féminisme amnésique - libération

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Page 1: Féminisme Amnésique - Libération

BEATRIZ PRECIADOPHILOSOPHE, DIRECTRICEDU PROGRAMMED'ÉTUDESINDÉPENDANTES MUSÉED'ART CONTEMPORAIN DEBARCELONE (MACBA)

philosophe,

directrice du

Programme d'études

indépendantes

musée d'Art

contemporain de

Barcelone (Macba)

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Féminisme amnésique9 MAI 2014 À 19:06

Comme c’est le cas dans presque toutes les pratiques d’opposition

politique et de résistance minoritaire, le féminisme souffre d’une

méconnaissance chronique de sa propre généalogie. Il ignore

ses langages, oublie ses sources, efface ses voix, perd ses textes et ne

possède pas la clé de ses propres archives. Dans les Thèses sur le

concept d’histoire, Walter Benjamin nous rappelle que l’histoire est

écrite du point de vue des vainqueurs. C’est pourquoi l’esprit du

féminisme est amnésique. Ce à quoi Benjamin nous invite, c’est à écrire

l’histoire du point de vue des vaincus. C’est à cette condition, dit-il, qu’il

sera possible d’interrompre le temps de l’oppression.

Chaque mot de notre langage contient, comme enroulée sur elle-même,

une pelote de temps constituée d’opérations historiques. Alors que le

prophète et le politicien s’efforcent de sacraliser les mots en occultant

leur historicité, il appartient à la philosophie et à la poésie la tache

profane de restituer les mots sacralisés à l’usage quotidien : défaire

les nœuds de temps, arracher les mots aux vainqueurs pour les

remettre sur la place publique, où ils pourront faire l’objet d’une

resignification collective.

Il est urgent de rappeler, par exemple, face à la déferlante «antigenre»,

que les mots «féminisme», «homosexualité», «transsexualité» ou

«genre» n’ont pas étés inventés par des activistes radicaux, mais bien

par le discours médical de ces deux derniers siècles. Voici une des

caractéristiques des langages qui ont servi à légitimer les pratiques de

domination somatopolitique dans la modernité : alors que les langages

de la domination antérieurs au XVIIe siècle travaillaient avec un

appareil de vérification théologique, les langages modernes de la domination se sont articulés

autour d’un appareil de vérification scientifico-technique. Ceci est notre lourde histoire

commune, et c’est avec elle qu’il nous faudra refaire du sens.

Remontons, par exemple, le tunnel de temps que nous ouvre le mot «féminisme». La notion de

féminisme fut inventée en 1871 par le jeune médecin français Ferdinand-Valère Fanneau de

La Cour dans sa thèse doctorale «Du féminisme et de l’infantilisme chez les tuberculeux». Selon

l’hypothèse scientifique de Ferdinand-Valère Fanneau de La Cour, le «féminisme» était une

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pathologie qui affectait les hommes tuberculeux, produisant, comme un symptôme secondaire,

une «féminisation» du corps masculin. Le mâle tuberculeux, dit Ferdinand-Valère Fanneau de

La Cour, «a les cheveux et les sourcils fins, les cils longs et fins comme ceux des femmes ;

la peau est blanche, fine et souple, le panicule adipeux sous-cutané très développé, et par

conséquent les contours affectent une mollesse remarquable, en même temps que les

articulations et les muscles combinent leur action pour donner aux mouvements cette

souplesse, ce je-ne-sais-quoi d’ondulant et de gracieux qui est le propre de la chatte et de

la femme. Si le sujet a atteint l’âge où la virilité détermine la poussée de la barbe, on trouve que

cette production ou bien fait tout à fait défaut, ou bien n’existe qu’à certaines places, qui sont

ordinairement la lèvre supérieure d’abord, puis le menton et la région des favoris. Et encore,

ces quelques rares poils sont-ils grêles, ténus et le plus souvent follets. […]. Les organes

génitaux sont remarquables par leur petitesse.» Féminisé, sans «puissance de génération et

faculté de conception», l’homme tuberculeux perd sa condition de citoyen viril et devient un

agent contaminateur qui doit être placé sous la tutelle de la médecine publique.

Un an après la publication de la thèse de Ferdinand-Valère Fanneau de La Cour, Alexandre

Dumas fils, reprend, dans un de ses pamphlets, la notion médicale de féminisme pour qualifier les

hommes solidaires de la cause des «citoyennes», mouvement de femmes qui luttent pour le droit

au vote et l’égalité politique. Les premières féministes ont donc été des hommes : des hommes

que le discours médical a considérés comme anormaux pour avoir perdu leurs «attributs virils» ;

mais aussi, des hommes accusés de se féminiser en raison de leur proximité avec le mouvement

politique des citoyennes. Il faudra attendre quelques années pour que les suffragistes se

réapproprient cette nomination pathologique et la transforment en un lieu d’identification et

d’action politique.

Mais où sont aujourd’hui les nouveaux féministes ? Qui sont les nouveaux tuberculeux et les

nouvelles suffragistes ? Il nous faut libérer le féminisme de la tyrannie des politiques identitaires

et l’ouvrir aux alliances avec les nouveaux sujets qui résistent à la normalisation et à l’exclusion,

aux efféminés de l’histoire ; aux citoyens de seconde zone, aux apatrides et aux franchisseurs

ensanglantés des murs de barbelés de Melilla.

Beatriz Preciado est philosophe, directrice du Programme d’études indépendantes du musée

d’Art contemporain de Barcelone (Macba).

Cette chronique est assurée en alternance par Sandra Laugier, Michaël Fœssel, Beatriz Preciado

et Frédéric Worms.

Beatriz PRECIADO philosophe, directrice du Programme d'études indépendantes musée d'Art

contemporain de Barcelone (Macba)

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