formations de l'inconscient

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Marie-Estelle Humbert Les formations de l’inconscient : usages et finalités structurales * Ce travail est l’aboutissement d’un cartel autour de la lecture du Séminaire V de Lacan, Les Formations de l’inconscient . Lorsqu’on m’a proposé d’intervenir, j’ai choisi ce titre, « Les formations de l’in- conscient : usages et finalités structurales », afin de pouvoir traiter de ce qui m’a intéressée pendant plus de deux années, à savoir la ques- tion du désir. Je vais essayer d’approcher cette question du désir en rapport avec la structure inconsciente du sujet névrotique ou psy- chotique en m’appuyant sur le graphe du désir construit par Lacan en 1957-1958. Partons de la définition que nous donne Lacan de l’incons- cient : « L’inconscient, c’est un savoir que le sujet ne sait pas savoir 1 . » Il est vrai que l’inconscient se fait entendre à nous d’une façon paradoxale, voire douloureuse parfois, de manière énigmatique très souvent. Il est ce qui insiste, dérange et fait que ça cloche même parfois. Il s’impose à nous par ses formations : lapsus, actes man- qués, oublis de noms, rêves, traits d’esprits, symptômes. Dans Psychopathologie de la vie quotidienne, en 1929, Freud nous enseigne que l’ensemble de ces formations sont l’expression d’un désir refoulé. Lacan rejoint la position de Freud en ajoutant que les for- mations de l’inconscient nous sont bien signifiées par le désir mais, précise-t-il, sous l’égide de la loi du signifiant. Alors, qu’est-ce que le désir ? Lacan a évoqué trois passions : l’amour, la haine et l’ignorance, mais pas le désir. On peut donc en déduire qu’il est d’un autre ordre. 48 * Intervention à la soirée des cartels, Paris, 27 janvier 2009. 1. Cité par A. Di Ciaccia, conférence grand public, « Qu’est-ce que la psychose ? », 1999.

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Marie-Estelle HumbertLes formations de l’inconscient :usages et finalités structurales

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  • Marie-Estelle Humbert

    Les formations de linconscient :usages et finalits structurales *

    Ce travail est laboutissement dun cartel autour de la lecturedu Sminaire V de Lacan, Les Formations de linconscient. Lorsquonma propos dintervenir, jai choisi ce titre, Les formations de lin-conscient : usages et finalits structurales , afin de pouvoir traiter dece qui ma intresse pendant plus de deux annes, savoir la ques-tion du dsir. Je vais essayer dapprocher cette question du dsir enrapport avec la structure inconsciente du sujet nvrotique ou psy-chotique en mappuyant sur le graphe du dsir construit par Lacanen 1957-1958.

    Partons de la dfinition que nous donne Lacan de lincons-cient : Linconscient, cest un savoir que le sujet ne sait passavoir 1. Il est vrai que linconscient se fait entendre nous dunefaon paradoxale, voire douloureuse parfois, de manire nigmatiquetrs souvent. Il est ce qui insiste, drange et fait que a cloche mmeparfois. Il simpose nous par ses formations : lapsus, actes man-qus, oublis de noms, rves, traits desprits, symptmes. DansPsychopathologie de la vie quotidienne, en 1929, Freud nous enseigneque lensemble de ces formations sont lexpression dun dsirrefoul. Lacan rejoint la position de Freud en ajoutant que les for-mations de linconscient nous sont bien signifies par le dsir mais,prcise-t-il, sous lgide de la loi du signifiant.

    Alors, quest-ce que le dsir ? Lacan a voqu trois passions :lamour, la haine et lignorance, mais pas le dsir. On peut donc endduire quil est dun autre ordre.

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    * Intervention la soire des cartels, Paris, 27 janvier 2009.

    1. Cit par A. Di Ciaccia, confrence grand public, Quest-ce que la psychose ? , 1999.

  • Je vous propose alors de commencer par ce que le dsir nestpas. Dans le sminaire sur Les Formations de linconscient, Lacan ledistingue trs prcisment du besoin, de la satisfaction, de la jouis-sance et de lamour. Le dsir nest donc pas de lordre du vouloir, dela convoitise, de lapptence. En effet, on peut aimer sans dsirer,jouir sans dsirer ou bien se satisfaire sans jouir. Le dsir se situedonc sur un tout autre registre. Cependant, entendons-nous bien, jenoppose pas le dsir la jouissance puisque le dsir nest pas sansjouissance, mais je le situe sur un autre registre.

    Partons de ltymologie du mot dsir, qui vient du latin desirarequi signifie regretter labsence de . On remarque dj le rapportintrinsque entre le dsir et le manque, qui est un indice quant sadfinition.

    Dans les crits de 1966, Lacan a nonc un postulat : Lin-conscient, cest le dsir de lAutre , et cest prcisment ce quil aconstruit et avanc par le biais de son graphe sur le dsir. Tout aulong de son sminaire, Lacan na cess de pointer limportance dusignifiant dans lconomie du dsir, qui est en rapport avec lademande, et ira jusqu aborder le dsir comme demande signi-fie . Alors voyons comment Lacan aborde la question du dsir depar son tymologie lie au manque tout en nonant que le dsir sar-ticule partir de la demande.

    Au tout dbut de sa vie, lenfant est entirement dpendant dela mre et de ses alles et venues, quil va devoir subjectiver ; cest ceque Lacan qualifie de premire symbolisation. Par cette premiresymbolisation, lenfant va en passer par lexprience du manque, cequi va louvrir sur le dsir de la mre. Lenfant se trouve donc dpen-dant de la demande, cest--dire de la parole de lAutre qui va modi-fier, aliner profondment la nature de son dsir . Lacan le formuleainsi : Quest-ce que le sujet dsire ? Il dsire le dsir du dsir de lamre , et complte en disant : Il y a chez elle le dsir dAutre choseque de satisfaire mon dsir moi, qui commence palpiter la vie 2.

    Lenfant, ds le dbut de son existence, va vouloir satisfaire samre et saccrocher ce dsir de dsir de la mre. Or, ce dsir de la mre nest autre que le phallus auquel lenfant va sidentifier pour la combler. Lacan le dit : tout enfant va sidentifier au phallus

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    2. J. Lacan, Le Sminaire, Livre V, Les Formations de linconscient, Paris, Seuil, 1998, p. 182.

  • imaginaire de la mre pour combler le manque, pour la satisfaire.Cependant, derrire la mre, il y a la femme qui dsire ailleurs et au-del de lenfant. Lenfant est donc confront au dsir maternel, quivise un au-del delle et de lui. Il va vite reprer ce qui manque lamre et ce qui lui manque : cest le phallus, non pas en tant quepnis, organe sexuel, mais comme point de structure, signifiant dudsir, du manque.

    Cela explique pourquoi Lacan affirme quil y a non pas relationduelle mais relation trois au tout dbut de la vie dun sujet : lamre, lenfant et le phallus. Pour que le dsir apparaisse chez len-fant, il faut quil se rende compte quil ne peut pas combler la mre,car il y a chez elle ce dsir dAutre chose, et le fait que la mre ne soitpas compltement happe par lenfant ne peut se concevoir que dansla mesure o il existe un Autre, le pre. Dailleurs, Lacan va reprerla perversion et la psychose ce stade trs prcoce o lenfant siden-tifie au phallus imaginaire de la mre, et leur diffrence dpend dudegr didentification et de ces points de fixation.

    Cela tant, lide princeps du graphe du dsir est que lorsquunsujet adresse un message, il en passe par un Autre et rencontre ledsir de lAutre. Le dsir nous arrive donc comme signifi autre quece quil tait au dpart. Lacan dira : Votre dsir a couch avec lesignifiant et ira jusqu parler de cocufication du dsir. En effet, partir du moment o lon adresse une demande un Autre, il est prislui-mme dans un ensemble de signifiants et de significations etnotre message nous est renvoy sous forme inverse. Cela pourraitexpliquer nombres de malentendus entre sujets.

    Cependant, Lacan construit son graphe du dsir sur deux ta-ges, lun reprsentant la psychose et lautre la nvrose. Je vais tenterde vous lexpliquer, car il est lorigine de ma rflexion : peut-on par-ler de dsir dans la psychose ?

    Je vais en premier aborder la nvrose travers la question dugraphe du dsir. Lacan explique comment se constitue linconscient(ce savoir que le sujet ne sait pas savoir) partir de lAutre tout endmontrant que cette constitution est solidaire du phallus, donc deleffet castration. Il va situer la nvrose dans cet au-del de lAutre,en tant que lieu de parole o va sinscrire lnigme du dsir delAutre, quoi va rpondre le fantasme du sujet. Comme je vous lai

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  • dit prcdemment, le dsir de lAutre, cest dabord le dsir de lamre, qui comporte un au-del ncessitant la mdiation du Nom-du-Pre. Le Nom-du-Pre est le signifiant de la loi, qui dans lAutrereprsente lAutre, cest ce que Lacan nomme cette poque lAutredans lAutre. Ce signifiant de base, le Nom-du-Pre, que Lacan quali-fiera plus tard de point de capiton, est un signifiant essentiel quicondense et oriente tout un champ de significations quil engendrepar le phallus tel que celui de la loi, du nom, de la filiation.

    Dans la nvrose, on peut affirmer quil y a un au-del de lAutreo sinscrit le dsir de lAutre, et cest par lintermdiaire du signifiantphallus que sintroduit lau-del du rapport la parole de lAutre. Ledsir se construit donc par le pouvoir structurant du manque et de lacastration par lintermdiaire du signifiant phallus.

    Or, dans la psychose, il manque ce signifiant de base, le Nom-du-Pre, qui vient instaurer la loi et la signification quil engendre, savoir le phallus. De ce fait, la castration na pas opr, il y a checde la mtaphore paternelle. Il ny a pas dAutre de lAutre. Dans songraphe, Lacan situe le sujet psychotique dans un en-de du dsir delAutre, puisque le dsir de lAutre nest pas institu par le phallus.

    Je ritre alors ma question : peut-on dire quun sujet psycho-tique dsire ?

    Si on se rfre au graphe tel que Lacan la construit en 1957, ilme semble malais daffirmer quun sujet psychotique dsire. Cepen-dant, si lon part de la premire symbolisation mre-enfant-phallus,on remarque que lenfant va toujours se trouver confront au dsirde la mre. Seulement, l o chez le nvros le dsir est symbolisparce que repris par la signification phallique, le psychotique, luiaussi confront au dsir maternel, nest pas dtermin par la signifi-cation phallique. On peut alors formuler quun sujet psychotiquedsire mais que ce dsir nest pas symbolis, ce qui aura videmmentdes consquences quant la rponse donne face au dsir de lAutre.

    Au vu de ce que je viens de vous dire, vous lavez compris, par-ler du dsir, cest parler du manque, du phallus qui est corrlatif dela castration.

    Dans la nvrose, le dsir est une rponse la signification phal-lique. Le nvros va construire des scnarios pour rpondre cettequestion : que me veut lAutre ? Une des rponses est le fantasme,

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  • que Lacan situe tout entier au lieu de lAutre. Le dsir est doncarrim au fantasme, qui est rponse au dsir de lAutre et qui vientfaire nigme dans la nvrose.

    Lacan a tabli une diffrence fondamentale entre la structureinconsciente dun sujet nvros et celle dun sujet psychotique quantau rapport au dsir. Un sujet ne rpond pas de la mme faon audsir de lAutre suivant sa structure et ce grand Autre na pas la mmefonction.

    L o le fantasme travaille dans la nvrose en rponse au dsirde lAutre, dans la psychose, le fantasme na pas cette fonction desoutien de dsir et lAutre nexiste pas en tant que tel. Dans sonSminaire III, Les Psychoses, Lacan nonce que ce qui concerne lesujet [psychotique] est dit rellement par le petit autre, par desombres dautres 3 et que son rapport au grand Autre est altr.

    Ce que je trouve trs intressant, cest quil va poser le dliredu psychotique comme une tentative dattribuer lAutre un dsir. Ildonne lexemple du dlire de jalousie articul par Freud, o le jelaime se transforme en ngation : Ce nest pas moi qui laime,cest elle. Je cite Lacan : Jessaye comme psychotique dinstituerdans lAutre ce dsir qui ne mest pas donn parce que je suis psy-chotique, parce que nulle part ne sest produite cette mtaphoreessentielle qui donne au dsir de lAutre, le signifiant phallus 4. Ilnous explique quen rponse au dsir de lAutre, qui nest pas sym-bolis dans la psychose, le psychotique va rpondre dans le dlire.

    Dans la nvrose, on peut qualifier le dsir dalin par le signi-fiant de lAutre, mais il sagit dun dsir symbolis. Nous sommestous soumis lAutre par la demande et ne savons pas commentlAutre va laccueillir, cette demande ; cest pourquoi chaque sujetmet en place une stratgie inconsciente. Le nvros va mettre enplace une stratgie face au dsir de lAutre, souvent source dan-goisses, et Lacan va diffrencier la stratgie du dsir chez lhyst-rique et chez lobsessionnel.

    Le nvros sinterroge sur le dsir de lAutre et se demandecomment le complter, ce qui sous-tend lide de donner ce qui luimanque. On peut dire que dans la nvrose le dsir de lAutre est une

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    3. J. Lacan, Le Sminaire, Livre III, Les Psychoses, Paris, Seuil, 1981, p. 65.

    4. J. Lacan, Le Sminaire, Livre V, Les Formations de linconscient, op. cit., p. 482.

  • vritable nigme, tandis que dans la psychose il ny a pas cette pos-sibilit de sinterroger sur ce dsir de lAutre.

    Lacan dveloppe trs longuement le rapport au dsir et lademande chez lhystrique et chez lobsessionnel, mais limportantest de montrer comment le dsir sarticule partir de la demande etcomment un sujet nvros se situe face ce dsir de lAutre.

    Il mest souvent arriv de lire que, dans la nvrose, toutedemande est demande damour visant ltre de lAutre. Alors pour-quoi les histoires damour sont-elles si compliques ? Parfois mme,on se rend compte que lamour ne suffit pas unir des sujets entreeux, il y a des rats, des ratages qui subsistent malgr tout. Il mesemble bien que cest prendre dans le registre du dsir. Lacan nousdonne une dfinition : Le dsir a prendre sa place et sorganiserdans lespace entre lappel la satisfaction et la demande damour 5.

    Alors comment le dsir hystrique et le dsir obsessionnel sor-ganisent-ils entre la demande damour et lappel la satisfaction ?

    Chez lhystrique, la demande est demande damour, ceciprs que chez elle, cest plus encombrant 6 , nous dit Lacan. Lhyst-rique se constitue presque tout entire partir du dsir de lAutre etva semployer maintenir son dsir insatisfait. Le dsir de lhyst-rique nest pas dsir dun objet mais dsir dun dsir. Elle vise lemaintien du dsir chez lAutre afin de crer du manque tout en se refusant la satisfaction. Le dsir chez lhystrique sorganiseainsi : il y a demande damour mais sur fond dinsatisfaction.

    Tandis que lobsessionnel, lui, va tendre vers un dsir impos-sible. Lobsessionnel demande lui aussi de lamour, cependant il vadevoir en passer par un Autre et lui demander la permission dedemander. Dans un double mouvement, il va refuser cette permis-sion et semployer dtruire le dsir de lAutre, lannuler.

    On voit bien comment le dsir sarticule dans la demande.Chez lhystrique, il y a demande mais sur fond dinsatisfaction, tan-dis que chez lobsessionnel il y a galement demande mais sur fondde refus.

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    5. Ibid., p. 406.

    6. Ibid., p. 364.

  • Pour conclure, je dirai que ce travail de cartel a t trs richeen rflexion, notamment dun point de vue thorique. De plus, jaidlibrment voqu la psychose sans lassocier certains signifiantsdevenus matres tels que la forclusion, la jouissance, le psychotiquecomme objet de jouissance, tout en abordant le dlire sous le registredu dsir. Mon travail de psychologue en hpital de jour mamne travailler essentiellement avec des sujets psychotiques. Or, dans lediscours actuel, notamment social et politique, la psychose est tropsouvent associe cette fausse idologie selon laquelle les sujets psy-chotiques sont fous, voire foutus. Je pense quil est essentiel de consi-drer un sujet avant tout comme sujet de linconscient, tre parlantinscrit dans une histoire qui lui est propre. Grce ce cartel, jai pu,me semble-t-il, penser la psychose en dautres termes et lassocier un nouveau signifiant : le dsir.

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