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GRASPE Groupe de Réflexion sur l’avenir du Service Public Européen
Reflection Group on the Future of the European Civil Service
Cahier n° 41 Décembre 2020
Editorial : Faut-il revoir le plan européen de relance ?
3
Mieux vaut encore un Brexit dur par Philippe Van Parijs 11
Ce Brexit est une entreprise masochiste 14
Défense européenne : passer de la coopération à
l’intégration
29
Autonomie stratégique : faut-il choisir entre l’Europe et
l’OTAN ?
34
Le défi démocratique de l’Europe d’après-crise par
Guillaume Sacriste
41
Lutte contre le changement climatique: une cohérence
encore à établir
49
Climat : Conférence avec Pierre Larrouturou 53
Beyond the Green Deal – a Green Civilization par Thomas
Arnold
70
L’Europe, le monde et la crise du COVID-19 75
La cour de justice de l'UE, seule à réagir face à la Hongrie
et la Pologne ? entretien avec Filipe Marques
85
Building and using scenarios for stress-testing policies 91
Changer l’état des choses est aisé,
l’améliorer est très difficile
ERASME
Diffusion strictement limitée aux personnels des Institutions européennes
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Groupe de réflexion sur l’avenir du service public Européen
Page 2 GRASPE Décembre 2020
Éditeur responsable : Georges VLANDAS
Rédaction : Tomas GARCIA AZCARATE, Olivier BODIN, Tremeur
DENIGOT, Guillaume DUVAL, Andréa MAIRATE, Paolo
PONZANO, Kim SLAMA, Bertrand SORET, Jean-Paul
SOYER, Catherine VIEILLEDENT, Sylvie VLANDAS.
Site web et maquette :
Diffusion :
Jean-Paul SOYER
Agim ISLAMAJ
Société éditrice : GRAACE AISBL
© GRASPE 2020
Contributeurs et personnes ayant participé aux travaux du GRASPE
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Éditorial : Faut-il revoir le
plan européen de relance ?
Alors que la seconde vague est en train de s’étendre, on prend
conscience que la pandémie est loin d’être finie. A travers le
monde, le nombre d’infections ne cesse d’augmenter entrainant
des millions de personnes dans une situation de désespoir tout
en exacerbant les divisions économiques et sociales. Les organi–
sations internationales ne laissent aucune marge de complai–
sance face à ce phénomène inédit. K. Georgieva a souligné à
plusieurs reprises que cette ‘crise n’est pas comme les autres’
alors que l’OCDE avertissait déjà en juin que si une deuxième
vague se produisait, ‘ l’économie mondiale serait sur une corde
raide’. La Banque Mondiale souligne dans son dernier rapport1
que la pandémie a fait plonger entre 88 et 114 millions de
personnes dans une situation d’extrême pauvreté. En même
temps les inégalités n’ont cessé de se creuser : selon la banque
suisse UBS, les fortunes des milliardaires ont augmenté de 28%
entre avril et juillet 2020.
En Europe, le risque d’une grande dépression est réel avec des
conséquences dramatiques sur les économies du continent. Les
prévisions économiques d’automne2 publiées par la Commission
européenne indiquent que la récession pourrait ne pas être aussi
sévère que la première en termes de chute du PIB grâce aux
aides nationales et communautaires mais elle pourrait faire
davantage de dégâts. La zone euro a pu amortir un choc de
courte durée mais elle n’est pas équipée pour faire face à une
récession de longue durée. Il est certes difficile de prévoir la
sévérité et la durée de cette dépression mais tout semble
indiquer que l’on s’achemine vers un scénario catastrophe avec
un effet domino sur les faillites d’entreprises, chômage de
1 Word Bank, The reversal of Fortune , Poverty and shared prosperity 2020,
World bank Group 2020
https://openknowledge.worldbank.org/bitstream/handle/10986/34496/978146
4816024.pdf 2 Selon ces prévisions, le PIB de l’économie européenne devrait se contracter
de 8,4% en 2020 (7,8% pour la zone euro) et de 4, 1 % en 2021 (4,2% pour la
zone euro).
https://openknowledge.worldbank.org/bitstream/handle/10986/34496/9781464816024.pdfhttps://openknowledge.worldbank.org/bitstream/handle/10986/34496/9781464816024.pdf
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masse, croissance en berne et une accumulation sans précédent
de dettes publique et privée.
Ce changement de scénario a évidemment des conséquences sur
la capacité de réponse de l’Europe et son plan de relance. Les
effets à long terme de la pandémie sont tellement alarmants que
les gouvernements sont réticents à les prendre en compte pour
ne pas heurter les sensibilités de leurs électorats. Si nous ne
répondons pas avec courage et collectivement, notre bien-être et
notre stabilité politique sont mis en péril.
L’Europe face à la pandémie
La pandémie engendrée par la Covid 19 et la crise économique
qui s’en est suivie à cause des mesures de restrictions constitue
un défi majeur pour les gouvernements nationaux et les
institutions internationales.
Pour l’Europe, ce défi a été encore plus insidieux car le gouver–
nement de l’économie s’articule sur plusieurs niveaux : l’Union
européenne, la zone euro, le niveau national voire infra-national
(par exemple, les Länder allemands qui sont dotés de pouvoirs
législatifs et économiques). L’Union européenne repose sur un
système institutionnel complexe qui généralement prend des
décisions dans un temps relativement long et à travers des
négociations épuisantes. L’émergence liée au Covid 19 a requis
en revanche des décisions fortes et rapides. Au début de la crise,
on avait pu avoir l’impression que l’Europe allait encore une
fois rester emprisonnée dans des logiques de défiance
réciproques, de vétos et de complications procédurales. Mais
cette fois-ci c’est différent : elle a démontré de pouvoir agir
rapidement et de produire des décisions importantes pour
l’avenir du continent.
Les initiatives prises en matière de politique monétaire et
budgétaire représentent sans doute un succès pour l’Europe
faisant ainsi fi de ses détracteurs et adversaires souverainistes et
populistes. En particulier, certains instruments introduits come
SURE (Temporary Support to mitigate Unemployment Risks in
an Emergency) et la Facilité pour la Reprise et la Résilience
préfigurent le début d’une politique budgétaire européenne. Sans
céder toutefois à un optimisme béat, on peut affirmer que ces
nouveautés contribuent à résoudre l’asymétrie historique qui
afflige le fonctionnement de la zone euro entre une politique
monétaire de type fédéral et des politiques budgétaires qui
demeurent une prérogative des gouvernements nationaux. Bien
entendu, il reste encore beaucoup de chemin à parcourir au
moins sur deux fronts. Le premier est de s’accorder sur les
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modalités selon lesquelles les dotations de ressources mises à
disposition par les nouveaux instruments européens. Le
deuxième, plus complexe, est l’achèvement du processus
d’intégration fiscale dont l’émission de dette commune pour
financer ces instruments constitue un premier pas important.
Sur un plan institutionnel, la crise actuelle a mis en lumière les
tensions existantes entre les deux modes de décision concurrents
en Europe, à savoir la méthode communautaire et la méthode
intergouvernementale. Le premier est celui utilisé par les
institutions supranationales, en particulier la Commission
Européenne et la Banque Centrale Européenne (BCE). Le
deuxième est celui qui prévaut au Conseil européen, où les chefs
d’État et de gouvernement négocient entre eux.
Dans le cas présent, les institutions supranationales ont été en
mesure d’agir rapidement (BCE) et de proposer (Commission)
des interventions ciblées fondées sur une vision qui tient compte
de la nécessité d’une réponse commune face aux conséquences
économiques de la pandémie. En revanche, la négociation entre
gouvernements a été centrée, au moins dans un premier temps
sur la polarisation entre les pays dits ‘frugaux’ et ceux enclins à
réaliser des programmes importants d’investissements publics
tout en cherchant à contenir la dette publique souvent très
élevée. Au terme d’un marathon duré quatre jours, et après des
longs de préparation, un accord a pu être trouvé grâce au rôle
déterminant de l’axe franco-allemand qui a fait pencher la
balance du côté du second groupe de pays qui, par ailleurs
représente une nette majorité de la population (avec
l’Allemagne).
Toutefois, l’accord du Conseil européen de juillet s’est soldé par
un rabotage du budget pluriannuel de 26 milliards soit 1824,3
milliards d’euros en sacrifiant des programmes essentiels
(recherche, santé, défense) dont la valeur ajoutée européenne est
évidente et en coupant dans les dépenses de l’administration
alors que le Parlement européen souhaitait augmenter le budget
global de 200 milliards d’euros. La présidence allemande a
proposé un compromis de 9 milliards qui a été rejeté par les
députés européens après sept sessions de négociations au risque
de retarder le plan de relance ‘ Next Generation EU’.
Finalement, un accord satisfaisant a pu être trouvé en novembre
avec le Parlement et la Présidence du Conseil, qui se solde avec
16 Milliards additionnels (dont 4 milliards en plus pour Horizon
Europe, + 1 milliard pour Invest EU, +2,2 pour Erasmus+ + 3,4
pour EU4Health). Il faudra noter cependant que cet effort
extraordinaire sera financé principalement par des ajustements
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basés sur les amendes infligées au titre de la concurrence (11
milliards) et l’utilisation des marges de flexibilité et de fonds
non utilisés. On pourra également se féliciter du renforcement
du mécanisme de la « rule of law » voulu par le Parlement
européen, mais qui se heurte à l’opposition des gouvernements
hongrois et polonais. Encore faut-il que la décision d’augmen–
tation du plafond des ressources propres (jusqu’à 2% du Revenu
National Brut de l’Union), indispensable pour pouvoir
rembourser les emprunts obligataires sur les marchés financiers,
puisse être ratifiée par les Parlements nationaux. Cette crise
‘institutionnelle’ pourrait à terme causer la paralysie de l’Union
si on ne parvient pas à contourner la règle de l’unanimité pour
des décisions si importantes en adoptant la méthode des
coopérations renforcées.
Les instruments de réponse à la crise sont-ils suffisants ?
Dans l’ensemble, l’Union européenne a bien répondu au premier
choc de la crise causée par la pandémie. Entre mars et avril
2020, la Commission a lancé un ensemble de mesures et instru–
ments diversifiés dont : le CRII+ (Corona Response Investment
Initiative) pour donner davantage de flexibilité aux États
membres dans l’utilisation des fonds structurels ; la suspension
temporaire du Pacte de Stabilité et de Croissance; l’adoption
d’un cadre temporaire pour les aides d’États en vue d’assouplir
les règles de concurrence pour les entreprises en difficulté en
raison de la fermeture d’activités ; des lignes de crédit
concédées par la Banque Européenne d’investissement en faveur
des PME ; enfin, un plan exceptionnel dit CORONA de 540
milliards .
En mai, la Commission présente le plan de relance (Next
Generation EU) qui mettra à la disposition des États membres
750 milliards d’euros dont 500 milliards d’euros en subventions
et 250 milliards d’euros en prêts. L’instrument principal, la
Facilité pour la Reprise et la Résilience servira à soutenir les
investissements publics surtout dans les États du sud de l’Europe
et d’Europe centrale et orientale plus affectés par la crise et qui
seront les principaux bénéficiaires des financements. Il s’agit
d’un paquet budgétaire sans précédent qui n’a pas d’équivalent
dans l’histoire européenne en raison de l’ampleur des moyens
financiers et des modalités de financement du plan. Le défi à
court terme est d’utiliser cet argent à bon escient pour investir
dans des domaines clés tels que la transition énergétique, la
transformation numérique, la recherche, l’éducation ainsi que
dans des réformes essentielles telles que la modernisation des
administrations publiques. Les gouvernements nationaux
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devront identifier des projets innovants et de qualité mais aussi
saisir cette opportunité pour mettre à niveau les infrastructures
publiques après des années de sous-investissement chronique. Il
faudra également veiller à mettre en place une gouvernance
efficace des processus décisionnels en garantissant un équilibre
durable entre la nécessité d’une gestion centralisée et l’exigence
d’impliquer les acteurs infra-nationaux et sociaux dans les
phases de conception et de mise en œuvre des plans nationaux.
Le mécanisme SURE, visant à garantir un soutien aux
travailleurs qui ont perdu leur travail durant la pandémie s’est
révélé essentiel. Le fonds, doté de 100 milliards d’euros est déjà
un succès: 17 pays en ont fait la demande pour un montant de 87
milliards d’euros et les fonds ont déjà commencé à être
déboursés (émission d’obligations pour 17 milliards en
novembre, souscrite 27 fois !).
On ne pourra pas en dire autant du MES (Mécanisme Européen
de Stabilité) et de sa ligne de crédit destinée aux dépenses
sanitaires, dotée de 240 milliards à taux d’intérêt extrêmement
faible. Il s’agit d’emprunts garantis par les États membres, ce
qui pourrait soulever la question de la conditionnalité macro–
économique et de la surveillance mutuelle intergouverne–
mentale. La stigmatisation politique associée à ce mécanisme
utilisé de manière peu glorieuse pour ‘sauver’ la Grèce est
encore forte et présente dans les esprits si bien qu’aucun
gouvernement n’a pris l’engagement d’y accéder formellement
malgré le fait qu’il n’y ait comme seule condition que les fonds
soient destinés à des dépenses directes ou indirectes liées à des
raisons sanitaires.
Sur le plan de la politique monétaire, en février la BCE a lancé
rapidement un nouveau plan de rachat de titres publics et privés
pour 1350 milliards d’euros qui s’ajoutent à ceux existants.
Outre la dimension de ce plan, il y a davantage de flexibilité
dans l’utilisation des instruments de politique monétaire par
rapport au passé, en particulier pour le rachat de titres de dette
publique3. D’autres mesures vont plus loin pour assouplir les
règles bancaires afin de permettre aux banques un degré de
liberté plus élevé dans la concession des crédits et de moratoire
sur ceux existants. Toutefois, la reprise du ‘quantitative easing ‘
de la BCE a eu lieu dans un contexte institutionnel difficile, qui
l’expose à des recours juridiques suite à la récente sentence de la
Cour constitutionnelle de Karlsruhe.
3 La limite de 33% par émission a été abolie et des déviations deviennent
possible par rapport à la clé de répartition entre Etats (capital keys) . En
même temps, les opérations de refinancement à long term (LTRO) sont
devenues plus favorables aux banques
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En ce sens, l’émission d’une dette commune par la Commission
pour financer le RRF et Sure pourrait dans une certaine mesure
faciliter la tâche de la BCE en remédiant à l’absence d’une dette
fédérale vers laquelle orienter les rachats de titre effectués dans
le cadre de son nouveau programme.
Face à cet enjeu de première importance pour l’Union
européenne, il n’en reste pas moins que le plan de relance risque
ne pas être à la hauteur non seulement à cause des blocages
institutionnels, mais de facteurs objectifs. Bien qu’il soit doté de
ressources adéquates, il n’est pas exempt de risques qui
pourraient compromettre son efficacité. Le risque de retards
dans l’utilisation des fonds de NGEU ne doit pas être sous-
estimé. En premier lieu, celle-ci dépendra de la capacité
d’absorption de ces fonds qui sont additionnels aux fonds
structurels dont l’expérience actuelle a montré une sous-
utilisation chronique. Le rythme d’absorption sera fonction de la
capacité de concevoir des projets d’investissements qui puissent
être mis en œuvre rapidement. Deuxièmement, les pays devront
décider comment utiliser les montants en subventions et prêts
pour financer des investissements publics additionnels. Certains
pays (Espagne, Portugal) ont déjà annoncé qu’ils n’entendent
pas utiliser le montant des prêts alors que d’autres préfèrent
reporter leur décision à une date ultérieure.
En outre, les mesures contra-cycliques qui sont tradition–
nellement mises en œuvre servent à stabiliser l’économie et à
atténuer les effets récessifs. Les réponses déployées jusqu’ici
reposent sur l’idée qu’une fois maîtrisée par la fermeture totale
ou partielle des activités, le virus serait destiné à disparaître et
que les conséquences sur l’emploi deviendraient temporaires.
Mais avec la pandémie qui pourrait durer jusqu’en 2022 ou plus
tard – à moins que l’on puisse avoir un vaccin efficace et tester
une large partie de la population - les politiques de court terme
demeurent largement insuffisantes. Alors que l’Europe est en
train de se confiner à nouveau, il faudra redoubler d’efforts à
travers des mesures de stimulation budgétaire prolongées ainsi
que de recapitalisation des entreprises et des banques pour éviter
de nouvelles faillites.
Pour un New Deal Européen
Dans ce contexte difficile, l’initiative entérinée par l’accord du
Conseil européen et du Parlement Européen peut être qualifiée
d’historique. En un certain sens, l’Union européenne est en train
de vivre un moment ‘rooseveltien’4.
4 L.Codogno et al, Next generation EU : Europe needs pan-european
investment, Vox-CEPR 09 Novembre 2020
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Le plan Next Generation EU – dont la Facilité pour la Reprise
et la Résilience en est le pilier, a été conçu pour faire face aux
dégâts causés par la pandémie. En tant que tel, il est limité dans
le temps. Cependant, il a aussi pour objectif d’éviter une reprise
divergente entre les pays de la zone euro et une fragmentation de
l’économie européenne. Pour ce faire, des prêts et des transferts
vont être mobilisés sous condition de la réalisation d’investis–
sements et de réformes. Ceux-ci devraient renforcer la capacité
de croissance des pays bénéficiaires en leur permettant de
s’aligner sur les pays plus ‘résilients’.
L’Union européenne a grandement besoin d’investissements en
infrastructure à l’échelle pan-européenne, c’est- à dire impli–
quant plusieurs pays avec des retombées sur l’ensemble du
continent européen. On peut citer plusieurs exemples :
renforcement des systèmes sanitaires et sociaux (la coordination
des systèmes existe), rattrapage salarial dans les catégories
critiques de travailleurs, lignes ferroviaires à grande vitesse, des
réseaux énergétiques de grande puissance pour transporter
l’électricité produite à partir des énergies renouvelables, les
infrastructures pour l’hydrogène, les réseaux numériques mais
également la mobilité du capital humain. Les administrations
nationales risquent de sous-estimer l’importance de ces
investissements et privilégier des projets à l’échelle nationale et
locale. L’échelle de ces investissements est trop grande pour que
les États agissent de manière séparée, bien qu’ils trouvent
difficile parfois à coopérer entre eux sur des projets
transfrontaliers. Dans une certaine mesure, le principe de
subsidiarité plaide pour une approche centralisée plutôt que
dévolue aux États pour des projets d’infrastructure de grande
envergure. Ainsi, l’Union européenne devrait initier ces projets
qui transcendent les intérêts nationaux en mettant l’accent sur
ceux susceptibles d’avoir un impact significatif en termes de
croissance durable (énergies renouvelables, capital humain,
mobilité verte) et qui répondent à une logique de biens publics
européens.
Une fois surmontés les problèmes institutionnels ce qui est en
question est la décision plus importante, qui concerne la nature
de ce nouvel instrument de cohésion : est-il destiné à devenir un
fonds temporaire ou permanent ? Dans le deuxième cas, il
s’agirait d’un embryon de budget fédéral financé à l’aide de
dettes et d’impôts communs, dont la gestion pourrait être
dévolue à un gouvernement économique européen guidé par une
Commission responsable devant le Parlement européen. Si tel
était le cas, cela aura des conséquences sur le budget de
fonctionnement des institutions dont la révision actuelle à la
baisse est regrettable.
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En substance, ces doutes sont justifiés du fait que les États
européens sont confrontés à un choix historique : celui d’une
Europe intégrée politiquement, à l’aide d’objectifs partagés et
financés avec des ressources importantes et en mesure
d’affirmer les valeurs de solidarité face aux grands acteurs
géopolitiques, les États-Unis et la Chine.
Aucun de ces objectifs – l’augmentation de la croissance
potentielle des pays fragiles et la diminution de la fragmentation
de l’économie européenne - ne devrait avoir un caractère
temporaire. Au contraire, ils font partie de l’agenda européen.
Toutefois, si la Facilité devenait un instrument permanent de
gouvernement de l’économie européenne, les implications pour
la démocratie seraient très significatives.
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Mieux vaut encore un Brexit
dur
Par Philippe Van Parijs, 5
professeur à l’Université de Louvain, Chaire Hoover d’éthique
économique et sociale
« A springboard to a buccaneering embrace of free trade », un
tremplin vers une étreinte boucanière du libre-échange, c’est
ainsi que Dominic Raab déclarait que l’histoire jugerait le
Brexit, à l’époque où il n’était que Brexit secretary (The
Spectator, 1/10/ 2018). En juillet 2019, Boris Johnson le
promeut au poste de ministre des affaires étrangères et assigne à
son ministère un rôle « absolument central » non seulement tant
pour le Brexit que pour la vision du « global Britain ». (The
Times, 26/6/ 2019). Cette vision, on peut la trouver dans
Britannia Unchained, le fervent plaidoyer pour un capitalisme
globalisé que Raab publie en 2012.
Au sein du parti conservateur, cette vision est loin d’être neuve.
Il y a plus de vingt ans, William Hague, alors chef de l’oppo–
sition conservatrice, proclamait : « Au cours du prochain
millénaire, les nations se feront concurrence en adoptant les
régulations les plus légères, les impôts les plus bas et le
commerce le plus intense … Ces grands animaux trébuchants
[que sont les blocs régionaux comme l’Union européenne]
succomberont sous le coup des manœuvres et de la concurrence
de l’état-nation svelte, à fiscalité légère. » (The Guardian,
2/11/1999) Ceux qui partagent cette vision sont aujourd’hui
solidement au pouvoir et comptent sur le Brexit pour leur
donner la liberté de la mettre en œuvre.
Si la Britannia unchained de Johnson et Raab a des chances de
triompher, c’est grâce au pillage de la plus précieuse de toutes
les ressources : le capital humain. Les données fiables les plus
récentes dont nous disposons — des estimations de la Banque
mondiale pour 2010 — fournissent une idée de l’ampleur du
phénomène. 292.000 diplômés de l’enseignement supérieur nés
au Royaume-Uni et âgés de 25 à 64 ans vivaient alors dans
5 Version longue d’un article paru dans Le Monde
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l’UE 27, tandis que 910.000 diplômés de l’enseignement
supérieur de cette tranche d’âge nés dans l’UE 27 vivaient au
Royaume-Uni.
Boris Johnson n’a rien fait pour cacher qu’il souhaitait amplifier
encore ce brain gain net colossal de plus d’un demi-million de
« cerveaux ». Dès en août 2019, à peine deux semaines après
son accession à la tête du gouvernement, il a ordonné aux
ambassades britanniques de diffuser un message affirmant sa
détermination à « garantir que notre système d’immigration
attire les tout meilleurs intellects du monde entier » et détaillant
diverses mesures concrètes destinées à réaliser cet objectif.
Au service de cet objectif, il sait qu’il peut compter sur trois
atouts majeurs. D’abord la réputation de l’enseignement
supérieur britannique. Selon les critères (certes contestables) et
les chiffres (indiscutablement influents) du dernier ranking QS,
le Brexit prive l’UE de ses quatre universités dans le top 10
mondial et de 17 de ses 27 universités dans le top 100. Ensuite,
il y a Londres. Même affaiblie par la pandémie, ce qui était la
plus grande métropole de l’Union n’est pas près de perdre son
attrait. Enfin et surtout : l’anglais. La diffusion de l’anglais
comme lingua franca a fait de tout pays anglophone un aimant
puissant, avec une vaste réserve d’entrants potentiels entre
lesquels il a tout loisir de choisir. Le contrôle de ses frontières
une fois retrouvé, le Royaume-Uni pourra laisser à L’UE 27 la
tâche ingrate d’accueillir et de socialiser les réfugiés et migrants
innombrables en provenance d’Afrique et du Moyen Orient.
Pendant ce temps, il pourra ouvrir ses portes toutes grandes aux
cerveaux qu’il convoite.
Bien au-delà du respect loyal des termes de l’accord de retrait,
l’accord sur les relations futures doit empêcher un Royaume Uni
« boucanier » de saboter le projet européen par le recours à une
concurrence fiscale agressive ou à une politique d’immigration
prédatrice. En raison des trois atouts mentionnés ci-dessus, ce ne
sera pas chose facile. Mais ce n’est pas pour autant impossible.
Le “buccaneering embrace of free trade” risquerait en effet de
se réduire à peu de chose si le Royaume Uni se voyait privé de
son principal marché, le continent européen, et ceci d’autant
plus aujourd’hui que la mondialisation du commerce des biens
matériels est menacée non seulement par des considérations
écologiques de plus en plus contraignantes mais aussi par les
considérations sanitaires que la pandémie a mises en avant. Une
interprétation exigeante du level playing field est dès lors
indispensable. Comme condition d’accès au marché unique,
toutes les contraintes que l’Union européenne impose
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aujourd’hui et imposera à l’avenir à ses membres devront
s’appliquer tout autant au Royaume Uni.
Le projet européen est une entreprise civilisatrice sans
précédent. Grâce au marché unique, qui en forme le noyau,
l’Union est parvenue à dompter les passions nationalistes et à
stabiliser les démocraties. Mais la discipline du marché unique a
aussi érodé l’aptitude des états-membres à assurer la sécurité
matérielle de ses citoyens. L’entreprise civilisatrice doit
maintenant développer sa dimension protectrice, s’attaquer à
l’insécurité économique et se prémunir contre l’explosion des
inégalités.
Protéger cette entreprise civilisatrice contre la stratégie
opportuniste ou doctrinaire d’un fier aspirant boucanier n’exige
pas d’en faire un vassal périphérique, mais bien un partenaire
extérieur qui comprenne ce que signifie un partenariat équitable
et se comporte en conséquence. Imaginer, négocier, mettre en
œuvre ce partenariat équitable est notre tâche commune dans les
années qui viennent. Un jour, sans doute, le gouvernement
britannique réalisera ce dont beaucoup de ses citoyens sont déjà
persuadés : la vacuité de la souveraineté nationale dans le
monde d’aujourd’hui. S’il le souhaite, le Royaume Uni pourra
alors réintégrer notre « grand animal trébuchant », la grande
mais laborieuse entreprise civilisatrice à laquelle il peut
contribuer à l’avenir encore plus qu’il ne l’a fait dans le passé.
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Ce Brexit est une entreprise
masochiste
Où en est la négociation entre le Royaume-Uni et l'Union
européenne alors que la date butoir du 31 décembre se
rapproche (date de fin convenue dans le cadre de l'accord de
retrait de la fin de la période de transition), et qu'en l'état il
semble que tant reste encore à faire ? Marion Van Renterghem,
Grand reporter, lauréate du prix Albert-Londres et du prix de
journalisme européen Louise-Weiss, nous explique ici ce qu'il
faut en penser en détaillant les difficultés rencontrées lors de
cette négociation qui révèle aussi des méthodes et des approches
singulièrement différentes voire opposées. Cet entretien est
initialement paru dans une version vidéo sur le média
Cosmocène6.
COSMOCÈNE
Marion Van Renterghem, bonjour. Vous êtes grand reporter,
vous l’avez été au moins pendant 30 ans, une période tout à fait
considérable. Vous avez été lauréate de prix très prestigieux, qui
montrent la reconnaissance de vos pairs et de la profession en
général vis-àvis de votre engagement : le très prestigieux prix
Albert Londres ; et également le prix Louise Weiss, façon aussi
de souligner votre engagement européen, vous aviez fait une
série d’articles sur Angela Merkel. Justement, c’est ce qui nous
intéresse aujourd’hui, d’autant que vous connaissez bien le
Royaume-Uni : on voudrait parler de l’Europe et plus particu–
lièrement du Royaume-Uni, et du Brexit et de ses suites, c’est-à-
dire d’abord de l’accord commercial que l’Union Européenne
essaye, difficilement, de signer avec le Royaume-Uni. Je
voudrais partir sur la situation telle qu’elle est aujourd’hui : où
en sommes-nous de ce très long épisode — puisqu’il dure
depuis deux ans — d’accord commercial ? Un conseil européen
6 https://www.youtube.com/watch?v=wfMk-
fBV5ug&t=19s&ab_channel=CosmoceneProduction
https://www.youtube.com/watch?v=wfMk-fBV5ug&t=19s&ab_channel=CosmoceneProductionhttps://www.youtube.com/watch?v=wfMk-fBV5ug&t=19s&ab_channel=CosmoceneProduction
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vient de s’achever7, on a vu les conclusions qui étaient très
claires : il semble que la situation soit totalement bloquée. Je
vous cède donc la parole et j’aimerais savoir quels sont les
principaux points d’achoppement qui demeurent encore dans le
cadre de cette négociation.
Marion VAN RENTERGHEM
Ce qu’il faut peut-être rappeler en préalable, parce que c’est
difficile à comprendre, c’est que nous sommes dans un accord
post-Brexit. Le Brexit a eu lieu, il a été décidé par référendum en
2016 ; puis un accord de divorce qui en fixait les conditions a
été négocié pendant trois ans et demi, laborieusement, plusieurs
fois retoqué au parlement britannique. Ce n’était pas facile pour
des pays aux économies liées et complètement imbriquées
depuis au moins 45 ans. Maintenant, on est dans une période de
transition jusqu’à la date limite, fixée par Boris Johnson au 31
décembre 2020. Il faut utiliser cette période de transition pour
déterminer la relation future, c’est-à-dire au fond décider des
relations commerciales que nous aurons, décider d’un accord ou
non de libre-échange. Tout l’enjeu de ce « deal no-deal » en ce
moment, maintenant que le Brexit a été acté et qu’il n’est pas
encore effectif, est d’essayer de voir quel type de relation nous,
européens, allons entretenir avec le Royaume-Uni. Trois points
bloquent depuis le conseil européen cette semaine (qui n’a pas
donné grand-chose) : d’abord la question de la pêche. Les
Européens — certains pays en tout cas — ont des pêcheurs qui
pêchent largement dans les eaux maritimes britanniques, la
France en particulier, mais aussi l’Espagne, une partie de
l’Allemagne, les pays du Nord ; ce dont évidemment les
Britanniques ne veulent pas entendre parler. C’est un point de
fixation parce que cela fait partie, pour eux, du symbole
d’indépendance qu’ils voulaient recouvrer et pour les Européens
c’est difficile de l’accepter ; c’est une des monnaies d’échange.
La deuxième question est ce qu’on appelle le « level playing
field », c’est-à-dire une sorte de règle de bonne entente et de
concurrence équitable qu’on peut exiger d’un voisin très proche
et extrêmement proche dans tous les sens du terme :
économiquement, géographiquement, affectivement aussi,
qu’est la Grande-Bretagne par rapport à l’Union Européenne.
Les Britanniques ne veulent pas en entendre parler parce qu’ils
voudraient justement pouvoir pratiquer des règles de dumpings
— des aides d’États notamment à certaines entreprises —, enfin
faire du dumping à partir d’une réglementation plus libre. Les
7 Conseil européen des 15-16 octobre 2020.
https://www.consilium.europa.eu/fr/press/press-
releases/2020/10/16/european-council-conclusions-15-16-october-2020/
https://www.consilium.europa.eu/fr/press/press-releases/2020/10/16/european-council-conclusions-15-16-october-2020/https://www.consilium.europa.eu/fr/press/press-releases/2020/10/16/european-council-conclusions-15-16-october-2020/
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Groupe de réflexion sur l’avenir du service public Européen
Page 16 GRASPE Décembre 2020
Européens ne peuvent pas l’accepter dans la mesure où cela
fausserait les règles de concurrence de leurs marchés.
La troisième question est celle de la gouvernance : les
Britanniques ont voulu se débarrasser de la Cour de Justice
européenne, c’est-à-dire d’une autorité supérieure pour régler
leurs différends et les Européens exigent qu’en cas de conflits
d’ordre commercial entre les pays il y ait une forme de
gouvernance qui puisse régler les différends. Ces trois questions
sont extrêmement importantes et elles sont vraiment des lignes
rouges de chaque parti. Cela bloque, car personne ne peut
s’aider sur aucune des trois, mais ce ne sont pas des détails. Ce
qui bloque, plus largement, est une conception et une vision
fondamentalement différente du marché unique. C’est un peu la
mauvaise foi des Britanniques, malgré tout, parce que ce sont
largement eux qui ont construit ce marché unique. Ils y ont très
largement contribué et ils étaient extrêmement soucieux que les
règles soient observées. C’est aussi intéressant de voir que ce
sont eux les grands inventeurs de jeux de balles et de ballons —
c’est quand même eux qui ont inventé la plupart des jeux qui
nous intéressent tous : le tennis, le rugby, le football et leurs
règles sont des inventions britanniques ! — ; on n’imagine pas
les Britanniques au milieu d’un match de football considérer
qu’on peut jouer avec les mains ou au milieu d’un set de tennis
dire qu’on a le droit de servir trois fois au lieu de deux. C’est
extraordinaire de voir que ceux qui sont les inventeurs des jeux
réglés, qui sont largement les co-inventeurs de ce grand marché
unique européen auquel ils ont énormément tenu sont
maintenant ceux qui veulent en bénéficier tout en violant
allègrement toutes les règles de ce marché. Sans règle du jeu, il
n’y a pas de jeu et sans règle du marché, il n’y a pas de marché.
C’est ce qui fait la force du marché unique, il repose sur des
contraintes, des règles, sur des réglementations communes et on
ne peut pas y faire entrave.
COSMOCÈNE
Absolument, le marché intérieur. C’est là que cela coince
complètement. Deux choses : la question irlandaise, selon vous,
a-t-elle été réglée ? Et la deuxième, relative au passeport
financier : beaucoup craignent le fait que le Royaume-Uni
parvienne à contourner de toute façon la question en installant
une partie de leurs banques, de leurs services financiers, dans
des pays de l’Union Européenne même après leur départ
définitif. Avez-vous quelque chose à dire à ce propos ?
Marion VAN RENTERGHEM
L’Irlande, en fait, on l’avait oubliée. L’Irlande est la métaphore,
le symptôme fondamental, qui fait que le Brexit était une fausse
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Reflection Group on the Future of the European Civil Service
GRASPE Décembre 2020 Page 17
promesse, quelque chose de totalement irréalisable. C’est
symbolisé par l’Irlande, cette question Irlandaise. Il y a l’Irlande
du Nord, qui fait partie du Royaume-Uni, qui fait partie aussi
d’une même île sur laquelle se trouve la République d’Irlande
— comme on le sait, une guerre civile a opposé l’Irlande du
Nord à la République d’Irlande pendant près de 30 ans, qui a fait
des milliers de morts et a traumatisé et traumatise encore des
Britanniques et des Irlandais — et il était entendu que pour rien
au monde on ne voudrait retracer cette frontière entre l’Irlande
du Nord et la République d’Irlande…
COSMOCÈNE
Et leur donner une réalité physique.
Marion VAN RENTERGHEM
Physique, absolument, avec des passages de douanes. Il est
évident que ce qui a permis ce qu’on appelle le Good Friday
Agreement — cet accord qui a mis fin à la guerre civile en
Irlande — est l’Union Européenne : le fait que l’Irlande (la
République d’Irlande) et l’Irlande du Nord (donc le Royaume-
Uni) tout à coup se mettaient à appartenir à une même entité,
donc la frontière pouvait disparaître. Le fait de séparer de
nouveau le Royaume-Uni de la République d’Irlande crée de fait
une frontière et fait de l’Irlande du Nord l’entrée et la sortie du
marché unique. Cela crée une multitude absolument infinie de
problèmes insolubles, de contradictions internes et intrinsèques,
auxquels les brexiters n’avaient nullement pensé ; et je dois dire
les anti-brexiters non plus parce que c’est une question qui
aurait dû être soulevée depuis le début dans la campagne avant
le référendum ; c’était le point d’achoppement, à mon avis,
insoluble. C’était une question à la fois physique, métaphysique,
philosophique, géopolitique insoluble, et si les anti-brexiters
avaient été un peu plus malins ils auraient mis l’accent là-
dessus, mais les brexiters ont été infiniment plus ingénieux dans
leurs campagnes pour remporter le référendum que les
remainers.
COSMOCÈNE
A moins que certains y aient pensé et aient été suffisamment
cyniques pour ne pas évoquer la chose.
Marion VAN RENTERGHEM
Les brexiters ont été suffisamment cyniques pour le mettre sous
le tapis, et les remainers n’ont pas mis suffisamment l’accent
dessus.
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Groupe de réflexion sur l’avenir du service public Européen
Page 18 GRASPE Décembre 2020
COSMOCÈNE
Justement, je voudrais qu’on se concentre sur la question de la
méthode, que je pense importante. On a regardé cette histoire de
négociation comme un épisode de Netflix pendant des mois —
assez long, d’ailleurs je pense qu’une grande partie de l’opinion
désormais s’est désintéressée de la chose parce que cela n’en
finit pas —. Je voudrais entendre votre jugement sur les « tips »,
les méthodes de négociations retenues par l’Union Européenne
d’un côté et par les Britanniques de l’autre, en se concentrant
particulièrement sur celles de Britanniques puisque le sentiment
que beaucoup ont est que c’est une espèce de façade et qu’en
réalité il n’y a pas une véritable volonté de signer un accord du
point de vue britannique. Qu’en pensez-vous ?
Marion VAN RENTERGHEM
D’abord, les stratégies sont assez claires des deux côtés : il y a
d’un côté les attaquants, et de l’autre les défenseurs. Nous, nous
n’avons rien demandé. Quand je dis « nous », c’est l’Union
Européenne : elle n’a pas demandé le divorce et en est d’ailleurs
malheureuse, elle aurait voulu que le Royaume-Uni reste, fasse
partie intégrante de cette union. Tout le monde reconnaît le
talent des Britanniques : c’est quand même la deuxième
économie de l’Union Européenne, c’est une immense
diplomatie, c’est un peuple inventif, avec des industries tout à
fait ingénieuses, etc.
COSMOCÈNE
De moins en moins.
Marion VAN RENTERGHEM
Malgré tout, ils en ont plus que nous, français.
En tout cas, c’est une grande perte et nous n’étions pas
demandeurs de ce divorce ; donc dans la mesure où ce sont eux
les demandeurs, ce sont eux les attaquants. Nous sommes en
défense, mais ils n’ont pas compris fondamentalement cette idée
du marché unique : ils ont cru qu’ils pouvaient bénéficier du
beurre et de l’argent du beurre, c’est-à-dire bénéficier du marché
unique tout en étant totalement dégagés de toutes les règles du
marché unique, cela revient à ce que je disais sur les règles du
tennis et du football. Ils n’ont pas eu des méthodes très fairplay
depuis le début des négociations, il faut bien le dire. La dernière
voyouterie en date étant quand même le fait que Boris Johnson a
sorti de son chapeau un projet de loi sur le marché intérieur
récemment, alors qu’on était dans la négociation de ce deuxième
accord dont je parlais : un projet de loi dont certains points
remettent en cause le premier accord qui a été négocié, signé, et
que lui-même avait brandi comme une victoire absolue au point
de se faire élire Premier ministre là-dessus. Ce projet de loi
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Reflection Group on the Future of the European Civil Service
GRASPE Décembre 2020 Page 19
remet en cause notamment des points concernant cette fameuse
question de la frontière irlandaise. C’est un coup de voyou, c’est
une violation expressive, explicite, du droit international, qui a
suscité un tollé et une indignation générale, jusqu’à l’autre côté
de l’Atlantique (c’est Joe Biden qui a fait un tweet ravageur
pour dénoncer ces manières).
Tous les Européens en sont restés sidérés, et à mon avis ils ont
très mal joué : pour un pays qui veut jouer le Global Britain et la
grande puissance à lui tout seul dans le monde et dans le grand
match des grandes puissances internationales, c’est un peu
étrange de montrer à quel point sa réputation est peu crédible.
Un pays qui signe un accord puis est capable d’y revenir, peu de
temps après, au moment où il a été signé, cela ne donne pas une
idée tellement rassurante de la fiabilité britannique. Donc ils
n’ont pas été très fairplay et ils ont aussi, par ailleurs, essayé de
diviser l’Union Européenne. Ils nous ont un peu pris de haut,
cela avait commencé déjà sous Theresa May : ils ont envoyé
plein de ministres aller voir mine de rien les chefs d’État et
gouvernement des pays en disant : « on pourrait peut-être
s’entendre », etc., ils se sont heurtés à un mur. Ils se sont aussi
heurtés au mur qu’était Michel Barnier, le négociateur en chef
de l’Union Européenne, qui a joué une carte qui a fait
jurisprudence — bizarrement, elle n’avait jamais été vraiment
employée dans les institutions européennes — : celle de la
transparence. Les choses se sont toujours un peu faites en
coulisse dans l’Union Européenne : la France et l’Allemagne
s’entendent et puis après on propose aux autres, etc. Là, à mon
avis, Michel Barnier a joué la loyauté absolue et la transparence
absolue avec tout le monde : non seulement avec les chefs
d’États et de gouvernements, mais avec les parlements
nationaux; avec les parlementaires, les représentants des pays,
etc. Il s’est énormément déplacé dans tous les pays d’Europe
pour voir les personnes en tête à tête ou en visioconférence, il a
organisé des réunions avec les parlementaires de tous les pays,
de tous les parlements nationaux, avec les chefs d’États et de
gouvernements de manière régulière, si bien qu’une confiance
absolue s’est créée entre les Européens. Des plus petits pays aux
plus grands, ils ont eu le sentiment d’être systématiquement mis
à contribution, écoutés, entendus, d’observer une ligne de front
commune. Même Viktor Orbán, même des gens qui sont parfois
un peu en marge de l’Union Européenne se sont totalement
soudés autour de Michel Barnier, en lui faisant totalement
confiance. Cela d’ailleurs donne un peu une idée des fakes news
qui ont pu circuler dans la presse europhobe britannique où on
voyait systématiquement des tentatives de dénigrement du
négociateur en chef européen : « il est en train de se faire virer »,
« il est mal vu par Merkel », etc. Tout cela était des fuites
organisées par le gouvernement britannique totalement fausses.
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Groupe de réflexion sur l’avenir du service public Européen
Page 20 GRASPE Décembre 2020
Ils se sont donc heurtés à ce mur auquel ils ne s’attendaient pas
du tout, et surtout ils n’ont absolument pas compris que
justement, ce marché unique, qu’ils ont paradoxalement
contribué à façonner, était un bien inestimable pour les
Européens. Ils n’ont pas compris que c’était un levier
d’influence. On peut reprocher plein de choses à cette Union
Européenne, il y a plein de choses qui sont à améliorer, qui ne
fonctionnent pas bien ; mais s’il y a une chose qui a été
extrêmement bien réussie depuis 57 — depuis le traité de Rome
— c’est ce marché commun. Il est l’atout majeur de cette union
de 450 millions d’habitants, qui fait que des grandes puissances
comme la Chine, les États-Unis, la Russie, l’Inde…, sont
respectueux de l’Union Européenne et ne font pas n’importe
quoi ; et que lorsqu’elle négocie des accords de libre-échange
avec ces pays, l’Union Européenne a infiniment plus de force
qu’un pays, qu’une puissance médium, moyenne, comme le
Royaume-Uni isolé ; et comme certains frexiteurs voudraient
nous faire croire que la France, la « grande » France,
« puissante », serait bien sans l’Europe. Elle ne serait rien sans
l’Europe, son identité et sa souveraineté, auxquelles nous tenons
tous, seraient totalement bouffées et noyées si elle n’était pas
partie prenante de cette force que représente l’Union
Européenne ensemble.
Ce qui est intéressant avec les Britanniques c’est qu’ils sont à la
fois les attaquants et en situation d’infériorité, qu’ils sont moins
nombreux que nous ne le sommes, qu’ils ont plus besoin de
l’Union Européenne que nous n’avons besoin d’eux — même si
nous avons beaucoup besoin d’eux ! — : il faut savoir qu’il y a
47 % des produits britanniques qui sont exportés vers l’Union
Européenne et 7 % des produits de l’Union Européenne qui sont
exportés vers le Royaume-Uni, donc le rapport de force n’est
pas le même. Ils sont donc en situation d’infériorité et malgré
tout ils ont un sentiment de supériorité absolument monumental,
et c’est ce sentiment de supériorité qui a d’ailleurs présidé et
dont les brexiters se sont servis pour gagner la campagne du
référendum avec l’idée « nous sommes une grande nation,
global Britain, take back control, l’exceptionnalisme
britannique, nous avons gagné la guerre, nous avons vaincu
Hitler, nous n’avons jamais été occupés, nous avons rendu
service à l’Europe, nous les avons sauvés du nazisme et nous
sommes les plus grands et les plus forts »… eh bien non. C’est
cela qui fait que les stratégies sont différentes et qu’il était écrit
que cet accord ne pouvait pas marcher ; que tout est bloqué : le
Brexit est né sur un mensonge monumental. Ce que Boris
Johnson et les autres Farage et compagnie ont vendu, c’est : «
nous allons être indépendants, nous allons être libres, c’est
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Reflection Group on the Future of the European Civil Service
GRASPE Décembre 2020 Page 21
magnifique, on est libre, on n’aura plus cette espèce
d’épouvantable dictature »
COSMOCÈNE
Ils utilisaient le terme « vassalisation ».
Marion VAN RENTERGHEM
Même Boris Johnson, ex-ministre des Affaires étrangères, a osé
comparer l’Union Européenne au troisième Reich ou à l’Union
Soviétique ! C’est quand même un peu différent, l’Union
Soviétique était une emprise sur différentes nations alors que
l’Union Européenne est une volonté de différentes nations de se
mettre ensemble pour fonder quelque chose, ce n’est pas
vraiment la même philosophie. Ce qui surtout n’était pas
réalisable, c’est qu’il a vendu que cette liberté se ferait, encore
une fois, avec le beurre et l’argent du beurre ; eux disent : « have
your cake and eat it » : « avoir le gâteau après l’avoir mangé ».
Il a dit : « on sera libre, c’est génial, indépendant, souverain, et
puis de toute façon on aura un deal » ; c’est marrant parce que
maintenant il dit que ce n’est pas si grave de ne pas avoir de
deal alors qu’il avait dit : « ce serait absurde de ne pas avoir un
accord, on ne peut pas imaginer ne pas avoir d’accord et ne pas
être partie prenante du marché unique. Vous savez l’Union
Européenne a beaucoup plus besoin de nous que nous n’avons
besoin d’eux donc ils se mettront à nos pieds ». C’est ce que
j’appelle l’arrogance, l’orgueil, le sentiment de supériorité et
d’exceptionnalisme britannique, c’était l’idée que l’Europe allait
se mettre à leurs pieds, qu’ils allaient avoir tout : l’indépen–
dance, la liberté, pas de cours de justice, pas de libre circulation,
pas de contribution au budget européen et en même temps
l’accès à tout. Eh bien non, un club, cela marche avec ses
propres règles et ce qu’ils ont vendu est irréalisable. C’était
purement du mensonge, une fabrication destinée à des
opportunistes qui voulaient prendre le pouvoir, cela n’avait
aucune réalité intrinsèque. Être un pays indépendant et participer
au marché unique, c’est violer les règles du marché unique, cela
ne marche pas. C’était écrit depuis le départ que cela ne pouvait
pas marcher, parce que ce n’était pas vrai.
COSMOCÈNE
Absolument. Deux mots ressortent de votre analyse : du côté
européen « transparence », du côté britannique « mensonge »,
hélas. Et à ce propos d’ailleurs, je pense, à titre personnel, que
Johnson est celui qui incarne le mieux ceci, une forme de
populisme d’inspiration Césarienne, qui montre aussi d’ailleurs
la maladie qui affecte le parti dont il est issu. Je voudrais, avant
de poursuivre, vous demander votre sentiment sur le fait que ce
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Groupe de réflexion sur l’avenir du service public Européen
Page 22 GRASPE Décembre 2020
mensonge est tel qu’en réalité Johnson et son équipe n’ont pas
l’intention de signer un accord. Qu’en pensez-vous ?
Marion VAN RENTERGHEM
Je pense qu’ils ont été pris au dépourvu. C’était la douche
froide, ils n’ont pas compris, ils étaient persuadés qu’ils n’en
feraient qu’une bouchée de ce monsieur Barnier, de cette Union
Européenne et de ce marché unique qui allait se prosterner à
leurs pieds. Je pense qu’ils ont vraiment été surpris, ils ne s’y
attendaient pas. Il ne faut pas négliger le fait que cette promesse
irréalisable a largement contribué à décider les électeurs de voter
Brexit. Et d’ailleurs, les sondages sont totalement inversés
aujourd’hui, les gens commencent à ouvrir les yeux sur la réalité
de ce qui a été vendu. Au dernier sondage YouGov, 56 % des
Britanniques considèrent que c’était une erreur de quitter
l’Union Européenne. Mais Johnson n’est pas du tout un
imbécile, c’est un « campagner », comme on dirait en anglais :
un propagandiste et un gagneur de campagne absolument
prodigieux. Il a un enthousiasme, un optimisme fabuleux. C’est
malheureux qu’ils se soient à ce point trompés dans ce
référendum, sans compter ceux qui ne sont pas allé voter, mais
c’est vrai que la force de conviction de Johnson est assez
admirable et la campagne des brexiters était beaucoup plus
entraînante et enthousiasmante que celle de remainers. Excusez-
moi, j’ai perdu le fil de votre question ?
COSMOCÈNE
La question est de savoir si vous pensez qu’au fond ils ont
véritablement l’intention de signer un accord, est-ce qu’ils ne
veulent pas en fait trouver un bon prétexte pour remettre la faute
sur l’Union Européenne et dire, comme l’a dit d’ailleurs hier
Johnson : « voilà, l’Union Européenne ne veut pas négocier, à ce
moment-là nous allons vers les règles de l’OMC et on aura un
accord qui répondra simplement à ces règles ».
Marion VAN RENTERGHEM
J’aurais pu écrire le discours de Boris Johnson : « c’est de la
faute de l’Union Européenne. ». Évidemment, c’est de la fake
news répétée, c’est totalement faux. Il dit maintenant : « on aura
un accord à l’australienne », c’est extraordinaire : en fait il n’y a
pas d’accord entre l’Union Européenne et l’Australie, il est en
cours, mais il n’est pas finalisé. C’est une sorte de nouveau
langage, le nouveau mot de Boris Johnson pour dire : « j’ai tout
raté », c’est : « on aura un accord à l’australienne » ; parce que
c’est précisément le contraire de ce qu’il avait vendu. Il avait
dit: « on aura un deal, on sera dans le marché unique, on aura
accès au marché unique de manière quasiment intégrée » donc le
no-deal est son échec. C’est la preuve — enfin une des preuves,
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Reflection Group on the Future of the European Civil Service
GRASPE Décembre 2020 Page 23
parce que c’est infini — de ses mensonges à répétition. À mon
avis il est déçu, il voulait un deal. Le deal était une meilleure
situation pour tout le monde, je dois dire que je n’imagine même
pas comment on peut s’en passer ; parce que nous sommes
voisins ; tout le monde dit : « on pourrait avoir l’accord
Canada », mais cela n’a rien à voir ! Le Royaume-Uni n’est pas
le Canada, le Royaume-Uni est aux portes de l’Union
Européenne, c’est notre voisin le plus immédiat. La géographie
compte dans le commerce, on négocie toujours plus avec ses
voisins les plus proches, on a une économie totalement
imbriquée depuis un demi-siècle, enfin cela n’a rien à voir avec
le Canada ou avec l’Australie. Je le répète : c’est 47 % des
produits du Royaume-Uni qui étaient exportés vers l’Union
Européenne, cela ne va pas disparaître en fumée. Jamais les
États-Unis ou le Japon ne vont remplacer le marché unique
Européen pour eux. L’autre douche froide a été vis-à-vis des
États-Unis. Ils avaient vendu aux Britanniques un grand accord
génial avec eux ; en oubliant un petit peu qu’ils négocient
durement avec l’Union Européenne parce qu’ils sont à peu près
d’égal à égal, mais que quand une grande puissance comme les
États-Unis négocie avec la toute petite — parce que pour le coup
elle devient toute petite — Grande-Bretagne, c’est à leurs
conditions ! Donc : « je te vends mon poulet chloré et mes
boeufs aux hormones ». Les Britanniques n’ont pas vraiment
envie de manger du poulet chloré : c’était interdit dans l’Union
Européenne. Ils se sont fait avoir par Trump, leur accord
commercial mirifique n’a pas marché donc Trump les a laissé
tomber, et puis manque de pot, a priori Trump est mal parti pour
se faire réélire. Tout est possible, mais si c’est Joe Biden, il a
justement été extrêmement choqué et scandalisé par les
méthodes malhonnêtes de négociation des Britanniques et il a
fait savoir que jamais il n’y aurait d’accord avec un pays qui
viole le droit international et qui surtout revient sur l’histoire de
la frontière irlandaise, sachant que Joe Biden a des origines
irlandaises et que le lobby irlandais est très fort aux États-Unis.
Ils ont donc un peu perdu sur les deux tableaux ; avec les deux
candidats, ils sont mal partis. À mon avis, ils veulent ce deal, et
ils sont très embêtés parce qu’ils ont tout perdu. Ils comprennent
qu’ils ont totalement mésestimé l’unité de l’Union Européenne
qu’ils pensaient pouvoir fragiliser très facilement, et puis
l’affection et la force d’attachement des Européens et de tous les
chefs d’État et de gouvernements européens pour ce marché
unique avec ses règles.
COSMOCÈNE
C’était la surprise, tout à fait.
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Groupe de réflexion sur l’avenir du service public Européen
Page 24 GRASPE Décembre 2020
Marion VAN RENTERGHEM
La surprise du chef. Donc, pour répondre à votre question, je
pense qu’ils veulent un accord, que là Boris Johnson essaye un
dernier ultimatum, il prépare son opinion au cas où cela ne
marcherait pas, mais il est bien embêté. Il a déjà des ministres,
comme Michael Gove, qui commence à dire : « on ne peut pas
s’en sortir sans accord » ; et à mon avis ce n’est pas réalisable
quand vous pensez que 10 000 camions vont et viennent dans les
deux sens chaque jour, on est déjà en train de faire des garages,
des parkings gigantesques…
COSMOCÈNE
Ce qui est tout à fait inquiétant, et ce qui d’ailleurs abonde dans
le sens de ce que vous dites et prouve qu’ils ont besoin d’un
accord c’est qu’ils ne sont pas prêts à un non-accord ; alors que
côté européen, on l’est.
Marion VAN RENTERGHEM
Ils ne sont pas prêts. Un non-accord va leur coûter des fortunes,
à nous aussi, accessoirement, d’ailleurs. Mais à eux… ce Brexit
est une entreprise masochiste, surtout dans la crise mondiale
sanitaire, économique et sociale qu’on est en train d’affronter —
qui n’a montré encore que la face visible de l’iceberg, qu’on est
vraiment loin d’être au bout de nos peines ! — : Dieu merci,
nous avons eu cet emprunt européen qui va soulager un peu
cette crise. D’ailleurs, petite digression : si le Royaume-Uni
n’avait pas été hors de l’Union Européenne pour négocier aurait-
on réussi à avoir cet emprunt ? Cela fait partie des bonnes
choses, peut-être, dans le départ des Britanniques.
COSMOCÈNE
Je partage votre point de vue. Je pense effectivement que le plan
de relance est aussi la première grande décision prise par les 27,
et non pas par les 28.
Marion VAN RENTERGHEM
Exactement. C’est fascinant de voir que dans une crise mondiale
que nous avons tous affrontée, Boris Johnson continue à
entraîner son pays dans une espèce d’entreprise d’autodes–
truction totalement masochiste et folle. Au nom de quoi ?
Simplement d’une idéologie, qu’il a vendue et à laquelle il ne
croyait pas puisque je rappelle que j’avais interviewé Boris
Johnson quand il était maire de Londres en 2013, et il m’avait
dit droit dans les yeux : « Il faudrait qu’on soit cinglé pour sortir
de l’Union Européenne. » Donc il n’y croit absolument pas lui-
même. Il sait que le Brexit est une absurdité, mais c’est un
cynique et un opportuniste donc il s’en fiche, simplement c’est
une idéologie qui lui a permis d’accéder au pouvoir, point à la
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Reflection Group on the Future of the European Civil Service
GRASPE Décembre 2020 Page 25
ligne. A lui et à une certaine clique de gens qui en ont fait leur
miel politique, mais c’est du masochisme.
COSMOCÈNE
Cela en dit long effectivement sur l’opportunisme et le cynisme
du personnage, même si l’idéologie quant à elle est bien
identifiée : une matrice quand même fondamentalement
nationaliste. Je vous propose de terminer en prenant un peu de
recul vis-à-vis des événements pour essayer de nous projeter sur
ce qu’il se passera de toute façon au-delà du 31 décembre. Quels
seront les effets, les conséquences de ce triste épisode, à la fois
pour le Royaume-Uni et pour l’Union Européenne ? Essayons
de comprendre un peu quelles seront les leçons à tirer — c’est
très large aussi — et je termine simplement sur une chose,
puisque j’étais ravi de vous en entendre parler : Barnier, et ce
que moi j’appelle une « méthode Barnier » — qui, je l’espère,
fera jurisprudence — basée sur cette transparence, cela pourrait
peut-être d’ailleurs faire partie des nombreuses conséquences de
ce Brexit. Si toutefois elle fait vraiment jurisprudence, elle
pourra affecter les institutions européennes en général et
notamment concernant la politique étrangère, ce qui serait à mon
avis tout à fait bienvenu. Donc, je vous cède la parole : quelles
conséquences et quelles sont les leçons que nous pourrions tirer,
que nous avons à tirer, ici et de l’autre côté de la Manche, de ce
Brexit ?
Marion VAN RENTERGHEM
Les conséquences, il y en a évidemment des négatives, elles
sautent aux yeux. De toute façon ce Brexit est une situation
perdant-perdant. C’est très dommageable pour le Royaume-Uni,
c’est très dommageable pour l’Union Européenne, on perd
énormément, à mon avis, sans les Britanniques, et on est affaibli
sans eux. Maintenant, il y a aussi des effets collatéraux,
finalement, positifs : cette unité renforcée de l’Union Euro–
péenne face au Brexit, le fait que les mensonges commencent à
se voir, que les gens ouvrent les yeux, et que le sentiment
européen est plutôt renforcé depuis le Brexit. On voit qu’ils sont
incapables de s’en sortir, que même si Boris Johnson essaye
laborieusement de faire porter la responsabilité et de « put the
blame » sur l’Union Européenne, je pense que cela trompe de
moins en moins de monde. De toute façon le sentiment
favorable à l’Union Européenne a toujours été majoritaire dans
tous les pays de l’Union Européenne même s’il y a une
rhétorique europhobe et eurosceptique persistante parce que
c’est extrêmement commode pour les dirigeants d’entretenir la
faute à l’Europe et pour une certaine partie de la population
aussi de faire cette espèce de lamento. Je compare le fantasme
anti-Bruxellois au fantasme du juif pour les antisémites : c’est
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Page 26 GRASPE Décembre 2020
une espèce de mal invisible, qu’on s’invente et qui n’a aucune
réalité en fait. Il y a donc cette unité renforcée, et puis le sujet
qui m’intéresse particulièrement, celui du populisme : cela
montre, je pense, que la rhétorique populiste a un coût.
L’élection de Trump sera extrêmement déterminante. Sera-t-il
réélu ou pas ? C’est vrai que s’il n’est pas réélu Johnson lui-
même est en grande difficulté. Il a très mal géré la crise du
Covid en faisant des paris comme il le fait d’habitude : il a parié
sur l’immunité collective, il a dit tout et son contraire, donc la
Grande-Bretagne est dans la situation la plus catastrophique, a le
taux de mortalité le plus fort des pays européens, et puis avec en
plus un coût économique… il avait fait cela pour préserver
l’économie, il se trouve que la banque d’Angleterre prévoit une
récession historique, plus qu’ailleurs en Grande-Bretagne, donc
il a perdu sur toute la ligne. Il a perdu beaucoup de crédit dans
cette négociation du Brexit avec l’Union Européenne. Trump en
a perdu aussi. Je me dis que les populistes sont extrêmement
bons quand ils sont charismatiques comme c’est le cas de Trump
et de Johnson, pour conquérir le pouvoir. Ce sont les rois des
promesses, des mensonges, ils sont très bien servis par notre
époque, celle des réseaux sociaux. C’est quand même une
époque malade, on l’a encore vu avec l’événement effrayant qui
s’est passé en France hier sur la décapitation d’un professeur qui
plaidait pour la liberté d’expression. Ce meurtre a été relayé par
les réseaux sociaux. Nous sommes dans une époque malade de
ses médias, d’Internet, et du fait que la vérité est mise sur le
même plan que le mensonge. C’est extrêmement difficile
maintenant de raisonner de manière rationnelle, et c’est une
aubaine magnifique pour des populistes.
COSMOCÈNE
Cela pourrait participer d’une forme de refus du populisme, en
tout cas c’est votre espoir.
Marion VAN RENTERGHEM
Les deux sont possibles, mais on voit quand même une espèce
de refus des populismes après cette vague assez inquiétante :
L’année 2016 était incroyablement symptomatique, elle a
commencé par le référendum pour le Brexit qui était vraiment
un vote et une victoire populiste, puis il y a eu l’élection de
Trump peu après, qui s’était inspiré de la même méthode, la
réélection de Viktor Orbán — qui est encore un cas un peu à
part — puis après l’élection de Salvini, Marine Lepen qui avait
quand même fait un bon score à l’élection présidentielle
française — il y a eu un moment de suspens quand même dans
cette élection à rebondissements en France en 2017 — ; enfin on
avait l’impression qu’on était dans une espèce de montée, de
vague crescendo de populisme, une espèce de virus et de mode
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GRASPE Décembre 2020 Page 27
qui gagnait les esprits. Là, on est plutôt dans le moment de
l’éveil face à cette rhétorique mensongère et irréaliste. Le
populisme repose sur une forme de religion. Il y a par exemple à
peu près 45 % des électeurs américains qui de toute façon, quoi
qu’ils fassent, quels que soient ses résultats, voteront pour
Trump. Pour Boris Johnson c’est à peu près pareil, enfin, pour le
Brexit c’est une forme de dogme, de foi, de religion, de
croyance, « Brexit means Brexit ! » ces espèces de mots qui
concentrent et qui fédèrent de manière complètement
irrationnelle. Donc il y a toujours un noyau qui continuera à se
dire « le Brexit c’est la liberté, c’est l’indépendance, nous serons
plus heureux » c’est une sorte de paradis, d’utopie, etc. Mais,
malgré tout, d’abord il y a des électeurs plus rationnels, et puis
tous ceux qui sont indécis, ont espéré, et voient qu’ils ont été
menés en bateau ; là, j’ai l’impression qu’on va plutôt dans une
vague contraire. Mais prudence, prudence.
COSMOCÈNE
Effectivement, on ne sait toujours pas ce que Brexit « means »
vraiment, mais « Brexit means Brexit » est une expression de
Theresa May. Une dernière chose avant de nous quitter : que
pensez-vous de la situation de l’Écosse ? Est-ce que cela ne
pourrait pas faire partie des conséquences possibles, l’Écosse
ayant déjà fait savoir par l’intermédiaire de sa Première ministre
qu’elle a l’intention de proposer — ce sera évidemment la
House qui décidera, on imagine qu’elle dira non — de refaire un
référendum sur l’indépendance de l’Écosse.
Marion VAN RENTERGHEM
Cela fait très longtemps, depuis 2016, que je me dis que le
Brexit c’est le Royaume désuni. C’est la fin du Royaume-Uni.
Boris Johnson offre sur un plateau l’indépendance de l’Écosse à
Nicolas Sturgeon ; les Écossais sont très pro-européens : ils ont
voté à plus de 70 % pour rester dans l’Union Européenne, donc
ils sont vraiment en opposition à Boris Johnson et à tous ces
Brexiters très fermement. C’est très compliqué, la question de
l’Écosse qui pourrait être indépendante et rejoindre l’Union
Européenne est rendue extrêmement compliquée par le parallèle
avec la Catalogne. Sachant que l’Espagne est un pays membre
de l’Union Européenne, si celle-ci donnait à l’Écosse la
possibilité de rejoindre le club en divisant le Royaume-Uni cela
donnerait des idées ; je pense que le gouvernement de Madrid le
verrait d’un très mauvais œil en disant que cela crée une sorte de
jurisprudence qui peut leur être fatale. C’est compliqué à cause
de cela, mais malgré tout, là on voit que les sondages pour
l’indépendance de l’Écosse ne cessent de monter. Nicolas
Sturgeon mise beaucoup sur les élections qui auront lieu en mai
2021, et si elle arrive en position de force — ce qui est très
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possible puisqu’elle gère plutôt bien justement cette crise dans la
manière qu’elle a de tenir tête à Londres — et est renforcée au
parlement écossais aux prochaines élections, là, il y aura une
demande des Écossais d’un nouveau référendum sur
l’indépendance. Selon le poids politique qu’elle occupe, le
Downing Street ne pourra pas le refuser, et là à mon avis c’est
tout à fait possible que l’Écosse prenne son indépendance.
Qu’elle rejoigne l’Europe, à la limite elle y est déjà, je ne sais
pas, cela serait une machinerie bruxelloise — vous savez mieux
que moi en tant que spécialiste de ces institutions —, c’est
extrêmement compliqué. En tout cas je vois arriver grosse
comme une maison l’indépendance de l’Écosse, suivie sans
doute par l’Irlande du Nord. Je vois bien se dessiner une
réunification de l’île d’Irlande dans la mesure où même s’ils ont
trouvé plein de solutions emberlificotées pour faire une frontière
qui n’en serait pas une, mettre plutôt la frontière en mer du Nord
et pas entre les deux Irlandes, etc. le Brexit recrée de fait une
frontière : la frontière entre les deux Irlandes devient la frontière
du marché unique ; enfin entre le marché unique européen et le
Royaume-Uni.
COSMOCÈNE
Je pose la question des contrôles. Ce n’est toujours pas clair.
Marion VAN RENTERGHEM
Oui, c’est infaisable : 300 ou 500 km de frontières, tout en
zigzague à travers les villages… on ne peut absolument pas faire
des contrôles, cette frontière est impraticable, cela fait encore
partie des choses totalement irréalistes qui ont été vendues. Elle
est impraticable, malgré tout elle est importante parce qu’elle est
l’entrée du marché unique, alors on a trouvé cette solution de
faire l’entrée du marché unique dans la mer d’Irlande, mais cela
rassemble encore plus l’Irlande du Nord et la République
d’Irlande, donc la frontière va de fait disparaître… je vois très
bien le Royaume se désunir avec l’Écosse qui ne demande que
cela, et l’Irlande du Nord qui, logiquement, petit à petit, va
rejoindre la République d’Irlande.
COSMOCÈNE
Très bien, ce sera le mot de la fin, nous verrons ce qu’il en sera.
Dans deux mois et demi, nous verrons aussi si nous avons un
accord et donc on retiendra ce que vous venez de dire : certains
espéraient que le Brexit produise des désunions de l’Union
Européenne, ce sera peut-être finalement la désunion du
Royaume-Uni qui se produira. Merci Marion Van Renterghem.
Marion VAN RENTERGHEM
Pour moi, le mot clé est : masochisme.
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GRASPE Décembre 2020 Page 29
Défense européenne : passer
de la coopération à
l’intégration
(Synthèse de la conférence donnée par O. Jehin)
Evoquer la défense et en particulier la défense de l’Europe
impose de s’interroger sur ce que l’on entend défendre et de
dresser un état des lieux du monde dans lequel cette défense est
appelée à s’inscrire8.
Lorsqu’on évoque la défense européenne, c’est bien de la
défense de l’Union européenne que l’on parle et pas de celle,
beaucoup plus vague, d’un continent ou d’un ensemble de pays
sur ce continent. C’est dès lors une défense qui s’applique à un
projet d’intégration politique et qui ne peut aboutir que par le
biais de l’intégration des objectifs et des moyens militaires. La
coopération est d’une autre nature. Quelle soit bilatérale, sur une
base ad hoc dans le cadre d’une coalition opérationnelle, d’une
organisation régionale ou d’une alliance à l’instar de l’OTAN,
elle demeure toujours limitée dans ses objectifs et le plus
souvent dans ses résultats. Passer de la coopération à l’intégra–
tion signifierait dès lors que l’Union politique a atteint une
maturité justifiant une Union de défense.
A première vue, au lendemain du Brexit, on pourrait en douter.
Certains n’hésitent pas à parler aujourd’hui de « désunion
européenne » en référence au départ du Royaume-Uni et/ou à la
contestation de la construction européenne par certains
dirigeants et des pans entiers de l’opinion publique à l’intérieur
de l’Union. Mais qu’en est-il réellement ?
S’agissant du Royaume-Uni, le divorce est regrettable parce
qu’il va à contresens de l’histoire, comme le rappelait, le
vendredi 31 janvier 2020, l’ancien président de la Commission
Jean-Claude Juncker, et parce que les Britanniques, qu’ils le
ressentent ou non, partagent la même histoire et la même culture
8 Voir aussi : Voisinage : La perte d'influence de l'UE dans ses voisinages :
quelles conséquences et quels remèdes ?
https://graspe.eu/document/Egmontreport-voisinage.pdf
https://graspe.eu/document/Egmontreport-voisinage.pdf
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Page 30 GRASPE Décembre 2020
que le continent. Mais ce divorce ne fait que solder un long
passif nourri d’incompréhension à l’égard du projet politique
européen, dont l’establishment et les médias n’ont jamais voulu
et qu’ils ont constamment vilipendé au point de finir par
convaincre une majorité de la population qu’elle pouvait s’en
séparer. En matière de défense, les Britanniques ont toujours
donné la priorité à l’OTAN et privilégié leur relation avec les
États-Unis, dont ils dépendent pour la dissuasion nucléaire et
avec lesquels ils partagent un niveau élevé d’intégration des
forces armées. Leur industrie est elle-même très officiellement
intégrée dans la base industrielle et technologique de défense
des États-Unis et réussit des ventes annuelles de l’ordre de 2
milliards de dollars sur le marché américain. Membre de
l’Union, le Royaume-Uni n’a contribué à pratiquement aucune
des missions ou opérations de la PSDC et a constamment
cherché à freiner la plupart des projets européens dans le
domaine de la défense. Pour regrettable qu’il soit, ce divorce
permet donc de clarifier la situation et de repartir sur de bonnes
bases.
Les contestations qui secouent par ailleurs l’Union sont en
réalité beaucoup plus préoccupantes, dans la mesure où elles se
sont déjà traduites dans différents pays par l’arrivée au pouvoir
de forces souverainistes voire nationales-populistes. Trois
phénomènes se conjuguent derrière ses contestations : la «
nouvelle grande transformation » pour reprendre l’expression
utilisée par le politologue belge Arnaud Zacharie pour désigner
la révolution du numérique et de l’intelligence artificielle ; la
crise de la biosphère qui impose une adaptation sociétale ;
l’afflux de migrants qui est perçu comme une menace écono–
mique et surtout culturelle. Confrontés à ces phénomènes, les
citoyens sont tentés de renverser les partis traditionnels et se
retournent dans le même temps contre une Union européenne,
jugée complice. Hier, indifférents à la construction européenne,
ils n’en comprennent aujourd’hui ni les modalités de fonction–
nement ni le sens.
Fragilisée à l’intérieur, l’Union européenne est aussi confrontée
à un monde extérieur particulièrement instable qui explique en
partie l’afflux de migrants. Elle fait face au terrorisme jihadiste
sur son sol et dans un arc de crises et de conflits qui traverse le
Sahel, la Libye, la Syrie, l’Irak et l’Afghanistan, à des voisins
belliqueux et générateurs d’instabilité, la Russie et la Turquie, et
à un président américain qui la qualifie volontiers d’ennemi, la
menace de manière récurrente de sanctions commerciales et
cherche par tous moyens à la diviser.
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Donald Trump, en se retirant de nombreux accords (FNI,
nucléaire iranien, climat, etc.) met à mal le système multilatéral
dans lequel l’UE avait réussi à se faire une place. A lui seul, il
génère plus d’instabilité, en annonçant par un simple tweet le
retrait des forces américaines en Syrie ouvrant la voie à une
intervention turque, en lançant unilatéralement un soi-disant
plan de paix pour la Palestine qui n’est acceptable que pour les
Israéliens ou encore au travers d’une compétition accrue pour le
leadership mondial avec la Chine qui pourrait à terme soit
marginaliser l’Europe, soit en faire une victime collatérale d’un
conflit américano-chinois. Sur le plan transatlantique, il
privilégie le mercantilisme au point qu’il est devenu évident
pour tous les dirigeants que la seule manière d’être accueilli
avec un tapis rouge à la Maison Blanche est d’acheter américain.
Le slogan « America first » se décline en « Buy american first »
et c’est tout le sens de l’insistance auprès des Européens à
dépenser plus, alors qu’il s’est refusé à confirmer la validité de
l’article 5 du traité de Washington. La bonne nouvelle, c’est
qu’il y a désormais des voix, même au sein du très conservateur
et pro-américain parti polonais Pis pour s’inquiéter de l’absence
de level playing field dans les échanges transatlantiques en
matière de défense. En valeur moyenne annuelle les États-Unis
exportent en réalité déjà vers l’UE dix fois plus de biens de
défense qu’ils n’en importent. Certains Polonais vont même
aujourd’hui jusqu’à soutenir le développement d’une défense
européenne, parce qu’une deuxième assurance est toujours
bonne à prendre au cas où la première venait à faire défaut.
Cet état du monde montre à l’envi que le soft power, qui était la
marque de fabrique de l’Union, n’est plus suffisant. Ne serait-ce
que pour être crédible, la diplomatie européenne a besoin d’être
adossée à une défense européenne. Celle-ci est en outre
nécessaire pour gérer des crises et pour se prémunir face à la
prolifération des menaces.
La Stratégie globale de 2016, qui n’était qu’une belle
description du monde, a déjà dépassé sa date de péremption.
Elle doit d’urgence être révisée en profondeur où être remplacée
par un Livre blanc européen pour identifier précisément les
menaces, les intérêts communs et les moyens à mettre en œuvre
pour contrer les premières et protéger les seconds. Il va falloir
cette fois faire un véritable travail d’identification des priorités
stratégiques au lieu de se contenter d’une liste à la Prévert, et
surtout élaborer une stratégie des moyens et, dans ce contexte,
identifier clairement le degré d’autonomie stratégique que l’on
doit atteindre au niveau européen, sachant qu’aucun État de
l’Union n’est plus aujourd’hui capable d’y arriver seul.
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