fisher - métamorphose : le cri, l'interpellation, l'injure
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7/25/2019 Fisher - Mtamorphose : le cri, l'interpellation, l'injure
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Faits de langues
Mtamorphoses : le cri, l'interpellation, l'injureSophie Fisher
Citer ce document Cite this document :
Fisher Sophie. Mtamorphoses : le cri, l'interpellation, l'injure. In: Faits de langues, n6, Septembre 1995. L'exclamation.
pp. 143-151.
doi : 10.3406/flang.1995.1015
http://www.persee.fr/doc/flang_1244-5460_1995_num_3_6_1015
Document gnr le 16/10/2015
http://www.persee.fr/collection/flanghttp://www.persee.fr/doc/flang_1244-5460_1995_num_3_6_1015http://www.persee.fr/author/auteur_flang_152http://dx.doi.org/10.3406/flang.1995.1015http://www.persee.fr/doc/flang_1244-5460_1995_num_3_6_1015http://www.persee.fr/doc/flang_1244-5460_1995_num_3_6_1015http://dx.doi.org/10.3406/flang.1995.1015http://www.persee.fr/author/auteur_flang_152http://www.persee.fr/doc/flang_1244-5460_1995_num_3_6_1015http://www.persee.fr/collection/flanghttp://www.persee.fr/ -
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Mtamorphoses
:
le
cri, l interpellation,
l in jur e
SOPHIE FISHER*
L'interjection est un mot qui peint la situation de
l'me... Celui-ci peint
les
sentiments
; il sufft d'un seul
coup d'organe pour
les
exprimer.
L'interjection est
vraiment
le
langage
du
cur
;
c'est
l'intonation
des
sentiments
qui l'affectent...
Abb Fabre, Syntaxe franoise, 1809
Nous avons choisi de
parler
de mtamorphoses
pour
caractriser notre
propos,
car
d'emble
le lieu
d'inscription
de l'exclamatif implique
des repres
complexes et
dbordant le linguistique proprement dit. Si Yexclamatif se
trouve
la frontire entre
le cri
et
le langage
articul et Y interpellation
se
donne comme
une relation
d'change ncessairement duale (verbale ou
corporelle),
un
vaste
rpertoire
de donnes
s'offre
nous.
Elle
vont des
microsquences
infraphrastiques
de vritables interactions.
D'o
l'intrt
de
replacer
exclamation/interpellation
au
niveau
de
la
rponse
un dysfonctionnement ou,
l'inverse,
d'une
provocation qui attend
sa
rplique.
Elle est limite dans ce
que E.
Goffman appelle le self-talk
l
dans
la
mesure o cette
auto-interpellation en
situation
d'excs,
de
stress,
de mise
hors-de
soi
par un cri, une profration,
nous
place
dans
un des
cas les plus
fascinants
de
l'tude
du langage.
EHESS.
1. S. Fisher : A
propos
du self-talk : monologue ou
dialogue
?, Le parler frais d'Erwin
Goffman, Minuit,
1989, 209-217.
Faits
de langues,
6/1995
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144
Sophie Fisher
En
effet,
les plus
anciennes
rflexions
sur l'origine du langage mettent le
cri
au centre
de
cet
inexpliqu :
comment si ce
n'est
par une
pulsion,
une
rponse spontane face
un
vnement,
rendre
compte
de
ce
phnomne
complexe
? comment
aussi, si on part de
thories
allant du simple au
complexe,
du
primitif
l'volu,
de
l'origine
(
Au
commencement tait
le
Verbe ) unique
la
diversit,
comment donc ne
pas imaginer qu'en
ce
dbut, les cris ou les
onomatopes,
n'aient pas t des manifestations
de
l'humain ? Et ce cri
qui s'apparente celui des animaux est
destin
l'autre
autant
qu'
soi-mme.
Dans
cette
mise
en
question
des
vidences
ce
sont les
Lumires
qui nous
ont fourni plus
d'une explication
du
phnomne de
la
parole profre.
Lisons, au
dbut
du
xixe
sicle,
un
Destutt de Tracy :
un
homme fait
d'abord
un
cri,
peut-tre
sans
projet
;
il
s'aperoit
qu'il
frappe
l'oreille
de
son
semblable,
qu'il attire son
attention, qu'il
lui donne une notion de ce qui se passe
en
lui ; il rpte ce cri avec
l'intention
de
se faire entendre ; (...) il s'applique
varier ces
expresions, (...)
il
modifie ces cris par des articulations ; ils
deviennent des mots (...) il en forme des phrases dont la tournure
varie selon
les
circonstances, l'objet
qu'on
se
propose, le
sentiment dont
on
est
anim
:
voil
une
langue
(1803,
I : 305-306). Cette description du
comportement
verbal
(si on peut
la nommer
ainsi)
ne
nglige
pas l'aspect formel
de son
objet :
Or,
comme l'origine du langage,
une
proposition n'est
compose
que d'un seul geste, d'un seul
cri,
les
premiers
mots qui se prsentent, sont
ceux qui, encore actuellement, expriment
eux
seuls
une
proposition
toute
entire.
Ces mots sont, en
gnral,
ce que les grammairiens
appellent
des
interjections
(1817, II
: 68)
'. Et, par la
suite,
il
classe celles-ci
parmi
les
mots
qui
forment une proposition
tout
entire dans la mesure o
elles
ont un
sens fini
et complet.
Notre objet n'est pas d'analyser
la
manire dont Destutt construit son
Idologie
mais de
voir
comment, encore au dbut
du xixe sicle, on
retrouve, au
centre
de
la rflexion sur le langage, l'ide
de
formes simples et surtout
de
procdures
interaction. Il
y a
fonctionnement
langagier parce qu'il y a
relation entre
co-nonciateurs. Ceci se
voit aussi
dans certains
cours
de langue,
dont
celui
de
Lemare2,
qui, dans son
chapitre
intitul
Invention
des
signes
pour
reprsenter
les
ides,
montre comment
on
passe
d'un
son son corrlat,
ici un
verbe
:
Supposons que, frappant
sur
quelqu'un,
on
produise le son TAC, et
qu'on
veuille
exprimer ce
jugement :
1 tac / 2, moi tac,
toi
tac, lui tac
(...),
3, moi
taquant
1.
Destutt de
Tracy
:
Elmens d'Idologie, premire partie
:
Idologie proprement dite
;
seconde partie :
Gramaire,
1817, Vrin, 1970.
2.
P.A.
Lemare, Cours de langue franaise, en six parties : Idologie, Lexigraphie,
Prononciation, Syntaxe, Construction, Ponctuation,
Seconde
dition, Tome premier,
Paris,
1819.
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Mtamorphoses : le cri, l'interpellation,
l'injure
145
ou attaquant, toi attaquant, (...)
4,
j'attaque, tu attaques (...) (1819, Tome
premier,
15)
Et
il
poursuit
par
ce
commentaire
:
TAC,
voil le
premier
langage,
le langage
exclamatif, imitatif, le langage indcompos. Sa nomenclature ne peut
tre
longue :
ah
,
ha
, hem ,
ho
, pouf , ouf ,... il n'a point t
invent.
Il est
l'effet
spontan
de l'organe vocal.
Jusque-l
l'homme n'a gures diffr de la brebis qui
sait
dire
b. Ce sont l des
cris
plutt que des
mots
{id.
16)
Partir de
la relation
agresseur/agress
pour
indiquer le passage du bruit au
cri et
de celui-ci
l'action reprsente par un verbe ainsi
que l'utilisation de
la
forme emphatique du
pronom personnel au
lieu du
simple pronom
sujet
montre
bien la place centrale
de l'nonciateur
dans ces lucubrations
propos
du langage qui
ne
se
distinguent
pas de
la
thorie gnrale de l'homme
qu'elles
supposent.
En
bref,
le rappel
des
positions
des
Idologues,
vise montrer comment
les formes
interjectives
ont trouv dans
le langage de l'action
pice
matresse de
leur
thorie du langage
une place
centrale, pivot
entre
le
c omport ement gestuel
et la
profration.
En nous situant dans le
cadre
d'une thorie
de
renonciation ayant comme
point
nodal
la relation
inter-sujets nous
essaierons
donc
de
rendre compte
de
certaines situations nterlocution, d'interpellation, d'interaction et plus
prcisment, d'analyser
les
procdures
linguistiques employes
pour
construire
un
effet de sens
particulier
: V
injure.
Nous
partirons
de
deux
ensembles
de
rflexions
dans
des
domaines
trs
diffrents.
Tout
d'abord
nous
tudierons un certain
nombre
d'articles paras
dans
la
revue : Maledicta. The International Journal of
Verbal Aggression
(1979-1989) qui portent sur
l'analyse
de rpertoires de formes injurieuses
dans des langues romanes. Dans la mme revue nous verrons certaines
contributions
qui thorisent
ces
mmes
comportements
langagiers. L'autre
domaine,
toujours
par
rapport au monde de l'aire
romane,
s'carte du langagier,
il
s'appuye sur un travail
d'histoire
sociale concernant
l'injure au Moyen Age
en
Castille
et
Lon 2. Nous chercherons
montrer
comment,
sous
les mots
et
les gestes, se lisent des pratiques sociales que signalent les textes juridiques,
les
procs
en
justice et la littrature.
1. Maledicta, The International Journal of verbal Aggression, The International
Maledicta
Society,
Waukesha, Wisconsin, vol. I, 1977,
vol.
X, 1988-1989.
2.
M. Madro, Manos violentas, palabras vedadas. La
injuria
en Castilla y Len (siglos
XIII-XV), Prologue de J.
Le
Goff, Taurus humanidades, Madrid, 1992.
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146 Sophie Fisher
1 / L'INJURE
Les travaux sur
l'injure sont
nombreux et
ne
se limitent pas
seulement
aux formules langagires,
en
particulier lorsque des
anthropologues,
des
sociologues ou des historiens
s'y
intressent. Ils nous rvlent
surtout l'aspect
profondment institutionnel de ce
qui
est trs souvent prsent
comme
un change
verbal
la
suite
d'un
conflit personnel.
Prenons un
exemple fort connu
et
qui voque les
travaux
de Benveniste
sur
le blasphme : le sacre
en
Nouvelle France
dont
parle N. Huston (1981,
60-67) '. Cette interjection
sous forme de sacres
et
de
maudissements
est
voisin du blasphme
car, en empruntant son vocabulaire
aux
pratiques
religieuses
{calice,
ciboire,
sacre, tabernacle,
etc.),
il
le
frle
dangereusement,
et
volontairement.
Le
sacre
est aussi
proche de
l'injure
gnrique qui porte
sur le
corps et
ses
fluides. L'auteur
nous
donne
les
substitutions
suivantes :
sacre le camp =
foutre
le
camp, un
homme sacr =
un
homme
foutu,
je m'en
sacre = je m'en fous, etc. (id. 61). Il n'est
pas vident que foutre
soit ici
employ avec son sens de sperme mais dans son usage mtaphorique de
partir, finir,
chapper.
La superposition des vocabulaires montre une des
caractristiques
de
la transgression
verbale :
la transgression
de
la transgression
par
le
jeu
de langage
et dont la
forme
la plus
acheve
est celle
de
l'euphmie
dans le blasphme.
Or
la
diffrence fondamentale
entre
l'injure
et
le blasphme vient
de
la
position
du
destinataire
:
on
ne
dit
pas le
nom
de Dieu,
on
remplace le
nom
de
dieu par son outrage
selon Benveniste et cette absence, cet
loignement
de
autre-offens a
pour corrlat
linguistique
un
dguisement,
un
dtournement
du
dit.
Par
rapport au blasphme
dont la
forme langagire est le juron, l'injure
se place entre licite (juris)
et
illicite. Elle rompt avec
la loi,
le lien social
tabli d'o,
comme nous
le
verrons plus
loin, l'intervention
du systme
judiciaire.
Ainsi
la relation
entre
humains
prend
des formes
fort
diffrentes, telles
l'insulte
verbale
ou gestuelle, qui
sont
des indicateurs
de
comportements
globaux.
La plupart
des
rpertoires
d injures,
dont
nous
rappelons
ici
la
dfinition
du
TLF
: Geste, procd, parole ou crit adresss directement
et
dlibrment
une
personne
pour
l'offenser font tat de l'agression au
corps
de
l'autre travers son
ascendance,
sa filiation. On voit
combien
sont importants
ici les contraintes
et
les interdits2 : tre hideputa s'oppose hidalgo, fils
de
1. N. Huston, Sacr Qubec French-Canadian Profanities , Maledicta, vol. , n
1+2,
1978, 60-67.
2. F. Hritier,
Les
deux surs et leur mre. Anthropologie de l'inceste. d. O. Jacob,
Paris,
1994. Le travail de F. Hritier sur l'inceste du second
type,
montre qu'il peut y avoir relation
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Mtamorphoses
: le cri, l'interpellation,
l'injure
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pute par
rapport
h fils
de quelqu'un. Dans
la
tradition espagnole n'avoir pas
de
pre dclar ouvre toutes
les possibilits, l'inceste
y compris.
En
effet,
injurier
l'autre
le
distingue
de
soi-mme ngativement
et
l attaque se fait sur cette diffrence. On fait appel l'ascendance contestable,
et
conteste, de
la
mre
et
tous
les fonctionnements corporels
limites
(odeurs
du
corps par exemple) ou interdits par le social comme l'homosexualit ou
la
bestialit.
Le qualificatif devient
preuve de
la dviation
de
la norme et
lgitime une
parole
qui
se donne
pour une description.
Dans
la reprsentation fgurale
geste
et parole vont
aussi de pair. On les
trouve aussi
bien
dans le Fuero
de Teruel
que
nous
montre
M. Madro dans
son
livre, que
dans les dessins
accompagnant
les
lgendes de
Herg pour
le
Capitaine
Haddock (Fig. 1
et
2 donnes dans les prpublications, mais
non
reproduites
ici).
De
ces
images,
loignes
par
des
sicles
et
des
cultures,
il
reste
une constante
: le geste produit
la parole, ce
qui,
en
quelque sorte,
rejoint
la
prsentation
de
Lemare.
Dans ce sens
on
comprend
que
ceux qui analysent les interpellations telles
que
l'injure aient
de
la difficult
les classer dans des
catgories
dlimites
par la seule syntaxe ou les seules formes
langagires,
mme si
(comme
les
travaux
de J.C.
Milner sur
espce de le
montrent), il
y a
des
procdures
rgulires
pour
produire
cet
excs
de
la
parole.
C'est ce
qu'A.
Culioli appelle le
haut degr
,
il
concerne ici
les
tournures injurieuses
et ne
s'exprime vraisemblablement pas dans nos langues
seulement
par
des
constructions
N
de
N
ou
sous
forme
de
SN
comportant
des
superlatifs ou pr un vocabulaire spcifique,
mais
surtout
par le ct phatique
et
gestuel de
la profration.
C'est pourquoi nous insisterons, comme nous l'avons
dj
signal
partir
des
observations de N. Huston,
sur
d'autres procdures de substitution
ou
d'emphase
releves dans les
contributions
de
Maledicta.
Dans
un
court texte, M. Teruggi 2 montre comment
la
banalisation de
certaines expressions, comme l'argentin hijo
de
puta,
en
fait une sorte de
virgule orale
qui maille tout
discours tant soit peu
enflamm,
comme le
incestueuse, mme
s'il
n'y
a
pas de
relation
nos yeux
directe
entre
un homme
et
une
femme
que
l'inceste spare.
Les
humeurs
corporelles
(sang,
sperme,
salive)
ayant t traites
comme des transmetteurs
de filiation
et d'interdits, il nous semble qu'il s'agit d'une piste
intressante
suivre
dans le cas de
l'injure.
1.
Fg
1
: image
tire
de
M. Madro
;
op.cit., 52.
L'auteur
crit
:
Le
geste de mettre
quelqu'un ("fuera de su casa") hors de chez soi, un "palo por el cub"
(Fenculer)
c'est
une
terrible injure pouvant tre entendue
comme
une manire de signifier l'homosexualit.
La
posture
du second personnage permettant d'liminer tout quivoque.
Fig. 2 : Albert Algoud, Le Haddock illustr,
L'intgrale des jurons
du capitaine, Casterman,
1987.
Cette
anthologie
a
le mrite de prsenter
les
principales procdures de
l'invective
:
onomatopes, mots
dtourns
de
leur
sens ou utiliss de
manire absurde, longues
tirades ponctues
par des stress,
etc.
2.
M. Teruggi, Potentiation of a
Spanish Insult,
Maledicta,
vol. V, n 1+2, 1981, 77-78.
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148
Sophie
Fisher
putain du Sud-ouest. Il reste
que
pour
retrouver
le sens
injurieux
premier
diverses
procdures
sont possibles : a)
cibler
l interpell :
la
puta
que
te_pari,
b)
si
le fonctionnement
devient
gnrique
:
la
puta
que
lo_
paria
ii
avec
l'exclamative que lo
pari
Ces deux dernires formules renvoient au cri, ou
au
self-talk
dans le sens de Goffman,
car
cette
interpellation
est adresse
indiffremment au
monde
et
soi-mme. Le vidage
par
le pronom neutre lo
de
toute rfrence
un sujet explicite est une procdure courante
en
espagnol
puisque, contrairement
l'anglais,
on
l'utilise autant pour
les personnes
que
pour
les choses.
L'autre
procdure,
hyperbolique, releve
par M.
Teruggi,
est
illustre
par
l'expression :
la reputisima
madr
que te_
recontra
mlpari.
Redoublement
re-, augmentatif
-Tsima et finalement un
quantitatif
fonctionnant
comme
un
qualitatif
'
en
font
une
injure
tellement
excessive
qu'elle
fonctionne
comme
un inverseur.
Comme
il est toujours
possible de
transformer te en lo,
on
peut
l'utiliser de faon injurieuse. Cette construction
marque,
nous semble-t-il,
les
limites
mmes du genre : le renforcement du sens
par des procdures
morphologiques indique
la
perte
de
l'effet
de
sens. Changeant
de
statut
l'injure
perd
son efficace.
Les procdures
de
redoublement et
de
prfixation
sont extrmement
productives en espagnol, ainsi
en
Colombie, pendant
la
priode de
la
violence
des
annes 1945-1965,
la terminologie des
tueurs
faisait appel
cette manire
de fabriquer
des
mots. Si matar
renvoie
bien
tuer
, rematar n'est
pas
achever quelqu'un
mais le
dcapiter une fois mort, l'inciser,
le taillader
de
manire
y
inscrire
un
message
et
contra-matar,
dont
la
construction
n'est
pas
atteste
en
langue, dsigne
la sparation des membres et leur redistribution
effrayante et
grotesque
un
peu
comme les pantins
inarticuls
des rcits
fantastiques 2.
La richesse
et la varit des
analyses de
ces numros
de Maledicta
ne
doivent pas nous
faire
oublier
que la plupart
des
articles
tournent
autour
du
blasphme, c'est--dire de
la
forme
ultime
de l'injure dans
la
mesure o
celui-ci ne s'adresse plus l'individu mais l'aspect religieux de
la
socit
qu'il
transgresse. Dans un colloque rcent sur l'invective au Moyen Age3,
1.
S.
Fisher,
Quantitatifs,
qualitatifs
?
De
quelques
chiffres
dans
des discours
sociaux
,
La
quantit et
ses
modulations qualitatives, J. Fontanille d., coll. Nouveaux Actes Smiotiques,
PULIM/
Benjamins,
1992,
43-56.
2. Maria Victoria Uribe, Matar, rematar,
contramatar.
Las masacres de
la
violencia
en
el
Tolima,
A948-64, Bogota, CINEP, 1990.
Pour
le problme
de la
violence
en
Colombie, l'expos
de Daniel Pcaut :
De
la violence politique la violence prosaque
, Sminaire
de Mme
F. Hri-
tier-Aug, L'anthropologue dans
la cit : de la
violence,
Collge de France, 1994-1995.
Je
remercie
D.
Pcaut pour
ses
informations
complmentaires.
3. M. Zimmermann, Le
vocabulaire latin de la
maldiction du Ke au
XIIe
sicles
:
onstru tion d'un discours
eschatologique
, L'invective au
Moyen Age (Espagne, France,
Italie), Colloque
international
sous la
responsabilit
de E. Beaumatin, M.
Garcia, Paris ,
IV, ENS
Fontenay-
Saint-Cloud, CNRS,
fvrier
1993.
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Mtamorphoses : le cri, l'interpellation, l'injure 149
M. Zimmermann rappelait le sens
en
latin mdival de
la
maldiction. C'est
une imprcation
adresse
Dieu contre un tiers male-dictum
(vs.
bene-dictum)
o
le blasphme
s'allie
l'invective
et
ne peut
tre
rachet
que
par
un
geste,
donation
ou legs
l'glise comme
rituel d'expiation
de
la part
du
blasphmateur. L'utilisation politique
actuelle du blasphme
dans des
socits
se
rclamant
d'un Dieu biblique
pour soumettre
l'individu transgresseur
est
un
fait de langue, mme s'il
ne
s'agit plus de squences de
type
juron mais,
dans le
cas de
S. Rushdie ou
de
T. Nasreen,
de
l'criture
fictionnelle
qui
devient ainsi globalement blasphmatoire
et pour
laquelle
il
n'y a plus de
rachat.
2 / LA RGLE
ET L'INJURE
Nous
aimerions
prsent
montrer
comment,
l'aube
de
la constitution
des tats
modernes, l'injure tait intimement lie aux rgles sociales
et
aux
interdits
religieux.
Pour cela
nous nous inspirerons
des
recherches
entreprises
par
M. Madro qui
en
a montr
la
complexit historique
et
anthropologique.
En
effet,
si l'injure est
une mtaphore sociale
(1992, 21),
elle
est aussi
selon notre auteur, une litote
de
la
maldiction.(...) L'injure mtaphorise
une moralit et une justice dont l'conomie se centre,
initialement,
dans
le
corps.
Dans un corps qui, comme ennemi,
mais
surtout
comme double
de
l'me, manifeste et
prfigure l'exprience
(1994). Ces quelques
lignes, qui
peuvent
aussi
s'appliquer certaines fonctions contemporaines de
l'injure,
permettent
ainsi de
voir
comment
s'articule la
loi
avec
les pratiques.
La Partida
7,9,1
donne cette dfinition : Injuria en latin tanto quiere
decir
en
romance como deshonra
que
es fecha o dicha otro
tuerto
despreciamiento
dl
(1992, 25). L'injure est
l'quivalent,
en
langue romane,
du deshonneur fait
ou dit
un
autre
pour lui faire
tort
ou le dprcier. Si,
comme l'crit Bourdieu, l'honneur est
un
lieu commun , l'injure passe
par
des
lieux communs
tels
le
corps
et
ses activits.
Reprenons l'aspect langagier de
la
question,
en
laissant de ct
la
gestuelle
qui est encore centrale dans les
Fueros
mais qui
disparat
deux sicles plus
tard dans les Siete Partidas celles-ci
privilgiant
la
parole.
On
y
trouve donc
des mots interdits par les Fueros,
en gnral
quatre : gafo/a, fiduncul, trai-
dor
et
puta. Un classement
des
denuestos
(insultes,
injures)
renverrait
la
maladie,
au sexe et
l'esthtique
du
corps.
Au corps malade feront
rfrence
les mots gafo/a, malato/a, c'est--dire
lpreux/euse. Au dsir trangres-
seur du
corps,
les
mots
fodido, fiduncul
et
sodomitico pour les hommes
et
puta,
parfois
roina
pour
les femmes. (...) A l'esthtique du
corps feront
rf-
-
7/25/2019 Fisher - Mtamorphose : le cri, l'interpellation, l'injure
9/10
150 Sophie Fisher
rence
les mots
bocafedienta,
vizco, toposo,
deslapreado et corcovado (1993,
3)1.
Gafa
est
un
crochet
et
selon
le
Corominas,
le
lpreux
aurait t
appel
ainsi
cause
de
la courbure des mains et des
pieds
dus
la contraction
nerveuse. On
retrouve
le corps,
le
geste sous le
mot, par
ailleurs
la lpre
tant
le mal, le
terme malade n'est plus
un
gnrique. Sous
fodido
on
retrouve
notre
foutu,
quant
fi-dun-cul
l'injure sodomitique est vidente ; sous roina
il
y a
la rosse et notre argotique jument. En espagnol
contemporain
l'quivalent de
bocafedienta (bouche
puante)
devient boca sucia, sale
mais
surtout
mal embouch.
La mtaphore
a fait le
tour et
on
est
pass de
la description
d'un corps
la profration
de
gros mots.
Les
autres termes renvoient aussi
l'image
du corps,
vizco c'est
louche, toposo
renvoie
la
talpa
la taupe,
le
rat,
finalement
corcobado
veut dire
bossu.
Les
peines
encourues
par
ceux
qui
font usage de ces mots interdits
par la
loi nous signale combien
la punition
de l'injure
constitue l'un des
repres
importants
de
la lgitimation
du
social.
On
pourrait systmatiquement rechercher
d'autres types
d'injures. Bien
entendu dans l'Espagne
mdivale, juif
et
arabe sont
des termes injurieux, les
faons dont le corps
s'habille
et
se dnude se trouvent sous
contrle
de juges
et
d'ecclsiatiques, l adultre
et
d'autres marginalisations quand ils sont
attribus quelqu'un sans
preuves
constituent des injures et sont
punies
comme telles.
Ce qui nous a fait faire ce
dtour
par le relev
et
le traitement
systmatique
des
agressions corporelles
et
verbales
dans
ces
textes
juridiques
du xnr
et
XVe
sicles
en
langue romane c'est la
persistance
des
indicateurs non
linguistiques dans un
domaine
o tout semble langage.
Partir du
cri,
de
ce
geste vocal ,
aurait
pu nous entraner, sur les traces
de Nodier : une langue commune
et
primitive, indpendante des
conventions
particulires, et universellement intelligible
2. Les onomatopes drives
du bruit
ou
du
cri (cf. notre
citation de Lemare)
ne
se
spcialisent pas
ncessairement
en effets injurieux. Par contre ces
profrations
impliquent
ncessairement
la
prsence de l'autre : elles
ne
se justifient
que s'il
y a
interpellation,
relation
inter-sujets.
Dans
ce
sens
le
choix de
l'injure
nous
a
permis
de
voir
l'autre terme du social,
la
loi. Et aussi comment cette
interaction violente, agressive, passant par le corps et s installant dans la
parole,
1. M.
Madro,
L'injure et le corps
(Castille, xnr-xrv
sicles , L'invective au
Moyen Age
(Espagne,
France, Italie),
Colloque international sous la
responsabilit
de E.
Beaumatin, M.
Garcia,
Paris , IV, ENS Fontenay-Saint-Cloud, CNRS, fvrier 1993. Nous avons utilis une version
provisoire
fournie par l'auteur que nous remercions.
2. C. Nodier, Dictionnaire raisonn
des onomatopes
franaises, prcd
de
La nature dans
la
voix par H. Meschonnic , T.E.R., 1984, Prface, 29.
-
7/25/2019 Fisher - Mtamorphose : le cri, l'interpellation, l'injure
10/10
Mtamorphoses
:
le
cri,
l'interpellation, l'injure 151
implique une
description
dans le cadre
d'une
thorie
nonciative
et non
pas
le simple relev de
termes ou
de
procdures formelles.
Reprenons
certaines
onomatopes
classes
par Goffman
comme
des
formes
du self-talk. Nous
y retrouverons aussi bien des
jurons (Goddam)
traduit
la-
quement
par
merde que
des
exclamations de
dgot,
de douleur, d'effort.
Nous
sommes donc
la
frontire entre
la forme
phonique, l'exclamation
et
ses
modulations linguistiques. L'une de celles-ci est l'injure, mais tant adresse,
destine
l'autre, l'ennemi, elle
trouve
ses
limites dans la loi. Elle
ne
relve,
travers
la
mtamorphose
langagire, que
de l'interdit
et
de
la transgression.