groupe de réflexion sur l’avenir du service public européen ...cahier n 41 décembre 2020...

101
GRASPE Groupe de Réflexion sur l’avenir du Service Public Européen Reflection Group on the Future of the European Civil Service Cahier n° 41 Décembre 2020 Editorial : Faut-il revoir le plan européen de relance ? 3 Mieux vaut encore un Brexit dur par Philippe Van Parijs 11 Ce Brexit est une entreprise masochiste 14 Défense européenne : passer de la coopération à l’intégration 29 Autonomie stratégique : faut-il choisir entre l’Europe et l’OTAN ? 34 Le défi démocratique de l’Europe d’après-crise par Guillaume Sacriste 41 Lutte contre le changement climatique: une cohérence encore à établir 49 Climat : Conférence avec Pierre Larrouturou 53 Beyond the Green Deal a Green Civilization par Thomas Arnold 70 L’Europe, le monde et la crise du COVID-19 75 La cour de justice de l'UE, seule à réagir face à la Hongrie et la Pologne ? entretien avec Filipe Marques 85 Building and using scenarios for stress-testing policies 91 Changer l’état des choses est aisé, l’améliorer est très difficile ERASME Diffusion strictement limitée aux personnels des Institutions européennes

Upload: others

Post on 11-Feb-2021

1 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

  • GRASPE Groupe de Réflexion sur l’avenir du Service Public Européen

    Reflection Group on the Future of the European Civil Service

    Cahier n° 41 Décembre 2020

    Editorial : Faut-il revoir le plan européen de relance ?

    3

    Mieux vaut encore un Brexit dur par Philippe Van Parijs 11

    Ce Brexit est une entreprise masochiste 14

    Défense européenne : passer de la coopération à

    l’intégration

    29

    Autonomie stratégique : faut-il choisir entre l’Europe et

    l’OTAN ?

    34

    Le défi démocratique de l’Europe d’après-crise par

    Guillaume Sacriste

    41

    Lutte contre le changement climatique: une cohérence

    encore à établir

    49

    Climat : Conférence avec Pierre Larrouturou 53

    Beyond the Green Deal – a Green Civilization par Thomas

    Arnold

    70

    L’Europe, le monde et la crise du COVID-19 75

    La cour de justice de l'UE, seule à réagir face à la Hongrie

    et la Pologne ? entretien avec Filipe Marques

    85

    Building and using scenarios for stress-testing policies 91

    Changer l’état des choses est aisé,

    l’améliorer est très difficile

    ERASME

    Diffusion strictement limitée aux personnels des Institutions européennes

  • Groupe de réflexion sur l’avenir du service public Européen

    Page 2 GRASPE Décembre 2020

    Éditeur responsable : Georges VLANDAS

    Rédaction : Tomas GARCIA AZCARATE, Olivier BODIN, Tremeur

    DENIGOT, Guillaume DUVAL, Andréa MAIRATE, Paolo

    PONZANO, Kim SLAMA, Bertrand SORET, Jean-Paul

    SOYER, Catherine VIEILLEDENT, Sylvie VLANDAS.

    Site web et maquette :

    Diffusion :

    Jean-Paul SOYER

    Agim ISLAMAJ

    Société éditrice : GRAACE AISBL

    © GRASPE 2020

    Contributeurs et personnes ayant participé aux travaux du GRASPE

    Envoyez vos réactions et contributions à : [email protected]

    Retrouvez tous les numéros de GRASPE sur notre site

    GRASPE.EU

    mailto:[email protected]

  • Reflection Group on the Future of the European Civil Service

    GRASPE Décembre 2020 Page 3

    Éditorial : Faut-il revoir le

    plan européen de relance ?

    Alors que la seconde vague est en train de s’étendre, on prend

    conscience que la pandémie est loin d’être finie. A travers le

    monde, le nombre d’infections ne cesse d’augmenter entrainant

    des millions de personnes dans une situation de désespoir tout

    en exacerbant les divisions économiques et sociales. Les organi–

    sations internationales ne laissent aucune marge de complai–

    sance face à ce phénomène inédit. K. Georgieva a souligné à

    plusieurs reprises que cette ‘crise n’est pas comme les autres’

    alors que l’OCDE avertissait déjà en juin que si une deuxième

    vague se produisait, ‘ l’économie mondiale serait sur une corde

    raide’. La Banque Mondiale souligne dans son dernier rapport1

    que la pandémie a fait plonger entre 88 et 114 millions de

    personnes dans une situation d’extrême pauvreté. En même

    temps les inégalités n’ont cessé de se creuser : selon la banque

    suisse UBS, les fortunes des milliardaires ont augmenté de 28%

    entre avril et juillet 2020.

    En Europe, le risque d’une grande dépression est réel avec des

    conséquences dramatiques sur les économies du continent. Les

    prévisions économiques d’automne2 publiées par la Commission

    européenne indiquent que la récession pourrait ne pas être aussi

    sévère que la première en termes de chute du PIB grâce aux

    aides nationales et communautaires mais elle pourrait faire

    davantage de dégâts. La zone euro a pu amortir un choc de

    courte durée mais elle n’est pas équipée pour faire face à une

    récession de longue durée. Il est certes difficile de prévoir la

    sévérité et la durée de cette dépression mais tout semble

    indiquer que l’on s’achemine vers un scénario catastrophe avec

    un effet domino sur les faillites d’entreprises, chômage de

    1 Word Bank, The reversal of Fortune , Poverty and shared prosperity 2020,

    World bank Group 2020

    https://openknowledge.worldbank.org/bitstream/handle/10986/34496/978146

    4816024.pdf 2 Selon ces prévisions, le PIB de l’économie européenne devrait se contracter

    de 8,4% en 2020 (7,8% pour la zone euro) et de 4, 1 % en 2021 (4,2% pour la

    zone euro).

    https://openknowledge.worldbank.org/bitstream/handle/10986/34496/9781464816024.pdfhttps://openknowledge.worldbank.org/bitstream/handle/10986/34496/9781464816024.pdf

  • Groupe de réflexion sur l’avenir du service public Européen

    Page 4 GRASPE Décembre 2020

    masse, croissance en berne et une accumulation sans précédent

    de dettes publique et privée.

    Ce changement de scénario a évidemment des conséquences sur

    la capacité de réponse de l’Europe et son plan de relance. Les

    effets à long terme de la pandémie sont tellement alarmants que

    les gouvernements sont réticents à les prendre en compte pour

    ne pas heurter les sensibilités de leurs électorats. Si nous ne

    répondons pas avec courage et collectivement, notre bien-être et

    notre stabilité politique sont mis en péril.

    L’Europe face à la pandémie

    La pandémie engendrée par la Covid 19 et la crise économique

    qui s’en est suivie à cause des mesures de restrictions constitue

    un défi majeur pour les gouvernements nationaux et les

    institutions internationales.

    Pour l’Europe, ce défi a été encore plus insidieux car le gouver–

    nement de l’économie s’articule sur plusieurs niveaux : l’Union

    européenne, la zone euro, le niveau national voire infra-national

    (par exemple, les Länder allemands qui sont dotés de pouvoirs

    législatifs et économiques). L’Union européenne repose sur un

    système institutionnel complexe qui généralement prend des

    décisions dans un temps relativement long et à travers des

    négociations épuisantes. L’émergence liée au Covid 19 a requis

    en revanche des décisions fortes et rapides. Au début de la crise,

    on avait pu avoir l’impression que l’Europe allait encore une

    fois rester emprisonnée dans des logiques de défiance

    réciproques, de vétos et de complications procédurales. Mais

    cette fois-ci c’est différent : elle a démontré de pouvoir agir

    rapidement et de produire des décisions importantes pour

    l’avenir du continent.

    Les initiatives prises en matière de politique monétaire et

    budgétaire représentent sans doute un succès pour l’Europe

    faisant ainsi fi de ses détracteurs et adversaires souverainistes et

    populistes. En particulier, certains instruments introduits come

    SURE (Temporary Support to mitigate Unemployment Risks in

    an Emergency) et la Facilité pour la Reprise et la Résilience

    préfigurent le début d’une politique budgétaire européenne. Sans

    céder toutefois à un optimisme béat, on peut affirmer que ces

    nouveautés contribuent à résoudre l’asymétrie historique qui

    afflige le fonctionnement de la zone euro entre une politique

    monétaire de type fédéral et des politiques budgétaires qui

    demeurent une prérogative des gouvernements nationaux. Bien

    entendu, il reste encore beaucoup de chemin à parcourir au

    moins sur deux fronts. Le premier est de s’accorder sur les

  • Reflection Group on the Future of the European Civil Service

    GRASPE Décembre 2020 Page 5

    modalités selon lesquelles les dotations de ressources mises à

    disposition par les nouveaux instruments européens. Le

    deuxième, plus complexe, est l’achèvement du processus

    d’intégration fiscale dont l’émission de dette commune pour

    financer ces instruments constitue un premier pas important.

    Sur un plan institutionnel, la crise actuelle a mis en lumière les

    tensions existantes entre les deux modes de décision concurrents

    en Europe, à savoir la méthode communautaire et la méthode

    intergouvernementale. Le premier est celui utilisé par les

    institutions supranationales, en particulier la Commission

    Européenne et la Banque Centrale Européenne (BCE). Le

    deuxième est celui qui prévaut au Conseil européen, où les chefs

    d’État et de gouvernement négocient entre eux.

    Dans le cas présent, les institutions supranationales ont été en

    mesure d’agir rapidement (BCE) et de proposer (Commission)

    des interventions ciblées fondées sur une vision qui tient compte

    de la nécessité d’une réponse commune face aux conséquences

    économiques de la pandémie. En revanche, la négociation entre

    gouvernements a été centrée, au moins dans un premier temps

    sur la polarisation entre les pays dits ‘frugaux’ et ceux enclins à

    réaliser des programmes importants d’investissements publics

    tout en cherchant à contenir la dette publique souvent très

    élevée. Au terme d’un marathon duré quatre jours, et après des

    longs de préparation, un accord a pu être trouvé grâce au rôle

    déterminant de l’axe franco-allemand qui a fait pencher la

    balance du côté du second groupe de pays qui, par ailleurs

    représente une nette majorité de la population (avec

    l’Allemagne).

    Toutefois, l’accord du Conseil européen de juillet s’est soldé par

    un rabotage du budget pluriannuel de 26 milliards soit 1824,3

    milliards d’euros en sacrifiant des programmes essentiels

    (recherche, santé, défense) dont la valeur ajoutée européenne est

    évidente et en coupant dans les dépenses de l’administration

    alors que le Parlement européen souhaitait augmenter le budget

    global de 200 milliards d’euros. La présidence allemande a

    proposé un compromis de 9 milliards qui a été rejeté par les

    députés européens après sept sessions de négociations au risque

    de retarder le plan de relance ‘ Next Generation EU’.

    Finalement, un accord satisfaisant a pu être trouvé en novembre

    avec le Parlement et la Présidence du Conseil, qui se solde avec

    16 Milliards additionnels (dont 4 milliards en plus pour Horizon

    Europe, + 1 milliard pour Invest EU, +2,2 pour Erasmus+ + 3,4

    pour EU4Health). Il faudra noter cependant que cet effort

    extraordinaire sera financé principalement par des ajustements

  • Groupe de réflexion sur l’avenir du service public Européen

    Page 6 GRASPE Décembre 2020

    basés sur les amendes infligées au titre de la concurrence (11

    milliards) et l’utilisation des marges de flexibilité et de fonds

    non utilisés. On pourra également se féliciter du renforcement

    du mécanisme de la « rule of law » voulu par le Parlement

    européen, mais qui se heurte à l’opposition des gouvernements

    hongrois et polonais. Encore faut-il que la décision d’augmen–

    tation du plafond des ressources propres (jusqu’à 2% du Revenu

    National Brut de l’Union), indispensable pour pouvoir

    rembourser les emprunts obligataires sur les marchés financiers,

    puisse être ratifiée par les Parlements nationaux. Cette crise

    ‘institutionnelle’ pourrait à terme causer la paralysie de l’Union

    si on ne parvient pas à contourner la règle de l’unanimité pour

    des décisions si importantes en adoptant la méthode des

    coopérations renforcées.

    Les instruments de réponse à la crise sont-ils suffisants ?

    Dans l’ensemble, l’Union européenne a bien répondu au premier

    choc de la crise causée par la pandémie. Entre mars et avril

    2020, la Commission a lancé un ensemble de mesures et instru–

    ments diversifiés dont : le CRII+ (Corona Response Investment

    Initiative) pour donner davantage de flexibilité aux États

    membres dans l’utilisation des fonds structurels ; la suspension

    temporaire du Pacte de Stabilité et de Croissance; l’adoption

    d’un cadre temporaire pour les aides d’États en vue d’assouplir

    les règles de concurrence pour les entreprises en difficulté en

    raison de la fermeture d’activités ; des lignes de crédit

    concédées par la Banque Européenne d’investissement en faveur

    des PME ; enfin, un plan exceptionnel dit CORONA de 540

    milliards .

    En mai, la Commission présente le plan de relance (Next

    Generation EU) qui mettra à la disposition des États membres

    750 milliards d’euros dont 500 milliards d’euros en subventions

    et 250 milliards d’euros en prêts. L’instrument principal, la

    Facilité pour la Reprise et la Résilience servira à soutenir les

    investissements publics surtout dans les États du sud de l’Europe

    et d’Europe centrale et orientale plus affectés par la crise et qui

    seront les principaux bénéficiaires des financements. Il s’agit

    d’un paquet budgétaire sans précédent qui n’a pas d’équivalent

    dans l’histoire européenne en raison de l’ampleur des moyens

    financiers et des modalités de financement du plan. Le défi à

    court terme est d’utiliser cet argent à bon escient pour investir

    dans des domaines clés tels que la transition énergétique, la

    transformation numérique, la recherche, l’éducation ainsi que

    dans des réformes essentielles telles que la modernisation des

    administrations publiques. Les gouvernements nationaux

  • Reflection Group on the Future of the European Civil Service

    GRASPE Décembre 2020 Page 7

    devront identifier des projets innovants et de qualité mais aussi

    saisir cette opportunité pour mettre à niveau les infrastructures

    publiques après des années de sous-investissement chronique. Il

    faudra également veiller à mettre en place une gouvernance

    efficace des processus décisionnels en garantissant un équilibre

    durable entre la nécessité d’une gestion centralisée et l’exigence

    d’impliquer les acteurs infra-nationaux et sociaux dans les

    phases de conception et de mise en œuvre des plans nationaux.

    Le mécanisme SURE, visant à garantir un soutien aux

    travailleurs qui ont perdu leur travail durant la pandémie s’est

    révélé essentiel. Le fonds, doté de 100 milliards d’euros est déjà

    un succès: 17 pays en ont fait la demande pour un montant de 87

    milliards d’euros et les fonds ont déjà commencé à être

    déboursés (émission d’obligations pour 17 milliards en

    novembre, souscrite 27 fois !).

    On ne pourra pas en dire autant du MES (Mécanisme Européen

    de Stabilité) et de sa ligne de crédit destinée aux dépenses

    sanitaires, dotée de 240 milliards à taux d’intérêt extrêmement

    faible. Il s’agit d’emprunts garantis par les États membres, ce

    qui pourrait soulever la question de la conditionnalité macro–

    économique et de la surveillance mutuelle intergouverne–

    mentale. La stigmatisation politique associée à ce mécanisme

    utilisé de manière peu glorieuse pour ‘sauver’ la Grèce est

    encore forte et présente dans les esprits si bien qu’aucun

    gouvernement n’a pris l’engagement d’y accéder formellement

    malgré le fait qu’il n’y ait comme seule condition que les fonds

    soient destinés à des dépenses directes ou indirectes liées à des

    raisons sanitaires.

    Sur le plan de la politique monétaire, en février la BCE a lancé

    rapidement un nouveau plan de rachat de titres publics et privés

    pour 1350 milliards d’euros qui s’ajoutent à ceux existants.

    Outre la dimension de ce plan, il y a davantage de flexibilité

    dans l’utilisation des instruments de politique monétaire par

    rapport au passé, en particulier pour le rachat de titres de dette

    publique3. D’autres mesures vont plus loin pour assouplir les

    règles bancaires afin de permettre aux banques un degré de

    liberté plus élevé dans la concession des crédits et de moratoire

    sur ceux existants. Toutefois, la reprise du ‘quantitative easing ‘

    de la BCE a eu lieu dans un contexte institutionnel difficile, qui

    l’expose à des recours juridiques suite à la récente sentence de la

    Cour constitutionnelle de Karlsruhe.

    3 La limite de 33% par émission a été abolie et des déviations deviennent

    possible par rapport à la clé de répartition entre Etats (capital keys) . En

    même temps, les opérations de refinancement à long term (LTRO) sont

    devenues plus favorables aux banques

  • Groupe de réflexion sur l’avenir du service public Européen

    Page 8 GRASPE Décembre 2020

    En ce sens, l’émission d’une dette commune par la Commission

    pour financer le RRF et Sure pourrait dans une certaine mesure

    faciliter la tâche de la BCE en remédiant à l’absence d’une dette

    fédérale vers laquelle orienter les rachats de titre effectués dans

    le cadre de son nouveau programme.

    Face à cet enjeu de première importance pour l’Union

    européenne, il n’en reste pas moins que le plan de relance risque

    ne pas être à la hauteur non seulement à cause des blocages

    institutionnels, mais de facteurs objectifs. Bien qu’il soit doté de

    ressources adéquates, il n’est pas exempt de risques qui

    pourraient compromettre son efficacité. Le risque de retards

    dans l’utilisation des fonds de NGEU ne doit pas être sous-

    estimé. En premier lieu, celle-ci dépendra de la capacité

    d’absorption de ces fonds qui sont additionnels aux fonds

    structurels dont l’expérience actuelle a montré une sous-

    utilisation chronique. Le rythme d’absorption sera fonction de la

    capacité de concevoir des projets d’investissements qui puissent

    être mis en œuvre rapidement. Deuxièmement, les pays devront

    décider comment utiliser les montants en subventions et prêts

    pour financer des investissements publics additionnels. Certains

    pays (Espagne, Portugal) ont déjà annoncé qu’ils n’entendent

    pas utiliser le montant des prêts alors que d’autres préfèrent

    reporter leur décision à une date ultérieure.

    En outre, les mesures contra-cycliques qui sont tradition–

    nellement mises en œuvre servent à stabiliser l’économie et à

    atténuer les effets récessifs. Les réponses déployées jusqu’ici

    reposent sur l’idée qu’une fois maîtrisée par la fermeture totale

    ou partielle des activités, le virus serait destiné à disparaître et

    que les conséquences sur l’emploi deviendraient temporaires.

    Mais avec la pandémie qui pourrait durer jusqu’en 2022 ou plus

    tard – à moins que l’on puisse avoir un vaccin efficace et tester

    une large partie de la population - les politiques de court terme

    demeurent largement insuffisantes. Alors que l’Europe est en

    train de se confiner à nouveau, il faudra redoubler d’efforts à

    travers des mesures de stimulation budgétaire prolongées ainsi

    que de recapitalisation des entreprises et des banques pour éviter

    de nouvelles faillites.

    Pour un New Deal Européen

    Dans ce contexte difficile, l’initiative entérinée par l’accord du

    Conseil européen et du Parlement Européen peut être qualifiée

    d’historique. En un certain sens, l’Union européenne est en train

    de vivre un moment ‘rooseveltien’4.

    4 L.Codogno et al, Next generation EU : Europe needs pan-european

    investment, Vox-CEPR 09 Novembre 2020

  • Reflection Group on the Future of the European Civil Service

    GRASPE Décembre 2020 Page 9

    Le plan Next Generation EU – dont la Facilité pour la Reprise

    et la Résilience en est le pilier, a été conçu pour faire face aux

    dégâts causés par la pandémie. En tant que tel, il est limité dans

    le temps. Cependant, il a aussi pour objectif d’éviter une reprise

    divergente entre les pays de la zone euro et une fragmentation de

    l’économie européenne. Pour ce faire, des prêts et des transferts

    vont être mobilisés sous condition de la réalisation d’investis–

    sements et de réformes. Ceux-ci devraient renforcer la capacité

    de croissance des pays bénéficiaires en leur permettant de

    s’aligner sur les pays plus ‘résilients’.

    L’Union européenne a grandement besoin d’investissements en

    infrastructure à l’échelle pan-européenne, c’est- à dire impli–

    quant plusieurs pays avec des retombées sur l’ensemble du

    continent européen. On peut citer plusieurs exemples :

    renforcement des systèmes sanitaires et sociaux (la coordination

    des systèmes existe), rattrapage salarial dans les catégories

    critiques de travailleurs, lignes ferroviaires à grande vitesse, des

    réseaux énergétiques de grande puissance pour transporter

    l’électricité produite à partir des énergies renouvelables, les

    infrastructures pour l’hydrogène, les réseaux numériques mais

    également la mobilité du capital humain. Les administrations

    nationales risquent de sous-estimer l’importance de ces

    investissements et privilégier des projets à l’échelle nationale et

    locale. L’échelle de ces investissements est trop grande pour que

    les États agissent de manière séparée, bien qu’ils trouvent

    difficile parfois à coopérer entre eux sur des projets

    transfrontaliers. Dans une certaine mesure, le principe de

    subsidiarité plaide pour une approche centralisée plutôt que

    dévolue aux États pour des projets d’infrastructure de grande

    envergure. Ainsi, l’Union européenne devrait initier ces projets

    qui transcendent les intérêts nationaux en mettant l’accent sur

    ceux susceptibles d’avoir un impact significatif en termes de

    croissance durable (énergies renouvelables, capital humain,

    mobilité verte) et qui répondent à une logique de biens publics

    européens.

    Une fois surmontés les problèmes institutionnels ce qui est en

    question est la décision plus importante, qui concerne la nature

    de ce nouvel instrument de cohésion : est-il destiné à devenir un

    fonds temporaire ou permanent ? Dans le deuxième cas, il

    s’agirait d’un embryon de budget fédéral financé à l’aide de

    dettes et d’impôts communs, dont la gestion pourrait être

    dévolue à un gouvernement économique européen guidé par une

    Commission responsable devant le Parlement européen. Si tel

    était le cas, cela aura des conséquences sur le budget de

    fonctionnement des institutions dont la révision actuelle à la

    baisse est regrettable.

  • Groupe de réflexion sur l’avenir du service public Européen

    Page 10 GRASPE Décembre 2020

    En substance, ces doutes sont justifiés du fait que les États

    européens sont confrontés à un choix historique : celui d’une

    Europe intégrée politiquement, à l’aide d’objectifs partagés et

    financés avec des ressources importantes et en mesure

    d’affirmer les valeurs de solidarité face aux grands acteurs

    géopolitiques, les États-Unis et la Chine.

    Aucun de ces objectifs – l’augmentation de la croissance

    potentielle des pays fragiles et la diminution de la fragmentation

    de l’économie européenne - ne devrait avoir un caractère

    temporaire. Au contraire, ils font partie de l’agenda européen.

    Toutefois, si la Facilité devenait un instrument permanent de

    gouvernement de l’économie européenne, les implications pour

    la démocratie seraient très significatives.

  • Reflection Group on the Future of the European Civil Service

    GRASPE Décembre 2020 Page 11

    Mieux vaut encore un Brexit

    dur

    Par Philippe Van Parijs, 5

    professeur à l’Université de Louvain, Chaire Hoover d’éthique

    économique et sociale

    « A springboard to a buccaneering embrace of free trade », un

    tremplin vers une étreinte boucanière du libre-échange, c’est

    ainsi que Dominic Raab déclarait que l’histoire jugerait le

    Brexit, à l’époque où il n’était que Brexit secretary (The

    Spectator, 1/10/ 2018). En juillet 2019, Boris Johnson le

    promeut au poste de ministre des affaires étrangères et assigne à

    son ministère un rôle « absolument central » non seulement tant

    pour le Brexit que pour la vision du « global Britain ». (The

    Times, 26/6/ 2019). Cette vision, on peut la trouver dans

    Britannia Unchained, le fervent plaidoyer pour un capitalisme

    globalisé que Raab publie en 2012.

    Au sein du parti conservateur, cette vision est loin d’être neuve.

    Il y a plus de vingt ans, William Hague, alors chef de l’oppo–

    sition conservatrice, proclamait : « Au cours du prochain

    millénaire, les nations se feront concurrence en adoptant les

    régulations les plus légères, les impôts les plus bas et le

    commerce le plus intense … Ces grands animaux trébuchants

    [que sont les blocs régionaux comme l’Union européenne]

    succomberont sous le coup des manœuvres et de la concurrence

    de l’état-nation svelte, à fiscalité légère. » (The Guardian,

    2/11/1999) Ceux qui partagent cette vision sont aujourd’hui

    solidement au pouvoir et comptent sur le Brexit pour leur

    donner la liberté de la mettre en œuvre.

    Si la Britannia unchained de Johnson et Raab a des chances de

    triompher, c’est grâce au pillage de la plus précieuse de toutes

    les ressources : le capital humain. Les données fiables les plus

    récentes dont nous disposons — des estimations de la Banque

    mondiale pour 2010 — fournissent une idée de l’ampleur du

    phénomène. 292.000 diplômés de l’enseignement supérieur nés

    au Royaume-Uni et âgés de 25 à 64 ans vivaient alors dans

    5 Version longue d’un article paru dans Le Monde

  • Groupe de réflexion sur l’avenir du service public Européen

    Page 12 GRASPE Décembre 2020

    l’UE 27, tandis que 910.000 diplômés de l’enseignement

    supérieur de cette tranche d’âge nés dans l’UE 27 vivaient au

    Royaume-Uni.

    Boris Johnson n’a rien fait pour cacher qu’il souhaitait amplifier

    encore ce brain gain net colossal de plus d’un demi-million de

    « cerveaux ». Dès en août 2019, à peine deux semaines après

    son accession à la tête du gouvernement, il a ordonné aux

    ambassades britanniques de diffuser un message affirmant sa

    détermination à « garantir que notre système d’immigration

    attire les tout meilleurs intellects du monde entier » et détaillant

    diverses mesures concrètes destinées à réaliser cet objectif.

    Au service de cet objectif, il sait qu’il peut compter sur trois

    atouts majeurs. D’abord la réputation de l’enseignement

    supérieur britannique. Selon les critères (certes contestables) et

    les chiffres (indiscutablement influents) du dernier ranking QS,

    le Brexit prive l’UE de ses quatre universités dans le top 10

    mondial et de 17 de ses 27 universités dans le top 100. Ensuite,

    il y a Londres. Même affaiblie par la pandémie, ce qui était la

    plus grande métropole de l’Union n’est pas près de perdre son

    attrait. Enfin et surtout : l’anglais. La diffusion de l’anglais

    comme lingua franca a fait de tout pays anglophone un aimant

    puissant, avec une vaste réserve d’entrants potentiels entre

    lesquels il a tout loisir de choisir. Le contrôle de ses frontières

    une fois retrouvé, le Royaume-Uni pourra laisser à L’UE 27 la

    tâche ingrate d’accueillir et de socialiser les réfugiés et migrants

    innombrables en provenance d’Afrique et du Moyen Orient.

    Pendant ce temps, il pourra ouvrir ses portes toutes grandes aux

    cerveaux qu’il convoite.

    Bien au-delà du respect loyal des termes de l’accord de retrait,

    l’accord sur les relations futures doit empêcher un Royaume Uni

    « boucanier » de saboter le projet européen par le recours à une

    concurrence fiscale agressive ou à une politique d’immigration

    prédatrice. En raison des trois atouts mentionnés ci-dessus, ce ne

    sera pas chose facile. Mais ce n’est pas pour autant impossible.

    Le “buccaneering embrace of free trade” risquerait en effet de

    se réduire à peu de chose si le Royaume Uni se voyait privé de

    son principal marché, le continent européen, et ceci d’autant

    plus aujourd’hui que la mondialisation du commerce des biens

    matériels est menacée non seulement par des considérations

    écologiques de plus en plus contraignantes mais aussi par les

    considérations sanitaires que la pandémie a mises en avant. Une

    interprétation exigeante du level playing field est dès lors

    indispensable. Comme condition d’accès au marché unique,

    toutes les contraintes que l’Union européenne impose

  • Reflection Group on the Future of the European Civil Service

    GRASPE Décembre 2020 Page 13

    aujourd’hui et imposera à l’avenir à ses membres devront

    s’appliquer tout autant au Royaume Uni.

    Le projet européen est une entreprise civilisatrice sans

    précédent. Grâce au marché unique, qui en forme le noyau,

    l’Union est parvenue à dompter les passions nationalistes et à

    stabiliser les démocraties. Mais la discipline du marché unique a

    aussi érodé l’aptitude des états-membres à assurer la sécurité

    matérielle de ses citoyens. L’entreprise civilisatrice doit

    maintenant développer sa dimension protectrice, s’attaquer à

    l’insécurité économique et se prémunir contre l’explosion des

    inégalités.

    Protéger cette entreprise civilisatrice contre la stratégie

    opportuniste ou doctrinaire d’un fier aspirant boucanier n’exige

    pas d’en faire un vassal périphérique, mais bien un partenaire

    extérieur qui comprenne ce que signifie un partenariat équitable

    et se comporte en conséquence. Imaginer, négocier, mettre en

    œuvre ce partenariat équitable est notre tâche commune dans les

    années qui viennent. Un jour, sans doute, le gouvernement

    britannique réalisera ce dont beaucoup de ses citoyens sont déjà

    persuadés : la vacuité de la souveraineté nationale dans le

    monde d’aujourd’hui. S’il le souhaite, le Royaume Uni pourra

    alors réintégrer notre « grand animal trébuchant », la grande

    mais laborieuse entreprise civilisatrice à laquelle il peut

    contribuer à l’avenir encore plus qu’il ne l’a fait dans le passé.

  • Groupe de réflexion sur l’avenir du service public Européen

    Page 14 GRASPE Décembre 2020

    Ce Brexit est une entreprise

    masochiste

    Où en est la négociation entre le Royaume-Uni et l'Union

    européenne alors que la date butoir du 31 décembre se

    rapproche (date de fin convenue dans le cadre de l'accord de

    retrait de la fin de la période de transition), et qu'en l'état il

    semble que tant reste encore à faire ? Marion Van Renterghem,

    Grand reporter, lauréate du prix Albert-Londres et du prix de

    journalisme européen Louise-Weiss, nous explique ici ce qu'il

    faut en penser en détaillant les difficultés rencontrées lors de

    cette négociation qui révèle aussi des méthodes et des approches

    singulièrement différentes voire opposées. Cet entretien est

    initialement paru dans une version vidéo sur le média

    Cosmocène6.

    COSMOCÈNE

    Marion Van Renterghem, bonjour. Vous êtes grand reporter,

    vous l’avez été au moins pendant 30 ans, une période tout à fait

    considérable. Vous avez été lauréate de prix très prestigieux, qui

    montrent la reconnaissance de vos pairs et de la profession en

    général vis-àvis de votre engagement : le très prestigieux prix

    Albert Londres ; et également le prix Louise Weiss, façon aussi

    de souligner votre engagement européen, vous aviez fait une

    série d’articles sur Angela Merkel. Justement, c’est ce qui nous

    intéresse aujourd’hui, d’autant que vous connaissez bien le

    Royaume-Uni : on voudrait parler de l’Europe et plus particu–

    lièrement du Royaume-Uni, et du Brexit et de ses suites, c’est-à-

    dire d’abord de l’accord commercial que l’Union Européenne

    essaye, difficilement, de signer avec le Royaume-Uni. Je

    voudrais partir sur la situation telle qu’elle est aujourd’hui : où

    en sommes-nous de ce très long épisode — puisqu’il dure

    depuis deux ans — d’accord commercial ? Un conseil européen

    6 https://www.youtube.com/watch?v=wfMk-

    fBV5ug&t=19s&ab_channel=CosmoceneProduction

    https://www.youtube.com/watch?v=wfMk-fBV5ug&t=19s&ab_channel=CosmoceneProductionhttps://www.youtube.com/watch?v=wfMk-fBV5ug&t=19s&ab_channel=CosmoceneProduction

  • Reflection Group on the Future of the European Civil Service

    GRASPE Décembre 2020 Page 15

    vient de s’achever7, on a vu les conclusions qui étaient très

    claires : il semble que la situation soit totalement bloquée. Je

    vous cède donc la parole et j’aimerais savoir quels sont les

    principaux points d’achoppement qui demeurent encore dans le

    cadre de cette négociation.

    Marion VAN RENTERGHEM

    Ce qu’il faut peut-être rappeler en préalable, parce que c’est

    difficile à comprendre, c’est que nous sommes dans un accord

    post-Brexit. Le Brexit a eu lieu, il a été décidé par référendum en

    2016 ; puis un accord de divorce qui en fixait les conditions a

    été négocié pendant trois ans et demi, laborieusement, plusieurs

    fois retoqué au parlement britannique. Ce n’était pas facile pour

    des pays aux économies liées et complètement imbriquées

    depuis au moins 45 ans. Maintenant, on est dans une période de

    transition jusqu’à la date limite, fixée par Boris Johnson au 31

    décembre 2020. Il faut utiliser cette période de transition pour

    déterminer la relation future, c’est-à-dire au fond décider des

    relations commerciales que nous aurons, décider d’un accord ou

    non de libre-échange. Tout l’enjeu de ce « deal no-deal » en ce

    moment, maintenant que le Brexit a été acté et qu’il n’est pas

    encore effectif, est d’essayer de voir quel type de relation nous,

    européens, allons entretenir avec le Royaume-Uni. Trois points

    bloquent depuis le conseil européen cette semaine (qui n’a pas

    donné grand-chose) : d’abord la question de la pêche. Les

    Européens — certains pays en tout cas — ont des pêcheurs qui

    pêchent largement dans les eaux maritimes britanniques, la

    France en particulier, mais aussi l’Espagne, une partie de

    l’Allemagne, les pays du Nord ; ce dont évidemment les

    Britanniques ne veulent pas entendre parler. C’est un point de

    fixation parce que cela fait partie, pour eux, du symbole

    d’indépendance qu’ils voulaient recouvrer et pour les Européens

    c’est difficile de l’accepter ; c’est une des monnaies d’échange.

    La deuxième question est ce qu’on appelle le « level playing

    field », c’est-à-dire une sorte de règle de bonne entente et de

    concurrence équitable qu’on peut exiger d’un voisin très proche

    et extrêmement proche dans tous les sens du terme :

    économiquement, géographiquement, affectivement aussi,

    qu’est la Grande-Bretagne par rapport à l’Union Européenne.

    Les Britanniques ne veulent pas en entendre parler parce qu’ils

    voudraient justement pouvoir pratiquer des règles de dumpings

    — des aides d’États notamment à certaines entreprises —, enfin

    faire du dumping à partir d’une réglementation plus libre. Les

    7 Conseil européen des 15-16 octobre 2020.

    https://www.consilium.europa.eu/fr/press/press-

    releases/2020/10/16/european-council-conclusions-15-16-october-2020/

    https://www.consilium.europa.eu/fr/press/press-releases/2020/10/16/european-council-conclusions-15-16-october-2020/https://www.consilium.europa.eu/fr/press/press-releases/2020/10/16/european-council-conclusions-15-16-october-2020/

  • Groupe de réflexion sur l’avenir du service public Européen

    Page 16 GRASPE Décembre 2020

    Européens ne peuvent pas l’accepter dans la mesure où cela

    fausserait les règles de concurrence de leurs marchés.

    La troisième question est celle de la gouvernance : les

    Britanniques ont voulu se débarrasser de la Cour de Justice

    européenne, c’est-à-dire d’une autorité supérieure pour régler

    leurs différends et les Européens exigent qu’en cas de conflits

    d’ordre commercial entre les pays il y ait une forme de

    gouvernance qui puisse régler les différends. Ces trois questions

    sont extrêmement importantes et elles sont vraiment des lignes

    rouges de chaque parti. Cela bloque, car personne ne peut

    s’aider sur aucune des trois, mais ce ne sont pas des détails. Ce

    qui bloque, plus largement, est une conception et une vision

    fondamentalement différente du marché unique. C’est un peu la

    mauvaise foi des Britanniques, malgré tout, parce que ce sont

    largement eux qui ont construit ce marché unique. Ils y ont très

    largement contribué et ils étaient extrêmement soucieux que les

    règles soient observées. C’est aussi intéressant de voir que ce

    sont eux les grands inventeurs de jeux de balles et de ballons —

    c’est quand même eux qui ont inventé la plupart des jeux qui

    nous intéressent tous : le tennis, le rugby, le football et leurs

    règles sont des inventions britanniques ! — ; on n’imagine pas

    les Britanniques au milieu d’un match de football considérer

    qu’on peut jouer avec les mains ou au milieu d’un set de tennis

    dire qu’on a le droit de servir trois fois au lieu de deux. C’est

    extraordinaire de voir que ceux qui sont les inventeurs des jeux

    réglés, qui sont largement les co-inventeurs de ce grand marché

    unique européen auquel ils ont énormément tenu sont

    maintenant ceux qui veulent en bénéficier tout en violant

    allègrement toutes les règles de ce marché. Sans règle du jeu, il

    n’y a pas de jeu et sans règle du marché, il n’y a pas de marché.

    C’est ce qui fait la force du marché unique, il repose sur des

    contraintes, des règles, sur des réglementations communes et on

    ne peut pas y faire entrave.

    COSMOCÈNE

    Absolument, le marché intérieur. C’est là que cela coince

    complètement. Deux choses : la question irlandaise, selon vous,

    a-t-elle été réglée ? Et la deuxième, relative au passeport

    financier : beaucoup craignent le fait que le Royaume-Uni

    parvienne à contourner de toute façon la question en installant

    une partie de leurs banques, de leurs services financiers, dans

    des pays de l’Union Européenne même après leur départ

    définitif. Avez-vous quelque chose à dire à ce propos ?

    Marion VAN RENTERGHEM

    L’Irlande, en fait, on l’avait oubliée. L’Irlande est la métaphore,

    le symptôme fondamental, qui fait que le Brexit était une fausse

  • Reflection Group on the Future of the European Civil Service

    GRASPE Décembre 2020 Page 17

    promesse, quelque chose de totalement irréalisable. C’est

    symbolisé par l’Irlande, cette question Irlandaise. Il y a l’Irlande

    du Nord, qui fait partie du Royaume-Uni, qui fait partie aussi

    d’une même île sur laquelle se trouve la République d’Irlande

    — comme on le sait, une guerre civile a opposé l’Irlande du

    Nord à la République d’Irlande pendant près de 30 ans, qui a fait

    des milliers de morts et a traumatisé et traumatise encore des

    Britanniques et des Irlandais — et il était entendu que pour rien

    au monde on ne voudrait retracer cette frontière entre l’Irlande

    du Nord et la République d’Irlande…

    COSMOCÈNE

    Et leur donner une réalité physique.

    Marion VAN RENTERGHEM

    Physique, absolument, avec des passages de douanes. Il est

    évident que ce qui a permis ce qu’on appelle le Good Friday

    Agreement — cet accord qui a mis fin à la guerre civile en

    Irlande — est l’Union Européenne : le fait que l’Irlande (la

    République d’Irlande) et l’Irlande du Nord (donc le Royaume-

    Uni) tout à coup se mettaient à appartenir à une même entité,

    donc la frontière pouvait disparaître. Le fait de séparer de

    nouveau le Royaume-Uni de la République d’Irlande crée de fait

    une frontière et fait de l’Irlande du Nord l’entrée et la sortie du

    marché unique. Cela crée une multitude absolument infinie de

    problèmes insolubles, de contradictions internes et intrinsèques,

    auxquels les brexiters n’avaient nullement pensé ; et je dois dire

    les anti-brexiters non plus parce que c’est une question qui

    aurait dû être soulevée depuis le début dans la campagne avant

    le référendum ; c’était le point d’achoppement, à mon avis,

    insoluble. C’était une question à la fois physique, métaphysique,

    philosophique, géopolitique insoluble, et si les anti-brexiters

    avaient été un peu plus malins ils auraient mis l’accent là-

    dessus, mais les brexiters ont été infiniment plus ingénieux dans

    leurs campagnes pour remporter le référendum que les

    remainers.

    COSMOCÈNE

    A moins que certains y aient pensé et aient été suffisamment

    cyniques pour ne pas évoquer la chose.

    Marion VAN RENTERGHEM

    Les brexiters ont été suffisamment cyniques pour le mettre sous

    le tapis, et les remainers n’ont pas mis suffisamment l’accent

    dessus.

  • Groupe de réflexion sur l’avenir du service public Européen

    Page 18 GRASPE Décembre 2020

    COSMOCÈNE

    Justement, je voudrais qu’on se concentre sur la question de la

    méthode, que je pense importante. On a regardé cette histoire de

    négociation comme un épisode de Netflix pendant des mois —

    assez long, d’ailleurs je pense qu’une grande partie de l’opinion

    désormais s’est désintéressée de la chose parce que cela n’en

    finit pas —. Je voudrais entendre votre jugement sur les « tips »,

    les méthodes de négociations retenues par l’Union Européenne

    d’un côté et par les Britanniques de l’autre, en se concentrant

    particulièrement sur celles de Britanniques puisque le sentiment

    que beaucoup ont est que c’est une espèce de façade et qu’en

    réalité il n’y a pas une véritable volonté de signer un accord du

    point de vue britannique. Qu’en pensez-vous ?

    Marion VAN RENTERGHEM

    D’abord, les stratégies sont assez claires des deux côtés : il y a

    d’un côté les attaquants, et de l’autre les défenseurs. Nous, nous

    n’avons rien demandé. Quand je dis « nous », c’est l’Union

    Européenne : elle n’a pas demandé le divorce et en est d’ailleurs

    malheureuse, elle aurait voulu que le Royaume-Uni reste, fasse

    partie intégrante de cette union. Tout le monde reconnaît le

    talent des Britanniques : c’est quand même la deuxième

    économie de l’Union Européenne, c’est une immense

    diplomatie, c’est un peuple inventif, avec des industries tout à

    fait ingénieuses, etc.

    COSMOCÈNE

    De moins en moins.

    Marion VAN RENTERGHEM

    Malgré tout, ils en ont plus que nous, français.

    En tout cas, c’est une grande perte et nous n’étions pas

    demandeurs de ce divorce ; donc dans la mesure où ce sont eux

    les demandeurs, ce sont eux les attaquants. Nous sommes en

    défense, mais ils n’ont pas compris fondamentalement cette idée

    du marché unique : ils ont cru qu’ils pouvaient bénéficier du

    beurre et de l’argent du beurre, c’est-à-dire bénéficier du marché

    unique tout en étant totalement dégagés de toutes les règles du

    marché unique, cela revient à ce que je disais sur les règles du

    tennis et du football. Ils n’ont pas eu des méthodes très fairplay

    depuis le début des négociations, il faut bien le dire. La dernière

    voyouterie en date étant quand même le fait que Boris Johnson a

    sorti de son chapeau un projet de loi sur le marché intérieur

    récemment, alors qu’on était dans la négociation de ce deuxième

    accord dont je parlais : un projet de loi dont certains points

    remettent en cause le premier accord qui a été négocié, signé, et

    que lui-même avait brandi comme une victoire absolue au point

    de se faire élire Premier ministre là-dessus. Ce projet de loi

  • Reflection Group on the Future of the European Civil Service

    GRASPE Décembre 2020 Page 19

    remet en cause notamment des points concernant cette fameuse

    question de la frontière irlandaise. C’est un coup de voyou, c’est

    une violation expressive, explicite, du droit international, qui a

    suscité un tollé et une indignation générale, jusqu’à l’autre côté

    de l’Atlantique (c’est Joe Biden qui a fait un tweet ravageur

    pour dénoncer ces manières).

    Tous les Européens en sont restés sidérés, et à mon avis ils ont

    très mal joué : pour un pays qui veut jouer le Global Britain et la

    grande puissance à lui tout seul dans le monde et dans le grand

    match des grandes puissances internationales, c’est un peu

    étrange de montrer à quel point sa réputation est peu crédible.

    Un pays qui signe un accord puis est capable d’y revenir, peu de

    temps après, au moment où il a été signé, cela ne donne pas une

    idée tellement rassurante de la fiabilité britannique. Donc ils

    n’ont pas été très fairplay et ils ont aussi, par ailleurs, essayé de

    diviser l’Union Européenne. Ils nous ont un peu pris de haut,

    cela avait commencé déjà sous Theresa May : ils ont envoyé

    plein de ministres aller voir mine de rien les chefs d’État et

    gouvernement des pays en disant : « on pourrait peut-être

    s’entendre », etc., ils se sont heurtés à un mur. Ils se sont aussi

    heurtés au mur qu’était Michel Barnier, le négociateur en chef

    de l’Union Européenne, qui a joué une carte qui a fait

    jurisprudence — bizarrement, elle n’avait jamais été vraiment

    employée dans les institutions européennes — : celle de la

    transparence. Les choses se sont toujours un peu faites en

    coulisse dans l’Union Européenne : la France et l’Allemagne

    s’entendent et puis après on propose aux autres, etc. Là, à mon

    avis, Michel Barnier a joué la loyauté absolue et la transparence

    absolue avec tout le monde : non seulement avec les chefs

    d’États et de gouvernements, mais avec les parlements

    nationaux; avec les parlementaires, les représentants des pays,

    etc. Il s’est énormément déplacé dans tous les pays d’Europe

    pour voir les personnes en tête à tête ou en visioconférence, il a

    organisé des réunions avec les parlementaires de tous les pays,

    de tous les parlements nationaux, avec les chefs d’États et de

    gouvernements de manière régulière, si bien qu’une confiance

    absolue s’est créée entre les Européens. Des plus petits pays aux

    plus grands, ils ont eu le sentiment d’être systématiquement mis

    à contribution, écoutés, entendus, d’observer une ligne de front

    commune. Même Viktor Orbán, même des gens qui sont parfois

    un peu en marge de l’Union Européenne se sont totalement

    soudés autour de Michel Barnier, en lui faisant totalement

    confiance. Cela d’ailleurs donne un peu une idée des fakes news

    qui ont pu circuler dans la presse europhobe britannique où on

    voyait systématiquement des tentatives de dénigrement du

    négociateur en chef européen : « il est en train de se faire virer »,

    « il est mal vu par Merkel », etc. Tout cela était des fuites

    organisées par le gouvernement britannique totalement fausses.

  • Groupe de réflexion sur l’avenir du service public Européen

    Page 20 GRASPE Décembre 2020

    Ils se sont donc heurtés à ce mur auquel ils ne s’attendaient pas

    du tout, et surtout ils n’ont absolument pas compris que

    justement, ce marché unique, qu’ils ont paradoxalement

    contribué à façonner, était un bien inestimable pour les

    Européens. Ils n’ont pas compris que c’était un levier

    d’influence. On peut reprocher plein de choses à cette Union

    Européenne, il y a plein de choses qui sont à améliorer, qui ne

    fonctionnent pas bien ; mais s’il y a une chose qui a été

    extrêmement bien réussie depuis 57 — depuis le traité de Rome

    — c’est ce marché commun. Il est l’atout majeur de cette union

    de 450 millions d’habitants, qui fait que des grandes puissances

    comme la Chine, les États-Unis, la Russie, l’Inde…, sont

    respectueux de l’Union Européenne et ne font pas n’importe

    quoi ; et que lorsqu’elle négocie des accords de libre-échange

    avec ces pays, l’Union Européenne a infiniment plus de force

    qu’un pays, qu’une puissance médium, moyenne, comme le

    Royaume-Uni isolé ; et comme certains frexiteurs voudraient

    nous faire croire que la France, la « grande » France,

    « puissante », serait bien sans l’Europe. Elle ne serait rien sans

    l’Europe, son identité et sa souveraineté, auxquelles nous tenons

    tous, seraient totalement bouffées et noyées si elle n’était pas

    partie prenante de cette force que représente l’Union

    Européenne ensemble.

    Ce qui est intéressant avec les Britanniques c’est qu’ils sont à la

    fois les attaquants et en situation d’infériorité, qu’ils sont moins

    nombreux que nous ne le sommes, qu’ils ont plus besoin de

    l’Union Européenne que nous n’avons besoin d’eux — même si

    nous avons beaucoup besoin d’eux ! — : il faut savoir qu’il y a

    47 % des produits britanniques qui sont exportés vers l’Union

    Européenne et 7 % des produits de l’Union Européenne qui sont

    exportés vers le Royaume-Uni, donc le rapport de force n’est

    pas le même. Ils sont donc en situation d’infériorité et malgré

    tout ils ont un sentiment de supériorité absolument monumental,

    et c’est ce sentiment de supériorité qui a d’ailleurs présidé et

    dont les brexiters se sont servis pour gagner la campagne du

    référendum avec l’idée « nous sommes une grande nation,

    global Britain, take back control, l’exceptionnalisme

    britannique, nous avons gagné la guerre, nous avons vaincu

    Hitler, nous n’avons jamais été occupés, nous avons rendu

    service à l’Europe, nous les avons sauvés du nazisme et nous

    sommes les plus grands et les plus forts »… eh bien non. C’est

    cela qui fait que les stratégies sont différentes et qu’il était écrit

    que cet accord ne pouvait pas marcher ; que tout est bloqué : le

    Brexit est né sur un mensonge monumental. Ce que Boris

    Johnson et les autres Farage et compagnie ont vendu, c’est : «

    nous allons être indépendants, nous allons être libres, c’est

  • Reflection Group on the Future of the European Civil Service

    GRASPE Décembre 2020 Page 21

    magnifique, on est libre, on n’aura plus cette espèce

    d’épouvantable dictature »

    COSMOCÈNE

    Ils utilisaient le terme « vassalisation ».

    Marion VAN RENTERGHEM

    Même Boris Johnson, ex-ministre des Affaires étrangères, a osé

    comparer l’Union Européenne au troisième Reich ou à l’Union

    Soviétique ! C’est quand même un peu différent, l’Union

    Soviétique était une emprise sur différentes nations alors que

    l’Union Européenne est une volonté de différentes nations de se

    mettre ensemble pour fonder quelque chose, ce n’est pas

    vraiment la même philosophie. Ce qui surtout n’était pas

    réalisable, c’est qu’il a vendu que cette liberté se ferait, encore

    une fois, avec le beurre et l’argent du beurre ; eux disent : « have

    your cake and eat it » : « avoir le gâteau après l’avoir mangé ».

    Il a dit : « on sera libre, c’est génial, indépendant, souverain, et

    puis de toute façon on aura un deal » ; c’est marrant parce que

    maintenant il dit que ce n’est pas si grave de ne pas avoir de

    deal alors qu’il avait dit : « ce serait absurde de ne pas avoir un

    accord, on ne peut pas imaginer ne pas avoir d’accord et ne pas

    être partie prenante du marché unique. Vous savez l’Union

    Européenne a beaucoup plus besoin de nous que nous n’avons

    besoin d’eux donc ils se mettront à nos pieds ». C’est ce que

    j’appelle l’arrogance, l’orgueil, le sentiment de supériorité et

    d’exceptionnalisme britannique, c’était l’idée que l’Europe allait

    se mettre à leurs pieds, qu’ils allaient avoir tout : l’indépen–

    dance, la liberté, pas de cours de justice, pas de libre circulation,

    pas de contribution au budget européen et en même temps

    l’accès à tout. Eh bien non, un club, cela marche avec ses

    propres règles et ce qu’ils ont vendu est irréalisable. C’était

    purement du mensonge, une fabrication destinée à des

    opportunistes qui voulaient prendre le pouvoir, cela n’avait

    aucune réalité intrinsèque. Être un pays indépendant et participer

    au marché unique, c’est violer les règles du marché unique, cela

    ne marche pas. C’était écrit depuis le départ que cela ne pouvait

    pas marcher, parce que ce n’était pas vrai.

    COSMOCÈNE

    Absolument. Deux mots ressortent de votre analyse : du côté

    européen « transparence », du côté britannique « mensonge »,

    hélas. Et à ce propos d’ailleurs, je pense, à titre personnel, que

    Johnson est celui qui incarne le mieux ceci, une forme de

    populisme d’inspiration Césarienne, qui montre aussi d’ailleurs

    la maladie qui affecte le parti dont il est issu. Je voudrais, avant

    de poursuivre, vous demander votre sentiment sur le fait que ce

  • Groupe de réflexion sur l’avenir du service public Européen

    Page 22 GRASPE Décembre 2020

    mensonge est tel qu’en réalité Johnson et son équipe n’ont pas

    l’intention de signer un accord. Qu’en pensez-vous ?

    Marion VAN RENTERGHEM

    Je pense qu’ils ont été pris au dépourvu. C’était la douche

    froide, ils n’ont pas compris, ils étaient persuadés qu’ils n’en

    feraient qu’une bouchée de ce monsieur Barnier, de cette Union

    Européenne et de ce marché unique qui allait se prosterner à

    leurs pieds. Je pense qu’ils ont vraiment été surpris, ils ne s’y

    attendaient pas. Il ne faut pas négliger le fait que cette promesse

    irréalisable a largement contribué à décider les électeurs de voter

    Brexit. Et d’ailleurs, les sondages sont totalement inversés

    aujourd’hui, les gens commencent à ouvrir les yeux sur la réalité

    de ce qui a été vendu. Au dernier sondage YouGov, 56 % des

    Britanniques considèrent que c’était une erreur de quitter

    l’Union Européenne. Mais Johnson n’est pas du tout un

    imbécile, c’est un « campagner », comme on dirait en anglais :

    un propagandiste et un gagneur de campagne absolument

    prodigieux. Il a un enthousiasme, un optimisme fabuleux. C’est

    malheureux qu’ils se soient à ce point trompés dans ce

    référendum, sans compter ceux qui ne sont pas allé voter, mais

    c’est vrai que la force de conviction de Johnson est assez

    admirable et la campagne des brexiters était beaucoup plus

    entraînante et enthousiasmante que celle de remainers. Excusez-

    moi, j’ai perdu le fil de votre question ?

    COSMOCÈNE

    La question est de savoir si vous pensez qu’au fond ils ont

    véritablement l’intention de signer un accord, est-ce qu’ils ne

    veulent pas en fait trouver un bon prétexte pour remettre la faute

    sur l’Union Européenne et dire, comme l’a dit d’ailleurs hier

    Johnson : « voilà, l’Union Européenne ne veut pas négocier, à ce

    moment-là nous allons vers les règles de l’OMC et on aura un

    accord qui répondra simplement à ces règles ».

    Marion VAN RENTERGHEM

    J’aurais pu écrire le discours de Boris Johnson : « c’est de la

    faute de l’Union Européenne. ». Évidemment, c’est de la fake

    news répétée, c’est totalement faux. Il dit maintenant : « on aura

    un accord à l’australienne », c’est extraordinaire : en fait il n’y a

    pas d’accord entre l’Union Européenne et l’Australie, il est en

    cours, mais il n’est pas finalisé. C’est une sorte de nouveau

    langage, le nouveau mot de Boris Johnson pour dire : « j’ai tout

    raté », c’est : « on aura un accord à l’australienne » ; parce que

    c’est précisément le contraire de ce qu’il avait vendu. Il avait

    dit: « on aura un deal, on sera dans le marché unique, on aura

    accès au marché unique de manière quasiment intégrée » donc le

    no-deal est son échec. C’est la preuve — enfin une des preuves,

  • Reflection Group on the Future of the European Civil Service

    GRASPE Décembre 2020 Page 23

    parce que c’est infini — de ses mensonges à répétition. À mon

    avis il est déçu, il voulait un deal. Le deal était une meilleure

    situation pour tout le monde, je dois dire que je n’imagine même

    pas comment on peut s’en passer ; parce que nous sommes

    voisins ; tout le monde dit : « on pourrait avoir l’accord

    Canada », mais cela n’a rien à voir ! Le Royaume-Uni n’est pas

    le Canada, le Royaume-Uni est aux portes de l’Union

    Européenne, c’est notre voisin le plus immédiat. La géographie

    compte dans le commerce, on négocie toujours plus avec ses

    voisins les plus proches, on a une économie totalement

    imbriquée depuis un demi-siècle, enfin cela n’a rien à voir avec

    le Canada ou avec l’Australie. Je le répète : c’est 47 % des

    produits du Royaume-Uni qui étaient exportés vers l’Union

    Européenne, cela ne va pas disparaître en fumée. Jamais les

    États-Unis ou le Japon ne vont remplacer le marché unique

    Européen pour eux. L’autre douche froide a été vis-à-vis des

    États-Unis. Ils avaient vendu aux Britanniques un grand accord

    génial avec eux ; en oubliant un petit peu qu’ils négocient

    durement avec l’Union Européenne parce qu’ils sont à peu près

    d’égal à égal, mais que quand une grande puissance comme les

    États-Unis négocie avec la toute petite — parce que pour le coup

    elle devient toute petite — Grande-Bretagne, c’est à leurs

    conditions ! Donc : « je te vends mon poulet chloré et mes

    boeufs aux hormones ». Les Britanniques n’ont pas vraiment

    envie de manger du poulet chloré : c’était interdit dans l’Union

    Européenne. Ils se sont fait avoir par Trump, leur accord

    commercial mirifique n’a pas marché donc Trump les a laissé

    tomber, et puis manque de pot, a priori Trump est mal parti pour

    se faire réélire. Tout est possible, mais si c’est Joe Biden, il a

    justement été extrêmement choqué et scandalisé par les

    méthodes malhonnêtes de négociation des Britanniques et il a

    fait savoir que jamais il n’y aurait d’accord avec un pays qui

    viole le droit international et qui surtout revient sur l’histoire de

    la frontière irlandaise, sachant que Joe Biden a des origines

    irlandaises et que le lobby irlandais est très fort aux États-Unis.

    Ils ont donc un peu perdu sur les deux tableaux ; avec les deux

    candidats, ils sont mal partis. À mon avis, ils veulent ce deal, et

    ils sont très embêtés parce qu’ils ont tout perdu. Ils comprennent

    qu’ils ont totalement mésestimé l’unité de l’Union Européenne

    qu’ils pensaient pouvoir fragiliser très facilement, et puis

    l’affection et la force d’attachement des Européens et de tous les

    chefs d’État et de gouvernements européens pour ce marché

    unique avec ses règles.

    COSMOCÈNE

    C’était la surprise, tout à fait.

  • Groupe de réflexion sur l’avenir du service public Européen

    Page 24 GRASPE Décembre 2020

    Marion VAN RENTERGHEM

    La surprise du chef. Donc, pour répondre à votre question, je

    pense qu’ils veulent un accord, que là Boris Johnson essaye un

    dernier ultimatum, il prépare son opinion au cas où cela ne

    marcherait pas, mais il est bien embêté. Il a déjà des ministres,

    comme Michael Gove, qui commence à dire : « on ne peut pas

    s’en sortir sans accord » ; et à mon avis ce n’est pas réalisable

    quand vous pensez que 10 000 camions vont et viennent dans les

    deux sens chaque jour, on est déjà en train de faire des garages,

    des parkings gigantesques…

    COSMOCÈNE

    Ce qui est tout à fait inquiétant, et ce qui d’ailleurs abonde dans

    le sens de ce que vous dites et prouve qu’ils ont besoin d’un

    accord c’est qu’ils ne sont pas prêts à un non-accord ; alors que

    côté européen, on l’est.

    Marion VAN RENTERGHEM

    Ils ne sont pas prêts. Un non-accord va leur coûter des fortunes,

    à nous aussi, accessoirement, d’ailleurs. Mais à eux… ce Brexit

    est une entreprise masochiste, surtout dans la crise mondiale

    sanitaire, économique et sociale qu’on est en train d’affronter —

    qui n’a montré encore que la face visible de l’iceberg, qu’on est

    vraiment loin d’être au bout de nos peines ! — : Dieu merci,

    nous avons eu cet emprunt européen qui va soulager un peu

    cette crise. D’ailleurs, petite digression : si le Royaume-Uni

    n’avait pas été hors de l’Union Européenne pour négocier aurait-

    on réussi à avoir cet emprunt ? Cela fait partie des bonnes

    choses, peut-être, dans le départ des Britanniques.

    COSMOCÈNE

    Je partage votre point de vue. Je pense effectivement que le plan

    de relance est aussi la première grande décision prise par les 27,

    et non pas par les 28.

    Marion VAN RENTERGHEM

    Exactement. C’est fascinant de voir que dans une crise mondiale

    que nous avons tous affrontée, Boris Johnson continue à

    entraîner son pays dans une espèce d’entreprise d’autodes–

    truction totalement masochiste et folle. Au nom de quoi ?

    Simplement d’une idéologie, qu’il a vendue et à laquelle il ne

    croyait pas puisque je rappelle que j’avais interviewé Boris

    Johnson quand il était maire de Londres en 2013, et il m’avait

    dit droit dans les yeux : « Il faudrait qu’on soit cinglé pour sortir

    de l’Union Européenne. » Donc il n’y croit absolument pas lui-

    même. Il sait que le Brexit est une absurdité, mais c’est un

    cynique et un opportuniste donc il s’en fiche, simplement c’est

    une idéologie qui lui a permis d’accéder au pouvoir, point à la

  • Reflection Group on the Future of the European Civil Service

    GRASPE Décembre 2020 Page 25

    ligne. A lui et à une certaine clique de gens qui en ont fait leur

    miel politique, mais c’est du masochisme.

    COSMOCÈNE

    Cela en dit long effectivement sur l’opportunisme et le cynisme

    du personnage, même si l’idéologie quant à elle est bien

    identifiée : une matrice quand même fondamentalement

    nationaliste. Je vous propose de terminer en prenant un peu de

    recul vis-à-vis des événements pour essayer de nous projeter sur

    ce qu’il se passera de toute façon au-delà du 31 décembre. Quels

    seront les effets, les conséquences de ce triste épisode, à la fois

    pour le Royaume-Uni et pour l’Union Européenne ? Essayons

    de comprendre un peu quelles seront les leçons à tirer — c’est

    très large aussi — et je termine simplement sur une chose,

    puisque j’étais ravi de vous en entendre parler : Barnier, et ce

    que moi j’appelle une « méthode Barnier » — qui, je l’espère,

    fera jurisprudence — basée sur cette transparence, cela pourrait

    peut-être d’ailleurs faire partie des nombreuses conséquences de

    ce Brexit. Si toutefois elle fait vraiment jurisprudence, elle

    pourra affecter les institutions européennes en général et

    notamment concernant la politique étrangère, ce qui serait à mon

    avis tout à fait bienvenu. Donc, je vous cède la parole : quelles

    conséquences et quelles sont les leçons que nous pourrions tirer,

    que nous avons à tirer, ici et de l’autre côté de la Manche, de ce

    Brexit ?

    Marion VAN RENTERGHEM

    Les conséquences, il y en a évidemment des négatives, elles

    sautent aux yeux. De toute façon ce Brexit est une situation

    perdant-perdant. C’est très dommageable pour le Royaume-Uni,

    c’est très dommageable pour l’Union Européenne, on perd

    énormément, à mon avis, sans les Britanniques, et on est affaibli

    sans eux. Maintenant, il y a aussi des effets collatéraux,

    finalement, positifs : cette unité renforcée de l’Union Euro–

    péenne face au Brexit, le fait que les mensonges commencent à

    se voir, que les gens ouvrent les yeux, et que le sentiment

    européen est plutôt renforcé depuis le Brexit. On voit qu’ils sont

    incapables de s’en sortir, que même si Boris Johnson essaye

    laborieusement de faire porter la responsabilité et de « put the

    blame » sur l’Union Européenne, je pense que cela trompe de

    moins en moins de monde. De toute façon le sentiment

    favorable à l’Union Européenne a toujours été majoritaire dans

    tous les pays de l’Union Européenne même s’il y a une

    rhétorique europhobe et eurosceptique persistante parce que

    c’est extrêmement commode pour les dirigeants d’entretenir la

    faute à l’Europe et pour une certaine partie de la population

    aussi de faire cette espèce de lamento. Je compare le fantasme

    anti-Bruxellois au fantasme du juif pour les antisémites : c’est

  • Groupe de réflexion sur l’avenir du service public Européen

    Page 26 GRASPE Décembre 2020

    une espèce de mal invisible, qu’on s’invente et qui n’a aucune

    réalité en fait. Il y a donc cette unité renforcée, et puis le sujet

    qui m’intéresse particulièrement, celui du populisme : cela

    montre, je pense, que la rhétorique populiste a un coût.

    L’élection de Trump sera extrêmement déterminante. Sera-t-il

    réélu ou pas ? C’est vrai que s’il n’est pas réélu Johnson lui-

    même est en grande difficulté. Il a très mal géré la crise du

    Covid en faisant des paris comme il le fait d’habitude : il a parié

    sur l’immunité collective, il a dit tout et son contraire, donc la

    Grande-Bretagne est dans la situation la plus catastrophique, a le

    taux de mortalité le plus fort des pays européens, et puis avec en

    plus un coût économique… il avait fait cela pour préserver

    l’économie, il se trouve que la banque d’Angleterre prévoit une

    récession historique, plus qu’ailleurs en Grande-Bretagne, donc

    il a perdu sur toute la ligne. Il a perdu beaucoup de crédit dans

    cette négociation du Brexit avec l’Union Européenne. Trump en

    a perdu aussi. Je me dis que les populistes sont extrêmement

    bons quand ils sont charismatiques comme c’est le cas de Trump

    et de Johnson, pour conquérir le pouvoir. Ce sont les rois des

    promesses, des mensonges, ils sont très bien servis par notre

    époque, celle des réseaux sociaux. C’est quand même une

    époque malade, on l’a encore vu avec l’événement effrayant qui

    s’est passé en France hier sur la décapitation d’un professeur qui

    plaidait pour la liberté d’expression. Ce meurtre a été relayé par

    les réseaux sociaux. Nous sommes dans une époque malade de

    ses médias, d’Internet, et du fait que la vérité est mise sur le

    même plan que le mensonge. C’est extrêmement difficile

    maintenant de raisonner de manière rationnelle, et c’est une

    aubaine magnifique pour des populistes.

    COSMOCÈNE

    Cela pourrait participer d’une forme de refus du populisme, en

    tout cas c’est votre espoir.

    Marion VAN RENTERGHEM

    Les deux sont possibles, mais on voit quand même une espèce

    de refus des populismes après cette vague assez inquiétante :

    L’année 2016 était incroyablement symptomatique, elle a

    commencé par le référendum pour le Brexit qui était vraiment

    un vote et une victoire populiste, puis il y a eu l’élection de

    Trump peu après, qui s’était inspiré de la même méthode, la

    réélection de Viktor Orbán — qui est encore un cas un peu à

    part — puis après l’élection de Salvini, Marine Lepen qui avait

    quand même fait un bon score à l’élection présidentielle

    française — il y a eu un moment de suspens quand même dans

    cette élection à rebondissements en France en 2017 — ; enfin on

    avait l’impression qu’on était dans une espèce de montée, de

    vague crescendo de populisme, une espèce de virus et de mode

  • Reflection Group on the Future of the European Civil Service

    GRASPE Décembre 2020 Page 27

    qui gagnait les esprits. Là, on est plutôt dans le moment de

    l’éveil face à cette rhétorique mensongère et irréaliste. Le

    populisme repose sur une forme de religion. Il y a par exemple à

    peu près 45 % des électeurs américains qui de toute façon, quoi

    qu’ils fassent, quels que soient ses résultats, voteront pour

    Trump. Pour Boris Johnson c’est à peu près pareil, enfin, pour le

    Brexit c’est une forme de dogme, de foi, de religion, de

    croyance, « Brexit means Brexit ! » ces espèces de mots qui

    concentrent et qui fédèrent de manière complètement

    irrationnelle. Donc il y a toujours un noyau qui continuera à se

    dire « le Brexit c’est la liberté, c’est l’indépendance, nous serons

    plus heureux » c’est une sorte de paradis, d’utopie, etc. Mais,

    malgré tout, d’abord il y a des électeurs plus rationnels, et puis

    tous ceux qui sont indécis, ont espéré, et voient qu’ils ont été

    menés en bateau ; là, j’ai l’impression qu’on va plutôt dans une

    vague contraire. Mais prudence, prudence.

    COSMOCÈNE

    Effectivement, on ne sait toujours pas ce que Brexit « means »

    vraiment, mais « Brexit means Brexit » est une expression de

    Theresa May. Une dernière chose avant de nous quitter : que

    pensez-vous de la situation de l’Écosse ? Est-ce que cela ne

    pourrait pas faire partie des conséquences possibles, l’Écosse

    ayant déjà fait savoir par l’intermédiaire de sa Première ministre

    qu’elle a l’intention de proposer — ce sera évidemment la

    House qui décidera, on imagine qu’elle dira non — de refaire un

    référendum sur l’indépendance de l’Écosse.

    Marion VAN RENTERGHEM

    Cela fait très longtemps, depuis 2016, que je me dis que le

    Brexit c’est le Royaume désuni. C’est la fin du Royaume-Uni.

    Boris Johnson offre sur un plateau l’indépendance de l’Écosse à

    Nicolas Sturgeon ; les Écossais sont très pro-européens : ils ont

    voté à plus de 70 % pour rester dans l’Union Européenne, donc

    ils sont vraiment en opposition à Boris Johnson et à tous ces

    Brexiters très fermement. C’est très compliqué, la question de

    l’Écosse qui pourrait être indépendante et rejoindre l’Union

    Européenne est rendue extrêmement compliquée par le parallèle

    avec la Catalogne. Sachant que l’Espagne est un pays membre

    de l’Union Européenne, si celle-ci donnait à l’Écosse la

    possibilité de rejoindre le club en divisant le Royaume-Uni cela

    donnerait des idées ; je pense que le gouvernement de Madrid le

    verrait d’un très mauvais œil en disant que cela crée une sorte de

    jurisprudence qui peut leur être fatale. C’est compliqué à cause

    de cela, mais malgré tout, là on voit que les sondages pour

    l’indépendance de l’Écosse ne cessent de monter. Nicolas

    Sturgeon mise beaucoup sur les élections qui auront lieu en mai

    2021, et si elle arrive en position de force — ce qui est très

  • Groupe de réflexion sur l’avenir du service public Européen

    Page 28 GRASPE Décembre 2020

    possible puisqu’elle gère plutôt bien justement cette crise dans la

    manière qu’elle a de tenir tête à Londres — et est renforcée au

    parlement écossais aux prochaines élections, là, il y aura une

    demande des Écossais d’un nouveau référendum sur

    l’indépendance. Selon le poids politique qu’elle occupe, le

    Downing Street ne pourra pas le refuser, et là à mon avis c’est

    tout à fait possible que l’Écosse prenne son indépendance.

    Qu’elle rejoigne l’Europe, à la limite elle y est déjà, je ne sais

    pas, cela serait une machinerie bruxelloise — vous savez mieux

    que moi en tant que spécialiste de ces institutions —, c’est

    extrêmement compliqué. En tout cas je vois arriver grosse

    comme une maison l’indépendance de l’Écosse, suivie sans

    doute par l’Irlande du Nord. Je vois bien se dessiner une

    réunification de l’île d’Irlande dans la mesure où même s’ils ont

    trouvé plein de solutions emberlificotées pour faire une frontière

    qui n’en serait pas une, mettre plutôt la frontière en mer du Nord

    et pas entre les deux Irlandes, etc. le Brexit recrée de fait une

    frontière : la frontière entre les deux Irlandes devient la frontière

    du marché unique ; enfin entre le marché unique européen et le

    Royaume-Uni.

    COSMOCÈNE

    Je pose la question des contrôles. Ce n’est toujours pas clair.

    Marion VAN RENTERGHEM

    Oui, c’est infaisable : 300 ou 500 km de frontières, tout en

    zigzague à travers les villages… on ne peut absolument pas faire

    des contrôles, cette frontière est impraticable, cela fait encore

    partie des choses totalement irréalistes qui ont été vendues. Elle

    est impraticable, malgré tout elle est importante parce qu’elle est

    l’entrée du marché unique, alors on a trouvé cette solution de

    faire l’entrée du marché unique dans la mer d’Irlande, mais cela

    rassemble encore plus l’Irlande du Nord et la République

    d’Irlande, donc la frontière va de fait disparaître… je vois très

    bien le Royaume se désunir avec l’Écosse qui ne demande que

    cela, et l’Irlande du Nord qui, logiquement, petit à petit, va

    rejoindre la République d’Irlande.

    COSMOCÈNE

    Très bien, ce sera le mot de la fin, nous verrons ce qu’il en sera.

    Dans deux mois et demi, nous verrons aussi si nous avons un

    accord et donc on retiendra ce que vous venez de dire : certains

    espéraient que le Brexit produise des désunions de l’Union

    Européenne, ce sera peut-être finalement la désunion du

    Royaume-Uni qui se produira. Merci Marion Van Renterghem.

    Marion VAN RENTERGHEM

    Pour moi, le mot clé est : masochisme.

  • Reflection Group on the Future of the European Civil Service

    GRASPE Décembre 2020 Page 29

    Défense européenne : passer

    de la coopération à

    l’intégration

    (Synthèse de la conférence donnée par O. Jehin)

    Evoquer la défense et en particulier la défense de l’Europe

    impose de s’interroger sur ce que l’on entend défendre et de

    dresser un état des lieux du monde dans lequel cette défense est

    appelée à s’inscrire8.

    Lorsqu’on évoque la défense européenne, c’est bien de la

    défense de l’Union européenne que l’on parle et pas de celle,

    beaucoup plus vague, d’un continent ou d’un ensemble de pays

    sur ce continent. C’est dès lors une défense qui s’applique à un

    projet d’intégration politique et qui ne peut aboutir que par le

    biais de l’intégration des objectifs et des moyens militaires. La

    coopération est d’une autre nature. Quelle soit bilatérale, sur une

    base ad hoc dans le cadre d’une coalition opérationnelle, d’une

    organisation régionale ou d’une alliance à l’instar de l’OTAN,

    elle demeure toujours limitée dans ses objectifs et le plus

    souvent dans ses résultats. Passer de la coopération à l’intégra–

    tion signifierait dès lors que l’Union politique a atteint une

    maturité justifiant une Union de défense.

    A première vue, au lendemain du Brexit, on pourrait en douter.

    Certains n’hésitent pas à parler aujourd’hui de « désunion

    européenne » en référence au départ du Royaume-Uni et/ou à la

    contestation de la construction européenne par certains

    dirigeants et des pans entiers de l’opinion publique à l’intérieur

    de l’Union. Mais qu’en est-il réellement ?

    S’agissant du Royaume-Uni, le divorce est regrettable parce

    qu’il va à contresens de l’histoire, comme le rappelait, le

    vendredi 31 janvier 2020, l’ancien président de la Commission

    Jean-Claude Juncker, et parce que les Britanniques, qu’ils le

    ressentent ou non, partagent la même histoire et la même culture

    8 Voir aussi : Voisinage : La perte d'influence de l'UE dans ses voisinages :

    quelles conséquences et quels remèdes ?

    https://graspe.eu/document/Egmontreport-voisinage.pdf

    https://graspe.eu/document/Egmontreport-voisinage.pdf

  • Groupe de réflexion sur l’avenir du service public Européen

    Page 30 GRASPE Décembre 2020

    que le continent. Mais ce divorce ne fait que solder un long

    passif nourri d’incompréhension à l’égard du projet politique

    européen, dont l’establishment et les médias n’ont jamais voulu

    et qu’ils ont constamment vilipendé au point de finir par

    convaincre une majorité de la population qu’elle pouvait s’en

    séparer. En matière de défense, les Britanniques ont toujours

    donné la priorité à l’OTAN et privilégié leur relation avec les

    États-Unis, dont ils dépendent pour la dissuasion nucléaire et

    avec lesquels ils partagent un niveau élevé d’intégration des

    forces armées. Leur industrie est elle-même très officiellement

    intégrée dans la base industrielle et technologique de défense

    des États-Unis et réussit des ventes annuelles de l’ordre de 2

    milliards de dollars sur le marché américain. Membre de

    l’Union, le Royaume-Uni n’a contribué à pratiquement aucune

    des missions ou opérations de la PSDC et a constamment

    cherché à freiner la plupart des projets européens dans le

    domaine de la défense. Pour regrettable qu’il soit, ce divorce

    permet donc de clarifier la situation et de repartir sur de bonnes

    bases.

    Les contestations qui secouent par ailleurs l’Union sont en

    réalité beaucoup plus préoccupantes, dans la mesure où elles se

    sont déjà traduites dans différents pays par l’arrivée au pouvoir

    de forces souverainistes voire nationales-populistes. Trois

    phénomènes se conjuguent derrière ses contestations : la «

    nouvelle grande transformation » pour reprendre l’expression

    utilisée par le politologue belge Arnaud Zacharie pour désigner

    la révolution du numérique et de l’intelligence artificielle ; la

    crise de la biosphère qui impose une adaptation sociétale ;

    l’afflux de migrants qui est perçu comme une menace écono–

    mique et surtout culturelle. Confrontés à ces phénomènes, les

    citoyens sont tentés de renverser les partis traditionnels et se

    retournent dans le même temps contre une Union européenne,

    jugée complice. Hier, indifférents à la construction européenne,

    ils n’en comprennent aujourd’hui ni les modalités de fonction–

    nement ni le sens.

    Fragilisée à l’intérieur, l’Union européenne est aussi confrontée

    à un monde extérieur particulièrement instable qui explique en

    partie l’afflux de migrants. Elle fait face au terrorisme jihadiste

    sur son sol et dans un arc de crises et de conflits qui traverse le

    Sahel, la Libye, la Syrie, l’Irak et l’Afghanistan, à des voisins

    belliqueux et générateurs d’instabilité, la Russie et la Turquie, et

    à un président américain qui la qualifie volontiers d’ennemi, la

    menace de manière récurrente de sanctions commerciales et

    cherche par tous moyens à la diviser.

  • Reflection Group on the Future of the European Civil Service

    GRASPE Décembre 2020 Page 31

    Donald Trump, en se retirant de nombreux accords (FNI,

    nucléaire iranien, climat, etc.) met à mal le système multilatéral

    dans lequel l’UE avait réussi à se faire une place. A lui seul, il

    génère plus d’instabilité, en annonçant par un simple tweet le

    retrait des forces américaines en Syrie ouvrant la voie à une

    intervention turque, en lançant unilatéralement un soi-disant

    plan de paix pour la Palestine qui n’est acceptable que pour les

    Israéliens ou encore au travers d’une compétition accrue pour le

    leadership mondial avec la Chine qui pourrait à terme soit

    marginaliser l’Europe, soit en faire une victime collatérale d’un

    conflit américano-chinois. Sur le plan transatlantique, il

    privilégie le mercantilisme au point qu’il est devenu évident

    pour tous les dirigeants que la seule manière d’être accueilli

    avec un tapis rouge à la Maison Blanche est d’acheter américain.

    Le slogan « America first » se décline en « Buy american first »

    et c’est tout le sens de l’insistance auprès des Européens à

    dépenser plus, alors qu’il s’est refusé à confirmer la validité de

    l’article 5 du traité de Washington. La bonne nouvelle, c’est

    qu’il y a désormais des voix, même au sein du très conservateur

    et pro-américain parti polonais Pis pour s’inquiéter de l’absence

    de level playing field dans les échanges transatlantiques en

    matière de défense. En valeur moyenne annuelle les États-Unis

    exportent en réalité déjà vers l’UE dix fois plus de biens de

    défense qu’ils n’en importent. Certains Polonais vont même

    aujourd’hui jusqu’à soutenir le développement d’une défense

    européenne, parce qu’une deuxième assurance est toujours

    bonne à prendre au cas où la première venait à faire défaut.

    Cet état du monde montre à l’envi que le soft power, qui était la

    marque de fabrique de l’Union, n’est plus suffisant. Ne serait-ce

    que pour être crédible, la diplomatie européenne a besoin d’être

    adossée à une défense européenne. Celle-ci est en outre

    nécessaire pour gérer des crises et pour se prémunir face à la

    prolifération des menaces.

    La Stratégie globale de 2016, qui n’était qu’une belle

    description du monde, a déjà dépassé sa date de péremption.

    Elle doit d’urgence être révisée en profondeur où être remplacée

    par un Livre blanc européen pour identifier précisément les

    menaces, les intérêts communs et les moyens à mettre en œuvre

    pour contrer les premières et protéger les seconds. Il va falloir

    cette fois faire un véritable travail d’identification des priorités

    stratégiques au lieu de se contenter d’une liste à la Prévert, et

    surtout élaborer une stratégie des moyens et, dans ce contexte,

    identifier clairement le degré d’autonomie stratégique que l’on

    doit atteindre au niveau européen, sachant qu’aucun État de

    l’Union n’est plus aujourd’hui capable d’y arriver seul.

  • Groupe de réflexion sur l’avenir du service public Européen

    Page 32 GRASPE Déce