des identites. Les frontieres entre lesdeux personnages sont a la fois extremement marquees et parfois tres floues, lesprincipes du renversement, de l’inversion et du miroir jouent a plein. Finalement,on pourrait presque penser qu’il y a un troisieme personnage dans cette piece :le langage, tant il semble avoir une autonomie et une volonte propre. Et c’estau moment ou le langage s’epuise, ou les mots revelent l’impasse de la relationhumaine que la violence physique va prendre leur place :

LE DEALERS’il vous plaıt, dans le vacarme de la nuit, n’avez-vous rien dit

que vous desiriez de moi que je n’aurais pas entendu ?

LE CLIENT

Je n’ai rien dit ; je n’ai rien dit. Et vous, ne m’avez-vous rien,dans la nuit, dans l’obscurite si profonde qu’elle demande trop detemps pour qu’on s’y habitue, propose, que je n’ai pas devine ?

LE DEALER

Rien.

LE CLIENT

Alors, quelle arme ?

11. Propos recueillis par Frederic Martel, Le Magazine Litteraire n 395.

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