expertise judiciaria

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 L’expertise judiciaire dans la construction du jugement : de la ressour ce ` a la contrainte Laurence Dumoulin To cite this version: Laurenc e Dumoulin. L’expertise judiciaire dans la constr uction du jugement : de la ressour ce ` a l a c ontrainte. Droit et Soc et´ e, L.G.D.J., 2000 , pp .199-2 23.  <halshs-00153331> HAL Id: halshs-00153331 https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00153331 Submitted on 20 Nov 2009 HAL  is a multi-disciplinary ope n ac cess archive for the deposit and dissemination of sci- entic research documents, whether they are pub- li shed or not. The doc umen ts may come from tea ching and resear ch institutio ns in F ran ce or abroad, or from public or private research centers. L’archive ouverte pluridisciplinaire  HAL, est de st in´ ee au ep ˆ ot et ` a la diusion de documents scientiques de niveau recherche, publi´ es ou non, ´ emanant des ´ etablis sements d’ensei gnement et de recherc he fran¸ cais ou ´ etrangers, des laboratoires public s ou priv´ es.

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Expertise Judiciaria

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  • Lexpertise judiciaire dans la construction du jugement :

    de la ressource a la contrainte

    Laurence Dumoulin

    To cite this version:

    Laurence Dumoulin. Lexpertise judiciaire dans la construction du jugement : de la ressourcea la contrainte. Droit et Societe, L.G.D.J., 2000, pp.199-223.

    HAL Id: halshs-00153331

    https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00153331

    Submitted on 20 Nov 2009

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    https://hal.archives-ouvertes.frhttps://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00153331

  • Article paru dans Droit et socit, 44-45, 2000, p.199-223.

    Lexpertise judiciaire dans la construction du jugement :

    de la ressource la contrainte

    Laurence Dumoulin*

    * Centre de recherche sur le politique, ladministration, la ville et le territoire, CERAT-IEP, BP 48, 38 040 Grenoble cedex 9.

  • 2

    Les ordalies, puis la torture, puis le jury, bientt lexpertise : tels ont t ou seront les

    talismans successifs imagins pour la dcouverte du vrai en justice 1 affirmait la fin du sicle

    dernier Gabriel Tarde. Favorable lavnement dune Justice plus scientifique, il considrait en

    effet qu un sicle qui se dit savant se doit lui-mme [] de juger savamment ses dlits 2.

    Engag lpoque o Gabriel Tarde crit ces lignes, le processus douverture de la Justice aux

    experts sest poursuivi tout au long du XXe sicle3. Linstitution judiciaire na cess de sentourer,

    pour rendre la justice, de techniciens aux spcialits de plus en plus diverses : mdecine lgale,

    arpentage, horlogerie, comptabilit, architecture, informatique, etc.

    Ces partenaires dun genre particulier se sont installs dans lespace judiciaire, pntrant au

    cur mme de ce qui constitue lessence et la quintessence de lactivit de justice : le jugement. Or,

    bien que banalise par le discours juridique, cette prsence de savoirs et savoir-faire extrieurs au

    sein de la Justice, interroge fortement les fondements de cette institution qui, au nom du droit et de

    la lgalit, dtient le pouvoir de juger. Ds lors que des logiques profanes sont introduites au plus

    profond du judiciaire, qu'en est-il du monopole du droit dans la dfinition du juste4 ?

    Ncessaire dans le cadre d'une institution soucieuse de rationaliser ses modes d'action et ses

    dcisions, appele de ses vux par une socit critique 5 en mergence, cette ouverture aux

    sciences et techniques place dsormais le droit, la raison juridique, en concurrence avec dautres

    modes de formation et de justification de la parole judiciaire. Que produit alors la confrontation

    d'un savoir "dj-l", transcendant et vocation totalisante avec des savoirs exognes, profanes

    mais nanmoins ncessaires ? Quelles places respectives occupent les disciplines non juridiques et

    1 Gabriel TARDE, La philosophie pnale, Paris, d. Cujas, coll. Bibliothque internationale de criminologie , 1972 (4e d.), p. 436. (La premire parution date de 1890.) 2 Ibid. p. 453. 3 Frdric CHAUVAUD av. la collab. de Laurence DUMOULIN, Experts et expertises judiciaires en France (1791-1944), Rapport Gerhico / GIP Justice, Poitiers, ronotyp, octobre 1999. 4 On notera que la question vaut galement pour le jury de Cour dassises. Voir Louis GRUEL, Pardons et chtiments. Les jurs franais face aux violences criminelles, Paris, Nathan, coll. Essais & Recherches , 1991. 5 Luc BOLTANSKI, Sociologie critique et critique de la sociologie , Politics, n10, 1990, p. 130.

  • 3

    le droit dans la construction du jugement ? De quel partage des tches entre le magistrat et l'expert

    nat la dcision de justice ?

    L'expertise, en tant que forme privilgie de dveloppement des savoirs dans l'institution

    judiciaire, offre un angle intressant et indit pour reconsidrer la fois le rapport du droit aux

    autres disciplines et celui du magistrat au jugement6. Alors que la loi conoit l'expertise comme un

    accessoire, c'est bien la capacit produire des certitudes qui, in fine, dtermine le niveau de

    participation du technicien dans l'laboration du jugement. Tantt ngligeable, tantt dcisive,

    l'expertise contribue trs ingalement la formation du verdict mais fait varier d'autant le rle du

    magistrat. Matre de la dcision, le juge peut aussi n'en tre que l'organisateur. L'ouverture de la

    Justice des partenaires extrieurs donne ainsi penser une possible volution des modes de juger

    pratiqus au sein de cette institution.

    L'expertise judiciaire, entre approche praticienne et discours juridique

    Lexpertise judiciaire constitue, ce jour, un angle mort des sciences sociales7, en

    particulier de la science politique. Si des approches historiques8, sociologiques9, psychologiques10

    ou linguistiques11 se dveloppent timidement depuis une quinzaine d'annes, la science politique

    6 Cet article sinscrit dans une recherche plus large qui porte sur la dynamique savoir-pouvoir observe travers le cas de lexpertise judiciaire. Il sagit dune thse de doctorat en science politique, intitule Lexpertise comme nouvelle raison politique ? Un terrain privilgi : lexpertise judiciaire et ralise sous la direction de Jacques Commaille et Martine Kaluszynski. Lauteur tient remercier chaleureusement les personnes qui lui ont fait lamiti de relire les diffrentes versions de ce texte et de lui faire part de leurs remarques aussi judicieuses que bienveillantes : Jacques Commaille, Martine Kaluszynski, Kristoff Talin et Philippe Warin. Lauteur tient galement remercier toutes les personnes qui ont rendu possible le travail de terrain : experts, magistrats et juristes rencontrs. 7 Il sagit ici de lexpertise judiciaire en tant quobjet part entire. En revanche, les recherches concernant des pans particuliers de lexpertise ne sont pas rares. Cest le cas en particulier de lexpertise mdico-lgale et psychiatrique. Voir les travaux de Michel FOUCAULT et notamment Les anormaux. Cours au Collge de France. 1974-1975, Paris, Gallimard / Seuil, 1999. Voir galement Robert CASTEL, Lordre psychiatrique, Paris, Ed. de Minuit, 1977 ainsi que Martine KALUSZYNSKI, Identits professionnelles, identits politiques : mdecins et juristes face au crime au tournant du XIXe et du XXe sicle , in Laurent MUCHIELLI (dir.), Histoire de la criminologie franaise, Paris, LHarmattan, 1994, p. 8 Frdric CHAUVAUD av. la collab. de Laurence DUMOULIN, op. cit. 9 Philippe FRITSCH, Situations dexpertise et expert systme , in CRESAL, Situations dexpertise et socialisation des savoirs, Saint-Etienne, ronotyp, 1985, p. 15-47. 10 Lock M. VILLERBU et Jean-Luc VIAUX (dir.), Ethique et pratiques psychologiques de lexpertise, Paris, LHarmattan, coll. Psychologiques , 1998. 11 Monique de BONIS, Lanalyse du rle de lexpertise dans le processus dcisionnel judiciaire observ essentiellement du point de vue cognitif, Rapport pour le Ministre de la Justice, ronotyp, ss date ; Langage naturel

  • 4

    franaise, dans son ensemble, ignore encore trs largement cet objet. Le thme gnral de

    lexpertise suscite certes de nombreux travaux qui sappuient sur des terrains de recherche

    diversifis. Cependant, le champ judiciaire reste manifestement lcart de cet engouement.

    Lexpertise judiciaire ne donne gure lieu des recherches empiriques, de mme qu'elle n'est

    qu'effleure par la rflexion thorique.

    On dispose en revanche, sur cette question, dune abondante littrature issue, soit des

    experts eux-mmes, soit des juristes. Les manuels dexperts, pour leur part, envisagent surtout

    lexpertise comme un ensemble de procds, de manires de faire singulires. Lexpertise est alors

    vue comme une pratique qui articule un savoir disciplinaire donn et une question concrte, ce,

    dans le respect dun cadre juridique et procdural vu comme contraignant. La notion de savoir-faire

    est considre comme fondatrice de la comptence expertale. Elle repose galement sur le respect

    des exigences juridiques et judiciaires. Les approches praticiennes valorisent ainsi lactivit

    expertale comme rponse une commande. En ce sens, elles dsamorcent, la racine, les

    questionnements et bouleversements que lappel aux disciplines savantes serait susceptible

    dintroduire dans la machine judiciaire.

    De mme, le discours juridique livre une approche "neutralisante" de lexpertise. Pour le

    droit, lexpertise correspond une procdure troite, organise par le Code de procdure pnale et

    le Nouveau code de procdure civile dune part, par la loi relative aux experts judiciaires et son

    dcret dapplication12 dautre part. Les contours de cette mesure dinstruction sont mticuleusement

    tracs par ces diffrents textes : l'expertise na lieu dtre ordonne que dans le cas o des

    constatations ou une consultation ne pourraient suffire clairer le juge 13.

    et expertise psychiatrique. Les marques de quantit dans la description des sujets expertiss : prcision ou exactitude , Droit et socit, n3, 1986, p. 251-260 ainsi que Monique de BONIS et Danile BOURCIER, Les paradoxes de lexpertise. Savoir ou juger ?, Le Plessis-Robinson, Institut Synthlabo pour le progrs de la connaissance, coll. Les empcheurs de penser en rond , 1999. 12 Il sagit de la loi n71-498 du 29 juin 1971 et du dcret n74-1181 du 31 dcembre 1974. 13 Article 263 du Nouveau code de procdure civile.

  • 5

    Mais l'approche juridique n'est pas seulement limitative, elle est aussi volontairement

    "enfermante". Mesurant les ventuelles perturbations entranes par une utilisation des savoirs dans

    le jugement, le "lgislateur" a rduit l'expertise une simple forme procdurale, dnue de tout

    impact sur la formation du verdict. A l'instar des approches praticiennes, l'approche juridique

    passe donc sous silence les enjeux que posent lintroduction de disciplines extrieures, au sein de la

    Justice. Le discours du droit, lui-mme porteur d'enjeux, restreint dessein l'importance et les effets

    possibles d'une prsence des savoirs dans le processus judiciaire. De ce point de vue, les

    orientations donnes aux dispositifs formels sont sans quivoque. En effet, les textes normatifs

    encadrent troitement les conditions de ralisation de l'expertise, placent l'expert dans un rapport de

    subordination avec le magistrat et promeuvent l'instrumentalisation de la parole expertale.

    Par ailleurs, si le droit a le pouvoir d'noncer ce qui doit tre, il ne peut pour autant

    contraindre compltement le rel. L'approche juridique, qui raisonne en termes de rgle et de

    conformit la rgle, ne peut rendre compte de cette portion de ralit qui s'chappe prcisment

    des "impratifs" juridiques. Les pratiques juridictionnelles, certes inspires par la conception

    juridique de l'expertise, n'en sont pas pour autant calques sur elle. Elles donnent au contraire

    l'image d'une ralit nuance, jouant avec la rgle. C'est bien ce regard centr non sur la loi mais sur

    les jeux autour de la loi, que nous entendons porter ici.

    L'expertise judiciaire, l'intrt d'une approche en termes de pouvoir

    Pour construire en objet de recherche cette question particulirement sature par le discours

    praticien, il convient tout dabord den proposer une dfinition singulire et largie.

    L'expertise judiciaire peut tre entendue, dans un sens gnrique et extensif, comme

    lensemble des formes que prend lintroduction dune rationalit technico-scientifique dans

    linstitution, le processus et la dcision judiciaires. Contrairement aux autres catgories du

    personnel en place dans les juridictions, lexpert nest pas un professionnel du droit. Son identit se

    construit autour de la matrise dune spcialit technique ou scientifique. Cependant, ce technicien

  • 6

    prend part au droulement de l'instance et la prparation du jugement, que ce soit en matire

    dadministration de la preuve, dtablissement des faits ou dvaluation des responsabilits. Aussi

    peut-on considrer les experts judiciaires comme des acteurs technico-scientifiques qui, en dpit

    dune lgitimit non juridique, interviennent dans les mcanismes judiciaires et plus spcialement

    dans la construction du jugement.

    L'activit expertale, selon cette acception, est ici travaille travers les diffrentes formes et

    manifestations quelle peut prendre. Elle englobe alors lensemble des investigations caractre

    technique ou scientifique effectivement intervenues dans le processus judiciaire, que ce soit dans le

    cadre de lenqute prliminaire, de linstruction ou du jugement ; quelles soient effectues doffice,

    la demande du Parquet, de la juridiction dinstruction ou de jugement, ou encore des parties ;

    quelles prennent la forme d'observations, d'investigations, de diagnostic ou de conseil. En effet, ce

    qui importe ce nest pas tant le cadre juridique, le moment procdural ou lidentit du commissaire

    que les recherches entreprises, en tant quelles viennent effectivement nourrir le dossier judiciaire et

    la rflexion du magistrat.

    Relativisant le discours du droit, nous montrerons que le fonctionnement quotidien de la

    Justice use et ruse avec souplesse des "impratifs" juridiques. La volont exprime par le droit de

    restreindre le primtre d'action des savoirs et de veiller leur innocuit sur les principes et modes

    d'action de l'institution, tmoigne prcisment du caractre sensible, nvralgique de l'expertise.

    C'est bien parce qu'il y a "pril en la demeure" que les savoirs sont enferms dans un vritable

    carcan procdural. Le danger est d'ailleurs annonc par certains juristes et praticiens du droit qui

    voquent le pouvoir croissant des experts et leur influence grandissante sur l'issue des procs14.

    Aussi convient-il de restaurer la dimension qu'vitent prcisment les dispositifs formels et

    les commentaires de doctrine et qui trahit leur inconfort : de quels enjeux la prsence des savoirs

    dans le jugement est-elle porteur ? Incontestablement, ce sont bien les pouvoirs respectifs du

    14 Voir notamment Jean PIERRE, Le mtier de juge d'instruction , Etudes, 1988, p. 43-52.

  • 7

    magistrat et de lexpert dont il est ici question, avec pour toile de fond le risque d'un gouvernement

    des experts et / ou de ce qui peut tre qualifi comme une dmission des juges.

    Restaurant pleinement les enjeux propres ce que le droit prsente comme une simple

    procdure, on s'interroge ici sur les effets, les rpercussions de l'expertise dans et sur linstitution

    judiciaire15. Quel rle le discours expertal joue-t-il dans la dcision de justice ? Comment est-il

    peru et exploit par les acteurs du mcanisme dcisionnel (magistrats, avocats, parties) ? Est-il

    dlaiss, contourn, instrumentalis ou encore vcu comme une imposition ? La question des

    usages de la parole expertale doit en effet tre pose dans la mesure o elle ouvre directement sur

    la question des pouvoirs respectifs du magistrat et de l'expert dans la formulation et la justification

    du jugement. Le rle des savoirs sera ainsi envisag sous l'angle des rapports de pouvoir

    qu'entretiennent hommes de l'art, magistrats et avocats et, travers eux, disciplines savantes et

    droit.

    Si le droit cre un lien statutaire de subordination entre juge et technicien qui cadre d'emble

    la relation, c'est bien au fil des interactions concrtes que se dfinit la position de chacun. Les

    relations de pouvoir dynamiques que tissent magistrat et expert, en particulier, s'agencent et

    sorganisent diffremment suivant les contextes. Elles produisent des situations htrognes depuis

    le cas o lexpertise est compltement dlaisse et ignore dans le processus dcisionnel jusquau

    cas o la dcision dcoule entirement des rsultats expertaux.

    Au fil de la dmonstration

    Le droit place lexpertise dans un cadre normatif troit voire triqu. Il minimise - pour

    mieux la limiter - linfluence des savoirs experts dans llaboration du jugement. Certaines

    15 Notre matriau est constitu de textes juridiques, dentretiens, darchives ainsi que dtudes de cas partir de dossiers jugs dans lesquels une ou plusieurs expertises ont t ordonnes et ralises. Dans le cadre du prsent article, notre analyse porte sur des dossiers issus de juridictions civiles de droit commun (le Tribunal de grande instance et la Cour dappel de Grenoble) ainsi que dune juridiction dexception, choisie tant pour son lien particulier lexpertise que pour des raisons daccs aux sources (le juge des loyers commerciaux, TGI de Grenoble). Un systme de classement et de codage des dossiers a t labor afin de citer certaines pices sans compromettre lanonymat des parties en prsence. Prcisons enfin que cet article donne voir quelques rsultats formuls partir dun premier dpouillement

  • 8

    pratiques juridictionnelles observes s'inscrivent dans ce modle de l'expertise ressource

    exploite. Les acteurs du processus judiciaire instrumentalisent l'expertise, l'appui de leurs

    stratgies discursives (I). Pour autant, on ne peut se contenter de cette vision partielle. La mise en

    uvre des dispositifs formels s'effectue galement selon d'autres modalits, non prvues par le

    droit. Apparat alors le modle d'une expertise contraignante, s'imposant au juge et le privant

    d'une partie de sa marge de manuvre (II).

    I. Lexpertise judiciaire : une ressource librement exploite Si certains juristes considrent l'expertise comme une collaboration entre le juge et l'expert,

    rejoignant ainsi la position et la pratique de certains magistrats, les textes normatifs instaurent plutt

    une relation d'ingalit, de commanditaire commandit, de matre d'ouvrage matre d'uvre.

    Cette conception de l'expertise issue des dispositifs formels oriente, imprime certaines pratiques

    observables dans les juridictions. Les acteurs judiciaires puisent dans le rapport d'expertise de quoi

    tayer leurs positions et argumentations. La "pche" qu'ils effectuent peut devenir "miraculeuse"

    lorsque la parole expertale devient le support unique du jugement.

    1.1. Lexpertise, une relation dingalit16 Les rapports entre magistrats et experts constituent un des nuds du discours juridique

    relatif lexpertise. Le technicien et le juge sont envisags dans un troit lien dinterdpendance.

    Comme le soulignent les articles de doctrine, juge et expert forment [...] un couple

    indissociable 17. Tout au long de lexcution de la mission, ils doivent former un vritable

    binme [...] pour sentraider, spauler, avoir recours lun lautre. 18 Entre le juge qui donne

    la mission et lexpert qui fournit son rapport, cest un authentique pacte de confiance qui

    des matriaux relatifs au civil. Ces premiers acquis demanderont certainement tre nuancs, affins et compars avec les observations tires de la matire pnale. 16 Comme le dit un minent juriste, lexpert collabore avec le juge, sous son autorit ! Marcel CARATINI, op. cit. p. 44. 17 Marcel CARATINI, Experts et expertise dans la lgislation civile franaise. Principes gnraux , La gazette du palais, Doctrine, 22 janvier 1985, p. 44.

  • 9

    sinstaure. 19 Cependant, le partenariat et la coopration nimpliquent pas lgalit des parties en

    prsence. Collaborer, cest travailler ensemble dans un but partag mais sans que cela ne prjuge du

    rapport de force susceptible de sinstaurer entre les partenaires.

    Les dispositifs formels qui encadrent la procdure expertale dessinent une architecture

    verticale, dans laquelle le magistrat contrle le technicien. [L]es rles sont clairement dfinis : le

    juge pose une question dordre technique lexpert, lexpert examine les faits et apporte une

    rponse, le juge tranche en toute libert 20. De cette conception dcisionniste est issue une relation

    construite autour dune ingalit statutaire et dun rapport de domination. Lun impulse,

    commandite, ordonne, tandis que lautre ragit, rpond, obit. La rpartition des tches est division

    du travail mais aussi et peut-tre surtout, hirarchie des rles.

    Lexpert est donc conu comme un prestataire de service. Il apporte son concours la

    Justice dans les limites qui lui sont signifies par son commanditaire. Lhorizon de lexpert sarrte

    lnonc de la mission. La mission, rien que la mission, mais toute la mission 21 se plat

    marteler un minent juriste, Conseiller honoraire la Cour de cassation. Or, il serait pour le moins

    naf de penser que cest seulement lextriorit du technicien par rapport linstance [qui]

    explique la libert dapprciation totale dont jouit le juge, tant propos du recours au technicien

    qu lgard des conclusions de ce dernier 22. Cest bien plutt la volont de limiter le rle de

    lexpert dans le procs qui motive un tel tat de fait.

    18 Michel OLIVIER, Aspects juridiques et dontologiques du rapport dexpertise vtrinaire , in Michel. OLIVIER, De lexpertise civile et des experts, t. 2, Paris, Berger-Levrault, 1995, p. 40. 19 Ibid. 20 Jean PRADEL, Les rles respectifs du juge et du technicien dans ladministration de la preuve en matire pnale , in INSTITUTS DETUDES JUDICIAIRES, Les rles respectifs du juge et du technicien dans ladministration de la preuve, Paris, Puf, 1976, p. 68. 21 Michel OLIVIER, Lexpertise en matire civile , in Michel OLIVIER, De lexpertise civile et des experts, t. 2, op. cit. p. 17. 22 Bruno OPPETIT, Les rles respectifs du juge et du technicien dans ladministration de la preuve en droit priv , INSTITUTS DETUDES JUDICIAIRES, Les rles respectifs du juge et du technicien dans ladministration de la preuve, Paris, Puf, 1976, p. 57.

  • 10

    Linstrumentalisation des experts rpond et correspond une vision sacralise du droit, de

    linstitution judiciaire et de ses praticiens. Seuls, les juristes matrisent cet art indfinissable quest

    lart juridique23, seuls les magistrats entretiennent un lien insondable avec la souverainet 24.

    Quelle condition, en effet, que celle du Magistrat ! De quelle haute mission il se trouve revtu !

    Plac par la loi au milieu de la socit, comme sur un sige lev, pour pouvoir mieux dcouvrir les

    dsordres qui en troublent lharmonie... ne participe-t-il pas, en quelque sorte, la puissance

    souveraine, dont le plus bel apanage, comme le devoir le plus sacr, est de distribuer la justice aux

    peuples runis sous ses lois ? Et si ce pouvoir nest quune image, une manation de celui du

    crateur lui-mme, dont la mission invisible gouverne lUnivers, le magistrat nest-il pas pour ainsi

    dire, dune nature plus quhumaine ? 25.

    Elev par les fonctions quil accomplit, le magistrat est un homme de vertu, exceptionnel et

    presque surhumain, directement en contact avec la sacralit et le surnaturel26. Lexpert, personnage

    profane immisc dans le sanctuaire de la Justice, ne saurait dborder le cadre fix par le magistrat

    sans risquer d altr[er] la puret de la fonction juridictionnelle 27. Lart de juger et la dfinition

    du juste doivent demeurer lapanage du droit, de la Raison juridique et des juristes. La division du

    travail entre expert et magistrat est donc plus quune diffrence de comptences, cest une question

    didentit et de lgitimit. Du point de vue du droit et des juristes, lexpert nest lgitime

    intervenir dans le processus judiciaire que dans la mesure o il y a t convi par le tribunal.

    23 Jacques COMMAILLE, Lesprit sociologique des lois. Essai de sociologie politique du droit, Paris, Puf, coll. Droit, thique, socit , 1994, p. 221. 24 Franois-Xavier TESTU, Prsentation gnrale , in Guy CANIVET, Lexpertise, Paris, Dalloz, p. 7. 25 G. de ROULHAC, La dignit de la magistrature en gnral et de celle de la Cour en particulier , discours de rentre de la Cour dappel, 9 novembre 1812, cit par Jean-Claude FARCY, Magistrats en majest. Les discours de rentre aux audiences solennelles des cours dappel (XIXe-XXe sicles), Paris, CNRS Editions, 1998, p.150. 26 Alain BANCAUD, La haute magistrature judiciaire entre politique et sacerdoce ou le culte des vertus moyennes, Paris, LGDJ, coll. Droit et socit , 1993. 27 Bruno OPPETIT, op. cit. p. 62.

  • 11

    Comme toutes les relations magistrats-auxiliaires de Justice, la relation dexpertise sinscrit

    dans un rapport de domination classiquement institu et mis en uvre par les juristes28. Le juge tire

    de la loi les moyens dentretenir avec les experts un rapport de subordination. A travers sa pratique,

    il actionne et fait rsonner le cadre juridique pos par le "lgislateur". En loccurrence, si les juristes

    tolrent la prsence du profane et de limmanent, cest seulement lintrieur des limites quils leur

    ont assignes. Convoqus pour grer la dimension technique et factuelle du litige, les experts

    doivent sabstenir de toute immixtion dans les aspects juridiques et dcisionnels de linstance.

    Sortes de sous-traitants du magistrat, ils prennent en charge la ralisation dune mission pour

    laquelle ils suivent un cahier des charges scrupuleusement dfini par leur commanditaire. Rserves

    aux seuls initis - les "prtres" de lordre juridique - les questions de droit, et en particulier la

    fonction dcisoire, sont interdites aux experts29.

    Or, ce que la loi proscrit cest prcisment ce quelle redoute. Cest bien parce que

    lintroduction dune logique non juridique est potentiellement dangereuse et subversive, que les

    juristes procdent son endiguement. Susceptibles de remettre en cause les attributions

    traditionnelles du juge, dentrer en concurrence avec le droit et les magistrats dans lexercice du

    jugement et plus largement de porter atteinte lintgrit et la validit de la rgulation juridique,

    les savoirs experts sont troitement encadrs, confins dans lespace du secondaire, de lannexe, de

    laccessoire. Sources potentielles de dstabilisation et de concurrence, capables de remettre en

    cause les principes et les quilibres sur lesquels repose ldifice judiciaire, les disciplines et acteurs

    extra juridiques sont instrumentaliss. Lexpertise est rduite sa dimension de procdure et

    dpouille de ses enjeux.

    28 Ce rapport de domination sappuie notamment sur les qualits du magistrat : dsintressement, souci du bien public et de lintrt gnral Citant un courrier manant dune Cour dappel, Jacques Commaille montre que limage du magistrat est dabord construite partir, a contrario, dune critique svre des auxiliaires de justice . Voir Jacques COMMAILLE, Territoires de justice. Une sociologie politique de la carte judiciaire, Paris, Puf, coll. Droit et Justice , 2000, p. 53. 29 Voir larticle 238 du NCPC et son commentaire : Le technicien na pas de pouvoir dcisoire. Il ne peut dire le droit, ce qui est le privilge du juge , Michel OLIVIER, Mesures dinstruction confies un technicien , Rpertoire de procdure civile, Dalloz, 1997, p. 26.

  • 12

    Le Nouveau code de procdure civile, qui marque un encadrement accru de la procdure

    dexpertise, peut donc tre interprt comme une raffirmation de la prtention et de la vocation du

    droit et de ses praticiens noncer, mettre en uvre et protger les valeurs socialement prgnantes,

    en particulier, la notion de justice. Ce texte organise et garantit la supriorit du juge et de lordre

    juridique sur les savoirs. Il donne au magistrat les outils juridiques qui lui permettent de durcir leur

    pratique juridictionnelle et de faire des connaissances, comptences et savoir-faire spcialiss des

    instruments dans le processus dcisionnel. Loin dtre prisonnier de la parole expertale, le magistrat

    dispose des moyens lgaux d'apprcier le rapport d'expertise en toute libert.

    1.2. "Lart de la pioche" De fait, le rapport dexpertise apparat comme un rservoir dides lintrieur duquel les

    juges piochent, isolent un certain nombre dlments. En effet, le rapport dexpertise nest pas

    envisag par les acteurs comme un bloc monolithique mais au contraire comme un ensemble

    compos dune multiplicit dunits qui peuvent tre dissocies mais aussi ragences soit entre

    elles soit avec dautres items issus des tmoignages, des attestations etc. Il fonctionne alors comme

    une srie de monades, chacune dentre elles pouvant tre isole de son milieu tout en gardant son

    sens propre. Le dmembrement auquel procdent les acteurs judiciaires (magistrats et avocats) vient

    lappui de leurs stratgies discursives30. Chaque acteur invoque tel ou tel passage de lexpertise

    pour soutenir son argumentation et utilise ainsi les savoirs comme des ressources, cest--dire des

    rserves de force 31. Le rapport dexpertise fonctionne alors comme un pourvoyeur de pices du

    dossier, de chiffres, de mots, dvaluations, darguments qui peuvent tre emprunts opportunment

    par les uns et les autres et intgrs dans un raisonnement.

    30 Pierre HEBRAUD, Rapport introductif , in INSTITUT DETUDES JUDICIAIRES, La logique judiciaire, Paris, Puf, 1969, p. 33. 31 Lexpression est emprunte lencyclopdie Larousse qui donne pour dfinition du mot ressources : richesses dont on peut disposer : ressources en argent, en hommes, en bl etc. // Moyens dactions, rserve de forces, dingniosit, etc. : Dployer toutes les ressources de son intelligence , Dictionnaire encyclopdique Larousse, article Ressource , d. 1978. Cest bien cette ide de rserve de forces qui nous intresse, elle colle trs bien ce quest le rapport dexpertise tels que le donnent voir les usages dont il est lobjet.

  • 13

    Le litige suivant qua eu connatre la Chambre de la construction du TGI de Grenoble est

    particulirement loquent32. Les requrants se plaignent dun glissement de terrain ayant emport

    une partie de leur terrasse ainsi que le chemin priv situ en contrebas de leur villa. Dans son

    rapport, lexpert conclut par une imputation des responsabilits de lordre de 70 % pour larchitecte

    qui a assum la matrise duvre et de 30 % pour la commune qui, deux ans avant le sinistre, avait

    fait procder la pose de canalisations enterres au pied du talus de la proprit en question. Le

    jugement qui reprend les constatations de lexpert mais aussi les causes quil avance, sen dfausse

    en ce qui concerne les responsabilits. Il refuse tout dabord de se prononcer sur la responsabilit de

    la commune, dans le mesure o il sagit dun acteur public relevant de la seule comptence du

    Tribunal administratif. Si le juge rejoint ensuite lexpert sur lide dune responsabilit crasante du

    matre duvre (80 %), il impute aux requrants une part de responsabilit (20 %), proposant ainsi

    un partage de la charge qui npargne pas les victimes elles-mmes. Comment le magistrat a-t-il pu

    parvenir ce rsultat, assez diffrent de ce que proposait lexpert ?

    Prcisment, il a utilis les documents recueillis par le technicien et annexs dans son

    rapport. En particulier, il sest attard sur une convention, signe entre la commune et les

    demandeurs, qui stipulait la responsabilit exclusive des matres douvrage dans llargissement du

    chemin communal permettant laccs leur proprit. On voit bien ici que si lexpert apporte des

    lments factuels vrifis, des enchanements causaux qui permettent dentrevoir des

    responsabilits, le magistrat a la possibilit de scarter des interprtations et imputations que

    lexpert en fait dcouler. Dautres raisonnements peuvent tre dvelopps, arguments et cet

    gard, le choix de privilgier ou dignorer une pice au dossier peut tre dterminant. Cette

    convention passe entre les diffrentes parties au procs dresse la carte des engagements

    rciproques et amne ainsi le magistrat dmler le jeu des responsabilits croises dune manire

    assez diffrente de celle de lexpert. Cet exemple montre le juge en plein exercice d'un art

    constitutif de l'art judiciaire, l'art de la pioche.

    32 Dossier B5.

  • 14

    De mme, il arrive que dans un dossier, expertises et contre-expertises se succdent et se

    contredisent ; cest particulirement le cas lorsque interviennent des experts en assurance. Face

    des positions contradictoires et quelquefois partisanes, le tribunal nest pas forcment dpourvu de

    moyens daction. L'exemple qui suit, illustre avec clat la libert dont peut user le magistrat la

    lecture des rapports33.

    Dans un contentieux automobile qui oppose une socit propritaire d'un vhicule

    endommag et sa compagnie d'assurances, de nombreuses expertises ralises (une expertise

    judiciaire et plusieurs expertises officieuses effectues pour le compte des parties) aboutissent des

    thses loignes voire divergentes. Le magistrat critique ouvertement la qualit des rapports

    produits ce qui ne lempche pas, un peu plus loin de prendre pour argument le fait que les

    constatations des experts, malgr leurs conclusions contradictoires, permettent de retenir quil y

    avait plusieurs traces de chocs sans quaucun deux ntablisse srieusement que le passage

    vitesse rduite sur ce ralentisseur pouvait entraner le dommage majeur 34. Nanmoins, troubl

    par les conclusions contradictoires des experts, le magistrat considre que le demandeur

    napporte pas de preuve suffisante pour tablir que le dommage quil invoque se serait produit

    comme il laffirme 35. Conscient davoir affaire des avis intresss proposant des interprtations

    douteuses voire fantaisistes et en tout cas non dmontres, il tire ce quil peut des lments

    consensuels et en particulier des constatations effectues. Smancipant autant que possible des

    affirmations partisanes, il rintgre les lments piochs, dans son argumentation globale,

    introduisant pour finir un argument juridique dcisif : le demandeur doit apporter la preuve de ce

    quil avance.

    Mais les magistrats nont pas le monopole de lart de la pioche. Les avocats pratiquent eux

    aussi le dmembrement des savoirs et leur instrumentalisation dans le cadre de stratgies

    33 Dossier A1. 34 Jugement du TGI, 13 fvrier 1997, p. 5. 35 Ibid.

  • 15

    discursives. Ainsi, dans un litige de la construction36, lavocat de la principale socit incrimine

    critique ouvertement le rapport dexpertise, qualifiant les propos de lexpert de supputations 37.

    Cela ne lempche pas de reprendre ensuite certaines prconisations de lexpert qu'il vient pourtant

    de dnoncer. Incontestablement, lavocat value la qualit de lexpertise laune de sa

    compatibilit avec les intrt de son propre client. Lorsque l'expert avance une explication des

    dsordres qui dessert sa partie, le conseil disqualifie lexpertise et / ou lexpert brutalement. En

    revanche, lorsque lavis du technicien va dans le sens des intrts quil reprsente, lavocat le

    qualifie de juste 38, prcisment parce quil lui est favorable.

    Il arrive aussi que les conclusions expertales soient entirement favorables sa partie.

    L'avocat les reprend alors intgralement et fonde lensemble de ses conclusions sur cet unique

    support argumentatif. Dans une affaire de construction, un des avocats appuie ainsi toute son

    argumentation sur les acquis de l'expertise39. Il en commente les rsultats, cite des passages du

    rapport, et termine par cette phrase : tout est dit dans ces conclusions 40. Il exploite et utilise

    plein un avis expertal vu comme salutaire.

    Lexpertise est donc apprhende travers sa capacit dadquation au rcit de lavocat.

    Elle est lue travers le prisme de la stratgie dfensive ou offensive de celui-ci. La grille de lecture

    actionne est bien celle de lopportunit de la parole expertale. Bien que les pratiques des

    magistrats et des avocats servent des objectifs distincts, en matire dexpertise, elles procdent

    selon le mme canevas. Conformment au discours dvelopp dans les dispositifs juridiques

    formels, les praticiens du droit envisagent le rapport dexpertise comme une ressource stratgique

    dans un processus argumentatif.

    36 Dossier B4. 37 Conclusions, 10 novembre 1994, p. 6. 38 Conclusions additionnelles, 6 mai 1996, p. 2. 39 Dossier B4. 40 Conclusions au fond aprs expertise, 30 mars 1987, p. 4.

  • 16

    1.3. Le rapport dexpertise, ressource stratgique41

    Les avocats ont pour objectif de gagner le procs cest--dire de faire que ce qui ntait que

    leur version des faits ou celle de leur client, en lutte avec dautres interprtations soit valide par le

    jugement ; quelle devienne non seulement la version dominante et officialise mais plus encore la

    ralit, en vertu du principe de lautorit de la chose juge. [L]e rle de lavocat nest pas

    dtablir une vrit certaine, une vrit dmontre, une vrit irrfutable. Il nest que dobtenir

    ladhsion momentane des juges, exprime dans un jugement qui nonce une vrit judiciaire

    suffisante la satisfaction de lavocat 42. De ce point de vue, les avocats dveloppent une

    stratgie, entendue la fois au sens militaire43 et au sens que Michel de Certeau lui a donn dans

    Linvention du quotidien44. Il oppose en effet la stratgie la tactique, la ruse, qui ne se dveloppe

    pas partir dun espace propre mais lintrieur mme de la domination quelle ne peut contester

    ouvertement : la tactique cest la rsistance opre depuis lintrieur.

    La proccupation et laction des avocats sont bien dordre stratgique. Le conseil sidentifie

    celui quil reprsente au point de parler en son nom et sa place, dutiliser la premire personne

    du pluriel qui indique, sinon la cohsion, du moins le partage dune situation. Il y a l un lieu

    propre, une singularit qui se distingue trs nettement voire trs violemment de lautre, lennemi,

    ladversaire, le "contradicteur", avec lequel le rapport de force sengage de manire frontale et

    physique (audiences, reconstitutions, transports sur les lieux...) ou indirecte et mdiatise (courrier,

    dpositions, attestations...).

    41 Prcisons quil est ici question de lutilisation stratgique du rapport dexpertise. En effet, le format de cet article ne permet pas de traiter des jeux que suscite la mise en uvre de la procdure dexpertise. 42 Jean-Denis BREDIN, La logique judiciaire et lavocat , in INSTITUT DETUDES JUDICIAIRES, op. cit. p. 94. 43 Art de coordonner des actions et de manuvrer pour atteindre un but , dictionnaire encyclopdique Larousse, article Ressource , op. cit. 44 Jappelle stratgie, le calcul (ou la manipulation) des rapports de force qui devient possible partir du moment o un sujet de vouloir et de pouvoir (une entreprise, une arme, une cit, une institution scientifique) est isolable. Elle postule un lieu susceptible dtre circonscrit comme un propre et dtre la base do grer les relations avec une extriorit de cibles ou de menaces (les clients ou les concurrents, les ennemis, la campagne autour de la ville, les objectifs et objets de recherche, etc.) , Michel de CERTEAU, Linvention du quotidien, t. 1, Paris, Gallimard, coll. Folio Essais , 1990, p. 59.

  • 17

    Quant aux magistrats, la notion de stratgie rend compte, l aussi, dun certain aspect du

    travail judiciaire. En particulier, elle traduit bien lide dun juge porteur dune position propre

    par rapport au litige, position la fois professionnelle et personnelle, issue de la confrontation des

    donnes du dossier avec ses rfrences et reprsentations, quelles soient issues de son exprience

    individuelle, de sa formation initiale, de son appartenance un groupement syndical ou encore de

    considrations gnrales mises par la juridiction dans laquelle il exerce ou par la Chancellerie dans

    le cadre de la formulation de politiques pnales globales. La dimension stratgique permet dcarter

    dfinitivement la figure du magistrat "bouche de la loi", cette fiction juridique qui enferme les

    praticiens du droit dans une ncessaire passivit et occulte la complexit du processus de

    construction du jugement, lui-mme rduit, via la fiction du raisonnement syllogistique, un

    procd mcanique dapplication de normes gnrales des cas particuliers.

    A lvidence, le magistrat jouit dune libert daction dans la rsolution des contentieux.

    Evoluant dans un jeu relativement ouvert, il arbitre entre une pluralit de solutions htrognes et

    non quivalentes, mais galement susceptibles de mettre un terme au conflit. Le litige de la

    construction qui suit45 donne voir la formulation par le juge, dune position propre, la mise en

    uvre dune stratgie subjectivement dtermine et rsultant dun choix opr entre plusieurs

    alternatives.

    Dans un contentieux entre les propritaires dun appartement neuf et les entreprises qui ont

    procd sa construction, bien que lexpert atteste de la ralit des dsordres allgus par les

    demandeurs, quil identifie avec certitude lorigine et lentreprise responsable, le magistrat dboute

    les requrants. Il considre en effet que les drglements constats nentrent pas dans le cadre de la

    garantie dcennale. Il justifie alors sa position par une interprtation "serre" de la loi, alors quil ne

    tenait qu lui, justement, de procder une lecture plus souple des textes. Sagissant de dfauts sur

    un revtement de marbre, il aurait pu considrer que le marbre tant un revtement de prestige,

    45 Dossier B1.

  • 18

    prsent et vendu ce titre aux demandeurs, ses dfauts esthtiques le rendaient impropre sa

    destination et entraient de ce fait dans le champ de la garantie dcennale.

    Or, le motif invoqu - en loccurrence les lacunes de la loi - relve bien d'un procd

    argumentatif et stratgique. Ni imprative, ni incontournable, cette lecture des textes constitue

    l'exercice d'un choix et d'une libert. Le rglement du litige et la dfinition de la meilleure solution

    sont troitement lis la manire dont est apprcie la situation : est-elle plus ou moins grave, plus

    ou moins scandaleuse...? Bien que parfaitement justifies, les dolances des demandeurs sont

    apparues, aux yeux du magistrat, secondaires et relatives. Le fait que celui-ci considre comme

    superflu et somptuaire le fait de vivre dans un appartement dall de marbre a certainement influ

    sur sa manire de dire le droit.

    Acteur disposant certes dun capital dautorit singulier, le magistrat nest ni une puissance

    arbitrale qui serait place en terrain neutre, ni une puissance transcendante qui trnerait au-dessus

    du litige et des parties, cest un acteur immerg "dans la mle", confront des choix quil ralise

    en sappuyant sur ses connaissances juridiques, en examinant rationnellement la situation mais

    aussi en se fiant ses intuitions, en faisant jouer son bon sens, en reproduisant des habitudes... En

    somme, le jugement slabore au fil dun processus cognitif complexe, que les motivations

    rationalisent et justifient a posteriori46. Dans le cadre de ce processus, le rapport dexpertise joue le

    rle dun outil utile pour la formulation des solutions mais aussi pour leur justification. Cet

    instrument peut tre massivement utilis au point de devenir le socle unique sur lequel se fonde le

    jugement. Ressource exclusive du juge, le rapport dexpertise est homologu sans lombre dune

    critique, il est mme protg des attaques partisanes.

    1.4. Le rapport dexpertise, ressource exclusive Il arrive de rencontrer des dossiers dans lesquels le magistrat renonce demble toute

    discussion, toute position critique par rapport aux rsultats de lexpertise. Alors quil pourrait

  • 19

    avoir prise sur le rapport, quil pourrait interroger certains raisonnements, certains chiffrages, le

    juge entrine purement et simplement la parole expertale et fait delle la source constitutive du

    jugement. Il sabstient de discuter ou dvaluer les affirmations du technicien, certainement plus par

    habitude que par principe. En effet, ce cas de figure correspond le plus souvent des dossiers de

    routine - le "pain quotidien" de la Justice - relatifs des litiges rptitifs et strotyps autour

    desquels pointe une certaine routinisation du mtier de magistrat. Les contentieux de loyers

    commerciaux sont exemplaires de ce point de vue. Le libell et le contenu de la mission varient peu

    et sinscrivent dans une configuration stable dun procs lautre : deux parties, deux positions

    clairement identifies, deux revendications trs polarises47, des arguments comparables voire

    identiques, en particulier lorsquil sagit de locaux situs dans le mme contexte gographique48.

    Cest galement le cas de certains litiges de la famille, relatifs au divorce et lhbergement des

    enfants en particulier. Toujours originaux et contextualiss, ces diffrends rpondent nanmoins

    des types assez stables : chaque parent rclame lhbergement principal des enfants ou lexercice

    dun droit de visite le plus souple possible.

    Le magistrat nhsite pas reprendre intgralement les conclusions avances dans le rapport

    et les retranscrire telles quelles dans les attendus du jugement. Plusieurs affaires tmoignent de

    cette manire de faire, partage par plusieurs juges mais ingalement mise en uvre. Dans un litige

    qui oppose le bailleur et le locataire dun htel de quartier49, le tribunal affirme, aprs avoir repris

    les arguments de lexpert relatifs au choix dun mode de calcul spcifique, lvaluation de la

    valeur locative arrte par lexpert sur le fondement de larticle 23-8 nest pas discute dans sa

    46 Voir notamment Giandomenico MAJONE, Evidence, Argument and Persuasion in the Policy Process, New Haven / Londres, Yale University Press, 1989, en particulier p. 29-30. 47 Les parties argumentent dans deux directions opposes : les facteurs locaux de commercialit ont t modifis durant le bail coul ce qui justifie un dplafonnement et une fixation du loyer en fonction de la valeur locative (position du bailleur) versus il ny a pas eu de modification notable de ces facteurs locaux de commercialit, ce qui implique que le bail soit renouvel sans dplafonnement (position du preneur). 48 La fixation de loyers commerciaux Grenoble une poque donne repose ainsi sur des arguments identiques : installation du tram, pitonnisation, construction du ple technologique Europole, etc. 49 Dossier C2.

  • 20

    mise en uvre par les parties, et elle nappelle effectivement pas de critiques. Il convient de dire

    que le loyer du bail renouvel le 1er fvrier 1994 doit tre fix 71 594 F 50.

    De mme, dans un autre dossier, tandis que les avocats contestent le rapport, le magistrat

    reprend lintgralit des conclusions expertales51. Il se dclare ouvertement solidaire de celui quil a

    dsign : le juge des loyers commerciaux ne saurait en la circonstance avoir dautre opinion que

    celle de M. X, quil a dsign en qualit dexpert (...) au terme dun rapport que le juge estime

    devoir faire sien 52. Il justifie alors sa position par des arguments dautorit relatifs au statut de

    lexpert. En effet, tout se passe comme si le simple fait que lexpert soit missionn par le juge

    garantissait lintrt et la qualit de lintervention sans mme que le magistrat ninterroge ou ne

    fasse tat de la qualit effective de lexpert (diplmes, exprience, etc.) ou du rapport dexpertise

    (clart, impartialit, prcision, etc.). Face aux attaques et dnigrement des avocats, le magistrat -

    plutt que dargumenter sur la qualit intrinsque du technicien ou sur la pertinence de ses calculs

    et considrations - tend son aile protectrice sur le rapport dexpertise. Cest ainsi la continuit

    entre le juge et lexpert qui est souligne. Larbitraire du premier sexerce pour "couvrir" la parole

    du second dont il reprend mot pour mot et chiffre pour chiffre les conclusions. Cette reprise se fait

    naturellement dans la mesure o lexpert est en quelque sorte lil et loreille du magistrat, son

    "correspondant" sur les lieux.

    Conception de lexpertise mais aussi relations magistrat-expert, routinisation des conflits,

    manque de temps et ncessit de faire vite peuvent tre invoqus pour expliquer cette utilisation

    "totale" et systmatique de lexpertise. Cette procdure contribue alors un traitement acclr des

    dossiers, particulirement utile dans le cadre dune Justice confronte une augmentation massive

    et durable du contentieux. Quoi qu'il en soit, le magistrat limite ici volontairement sa libert

    d'action. En validant l'expertise, il renonce exercer son pouvoir d'arbitrage. Toujours acteur de la

    50 Jugement du TGI, 3 fvrier 1997, p. 5. 51 Dossier C1. 52 Jugement du TGI, 27 octobre 1997, p. 2.

  • 21

    dcision et dtenteur officiel du pouvoir de dcider, il se place dans une position quasi

    administrative de ratification d'une solution qui lui est fournie "clef en main".

    Cependant, la valorisation des rsultats dexpertise dans le jugement ne repose pas

    exclusivement sur le bon vouloir du magistrat. En ce sens, le rapport dexpertise ne reprsente pas

    seulement un "moyen" pour les acteurs judiciaires datteindre leurs objectifs de persuasion. La

    dimension de ressource est indissociable de celle de contrainte. Si dans un cas, le juge dcide et

    choisit ce qu'il retient de l'expertise y compris tout au point d'abdiquer son propre pouvoir -, dans

    un autre, il est limit dans sa capacit de dcision par les rsultats du rapport dexpertise. Dans des

    cas extrmes, la porte de la parole expertale est telle que se dessine pour le magistrat un rle

    mineur : celui qui consiste dcider des consquences juridiques provoques par les rsultats

    scientifiques noncs au cours de l'expertise.

    II. Lexpertise judiciaire : une contrainte impose Si la doctrine et les dispositifs formels tentent effectivement de rduire lexpertise une

    ressource parmi dautres, un outil dans le cadre de la construction du jugement, lobservation des

    dossiers judiciaires montre qu'elle est bien plus quun procd de production et de distillation

    dinformations que le magistrat et lavocat utiliseraient leur guise. La conception dcisionniste du

    rapport entre savoir et pouvoir semble de ce point de vue partielle, limite et restrictive. Elle ignore

    demble la capacit contraignante des savoirs et savoir-faire qu'elle aborde comme des accessoires.

    Or, lintroduction de la technicit non juridique dans le champ judiciaire est porteuse deffets sur le

    systme dcisionnel. Non seulement elle bouleverse lquilibre des ressources disponibles mais

    encore provoque-t-elle l'apparition d'une force de coercition qui s'impose au magistrat. Les savoirs

    ont en effet la capacit de peser sur llaboration du jugement, au moins dans certaines

    configurations. Le rapport dexpertise enferme doublement le magistrat : rcit constitutif du rel, il

    est aussi discours explicatif du rel.

  • 22

    2.1. Le rapport dexpertise, rcit constitutif du rel

    Le rapport dexpertise est un exercice particulier qui rpond sinon des rgles acadmiques

    strictes, du moins des habitudes installes. Traditionnellement, le plan sorganise autour de quatre

    parties distinctes : le prambule, lexpos des oprations dexpertise et des constatations effectues,

    la discussion des faits tablis et enfin lavis cest--dire la prsentation synthtique des conclusions

    auquel le technicien aboutit53. Ce dcoupage en quatre temps reprsente plus quune matrice

    fonctionnelle : il exprime la profonde htrognit de la parole expertale.

    Dans les deux premires parties, lexercice est de type analytique et synthtique. Le

    prambule contient le rappel des termes de la mission, le rsum du contexte procdural et la

    prsentation des parties linstance, de leurs positions et prtentions rciproques. Dans la partie

    consacre aux oprations, lexpert procde au rcit du droulement de sa mission : chronologie des

    runions, nature des actes pratiqus, rsultats des observations, ractions des parties sont mises

    plat. Lauteur du rapport narre ainsi son commanditaire les vnements intervenus pendant

    lexpertise. Il restitue le produit brut de ses dplacements sur le terrain, la matire premire de son

    compte-rendu : observations, constats, cotes, relevs... autour de lobjet ou du sujet expertis et des

    dsordres qui laffectent. La description physique des lieux ou des personnes, la mesure et le

    pesage, la prise de photos constituent autant de manires de restituer une certaine ralit et de la

    rendre accessible au magistrat.

    La description nest pas seulement restitution, elle est aussi institution. Lexpert fait son

    rapport au sens o il rend compte, de ce quil a vu et entendu sur le terrain mais cest justement sur

    la base - et sur la foi - de cet tat des lieux que seront tablies la ralit et la vrit judiciaires. La

    parole expertale en racontant le rel contribue prcisment le faonner et ce, du fait de son statut

    original dans linstance. Statut doublement original en effet que celui du discours expertal. Parole

    dote dun certain pouvoir dordonnancement du rel, parce que fonde sur une lgitimit de nature

    53 Michel OLIVIER, Rdaction du rapport dexpertise en matire civile , in Michel OLIVIER, De lexpertise civile et des experts, t. 2, op. cit. p. 49-55, voir galement du mme auteur et dans le mme volume, Modle du rapport dexcution dune mesure dinstruction en matire judiciaire civile , p. 57-64.

  • 23

    scientifique, elle tire galement cette prsomption de vrit dune incontestable caution juridique et

    judiciaire. Le mandatement par le magistrat, assorti de la prestation de serment confre un statut

    spcifique aux propos de lhomme de l'art. A nouveau, cest toute la respectabilit de linstitution et

    de ses officiants qui rejaillit sur celui quelle dsigne et dont elle garantit plus que la comptence :

    labsence dintrts personnels et lextriorit par rapport au conflit. Lexpert incarne alors

    lhomme de confiance du magistrat, le narrateur fidle et intgre qui donne voir une ralit

    objective et atteste.

    Cette exceptionnalit de la parole expertale est fonde et exprime par le statut juridique

    spcifique reconnu au rapport dexpertise. Celui-ci est en effet revtu tout comme lacte

    authentique, de la force probante absolue 54. Le discours expert est alors assimil aux actes

    certifis et authentifis. Comme eux, il est constitutif de faits tablis qui ne pourront tre contests,

    sauf inscription en faux. Au fil de l'volution de la jurisprudence, le prambule, lexpos du

    droulement de la mission et la description des constatations ont conserv leur force probante

    absolue, et ce, mme si le Nouveau code de procdure civile pose en son article 246 que le juge

    nest pas li par les constatations ou les conclusions du technicien . En revanche, les autres parties

    du rapport - la discussion et les conclusions - sont dsormais soumises la simple preuve

    contraire 55.

    En somme, malgr un relatif dclin de sa force probante, le statut du discours expert reste

    spcifique et fonde le rle original de cette parole dans le processus judiciaire. Le rapport

    dexpertise en construisant un double rcit, participe de la constitution du rel. Il tablit lhistoire de

    lexpertise, raconte comment elle sest passe, quels changes elle a donn lieu. Mais plus encore,

    ce compte-rendu construit la ralit et lobjet du litige, la nature des dsordres en cause. A

    54 Michel OLIVIER, Lexpertise en matire civile , in Michel OLIVIER, De lexpertise civile et des experts, t. 2, op. cit. p. 20. 55 Ibid.

  • 24

    lattention du magistrat mais aussi des parties et de leurs conseils, il dresse le diagnostic de la

    situation, la carte des douleurs, dysfonctionnements et pannes.

    Le technicien apprhende la situation partir de la mise en veil de ses cinq sens. Il observe

    un quartier, scrute des blessures, passe au crible une uvre dart, regarde en dtail ltat dune

    construction ou dune automobile, remarque les dtails physiques et comportementaux rvlateurs

    du patient, recherche des traces perceptibles lil nu ou avec un instrument optique. Il touche,

    palpe et tte le corps de son patient, passe la main sur lenduit. Il respire le parfum dun vin, dtecte

    les odeurs de produit inflammable, renifle la puanteur des canalisations dfectueuses. Il prte

    l'oreille aux bruits anormaux, coute les dolances de chacun, entend les remarques des uns et des

    autres. Il met en marche ses papilles gustatives, gote, dguste et apprcie la qualit dune boisson

    ou dun met. Lexpert recourt lexercice des sens, lexprience et lexprimentation sensibles.

    Mais cette premire confrontation nest pas pur veil des sens : elle est nourrie de connaissances

    thoriques, dexpriences et de savoir-faire de mme quelle peut prendre la forme dune

    quantification par lutilisation dappareils ou de systmes de mesure, lapplication de mthodes

    danalyse, de calcul etc.

    Lexpert rend compte de sa perception directe ou indirecte dans son rapport et ses comptes-

    rendus de runions. Le ton est alors celui de la description et de laffirmation. Le temps utilis est

    soit le prsent de lindicatif soit le pass compos qui, tous deux vhiculent lide dun tat de fait

    et insistent sur la certitude de celui qui laffirme. Le vocabulaire appartient au champ smantique de

    la constatation et de lobservation : aprs examen attentif de la partie infrieure du carter, nous

    avons relev des traces de rayures suite un accrochage antrieur 56 ; la baignoire a t

    rpare avec de lmail froid. Cette rparation est trs peu visible 57 ; la marche seffectue

    sans boiterie. La marche sur la pointe des pieds ou le talons est possible et indolore. (...) Il ny a

    56 Dossier A1, rapport dexpertise,25 janvier 1994, p. 2. 57 Dossier B4, rapport dexpertise, 9 dcembre 1985, p. 15.

  • 25

    pas de bascule du bassin. (...) Labduction est de 35 droite et 40 gauche 58. Ces phrases

    courtes et simples, de style direct, dressent des constatations, elles recensent et rpertorient des

    dsordres qui, du fait quils sont inventoris, entrent dans lespace judiciaire et deviennent une

    ralit prise en compte dans le jugement. Par un effet de miroir, les faits qui ne sont pas retenus par

    lexpert sont carts, gomms, oublis. Ce que lexpert na pas vu, nexiste pas ; ce quil na pas

    jug pertinent de prendre en compte perd toute consistance et toute existence.

    Ainsi dans un litige de la construction qui oppose matres douvrage, matres duvre et

    sous-traitants59, lexpert doit dcrire les malfaons ou non conformits ou inachvements

    allgus 60 qui affectent une usine rcemment difie. LInspection du travail a de son cot relev

    un dfaut de conception, contraire au Code du travail. Or, lexpert rapporte cette position mais

    considre que ce vice ne [lui] semble pas vident et conclut donc nous ne le retiendrons

    pas 61, cartant ainsi cette rclamation des dsordres constats et enregistrs comme tels, dans le

    cadre de la procdure judiciaire.

    De mme, dans un dossier daccident automobile62, le bless se plaint dune entorse au

    poignet droit provoquant une douleur importante et persistante 63 ainsi quun handicap

    important, alors que le mdecin expert voque dans son rapport un examen relativement

    pauvre 64, au terme duquel les amplitudes de mobilisation active et passive de flexion, extension

    et inclinaison de la main sur le poignet droit se rvlent strictement normales 65. Le mdecin

    dresse le tableau dune blessure peu grave dans ses manifestations cliniques et dans ses

    58 Dossier F2, rapport dexpertise, 28 mars 1995, p. 6-7. 59 Dossier B6. 60 Rapport dexpertise, 15 octobre 1993, p.3. 61 Ibid. p. 5.23. 62 Dossier F6. 63 Assignation devant le Tribunal correctionnel, 6 mai 1997, p. 4. 64 Rapport dexpertise, 19 janvier 1996, p. 3. 65 Ibid. p. 3.

  • 26

    consquences : le patient prsente des squelles excessivement modestes 66 affirme-t-il, ce que

    reprendra explicitement le magistrat dans le jugement. A nen pas douter, cest bien lexpert quil

    revient de dfinir la nature de la lsion, dapprcier la gravit des squelles, de dterminer les

    souffrances engendres et ce, au regard de critres mdicaux gnraux. Le point de vue mdical

    vient fixer et durcir les dommages corporels qui seront soumis rparation financire. La victime

    fait tat de son vcu de laccident, de ses dolances mais cest lexpert quil appartient de dire et

    de fixer la ralit du dommage - sauf tre infirm par le magistrat.

    Ces exemples donnent voir lexpert en pleine uvre dtablissement des faits et de

    discrimination des allgations non fondes. Il dit quels sont les dsordres, dcide de la pertinence et

    de la vracit des rclamations respectives et fait la part des choses entre des affirmations

    contradictoires. Il joue pleinement un rle de construction et dattestation de la ralit. Au total, la

    parole de lexpert est bien une parole instituante qui a le pouvoir de constituer la ralit sur laquelle

    le magistrat travaille. Cest galement une parole explicative qui met en uvre des dmonstrations,

    des schmas causaux capables dclairer le rel, de le rendre comprhensible. A nouveau,

    lexpertise fonctionne comme discours de vrit67 qui simpose aux acteurs judiciaires.

    2.2. Le rapport dexpertise, rcit explicatif du rel

    La codification instaure, dans quelques cas, une contrainte pratiquer lexpertise68. Il arrive

    que cette contrainte se prolonge avec le rapport dexpertise : celui-ci apporte une rponse

    incontestable, une certitude ingalable dans laffirmation de limpossibilit ou de la ralit dun

    vnement. Cette configuration se rencontre particulirement dans les litiges de contestation de

    filiation. Ces conflits relatifs une ventuelle inadquation entre paternit biologique, paternit

    66 Ibid. p. 3. 67 Sur le discours de vrit comme ressource dans lart de gouverner, voir Michel FOUCAULT, La gouvernementalit , in Michel FOUCAULT, Dits et crits, 1954-1988, t. 3, n239, Paris, Gallimard, coll. Bibliothque des sciences humaines , 1994, p. 635-657. 68 Cest le cas notamment de la rescision pour lsion en matire de vente dimmeuble et de la rparation des dommages causs aux rcoltes par le gibier, voir Michel OLIVIER, Mesures dinstruction confies un technicien , op. cit. p. 8.

  • 27

    officielle (civile) et paternit sociale (ducative), conduisent lutilisation de mthodes

    identificatoires telles que lanalyse hmatologique et ltude des empreintes gntiques, qui ont la

    particularit de pouvoir dire avec prcision si les individus entretiennent un lien biologique, si ce

    lien est probable ou sil est formellement exclu.

    Dans un dossier trait par la chambre de la famille69 qui oppose deux pres prsomptifs mais

    dont l'un des deux a reconnu l'enfant, le magistrat ordonne une expertise avec pour mission

    deffectuer un examen compar [du sang prlev] et de rechercher si en fonction des donnes

    actuelles de la science, M. X peut ne pas tre le pre de lenfant 70. Aprs un expos de la mthode

    utilise (lymphocytotoxicit) et une interprtation des rsultats obtenus, le rapport conclut que

    ltude des gnotypes rythrocytaires et leucoplaquettaires HLA ont montr que M. X nest pas

    exclu comme pre biologique de lenfant. Le calcul de probabilit a posteriori tabli selon la

    formule de Bayes permet de montrer qu'[il] a 99,48 chances sur cent dtre le pre biologique de

    lenfant prsent 71.

    Face de tels rsultats, la position des avocats consiste prendre acte de ces conclusions et

    les considrer ipso facto comme des faits tablis, et ce , quelle que soit la demande initiale du

    client. Ainsi, le conseil du demandeur se rsigne, indiquant que son client ne peut que, en

    application de larticle 338 du Code civil, sincliner compte tenu du caractre premptoire de

    lanalyse hmatologique et de la demande reconventionnelle [de son contradicteur]72. Face cet

    aplanissement du litige, le rle du juge se borne tirer les consquences des rsultats expertaux :

    au vu des conclusions du rapport dexpertise le Tribunal ne peut que constater que M. X est bien

    69 Dossier D3. 70 Rapport dexpertise, 6 juin 1995. 71 Ibid. 72 Conclusions aprs expertise, audience du 20 juin 1995.

  • 28

    le pre biologique de Laurent. Il convient dordonner que cet enfant portera dsormais le nom de

    son pre : X ; que cette mention en soit faite sur les registres de lEtat civil 73.

    De mme, dans un autre litige relatif au lien de filiation74, les conclusions de lexpertise sont

    l encore formelles. La personne qui avait reconnu lenfant est exclu[e] comme pre biologique

    au vu des rsultats obtenus par trois systmes informatifs HLA et les systmes rythrocytaires Kidd

    et Duffy 75. Du coup, lavocat de la partie adverse fait largement cho aux conclusions expertales :

    cet individu est exclu comme pre biologique de lenfant au vu des rsultats obtenus par trois

    systmes informatifs. [...] Par consquent, il est tabli que la reconnaissance effectue par [lui] au

    bnfice de lenfant Michel est une reconnaissance de complaisance parfaitement contraire la

    ralit. Le Tribunal devra donc annuler cette reconnaissance 76. Cest ce que ne manque pas de

    faire le magistrat : le rapport dexpertise sanguine diligente par lexpert exclut de faon formelle

    la paternit de M. X. Ds lors, la reconnaissance de lenfant Michel quil avait souscrite devant

    lofficier dEtat civil de la commune M, le 6 mai 1994 doit tre annule 77.

    Dans ces deux cas, les conclusions expertales participent directement de ltablissement des

    faits et plus encore de la solution du litige. Ds lors que les rsultats de lexpertise sont connus, le

    conflit steint de lui-mme. Les avocats prennent acte des affirmations du rapport et les

    considrent demble comme des faits acquis au dbat. Consquemment, ils reformulent leur

    stratgie laune de ces faits nouveaux : soit ils renoncent argumenter pour une cause perdue soit

    ils tirent partie de la situation et formulent une demande reconventionnelle par exemple. Quant au

    juge, il na plus qu tirer les consquences juridiques des conclusions expertales, recouvrant son

    pouvoir dcisionnel la marge, en ce qui concerne les demandes reconventionnelles.

    73 Jugement du TGI, 19 juin 1996. 74 Dossier D1. 75 Rapport dexpertise, 27 fvrier 1995. 76 Conclusions aprs expertise, ss date. 77 Jugement du TGI, 24 janvier 1996.

  • 29

    Cette configuration spcifique na pas t rencontre dans dautres types de litiges que la

    contestation de paternit ou concernant dautres disciplines dexpertise que lanalyse

    hmatologique. Pourtant, on peut penser que ce pouvoir de contrainte de lexpertise, rvl dans ces

    cas spcifiques, sexerce dans dautres domaines, en matire correctionnelle en particulier, et

    partir dautres savoirs comme la mdecine lgale par exemple. Les rsultats des tudes ADN

    semblent tre considrs comme peu contestables et jouer le mme rle dtablissement des faits

    que les analyses de sang.

    Ainsi, on peut dire que cest la capacit dune discipline tablir des certitudes qui

    dtermine en partie son pouvoir de contrainte sur le rel et en particulier sur le jugement.

    Prcisment, le caractre premptoire des rsultats expertaux est troitement li la nature du

    savoir mis en uvre : science exacte, discipline exprimentale, savoir positiviste produisent des

    noncs affirmatifs qui sont considrs comme vrais.

    Pour autant, il ne sagit pas de prsenter les sciences exactes comme des sciences objectives,

    qui procderaient de vrits rvles une fois pour toutes. Les sciences dures comme les sciences

    sociales et humaines sont des activits sociales qui sinscrivent dans des configurations socio-

    historiques prcises78. Elles noffrent pas de vrits absolues mais des vrits provisoires toujours

    susceptibles dtre rvalues et contredites plus tard ou ailleurs79. Les nombreux dbats autour des

    proprits de larsenic ont bien montr quelle pouvait tre la fragilit et la rversibilit des

    connaissances de chimie lgale par exemple80.

    Les rsultats et dcouvertes des sciences exactes (biologie, physique, chimie...) nen

    demeurent pas moins nimbs dune aura et dune valeur particulires, ne serait-ce que dans les

    78 Voir notamment Bruno LATOUR et Steve WOOLGAR, La vie de laboratoire. La production des faits scientifiques, Paris, La Dcouverte, coll. Poche Sciences humaines et sociales , 1996. 79 Voir Thomas S. KUHN, La structure des rvolutions scientifiques, Paris, Flammarion, coll. Nouvelle bibliothque scientifique , 1972 et Alan F. CHALMERS, Quest-ce que la science ?, Paris, La Dcouverte, coll. Biblio essais , 1987.

  • 30

    reprsentations sociales. Les sciences dures sont vues comme des discours de vrit sur le monde,

    suscitant une confiance particulire alors que les sciences humaines provoquent un certain

    scepticisme. Ainsi, certains magistrats tablissent demble une distinction entre sciences dures,

    objectives et fiables, et sciences humaines, subjectives et relativement alatoires. En tmoigne cet

    extrait dentretien avec un juge dinstruction : les expertises qui portent sur des techniques de

    sciences exactes par exemple une autopsie mdico-lgale, un taux dalcoolmie, on ne va pas

    discuter. Cest vrai quon peut discuter mais le taux dalcoolmie, lexpertise mdico-lgale en

    matire dautopsie, les empreintes gntiques..., on nous dit cest comme a, il ny a pas en

    discuter [...] Par contre, il y a le domaine o il sagit de sciences inexactes, la psychiatre, la

    psychologie, tout ces domaines-l. Cest vrai que cest un domaine qui est par dfinition

    contestable [...]. On est dans un domaine o tout se discute et tout doit dailleurs se discuter et cest

    clair quune expertise psychologique, ce nest pas une preuve et a nen sera jamais une 81. A

    nen pas douter, cette reprsentation duale des savoirs scientifiques joue un rle dans la rception

    des conclusions expertales : certains rsultats sont considrs demble comme constitutifs de

    preuves irrfragables, incontestables, tandis que dautres sont apprhends avec une certaine

    prudence. Lorsque lexpert affirme quil est gntiquement impossible quun individu soit le pre

    dun enfant, les acteurs judiciaires considrent que cest une ralit, un fait tangible qui est nonc.

    Par ce recours au savoir scientifique, la Justice prtend au vrai, dfini et tabli non plus par le droit

    mais par la science.

    En somme, le rapport dexpertise doit tre envisag dans sa double dimension de contrainte

    et de ressource, ce qui permet de concevoir, de restituer et de comprendre la diversit des usages

    dont il est lobjet. Le rle de lexpertise dans la construction du jugement est multiple, variable et

    produit des situations contrastes. Diffrents facteurs qui prsident lorganisation de cette

    80 Voir Laurence DUMOULIN, La mdecine lgale aux fondements de lexpertise judiciaire, de lactivit de mdecin lgiste la profession dexpert , communication au colloque Homo-criminalis : Pratiques et thories mdico-lgales (XVIe-XXe sicles), Association internationale pour lhistoire du crime, Genve, juin 1997, actes paratre. 81 Entretien avec un juge dinstruction, TGI de Grenoble, 3 juin 1998.

  • 31

    diversit peuvent tre isols. Ils sont susceptibles dexpliquer cette ralit plurielle qui donne voir

    une plus ou moins grande adquation entre rapport dexpertise et dcision judiciaire.

    2.3. Expertise et dcision : des relations gomtrie variable La nature et le statut social de la discipline reprsentent certes une variable capitale pour

    expliquer le rle de lexpertise dans llaboration du jugement. Immdiatement parlant pour les

    acteurs et rgulirement voqu, ce dcoupage sciences exactes / sciences humaines peut cependant

    tre doubl dune distinction plus fine relative la nature des oprations effectues par lexpert.

    Loin dtre monophonique, le discours expert met en scne des oprations intellectuelles

    multiples qui se positionnent le long dun continuum dont les ples extrmes sont lobservation, la

    constatation, la description, le relev, le calcul et la mesure dun ct ; linterprtation, lvaluation

    et la mise en intelligibilit de lautre ct. Quelque part entre ces deux polarits se trouve

    lopration de diagnostic qui assure le passage, larticulation entre lanalyse dun cas concret et le

    savoir prexistant.

    Cette dichotomie "poreuse" a le mrite de permettre de penser une diffrence de statut des

    oprations effectues et des rsultats obtenus dans le cadre dune mme spcialit. De ce point de

    vue, elle semble plus riche et plus heuristique que le dcoupage traditionnel entre disciplines

    scientifiques et sciences humaines. Par ailleurs, elle a dautant plus de sens que lacte dexpertise

    est un acte spcifique qui a ses propres exigences. Les faons de faire, comme les objectifs,

    diffrent sensiblement en situation dexpertise mdicale et dans une consultation traditionnelle par

    exemple.

    Ce dcoupage extra disciplinaire permet de reconnatre certains actes qui participent de

    lexpertise en sciences humaines, une dimension scientifique au sens popprien du terme82. Cette

    catgorie met sur un pied dgalit la biologie, la physique, les mathmatiques, les techniques

    drives de ces disciplines comme la photographie et plus largement les oprations de calcul, de

    82 Voir Karl R. POPPER, Conjectures et rfutations. La croissance du savoir scientifique, Paris, Payot, 1985.

  • 32

    comptage, de dosage, de mesure, de relev de cotes ou de dessin de plans. Les procdures de

    prlvement et les activits de constatation et de description rpondent galement au critre de

    falsificabilit de Popper. A dfaut dtre vrais, ces actes sont vrifiables et falsifiables. Dans une

    autre catgorie entrent des disciplines ou techniques dans lesquelles linterprtation et la

    subjectivit jouent un rle considrable. Il sagit principalement des sciences humaines et des

    sciences appliques (psychologie, mdecine) et plus largement des activits de nature interprtative.

    Au sein du corpus tudi, il semble que la pratique des magistrats ait tendance concder un rle

    important voire dterminant aux actes constitutifs du rapport dexpertise qui entrent dans la

    premire catgorie alors que lutilisation des autres items serait moins systmatique et ferait jouer

    dautres facteurs.

    A partir du moment o les items qui composent le rapport dexpertise napportent pas

    daffirmations falsifiables vues comme des certitudes ngatives ou positives - les acteurs

    judiciaires retrouvent leur marge dapprciation, leur latitude daction. Dlivrs de la dimension

    contraignante, ils retrouvent le rapport dexpertise comme ressource, dont lutilisation dpend alors

    dautres facteurs.

    Une certaine exprience du tandem, lexistence de liens de confiance entre magistrat et

    expert, la capacit du technicien se glisser dans le moule du "bon expert", semblent favoriser un

    usage massif des conclusions expertales. On rejoint ici lide de couples magistrat-expert

    relativement stables et fonctionnant selon un modle assez routinier83.

    A loppos, le Tribunal peut fort bien dfendre et utiliser un rapport dexpertise dont il

    considre quil est entach derreurs procdurales, quil est de mauvaise qualit ou que son auteur

    manque de professionnalisme. Dans un litige de la construction84, lingnieur dsign comme

    expert est brutalement mis en cause par un des avocats qui demande lannulation du rapport,

    83 Danile BOURCIER et Monique de BONIS ont dj mis en vidence l'existence de ces "couples" dans Les paradoxes de lexpertise. Savoir ou juger ?, op. cit. Le Plessis-Robinson, Institut Synthlabo pour le progrs de la connaissance, coll. Les empcheurs de penser en rond , 1999.

  • 33

    s'appuyant notamment sur le fait que l'expert s'est adjoint de son propre chef deux sapiteurs85, ce qui

    serait constitutif d'un vice de forme. Face cette mise en cause explicite de lexpertise, le magistrat

    sest efforc de dfendre la position de lexpert et ce, bien quil ait considr que les manires de

    faire du technicien naient pas t des plus judicieuses. Il semble - aprs entretien avec lui - quil ait

    rejet la demande de nullit du rapport, avant tout pour des considrations dopportunit et dquit,

    construisant ensuite largumentation pertinente pour servir cet objectif. Ordonner une nouvelle

    mesure dinstruction aurait coup sr provoqu un prolongement excessif de linstance ainsi quun

    accroissement dmesur du cot financier assum par les parties. Aussi a-t-il soutenu un rapport

    dexpertise dont il reconnat en priv quil pouvait prsenter certains dfauts de procdure. Ce souci

    de lefficacit, du gain de temps peut galement expliquer que des rapports dexpertise ouvertement

    contests ou critiqus par le magistrat dans le jugement soit nanmoins utiliss comme supports et

    outils de ce mme jugement.

    En somme, si la nature des oprations accomplies par lexpert et leur "duret" - au sens

    daptitude apporter des certitudes - sont dterminantes pour leur utilisation ultrieure dans la

    construction du jugement, dautres variables ont galement une certaine influence : le caractre plus

    ou moins routinier du litige, la relation qui unit le magistrat lexpert, la capacit du technicien

    correspondre au modle de lexpert idal, les considrations dopportunit propres au contexte de

    laffaire.

    Conclusion : Le droit lpreuve des savoirs

    Vue par le droit comme une pure technique, un outil inerte, lexpertise est en ralit une

    procdure active, interactive et ractive, dont lmergence dans le champ judiciaire nest ni anodine

    ni inoffensive. La Justice entre dans un rapport dinterrelation avec un corps et une logique

    84 Dossier B6. 85 Le sapiteur est un spcialiste que lexpert dsign consulte afin quil lui apporte une aide ponctuelle dans la ralisation de sa mission. Ce technicien doit cependant avoir une spcialit distincte de celle de lexpert , Michel OLIVIER, Mesures dinstruction confies un technicien , op. cit. p. 46. Il sagissait, en loccurrence, dun ingnieur et dun expert-comptable.

  • 34

    profanes. Il en rsulte une transformation de lconomie du systme dcisionnel, les savoirs

    agissant comme ressource mais aussi comme contrainte impose, susceptible de structurer voire de

    dterminer le jugement, au moins dans un certain nombre de litiges. Les efforts lgislatifs,

    rglementaires, doctrinaux pour maintenir le droit dans une position dominante ne parviennent pas

    enrayer cette volution des manires de juger et des fondements de la dcision. Le pouvoir du

    magistrat se heurte au pouvoir de lexpert, avec lequel il lui faut ncessairement composer, tant

    pour amliorer la qualit du service rendu par la Justice que pour lgitimer, aux yeux des

    justiciables, laction judiciaire.

    "Procdure rationalisante", l'expertise donne les moyens au juge de mener un examen

    inform des contentieux et apporte des garanties quant au traitement des dossiers. "Procdure-

    raccourci", elle propose des avis et solutions clefs en main, que le magistrat est susceptible de

    valider tels quels - surtout dans le contexte dune Justice surcharge et manquant de moyens

    plutt que de faire leffort de construction dun jugement distinct. "Procdure enfermante", elle

    produit des rsultats susceptibles de contraindre le magistrat et de le placer dans une position non

    plus de dcideur mais de superviseur, c'est--dire d'instance de validation de dcisions pr-tablies

    au stade de l'expertise.

    Dans ce jeu classiquement rgl par les dispositifs normatifs, des principes et moyens

    d'action concurrents mettent donc en pril la traditionnelle force du droit 86 ainsi que

    lautonomie de ses praticiens. Certes, la loi constitue lirrductible toile de fond de laction

    judiciaire de mme quelle reprsente toujours une source dinspiration pour le juge. Il nen

    demeure pas moins que le droit semble connatre aujourdhui une crise profonde. Jusque-l

    vecteur dune entreprise de rationalisation , il en devient lui-mme objet 87. A la rationalit

    86 Pierre BOURDIEU, La force du droit. Elments pour une sociologie du champ juridique , Actes de la recherche en sciences sociales, n64, 1986, p. 3-19. 87 Jacques CHEVALLIER, La rationalisation de la production juridique , in Charles-Albert MORAND (dir.), LEtat propulsif. Contribution ltude des instruments daction de lEtat, Paris, Publisud, 1991, p. 11.

  • 35

    juridique succde une rationalit technico-conomique 88 centre sur la notion defficacit. Le

    dveloppement de lexpertise participe de ce paradigme managrial89 et concourt activement la

    fragilisation de la Raison juridique. Sense rechercher le vrai pour tablir le juste, la Justice sollicite

    des sources extrieures de vrit. En dpit de rsistances farouches, ces discours de vrit,

    convoqus pour dire le vrai, livrent une lecture de la ralit qui tend conditionner l'application du

    droit. Ils contribuent ainsi dessiner une palette renouvele des pouvoirs et des rles du magistrat.

    Fonctionnant comme un systme de ressource-contrainte, le recours aux savoirs produit et traduit

    la fois une certaine mutation des fondements et modes daction de linstitution judiciaire.

    88 Ibid. p. 12. 89 Voir notamment Jacques CHEVALLIER et Danile LOSCHAK, Rationalit juridique et rationalit managriale dans ladministration franaise , Revue franaise dadministration publique, n24, 1982, p. ainsi que Patrice DURAN, Piloter laction publique avec ou sans le droit ? , in Politiques et management public, n4, 1993, p. 2-45 et, du mme auteur, Penser laction publique, Paris, LGDJ, coll. Droit et socit , 1999.

  • 36

    Pour en savoir plus...

    Robert CASTEL, Savoirs dexpertise et production de normes , in Franois CHAZEL et Jacques

    COMMAILLE, Normes juridiques et rgulation sociale, Paris, LGDJ, 1991, p. 177-188.

    CRESAL, Les raisons de laction publique. Entre expertise et dbat, Paris, LHarmattan, 1993.

    Thomas L. HASKELL (dir.), The Authority of Experts, Bloomington, Indiana University Press,

    1984.

    Christian PECQUEUR, Les sciences, auxiliaires du droit ? , Autrement, srie Mutations, n145,

    1994, p. 43-50.

    Jean-Yves TREPOS, La sociologie de lexpertise, Paris, PUF, coll. Que sais-je ? , 1996.

  • 37

    Rsum

    Depuis plus d'un sicle, la Justice s'est adjoint des partenaires d'un genre spcifique : les

    experts. Bien que banalis par le discours juridique, ce recours des savoirs et savoir-faire

    extrieurs interroge fortement les fondements de la Justice. Ds lors que des logiques profanes sont

    introduites au cur du judiciaire, qu'en est-il du monopole du droit dans la dfinition du juste ? En

    dpit des "impratifs" noncs par les dispositifs formels, lexpertise nest pas une procdure inerte.

    Elle participe pleinement de l'volution des manires de juger et des fondements de la dcision.

    Fonctionnant comme un systme de ressource-contrainte, susceptible d'tre instrumentalise par les

    acteurs judiciaires mais aussi de les contraindre et de peser sur la construction du jugement,

    l'expertise, en tant que forme d'introduction des savoirs dans l'espace judiciaire, contribue dessiner

    une palette renouvele des pouvoirs et des rles du magistrat.

    Droit - Expertise - Justice - Jugement - Rationalit - Savoirs.

    Summary

    Justice and Knowledge : Expert Appraisal in the Formation of the Judgement

    For over a century, Justice have been working with a special sort of partner, namely the

    expert witnesses. Whereas law intends maintaining strict control over them, expert witnesses play a

    important role in the judicial decision-making process. Expert reports are not only sources of ideas

    and arguments for the actors in the judicial scene, they are also able to establish certainties. For

    lawyers and judges, expert appraisal functions as a resource but also as a constraint. Expert

    evaluation can be decisive in the pronouncement of a judgement. Legal efforts to maintain the

    dominance of the law are not sufficient to abate the evolution of ways of judging and the grounds of

    decision. In this interplay usually regulated b