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Alain-Gabriel MONOT GÉOGRAPHIE LITTÉRAIRE DE BRETAGNE 35 portraits d’écrivains et 150 années d’écriture, 1870-2020 Éditions OUEST-FRANCE

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Alain-Gabriel MONOT

GÉOGRAPHIE LITTÉRAIRE DE BRETAGNE35 portraits d’écrivains

et 150 années d’écriture, 1870-2020

Éditions OUEST-FRANCE

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PRÉFACEPhilippe Le Guillou

Les écrivains bretons, ou intimement liés à la Bretagne, ont cette qualité première et distinctive que leur œuvre s’enracine profondément dans leur terre qui, certes, est un territoire qu’ils parcourent, déchiffrent et ne cessent de célébrer, mais bien plus, une sorte d’espace imaginaire qui se donne comme le substrat fon-dateur de leur travail. Associer les écrivains à des lieux – ceux de leur naissance ou de leur vie, considérés comme autant de paysages électifs – est donc tout sauf arbitraire : c’est même reconnaître la singularité de leur être, de leur voix, que de les rattacher à une marqueterie de pays et de noms de pays, particulièrement perti-nente et éclairante en Bretagne.

Les livres d’histoire littéraire ont toujours quelque chose d’un peu sec, d’un peu triste, ils sont comme empesés dans la rigidité artificielle des rubriques, des classements qui s’en tiennent aux courants et aux genres. L’entreprise d’Alain-Gabriel Monot est tout autre : en partant des lieux, en replaçant tous ces écrivains dans leur espace et leur univers primordial, il compose un pano-rama différent, plus neuf, plus varié, sur le mode de l’excursion ou de la déambulation capricieuse.

On voyage donc au gré de ces pages, dans l’espace et dans le temps, de Guéhenno à Grall, de Perros à Tanguy Viel, de Guilloux à Mona Ozouf ; on traverse une multitude de lieux et de pay-sages, on perçoit surtout ce qu’ils ont eu d’essentiel, de séminal, pour tous les écrivains dont il est question. Alain-Gabriel Monot révèle, ce faisant, sa grande connaissance de tous ces auteurs dont

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il brosse un portrait en situation, dans la vérité d’un relevé géogra-phique qui saisit avant tout la marque, la singularité, la présence, dans un territoire donné, de chaque écrivain.

C’est un grand plaisir que de voyager à travers cette géographie élective et amoureuse, de retrouver tous ces grands noms que l’on aurait intérêt à enseigner un peu plus et à faire lire – je songe à Guéhenno, à Guilloux, à Grall, trop peu connus aujourd’hui –, une joie aussi de replonger dans cette bibliothèque bretonne qui est inséparable de la cartographie d’une terre. Précis, informé, minu-tieux, soucieux avant tout de capter ce qui fait l’originalité de cha-cun de ces écrivains, le critique pratique un usage de la lecture tout en finesse et en sympathie. Il n’enferme pas les œuvres dans une gangue hermétique, il ne les dépèce pas non plus avec l’arrogance d’un entomologiste. C’est cet art de la lecture qu’on aime, attentif aux singularités, aux échos, à tout ce qui fait la marque sensible d’un écrivain, à sa présence et à sa vibration, porté par une langue poétique qui sait restituer les tensions, les noirceurs, les grâces et les sortilèges de chacun de ces univers.

Cette géographie littéraire invite au voyage et à la relecture, elle donne l’envie d’extraire de la bibliothèque des textes que l’on avait un peu perdus de vue, elle éveille aussi le désir de revoir tous ces paysages, de terre et de mer, de tourbières et d’abers, pour mieux saisir cette alchimie première et mystérieuse entre un espace et son écriture, un univers élémentaire et sa traduction litté-raire – un monde et son chant.

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LES ÉCRIVAINS MALGRÉ TOUTAlain-Gabriel Monot

Est-ce parce que le spectacle du monde est si souvent effrayant, sordide ou mortifère que tant de livres sont imprimés ? Ils sont à leur façon modeste et frêle, tranquille, de parfaits contre-pouvoirs à la laideur ordinaire qu’on nous offre souvent en désolant par-tage. Mieux, ils deviennent, par une sorte d’heureux paradoxe, l’absolue nécessité de notre existence.

Face aux verrous du réel, leur fragilité apparente se retourne ; les voici chargés de révoquer en doute toutes les pensées approxi-matives ou fallacieuses, tous les faux-semblants, toutes les ruses. Leur mission parmi nous : donner à penser plus largement et, sur-tout, plus hautement.

« Sans les livres, écrit Danièle Sallenave, toute vie est une vie ordinaire. !e pas avoir l’expérience de la littérature n’empêche ni de connaître, ni de savoir, ni même d’être cultivé : il manque seulement à la vie vécue d’être une vie examinée. Car les Lettres, c’est notre langage métamorphosé ; ce sont nos mots : et voici que, dans le colloque singulier du livre et de son lecteur, s’ouvrent l’expérience élargie, et la pensée, et le rêve, et la possibilité d’être soi-même, véritablement, dans la communauté partagée. »

Derrière ces livres, des hommes et des femmes, souvent mal connus. Parfois on sait à leur sujet une anecdote superficielle, ou l’on est capable de citer quelques titres de l’ensemble de leur œuvre. Mais l’essentiel, souvent, demeure tapi dans l’ombre et l’écrivain demeure nimbé de mystère. « Oui, dit Flaubert, c’est une chose étrange que la plume d’un côté et l’individu de l’autre. »

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Écrire des vies d’écrivains est une tentative pour jeter un peu de lumière sur ce qui est ordinairement laissé dans cette sorte de nuit. C’est aussi un exercice avoué d’admiration pour celles et ceux dont les mots et les lignes nous donnent du bonheur, ce bonheur qui permet de trembler doucement et introduit en nous une voix si fraîche, si limpide, qu’elle ne nous quitte plus, devient chose mentale, inaliénable.

Nous avons voulu peindre des écrivains de Bretagne, poètes et romanciers. Pour les vivants, nous avons cherché à les rencontrer, à leur demander entretien. Pour les morts, nous avons passé de belles heures en leur compagnie absente puisque les pages laissées par eux nous ont donné de leurs précises nouvelles.

Rien cependant ici de définitif ou d’impérieux. Nous souhai-tons que ces portraits ne soient pas clos ; qu’ils laissent plutôt la porte ouverte à des ajouts, des retraits, des modifications toujours possibles, toujours souhaitables. Nous aimons tant répéter le mot du poète Salah Stétié : « Toute autorité m’indispose. » Nous en faisons même notre devise.

Nous aimons aussi le mot d’un autre poète, Alexis Gloaguen que l’on le découvrira dans ces pages ; il nous rappelle que « le poète se tient sur le seuil, rêverie perdue, arrêté en son lieu électif, là où il a son affût, au bord de l’inconnu ».

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À Roscoff avec Tristan Corbière

(1845-1875)

Édouard-Joachim Corbière est né à Ploujean (aujourd’hui Morlaix) le 18 juillet 1845. Son père, Édouard Corbière était un armateur prospère et un romancier reconnu. Édouard-Joachim, lui, préféra vite se faire appeler Tristan. Quelle mélancolie pro-fonde lisait-il dans ce prénom qu’il ne quitterait plus ?

La vie de Tristan Corbière est l’histoire d’un naufrage. Rentier marginal, il vécut sans amours, sans enfants, sans diplômes, sans emploi, sans statut, et mourut avant d’avoir atteint l’âge de 30 ans. Tuberculeux, rachitique, persuadé d’être résolument laid, il passa les jours noirs de sa vie écourtée par la maladie à se venger de ses disgrâces et chagrins, à accabler de canulars les habitants de Roscoff, port de Bretagne nord, où il s’était installé. Eux le surnommaient « An Ankou », la Mort, en langue bretonne.

Ses deux plaisirs étaient de courir sur les flots dangereux de la Manche en manœuvrant son voilier et d’écrire des poèmes et quelques textes en prose. Son unique recueil de poèmes, Les Amours jaunes, refuse presque tous les modèles littéraires alors en vigueur. Ponctuant abondamment et de manière très expressive, brisant ses vers, refusant la douceur et la musicalité classiques, pré-férant le choc sourd d’allitérations et d’altérations inattendues, le jeune poète peint avec une dérision particulièrement amère ses expériences de mal-aimé et de malheureux.

Ses sarcasmes, sa violence sourde, ses ricanements meurtris sont « jaunes », justement, ce qui renvoie à l’étonnante expression

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« rire jaune » que l’on emploie pour désigner la grimace fatiguée de celles et ceux qui rient très amèrement pour cacher l’immen-sité de leur chagrin ou de leurs humiliations. La notion est proche aussi du cynisme, du ricanement meurtri. Son livre n’eut pratique-ment aucun succès au moment de sa publication, en 1873. Il fallut attendre dix ans pour que Paul Verlaine le révèle au public dans son livre Les Poètes maudits où il tenait la première place. Et ce n’est que plus tard encore, au XXe siècle, que la valeur novatrice de son expression poétique commença enfin d’être pleinement reconnue.

Le père indépassable

Les malheurs de Tristan Corbière sont mal compréhensibles si on ne les relie pas à l’existence de son père, Édouard Corbière. Celui-ci eut aussi des débuts d’existence assez difficiles mais devint un notable important, d’abord au Havre puis en Bretagne, notamment à Morlaix. Après une première carrière de grand navigateur en tant que capitaine au long cours d’un trois-mâts attaché à la traversée de l’Atlantique sur la ligne reliant Le Havre aux Antilles, il entame en 1828 à l’âge de 35 ans, une brillante carrière journalistique et littéraire. Rédacteur en chef du Journal du Havre, il transforme ce très modeste bulletin d’annonces en un titre de presse connu et reconnu, notamment dans le monde maritime où il fait figure de journal de référence. Parallèlement, il devient romancier et, à ce titre, rédige une douzaine de récits couronnés de succès. Le !égrier, publié en 1832, lui assure une renommée nationale. En 1839, il participe à la création de la Compagnie des paquebots à vapeur du Finistère, qui assure la liaison entre Le Havre et Morlaix, contribue au développement de cette ville et de son port et au désenclavement de la Bretagne en permettant à ses habitants la possibilité d’une rapide échappée vers la Haute-Normandie. Il devient rapidement directeur de la compagnie. Homme « arrivé » alors, il est membre du conseil municipal de Morlaix, président de la chambre de commerce de l’agglomération. Visionnaire, il fait installer le premier éclairage au gaz et le pont tournant et ne néglige pas les loisirs en proposant l’organisation de régates sur la rivière et dans la baie de Morlaix. Ses belles réalisations vont de

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pair avec de nombreux succès féminins. Et c’est ainsi qu’à l’âge de 51 ans, Édouard Corbière épouse Angélique Aspasie Puyo, fille d’un de ses amis, âgée de 18 ans.

Édouard-Joachim qui deviendra Tristan naît l’année suivante au manoir de Coat-Congar. Il passe l’essentiel des jours de son enfance dans un autre manoir, celui du Launay, qu’il adorait. Ses premiers grands chagrins naissent de ses « exils » scolaires. D’abord pen-sionnaire au lycée de Saint-Brieuc, il y éprouve sentiment d’isole-ment et absence d’affection et d’amour. Il écrit à sa mère :

« Tu as bien raison de dire qu’au lycée on a pitié de per-sonne. Et je vois souvent tourmenter même par leurs cama-rades de pauvres nouveaux, ça me fait de la peine de voir ces pauvres diables qui viennent de quitter leurs parents. Mais si je voulais dire quelque chose tout le monde se mettrait à crier sur moi. Je ne croyais pas qu’il y eût des gens si méchants. De mon lit je vois le soleil qui se lève et qui rend couleur de feu la muraille du dortoir, alors je pense au Launay où, dans ma petite chambre, le soleil se levait. »

« Vieux nid de corsaires »

Il n’est guère plus heureux au lycée de Nantes où il a pourtant pu quitter la rude vie d’interne pour vivre chez un oncle médecin établi dans la cité des bords de Loire. Malgré l’attention de ce parent, il doit interrompre ses études avant le passage du baccalauréat et revenir en Finistère. À une petite vingtaine de kilomètres de Morlaix, le port de Roscoff est alors réputé salutaire aux maladies pulmonaires. Tristan s’y installe et rencontre Rodolphe de Battine et son amie Armida-Josefina Cuchiani, qui a pris pour prénom d’actrice Herminie, et dont Tristan tombe amoureux – amour non réciproque. Jean-Luc Steinmetz, un des biographes de Tristan Corbière, rend compte de l’installation du poète à Roscoff et de la relation triangulaire entre Tristan, Rodolphe et Armida-Josefina-Herminie.

« Les Corbière avaient l’habitude de passer quelques semaines de villégiature à Roscoff où Édouard avec Tristan faisait plus volontiers du bateau. Lorsque Tristan arrêta ses études, il vint plus souvent à Roscoff et, sans abandonner tout

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à fait Morlaix, logea d’abord dans une maison face à la mer, rue du Quai, à l’actuel 31 rue Amiral-Réveillère. Il est malaisé de dater ces premiers séjours, aucun repère temporel n’exis-tant vraiment, à l’exception d’une lettre, relativement tardive, écrite en 1870, le cachet de la poste faisant foi […]. Eu égard à son état nécessitant un air vif et iodé, les parents Corbière n’hésitèrent pas à acquérir une maison sur la place de l’Église. Les transactions se firent le 15 septembre 1864. Tristan n’avait pas encore 19 ans. La maison est vaste ; elle comporte à l’ar-rière un jardin avec quelques grands arbres. En se penchant on découvre la mer. »

« Je crois que Tristan se mit à fréquenter quotidiennement le couple et qu’il se livra, en l’occurrence, à quelques effets de surenchère, à quoi il était habitué, en raison de sa présumée laideur qui le forçait à un comportement ombrageux ou exces-sif, selon ses humeurs. Je suis persuadé que bientôt Herminie et Rodolphe furent surpris par ses talents de dessinateur et de poète. Tristan était parfaitement conscient de ses dons. En dépit de son orgueil et de sa superbe, il se plaisait à en entendre l’éloge, mais seuls certains peintres saisonniers et quelques membres de sa famille, comme son père, s’étaient risqués à les formuler, sans pour autant prendre vraiment au sérieux ni lui laisser entrevoir une possible carrière en ce domaine. […] Il est permis d’avancer que le Tristan de l’époque a pris une conscience plus aiguë de l’amour, ou de ce qu’était pour lui l’amour. En tout état de cause, il faut imaginer une femme à l’origine de ce sentiment repensé par lui. Du livre de ses poèmes d’une part, de la suite de ses déplacements de l’autre, on peut déduire qu’Herminie exerça sur lui une certaine influence […]. Dans les faits, qui n’ont pas toujours force de loi, on doutera que Rodolphe ait laissé aux mains de son nouvel ami une Herminie plutôt volage. On ne s’interdira pas de croire, en revanche, que Corbière eut droit à certaines privautés. Je présume, néan-moins, qu’il les pressentit plutôt qu’il ne les obtint, et j’imagine les virevoltes d’un flirt passablement insupportable, d’ailleurs, pour l’escogriffe avide de montrer sa virilité à la Vénus surgie à son horizon. »

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« Le mal content d’amour »Les Amours jaunes disent à voix de gorge déchirée les amours malheureuses, traitées avec cynisme. Celles-ci sont, sans conteste, le motif essentiel du recueil. Lisons Jean-Luc Steinmetz encore :

« Il est certain qu’à éprouver le handicap de sa préten-due laideur, Tristan a développé une attitude provocatrice – alliance d’un violent désir sexuel et d’une profonde miso-gynie, qui lui fait distinguer les êtres de prostitution satisfai-sant les plus immédiats désirs physiques de ce qu’il nomme, avec une faute de genre symptomatique, “L’Éternel Madameˮ, qui renvoie à un “Éternel Fémininˮ soupçonnable de n’exister que pour L’Éternel Jocrisse. »Triste donc autant qu’il ne devrait pas être permis à quiconque

de l’être, Tristan dresse son sévère autoportrait :« Poète en dépit de ses vers ; / Artiste sans art, – à l’en-

vers, / Philosophe, – à tort et à travers […].!e fut quelqu’un, ni quelque chose / Son naturel était la pose. /

Pas poseur, – posant pour l’unique ; / Trop naïf étant trop cynique ; / !e croyant à rien, croyant tout. / – Son goût était dans le dégoût.

[…]Ci-gît, – cœur sans cœur, mal planté, / Trop réussi, –

comme raté. »Mais Les Amours jaunes sont aussi chant d’amour à Roscoff et

à la Bretagne, magnifiés dans deux « livres » du recueil, Armor et Gens de mer. Le poème Au vieux Roscoff, Berceuse en !ord-Ouest mineur y apparaît comme un concentré de splendeur douloureuse :

« Trou de flibustiers, vieux nid / À corsaires ! – dans la tour-mente, / Dors ton bon somme de granit / Sur tes caves que le flot hante…

Ronfle à la mer, ronfle à la brise ; / Ta corne dans la brume grise, / Ton pied marin dans les brisants… / – Dors : tu peux fermer ton œil borgne / Ouvert sur le large, et qui lorgne / Les Anglais, depuis trois cents ans.

— Dors, vieille coque bien ancrée ; / Les margats et les cormorans / Tes grands poètes d’ouragans / Viendront chan-ter à la marée…

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— Dors, vieille fille à matelots ; / Plus ne te soûleront ces flots / Qui te faisaient une ceinture / Dorée, aux nuits rouges de vin, / De sang, de feu ! – Dors… Sur ton sein / L’or ne fondra plus en friture. »À l’heure où les libertés publiques sont réduites comme peau

de chagrin, nous continuerons donc d’aller longuement avec Tristan Corbière au fond de la venelle où est la lanterne rouge. Elle court son chemin tortueux de Roscoff à Brest-Recouvrance, du Havre de Grâce à Toulon et de Marseille à tous ports du monde habité. On y caresse ces filles aux étranges et beaux noms mari-times, Jany-Gratis, Bout-dehors, Fond-de-Vase, Garcette-à-riz, et la plus belle d’entre toutes ces belles, Mary-Salope – crinoline, satin rose, dentelles noires. Certes, grince encore le poète – « cor-saire solitaire », écrit joliment Gilles Plazy – à notre oreille, « ciel moutonné comme femme fardée n’a pas longue durée ». C’est jus-tement cela qui est délicieux.

Littéralement insurrectionnel, le verbe de Tristan Corbière nous venge, le temps d’une lecture emportée, rageuse, de nos communes misères – comme une pierre noire jetée à la face du mal, du tort que l’on nous fait, et qui est d’ordinaire si peu et si mal vengé.

Nul mélodrame, jamais, chez le poète roscovite. Pas de violons pleureurs ni de gluante guimauve ; on aime ses vers pour la dignité sourde qui le hante, les enchante, et pour le camouflet, surtout, qu’ils ne cessent de lancer à la tête de la morale de façade et de convention et de ses représentants bouffis, grotesques de certitudes dérisoires et vaines. Ceux-là qui, selon le mot juste de Christian Bobin, sont résolument comblés, comme on le dit d’un ancien trou, c’est-à-dire que rien, vraiment rien – ni air frais et doux, ni doute, ni rébellion – n’y pourra plus jamais circuler. À rebours de cette désolation, le poète exalte toujours le rêve puissant de la liberté qu’il faudra conquérir, le temps des belles amours qui vont venir – sûrement elles vont venir, il n’y a pas d’autre espérance – et ce grondement sourd de la révolte en marche. « Cancre béné-fique », ainsi qu’écrit encore Gilles Plazy, « ambassadeur d’une Bretagne méconnue et mal-aimée ».

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À Fougères avec Jean Guéhenno

(1890-1978)

Professeur de haut vol, essayiste talentueux, journaliste engagé, Jean Guéhenno représenta l’honneur des lettres françaises des années 1930 aux années 1970. Il n’est plus guère lu. Il n’est pas inutile de rappeler la vie et l’œuvre de celui qui toujours vou-lut demeurer, selon les titres de quelques-uns de ses ouvrages, Sur le chemin des hommes, dans les Aventures de l’esprit et La foi difficile.

Jean Guéhenno naît à Fougères en 1890. Son patronyme rappelle la petite ville du Morbihan intérieur dont sa famille est originaire. En quête d’ouvrage, son grand-père avait quitté les landes de Josselin pour venir vivre là, aux marches de la Bretagne, au nord-est de l’Ille-et-Vilaine. Car en cette fin de XIXe siècle, Fougères est une ville très active. À l’ombre de son château séculaire, des usines de chaussures travaillent à plein rendement. Paysage de révolution industrielle à la bretonne. Toute une main-d’œuvre venue des campagnes environnantes, des départements limitrophes, est ici réunie pour confectionner au profit de quelques manufacturiers des chaussures, au moindre coût.

Tout cela a disparu et, à un siècle de distance, on peine à mesu-rer la misère de cette classe besogneuse, rivée à la tâche quinze heures par jour. Le père de Guéhenno, cordonnier, fabriquait des chaussures à l’usine, sa mère, piqueuse, cousait entre elles des pièces de cuir, à domicile, pour un salaire plus misérable encore que celui de son mari. L’écrivain décrira sa condition à mots

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sobres : « Dès cinq heures du matin, elle était à sa machine et pédalait, jusqu’à onze heures du soir. La pauvre femme a usé deux machines, mais la troisième a eu raison d’elle. »

À l’école, le jeune Guéhenno est excellent élève. Pourtant ses études seront courtes. La norme pour les enfants pauvres est le certificat d’études primaires, garant des connaissances de base, lire, écrire, compter, triptyque fondamental accompagné d’un peu d’histoire, de géographie, de sciences naturelles : « À 12 ans nous avons passé notre certificat, récité par cœur et dans l’ordre toutes les sous-préfectures de France, la date de la mort de Clovis, celle de la renaissance de Henri IV, celle du mariage de Louis XIV. Comment croire que cette pacotille composait notre âme véri-table ? »

Refuser sa condition

« Homme révolté », Guéhenno ? La formule de Camus à la fois lui convient et ne lui convient pas. Nulle vindicte chez lui, seulement le sentiment très sûr d’une injustice comme nouée en boule dans la gorge depuis la fin de l’enfance et qui toujours cherchera à se dire, à percer les murs opaques de la résignation.

À 13 ans, il suit la voie des enfants des classes laborieuses. Entré à l’usine de chaussures lui aussi, il est promis à être à peine moins malheureux que ses parents, employé aux écritures plutôt qu’ouvrier, mais comme eux, dérisoirement rémunéré : « J’étais employé au bureau. Je gagnais vingt-cinq francs par mois. Ma mère répétait sans cesse : “Si c’est pas malheureux ! Il ne gagne même pas son pain !ˮ Et cette parole me brûlait. Pour des choses auxquelles je ne pouvais rien, je ressentais une profonde honte. »

Horrifié par ce qu’il nomme sa « basse vie », il va choisir de vivre deux existences, que tout sépare. La première, nauséabonde, à l’usine, la seconde, merveilleuse, consacrée à l’étude, la nuit, entre neuf heures et deux heures du matin. Génial autodidacte, servi par une intelligence sensible et une volonté sans faille, Jean Guéhenno adolescent part chaque nuit à la découverte d’un monde enchanté duquel il pénètre peu à peu le sens pour conquérir une parfaite émancipation intellectuelle. Car les livres, écrira-t-il

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encore au crépuscule de sa vie sont les seuls « outils de liberté » qui vaillent.

Qu’importe alors les reproches de sa mère déplorant une « ruineuse consommation de chandelles », ce mauvais enfant travaille d’arrache-pied. Le voici candidat libre au baccalauréat. C’est en 1907, la chose est exceptionnelle. On le remarque aux épreuves, on récompense ce garçon très « méritant » par l’octroi d’une bourse et d’une place au lycée de Rennes dans la classe qui prépare au concours d’entrée à l’École normale supérieure. Cet étrange khâgneux, ignorant du latin et du grec, doit mettre encore les bouchées doubles pour parvenir, en 1911, à intégrer l’École normale supérieure, temple de l’élitisme républicain.

Fidèle à sa lignée modeste, le jeune homme ne tire pas exces-sive vanité de ce succès ; il savoure le plaisir de pouvoir désor-mais se consacrer à la lecture et à la pensée, à temps plein : « L’enchantement que je subissais fut à son comble. Je savais gré aux livres de m’avoir fait riche de la seule richesse, de m’avoir permis de vivre une autre vie que celle qu’on gagne. »

L’ambition d’une carrière ne l’obsède pas non plus. Voué, dit-il, à être professeur, c’est-à-dire « un assez pauvre bougre chargé de répandre l’esprit et perdre ses cheveux dans quelque province », il songe à l’avenir sans trouver en lui ce qu’il appellera « le senti-ment d’un désastre qui vient ». En attendant, il a choisi sa voie et, tout à sa foi, s’imagine déjà comme un délégué des pauvres venu à la grande ville et à ses lumières pour voler le feu de la vérité et de la justice et l’emporter chez les siens.

« Le corps de monstre » de la guerre

C’est alors que le vieux monde va être englouti. 2 août 1914 : Mobilisation générale. Des millions de Français montent dans le train qui les conduit à la guerre. De toutes les provinces, ils convergent vers le front. Ceux de Bretagne ont parfois conservé leur costume traditionnel. Ils auront toute la guerre pour le perdre. Le sous-lieutenant Guéhenno monte également dans un de ces trains, direction Ypres, où, au plus fort des offensives, quatre obus tombent au mètre carré.

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L’arrivée à la tranchée où la guerre « traîne son corps de monstre » est pour tous ces jeunes gens la rencontre avec l’inhu-main. Une génération va être fauchée, campagnards et ouvriers dont on a fait les hommes de troupe, instituteurs devenus sous-officiers (un instituteur sur deux va mourir au combat), étudiants promus sous-lieutenants qui les mènent et sortent les premiers des tranchées sous la mitraille. Tous vont subir dès l’automne 1914 des pertes énormes, impensables. « À la fin d’octobre 1914, écrit Guéhenno, presque tous mes camarades étaient morts. » Le normalien détestera la guerre de toute son indignation atterrée et impuissante. Il aura toujours les mots les plus durs à l’égard des « va-t’en guerre » qui faisaient bon marché de « la mort des autres » – titre qu’il donnera à un livre consacré au conflit.

Pas d’admiration non plus pour les survivants ou les rescapés dont il fait partie : « Presque tous, de quelque manière, à quelque instant, se sont préservés. Qu’ils ne fassent donc pas aujourd’hui les fiers et ne jouent pas les héros ! “Ancien combattantˮ, pour personne cela ne saurait être un titre à la pitié. »

En mars 1915, il est touché par une balle à la tête. Il est éva-cué, soigné, guéri tant bien que mal. Il ne connaîtra plus le front, se rendant tous les trois mois au conseil de révision pour y être déclaré inapte, car « ce monde était si ordonné, si rationnel qu’on y était d’autant plus sûr de vivre qu’on s’y portait plus mal ».

La fin de la guerre marque le retour à la vie normale. Mais Guéhenno est alors un jeune intellectuel en retrait. Assommé par la violence de la guerre, il paraît attendre son heure, son œuvre. Il ne sera pas un écrivain très précoce. Mais ce qui compte n’est pas forcément ce qui s’écrit, mais ce qu’un homme emmagasine, en trente ans, de la misère de l’enfance à la misère de la guerre, en passant par la parenthèse illuminée de l’École normale supé-rieure.

Pour l’instant, vieil étudiant, il termine ses études. Il sera pro-fesseur de lettres. Un professeur hanté, nourri de la sève des grands textes, transmettant avec un humble orgueil toute la pensée et tout le sel de la langue. Son œuvre publiée ne sera d’ailleurs qu’une manière plus large d’être un éveilleur, un passeur de sens et de sons, par la magie demeurée intacte des mots. Aimant profondément son

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métier, jusque dans sa relative obscurité, le professeur Guéhenno sera, aux lycées de Lakanal, Henri-IV et Louis-le-Grand un maître inoubliable, talentueux, chaleureux, un admirable pédagogue.

Le cheminement vers l’écriture se fait avec aisance. En 1928, Bernard Grasset publie l’essai Caliban parle. Quel beau titre ! Né peuple, éternel manœuvre, homme de toute peine, Caliban est l’âme fruste et muette que chacun méprise, l’ignare juste bon à tri-mer de ses mains durcies. Face à lui, Prospero est le symbole des grâces de l’esprit, de la culture savante, de toutes les ressources du logos qui servent à convaincre et à séduire.

Caliban parle est un acte de foi. Pesant, le silence en l’homme le plus démuni peut se métamorphoser en parole. Encore faut-il qu’une perche soit lancée, école, éducation, pour suppléer ce qui ne fut pas offert par le truchement d’une inscription sociale et culturelle favorisée. Car parler, s’emparer du langage, c’est être enfin convié aux débats des maîtres du monde, leur dérober un peu de leur pouvoir suspect, veiller à ce que leur maîtrise du verbe ne serve pas uniquement leur avancement propre.

Tel sera, de livre en livre, « l’évangile éternel » de Guéhenno. « La cause de Caliban est une cause éternelle. Le problème poli-tique et social me paraîtra toujours de faire en sorte que les hommes, quels qu’ils soient, où qu’ils soient nés, ne subissent pas seulement leur vie, mais qu’ils soient mis, chacun autant que cela lui est possible, en mesure de la penser, dût cette réflexion sur eux-mêmes être triste et faire d’eux des révoltés. Ce n’est que cette révolte qui fait le mouvement du monde et de l’humanité. »

Intellectuel et résistant

La publication du Journal d’un homme de 40 ans en 1934, ira à nouveau dans le sens de cette exigence et de cette lucidité. Dès 1933, l’essayiste s’inquiète du « bruit des lourdes bottes frappant l’asphalte ». Toutes les années 1930 seront d’ailleurs pour lui une période d’intense activité intellectuelle. Professeur, essayiste, rédacteur en chef passionné de la revue Europe, puis de l’hebdomadaire Vendredi, il est un des intellectuels de gauche incontournable de cette décennie.

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Vient l’autre guerre. Guéhenno aura un comportement admi-rable, aux antipodes de la collaboration ou de la prudente réserve de bien des littérateurs. L’admirable Journal des années noires, tenu au jour le jour pendant l’Occupation, dit l’âpre lutte de celui qui a été d’emblée, dès le premier jour, un authentique résistant. 22 juin 1940 : « Je ne veux rien écrire ici de ces hommes gris que je commence à croiser dans les rues. C’est l’invasion des rats. » L’Occupation sera aussi pour Guéhenno une manière de renouer avec la Bretagne où il se rend de temps en temps pour échapper à la rigueur du rationnement à Paris. À rebours de bien des intellectuels parisiens qui le déçoivent ou l’indignent par leurs compromissions, il apprécie la fierté des Bretons, le refus du plus grand nombre d’accepter le joug nazi. 17 septembre 1941 : « J’ai fait un tour en Bretagne pour changer d’air… et à la recherche de provisions, car la vie est ici de plus en plus misérable. Je suis allé à Camaret, à Brest, à Saint-Brieuc, à Fougères. Quand j’allais l’oublier, soudain le soldat gris se retrouvait devant moi, avec son fusil et sa mine de barbare imbécile et tout-puissant. Les marins de Camaret se moquent ouvertement de lui. Les paysans de l’inté-rieur restent impénétrables. Il s’en ira comme il est venu, il n’aura fait qu’un long voyage absurde. »

Le 1er août 1944, l’ouvrage Dans la prison est publié aux Éditions de Minuit. Guéhenno a pris le pseudonyme de Cévennes, s’inscrivant ainsi dans la tradition des écrivains résistants inaugu-rée par Jean Bruller, dit Vercors, avec son Silence de la mer.

Les années d’après-guerre sont le temps de la consécration et des honneurs. Promu inspecteur général des lettres, l’écrivain lutte pour faire accepter l’idée, jusque-là incongrue, d’une licence de lettres modernes – et des concours d’enseignement qui la pro-longent – qui n’exige pas des lauréats la maîtrise du grec, mais davantage de connaissances en littérature française.

L’ancien employé à vingt-cinq francs par mois devient acadé-micien en 1962. Seuls les « événements » de Mai 68 paraissent le prendre de court. Le révolutionnaire doux a vieilli et l’impatience échevelée de Dany le Rouge et de ses camarades, cette hâte qu’ils ont à desceller les autorités, à déboulonner la vieille Sorbonne le

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laisse interdit et indigné. À 78 ans, il n’est visiblement plus vrai-ment en phase avec la jeunesse.

Pourtant, les Carnets du vieil écrivain, publiés en 1971, sept ans avant sa mort, seront l’occasion de revenir une fois encore sur les thèmes – justice, émancipation par l’étude, grandeur de la lec-ture – qui lui ont toujours servi de lampe d’agile « sur le chemin des hommes ». Et l’on aime que ce jeune homme devenu un peu vieux écrive une fois encore, en 1968, à 78 ans, ces mots parfaits : « J’ai du mépris pour une certaine espèce d’hommes. Je sentirai toujours de la gêne rien qu’à les regarder. C’est l’espèce de ceux qui ont le goût du Commandement et qui toujours marchent d’un pas trop pressé par un besoin naïf qu’ils ont d’être toujours les premiers. Ils ne doutent jamais d’être nés pour être des chefs et ne se définissent les rapports humains que par la hiérarchie et leur domination. Je me suis dès lors toujours défié de la puissance et j’ai mis mon honneur à rester un homme du commun. »

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À Saint-Brieuc avec Louis Guilloux

(1899-1980)

Louis Guilloux est un des plus grands romanciers de langue française du XXe siècle. Rebelle et tourmenté, il est l’auteur d’une œuvre romanesque incomparable et insurrectionnelle qui rend compte d’une vie qui « s’est déroulée pendant le siècle, c’est-à-dire deux guerres, des révolutions, des coups de fusil par-tout, et la pauvreté, le chaos ».

Louis Guilloux naît rue du Chapitre à Saint-Brieuc le 15 janvier 1899. Il est le fils d’un cordonnier en échoppe, militant socialiste révolté contre le sort fait aux humbles. Très bon élève, il est admis au lycée Anatole-Le-Braz de sa ville natale en 1912. Il est l’un des quatre lycéens boursiers. Son enfance et son adolescence sont déjà le temps d’une prise de conscience du scandale de l’injustice sociale et de la très inégale répartition des richesses. Encore si ces inégalités étaient fondées sur des différences tangibles de qualités entre les individus… Mais pas le moins du monde. Au contraire, le jeune Louis Guilloux constate que les nantis et les puissants n’ont aucune supériorité morale ou intellectuelle sur celles et ceux qu’ils exploitent, dominent, oppressent, méprisent. Le monde est donc entièrement à refaire. L’été 1914, il a la chance de pouvoir séjourner en Angleterre. Il réside dans la famille d’un journaliste qui semble deviner en lui le goût ardent de l’écriture et l’encourage à le cultiver. Ce séjour lui donne aussi l’occasion d’acquérir un bon niveau en langue anglaise, compétence rare alors et qu’il mettra plus tard à profit pour traduire en français

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des romans anglais. En 1916, quelques mois avant le passage du baccalauréat, il abandonne ses études. Pour rester proche du monde intellectuel de sa petite ville, il demeure cependant au lycée où il exerce en tant que surveillant. Il lie alors amitié avec le professeur de philosophie et de morale Georges Palante, homme paradoxal, disgracié physiquement et cruellement moqué par certains élèves, refusant toutes les compromissions de la « société en place ».

« J’appris bientôt qu’il était célèbre. Les gens que j’interrogeai sur lui me dirent qu’il n’était pas à sa place dans une ville aussi petite et d’esprit aussi mesquin que la nôtre. Tous témoignaient d’un profond respect pour son intelligence et pour son “savoirˮ, et d’une grande compassion pour sa difformité. Mais derrière ces louanges et cette compassion, je devinais des réticences que j’ai comprises plus tard : la petite ville a plus d’un visage.

Je l’aimais pour la franchise passionnée de son esprit, pour sa sensibilité douloureuse, pour tout ce que je sentais en lui de frémissant et d’héroïque. Je rêvais de devenir son ami ; et pour le moment, il me suffisait d’y rêver. Il me rapporta bientôt le livre que je lui avais prêté et, à partir de ce jour, nous prîmes l’habitude d’échanger quelques paroles quand nous nous ren-contrions dans les cours du lycée.

Il aimait ce pays de la même façon que moi. Le premier séjour qu’il y avait fait l’avait enchanté, et plus tard, quand on l’eut envoyé à !iort et à Aurillac, il souffrit de la nostalgie de la Bretagne, et il voulut y revenir. Le ciel bas, le temps gris, cet automne perpétuel qui fait le climat breton, convenait à son tempérament d’homme du !ord et lui donnait des satisfactions bien plus grandes que l’éclat facile des pays méridionaux où il n’a fait que de courtes visites et qu’il n’a aimés, je crois bien, qu’à travers les livres et son imagination. »En 1917, il rencontre Jean Grenier à la bibliothèque de Saint-

Brieuc et lie amitié avec le futur philosophe et écrivain qui sera plus tard professeur d’Albert Camus au lycée d’Alger.

Décidé à tenter l’aventure littéraire, il s’installe à Paris après la Première Guerre mondiale et y vit chichement d’articles dans les journaux, de traductions et de la publication de ses premières nouvelles, remarquables.

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La Maison du peuple

Son premier roman, La Maison du peuple, publié en 1927, évoque les luttes sociales et le scandale de la misérable condition de la classe ouvrière au début du XXe siècle. On reconnaît aisément la haute figure aimée et admirée du père de l’écrivain à travers le personnage du père du narrateur, l’artisan cordonnier François Quéré.

« Comme il était à son échoppe, et que quatre heures venaient de sonner à la cathédrale, mon père s’aperçut qu’il n’avait plus un sou d’ouvrage. Il venait de faire une bricole et il se retournait vers le fond de l’échoppe, où il mettait ordi-nairement dans un tas les souliers à réparer, quand il vit qu’il n’y avait plus rien. Il s’avança jusqu’au fond, pensant qu’une paire de souliers avait bien pu rouler sous une chaise. Il fouilla partout, ce qui fut vite fait, et ne trouva rien.

Il voulut rire et, croisant les bras, il dit : “Ça par exemple…ˮMais il n’eut pas la force de rien ajouter et s’assit sur son

tabouret. »Le livre est dédié :

« À mon père et à ma mèreÀ leurs camarades et aux miensÀ la mémoireDe Louis HinaultDe son fils, tuéDe Louis Le Coz, tuéDe Charles Thomas,Mort de maladie au front.D’Ernest Le Guern,À tous les camaradesMorts et vivantsDe l’ancienne sectionSocialiste de S.B »

Les éditions Grasset publient l’ouvrage dont le manuscrit est par un bel hasard passé entre les mains de Jean Guéhenno, direc-teur de collection au sein de la maison d’édition et profondément

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ému à la lecture de cet ouvrage qui est aussi le portrait de sa propre enfance, misérable. C’est à Jean Guéhenno d’ailleurs qu’est dédiée la longue nouvelle Compagnons, publiée peu après. Louis Guilloux y est à son meilleur et brosse avec un art consommé de la sobriété et de la dignité la scène de la mort d’un ouvrier que ses deux camarades assistent jusqu’à l’extrême fin de sa vie écourtée par le labeur épuisant.

« À mesure que passaient les jours, Jean Kernevel pensait moins à la mort. Il avait beau se dire qu’elle était toute proche, il ne la croyait pas là. Sauf une douleur qui le prenait de temps en temps dans le côté, des sueurs la nuit, et quelquefois un peu de fièvre, il ne souffrait pas. Mais il eût été incapable de se tenir debout. Le matin, quand Le Brix arrivait, il l’enten-dait comme dans un rêve. Souvent Le Brix devait s’en aller sans avoir refait le lit. Il y avait même des jours où Kernevel ne répondait pas aux questions de son camarade, et à la pro-chaine visite il s’excusait en disant :

« Je t’ai pas répondu à matin, Fortuné. Je reposais.ˮLe Brix répliquait qu’il s’en était bien douté, à lui voir la

tête tournée du côté du mur.C’étaient toujours les mêmes questions et les mêmes

réponses :« – T’as donc dormi un peu ?— Un peu.— As-tu pas besoin de rien ?— De rien.ˮSa voix elle-même était changée. On l’entendait à peine

et Le Brix songeait aux années d’autrefois, à leur tour de France, au fier compagnon qu’était alors Jean Kernevel, et aux romances qu’il chantait sur les échafaudages. C’était son père qui les lui avait apprises. Il donnait toute sa voix, sûr de lui, sûr de plaire, et faisait tourner la tête aux filles. Tandis qu’à présent il n’était plus qu’un moribond. Se souvenait-il seule-ment de ses années de jeunesse ? Deux ou trois fois Le Brix avait essayé de lui rappeler de vieux souvenirs, de lui parler d’anciens camarades avec qui ils avaient passé de bons jours. Kernevel avait à peine répondu. »

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Le Sang noir

Ces thèmes fondateurs se retrouvent dans l’ensemble de son œuvre et, singulièrement dans Le Sang noir, son chef-d’œuvre du milieu des années 1930. L’ouvrage manque de peu le Prix Goncourt. L’action se situe à Saint-Brieuc au plus sombre de 1917 et dure, comme une pièce classique, un jour et une nuit. À partir du personnage de Cripure, l’histoire est une critique violente de la bourgeoisie et de sa guerre meurtrière. À la gare de Saint-Brieuc, l’émeute se propage :

« À mesure qu’ils approchaient de la gare une rumeur confuse leur parvenait, comme un grondement sourd dont ils ne comprirent pas d’abord la nature, mais qui fit tout de même dresser l’oreille à Cripure, toujours en éveil.

Ils entrèrent dans un petit square devant la gare. La cla-meur devenait distincte. Ce n’était point de chants qu’elle était faite, bien qu’on reconnût de temps en temps une tentative dans ce sens, un commencement d’Internationale, mais de cris, de sifflements, de menaces : « À mort ! À mort Poincaré…ˮ

Ce cri de mort dominait tout. Des centaines de bouches le reprirent avec violence, longuement. Puis comme un vent qui passe, la clameur s’atténua, dispersée aux quatre coins du ciel. Un chant monta.

Adieu la vie, adieu l’amour / Adieu toutes les femmes…Cripure sentit, sous sa main, frémir l’épaule du Proviseur.— Avançons mon cher.Ils firent quelques pas à travers le square.Sur un banc, un homme d’une soixantaine d’années et sa femme

étaient assis. L’homme, un paysan, était coiffé d’un gros bonnet de laine. Il avait relevé le col de son pardessus et fumait. La femme, toute petite, était enveloppée d’une grande frileuse noire.

Ils ne bougeaient pas, leur baluchon à leurs pieds.— Que se passe-t-il donc ? interrogea Cripure.L’homme releva la tête. Le chant continuait, au-delà du

square, sur un ton de mélopée traînante, sauvage.C’est pas fini, c’est pour toujours

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De cette guerre infâme.C’est à Verdun, sur le plateau,Qu’il faut laisser sa peau…Ils distinguèrent maintenant autre chose, des bruits de fer,

comme des casques jetés par terre, un bris de glaces.— Ils ont décroché la machine, répondit le paysan. Ça dure

depuis le début de l’après-midi. »

« Je mourrai vivant »

À Saint-Brieuc, Louis Guilloux s’investit dans tous les justes combats de son temps. Responsable du Secours rouge dès 1933, il agit en faveur des réfugiés espagnols et en rend compte dans le récit Salido.

« Au mois de février de cette même année 1939, époque à laquelle le lieutenant Salido et ses compagnons arrivèrent chez nous, la situation des trois cents réfugiés civils rassemblés au camp de Gouédic dans les ruines d’une usine abandonnée n’était pas encore réglée. Pas plus que celle de quelques autres, qui logeaient en ville ; un professeur, sa femme et leurs deux enfants, et l’ingé-nieur des Chemins de fer Duran, venu tout droit de Barcelone à la recherche de son fils José-Luis et de sa fille Carmen.

José-Luis était un grand garçon de 16 ans, très robuste et plein d’ardeur, Carmen son aînée, une assez belle fille un peu nonchalante. Ils faisaient tous les deux partie de ces trois cents réfugiés qui attendaient depuis une quinzaine de jours de savoir ce que l’on ferait d’eux. »Les années suivantes, il soutient évidemment la résistance à

l’oppression nazie. Les miliciens perquisitionnent son domicile de la rue Lavoisier en 1943. En août 1944, Saint-Brieuc étant enfin libéré, il devient interprète de l’armée américaine et relatera cette nouvelle expérience de la désillusion dans le roman OK. Joe !

« Le retour n’a pas été trop facile. Tout le pays était en rumeur, les routes encombrées de voitures et de camions, les villages grouillants d’hommes de troupe, des milliers de pri-sonniers à évacuer, des blessés, des réfugiés. On disait que

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Brest était aux trois quarts en ruine, qu’il ne restait plus rien des installations portuaires, arsenal, docks, jetées…

En arrivant au quartier au milieu de la cour, trois gros camions qui venaient tout juste d’arriver là – les conducteurs étaient encore à leurs volants – autour desquels s’empressaient les hommes qu’on voyait prendre quelque chose dans le camion et repartir aussi vite qu’ils le pouvaient. C’étaient des camions pris aux Allemands et amenés tout droit, bourrés de bouteilles d’alcool, de liqueur, cognac, rhum, Cointreau, vodka. Chacun arrivait, se servait et repartait en vitesse sans s’occuper des cris des conducteurs qui s’époumonaient à répéter que cette part de butin était réservée aux officiers !

— Aux officiers seulement, bandes de salauds, fils de chiennes ! Vous allez drôlement vous faire baiser. La Cour mar-tiale n’est pas loin !

L’apparition du lieutenant Bradford a mis les pillards en fuite. Le lieutenant a décidé qu’on n’allait pas faire d’histoires pour quelques bouteilles d’alcool. Ils n’avaient qu’à ne pas commencer. Après tout, aujourd’hui c’était jour de victoire. »Un autre de ses grands livres, Le Jeu de patience, publié en

1949, reçoit le Prix Renaudot. En 1967, le Grand Prix national des Lettres couronne l’ensemble de son œuvre. En 1973, le Grand Prix de littérature de l’Académie française lui est décerné.

Mais tous ces lauriers finalement sont de maigre importance et de chétive consolation : on ne guérit pas des plaies de son enfance. Aussi, quand Louis Guilloux meurt le 14 octobre 1980, sa révolte est intacte – absolument.

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À Carnac avec Guillevic

(1907-1997)

Poète visionnaire, Guillevic prend corps dans sa Bretagne natale pour dire la grande énigme qu’est le fait de vivre. Publié en 1961, son recueil Carnac interroge incessamment les menhirs et la mer dans la volonté farouche de tenter de percer à jour leur mystère.

Eugène Guillevic est né le 5 août 1907 dans le Morbihan, à Carnac. Sa maison natale, une petite demeure derrière l’église, témoigne de l’extrême modestie de ses parents. L’écrivain aimait dire qu’il avait fait ses premiers pas près des alignements de menhirs disposés là par les hommes du Néolithique. Ceux-ci sont pourtant assez éloignés du centre de la petite ville mais il est vrai que la déambulation entre ces pierres levées a toujours été appréciée par les habitants de la commune. Ce lieu de naissance ne sera pas indifférent dans la trajectoire poétique de l’écrivain. Revenant sans cesse aux menhirs, il leur consacrera de nombreux poèmes.

Le jeune Eugène est élevé par une mère très sévère et un père qui se fait gendarme après une première carrière dangereuse de marin. Tous deux comprennent mal sa grande sensibilité. Une première mutation du père, à Jeumont dans le Nord de la France, conduit la famille à quitter le Morbihan jusqu’en 1912. Pierre Daix écrit : « La vie étriquée d’une caserne. La crainte des supé-rieurs hiérarchiques, les inquisitions du lieutenant de gendarme-rie dans la vie des familles de ses subordonnés. Et puis le rôle

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des gendarmes dans notre société. Il y a, dans ces années-là, de grandes grèves, des luttes acharnées, physiques, entre les ouvriers et les “représentants de l’ordreˮ. Dans les souvenirs de Guillevic, il y a des cortèges avec des femmes et des enfants qui crient : “!ous voulons du beurre à neuf sousˮ et puis, à la maison, le père raconte des choses terribles. Le sang a coulé. Il y a eu un ou deux gendarmes tués. Les ouvriers, on ne sait pas... »

La famille Guillevic revient brièvement dans le Morbihan, en pays de terres cette fois, à Saint-Jean-Brévelay. Guillevic devenu poète ne l’oubliera pas et jouera avec plaisir malicieux sur les noms des départements de la Bretagne historique :

« Cinq départements / Dit l’autorité // Flancs maritimes / Fin de la terre / Deux rivières / Petite mer / Fleuve océa-nique // L’eau donc, / L’eau douce, / L’eau salée // Dedans / Tout autour, / Partout // Mais la terre ? / Bretagne est aussi terre. »Par l’obligation d’une nouvelle mutation, les Guillevic quittent

ensuite définitivement la Bretagne pour le Haut-Rhin. Le futur poète vit alors à Ferrette et étudie à Altkirch.

Tôt dans sa vie, le jeune garçon écrit des poèmes, ce qui ne plaît pas à sa mère qui le gifle. Il n’aime pas son prénom qu’il « relie » sans doute à la sévérité maternelle et choisira de ne pas le conserver quand il écrira. Il prendra son unique patronyme, Guillevic, comme nom de plume.

« C’était en un temps / Où le journal était un carré blanc / Tenu par la mère au-dessus du seuil / Où jouait l’enfant.

Et dehors il y avait / Tous les chemins et tous les champs, / Tous les chemins creux au-dessous du vent / Avec leurs trous pour les serpents / Il y avait les ronces des champs.

Et en soi une force / Plus forte que le vent, / Pour plus tard et pour maintenant, / Contre tout ce qu’il faudrait, Certainement. […]

On fait semblant d’être à table / Et d’écouter // Mais l’on a glissé parmi les feuilles mortes, / Et l’on couve la terre. //

On peut se sourire /Et y colérer. / On caresse les feuilles / Et on les déchire. // À la voix qui gronde / On en sort mouillé / Pour obéir. […]

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Quand la guerre est au loin sur les chantiers de l’Est, / Les garçons du bourg / S’acharnent aux champs.// Avant que les touche la rosée du soir, / Force est de venir patauger dans l’eau / Près des haies feuillues. // Et toujours ils savent / Y tail-ler un arc // Mais ils ne savent pas / S’arracher cette rage. »Dès 1924, il devient fonctionnaire dans l’administration de

l’enregistrement et rejoint vite Paris où il travaille au ministère des Finances. Occupant un poste important en tant qu’inspecteur de l’économie nationale il participe au relèvement et à la réorga-nisation administrative de la France au lendemain immédiat de la Seconde Guerre mondiale. Avant cela, en 1942, il a été assez cou-rageux pour adhérer au Parti communiste français persécuté par les occupants nazis. Révolté contre l’inégalité sociale, il passera toute sa vie adulte à lutter contre l’injustice, l’égoïsme, la morgue insup-portable des riches et des puissants. Certains de ses poèmes feront l’éloge vibrant de l’égalité et de la fraternité, les deux valeurs les plus oubliées parmi les trois qui composent la devise républi-caine française. Poète, il publie une première plaquette Requiem en 1938. Mais c’est vraiment durant la Seconde Guerre mondiale qu’il invente une nouvelle forme de poésie, construite autour de vers extrêmement courts. Le recueil Terraqué est publié en 1942. Titre mystérieux qui renvoie sans doute à l’univers enfantin du poète, pays de terre et d’eau.

Ses thèmes préférés sont en relation avec le questionnement de ces éléments antagonistes et des Rocs qui semblent établir le lien entre mer et terre.

Les Rocs

« Ils ne le sauront pas les rocs, / Que l’on parle d’eux // Et toujours ils n’auront pour tenir / Que grandeur. // Et que l’ou-bli de la marée, / Des soleils rouges. […] Parfois dans leur nuit / C’est un grondement / Qui longtemps résonne. / Et leur grain se noie / Dans un vaste effroi / Ils ne savaient plus / Qu’ils avaient une voix. // Il arrive qu’un bloc / Se détache et tombe, // Tombe à perdre haleine / Dans la mer liquide. // Ils n’étaient donc bien / Que des blocs de pierre, // Un lieu de

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la danse / Que la danse épuise. // Mais le pire est toujours / D’être en dehors de soi / Quand la folie / !’est plus lucide. // D’être le souvenir d’un roc et l’étendue / Vers le dehors et vers le vague. »Le recueil interroge aussi les objets usuels, les souvenirs d’en-

fance, la trace laissée en nous par les divers événements, même mineurs en apparence, de la vie, et cependant souvent marqués au sceau du tragique. Poésie véritablement élémentaire, avare de débordements lyriques mais poésie très pure qui mêle jusqu’à l’intime fusion un mode de discours sensible caractérisé par la beauté qui se dégage de lui et une « pensée en marche » qui est interrogation permanente sur l’homme et les objets de nature qui composent son univers.

Non pas comme chez Francis Ponge une description presque clinique, un « parti-pris des choses » mais plutôt une métaphysique et une série de questions obsédantes : comment tout appréhender avec le moins de mots ? Comment dire la nécessité du monde, comment s’interroger en profondeur sur celui-ci ? Comment dire le monde en poème ? Car Guillevic poète n’est ni conteur ni char-meur. Le lyrisme l’ennuie, vernis fade et provisoire dont il n’a que faire et dont il sait à l’occasion dénoncer le leurre dans le poème très cinglant Rose :

« Ainsi donc, rose, / Malgré / Les cajolements, les répé-titions / Les analyses / les descriptions / Les lyriques modu-lations / Les amoureuses dévastations, // Malgré même / Les comparaisons // Tu continues / Pareille. »

Contre la « camelote des comparaisons »

À cette « camelote des comparaisons qui surcharge la mémoire » ainsi que disait Jules Renard, Guillevic préfère des poèmes qui soient de l’ordre du témoignage, qui disent les faits dans leur essentielle sobriété, leur brièveté, leur nudité. Ce faisant, il « règle d’abord leur compte » à quelques autres sottises couramment, plaisamment ou pieusement répandues. Ainsi le poème Image :

« Sous les herbes, ça se cajole, / Ça s’ébouriffe et se tri-pote, / Ça s’étripe et se désélytre, / Ça s’entregrouille et

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s’entrefouille, / Ça s’écrabouille et se barbouille, / Ça se cha-touille et se dépouille, / Ça se mouille et se déverrouille, / Ça se dérouille et se farfouille, / Ça s’épouille et se tripatouille // Et du calme le pré / Est la classique image. »Désireux de comprendre jusqu’au sens des choses figées, le

mouvement de la parole est nécessairement bref. Cultivant une pensée précise et très dense, Guillevic travaille « au plus serré » des objets, au plus près des termes qui servent à les désigner. Il n’a de cesse de se battre contre une évidence coupablement répandue : les mots parent, enjolivent le réel. Lui veut connaître et comprendre : « Les mots / C’est pour savoir. »

En 1947, le recueil Exécutoire est publié. Dédié à Paul Éluard, il est somptueux et se termine par la série de poèmes intitulée Les Charniers, hommage terrible à tous les morts des camps de concentration et d’extermination érigés par la barbarie nazie.

« Passez entre les fleurs et regardez / Au bout du pré c’est le charnier. // Pas plus de cent, mais bien en tas, / Ventre d’insecte un peu géant / Avec des pieds à travers tout. // Le sexe est dit par les souliers, / Les regards ont coulé sans doute. // – / Eux aussi / Préféraient des fleurs. […] Lequel de nous voudrait / Se coucher parmi eux // Une heure, une heure ou deux, / Simplement pour l’hommage. // Où est la plaie / Qui fait réponse ? // Où est la plaie / Des corps vivants ? // Où est la plaie – / Pour qu’on la voie, // Qu’on la guérisse. // Ici / !e repose pas, // Ici ou là, jamais / !e reposera // Ce qui reste / Ce qui restera / De ces corps-là. »

Carnac

En 1961, Guillevic écrit et publie un recueil au ton très novateur, intitulé Carnac. En 158 poèmes de longueur variable, parfois brefs ou très brefs, il rend hommage à sa petite ville bretonne natale, à la beauté de ses paysages, à la présence permanente de la mer qui fascine depuis toujours les femmes et les hommes. Ces poèmes sont aussi une réflexion profonde sur les menhirs partout présents sur cette terre bordée de mer. Le poète n’avait rien écrit jusqu’alors qui soit si structuré, si lié et si authentiquement centré

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autour d’une thématique majeure. Carnac est une œuvre unique et multiple. Guillevic la donne comme UN poème et, à cet égard, le singulier qui pare le mot sur la page de couverture de l’édition Gallimard, en « collection blanche » est sans équivoque. Pourtant, ce sont 158 pièces que révèle le texte, qui, si elles forment selon le vœu de l’écrivain un poème, n’en constituent pas moins des poèmes indépendants les uns des autres et qui peuvent tous être lus comme tels. Somme toute, d’entrée de jeu, Guillevic fait don d’une œuvre ambiguë, incertaine ou équivoque, qui mêle jusqu’à la fusion la parole unique et la parole multiple.

Un poème à la fois clos et épars donc mais des pièces toujours courtes, entre deux et dix-huit vers brefs, et une œuvre tout entière vouée à servir un lieu : celui indiqué par le titre du recueil. Depuis vingt-trois ans qu’il publie, Guillevic n’avait jamais donné pour titre un nom propre à ses recueils. On connaît son usage laco-nique de la langue, son goût pour les titres réduits à un seul mot (Requiem, Terraqué, Exécutoire, Ville, Gagner), mais Carnac situe d’emblée le recueil dans l’espace et dans la réalité concrète d’un monde dont chacun ou presque connaît l’existence et la spécificité.

Le recueil évoque d’abord l’époque ancienne et indétermi-née de « l’édification » des menhirs. Paradoxalement, ces pierres levées qui sont la trace immense d’un très lourd labeur humain n’ont pas laissé de traces explicatives. Elles défient les hypothèses des historiens, intriguent les visiteurs. Toutes les supputations ont été examinées, présentées, remises en question. Jamais on n’a pu établir quelque explication définitive, s’accorder sur une certitude. Guillevic, lui, refuse, réfute tous les possibles. Les menhirs selon lui ne sont ni tombes, ni symboles phalliques, ni monuments artis-tiques : ils sont des produits des temps immémoriaux :

« Le temps, le temps / A pu faire d’une flamme / Une pierre qui dort debout. »Ils ont aussi leur vie propre, leur mouvement :

« Les menhirs la nuit vont et viennent / Et se grignotent. »Surtout, ils sont les bornes du temps, ils sont origine et fin.

« Du milieu des menhirs / Le monde a l’air // De partir de là / D’y revenir. »

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La mer, elle, est tout aussi incompréhensible. À travers sa présence, invisible ou évidente, apaisée ou cruelle, elle demeure impénétrable, ainsi que la dernière pièce du recueil est contrainte de reconnaître :

« Toi ce creux / Et définitif. // Moi qui rêvais / De faire équilibre. »Carnac est pourtant tentative ou tentation : celle de donner du

sens, de la parole et de l’esprit au monde pour cesser de le consi-dérer comme un lieu indéterminé, vague, proprement insensé. Lire et relire ce recueil, « s’imprégner » de ses vers, c’est faire sien ce fructueux « creusement » qui justifie le travail du poète. C’est aussi plonger dans le très ancien passé d’une Bretagne immémo-riale :

« Beaucoup d’hommes sont venus, / Sont restés. Terre d’os-sements, / Poussière d’ossements, // Il y avait donc / L’appel de Carnac. // Comment chantaient-ils, / Ceux des menhirs ? // Peut-être est-ce là / Qu’ils avaient moins peur. // Centre du ciel et de la mer, // De la terre aussi / La lumière le dit. // Chantant, eux, / Pas loin de la mer / Pour être admis par la lumière // Regardant la mer, / Lui tournant le dos, / Implorant la terre. »

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À Brest avec Henri Queffélec

(1910-1992)

Auteur d’une œuvre protéiforme, Henri Queffélec a consacré l’essentiel de ses romans maritimes à chanter la Bretagne. Mais ses ouvrages sont aussi une âpre description de la lutte permanente que les hommes mènent contre leur destin.

Né à Brest le 29 janvier 1910, Henri Queffélec est le premier garçon d’une famille qui comptait déjà quatre filles. Un garçon et une fille naîtront encore après lui. Sa famille est profondément catholique et appartient à un milieu conservateur et bourgeois. Son père, ancien élève de l’École polytechnique, meurt de maladie sur le front en avril 1916. Henri Queffélec est donc essentiellement élevé par des femmes, sa mère, ses deux grands-mères, ses quatre sœurs aînées. Les vacances d’été conduisent la famille à Morgat, station balnéaire réputée et plutôt mondaine, dans la presqu’île de Crozon.

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Outre ces séjours estivaux à Morgat, il découvre les îles finistériennes et est familier du littoral au nord de Brest. Élève précoce et doué, il est reçu au baccalauréat en 1926. Après avoir pensé un moment opter pour une classe préparatoire à l’école militaire de Saint-Cyr, il change d’avis et préfère les classes préparatoires littéraires du lycée Louis-le-Grand à Paris. En 1929, il est admis à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm. Il y fait

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la connaissance de son presque jumeau Louis Poirier, comme lui passionné de littérature. Il semblerait même que ce soit lui qui lui recommande de prendre le nom de plume de Julien Gracq. Durant les vacances, il l’entraîne pour des promenades passionnées en Finistère et notamment dans la presqu’île de Crozon. Dans son récit À Argol, il n’y a pas de château, Philippe Le Guillou rend compte de cette rencontre et de ces émerveillements :

« C’est à l’École normale supérieure, rue d’Ulm à Paris, non loin du Panthéon et de l’ancien cloître des Génovéfains devenu le lycée Henri-IV, que les deux jeunes gens se ren-contrent. Louis Poirier arrive du lycée Henri-IV où il a eu pour maître Alain. Henri Queffélec a, lui, fait sa khâgne au lycée Louis-le-Grand, sur la même montagne Sainte-Geneviève qui est la serre et la pépinière des jeunes cracks venus de pro-vince. Indépendamment des hasards et des rencontres, surtout dans l’atmosphère intellectuellement confinée et survoltée de l’E!S, sans doute est-ce déjà cette conscience provinciale, le sentiment de cette appartenance cachée mais solide au monde de l’ouest qui rapproche d’emblée le Finistérien et le Ligérien. Queffélec, qui a grandi à Brest et à l’air du grand large, étouffe parfois dans cet univers de docte qui déchiffre et déroule déjà le schéma de leur vie sur le mode de l’évidence. Poirier, qui, de Saint-Florent-le-Vieil à !antes, a toujours vécu dans l’inti-mité paysagère de la Loire, si accordé soit-il à un monde où domine la “gymnastique mentaleˮ et le “drill un peu méca-nique qui préside à la préparation des concoursˮ doit déjà ressentir l’envie profonde de ne pas placer sa vie sous les seuls auspices de l’Université : la cravate blanche, le goût affiché pour les opéras de Wagner, l’intérêt pour une discipline jeune et non noble – la géographie – l’attestent. Queffélec a choisi les lettres – elles ne sont à l’époque que classiques – mais Gracq se souvient que, dans cette “Éden du Gai Savoirˮ, dès qu’il en a la possibilité, le Brestois donne congé aux livres, préférant renouer avec le souvenir obsédant de sa péninsula-rité en arpentant, durant de longues heures, les rues de Paris, recherchant ainsi certainement une circulation d’air, une “liberté grandeˮ qui lui manquent et dont les seuls exercices

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intellectuels, si nourrissants soient-ils, ne pourront jamais tenir lieu. D’une certaine manière, le pacte secret qui unit ces deux littéraires, lecteurs et causeurs infatigables, dont les échanges scintillent de références et de citations, puise sa substance dans la Bretagne, évidente pour Queffélec puisqu’il en vient et qu’il la porte en lui, mystérieuse et attirante pour Poirier qui, s’il a ressenti l’appel des vagues à Pornichet ne connaît encore ni Brest ni la presqu’île de Crozon. »Nous sommes maintenant en septembre 1931. Philippe Le Guillou

écrit encore :« Queffélec a invité Poirier à Brest, dans la maison fami-

liale du 33 place du Château […]. Loin de Queffélec, l’idée de demeurer enfermé dans le salon brestois aux armoires sombres et aux faïences chinoises. Dans cette cartographie des confins, totalement ignorée du Ligérien, qui ne connaît que !antes, La Baule et Pornichet, les découvertes seront nom-breuses : Roscoff, l’île de Batz, la rade de Brest et le goulet, l’île d’Ouessant, la presqu’île de Crozon. Comme des piétons rimbaldiens, les pérégrins sont seuls, à Ouessant particulière-ment, “avec les oiseaux, les moutons, les paysagesˮ […]. Les visites de ces jours glorieux se concentrent dans la presqu’île de Crozon, vers sa base, dans la région de Landévennec, entre Telgruc et le Ménez-Hom. Et Queffélec, des années plus tard, se montre catégorique : “La presqu’île de Crozon […] m’a toujours paru avoir aidé à l’inspiration du Château d’Argolˮ. »Devenu professeur de lettres classiques, Henri Queffélec prend

la direction du sud du pays, d’abord au lycée de Mont-de-Marsan puis au lycée de Marseille. Entre ces deux villes, il enseigne quatre années, entre 1935 et 1939, en Suède, à l’université d’Upsal, pres-tigieuse, la plus ancienne de Scandinavie. Il se marie à Yvonne Pénau, rencontrée en Bretagne, le 11 janvier 1940. Désirant écrire et encouragé en cela par sa jeune épouse, il demande un congé sans solde à l’Éducation nationale et cesse définitivement d’en-seigner le 31 décembre 1941. La famille s’installe à Paris car Brest est alors régulièrement bombardée et sera anéantie en 1944. L’immeuble de la famille Queffélec est alors détruit, un trauma-tisme que le futur écrivain portera toute son existence.

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Romancier maritime

Dès 1944, il publie Un Recteur de l’île de Sein, aux éditions Stock. Il entend donner une vision optimiste de l’univers qui contraste avec les thèses défendues par un certain nombre d’écrivains de la génération qui le précède immédiatement, Céline ou Lucien Rebatet, auteurs collaborationnistes. Le second, en particulier, dénonçait dans son ouvrage le plus connu Les Décombres un délabrement de l’esprit et de la conscience française. Le jeune Henri Queffélec entend lui célébrer la grandeur d’âme, la force de caractère, l’altruisme et la générosité. La même année 1944, il publie, toujours aux éditions Stock, deux autres ouvrages, La Fin d’un manoir et Le Journal d’un salaud. Ces trois livres connaissent un grand succès critique et public. En 1945, à la demande de son fondateur, Emmanuel Mounier, il entre au comité de rédaction de la revue Esprit : il y tient une rubrique régulière consacrée à la vie quotidienne. Il écrit également le roman Un homme à la côte. Il devient rapidement un écrivain dont les œuvres sont portées à l’écran. En 1950, Un Recteur de l’île de Sein devient Dieu a besoin des hommes au cinéma. Pierre Fresnay et Madeleine Robinson tiennent les rôles principaux. Le film obtient le Lion d’argent au Festival de Venise et le Prix de la Commission catholique internationale du cinéma.

Son aura est telle que beaucoup le considèrent vite comme le plus grand romancier de la Bretagne maritime au XXe siècle. Inspiré par le littoral breton, perpétuellement émerveillé par le spectacle de la mer, des ports et des îles, il écrit encore Tempête sur Douarnenez en 1951, Un homme d’Ouessant en 1953, Ils étaient six marins de Groix… et la tempête en 1979. Son fils Yann témoigne dans son roman Le Soleil se lève à l’Ouest (1994) de la fascination paternelle pour la Bretagne, des longues marches sur les grèves et même des poèmes éphémères que cet amoureux fervent de l’es-tran traçait à la pointe de sa canne sur le sable mouillé. Dans Un homme d’Ouessant, il écrit ces belles lignes qui témoignent d’une connaissance et d’une observation approfondies de l’île :

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« La tempête hurlait sur l’île et sur la mer. Par toutes ses pierres, toutes ses fontaines, tous ses lichens, toutes ses herbes rases, Ouessant comptait les coups et observait. Les aiguilles de roche les surplombs, les abrupts, les filons de glaise, les ber-nicles dures et les laminaires, les fucus et les varechs, les galets bleus et les galets jaunes, les racines de bruyère et les feuilles de trèfle attendaient […]. La falaise et le récif d’Ouessant ouvraient les bateaux en deux, comme des huîtres. »Écrivain catholique, Henri Queffélec exprime également sa foi

dans ses nombreux ouvrages romanesques. La critique Christiane Roederer écrit à ce sujet :

« Les œuvres de Queffélec sont bien marquées du sceau du chrétien qu’il est, ce qui ne l’empêche pas de porter un regard critique, voire ironique sur l’ostracisme, la raideur de l’Église en tant qu’Institution dépositaire du christianisme comme l’unique religion dominant toutes les autres.

Henri Queffélec associe foi chrétienne et pur humanisme, c’est-à-dire l’empathie avec l’être humain, le regard incisif sur sa grandeur et ses bassesses, la constante et magnifique insi-nuation dans les dédales de l’âme d’où la compassion n’est jamais absente. Elle marque son œuvre d’un parfum particulier grâce aussi à la poésie de sa prose, qui se dégage, lumineuse, au fil des pages […].

L’essentiel est de souligner que la conjonction entre foi chré-tienne et humanisme confère à l’œuvre littéraire de Queffélec son caractère universel, celui qui parle au cœur de l’être humain, à sa sensibilité, à ses émotions. »

Le vieux Brest

À mesure que sa carrière littéraire évolue, Henri Queffélec rend de plus en plus hommage à la Bretagne. Son œuvre est celle d’un polygraphe, qui écrit entre quatre-vingt-dix et cent ouvrages divers, essentiellement des romans. Dans ses Mémoires d’enfance, l’écrivain revient en 1988 sur son itinéraire. Occasion pour lui d’évoquer à nouveau Brest, ville réellement constitutive de sa sensibilité singulière : « Mon père avait été poussé vers l’armée

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par son Brest natal, par le climat de patriotisme où sa génération s’élevait. Qu’on raille, débine, insulte le Brest de mon enfance, un Brest disparu, pudiquement appelé l’ancien ! Il aura semblé barbare, vieux jeu, revêche, invivable à beaucoup, on ne niera pas esthétiquement parlant que sa gueule n’ait eu sa personnalité sauvage. Ville sérieuse, têtue et rêveuse, drue et râblée, concentrée sous pluie et brume, soleil ou bourrasque, devant sa rade, sa flotte, sa Penfeld, son arsenal. Les fortifications à la Vauban n’avaient pas conservé leurs batteries, ni la plupart de leurs ponts-levis, mais leur architecture d’ensemble était demeurée intacte avec leur énorme système de glacis et de douves. Un dédale pour artilleur, amoureux, rêveurs, petits enfants. Les Brestois déboussolés qui ont exigé au lendemain de la Seconde Guerre mondiale qu’on les supprime les ont regrettés par la suite. Les siècles avaient dégagé leur valeur monumentale. Appareil guerrier en moins, elles avaient tourné en œuvre d’art, en jardin baroque.

Exactement la ville qui convenait, en 1916, pour recevoir les troupes américaines. Son château et son enceinte n’avaient pas changé depuis l’époque où une grande escadre appareillait de sa rade, sous Louis XVI, pour fournir aux Insurgents un secours décisif.

!otre maison, dans cette ville d’accueil, possèderait avec toutes celles de la place du Château un emplacement privilégié. On ne pouvait pas habiter de manière plus ostensible dans l’intra-muros. En 1944, face à une citadelle quartier général d’une garnison SS refusant de capituler, c’est vrai que cette maison se trouvait aux premières loges pour flamber, exploser, dégringoler. »

Quant à sa vocation d’écrivain de Bretagne, Henri Queffélec acceptera en 1973, de la définir ainsi :

« J’ai quitté la Bretagne, pour la première fois à 16 ans. J’étais intensément breton et je l’ignorais. De songer sponta-nément à la cathédrale de Quimper tandis que je descendais le grand escalier de Montparnasse face à une rue de Rennes qui penchait au loin la tête comme un crucifix ne me l’a pas révélé sur-le-champ. L’idée allait venir, très vite, irriguée par les images, avec les nostalgies que favorisaient le statut de pensionnaire dans un lycée du quartier Latin ainsi que la

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découverte parmi des camarades qui arrivaient de partout, de la grande variété française. Alors que je ne cessais, par ma vie consciente, d’emmagasiner de la culture et d’enrichir ainsi le potentiel d’images, tout ce qui était entré auparavant refusait de se laisser étouffer, attendant les moments de venir “respirer sur le pontˮ. »

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TABLE DES MATIÈRES

Préface, Philippe Le Guillou ........................................................ 9Les écrivains malgré tout ............................................................. 11

À Roscoff avec Tristan Corbière (1845-1875) ............................ 13À Fougères avec Jean Guéhenno (1890-1978) ............................ 19À Saint-Brieuc avec Louis Guilloux (1899-1980) ....................... 26À Carnac avec Guillevic (1907-1997) ......................................... 33À Brest avec Henri Queffélec (1910-1992) ................................. 40À Rostrenen avec Armand Robin (1912-1961) ........................... 47À Pouldreuzic avec Pierre-Jakez Hélias (1914-1995) ................. 54À Louisfert avec René Guy Cadou (1920-1951) ......................... 61À Doëlan avec Paul Guimard (1921-2004) ................................. 74À Nantes avec Hélène Cadou (1922-2014) ................................. 81À Douarnenez avec Georges Perros (1923-1978) ....................... 81De Bréhat à Saint-Brieuc avec Heather Dohollau (1925-2013) ... 88De Landerneau à Brignogan avec Émilienne Kerhoas

(1925-2018) ............................................................................. 95À Pont-Aven avec Xavier Grall (1930-1981) .............................. 102À Plouha avec Mona Ozouf (née en 1931) ................................. 109Au phare d’Ar-Men avec Jean-Pierre Abraham (1936-2003) ..... 116À Quimper avec Gérard Le Gouic (né en 1936) ......................... 123À La Roche-Maurice avec Yves Elléouët (1932-1975) .............. 130À Saint-Malo avec Michel Le Bris (né en 1944) ........................ 137De Brest à Carnac avec Claire Fourier (née en 1944) ................. 143En Cornouaille avec Hervé Jaouen (né en 1946) ........................ 150En mer et dans les îles avec Hervé Hamon (né en 1946) ........... 156

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À Landévennec avec Gilles Baudry (né en 1948) ....................... 162À l’Aber Ildut avec Yann Queffélec (né en 1949) ...................... 169À Penmarc’h avec Bernard Berrou (né en 1949) ........................ 175À Ouessant avec Alexis Gloaguen (né en 1950) ......................... 181À Lannion avec Yvon Le Men (né en 1953) ............................... 187Dans le « Kreiz-Breizh » avec Hervé Bellec (né en 1955) .......... 194À Fouesnant avec Louis Bertholom (né en 1955) ....................... 201À Loperhet avec Marie Le Gall (née en 1955) ............................ 208À Saint-Nazaire avec Patrick Deville (né en 1957) ..................... 214En « Bretagne univers » Jean-Luc Coatalem (né en 1959) ......... 220Au Faou avec Philippe Le Guillou (né en 1959) ......................... 227De Paris à Brest avec Tanguy Viel (né en 1973) ........................ 234En « Bretagne décalée » Avec Arnaud Le Gouëfflec

(né en 1974) ............................................................................. 240

Bibliographie ................................................................................. 247

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