gangotena

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Gangotena. Poeta ecuatoriano.

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  • 283

    Adriana Castillo-Berchenko, Conclusion sa thse, en trois volumes, L'itinraire d'un pote quatorien en France : Alfredo Gangotena (1920-1930), Atelier National de

    reproduction des Thses, Universit de Lille III, 1992 et Alfredo Gangotena, pote

    quatorien ou L'criture partage, publi dans la Collection, Presses universitaires de

    Perpignan, 1992.

    Si nous devions dire en peu de mots quelle est

    l'importance de la place qu'Alfredo Gangotena occupe

    aujourd'hui l'intrieur des espaces littrario-

    potiques contemporains, nous la qualifierions simplement

    d'insignifiante. Si sa position nous parat d'emble

    prcaire et incertaine, aussi bien dans le contexte de la

    posie franaise que dans celui de ses quivalents

    quatoriens et latino-amricains, on pourra nanmoins

    considrer Gangotena et sa posie comme un cas tout

    fait part.

    Force est de reconnatre qu'au fil des annes, le

    dsintrt pour la cration gangotnienne est all

    croissant, et cela malgr de rcentes tentatives de

    rhabilitation, notamment du ct quatorien. Ces

    efforts, bien que trs positifs, sont encore

    insuffisants, car redcouvrir aujourd'hui Alfredo

    Gangotena et son travail signifie avant tout pouvoir

    accder sa connaissance. Qui tait-il? Qu'a-t-il crit?

    Voil des questions banales qui dans son cas s'avrent

    des nigmes. Les faits sont l: il ne reste que trs peu

    de traces, surtout en France, de son passage. La

    publication de ses uvres est rare, leur diffusion

    dficiente et jusque dans les centres de documentation et

    de recherche, son nom reste trop souvent inconnu.

    Les mystres, les silences et les ambiguts se

    multiplient. Ils entourent l'crivain et sa posie ds

    que l'on s'approche d'eux. Ils s'interposent et

    dclenchent une espce de jeu de cache-cache. Trs

    souvent alors, l'image de l'iceberg vient l'esprit;

  • 284

    dans ce cas prcis, la partie immerge gardait une

    information prcieuse. Sa dcouverte rvle un grand

    pote, une uvre significative et d'une trs grande

    qualit. Nous pensons qu'ils mritent d'tre connus et

    reconnus, et qu'il est important de situer, Gangotena et

    sa posie, la place qui de droit leur appartient,

    notamment dans le continent latino-amricain.

    Or, le problme rside prcisment l. Comment

    abattre les prjugs? Ils existent et ils sont obstins,

    car Gangotena est un pote bilingue: il crit en franais

    sa vrit quatorienne; il exprime haut et fort, dans une

    langue d'emprunt, sa dchirure essentielle de latino-

    amricain. Cela exclut. Cela marque. Et la marque fait de

    lui un crateur marginal et un solitaire; mais pas

    n'importe lequel. La marginalit de Gangotena est le

    rsultat d'un enchanement de circonstances bien

    spcifiques. Elles dterminent une place part qui

    persiste travers le temps et s'tale plusieurs

    niveaux. Tout cela se passe de surcrot sans qu'il y ait

    apparemment de sa part de conflit particulier par rapport

    aux deux langues. Au contraire, on ne constate pas de

    confrontation expressive, mais des confluences, des

    enrichissements, des correspondances et des

    transvasements successifs d'une langue dans l'autre.

    Voil ce qu'il y a de singulier dans sa posie, car,

    aussi bien en franais qu'en espagnol, l'originalit, le

    talent, la capacit rnovatrice sont les mmes. Les

    causes de la marginalit, en consquence, il faut les

    chercher ailleurs.

    Si c'est bien Gangotena qui, un moment donn, a

    choisi de s'exprimer dans une langue autre que sa langue

    maternelle, il faut souligner pourtant que, au dbut,

    cela a t le rsultat d'une classe sociale et

    culturelle, puis un plaisir (du jeu et du dfi), et

    finalement, une ncessit imprieuse. C'est justement ce

  • 285

    processus singulier qui diffrencie Gangotena d'autres

    crateurs latino-amricains bilingues car, pour certains

    d'entre eux, cette exprience n'a t qu'une tape

    passagre (Csar Moro, Vicente Huidobro). Tandis que pour

    d'autres (Robert Ganzo) cela a signifi l'insertion

    dfinitive dans le milieu littraire de la langue

    d'emprunt.

    Gangotena lui, a vcu l'exprience du bilinguisme

    crateur - car, il s'agit bien de cela - comme une praxis

    esthtique jusqu'au-boutiste et par moments mme

    essentielle puisque indispensable sa survie affective

    et cratrice. Or, il a t exclu justement cause de

    cela. Marginalis par les siens, les Equatoriens; oubli

    de ceux qui au dbut l'avaient clbr et encourag: les

    intellectuels franais.

    Ds lors, on se rend compte aujourd'hui que

    Gangotena et son uvre ont t et restent encore victimes

    de cette exclusion. Le silence et l'oubli ont pour cause

    cette mise au ban et l'indiffrence qui en rsulte. Et

    pourtant, au dbut, tout cela se prsentait sous un jour

    si diffrent! On leur prdisait un si brillant avenir!

    La destine littraire d'Alfredo Gangotena et sa

    posie a t bel et bien dtermine par des vnements

    extrieurs, mais aussi - comment les ignorer? - par des

    causes strictement personnelles. Parmi les premires,

    trs certainement, le bilinguisme est une cl

    d'interprtation fondamentale. Marque d'une condition

    sociale, symbole du pouvoir, le bilinguisme courant peut

    la rigueur tre support par une socit aussi

    hirarchise que l'quatorienne. Nanmoins, un

    bilinguisme triomphant, ostentatoire parce que crateur

    et reconnu, de plus, par le centre mme de l'hgmonie

    culturelle, c'tait trop. Le groupe social ne l'a pas

    accept. Pour des raisons diverses et mme

  • 286

    contradictoires, les membres aussi bien de la classe

    dirigeante que de la classe moyenne ont refus de

    comprendre les options esthtiques de leur pote. Ds

    lors, et pendant presque une dcennie, ils l'ont tout

    simplement ignor.

    Les choix crateurs d'Alfredo Gangotena se sont

    dfinis progressivement au cours des annes 20 en France.

    Traverse dans un premier temps par les divers courants

    expressifs en vogue, sa posie tonne par sa permabilit

    et provoque mme une certaine mfiance. Max Jacob,

    Gonzalo Zaldumbide et Jules Supervielle orientent

    discrtement et judicieusement cette priode

    d'blouissement crateur. Le moment de la plus grande

    plasticit lyrique o toutes les tentations et toutes les

    possibilits sont offertes l'artiste s'achve avec la

    rdaction de "Christophorus". "Orognie" en rvle

    aujourd'hui la teneur et la saveur. C'est avec "L'orage

    secret" que le grand Gangotena, celui des annes 30, se

    dessine. Par le ton, par la vision d'une Nature grandiose

    et complice et surtout par la prsence du thme de

    "l'orage secret" -cette rvolte ardente mais silencieuse

    contre son groupe social, contre les siens - ce petit

    recueil constitue un moment significatif de l'itinraire

    crateur gangotnien. Il est du reste le texte

    annonciateur qui prpare la parution d'Absence. 1928-

    1930. uvre majeure, celle-ci reflte un art mr et

    original, unique mme par la composition (pomes en

    franais et en espagnol) et par le discours; une

    expression douloureuse, dramatique qui oscille entre la

    violence et la tristesse, la colre et la tendresse. Ce

    qu'il y a de remarquable dans cette criture, c'est la

    conception physiologique du discours lyrique. D'une

    manire trs originale et indiscutablement belle,

    Gangotena potise le corps humain: les veines, les

    artres, les os, la bouche, les paupires, les mains et

    les genoux deviennent alors tissu potique; ils sont

  • 287

    l'expression d'un lyrisme profond absolument indit dans

    la posie latino-amricaine de son temps, et mme de

    celle d'aujourd'hui. Absence. 1928-1930 est aussi une

    uvre fondamentale parce qu'elle propose dans ses pomes

    l'image salvatrice de la Femme. Femme thre intensment

    idalise, elle est ici objet d'un culte presque

    mystique. Cependant, la Femme gangotnienne est moins

    mystique que mythique: Elle incarne la connaissance, la

    voie vers l'Absolu. Lorsque la Femme se concrtise dans

    la posie de Gangotena, celle-ci vit l'exprience d'un

    tournant dcisif. En cela, la connaissance de la vraie

    Femme (incarne dans Marie Lalou) est fondamentale.

    "Jocaste" et "Cruauts" expriment ainsi potiquement

    l'volution de la figure fminine o Elle se mtamorphose

    progressivement en passion, mort et rdemption. Ces

    uvres de l'amour fou et de la passion totale sont par

    leur discours raffin, hautement mtaphoris, des chefs

    d'uvres de la posie rotique, et en cela, elles sont

    aussi nouvelles dans le discours amoureux latino-

    amricain. Nuit expose, pour sa part, la posie la plus

    pure, la plus dpouille et la plus dsespre d'Alfredo

    Gangotena. Cette uvre, sa mort symbolique dans

    l'expression en franais, reprsente en mme temps la

    dcision de s'assumer dfinitivement comme Equatorien et

    comme pote latino-amricain qui crit en espagnol.

    Tormenta secreta et Tormenta secreta y otros poemas

    confirment artistiquement cette prise de position qui

    revendique sa condition essentielle. Le discours potique

    gangotnien en espagnol est une expression de grande

    richesse et haute qualit stylistique. Le complexe rseau

    rhtorique que Gangotena a labor dans l'criture

    d'expression franaise rapparat intgralement dans

    l'expression en langue maternelle. Cela n'est ni copie,

    ni traduction, mais signifie simplement que les

    structures de base de son systme crateur sont

    dfinitivement mises en place et qu'il y a chez lui une

    conception acheve cohrente, parfaite de son discours.

  • 288

    Ce discours potique de Gangotena en espagnol est

    surprenant et d'un abord difficile. Il ne s'ouvre pas

    la premire lecture, car les ensembles rhtoriques -

    mtaphores, images, visions - dans leur extrme

    complexit s'interposent et crent un effet d'hermtisme

    trange et fascinant. Cette impression est de plus

    renforce par un fin travail sur le smantisme du terme,

    ce qui rend la phrase potique beaucoup plus mystrieuse

    encore. Gangotena prouve avec son uvre en espagnol que

    sa condition bilingue n'a pas t une entrave

    l'volution de son systme crateur. Tormenta secreta et

    Tormenta secreta y otros poemas en sont une dmonstration

    indniable.

    On voit bien alors que la condition bilingue est la

    pierre de touche de cette qute de la place que mritent

    le pote et son uvre dans l'espace littraire. En

    France, et dans la posie franaise contemporaine, il est

    tout simplement considr comme "un grand pote venu

    d'Amrique et qu'on devrait mieux connatre" (422).

    En

    Equateur, par contre, les positions sont plus ambigus et

    l'on constate une volution travers le temps. Si dans

    les annes 30 et 40 on le traite ouvertement de

    descastado, extranjerizante et afrancesado, sa condition

    claire et nette est celle d'un pote que les autres n'ont

    pas lu. Dans les annes 50, deux vnements significatifs

    se produisent. Carrera Andrade est l'origine du premier

    d'entre eux: il publie Poesa francesa contempornea.

    Antologa o sans ambages, il classifie Gangotena comme

    un pote d'expression franaise et situe sa posie dans

    "la grande tradition franaise des potes classiques, de

    (422)R. SABATIER, "Venus des Amriques" in Histoire de la

    posie franaise. La posie du vingtime sicle, vol. II,

    Ibid., p. 550.

  • 289

    Claudel, de Rimbaud et de Jouve" (423).

    Ce jugement ne

    manque pas de nuire l'image quatorienne et latino-

    amricaine du pote. Ce tort est nanmoins redress par

    le deuxime vnement: la Casa de la Cultura Ecuatoriana

    publie Poesa et Poesa completa d'Alfredo Gangotena. Ces

    ditions proposent la traduction de la posie crite en

    franais en mme temps que l'uvre crite en espagnol. La

    parution de ces uvres est un vritable tournant dans

    l'acceptation, par les Equatoriens, de leur pote.

    En effet, si dans les annes 30 et 40, la critique

    quatorienne ignora systmatiquement l'auteur - la

    rception de l'oeuvre du pote en France n'avait pas non

    plus t extraordinaire -, partir de la parution de

    Poesa, ces conditions commencent changer

    progressivement. Des hommages, des souvenirs, quelques

    tudes critiques et une grande quantit de rfrences

    bibliographiques rendent compte de la prsence de

    l'auteur et de son travail dans le contexte quatorien,

    car le rayonnement de Gangotena au niveau continental est

    presque inexistant.

    Aujourd'hui, des voix autorises se lvent en

    Equateur pour revendiquer l'authenticit du chant

    gangotnien, aussi bien en langue franaise qu'en

    espagnol. Rodrguez Castelo affirme, par exemple: "La

    posie de Gangotena est la plus libre qui ait t crite

    dans sa gnration et aprs" (424)

    (423)J

    . CARRERA ANDRADE, "Alfredo Gangotena" in Poesa

    francesa contempornea. Antologa, Ibid., p. 467.

    (424)

    H. RODRIGUEZ CASTELO, "Alfredo Gangotena entre la

    noche, las tormentas y la luz" in H. RODRIGUEZ CASTELO et

    T. RIVAS MARISCAL, Tres cumbres del postmodernismo.

    Gangotena, Gonzalo Escudero, Carrera Andrade, ibid., p.

    21.

  • 290

    Cette reconnaissance tardive dans son propre pays ne

    signifie pas pour autant une rsonance de la production

    de Gangotena niveau continental. En fait, malgr les

    ditions de Poesa et Poesa completa, le crateur est

    vraiment peu connu en Amrique latine, et cela peut tre

    constat jusque dans les milieux littraires spcialiss.

    Comme Neruda le signalait fort pertinemment, Gangotena a

    t poursuivi par ce jugement svre qui affirmait son

    "ddoublement culturel" et qui, selon lui, a empch la

    reconnaissance de ce "merveilleux pote oubli" (425).

    Pourtant cette reconnaissance continentale, on la

    doit encore Alfredo Gangotena et, un jour, il faudra

    bien la lui rendre. Nous avons tent dans la mesure de

    nos possibilits, d'apporter notre concours cet effort,

    car la posie du pote quatorien, par sa qualit, par sa

    beaut, mrite d'tre lue et apprci par le public le

    plus large. Elle doit un jour occuper la place qui lui

    correspond. Cette place, la vraie, l'authentique se

    trouve juste ct de celle qui tient la posie d'un

    Neruda, d'un Vallejo, ou d'un Huidobro.

    Nous avons essay, dans le prsent travail, de

    dmontrer l'importance de la production lyrique

    gangotnienne, notamment dans l'espace littrario-

    potique latino-amricain. Cela ne semblait pas possible

    au dbut. Voil pourquoi il nous a fallu commencer par

    les origines et reconstituer aprs, pas pas, les

    diffrentes tapes de la trajectoire potique de

    l'crivain. Nous avons ainsi dcouvert que l'tape

    parisienne jouait un rle dterminant dans la formation

    du pote et, par voie de consquence, dans son destin

    artistique. Les annes 20, les tudes, le sjour

    parisien, le partage culturel dans un moment privilgi

    (425)P

    . NERUDA, "Con Cortzar y con Arguedas" in Para nacer

    he nacido, Ibid., p. 214-215.

  • 291

    de l'Histoire europenne contemporaine ont faonn la

    sensibilit, la personnalit, le talent du crateur. Nous

    sommes pleinement conscientes des carences qui peuvent

    exister dans la prsente tude. Elles s'expliquent

    parfois par les zones d'ombre qui se prsentent dans la

    propre existence du pote. Nous croyons, par exemple,

    qu'il faudrait tudier srieusement les rapports de

    Gangotena avec le milieu littraire quitnien des annes

    30. Nous avons tent de le faire, mais nous nous sommes

    heurtes un mur de silences et de rticences. Aussi,

    nous pensons que le travail de traduction de la posie

    gangotnienne mriterait d'tre tudi, car de ce ct-

    l, il y a matire fort intressante pour le chercheur

    passionn. Nous sommes sres finalement que notre tude

    n'est qu'un commencement, que d'autres spcialistes

    s'intresseront notre pote et son oeuvre si

    injustement mconnus.

    *