fisher - métamorphose : le cri, l'interpellation, l'injure

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  • 7/25/2019 Fisher - Mtamorphose : le cri, l'interpellation, l'injure

    1/10

    Faits de langues

    Mtamorphoses : le cri, l'interpellation, l'injureSophie Fisher

    Citer ce document Cite this document :

    Fisher Sophie. Mtamorphoses : le cri, l'interpellation, l'injure. In: Faits de langues, n6, Septembre 1995. L'exclamation.

    pp. 143-151.

    doi : 10.3406/flang.1995.1015

    http://www.persee.fr/doc/flang_1244-5460_1995_num_3_6_1015

    Document gnr le 16/10/2015

    http://www.persee.fr/collection/flanghttp://www.persee.fr/doc/flang_1244-5460_1995_num_3_6_1015http://www.persee.fr/author/auteur_flang_152http://dx.doi.org/10.3406/flang.1995.1015http://www.persee.fr/doc/flang_1244-5460_1995_num_3_6_1015http://www.persee.fr/doc/flang_1244-5460_1995_num_3_6_1015http://dx.doi.org/10.3406/flang.1995.1015http://www.persee.fr/author/auteur_flang_152http://www.persee.fr/doc/flang_1244-5460_1995_num_3_6_1015http://www.persee.fr/collection/flanghttp://www.persee.fr/
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    Mtamorphoses

    :

    le

    cri, l interpellation,

    l in jur e

    SOPHIE FISHER*

    L'interjection est un mot qui peint la situation de

    l'me... Celui-ci peint

    les

    sentiments

    ; il sufft d'un seul

    coup d'organe pour

    les

    exprimer.

    L'interjection est

    vraiment

    le

    langage

    du

    cur

    ;

    c'est

    l'intonation

    des

    sentiments

    qui l'affectent...

    Abb Fabre, Syntaxe franoise, 1809

    Nous avons choisi de

    parler

    de mtamorphoses

    pour

    caractriser notre

    propos,

    car

    d'emble

    le lieu

    d'inscription

    de l'exclamatif implique

    des repres

    complexes et

    dbordant le linguistique proprement dit. Si Yexclamatif se

    trouve

    la frontire entre

    le cri

    et

    le langage

    articul et Y interpellation

    se

    donne comme

    une relation

    d'change ncessairement duale (verbale ou

    corporelle),

    un

    vaste

    rpertoire

    de donnes

    s'offre

    nous.

    Elle

    vont des

    microsquences

    infraphrastiques

    de vritables interactions.

    D'o

    l'intrt

    de

    replacer

    exclamation/interpellation

    au

    niveau

    de

    la

    rponse

    un dysfonctionnement ou,

    l'inverse,

    d'une

    provocation qui attend

    sa

    rplique.

    Elle est limite dans ce

    que E.

    Goffman appelle le self-talk

    l

    dans

    la

    mesure o cette

    auto-interpellation en

    situation

    d'excs,

    de

    stress,

    de mise

    hors-de

    soi

    par un cri, une profration,

    nous

    place

    dans

    un des

    cas les plus

    fascinants

    de

    l'tude

    du langage.

    EHESS.

    1. S. Fisher : A

    propos

    du self-talk : monologue ou

    dialogue

    ?, Le parler frais d'Erwin

    Goffman, Minuit,

    1989, 209-217.

    Faits

    de langues,

    6/1995

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    3/10

    144

    Sophie Fisher

    En

    effet,

    les plus

    anciennes

    rflexions

    sur l'origine du langage mettent le

    cri

    au centre

    de

    cet

    inexpliqu :

    comment si ce

    n'est

    par une

    pulsion,

    une

    rponse spontane face

    un

    vnement,

    rendre

    compte

    de

    ce

    phnomne

    complexe

    ? comment

    aussi, si on part de

    thories

    allant du simple au

    complexe,

    du

    primitif

    l'volu,

    de

    l'origine

    (

    Au

    commencement tait

    le

    Verbe ) unique

    la

    diversit,

    comment donc ne

    pas imaginer qu'en

    ce

    dbut, les cris ou les

    onomatopes,

    n'aient pas t des manifestations

    de

    l'humain ? Et ce cri

    qui s'apparente celui des animaux est

    destin

    l'autre

    autant

    qu'

    soi-mme.

    Dans

    cette

    mise

    en

    question

    des

    vidences

    ce

    sont les

    Lumires

    qui nous

    ont fourni plus

    d'une explication

    du

    phnomne de

    la

    parole profre.

    Lisons, au

    dbut

    du

    xixe

    sicle,

    un

    Destutt de Tracy :

    un

    homme fait

    d'abord

    un

    cri,

    peut-tre

    sans

    projet

    ;

    il

    s'aperoit

    qu'il

    frappe

    l'oreille

    de

    son

    semblable,

    qu'il attire son

    attention, qu'il

    lui donne une notion de ce qui se passe

    en

    lui ; il rpte ce cri avec

    l'intention

    de

    se faire entendre ; (...) il s'applique

    varier ces

    expresions, (...)

    il

    modifie ces cris par des articulations ; ils

    deviennent des mots (...) il en forme des phrases dont la tournure

    varie selon

    les

    circonstances, l'objet

    qu'on

    se

    propose, le

    sentiment dont

    on

    est

    anim

    :

    voil

    une

    langue

    (1803,

    I : 305-306). Cette description du

    comportement

    verbal

    (si on peut

    la nommer

    ainsi)

    ne

    nglige

    pas l'aspect formel

    de son

    objet :

    Or,

    comme l'origine du langage,

    une

    proposition n'est

    compose

    que d'un seul geste, d'un seul

    cri,

    les

    premiers

    mots qui se prsentent, sont

    ceux qui, encore actuellement, expriment

    eux

    seuls

    une

    proposition

    toute

    entire.

    Ces mots sont, en

    gnral,

    ce que les grammairiens

    appellent

    des

    interjections

    (1817, II

    : 68)

    '. Et, par la

    suite,

    il

    classe celles-ci

    parmi

    les

    mots

    qui

    forment une proposition

    tout

    entire dans la mesure o

    elles

    ont un

    sens fini

    et complet.

    Notre objet n'est pas d'analyser

    la

    manire dont Destutt construit son

    Idologie

    mais de

    voir

    comment, encore au dbut

    du xixe sicle, on

    retrouve, au

    centre

    de

    la rflexion sur le langage, l'ide

    de

    formes simples et surtout

    de

    procdures

    interaction. Il

    y a

    fonctionnement

    langagier parce qu'il y a

    relation entre

    co-nonciateurs. Ceci se

    voit aussi

    dans certains

    cours

    de langue,

    dont

    celui

    de

    Lemare2,

    qui, dans son

    chapitre

    intitul

    Invention

    des

    signes

    pour

    reprsenter

    les

    ides,

    montre comment

    on

    passe

    d'un

    son son corrlat,

    ici un

    verbe

    :

    Supposons que, frappant

    sur

    quelqu'un,

    on

    produise le son TAC, et

    qu'on

    veuille

    exprimer ce

    jugement :

    1 tac / 2, moi tac,

    toi

    tac, lui tac

    (...),

    3, moi

    taquant

    1.

    Destutt de

    Tracy

    :

    Elmens d'Idologie, premire partie

    :

    Idologie proprement dite

    ;

    seconde partie :

    Gramaire,

    1817, Vrin, 1970.

    2.

    P.A.

    Lemare, Cours de langue franaise, en six parties : Idologie, Lexigraphie,

    Prononciation, Syntaxe, Construction, Ponctuation,

    Seconde

    dition, Tome premier,

    Paris,

    1819.

  • 7/25/2019 Fisher - Mtamorphose : le cri, l'interpellation, l'injure

    4/10

    Mtamorphoses : le cri, l'interpellation,

    l'injure

    145

    ou attaquant, toi attaquant, (...)

    4,

    j'attaque, tu attaques (...) (1819, Tome

    premier,

    15)

    Et

    il

    poursuit

    par

    ce

    commentaire

    :

    TAC,

    voil le

    premier

    langage,

    le langage

    exclamatif, imitatif, le langage indcompos. Sa nomenclature ne peut

    tre

    longue :

    ah

    ,

    ha

    , hem ,

    ho

    , pouf , ouf ,... il n'a point t

    invent.

    Il est

    l'effet

    spontan

    de l'organe vocal.

    Jusque-l

    l'homme n'a gures diffr de la brebis qui

    sait

    dire

    b. Ce sont l des

    cris

    plutt que des

    mots

    {id.

    16)

    Partir de

    la relation

    agresseur/agress

    pour

    indiquer le passage du bruit au

    cri et

    de celui-ci

    l'action reprsente par un verbe ainsi

    que l'utilisation de

    la

    forme emphatique du

    pronom personnel au

    lieu du

    simple pronom

    sujet

    montre

    bien la place centrale

    de l'nonciateur

    dans ces lucubrations

    propos

    du langage qui

    ne

    se

    distinguent

    pas de

    la

    thorie gnrale de l'homme

    qu'elles

    supposent.

    En

    bref,

    le rappel

    des

    positions

    des

    Idologues,

    vise montrer comment

    les formes

    interjectives

    ont trouv dans

    le langage de l'action

    pice

    matresse de

    leur

    thorie du langage

    une place

    centrale, pivot

    entre

    le

    c omport ement gestuel

    et la

    profration.

    En nous situant dans le

    cadre

    d'une thorie

    de

    renonciation ayant comme

    point

    nodal

    la relation

    inter-sujets nous

    essaierons

    donc

    de

    rendre compte

    de

    certaines situations nterlocution, d'interpellation, d'interaction et plus

    prcisment, d'analyser

    les

    procdures

    linguistiques employes

    pour

    construire

    un

    effet de sens

    particulier

    : V

    injure.

    Nous

    partirons

    de

    deux

    ensembles

    de

    rflexions

    dans

    des

    domaines

    trs

    diffrents.

    Tout

    d'abord

    nous

    tudierons un certain

    nombre

    d'articles paras

    dans

    la

    revue : Maledicta. The International Journal of

    Verbal Aggression

    (1979-1989) qui portent sur

    l'analyse

    de rpertoires de formes injurieuses

    dans des langues romanes. Dans la mme revue nous verrons certaines

    contributions

    qui thorisent

    ces

    mmes

    comportements

    langagiers. L'autre

    domaine,

    toujours

    par

    rapport au monde de l'aire

    romane,

    s'carte du langagier,

    il

    s'appuye sur un travail

    d'histoire

    sociale concernant

    l'injure au Moyen Age

    en

    Castille

    et

    Lon 2. Nous chercherons

    montrer

    comment,

    sous

    les mots

    et

    les gestes, se lisent des pratiques sociales que signalent les textes juridiques,

    les

    procs

    en

    justice et la littrature.

    1. Maledicta, The International Journal of verbal Aggression, The International

    Maledicta

    Society,

    Waukesha, Wisconsin, vol. I, 1977,

    vol.

    X, 1988-1989.

    2.

    M. Madro, Manos violentas, palabras vedadas. La

    injuria

    en Castilla y Len (siglos

    XIII-XV), Prologue de J.

    Le

    Goff, Taurus humanidades, Madrid, 1992.

  • 7/25/2019 Fisher - Mtamorphose : le cri, l'interpellation, l'injure

    5/10

    146 Sophie Fisher

    1 / L'INJURE

    Les travaux sur

    l'injure sont

    nombreux et

    ne

    se limitent pas

    seulement

    aux formules langagires,

    en

    particulier lorsque des

    anthropologues,

    des

    sociologues ou des historiens

    s'y

    intressent. Ils nous rvlent

    surtout l'aspect

    profondment institutionnel de ce

    qui

    est trs souvent prsent

    comme

    un change

    verbal

    la

    suite

    d'un

    conflit personnel.

    Prenons un

    exemple fort connu

    et

    qui voque les

    travaux

    de Benveniste

    sur

    le blasphme : le sacre

    en

    Nouvelle France

    dont

    parle N. Huston (1981,

    60-67) '. Cette interjection

    sous forme de sacres

    et

    de

    maudissements

    est

    voisin du blasphme

    car, en empruntant son vocabulaire

    aux

    pratiques

    religieuses

    {calice,

    ciboire,

    sacre, tabernacle,

    etc.),

    il

    le

    frle

    dangereusement,

    et

    volontairement.

    Le

    sacre

    est aussi

    proche de

    l'injure

    gnrique qui porte

    sur le

    corps et

    ses

    fluides. L'auteur

    nous

    donne

    les

    substitutions

    suivantes :

    sacre le camp =

    foutre

    le

    camp, un

    homme sacr =

    un

    homme

    foutu,

    je m'en

    sacre = je m'en fous, etc. (id. 61). Il n'est

    pas vident que foutre

    soit ici

    employ avec son sens de sperme mais dans son usage mtaphorique de

    partir, finir,

    chapper.

    La superposition des vocabulaires montre une des

    caractristiques

    de

    la transgression

    verbale :

    la transgression

    de

    la transgression

    par

    le

    jeu

    de langage

    et dont la

    forme

    la plus

    acheve

    est celle

    de

    l'euphmie

    dans le blasphme.

    Or

    la

    diffrence fondamentale

    entre

    l'injure

    et

    le blasphme vient

    de

    la

    position

    du

    destinataire

    :

    on

    ne

    dit

    pas le

    nom

    de Dieu,

    on

    remplace le

    nom

    de

    dieu par son outrage

    selon Benveniste et cette absence, cet

    loignement

    de

    autre-offens a

    pour corrlat

    linguistique

    un

    dguisement,

    un

    dtournement

    du

    dit.

    Par

    rapport au blasphme

    dont la

    forme langagire est le juron, l'injure

    se place entre licite (juris)

    et

    illicite. Elle rompt avec

    la loi,

    le lien social

    tabli d'o,

    comme nous

    le

    verrons plus

    loin, l'intervention

    du systme

    judiciaire.

    Ainsi

    la relation

    entre

    humains

    prend

    des formes

    fort

    diffrentes, telles

    l'insulte

    verbale

    ou gestuelle, qui

    sont

    des indicateurs

    de

    comportements

    globaux.

    La plupart

    des

    rpertoires

    d injures,

    dont

    nous

    rappelons

    ici

    la

    dfinition

    du

    TLF

    : Geste, procd, parole ou crit adresss directement

    et

    dlibrment

    une

    personne

    pour

    l'offenser font tat de l'agression au

    corps

    de

    l'autre travers son

    ascendance,

    sa filiation. On voit

    combien

    sont importants

    ici les contraintes

    et

    les interdits2 : tre hideputa s'oppose hidalgo, fils

    de

    1. N. Huston, Sacr Qubec French-Canadian Profanities , Maledicta, vol. , n

    1+2,

    1978, 60-67.

    2. F. Hritier,

    Les

    deux surs et leur mre. Anthropologie de l'inceste. d. O. Jacob,

    Paris,

    1994. Le travail de F. Hritier sur l'inceste du second

    type,

    montre qu'il peut y avoir relation

  • 7/25/2019 Fisher - Mtamorphose : le cri, l'interpellation, l'injure

    6/10

    Mtamorphoses

    : le cri, l'interpellation,

    l'injure

    147

    pute par

    rapport

    h fils

    de quelqu'un. Dans

    la

    tradition espagnole n'avoir pas

    de

    pre dclar ouvre toutes

    les possibilits, l'inceste

    y compris.

    En

    effet,

    injurier

    l'autre

    le

    distingue

    de

    soi-mme ngativement

    et

    l attaque se fait sur cette diffrence. On fait appel l'ascendance contestable,

    et

    conteste, de

    la

    mre

    et

    tous

    les fonctionnements corporels

    limites

    (odeurs

    du

    corps par exemple) ou interdits par le social comme l'homosexualit ou

    la

    bestialit.

    Le qualificatif devient

    preuve de

    la dviation

    de

    la norme et

    lgitime une

    parole

    qui

    se donne

    pour une description.

    Dans

    la reprsentation fgurale

    geste

    et parole vont

    aussi de pair. On les

    trouve aussi

    bien

    dans le Fuero

    de Teruel

    que

    nous

    montre

    M. Madro dans

    son

    livre, que

    dans les dessins

    accompagnant

    les

    lgendes de

    Herg pour

    le

    Capitaine

    Haddock (Fig. 1

    et

    2 donnes dans les prpublications, mais

    non

    reproduites

    ici).

    De

    ces

    images,

    loignes

    par

    des

    sicles

    et

    des

    cultures,

    il

    reste

    une constante

    : le geste produit

    la parole, ce

    qui,

    en

    quelque sorte,

    rejoint

    la

    prsentation

    de

    Lemare.

    Dans ce sens

    on

    comprend

    que

    ceux qui analysent les interpellations telles

    que

    l'injure aient

    de

    la difficult

    les classer dans des

    catgories

    dlimites

    par la seule syntaxe ou les seules formes

    langagires,

    mme si

    (comme

    les

    travaux

    de J.C.

    Milner sur

    espce de le

    montrent), il

    y a

    des

    procdures

    rgulires

    pour

    produire

    cet

    excs

    de

    la

    parole.

    C'est ce

    qu'A.

    Culioli appelle le

    haut degr

    ,

    il

    concerne ici

    les

    tournures injurieuses

    et ne

    s'exprime vraisemblablement pas dans nos langues

    seulement

    par

    des

    constructions

    N

    de

    N

    ou

    sous

    forme

    de

    SN

    comportant

    des

    superlatifs ou pr un vocabulaire spcifique,

    mais

    surtout

    par le ct phatique

    et

    gestuel de

    la profration.

    C'est pourquoi nous insisterons, comme nous l'avons

    dj

    signal

    partir

    des

    observations de N. Huston,

    sur

    d'autres procdures de substitution

    ou

    d'emphase

    releves dans les

    contributions

    de

    Maledicta.

    Dans

    un

    court texte, M. Teruggi 2 montre comment

    la

    banalisation de

    certaines expressions, comme l'argentin hijo

    de

    puta,

    en

    fait une sorte de

    virgule orale

    qui maille tout

    discours tant soit peu

    enflamm,

    comme le

    incestueuse, mme

    s'il

    n'y

    a

    pas de

    relation

    nos yeux

    directe

    entre

    un homme

    et

    une

    femme

    que

    l'inceste spare.

    Les

    humeurs

    corporelles

    (sang,

    sperme,

    salive)

    ayant t traites

    comme des transmetteurs

    de filiation

    et d'interdits, il nous semble qu'il s'agit d'une piste

    intressante

    suivre

    dans le cas de

    l'injure.

    1.

    Fg

    1

    : image

    tire

    de

    M. Madro

    ;

    op.cit., 52.

    L'auteur

    crit

    :

    Le

    geste de mettre

    quelqu'un ("fuera de su casa") hors de chez soi, un "palo por el cub"

    (Fenculer)

    c'est

    une

    terrible injure pouvant tre entendue

    comme

    une manire de signifier l'homosexualit.

    La

    posture

    du second personnage permettant d'liminer tout quivoque.

    Fig. 2 : Albert Algoud, Le Haddock illustr,

    L'intgrale des jurons

    du capitaine, Casterman,

    1987.

    Cette

    anthologie

    a

    le mrite de prsenter

    les

    principales procdures de

    l'invective

    :

    onomatopes, mots

    dtourns

    de

    leur

    sens ou utiliss de

    manire absurde, longues

    tirades ponctues

    par des stress,

    etc.

    2.

    M. Teruggi, Potentiation of a

    Spanish Insult,

    Maledicta,

    vol. V, n 1+2, 1981, 77-78.

  • 7/25/2019 Fisher - Mtamorphose : le cri, l'interpellation, l'injure

    7/10

    148

    Sophie

    Fisher

    putain du Sud-ouest. Il reste

    que

    pour

    retrouver

    le sens

    injurieux

    premier

    diverses

    procdures

    sont possibles : a)

    cibler

    l interpell :

    la

    puta

    que

    te_pari,

    b)

    si

    le fonctionnement

    devient

    gnrique

    :

    la

    puta

    que

    lo_

    paria

    ii

    avec

    l'exclamative que lo

    pari

    Ces deux dernires formules renvoient au cri, ou

    au

    self-talk

    dans le sens de Goffman,

    car

    cette

    interpellation

    est adresse

    indiffremment au

    monde

    et

    soi-mme. Le vidage

    par

    le pronom neutre lo

    de

    toute rfrence

    un sujet explicite est une procdure courante

    en

    espagnol

    puisque, contrairement

    l'anglais,

    on

    l'utilise autant pour

    les personnes

    que

    pour

    les choses.

    L'autre

    procdure,

    hyperbolique, releve

    par M.

    Teruggi,

    est

    illustre

    par

    l'expression :

    la reputisima

    madr

    que te_

    recontra

    mlpari.

    Redoublement

    re-, augmentatif

    -Tsima et finalement un

    quantitatif

    fonctionnant

    comme

    un

    qualitatif

    '

    en

    font

    une

    injure

    tellement

    excessive

    qu'elle

    fonctionne

    comme

    un inverseur.

    Comme

    il est toujours

    possible de

    transformer te en lo,

    on

    peut

    l'utiliser de faon injurieuse. Cette construction

    marque,

    nous semble-t-il,

    les

    limites

    mmes du genre : le renforcement du sens

    par des procdures

    morphologiques indique

    la

    perte

    de

    l'effet

    de

    sens. Changeant

    de

    statut

    l'injure

    perd

    son efficace.

    Les procdures

    de

    redoublement et

    de

    prfixation

    sont extrmement

    productives en espagnol, ainsi

    en

    Colombie, pendant

    la

    priode de

    la

    violence

    des

    annes 1945-1965,

    la terminologie des

    tueurs

    faisait appel

    cette manire

    de fabriquer

    des

    mots. Si matar

    renvoie

    bien

    tuer

    , rematar n'est

    pas

    achever quelqu'un

    mais le

    dcapiter une fois mort, l'inciser,

    le taillader

    de

    manire

    y

    inscrire

    un

    message

    et

    contra-matar,

    dont

    la

    construction

    n'est

    pas

    atteste

    en

    langue, dsigne

    la sparation des membres et leur redistribution

    effrayante et

    grotesque

    un

    peu

    comme les pantins

    inarticuls

    des rcits

    fantastiques 2.

    La richesse

    et la varit des

    analyses de

    ces numros

    de Maledicta

    ne

    doivent pas nous

    faire

    oublier

    que la plupart

    des

    articles

    tournent

    autour

    du

    blasphme, c'est--dire de

    la

    forme

    ultime

    de l'injure dans

    la

    mesure o

    celui-ci ne s'adresse plus l'individu mais l'aspect religieux de

    la

    socit

    qu'il

    transgresse. Dans un colloque rcent sur l'invective au Moyen Age3,

    1.

    S.

    Fisher,

    Quantitatifs,

    qualitatifs

    ?

    De

    quelques

    chiffres

    dans

    des discours

    sociaux

    ,

    La

    quantit et

    ses

    modulations qualitatives, J. Fontanille d., coll. Nouveaux Actes Smiotiques,

    PULIM/

    Benjamins,

    1992,

    43-56.

    2. Maria Victoria Uribe, Matar, rematar,

    contramatar.

    Las masacres de

    la

    violencia

    en

    el

    Tolima,

    A948-64, Bogota, CINEP, 1990.

    Pour

    le problme

    de la

    violence

    en

    Colombie, l'expos

    de Daniel Pcaut :

    De

    la violence politique la violence prosaque

    , Sminaire

    de Mme

    F. Hri-

    tier-Aug, L'anthropologue dans

    la cit : de la

    violence,

    Collge de France, 1994-1995.

    Je

    remercie

    D.

    Pcaut pour

    ses

    informations

    complmentaires.

    3. M. Zimmermann, Le

    vocabulaire latin de la

    maldiction du Ke au

    XIIe

    sicles

    :

    onstru tion d'un discours

    eschatologique

    , L'invective au

    Moyen Age (Espagne, France,

    Italie), Colloque

    international

    sous la

    responsabilit

    de E. Beaumatin, M.

    Garcia, Paris ,

    IV, ENS

    Fontenay-

    Saint-Cloud, CNRS,

    fvrier

    1993.

  • 7/25/2019 Fisher - Mtamorphose : le cri, l'interpellation, l'injure

    8/10

    Mtamorphoses : le cri, l'interpellation, l'injure 149

    M. Zimmermann rappelait le sens

    en

    latin mdival de

    la

    maldiction. C'est

    une imprcation

    adresse

    Dieu contre un tiers male-dictum

    (vs.

    bene-dictum)

    o

    le blasphme

    s'allie

    l'invective

    et

    ne peut

    tre

    rachet

    que

    par

    un

    geste,

    donation

    ou legs

    l'glise comme

    rituel d'expiation

    de

    la part

    du

    blasphmateur. L'utilisation politique

    actuelle du blasphme

    dans des

    socits

    se

    rclamant

    d'un Dieu biblique

    pour soumettre

    l'individu transgresseur

    est

    un

    fait de langue, mme s'il

    ne

    s'agit plus de squences de

    type

    juron mais,

    dans le

    cas de

    S. Rushdie ou

    de

    T. Nasreen,

    de

    l'criture

    fictionnelle

    qui

    devient ainsi globalement blasphmatoire

    et pour

    laquelle

    il

    n'y a plus de

    rachat.

    2 / LA RGLE

    ET L'INJURE

    Nous

    aimerions

    prsent

    montrer

    comment,

    l'aube

    de

    la constitution

    des tats

    modernes, l'injure tait intimement lie aux rgles sociales

    et

    aux

    interdits

    religieux.

    Pour cela

    nous nous inspirerons

    des

    recherches

    entreprises

    par

    M. Madro qui

    en

    a montr

    la

    complexit historique

    et

    anthropologique.

    En

    effet,

    si l'injure est

    une mtaphore sociale

    (1992, 21),

    elle

    est aussi

    selon notre auteur, une litote

    de

    la

    maldiction.(...) L'injure mtaphorise

    une moralit et une justice dont l'conomie se centre,

    initialement,

    dans

    le

    corps.

    Dans un corps qui, comme ennemi,

    mais

    surtout

    comme double

    de

    l'me, manifeste et

    prfigure l'exprience

    (1994). Ces quelques

    lignes, qui

    peuvent

    aussi

    s'appliquer certaines fonctions contemporaines de

    l'injure,

    permettent

    ainsi de

    voir

    comment

    s'articule la

    loi

    avec

    les pratiques.

    La Partida

    7,9,1

    donne cette dfinition : Injuria en latin tanto quiere

    decir

    en

    romance como deshonra

    que

    es fecha o dicha otro

    tuerto

    despreciamiento

    dl

    (1992, 25). L'injure est

    l'quivalent,

    en

    langue romane,

    du deshonneur fait

    ou dit

    un

    autre

    pour lui faire

    tort

    ou le dprcier. Si,

    comme l'crit Bourdieu, l'honneur est

    un

    lieu commun , l'injure passe

    par

    des

    lieux communs

    tels

    le

    corps

    et

    ses activits.

    Reprenons l'aspect langagier de

    la

    question,

    en

    laissant de ct

    la

    gestuelle

    qui est encore centrale dans les

    Fueros

    mais qui

    disparat

    deux sicles plus

    tard dans les Siete Partidas celles-ci

    privilgiant

    la

    parole.

    On

    y

    trouve donc

    des mots interdits par les Fueros,

    en gnral

    quatre : gafo/a, fiduncul, trai-

    dor

    et

    puta. Un classement

    des

    denuestos

    (insultes,

    injures)

    renverrait

    la

    maladie,

    au sexe et

    l'esthtique

    du

    corps.

    Au corps malade feront

    rfrence

    les mots gafo/a, malato/a, c'est--dire

    lpreux/euse. Au dsir trangres-

    seur du

    corps,

    les

    mots

    fodido, fiduncul

    et

    sodomitico pour les hommes

    et

    puta,

    parfois

    roina

    pour

    les femmes. (...) A l'esthtique du

    corps feront

    rf-

  • 7/25/2019 Fisher - Mtamorphose : le cri, l'interpellation, l'injure

    9/10

    150 Sophie Fisher

    rence

    les mots

    bocafedienta,

    vizco, toposo,

    deslapreado et corcovado (1993,

    3)1.

    Gafa

    est

    un

    crochet

    et

    selon

    le

    Corominas,

    le

    lpreux

    aurait t

    appel

    ainsi

    cause

    de

    la courbure des mains et des

    pieds

    dus

    la contraction

    nerveuse. On

    retrouve

    le corps,

    le

    geste sous le

    mot, par

    ailleurs

    la lpre

    tant

    le mal, le

    terme malade n'est plus

    un

    gnrique. Sous

    fodido

    on

    retrouve

    notre

    foutu,

    quant

    fi-dun-cul

    l'injure sodomitique est vidente ; sous roina

    il

    y a

    la rosse et notre argotique jument. En espagnol

    contemporain

    l'quivalent de

    bocafedienta (bouche

    puante)

    devient boca sucia, sale

    mais

    surtout

    mal embouch.

    La mtaphore

    a fait le

    tour et

    on

    est

    pass de

    la description

    d'un corps

    la profration

    de

    gros mots.

    Les

    autres termes renvoient aussi

    l'image

    du corps,

    vizco c'est

    louche, toposo

    renvoie

    la

    talpa

    la taupe,

    le

    rat,

    finalement

    corcobado

    veut dire

    bossu.

    Les

    peines

    encourues

    par

    ceux

    qui

    font usage de ces mots interdits

    par la

    loi nous signale combien

    la punition

    de l'injure

    constitue l'un des

    repres

    importants

    de

    la lgitimation

    du

    social.

    On

    pourrait systmatiquement rechercher

    d'autres types

    d'injures. Bien

    entendu dans l'Espagne

    mdivale, juif

    et

    arabe sont

    des termes injurieux, les

    faons dont le corps

    s'habille

    et

    se dnude se trouvent sous

    contrle

    de juges

    et

    d'ecclsiatiques, l adultre

    et

    d'autres marginalisations quand ils sont

    attribus quelqu'un sans

    preuves

    constituent des injures et sont

    punies

    comme telles.

    Ce qui nous a fait faire ce

    dtour

    par le relev

    et

    le traitement

    systmatique

    des

    agressions corporelles

    et

    verbales

    dans

    ces

    textes

    juridiques

    du xnr

    et

    XVe

    sicles

    en

    langue romane c'est la

    persistance

    des

    indicateurs non

    linguistiques dans un

    domaine

    o tout semble langage.

    Partir du

    cri,

    de

    ce

    geste vocal ,

    aurait

    pu nous entraner, sur les traces

    de Nodier : une langue commune

    et

    primitive, indpendante des

    conventions

    particulires, et universellement intelligible

    2. Les onomatopes drives

    du bruit

    ou

    du

    cri (cf. notre

    citation de Lemare)

    ne

    se

    spcialisent pas

    ncessairement

    en effets injurieux. Par contre ces

    profrations

    impliquent

    ncessairement

    la

    prsence de l'autre : elles

    ne

    se justifient

    que s'il

    y a

    interpellation,

    relation

    inter-sujets.

    Dans

    ce

    sens

    le

    choix de

    l'injure

    nous

    a

    permis

    de

    voir

    l'autre terme du social,

    la

    loi. Et aussi comment cette

    interaction violente, agressive, passant par le corps et s installant dans la

    parole,

    1. M.

    Madro,

    L'injure et le corps

    (Castille, xnr-xrv

    sicles , L'invective au

    Moyen Age

    (Espagne,

    France, Italie),

    Colloque international sous la

    responsabilit

    de E.

    Beaumatin, M.

    Garcia,

    Paris , IV, ENS Fontenay-Saint-Cloud, CNRS, fvrier 1993. Nous avons utilis une version

    provisoire

    fournie par l'auteur que nous remercions.

    2. C. Nodier, Dictionnaire raisonn

    des onomatopes

    franaises, prcd

    de

    La nature dans

    la

    voix par H. Meschonnic , T.E.R., 1984, Prface, 29.

  • 7/25/2019 Fisher - Mtamorphose : le cri, l'interpellation, l'injure

    10/10

    Mtamorphoses

    :

    le

    cri,

    l'interpellation, l'injure 151

    implique une

    description

    dans le cadre

    d'une

    thorie

    nonciative

    et non

    pas

    le simple relev de

    termes ou

    de

    procdures formelles.

    Reprenons

    certaines

    onomatopes

    classes

    par Goffman

    comme

    des

    formes

    du self-talk. Nous

    y retrouverons aussi bien des

    jurons (Goddam)

    traduit

    la-

    quement

    par

    merde que

    des

    exclamations de

    dgot,

    de douleur, d'effort.

    Nous

    sommes donc

    la

    frontire entre

    la forme

    phonique, l'exclamation

    et

    ses

    modulations linguistiques. L'une de celles-ci est l'injure, mais tant adresse,

    destine

    l'autre, l'ennemi, elle

    trouve

    ses

    limites dans la loi. Elle

    ne

    relve,

    travers

    la

    mtamorphose

    langagire, que

    de l'interdit

    et

    de

    la transgression.