evelyne desimpel - libstore.ugent.be
TRANSCRIPT
Academiejaar 2012 – 2013
- Le sage stoïcien au XVIIe siècle -
Étude des Mémoires de Henri de Campion sur
fond de la création du néostoïcisme
Evelyne Desimpel
Promotor: Prof. Dr. Alexander Roose
Masterscriptie voorgelegd tot het behalen van de graad van Master in de
Taal- en Letterkunde: Frans – Spaans
- Le sage stoïcien au XVIIe siècle -
Étude des Mémoires de Henri de Campion sur
fond de la création du néostoïcisme
Avant d’entamer ma recherche proprement dite, j’aimerais bien destiner quelque
temps à l’expression de mes plus sincères remerciements. Ce mémoire de maîtrise
n’aurait jamais été possible si quelques personnes n’avaient pas porté leur pierre à
l’édifice. Avant tout, j’aimerais remercier Mr. Roose pour me familiariser avec le
néostoïcisme, qui s’est transformé en le thème principal de cette recherche. En outre,
je lui dois ma première rencontre avec Henri de Campion, gentilhomme français du
XVIIe siècle, dont la vie coule comme un fil rouge dans ce mémoire. Finalement, le
fait de m’avoir procuré des différentes œuvres de référence difficiles à trouver m’a
mis sur la bonne voie vers la concrétisation de ma recherche.
En second lieu ce sont mes condisciples qui méritent également leur place dans cet
avant-propos. Durant quatre ans nous avons partagé le même destin et maintenant
qu’il est temps de suivre chacun son propre chemin, j’aimerais bien leur remercier
pour le support et pour avoir toujours été non seulement des camarades de classe,
mais des vrais amis. Leur support, leur aide et leur connaissance ont contribué à ma
carrière universitaire, mais leur amitié, leur bonté et leur joie contribuent à ma vie
entière.
Et finalement je n’aurais garde d’oublier mes parents. Ils m’ont toujours donné la
liberté et les moyens indispensables afin de poursuivre mes ambitions et ils ont créé
un tas d’opportunités qu’ils n’ont jamais eues eux-mêmes. Sans eux, ce mémoire de
maîtrise n’aurait pas été possible en premier lieu et pour cela ils méritent mes
remerciements infinis.
« […] car comme le feu n’est tiré du caillou par la première
rencontre, ainsi cette force d’homme cachée et languissante
en nous, ne s’allume pas en cette poitrine froide par le premier
coup des admonitions et afin que vraiment elle s’enflamme en vous
quelque jour, non par paroles ou apparence, mais réellement et de fait »
~ Juste Lipse sur la constance
(De la Constance, p. 189)
1. Introduction p. 1
2. Vie de Henri de Campion p. 2
3. Contexte historique des Mémoires p. 6
4. Exploration du (néo)stoïcisme p. 9
5. Sénèque – L’homme apaisé. Colère et clémence p. 14
5.1 Introduction p. 14
5.2 La Colère p. 15
5.2.1 Remèdes contre cette championne des vices p. 20
6. Juste Lipse – De la Constance p. 29
6.1 Introduction p. 29
6.2 Guerre, violence et misère p. 31
6.2.1 La balance des peines p. 36
6.2.2 Un héritage de peines : transmissibilité possible ? p. 38
6.3 En exil ou en voyage ? Discours sur la problématique de la fuite p. 40
6.3.1 La solution est en vous, point en les voyages p. 40
6.3.2 Barrages sur la route vers la constance : dissimulation, piété et
pitié p. 44
6.3.3 L’exil n’est qu’une attitude mentale p. 48
7. Retour à l’essentiel : deux questions primordiales répondues p. 51
7.1 Le néostoïcisme : réconciliation réussie ? p. 52
7.2 Henri de Campion, le sage stoïcien au XVIIe siècle p. 55
8. Bibliographie p. 59
1
1. Introduction
Le titre initial de cette recherche fait déjà soupçonner qu’elle sera élaborée depuis un point
de vue assez philosophique. En réalité, ce sont les Mémoires du gentilhomme normande
Henri de Campion, en général un noble inconnu du XVIIe siècle, qui ont servi comme point
de départ pour ce qui est devenu un mélange équilibré de littérature et de philosophie. Dans
la période de sa naissance en 1613, personne n’aurait osé croire que le deuxième des fils de
Campion serait le protagoniste d’une vie remplie de guerres internationaux et de conflits
internes, au moins tout aussi sanglants et compliqués, qui se déroulaient à la cour française.
Immergé dans des circonstances sociopolitiques désespérées et corrompues, il est au moins
surprenant que Henri de Campion savait se maintenir debout avec même plus qu’un
minimum de vertu et de morale. Ainsi, cet apparent paradoxe coulera comme un fil rouge à
travers de l’exposé à venir.
Au cours de son éducation, le jeune Henri de Campion fera la connaissance de Sénèque, de
Plutarque et de Montaigne, trois hommes illustres qui seront pour lui comme un faisceau
lumineux dans un climat d’obscurité. Le fait que nous nous avons concentré sur la figure de
Sénèque donne à cette recherche son caractère semi-philosophique. Après un petit survol de
la vie de Henri de Campion et du contexte historique de l’époque dans laquelle il a vécu,
nous passerons en effet à l’étude d’une des œuvres les plus représentatives de Sénèque, c’est-
à-dire L’homme apaisé. Ce diptyque littéraire présente au lecteur le vice de la colère d’une part
et la bonté de la clémence d’autre part. Surtout la partie traitant de la colère sera examinée,
afin de pouvoir comparer ensuite L’homme apaisé avec une œuvre néostoïcienne du XVIe
siècle.
Ce livre particulier, De la Constance de l’humaniste belge Juste Lipse, est une œuvre
emblématique de ce courant néostoïcien qui a marqué de son empreinte l’Europe occidentale
de cette époque. En réconciliant des éléments païens du stoïcisme classique avec la foi
chrétienne omniprésente du XVIe siècle et plus tard, le néostoïcisme s’attirait une mission
précaire. Notre premier objectif final sera de vérifier s’il est vraiment capable de mener cette
mission à bonne fin. L’homme apaisé de Sénèque nous aura déjà aidé à faire la connaissance de
la doctrine du stoïcisme, après quoi il sera plus facile de découvrir tant les divergences que
2
les similitudes avec la réanimation de cette philosophie antique. De plus, tant dans l’œuvre
stoïcienne classique de Sénèque que dans l’exposé néostoïcien de Juste Lipse apparaît la
figure du sage stoïcien. Ce personnage, libre de chaque passion et à l’abri des vices profanes,
est l’idéal le plus élevé que les stoïciens souhaitent atteindre et il aura également un grand
rôle à jouer à la lumière de ce que ce mémoire aime démontrer.
Comme la vie de Henri de Campion reste le motif sous-entendu dans l’ensemble de notre
recherche, nous nous efforcerons à tout moment de dresser un lien entre les théories du
néostoïcisme exprimées par Juste Lipse et les péripéties dont témoigne Henri de Campion
dans ses Mémoires. Ainsi, notre tâche ne se composera pas seulement de vérifier si le
néostoïcisme réussit dans son rôle de médiateur entre le stoïcisme et le christianisme, mais
nous intenterons également de déterminer si Henri de Campion est digne du titre de sage
stoïcien au XVIIe siècle. Ces deux questions primordiales seront reprises au bout de nos
recherches, dans l’espoir que les œuvres consultées nous permettront d’y formuler des
réponses lucides et mûrement réfléchies.
2. Vie de Henri de Campion
Né en 1613, Henri de Campion est accueilli dans une famille qui fait partie de la noblesse
normande depuis le XIe siècle. Il y a presque 600 ans ses ancêtres participaient à la conquête
de l’Angleterre dans l’armée du célèbre Guillaume le Conquérant. Néanmoins, le nom de
Campion ne trouve à présent pas des échos dans les têtes d’autrui. Et bien que Henri de
Campion fournisse dans ses Mémoires quelques noms d’ancêtres glorieux1 tel que Nicol de
Campion – participant à la conquête de la Terre Sainte en 1092 – et Mathieu de Campion –
ami intime du roi Philippe de Valois ou Philippe VI de France –, le nom le plus important,
c’est-à-dire celui de son propre père Hémeri de Campion, ne lui est parvenu que par des
écrits. Car son père, ayant épousé neuf ans plus tôt Louise de Pilliers de Moselle, trouve sa
fin en 1616 au sein de l’armée de Louis XIII, à cause d’une maladie féroce. Le petit Henri n’a
1 de Campion 1967 : 46
3
alors à peine trois ans et il est vraisemblable que les souvenirs qu’il aura de son père ne
seront que très minimes. Cette absence d’une figure paternelle dans sa jeunesse explique
pourquoi Henri de Campion entame à l’âge de quarante et un ans, l’écriture de ses Mémoires :
Si je ne puis donner moi-même à mes enfans [sic] de bonnes instructions, je veux du moins leur
laisser les fruits de mon expérience, ce qui est le seul motif du travail que j’entreprends ; et
comme je suis persuadé que la connoissance [sic] qu’on peut donner aux jeunes gens qu’ils sont
d’aïeux illustres est capable de leur inspirer de l’émulation, c’est plus par cette raison que par un
esprit de vanité que je vais leur apprendre en peu de mots qu’ils ont l’avantage d’être issus d’une
famille noble […]. (de Campion 1967 : 45)
Peu de temps après la mort de son père, sa mère accouche d’un troisième fils – Nicolas de
Campion – qui rend complet la famille de cinq enfants. Outre deux sœurs et un frère cadet,
Henri de Campion a aussi un frère aîné, appelé Alexandre. La présence de l’aîné enlève dans
une certaine mesure la pression de représenter sa famille et de prolonger leur bonne
réputation des épaules de Henri, bien qu’il s’avérera plus tard qu’il aurait été le meilleur
choix pour accomplir cette tâche. Le fait même d’être le deuxième des trois fils entraîne que
Henri de Campion reçoit une éducation beaucoup moins coûteuse et moins élitaire que son
frère Alexandre, qui jouit d’une formation impeccable chez les jésuites. Pendant que son
cadet Nicolas est préparé à la vie ecclésiastique, Henri est mis sous la garde de son oncle
Edme du Pilliers. Bien que sa mère, ayant perdu son mari à un très jeune âge, n’ait pas les
moyens de procurer une même éducation pour tous ses enfants, Henri n’a jamais eu raison
de se sentir défavorisé.
Il développe très vite un goût pour la lecture et se sent inspiré par trois sources en
particulier. Surtout les classiques tels que le Latin Sénèque et le Grec Plutarque saisissent son
attention, mais il se tourne aussi vers son compatriote Michel de Montaigne. Qu’il n’est pas
exagéré de postuler que ces trois écrivains détermineront ses faits et gestes dans sa vie plus
tard est démontré de manière adéquate par le fragment suivant, retiré des Mémoires de Henri
de Campion :
Les Vies des Hommes illustres de Plutarque fut le premier ouvrage qu’on abandonna, s’il est
permis de parler ainsi, à ma discrétion ; et quoique, selon les apparences, il ne dût pas tout-à-fait
4
convenir à mon âge, j’y pris néanmoins tant de goût que ne l’ai point perdu depuis. J’avoue
même que je dois tout ce que j’ai jamais eu de bons sentiments à cet excellent autour, lequel est,
selon moi, le seul qui peut nous apprendre à bien vivre, comme Montaigne à nous bien connoître
et Sénèque à bien mourir. (de Campion 1967 : 48)
Quand il décide – peu après avoir fêté ses dix-huit ans – de quitter la supervision de son
oncle Edme et de commencer une carrière militaire, la vie de Henri de Campion prend son
essor. Il reste deux ans avec le sieur de Cargret – ancien guerrier – avant qu’il entre au
service de Gaston de France, le frère exilé du roi Louis XIII. Gaston de France, aussi appelé le
duc d’Orléans, veut faire son retour en France pour miner l’autorité qu’y exerce le cardinal
Richelieu (cf. infra). Et c’est là que commence vraiment l’avenir de Henri de Campion comme
homme orbitant autour de la cour de Louis XIII et plus tard autour de celle de son fils, Louis
XIV.
Ce qui suit est une succession de batailles féroces, mais aussi d’intrigues politiques plus
compliquées. Henri de Campion lutte contre l’Espagne dans la guerre de Trente Ans à partir
de 1635, mais s’engage aussi dans des conflits internes opposant les personnages principaux
de la cour française du XVIIe siècle. Henri de Campion tente d’obtenir une fortune et se lie
pour cela à de différents sieurs nobles, comme le duc de Beaufort et son père, le duc de
Vendôme. Il est – volontairement ou non – emmené à bord du carrousel de la violence de la
noblesse française, mais il apprendra vite que les différentes péripéties et les conspirations
lui donnent parfois la tête qui tourne. Il se verra par exemple obligé de s’exiler de la France,
suite à une tentative d’assassinat échouée contre le cardinal Mazarin en 1643 ; événement qui
entrera dans l’histoire sous le nom de « La Cabale des Importants ».
Mais même dans un monde tellement perverti, où les mœurs et la morale semblent être
mortes, Henri de Campion fait de son mieux pour mener une vie honnête et honorable.
Tenant présentes à l’esprit ses obligations, il s’évertue à suivre le chemin du christianisme,
ayant Dieu pour maître final. Par ailleurs, il se souviendra toujours des trois hommes
illustres qui l’ont inspiré et guidé depuis son adolescence et il marchera également sur leurs
traces. Même après avoir fortement réduit ses apparences dans la haute société, quand il s’est
déjà retiré au domaine de Boscferei avec sa famille, il essaie toujours de mener une vie
conforme aux prescriptions que lui avaient donné Sénèque, Plutarque et Montaigne.
5
Surtout l’influence du stoïcisme, qui lui est apportée par ses lectures de Sénèque et de
Plutarque, marquera de son empreinte le comportement de ce gentilhomme normande. Mais
aussi le souvenir que Henri de Campion lègue au lecteur sera influencé par ses origines
philosophiques. Car c’est exactement sa connaissance du stoïcisme classique qui explique sa
réceptivité au rafraîchissement de cette philosophie qu’engendrait son époque. Et cela
explique aussi l’intérêt que nous portons à l’heure actuelle à ses Mémoires, bien qu’ils nous
offrent aussi une esquisse de la France sous l’absolutisme royal de Louis XIII et de son fils
Louis XIV. Si les Mémoires ont été réédités plus tard par l’abbé de Garambourg et – encore un
siècle plus tard – par le général de Grimoard, le but était surtout de creuser encore plus ce
contexte historique. Cependant, nous nous intéressons plus à l’autoportrait de Henri de
Campion, de sa vie et de ses mœurs.
Mais si le but est vraiment de démontrer comment Henri de Campion représentait – selon
toute vraisemblance sans l’avoir su lui-même – un parangon du néostoïcisme, une
compréhension profonde de ce courant philosophique qui naissait au XVIe siècle et se
prolongeait au XVIIe siècle et au-delà est indispensable. Les œuvres de Sénèque et de
Plutarque ont fait que Henri de Campion était assez réceptif aux idées du Stoa – ou du
Portique – mais cette façon de sa personnalité le distinguait dans une certaine mesure de
l’esprit de son temps. Bien que le nom de Campion est donc à peine connu chez les historiens
– même chez la plupart des spécialistes de la Fronde – ce gentilhomme sera le sujet du travail
suivant ; travail dans lequel nous intenterons de concilier les coutumes et les mœurs d’un
siècle caractérisé par des guerres et des complots d’une part et la vie exceptionnelle d’un
individu loyal et éthique d’autre part. Cette problématique sera abordée avec le dévouement
nécessaire et à travers les deux questions principales qui se sont posées dans l’introduction
(cf. supra).
6
3. Contexte historique des Mémoires
Pour comprendre comment Henri de Campion contraste avec l’esprit de son temps, il est
crucial de dresser d’abord une toile de fond qui explique le contexte historique dans lequel il
naissait et vivait. En effleurant les événements marquants de la règne de Louis XIII et de
Louis XIV, il saute immédiatement aux yeux que la morale de l’époque était pervertie et au
bord du gouffre.
Tout commence avec la ratification du mariage du roi Henri VI et sa femme Marie de
Médicis, sous forme de la naissance de leur fils Louis XIII en 1601, douze ans avant la
naissance de Henri de Campion. Le nouveau prince aussi était très tôt privé de son père – à
l’âge de neuf ans pour être exact – et n’a jamais senti une affection comparable pour sa mère,
qui l’unit par mariage à Anne d’Autriche en 1615. Le fait que cette dernière est une infante
espagnole soutient la politique pro-espagnole de Marie de Médicis. Après une série de
conflits traînants, des guerres internes et l’exil de sa mère, Louis XIII réussit finalement à
accéder lui-même au pouvoir royal en 1617. Le début de sa règne est coloré par des guerres
contre les protestants et des massacres de ceux qui refusent à adhérer le catholicisme.
Comme Henri de Campion n’avait que sept ans au commencement de ces événements, nous
les laisserons hors considération.
A 1624, Armand Jean du Plessis de Richelieu, devenu cardinal deux ans plus tôt, devient,
sous l’influence de Marie de Médicis, principal ministre et conseiller du roi. Sous sa
puissance commencent vraiment les guerres franco-espagnoles et l’abaissement des grands
sieurs féodaux. La France se voit aussi impliquée dans la guerre de Trente Ans, à partir de
1635. Cela sera pertinent pour Henri de Campion, qui a entretemps quitté la gouvernance de
son oncle Edme de Pilliers pour s’engager au sein de l’armée. La mémoire collective se
rappelle la guerre de Trente Ans comme une guerre compliquée qui avait des causes
multiples. Sur le plan religieux, il s’agissait d’une lutte entre catholiques et protestants, mais
le conflit était également entrelacé avec les tensions politiques entre la féodalité et
l’absolutisme. L’Espagne – nation catholique par excellence – voulait flanquer par terre la
révolte de quelques sujets protestants de la maison de Habsbourg et était soutenue par le
Saint-Empire romain germanique. La France – luttant pourtant contre les protestants au sein
7
de sa propre pays – s’opposait à cette union, afin de réduire la puissance espagnole en
Europe. Ainsi, Louis XIII brise la politique pro-espagnole de sa mère Marie de Médicis et
déclenche volontairement une nouvelle vague d’instabilité politique qui inonde la France.
Pendant que les conflits internationaux se déroulent avec vigueur, Anne d’Autriche est la
source d’un tas de conspirations qui germent à la cour. Durant la guerre de Trente Ans elle
tente de fournir des informations et de l’aide clandestines aux Espagnols et elle participe
également à un complot qui vise à assassiner son mari et à le remplacer par Gaston de
France, son frère et héritier. Cette trahison échoue, mais le roi doit néanmoins se préserver
d’autres tentatives organisées par le duc d’Orléans – autre titre avec lequel est dénommé son
frère Gaston de France. – Dans un de ces conflits, qui se déroule encore bien avant 1635,
Henri de Campion se voit également impliqué, fait dont il témoigne dans ses Mémoires :
C’étoit au commencement d’avril 1635, et j’avois vingt-deux ans. Je partis aussi-tôt pour me
faire présenter au Roi, selon la coutume, et sous le nom de Campion, qui est celui de notre
famille, abdiquant en cette occasion celui de Feuguerei, que j’avois porté jusqu’alors, dans la
crainte que j’eus que S.M., venant à se souvenir que j’étois du nombre des gentilshommes
revenus en France avec Monsieur et avec Puilaurens, ne m’accueillît défavorablement. [sic] (de
Campion 1967 : 68)
Un souci majeur du roi était qu’il restait de nombreuses années sans héritier mâle, ce qui
attisait les conspirations contre sa personne. La naissance du dauphin en 1638, un peu avant
la 37ième anniversaire du roi, apaisait en certaine mesure son malaise et la naissance d’un
deuxième fils, deux ans plus tard, limitait désormais les complots pour de bon.
Après la mort du cardinal Richelieu en 1642, Louis XIII se rapproche de nouveau de ses
anciens protégés : le duc de Vendôme et ses fils, le duc de Mercoeur et le duc de Beaufort.
Comme Henri de Campion s’est lié à ce dernier, sa position à la cour française se renforce
également. Mais malgré cette revalorisation de quelques nobles que Louis XIII avait reniés
sous l’influence de son premier ministre, la marée s’inverse de nouveau après la mort du roi
en 1643. Entretemps, le cardinal italien Giulio Mazzarino – dit Mazarin – était monté au
pouvoir et exerçait une influence remarquable sur Anne d’Autriche, qui était la nouvelle
Régente de la France. Déjà au début de sa présence à la Cour, Mazarin doit affronter
8
l’hostilité des nobles qui s’unissent contre lui et qui tentent de l’assassiner. Il prolonge la
politique de Richelieu, visant à diminuer la pouvoir des Grands – les seigneurs nobles les
plus établis à la Cour – et impose en outre des mesures fiscaux qui effacent la minime
popularité qui lui restait.
En 1648, la Cour est confrontée à la Fronde Parlementaire, quand le parlement de Paris
s’oppose aux nouveaux impôts levés par Mazarin pour financier la guerre traînante contre
l’Espagne :
Au mois de mai 1648, le parlement de Paris commença à se brouiller avec la Reine et le cardinal
Mazarin, pour le droit annuel, qu’ils voulurent ôter à cette compagnie, qui porta les choses si
avant que la Cour n’osa dire mot, à cause que les armées étoient occupées ; mais après que le
prince de Condé eut gagné la bataille de Lens, la Reine profita de cette prospérité pour faire
arrêter ceux du parlement qui avoient le plus agi contre sa volonté. Le peuple de Paris s’arma, fit
des barricades, et ensuite contraignit la Reine de rendre les membres du parlement que l’on avoit
pris. [sic] (de Campion 1967 : 213)
Les princes et les membres de la haute noblesse apportent leur soutien à la Fronde, ce qui
crée la Fronde des princes, autour du notoire prince de Condé. De nouveau, Henri de
Campion participe à la guerre civile qui prend sa source dans cette affaire. En 1651, Mazarin
est obligé à s’exiler et plus tard dans la même année, la majorité des nobles se soumettent à
Louis XIV – devenu majeur d’âge –, se rendant compte que la Fronde ne jouit plus du
support populaire. En 1654, Louis XIV est officiellement sacré roi, mais il laisse les affaires
politiques à Mazarin, qu’il avait rappelé par ordre formel à la fin de 1651.
Peu après ces développements, Henri de Campion renonce aux activités militaires et se retire
à Boscferei avec sa famille. Comme sa retraite rend le reste du contexte politico-historique
impertinent pour la suite de notre exposé, nous n’entrerons plus dans les détails historiques
suivant la majorité de Louis XIV.
9
4. Exploration du (néo)stoïcisme
Si l’enjeu sera vraiment de formuler une réponse à la question de savoir si Henri de Campion
se qualifie comme un homme qui partageait les idées du néostoïcisme, il est souhaitable,
voire nécessaire, de retourner à l’origine de ce courant philosophique. Une fois que nous
aurions amassé des connaissances concernant les thèses et les points de vue de cette
philosophie, elles nous permettront d’indiquer les moments dans sa vie – englobant
exactement un demi-siècle – où il semblait vivre en harmonie avec les pensées du
néostoïcisme, mais aussi les difficultés qu’il a dû vaincre pour ne pas en dévier.
Il est clair que cette philosophie, qui est né au XVIe siècle, se base sur le stoïcisme ancien,
c’est-à-dire l’école philosophique fondée par Zénon de Cittium autour de 300 avant J.-C.
Cette école à bien sûr connu des scholarques importants, mais elle n’a jamais eu un seul
maître, ce qui annonce déjà en quelque sorte la dispersion de ses idées, mais aussi la
modestie qui caractérisait les représentants du Portique. Bien que chaque philosophe fût
convaincu qu’il avait trouvé le chemin vers la liberté, leurs théories étaient susceptibles
d’être contestées. Et l’école du stoïcisme classique était en effet une école dont les adeptes se
polémiquaient souvent entre eux. Ils s’intéressaient tous à des problèmes de nature
pédagogique et politique, mais ils abordaient en outre des sujets moraux et religieux ; tous
des thèmes vastes qui se prêtent donc à la discussion. De plus, chaque courant philosophique
permet aux ceux qui s’y approfondissent de faire la distinction entre leurs grands auteurs2
d’une part et les épigones d’autre part ; les derniers étant ceux qui sont moins connus et dont
l’œuvre n’est généralement pas familière au lecteur moyen. En général il n’est donc connue
qu’une partie des opinions et des pensées stoïciennes et cela est susceptible de colorer la
vision courante.
Et il ne serait pas complètement inimaginable que le même valait pour les hommes du XVIe
et du XVIIe siècle. Mais cette dispersion de théories et d’approches n’est pas une anomalie du
stoïcisme, contrairement à ce qu’il vous amènera à penser. Le modèle respecté que Juste
Lipse dressait de la philosophie comme un arbre – modèle qui a été repris plus tard par
Descartes – montre clairement au lecteur que cette métaphore insiste à la fois sur la diversité
2 Les grands noms du stoïcisme ancien étant Zénon, Cléanthe, Chrysippe, Sénèque, etc. (Lagrée 2010 : 10)
10
et sur l’unité3. Juste Lipse distinguait quatre niveaux : les racines, le tronc, les branches et les
rameaux. Les deux premiers symbolisent les principes fondamentaux et universels, pendant
que les branches et les rameaux renvoient respectivement aux principes particuliers d’un
courant et à ses règles et préceptes. Ce modèle permet donc aisément de faire la distinction
entre un organisme individuel, soit un seul arbre ou une seule philosophie et la vie interne
de cet organisme, qui ne cesse de croître et de évoluer. Ou, comme le dit Jacqueline Lagrée
dans Le Néostoïcisme :
Ainsi peuvent se réconcilier l’unité de l’École et sa vie, avec la diversité de ses membres, et les
déplacements ou approfondissements, comme autant de branches ou de feuilles nouvelles, dans la
vie pérenne du grand arbre. (Lagrée 2010 : 22)
Ce sont exactement cette variété de ses membres et la liberté d’interpréter les théories de
différentes manières, qui ont eu comme conséquence que la doctrine du stoïcisme ancien est
restée si facilement accessible au cours des siècles. Aux penseurs des dernières années de la
Renaissance, cela leur offrait aussi l’opportunité d’appliquer ces mêmes interprétations
diverses à des questions nouvelles. Le stoïcisme a connu beaucoup de résurrections, mais
surtout dans les périodes de crise. Il n’est donc pas du tout surprenant que la période qui
englobe la fin du XVIe et le début du XVIIe siècle a été un sol fertil pour implanter les graines
du stoïcisme. Une question primordiale avec laquelle luttait la société de cette époque était
par exemple celle de savoir comment le christianisme omniprésent pouvait néanmoins aller
de pair avec une telle violence qui se laissait également observer partout. Alors les
néostoïciens allaient essayer de résoudre les questions que leur posait la société, tout en
utilisant les concepts du stoïcisme classique :
L’invention du néostoïcisme à la fin de la Renaissance en Europe du nord principalement,
correspond à la fois à une reviviscence, une restauration, une apokatastasis du stoïcisme antique
et à une reprise de concepts et de thèmes (ou thèses) stoïques dans un autre contexte, marqué par
la dominance du christianisme en ses diverses formes, plus souvent protestantes et même
calvinistes que catholiques. (Lagrée 2010 : 10)
3 Lagrée 2010 : 22
11
Reste à déterminer les mobiles qui ont mené au renouveau des idées du stoïcisme. Ce qui a
certainement été responsable pour la redécouverte de la philosophie ancienne était
l’humanisme qui caractérisait l’Europe de la Renaissance et son extension. Les stoïciens de
l’ère classique éveillaient l’intérêt des auteurs humanistes, qui rééditaient ensuite leurs
œuvres. Et le succès qu’avait le stoïcisme auprès du nouveau public appelait à une
continuation de la réédition. Leurs œuvres s’éditaient maintenant non seulement en latin,
mais aussi en des langues vulgaires pour atteindre un public plus diversifié. Pourtant il
serait naïf de croire que le stoïcisme était le seul courant philosophique que les humanistes
allaient insuffler nouvelle vie. Selon Pierre-François Moreau « il serait illusoire de prétendre
faire l’histoire du stoïcisme sans faire en même temps celle de l’aristotélisme ou du
scepticisme.4 » Il distingue trois étapes dans la prise de conscience que le stoïcisme était en
effet plus que seulement une des nombreuses sectes qui existaient au Moyen Age ; période
dans laquelle le stoïcisme avait perdu la renommée dont il jouissait pendant l’Antiquité.
La première étape, antérieure aux XVIe siècle, se notait surtout chez les humanistes italiens,
tel que Pétrarque. Grâce à leurs écrits le stoïcisme sort de l’anonymat auquel il était
condamné durant l’époque médiévale. Surtout ses thèmes éthiques – comme la question de
savoir si les passions doivent être dominées ou non5 – étaient repris, transformant le
stoïcisme de cet étape en un stoïcisme principalement moral et non encore un système
totalisant. Néanmoins, il est aussi possible de discerner des références à la vie politique dans
les traités de cette époque, par exemple dans le Teogenio d’Alberti6.
Pendant la deuxième étape, au cours du XVIe siècle, ce n’était plus seulement la morale, mais
aussi des autres aspects du stoïcisme qui étaient traités. Ainsi, le stoïcisme s’élargit de
nouveau vers un système aux multiples facettes et aussi la relation avec le christianisme était
approchée d’une nouvelle manière. A partir de ce moment-là il est légitime de parler d’un
vrai néostoïcisme qui ne se contente pas d’examiner les formes classiques de la philosophie,
mais qui cherche aussi à les incorporer de manière vivante dans la société contemporaine.
Les œuvres de Juste Lipse marquent clairement le passage à cette deuxième étape, à la fin du
XVIe siècle.
4 Moreau 1999 : 15
5 Moreau 1999 : 15
6 Dans ce traité, la question est posée de savoir laquelle, de la fortune favorable ou de la défavorable, est la
meilleure pour les cités. (Moreau 1999 : 19)
12
La troisième étape finalement se prolonge au XVIIe siècle mais marque au même temps la
désintégration du néostoïcisme comme système totalisant, bien qu’il subsiste en fragments.
Mais :
C’est peut-être, paradoxalement, dans cette fragmentation que le stoïcisme devient véritablement
moderne : lorsque, périmé comme système, il trouve la force, dans chacune de ses parties
détachées, sinon créées, de s’investir dans de nouveaux secteurs de la pensée pour y subir de
nouvelles transformations et y engendrer des conséquences imprévus.(Moreau 1999 : 25)
A part des humanistes, aussi les Pères de l’Église ont apporté leur pierre à l’édifice, bien
avant le XVIe siècle. Bien qu’ils se sont très souvent déclarés les adversaires du stoïcisme, ils
ont quand même – à leur insu bien entendu – contribué à sa diffusion, par les multiples
citations dans leurs œuvres du IIe au IVe siècle. Les ecclésiastiques de cette époque-là ont été
responsables par exemple de christianiser en quelque sorte Sénèque en l’appelant – bien que
de façon mordante – Seneca noster, notre Sénèque. Là où l’étude des grands textes classiques
ouvrait le stoïcisme aux fils de l’élite intellectuelle, leurs thèses gagnaient maintenant aussi
en renom chez le peuple qui écoutait en toute piété les sermons des prêtres, dans lesquelles
subsistaient toujours les réprimandes à l’adresse de la philosophie païenne.
De plus, le contexte historique et politique du XVIe et du XVIIe siècle favorisait la
redécouverte de cette philosophie ancienne. Comme nous avons déjà mentionné, les idées du
stoïcisme étaient susceptibles à être réanimées en périodes de crise. Le latiniste néerlandais
Petrus Hermanus Schrijvers, mieux connu comme Piet Schrijvers, a remarqué avec raison
que Juste Lipse même avait insisté sur l’importance de l’école du stoïcisme en renvoyant au
similitudo temporum7. C’est-à-dire la ressemblance entre le premier siècle après J.C., qui était
déchiré par le despotisme et par la violence, et l’Europe du XVIe et du XVIIe siècle. Il est
généralement accepté que pendant ces deux siècles surtout l’Europe occidentale était
ravagée par des guerres politico-religieuses et par une division des Églises suite à les
tensions entre catholiques et protestants. A tout cela s’ajoutait en outre la découverte d’un
nouveau monde, non seulement sur le plan géographique mais aussi sur le plan intellectuel.
Et « les dangers des guerres et de l’existence de graves épidémies, notamment de peste,
7 Schrijvers 1983 : 12.
13
revalorisent l’art de mourir présent dans les consolations stoïciennes.8 » Et les réflexions que
fait Henri de Campion montrent en effet à plusieurs reprises quelques attestations de cet
« art de mourir. » L’énorme popularité retrouvée du stoïcisme se laisse par conséquent
argumenter entre autres par sa doctrine de la fatalité et de l’équanimité face à celle-là. Une
doctrine qui offre donc de la sécurité dans un climat de perturbation générale.
L’esprit du siècle et les facteurs historico-politiques étaient donc favorables, mais il surgissait
néanmoins quelques problèmes suite à l’intérêt renouvelé pour les stoïciens. Il est surtout
important de se souvenir du fait que le stoïcisme s’était formée dans l’Antiquité et était donc
une philosophie païenne. La plupart des auteurs qui le redécouvraient au XVIe siècle et plus
tard étaient au contraire fortement imprégnés du christianisme. Il va donc de soi que ces
deux concepts, apparemment incompatibles, causaient parfois des problèmes à se fusionner
dans une nouvelle théorie universelle; celle du néostoïcisme. Mais la remarque de Pierre-
François Moreau, concernant cet apparent obstacle, semble atténuer les difficultés que la
religion entraîne :
Qu’il soit difficile à des chrétiens, comme sont la plupart de nos auteurs, d’accepter
intégralement les enseignements de cette philosophie païenne n’est pas la marque d’une impasse ;
seulement le signe d’un problème à résoudre (Moreau 1999 : 11)
Un auteur particulier qui personnifie de manière efficace cette thèse est le belge Joost Lipse,
dit Justus Lipsius ou Juste Lipse. Il fait partie du canon des auteurs néostoïciens et nous
pourrions même dire qu’il en est une figure emblématique. Mais avant d’entrer dans les
détails de son œuvre, il nous semble opportun de commencer à la source et de mettre la
philosophie des stoïciens classiques sous la loupe. Pour mener cela à bonne fin, nous
regarderons plus profondément L’homme apaisé : colère et clémence de Sénèque, philosophe
stoïcien illustre qui s’inscrivait dans la période du stoïcisme impérial du Ier jusqu’au IIe siècle
après J.-C.
8 Lagrée 2010 : 15
14
5. Sénèque – L’homme apaisé. Colère et clémence.
5.1 Introduction
L’homme apaisé joint deux livres de paix qui ont été écrits dans un contexte tumultueux : La
Colère et La Clémence. En l’année 41 après J.-C., année de l’écriture de La Colère, l’empire
romain était notamment marqué par des exécutions, des tortures, des assassinats et des
massacres qui étaient légion pendant que Caligula était au pouvoir. Sénèque, étant l’homme
de confiance et le grand penseur dans l’entourage des deux sœurs de Caligula, est
directement menacé, vu qu’elles s’opposent à leur frère, l’empereur. Après l’assassinat de ce
dernier, Sénèque veut utiliser la figure du roi tyran pour démontrer, à travers d’un empereur
particulier, la maladie de l’esprit générale. Un projet noble qui ne s’arrête pas là, car il veut
également enseigner à guérir cette maladie. Comme la passion – et plus spécifiquement la
colère – met en danger l’humanité créée par la raison et l’entraide des hommes, Sénèque
prend le temps de construire un discours qui a tout ce qu’il faut pour extirper ce vice de
votre personne.
Dans une première partie, il apporte beaucoup de soin à l’énumération des différents
exemples qui montrent au lecteur que la colère n’est pas une force naturelle, contrairement à
ce que l’habitude et la fainéantise lui ont appris. La santé provient de la Nature, dit Sénèque,
mais quand son frère aîné Novatus – avec qui il mène ici un dialogue fictif – lui répond que
la colère aussi est une force naturelle, il lui conteste, ce qui va à contresens de l’opinion
publique. Sénèque essaie de déterminer ce que c’est la colère et il veut apprendre à son frère
que c’est un vice, plutôt qu’un vertu. Les exemples qu’il donne montrent la colère qui se fait
maître des hommes, effaçant en eux toute trace de la raison. Ensuite il s’efforce pour
investiguer d’où vient cette monstre qu’il appelle avec conviction la plus grave des vices. Est
elle quelque chose d’inhérente à chaque homme ou est-ce que ce sont des forces extérieures
qui l’inspirent à lui ? Après avoir tenté de trouver une réponse à cette question, il n’est que
normal qu’il continue dans une troisième partie avec une explication comment il faut
entamer cette entreprise compliquée d’abjurer la colère. A côté de fournir une illustration de
crimes atroces commis sous la couverture de la colère, Sénèque essaie de répondre à des
15
questions telles que ‘Comment éduquer la jeunesse ?’, ‘Comment ne pas se mettre en
colère ?’ et ‘Comment, si la colère est là, la dominer ?’ Ainsi il désire trouver des remèdes
efficaces qui non seulement soulagent la colère, mais qui l’extirpent aussi définitivement de
votre personnalité. Il est néanmoins important de remarquer que Sénèque ne condamne
cependant pas toute la violence ou toute punition, sinon qu’il refuse l’esprit de violence et la
punition sous le coup de la colère9.
Quinze ans plus tard, en 56 et après avoir été exilé à Corse sous le règne de l’empereur
Claude, Sénèque compose son deuxième oraison, qui traite cette fois-ci de la clémence. Le
rôle du philosophe stoïcien à la cour – qui tourne entretemps autour de Néron – a été renoué
sept ans plus tôt et il devient le précepteur du jeune empereur. Quand il voit que ce dernier
commence à être le cerveau d’attentats et d’assassinats, il lui dirige La Clémence, dans l’espoir
de renverser cette situation qui introduit une nouvelle époque de malaise profonde.
Dans la partie suivante nous regarderons plus en détail chaque partie de l’approche de
Sénèque concernant la colère pour en relever les caractéristiques principales du stoïcisme
ancien. La partie intitulée La Clémence ne sera toutefois pas traitée maintenant, vue que cela
n’ajoutera pas de valeur au but final que nous gardons à l’esprit. La recherche élémentaire de
La Colère nous aidera à dévoiler une partie de la toile de fond sur laquelle le courant
néostoïcien du XVIe et du XVIIe siècle a ébauché sa philosophie ; recherche dont nous
cueillerons les fruits dans notre analyse de l’œuvre néostoïcienne De la Constance.
5.2 La Colère
Dès les premières pages de son traité, il est clair que Sénèque condamne la colère dans toutes
ses facettes. Il n’admet aucun doute, mais la range immédiatement de la côté des vices,
éclaircissant dès le début le ton duquel parlera cette livre, qu’il prétend avoir été réclamé par
son frère Novatus. Dans un premier instant il va s’efforcer de préciser ce que c’est la colère,
pour ensuite pouvoir en discuter de manière soutenue. Ainsi il dit qu’il est seulement
légitime d’accorder le nom de colère à un tel sentiment, une fois qu’il envahit la raison, car
9 Sénèque 1990 : 13
16
« le trouble initial que la perception d’une offense suscite dans l’esprit n’est pas plus de la
colère que cette perception elle-même. L’attaque ultérieure, qui n’a pas seulement pris acte
de la perception, mais y a adhéré, la voilà la colère : la mobilisation d’un esprit pour une
vengeance, avec toute sa volonté et toute son intelligence.10 »
Sénèque oppose très vite la colère à la raison en expliquant qu’elles sont deux manifestations
différentes – respectivement dans le mauvais sens et dans le bon sens – d’un même esprit.
Mais la colère est plus forte que la raison une fois qu’elle a réussi à faire irruption dans votre
personnalité. « La raison n’est plus rien à l’instant même où la passion a pénétré et s’est vu
reconnaître un droit sur notre volonté.11 » Pour cette raison, il est élémentaire de barrer la
route à la colère dès le début, car il est beaucoup plus simple de ne pas laisser entrer les vices
que de les contrôler ; de ne rien admettre du tout que de modérer ce que vous avez admis. Et
la raison vous sera en outre beaucoup plus utile qu’aucune passion dans toutes sortes de
situations, parce qu’elle est beaucoup plus courageuse que la colère, que la pitié fait souvent
reculer. Quand la colère est encore récente, elle frappe plus fort, touchant souvent ceux qui
n’ont rien fait. Mais elle tombe vite, ne laissant rien que des blessures bâillantes. La raison et
la colère s’excluent donc mutuellement, à cause de quoi vous n’aurez plus d’avis clairvoyant
si la colère se fait maître de vous. Elle trouble votre jugement, ce qui entraîne également des
conséquences néfastes sur le champ de bataille, car la victoire vous échappera, faute de vertu
et de discipline. Sénèque est donc très concis quand son frère Novatus prétend que la colère
est nécessaire contre les ennemis :
Même à la guerre donc, même au combat, la colère ne rend pas service : elle pousse à la témérité,
elle ne pense qu’à porter le fer chez les autres, sans s’en méfier elle-même. (Sénèque 1990 : 36)
Tous ces éléments sont déjà la preuve de que Sénèque adopte une attitude très sévère à
l’égard de la colère et il continue encore en l’appelant la plus détestable de toutes les
passions. Là où les autres ont leurs côtés calmes et pacifiques, elle est un vice sanguinaire qui
ne veut que la guerre, le sang, les supplices et l’inhumaine. Le reste des passions peut être
caché ou nourri en secret – bien que cela ne résulte pas moins difficile –, mais la colère
s’affiche crûment sur le visage. Si les autres passions se trahissent, elle saute aux yeux
10
Sénèque 1990 : 54 11
Sénèque 1990 : 31
17
comme chez les animaux qui montrent physiquement qu’ils sont sur le point d’attaquer. Et
c’est exactement cette caractère violente de la colère qui incite Sénèque à décider qu’elle n’est
point une force naturelle.
L’homme est sur terre pour l’entraide, la colère pour l’entre-destruction. Il veut rassembler, elle
veut diviser. Lui, faire du bien, elle faire du mal. Lui, sauver même l’inconnu, elle, frapper même
l’être cher. (Sénèque 1990 : 27)
Vu qu’il n’y a rien de plus doux que l’homme dans son état naturel et que la colère s’y
oppose clairement, elle ne provient pas de la Nature. La nature humaine n’aspire pas à
punir, et la colère, qui ne désire rien d’autre que de punir, lui est forcément étrangère. Mais il
existe quand-même une nécessité de punir, à condition que cela se passe rationnellement.
L’homme ne devrait jamais punir dans le but de faire mal, mais pour soigner en faisant mal.
« On ne considère aucun traitement comme trop dur, si son effet est de rétablir la santé.12 »
L’homme – et surtout l’homme qui garde les lois et qui régit la cité – doit donc agir comme
un médecin et appliquer les différentes étapes de la punition, afin de guérir les maladies
sociales. Il faut commencer par des mots et des méthodes douces pour passer à un discours
plus rude s’ils ne font pas leur effet et de la même manière les punitions légères et révocables
doivent toujours précéder les supplices extrêmes.
Un dernier aspect qui contribue à la manière dont la colère se caractérise est déjà introduit ci-
dessus. Nous avons constaté qu’elle coïncide avec une certaine désir de punir, mais cela n’est
pas toujours par suite de ce que vous avez subi. Souvent, la colère ne se fâche point contre
des gens qui vous ont fait du mal, sinon contre ceux qui vous veulent du mal. De plus, cette
désir de punir n’entraîne pas forcément la capacité d’agir conformément, vu que mêmes les
plus misérables s’enragent parfois contre les grands de ce monde. La colère est donc
clairement un vice qui efface chaque trait de la raison de la personnalité d’un être humain et
Sénèque a bien raison d’inciter son frère Novatus à la rejeter complètement et pour de bon.
Après avoir déterminé ce que c’est la colère, Sénèque s’efforce pour scruter plus à fond la
nature de ce vice, commençant avec la question primordiale de savoir si elle vient toute
12
Sénèque 1990 : 28
18
seule, « comme tout ce qui naît en nous à notre insu,13 » ou si nous la déclenchons de notre
propre chef. Il est très important de comprendre la distinction qu’il fait entre ce qu’il appelle
les vices volontaires de l’esprit et les réflexes involontaires du corps, ces derniers étant même
présents chez l’homme le plus sage, car :
Si elle [la colère] nous vient malgré nous, jamais la raison ne la pourra vaincre. Nos réflexes
involontaires sont irrépressibles et inévitables […]. Or la colère, on la chasse en lui faisant la
leçon. C’est donc un vice volontaire de l’esprit, non l’un de ces réflexes inhérents à la nature
humaine et que l’on retrouve aussi chez les plus sages. (Sénèque 1990 : 52)
Chaque homme est susceptible de subir les pulsions corporelles, telles que « la pâleur et les
larmes du suppliant », « l’excitation du sexe » ou « le soupir profond », mais cette citation
nous inspire à en déduire que le sage ne sera plus influencé ou touché par la colère, qui est
un vice volontaire. Il se libère d’elle comme il se libère de toutes les passions. Cela nous incite
également à poser la question de savoir si Henri de Campion est un sage ou s’il atteint ce
titre honorable à un certain moment dans sa vie, mais il est clair que nous intenterons de
fournir une réponse à cette question au bout de nos réflexions. Entretemps il reste important
de comprendre pourquoi le sage doit absolument abjurer la colère. S’il ne le faisait pas, la
colère serait encore plus fort chez lui. Le sage serait colérique tout le temps, s’il devait
s’indigner contre toutes les mauvaises actions dont il est témoin. Car chaque fois qu’il sort de
chez lui, il est confronté avec la laideur du monde, de sorte qu’il passerait tout sa vie dans la
rage et la douleur, une fois qu’il commence. Mais comme Sénèque est d’opinion que la colère
est un sentiment qui n’a pas sa place dans l’esprit ou dans le comportement du sage, il ne
propose pas de la modérer, mais de s’en libérer complètement.
C’est la multitude des coupables qui ôte la colère au sage. Il a compris que s’emporter contre le
vice public est aussi injuste qu’imprudent […]. Le sage ne peut en vouloir à ceux qui font le mal,
parce qu’il sait que personne ne naît sage, mais qu’on le devient. A toutes les époques, très peu de
gens y sont finalement parvenus. (Sénèque 1990 : 60)
Même quand Novatus soulève que la colère peut parfois prouver son utilité parce qu’elle
nous préserve du mépris de nos concitoyens, Sénèque lui répond négativement, invoquant
13
Sénèque 1990 : 51
19
un vers de Labérius, déclamé au théâtre : « L’homme qui fait peur à tous doit avoir peur de
tous.14 » C’est ainsi que la Nature l’a intentionné. Le sage ne cherche donc pas à se faire
craindre et ne voit point de la grandeur dans la colère. Mais le frère de Sénèque a d’autres
objections, qui sont néanmoins toutes rejetées par le grand philosophe comme des simples
excuses sans valeur. Novatus dit que la nature humaine ne le supporterait pas si la colère se
retranchait complètement de l’esprit, ce qui est aussi renié par Sénèque. Il n’y a rien que vous
ne pouvez pas apprendre par un entraînement assidu et avec de la discipline. Les hommes
qui figurent dans les exemples qu’il fournit – des hommes qui ont appris à marcher sur un fil
ou à dormir à peine quelques heures par nuit – n’ont cependant pas reçu de récompense
pour leurs efforts, mais le sage qui s’efforce pour abjurer la colère sera abondamment
récompensé avec la calme sérénité de l’homme heureux. « Qu’y a-t-il de plus libre qu’un
esprit calme et de plus débordé que la colère?15 » Et de plus, la route de la vie heureuse est
plus facile que vous ne pensiez, dit Sénèque. Néanmoins, il peut parfois vous servir de
simuler la colère face aux ceux qui doivent être stimulés ou dont l’esprit doit être secoué.
Mais si le but est vraiment d’être poussé à bout, la colère ne vous servira point. C’est
exactement dans ces moments-là qu’il faut faire appel à la raison, car elle « nous conseille
souvent de laisser passer quand la colère veut qu’on se venge – alors, nous qui aurions pu
nous en tirer sans grand mal avec la raison, nous tombons, avec la colère, dans une situation
bien pire.16 » Et bien que la colère soit innée chez quelques peuples dits sauvages, il reste
indispensable de la maîtriser pour qu’elle ne dépasse pas toutes les bornes. Car ce qui
commence avec de la colère peut vite devenir de la brutalité. Sénèque indique d’ailleurs que
tous ces peuples qui sont libre – mais libre à la façon des animaux, sans brides ni limites –,
sont incapables de servir et donc aussi inaptes à commander. « Nul ne peut diriger s’il ne sait
obéir.17 »
Cette citation de Sénèque nous fournit un moment convenable pour nous attarder déjà
brièvement sur Henri de Campion. La théorie de l’obéissance qui se manifeste ici est
caractéristique du stoïcisme et s’applique dans une certaine mesure à leur règle générale de
l’imperturbabilité, que nous expliquerons de manière plus ample en temps voulu. Déjà très
14
Sénèque 1990 : 62 15
Sénèque 1990 : 65 16
Sénèque 1990 : 66 17
Sénèque 1990 : 67
20
tôt dans son adolescence, Henri de Campion formule une thèse comparable concernant
l’obéissance, sans doute inspiré par Sénèque, de qui il a déjà déclaré être un grand adepte au
début de ses Mémoires:
Une des choses qui a le plus contribué a mon peu d’avancement, est que je ne pouvois me
résoudre à obéir à ceux qui n’étoient pas plus que moi en qualité, et que je croyois moindres en
suffisance ; ce qui était peu judicieux, puisqu’il est impossible qu’un homme s’élève au-dessus de
sa sphère sans avoir été soumis à beaucoup d’autres. (de Campion 1967 : 50)
Cette citation reprend quasi littéralement les pensées de Sénèque concernant le sujet, ce qui
rend tangible sa présence dans la vie et dans le comportement de Henri de Campion, déjà
depuis un âge précoce.
5.2.1 Remèdes contre cette championne des vices
Après avoir clairement expliqué la nature de la colère, Sénèque présente au lecteur deux
remèdes efficaces qui peuvent s’appliquer à elle : « l’un pour éviter de se mettre en colère,
l’autre pour ne pas faire mal quand on est en colère.18 » Il fait en outre un distinction très
nette entre deux périodes de la vie qui vous permettent de traiter la colère. Il s’agit de la
période de l’éducation d’une part et le reste de votre vie d’autre part, mais Sénèque n’y va
pas par quatre chemins pour faire comprendre qu’il estime l’éducation le facteur
déterminant :
L’éducation exige le plus grand soin, et c’est le moment le plus efficace : il est aussi facile de
modeler des esprits encore tendres que difficile d’abattre des vices grandis avec nous. (Sénèque
1990 : 69)
Bien que cette importance apportée à l’éducation garde sa présence dans le néostoïcisme de
Justus Lipsius et d’autres protagonistes de ce courant, le stoïcisme classique en diffère aussi
sur quelques points. Cela se remarque clairement quand Sénèque fait appel aux quatre
éléments – l’eau, le feu, l’air et la terre – pour établir une typologie des différents caractères
que peuvent avoir les hommes. Ces quatre éléments, dont la coopération garantit l’harmonie
dans le monde, sont des éléments typiquement païens et seront plus tard remplacés par la
18
Sénèque 1990 : 69
21
providence divine. A cause de cette typologie des quatre éléments, Sénèque se voit légitimé
de distinguer entre des caractères chauds, des froids, des secs et des humides et des
mélanges de ces quatre forces. Quand il s’agit de la manière dont vous maniez votre colère,
tout dépend de la dose d’humide et de chaud que chacun porte en soi. Il nous emporterait
trop loin, si nous décidions de traiter cette partie de manière plus profonde et nous le
jugeons donc plus à sa place dans une autre recherche. Mais il est néanmoins intéressant de
signaler que Sénèque fait une distinction entre les colères des hommes et celle des femmes ou
des enfants. L’élément humide l’emporte selon lui chez ce dernier groupe, ce qui signifie que
leur colère monte progressivement. Elle commence moins fort que chez la majorité des
hommes, mais une fois qu’elle se met en mouvement, elle peut prendre des proportions
inaperçues. Peut-être qu’il ne serait pas complètement alambiqué de dresser de nouveau un
lien avec la vie de Henri de Campion, quand nous pensons à la conspiration contre
l’éminence grise Mazarin ; une conspiration qui se voyait surtout inspirée et encouragée par
des femmes. Mais il existe bien entendu aussi la possibilité que cela n’est qu’une coïncidence
historique. Quoi qu’il en soit, la colère n’est jamais fondée sur un sol ferme et définitif, tant
chez les femmes que chez les hommes, et elle ne crée rien de vaste et de beau.
De toute façon, Sénèque ne fait pas seulement appel aux quatre éléments de la Nature, mais
il avoue sans hésitation que beaucoup d’événements de la vie prédisposent également les
caractères à la colère. Mais si vous êtes conscient de ce qui vous agite, vous pouvez résoudre
le problème en appliquant les mesures nécessaires :
[…] les esprits chauds, on leur enlèvera le vin […]. Il ne faut pas non plus qu’ils mangent trop :
les aliments distendent le corps, et l’esprit se gonfle avec lui. Que le travail leur donne de
l’exercice, mais sachons l’arrêter avant la fatigue. […] Le jeu est bon aussi. Un plaisir mesuré
détend l’esprit, le tempère. (Sénèque 1990 : 71)
Mais, comme nous venons de mentionner ci-dessus, la remède la plus effective reste
néanmoins de préparer d’avance les enfants à une vie libre de vices. Les prescriptions que
Sénèque donne pour achever cet objectif sont, vu l’énorme popularité retrouvée des stoïciens
à la fin de la Renaissance, insérées dans l’éducation de cette époque. Il n’est donc pas du tout
surprenant que les fils de Campion ont été élevés selon les principes de « laissons-lui
22
quelques loisirs, mais ne lui permettons pas de s’étioler dans la fainéantise19 », « celui à qui
on n’a jamais rien refusé, ne pourra se retenir face à une offense20 » et « que sa mauvaise
conduite lui soit sans cesse reprochée21. » Sénèque croit inébranlablement dans un entourage
de précepteurs et de pédagogues flegmatiques qui sont censés servir comme des exemples
pour l’enfant ou l’adolescent en question. De plus, il faut le mettre sur le même plan que
beaucoup d’autres, afin d’éviter la flatterie et la vanité.
Tout cela concerne bien sûr les enfants, mais les Mémoires de Henri de Campion nous offrent
un passage qui prouve que la vanité doit être évité à tout prix. Après que le duc de
Puilaurens avait réussi à s’établir à la Cour de Louis XIII en 1634, Henri de Campion assistait
de temps en temps à des visites et à des cérémonies autour de sa personne et y remarquait
clairement qua la vanité s’était déjà emparé de Puilaurens :
Je me trouvai à toutes ces cérémonies, et en remarquant que la cour de ce nouvel Icare étoit en
quelque manière plus grosse que celle du Roi et du Cardinal, je m’apperçus dès-lors que l’ivresse
de se voir tout un coup si élevé commençant à lui faire oublier son devoir et le rendant déjà
inaccessible à ses amis, il y avoit à craindre pour lui quelques revers de la fortune qui les
vengeroit, ainsi que cela ne manqua pas d’arriver ; […] (de Campion 1967 : 64)
Quoi qu’il en soit, la colère a déjà eu plus de temps pour s’enraciner dans le comportement
des adultes, ce qui change également le traitement qu’il faut suivre ; un traitement qui
consiste surtout de sang froid et de maîtrise de soi face aux causes immédiates de la colère. Si
vous vous sentez offensé, ne réagissez pas sur le coup. Le temps montre la vérité et soulèvera
la voile qui couvre parfois votre première impression. La patience peut déjà effacer un tas de
malentendus, car trop souvent l’homme se sent offensé sans qu’il y ait raison pour cela.
Combinez cette patience si noble avec la grâce de laisser le bénéfice du doute à quelqu’un au
lieu d’attacher du prix à des simples soupçons et la colère aura désormais moins d’ascendant
sur vous. De plus, les objets inanimés, les animaux et les enfants ne devraient point être
l’objet de votre colère – si vous en éprouvez malgré tout –, car ils ne peuvent vous offenser
délibérément. Sénèque y ajoute encore une autre catégorie et présente ainsi une théorie qui
19
Sénèque 1990 : 72 20
Sénèque 1990 : 73 21
Sénèque 1990 : 73
23
aura de l’importance pour le déroulement subséquent de notre recherche, c’est-à-dire la
catégorie des dieux :
Ils sont naturellement doux et pacifiques, aussi éloignés de blesser les autres que de s’offenser
eux-mêmes. Seuls les fous et les ignorants voient leur main dans le déchaînement de la mer, dans
les pluies torrentielles, dans les hivers trop longs, alors qu’en fait rien de ce qui nous nuit ou de
ce qui nous sert n’est dirigé vers nous. […] Nous nous plaçons trop haut si nous nous croyons
dignes d’être la cause de mouvements si gigantesques. Aucun de ces phénomènes ne se produit
pour nous blesser ; bien au contraire, ils ont tous un but salutaire. (Sénèque 1990 : 78)
Les dieux sont des êtres invariablement bons qui ne pensent jamais à vous causer du mal.
Bien qu’ils imposent parfois des mesures impopulaires aux hommes, leur but n’est jamais de
vous atteindre personnellement, sinon d’améliorer le destin du monde entier. Si les manières
dont ils opèrent restent tout de même inconcevables pour l’homme, c’est parce qu’il est
indigne de se mettre sur le pied d’égalité avec eux. Ce thème sera repris plus tard dans notre
analyse de De la Constance du néostoïcien Juste Lipse, comme celui-ci exprime une vision des
actes divins qui nous permettra de mettre les deux œuvres en parallèle.
Un pénultième avis que donne Sénèque dans la deuxième partie de La Colère est de mettre
votre propre vie en jugement. C’est seulement en faisant cela que vous ne penserez pas
seulement à ce que vous êtes obligé de subir, mais aussi au mal que vous avez causé vous-
même. Cette logique fait manifestement penser au principe chrétien de ‘celui qui est sans
péché’, ce qui aide à ouvrir le stoïcisme aux adaptations modernes de la fin du XVIe siècle et
plus tard. De plus, une petite remarque de Sénèque nous permet de penser derechef à Henri
de Campion : « Dans certaines affaires, nous ne sommes innocents que parce que ça n’a pas
marché. » Cela ne peut que nous faire penser de nouveau à l’épisode de l’attentat échoué
contre le cardinal Jules Mazarin, ce qui annonce déjà le grand nombre de ressemblances qui
existe entre la pensée stoïcienne et la vie de Henri de Campion.
Il y a deux choses – pour dresser le bilan – qui suscitent en nous la colère. « La première, c’est
d’avoir l’impression qu’on nous a offensés. La seconde, qu’on nous a offensés
injustement.22 » Mais c’est quoi, injustement ? Vous jugez seulement injuste, opine Sénèque,
22
Sénèque 1990 : 83
24
ce que vous n’aviez pas attendu ou prévu. Mais à cause d’un trop grand amour-propre, vous
ne vous attendez à rien, car chaque homme s’estime en réalité intouchable.
En chacun de nous bat un cœur de roi qui veut que tout lui soit permis, et rien contre lui.
(Sénèque 1990 : 83)
Il est donc bien justifié de décider que Sénèque s’en prend ici contre la vanité et la surestime
de soi. Il faut penser à tout et vous attendre à tout, car personne n’est intouchable. La colère
aura beaucoup moins d’influence sur vous, si vous ne laissez rien au hasard. De plus, il ne
faut pas toujours que vous réagissez à l’offense qu’un ennemi à commis contre vous, car « le
plus grand mépris, c’est de signifier à l’offenseur que nous ne le jugeons pas digne de notre
vengeance.23 » Et Sénèque persiste dans ce raisonnement en postulant que vous devez
répondre aux actes injurieux des autres en faisant du bien. Chaque dispute ou chaque
désaccord se résout dès le moment ou un des partis ne répond plus aux provocations qui lui
sont faites. Bien que cette deuxième partie du traité de La Colère a déjà fourni un tas de
remèdes au lecteur, Sénèque revient une fois de plus sur son point de départ pour présenter
son remède ultime, c’est-à-dire l’énorme laideur de la colère :
Aucune passion ne ravage autant la physionomie. Elle défigure le plus charmant visage, fait
grimacer les traits les plus sereins. Toute grâce disparaît chez les gens en colère : leur vêtement
était-il drapé dans les règles de l’art ? Ils le laissent traîner par terre, et se négligent
complètement ; […] leurs veines se gonflent : d’incessant halètements soulèvent leur poitrine,
[…] Comment imaginer, à l’intérieur, un esprit dont l’image extérieure est si horrible?
(Sénèque 1990 : 89)
Dans une troisième partie, Sénèque parcourt, ensemble avec le lecteur, le labyrinthe d’où il
faut sortir afin de vous libérer complètement du monstre qu’est la colère. Cela est une
entreprise hasardeuse que vous devez parfois entamer sans détours et avec de la force, mais
autres fois la prudence est indispensable pour réussir et vous êtes obligé de procéder
presque dans la clandestinité. La colère est caractérisée maintenant comme un tourbillon tout
dévastateur, qui est nourri par chaque obstacle et après le passage duquel rien ne reste
debout. « C’est en mesurant sa puissance, en jugeant si elle est intacte ou non que nous
23
Sénèque 1990 : 85
25
saurons si nous devons nous lancer à la reconquête, ou bien laisser passer l’orage de crainte
qu’il n’emporte avec lui le remède.24 » Sénèque mentionne ici son prédécesseur grec Aristote.
Il l’appelle sans dérision et sans sarcasme un très grand philosophe, mais lui reproche sa
défense de la colère, parce qu’il n’y a rien de plus grave ou de plus monstrueux qu’un
homme qui se déchaîne contre un autre. Quand il déclare que c’est à cause de cela qu’il
s’efforce pour démasquer la vraie nature de la colère, il se débarrasse pour la première fois
de la couverture qu’est la conversation avec son frère Novatus.
A côté d’insister encore plus sur le caractère foudroyant de la colère et de montrer les maux
qu’elle entraîne, Sénèque propose d’autres remèdes pour lui enlever tout possibilité
d’attaquer. Il avait déjà familiarisé le lecteur avec la patience et la maîtrise de soi, mais il
introduit maintenant une autre consigne, qui est celle de la modération. Vous ne devez pas
seulement connaître vos propre limites, mais aussi vous être conscient de l’ampleur de la
tâche que vous prenez en charge. Une âme qui est accablé d’une responsabilité ou d’un effort
trop grand sera plus réceptive à la colère, tout comme le corps surmené qui sera plus vite
touché par une maladie. De plus, les deux se relient de manière que vous devez éviter tout
élément qui risque d’affaiblir tant l’âme que le corps. Les efforts intellectuels trop lourds
poussent une personne sujette à la colère au-delà de son fatigue, égal que la faim et la soif
qui exaspèrent l’esprit et poussent le corps à bout. Il en résulte que, pour éviter la colère, le
corps autant que l’âme doit être soigné. Des activités de détente, les arts agréables et un bon
repas sont des choses fort recommandées par Sénèque pour vous protéger contre la rage.
Une personne ou plutôt un esprit inquiet, fatigué, affamé ou assoiffé est comparé à un ulcère
qui souffre par le moindre contact. De la même manière, l’esprit risque d’être vexé pour rien
de plus qu’une interprétation irréfléchie des choses. Heureusement qu’une âme agacée
s’annonce, comme des signes précurseurs annoncent la pluie et la tempête, de sorte que vous
puissiez vous préparer, car « le mieux est donc de se soigner soi-même à la première
sensation du mal, en laissant même à ses mots le moins de liberté possible et en retenant son
élan.25 » Il semble justifié de conclure que Henri de Campion comprenait bien l’avis de son
exemple stoïcien et le suivait avec avidité. Ce n’était en effet pas à contrecœur qu’il se laissait
séduire de temps en temps par les jeux de dés ou qu’il tentait sa chance dans un jeu de
24
Sénèque 1990 : 93 25
Sénèque 1990 : 106
26
hasard. Et bien que sa perte le mettait parfois au pied du mur, les jeux offraient à son esprit
la détente nécessaire pour continuer sans beaucoup d’exaspération sa vie quotidienne au
sein de l’armée.
Choisissez vos amis avec sagesse est un autre commandement que Sénèque vous conseille de
suivre. « […] l’ivrogne fait aimer le vin à ceux qui mangent à sa table […] le hautain te
blessera de son mépris. Le railleur de son insulte, l’agressif de son affront, l’envieux de sa
méchanceté, […]26 » L’homme qui veut garder sa tranquillité d’âme ferait donc bien d’ajouter
à son cercle d’amis seulement « des gens simples, faciles, mesurés, qui n’exciteront pas ta
colère et d’ailleurs la supporteront.27 » Mais celui qui doit toujours rester votre ami le plus
proche est le temps, car Sénèque continue à insister sur le rôle médiateur du temps après
avoir subi ce que vous jugez être une offense. Une heure suffit parfois pour que vous
puissiez panser vos plaies et même si la blessure attrapée ne s’adoucit pas, vous serez quand
même capable d’approcher la situation avec une maîtrise de soi regagnée.
Quant aux individus les plus puissants de ce monde, tels que les rois, les gouverneurs ou
tout chef d’état, ils semblent remplir une fonction exemplaire en ce qui concerne la
domination de la colère. Car une fois que ceux-là autorisent ce vice, tout la face du monde
peut se voir changée. Cependant, beaucoup de rois – et non seulement des rois barbares, à
grand regret de Sénèque – ont orgueilleusement obéi à la colère. Et de nouveau, les
témoignages du deuxième fils de Campion ont tendance à justifier cette thèse. Il indique à
plusieurs reprises que même dans un contexte de guerre il aspire à maintenir sa vertu et qu’il
ne veut gagner des batailles que par des voies honorables. Il n’est donc pas étonnant que les
actes indignes de ses frères d’armes – et pas dans le moins de ses supérieurs – lui causent
beaucoup de chagrin. Une excellente illustration de cela est l’épisode qui figure dans ses
Mémoires et qui montre une telle acte, commise par le compte de Harcourt :
[…] le comte de Harcourt, poussant en même temps son cheval de ce côté, le capitaine s’arrêta,
lui supposant la même intention ; mais le comte aborde ce misérable, qu’il acheva en lui abattant
la moitié de la tête. Cette action, que je ne vis pas, mais que l’officier me raconta presque aussi-
26
Sénèque 1990 : 103 27
Sénèque 1990 : 103
27
tôt, nous parut indigne d’un Prince de si haute réputation. […] mais l’acte que je viens de
rapporter ne pouvoit partir que de pure cruauté. (Sénèque 1990 : 145)
Comme Sénèque mentionne – après avoir donné maints exemples d’influents romains
maniant le glaive sous la direction de la colère – la cruauté n’est qu’une incarnation de la
colère qui dépasse ses bornes. L’indignation de Henri de Campion provient donc en réalité
du fait que le comte de Harcourt ne sait pas prendre ses distances par rapport à la colère et
agit sous l’influence de ce vice. Dans ce cas-ci il suffit donc de conclure une fois de plus qu’il
faut barrer la route à la colère avant qu’elle n’a d’ascendant sur vous. De toute façon et pour
ne pas agir complètement comme le prophète de la fatalité, Sénèque donne aussi quelques
contre-exemples, tels que le roi Antigonos et son fils Philippe, qui se sont montrés tous les
deux maîtres du sang-froid, ce qui s’est avéré un atout pour la défense et la gestion de leur
royaume. A l’épicentre de l’autrefois illustre Empire romain, l’empereur Auguste
fonctionnait également comme modèle pour tous ses concitoyens. Ces trois hommes ne
laissant pas immédiatement châtier ou fouetter ceux qui leur offensaient, sinon qu’ils
utilisaient leur sagesse pour mener l’autre vers la raison. Car, remarque Sénèque, vous
trouverez toujours une excuse pour gracier votre offenseur :
L’excuse, pour les enfants, c’est l’âge ; pour les femmes, le sexe ; pour l’étranger, l’indépendance ;
pour ceux qui vivent dans ta maison, l’intimité. […] C’est un ami ? Ce n’était pas son intention,
de nuire. C’est un ennemi ? C’était son rôle. (Sénèque 1990 : 123)
Cette mission, de trouver en vous la bonté et la force de pardonner ceux dont vous vous
sentez traité injustement, fait penser aujourd’hui au motif chrétien de tourner l’autre joue.
Bien que les fondations des deux sont différentes, ce qui précède explique derechef l’entrée
facile que les théories présentées dans La Colère ont trouvée dans une synthèse du stoïcisme
classique et du christianisme de la fin de la Renaissance. Même si vous n’avez pas encore
touché l’homme qui vous frappe, vous aurez sans doute fait du mal à un autre. Personne
n’est sans péché, donc il suffit de dresser le bilan du mal qu’un homme a causé dans sa vie
pour savoir qu’il ne faut pas répondre au vice par le vice. Et même si votre adversaire est un
ennemi, il ne serait point juste de le condamner purement et simplement, surtout quand ses
actes sont inspirés par des vertus que vous vous souhaitez à vous-même. Si un homme vous
frappe en se battant pour sa patrie, il serait méprisé s’il ne le faisait pas. Il va de donc de soi
28
qu’aussi Henri de Campion se prononce à plusieurs reprises avec beaucoup d’estime sur
certains de ses adversaires. Cela sont toutes des pensées qui sont dans une certaine mesure
compatibles avec la tradition chrétienne que nous connaissons, mais les pensées de Sénèque
ne sont pas seulement faciles à incorporer dans le christianisme, sinon qu’il surgissent aussi
des traits d’un épicurisme léger dans son exposé, notamment quand il déconseille de
gaspiller une vie si courte à la colère :
Ici la fureur te saisira pour ci, là-bas pour ça, et des stimulants nouveaux apparaîtront sans cesse
pour la nourrir. Dis, malheureux: quand donc vas-tu aimer? Quel temps précieux tu perds à des
choses mauvaises! (Sénèque 1990 : 126)
Finalement il convient de mentionner que Sénèque ne cherche pas seulement à fournir des
solutions pour adoucir la colère dans votre propre personnalité, mais qu’il le juge tout aussi
important de guérir les vices d’autres gens. Et c’est exactement cet épicurisme mentionné ci-
dessus qu’il semble invoquer afin de convaincre ses prochains de prendre congé de leur
colère et de leur irascibilité. A leur posant des questions telles que « Nous que l’on peut
briser, pourquoi nous dressons-nous pour briser? » ou « Que ne préfères-tu cueillir ta courte
vie et la garder paisible pour toi et pour les autres? » il espère conduire ceux qui l’entourent à
la repentance. De plus, un retour sur soi-même aidera l’homme à se rendre compte du fait
que les efforts pour barrer la route à la colère ne sont pas du tout des vains efforts, sinon
qu’ils sont indispensables pour atteindre un état de sagesse qui fera de lui un homme apaisé.
Après avoir discuté de manière concise une application des principes fondamentaux du
stoïcisme classique, il est grand temps de passer à une œuvre néostoïcienne, afin de
déterminer à la fin de compte si ce courant philosophique réussit réellement à unir une
philosophie païenne antique avec une religion comme le christianisme, qui est tellement
enracinée dans la société du XVIe siècle et plus tard.
29
6. Juste Lipse – De la Constance
6.1 Introduction
De la Constance de l’auteur belge Juste Lipse – né comme Joost Lips – est une œuvre qui fait
autorité dans le courant néostoïcien du XVIe siècle et plus tard, période qui est généralement
connue comme la Renaissance de la philosophie stoïque. Le livre est publié en 1584 et fournit
à ses lecteurs des réflexions philosophiques mélangées avec un christianisme perçant. Et ce
mélange de stoïcisme et christianisme n’est pas le seul moyen que manie Lipse, vu qu’il fait
aussi appel à la combinaison de philosophie et de belles lettres pour répandre sa pensée. Il
convient cependant de noter que le terme de ‘Renaissance’ du stoïcisme peut être interprété
de manière trompeuse, comme l’intérêt porté à cette philosophie a toujours continué à
couver sous la cendre du Moyen Âge. Dans De la Constance Lipse offre un récit des maux
publics et des craintes qui restent reconnaissables même aujourd’hui, bien qu’ils fussent
descriptives de sa propre époque. Le livre peut être interprété de différentes manières, dont
la première est la manière superficielle qui le présente comme un plan de campagne contre
les afflictions de la vie quotidienne. Mais il outrepasse en réalité ce dénominateur. De la
Constance évoque naturellement le souvenir de l’école du stoïcisme classique, bien entendu
que le néostoïcisme ne constituait au contraire pas une vraie école. La comparaison
mentionnée surgit non seulement par les multiples références à l’Antiquité, mais aussi par sa
forme. Ainsi, il ne serait pas du tout vaniteux de présumer que Juste Lipse s’est inspiré du
dialogue inventé que mènent Sénèque et Novatus dans L’homme apaisé ; dialogue que nous
venons de traiter ci-dessus. Ici, Juste Lipse rencontre son ami, le chanoine Charles Langius,
lors d’un voyage qu’il aurait vraisemblablement dû faire en 1571. Et le dialogue qui s’amorce
entre Juste Lipse et son ami liégeois rappelle avec succès la voie utilisée par maints
philosophes classiques et leurs disciples pour épurer la vérité. Un orateur doué répond de
manière éloquente et sage aux questions que lui pose un ami ou un inconnu, transformant
une conversation amicale en une consigne générale. Les Lettres à Lucilius, également du main
du grand stoïcien Sénèque, pourraient éventuellement avoir été une autre source
d’inspiration pour Lipse. Mais bien que les exemples soient nombreux, Langius nous avertit
30
déjà très tôt que suivre le sentier de la vérité n’est pas un divertissement, mais un vrai
calvaire:
Eh bien, Lipsius, vous oyez un philosophe et non un menestrier, qui vous veut enseigner, non
vous donner du plaisir, profiter non flatter. (Lipse 2000 : 46)
L’admiration qu’avait Juste Lipse pour Sénèque – qui se révèle en outre à travers des
multiples citations dans le livre – n’est pas la seule raison qui l’a incité à opter pour le
dialogue. A côté de cette raison littéraire, Piet Schrijvers signale aussi des raisons clairement
stratégiques28. La forme de présentation dialogique aurait offert au Juste Lipse la possibilité
de se cacher derrière la personne de Charles Langius et de s’assurer ainsi contre les
persécutions de l’inquisition. Cette thèse est soutenue par le fait que Langius, déjà mort en
1573, ne s’est jamais montré comme un partisan tellement enflammé du Portique. De plus, au
contraire de Sénèque dans L’homme apaisé, Lipse n’adopte pas lui-même le rôle de tuteur, ce
qui pourrait confirmer l’idée de Piet Schrijvers. Le dialogue avec Langius, au contraire du
voyage de Lipse, serait donc complètement inventé pour ventiler sa pensée néostoïcienne.
En plus d’offrir à celui qui se penche sur son contenu des solutions aux maux publics, De la
Constance lui révèle aussi toute une thèse concernant la volonté divine ; la providence. En
apprenant au lecteur que les souffrances et les peines font en réalité partie des intentions de
Dieu, Juste Lipse compte l’emmener vers la sagesse et ainsi vers la constance. Mais la
constance chez Lipse ne peut pas être interprétée comme une résistance décidée contre le
mal. En revanche il convient mieux de la qualifier comme l’acceptation passif de ce mal,
concept qui ne se trouve pas en vain sous le lemme de ‘stoïque’ dans le dictionnaire. Cette
acceptation de la nécessité du mal dans le monde a entraîné que Piet Schrijvers compare
Juste Lipse avec le docteur Pangloss, sorti de l’œuvre satirique Candide de Voltaire. Et il n’est
en effet pas trop audacieux de dire que la maxime connue ‘tout est pour le mieux dans le
meilleur des mondes possibles’ se laisse à plusieurs reprises entendre dans les paroles de
Lipse.
28
Schrijvers 1983 : 14
31
Comme nous avons déjà mentionné ci-dessus, il réussit ainsi à concilier la philosophie
païenne du stoïcisme avec son époque imprégnée d’un fort christianisme, bien que cette
tentative a rencontré des critiques vives. La question principale était celle de savoir si une
telle synthèse était en réalité vraiment possible. Il est vrai que Lipse fait mention de quelques
divergences entre ses pensées et celles du Stoa en parlant de la pitié, mais en général il
surpasse les différences principielles qui surgissent en les passant sous silence ou en les
accordant au domaine de la théologie. De plus, la première édition du dialogue de Lipse –
une édition qui n’avait pas encore été christianisée sous pression des critiques – a un
caractère classiquement païen. Le texte ne montre aucune référence à la Bible ou à la
personne du Christ, mais utilise au contraire des exemples tirés de l’Antiquité pour illustrer
les principes fondamentaux de son exposé. Ainsi, Cato et Brutus ont remplacé des
personnages chrétiens tel que Job, dont l’histoire se ravive dans chaque période de crise.
De la Constance offre à ses lecteurs deux parties dogmatiques principales, traitant de la
providence et de la fatalité d’une part et de la bonté de Dieu et du mal dans le monde d’autre
part. A cause de son caractère principalement païen et les multiples citations provenant de
l’Antiquité, cette œuvre représentative du néostoïcisme s’appuie bien contre les intérêts de
Henri de Campion, qui a avoué ouvertement être fortement influencé par le grec Sénèque
durant son éducation. De la Constance est donc l’œuvre par excellence pour vérifier de
manière efficace si Henri de Campion peut réellement s’insérer dans la pensée néostoïcienne.
6.2 Guerre, violence et misère
Un point de départ idéal pour entamer cet étude est la carrière militaire à laquelle notre
gentilhomme normande aspirait. Il semble être difficile à concilier qu’un homme comme
Henri de Campion parle avec une apparente aise des batailles et des guerres dans lesquelles
il participe, mais après une lecture plus profonde nous avons appris que ces actes de violence
se voient aussi expliqués par le néostoïcisme. Comme vous pouvez lire dans De la constance
de Juste Lipse, son interlocuteur Langius lui explique pourquoi les guerres font partie de
l’univers humain. Elles ne sont qu’un moyen de Dieu de rendre l’espèce humaine plus
humble et plus modeste et de la faire se souvenir que c’est à lui qu’elle doit son existence.
32
Quand les gens osent oublier cela ou quand ils perdent la route qui mène à Dieu – disons à la
vertu – il leur envoie un pense-bête de sa pouvoir divine par leur envelopper
temporairement de ténèbres.
Mais le châtiment n’est pas le seul but des malheurs que Dieu déclenche. Il le fait aussi,
quoiqu’il semble paradoxale, par simple amour paternelle pour sa création ; pour ses enfants.
Comme chaque père il veut que ses enfants reçoivent une éducation conforme à leur
capacités et qu’ils font de leur meilleure pour se mettre en armes contre les péripéties de la
vie. « Donc les misères assurent, comme les arbres agités de vents, poussent leurs racines
plus avant en terre : ainsi les gens de bien empoignent davantage de la vertu, quand ils sont
quelquefois émus de petits vents des adversités29. » Ainsi, Dieu prend en charge le rôle que
chaque père remplit au sein d’une famille. Car, selon ce que Juste Lipse apprend, suite à sa
conversation avec son ami Langius, ce sont « les mères qui le plus souvent par l’apparence
des douceurs corrompent et efféminent leurs enfants, mais les pères les conservent par ce qui
semble être fâcheux.30 » Bien que Dieu se montre donc comme impitoyable face aux
hommes, il ne fait en réalité autrement que préparer sa progéniture en adoptant une position
sévère envers elle , de mode qu’elle s’endurcisse contre les difficultés que la vraie vie offrira.
Mais parfois les pères de familles nombreuses délèguent cette tâche et laissent un serviteur
ou un pédagogue châtier leurs enfants. C’est pour cela que Dieu se sert également de
serviteurs qui se chargent de cela. Il ne peut donc pas du tout vous surprendre si des tyrans,
des guerriers ou des rois affligent la race humaine, car ils ne sont que les légats de Dieu,
effectuant sa volonté sur Terre. Et comme chaque père aimant ses enfants, il ne permettra
point qu’ils causent plus de malheurs que ceux qui sont strictement nécessaires, ou comme le
phrase Juste Lipse : « Certes le père qui le fait faire est présent ; et n’endurera pas que l’on
vous fasse la moindre plaie du monde outre ce qu’il a ordonné31. » Ce qui précède permet de
déduire qu’en participant aux guerres, Henri de Campion se profile donc comme un
serviteur de Dieu. Il est souvent témoin tacite de massacres, de viols et d’autres tableaux
sanglants et bien que ces scènes lui donnent du chagrin, il se réalise en même temps qu’il ne
peut rien y changer, comme ils font partie de la vie en guerre. Dans ses Mémoires il décrit les
29
Lipse 2000 : 125 30
Lipse 2000 : 125 31
Lipse 2000 : 121
33
bains de sang sur les champs de bataille avec les mêmes images frappantes avec lesquelles
Sénèque montrait la laideur horrifiante du vrai visage de la colère :
Pendant ce temps nous entrâmes, et les soldats, ne trouvant point de résistance, firent tous les
maux dont il se purent aviser, et le feu qui s’étendoit [sic] de tous côtés les rendoit [sic] encore
plus licencieux. La plupart des femmes furent violées et les biens échappés au feu pillés. Tout cela
me fit une pitié que je ne puis exprimer, mais l’on ne pouvoit [sic] rien empêcher. (de Campion
1967 : 96)
Néanmoins, les tyrans et les guerriers osent parfois se défaire du joug que Dieu leur impose
et ils continuent de semer la terreur, tandis que Dieu n’y consent plus. Ainsi, il est permis de
faire une distinction entre les misères dites simples ou pures et les misères mêlées, les
simples étant celles qui viennent de Dieu, sans qu’une main humaine y a touché. Les misères
mixtes sont alors celles qui viennent également de Dieu, mais par effets humains. Pensons
respectivement à la famine, les tremblements de terre et la mortalité d’une part et la tyrannie,
les guerres et les meurtres d’autre part. Mais selon Langius, cela est tout aussi peu cause de
souci, car vous devez simplement avoir confiance en la protection paternelle de Dieu :
Voyez-vous ce tyran qui ne soupire que menaces et meurtre ? […] Laissez-le, il se perdra en son
conseil, et par un secret lien, Dieu le tirera sans qu’il le sache et en dépit de lui, à sa fin. […] ainsi
toutes ces volontés bonnes et mauvaises font la guerre pour Dieu, et entre plusieurs fins, viennent
toutefois, par manière de dire, à cette fin des fins. (Lipse 2000 : 120)
Si le châtiment et l’exerce constituaient déjà deux raisons valables pour les misères qui
touchent le peuple, Langius présente également une troisième, bien que ce soit avec une
certaine doute. Il s’agit notamment de la conservation de l’univers que Dieu a si
soigneusement créé. Pour conserver ce bel œuvre de l’univers, comme l’appelle Langius, il
est nécessaire que les peuples n’outrepassent pas les limites qui sont préalablement fixées,
autrement la terre ne serait plus capable de les accueillir. Comparons-les aux troupeaux de
bêtes qui croîtraient sans cesse, si quelques-unes n’étaient pas envoyer à la boucherie, ou aux
oiseaux et aux poissons qui empliraient l’air et l’eau, si l’homme ne leur dressait pas des
embûches. Dieu a donc bien le droit d’envoyer quelques calamités à la Terre, si c’est pour
34
conserver son œuvre ; pour empêcher la Terre de sortir de ses emboîtures. Il s’agit ici en
quelque sorte de la règle générale de sacrifier un seul pour que vivent tous les autres.
Il reste bien sûr un fait établi que tout le monde n’est pas affecté dans la même mesure par le
courroux divin. Pour certaines gens la vie est comme un ruisseau clapotant qui n’est jamais
proie aux tempêtes de l’univers. Quand Juste Lipse met cette inégalité sous l’attention de
Langius, celui-ci l’attribue également aux voies impénétrables du Seigneur. Mais il la justifie
par expliquer que les hommes qui n’ont pas expérimenté eux-mêmes quelque adversité
seront tout de même inspirés par les exemples d’autrui :
Enfin il y a tant de notables citoyens chassés et tués par force et à tort : mais nous buvons tous les
jours la constance et la vertu de ces ruisseaux de sang. (Lipse 2000 : 126)
Ainsi, Henri de Campion reste aussi inspiré par les actes héroïques ou honorables dont il est
témoin sur les nombreux champs de batailles où il risque sa peau. Même si celui qui
s’évertue fait partie du camp ennemi, Campion ne laisse pas de le mentionner dans ses
Mémoires ; une remarque que nous avons déjà faite ci-dessus en traitant une idée pareille,
formulée par Sénèque. Ainsi, il raconte du Duc de Lorraine, qui n’a point perdu son honneur
dans la bataille, mais qui reste toujours un gentilhomme exemplier qui tient ses promesses,
même après avoir remporté la victoire. Aussi l’épisode du combat de Turin – épisode qui
présente au lecteur le personnage du capitaine Hendrich – démontre comment les actes
d’une personne peuvent laisser une forte empreinte sur une autre. Quand les Espagnols
viennent réclamer leurs morts le lendemain de la bataille, ils constatent que leur capitaine
Hendrich était en réalité une femme d’à peu près quarante ans.
[…] leur surprise fut étrange, quand ils reconnurent pour femme celui qu’ils avoient [sic] toujours
cru un des plus braves officiers de leurs troupes. On leur rendit son corps : elle pouvoit [sic] avoir
quarante ans. On a ajouté beaucoup de fables à cette histoire ; mais ce que j’en dis est la pure
vérité, qui fait voir une grande chasteté dans cette femme, et une discrétion non pareille dans celle
qu’elle avoit [sic] épousée. (de Campion 1967 : 141)
Nous venons de mentionner ci-dessus ce que nous avions appelé « les voies impénétrables
du Seigneur ». Néanmoins il convient de fournir une explication plus ample autour de cette
35
notion. Langius utilise une phrase bien lyrique de Sophocle – bien que celui-ci parle de
plusieurs dieux – pour reprocher à Juste Lipse sa curiosité insatiable :
Ce que cachent les dieux jamais tu ne sauras, quand même jusqu’au fond de tous secrets iras.
(Lipse 2000 : 140)
Il est intéressant de voir comment il fait appel ici au stoïcisme classique en le mélangeant
tout à la fois avec son éloge d’un seul Dieu ; trait typique du néostoïcisme. Langius veut le
rendre clair que Dieu ne dévoile pas ses intentions aux mortels et qu’il serait une moquerie
vouloir « monter à la tour de la providence.32 » Cependant, si les mots de Henri de Campion
sont dignes de foi, Dieu lui a montré parfois une lueur de sa volonté divine, en l’avertissant
de ce qui est à venir. Ainsi, Henri est parfois secoué par des rêves consternantes ou par des
sentiments de malaise. Il déclare par exemple qu’au début de sa carrière militaire, le jour où
il a dû quitter la France pour se retirer à Bruxelles, après avoir été accusé d’une façon
malchanceuse d’espionnage, Dieu lui en avait averti au moyen d’un songe. De plus, une
belette lui a traversé le chemin à plusieurs reprises, toujours suivie d’un événement
malheureux, telle que la prise de son ami Beaupuis à Rome ou la prise de Ganseville plus
tard. Et finalement, quelque temps avant la mort de sa fille aînée Louise-Anne, le 10 mai
1653, Henri de Campion était asticoté par une mélancolie somnolente, mais incessante.
Quand il incorpore ces épisodes dans ses Mémoires, il en dit le suivant :
Je n’ai nulle superstition, mais je crois que Dieu a tant de bonté qu’il veut bien quelquefois avertir
les hommes des malheurs qui leur doivent arriver, soit afin qu’ils les évitent, soit pour leur faire
connoître [sic], après qu’ils sont arrivés, que ce sont des effets de sa volonté immuable, résolus de
toute éternité, pour que, s’y soumettant plus facilement, il ne murmurent point contre sa
providence. (de Campion 1967 : 231)
En disant ce qui précède, il soutient partiellement le raisonnement du compagnon de Juste
Lipse, mais il s’y soustrait aussi. En insistant encore plus sur la bonté de Dieu et en
exprimant sa conviction qu’il ne laisse pas dans l’incertitude ses agneaux vertueux et fidèles,
il se montre encore plus inconditionnellement dévoué au Seigneur et au christianisme. Là où
Langius dit qu’il serait une moquerie de vouloir connaître les intentions de Dieu, Henri de
32
Lipse 2000 : 139
36
Campion est convaincu que celui-ci aide parfois ses sujets à se soumettre à ces intentions en
leur montrant le sentier de sa volonté. Ainsi, il serait plus facile d’accepter la providence, au
lieu de vous y résignez simplement. Cependant, en parlant des « malheurs qui doivent
arriver », il supporte l’aspect immuable de la volonté divine et se range ainsi du côté de
Langius. Par sa résignation devant le fait que les misères sont des choses qui doivent
inévitablement se passer et que vous ne pouvez rien y changer, Henri de Campion se montre
clairement un partisan de la pensée néostoïcienne.
6.2.1 La balance des peines
Bien que Langius fait de son mieux pour apaiser l’esprit tourmenté de Juste Lipse, ce dernier
est encore tourmenté par des autres soucis qu’il soumet à son ami. Nous avons déjà
mentionné qu’il le trouve préoccupant que Dieu ne sanctionne pas tout le monde dans la
même mesure. Langius avait apaisé cet ennui en lui expliquant que les hommes qui ne sont
jamais contrariés par la vie eux-mêmes , restent néanmoins marqués par les événements qui
arrivent aux autres, mais Juste Lipse ne s’arrête pas là. Il continue à se préoccuper du fait que
Dieu semble punir de manière inégale et il lui gêne plus précisément que les méchants sont
souvent mis hors de cause, pendant que les innocents souffrent à tort. Mais Langius ne serait
pas un vrai mentor, s’il n’avait pas une réponse toute faite à cette apparente problématique
de la justice.
Il explique avec conviction qu’il existe trois sortes de peines à distinguer : les internes, les
externes et encore celle qui vous harcèlent après la mort. Les internes sont celles « qui
touchent l’esprit, tandis qu’il est encore au corps33 », pendant que les externes « touchent le
corps ou l’environnement34 », mais selon Langius les externes ne sont pas celles dont il faut
se protéger, car elle ne touchent que légèrement au gens et jamais profondément. L’exil, la
douleur et la pauvreté vous incommodent bien sûr, mais une fois que vous comprenez qu’ils
font partie des intentions honnêtes du Seigneur et qu’ils sont nécessaires pour atteindre un
but plus élevé, il serait facile de regagner votre tranquillité interne. Les méchants, tels que les
tyrans ou les rois cruels, seront en revanche tourmentés par des peines qui touchent de
manière profonde leur âme ; c’est-à-dire l’angoisse, la repentance, la crainte et aussi les
33
Lipse 2000 : 146 34
Lipse 2000 : 146
37
remords de conscience. Car, en faisant le mal ou après l’avoir fait, la punition vous rattrape
toujours. De telle façon, en utilisant une métaphore de la société romaine antique, Langius
démontre comment Dieu châtie également les méchants, même s’il n’est pas toujours dévoilé
par leur apparence :
Comme selon la coutume des Romains, les condamnés portaient leur gibet, qui les devait bientôt
porter : ainsi Dieu a chargé tous les méchants du gibet de la conscience qui les punit avant qu’ils
soient punis. Estimez-vous qu’il n’y ait autre peine que celle que l’on voit? (Lipse 2000 : 147)
Et si les hommes qui ont agi contre la volonté de Dieu ne sont point punis durant leur vie, ils
le seront bien après la mort, comme démontre l’exemple de Jules César. Glorieux et presque
dieu durant sa vie, il a été tué dans le Sénat par ceux qui l’idolâtraient jadis. Cet exemple et
d’autres de l’Antiquité suffisent pour Langius pour conclure que « le supplice tardif
n’abandonne jamais celui qui a fait le mal.35 » Cette thèse s’inscrit surtout dans l’idée
chrétienne du Jugement dernier, mais évoque aussi l’image du Tartarus, les enfers où vos
crimes vous poursuivent sous la forme d’une punition éternelle, selon la croyance des Grecs
et des Romains. Cette synthèse de deux images autrefois jugées incompatibles montre une
fois de plus que le néostoïcisme réussit brillamment à concilier le christianisme avec des
éléments païens.
Si nous avons réussi à démontrer que l’impunité des individus méchants est en réalité une
illusion, nous sommes obligé d’expliquer également comment il se justifie que les innocents
souffrent parfois tellement. La position de Langius semble assez draconienne, mais il est
convaincu qu’il n’existe point quelqu’un qui est sans péché ; pensée qu’exprimait aussi
Sénèque. Il ironise ce propos en disant avec une boutade que « le cabinet d’armes du ciel
serait vidé, si les foudres étaient toujours jetées sur les coupables.36 » Juste Lipse veut bien
admettre que personne n’a droit à lancer la première pierre, mais il dénonce toujours le fait
que ceux qui se rendent coupable de toutes sortes de crimes sont parfois moins punis que
ceux qui n’ont fait qu’un erreur léger. Néanmoins, Langius invoque son argument antérieur
en disant que tout ce qui advient à l’homme lui arrive par amitié divine. Comme nous
venons de mentionner avant, Dieu déchaîne des misères pour que ses rejetons s’endurcissent
35
Lipse 2000 : 151 36
Lipse 2000 : 152
38
et pour qu’ils traversent la vie avec piété et vertu. Mais en répétant ces mots, Langius y
ajoute encore une réprimande à l’adresse de Juste Lipse. Il souhaite lui inculquer que ce n’est
point la responsabilité des hommes de juger les actions de Dieu et que Juste Lipse – ni
quelqu’un d’autre – a le droit de dresser le bilan de la justice divine, n’étant qu’un ordinaire
mortel. Car les gens se laissent tromper par les apparences et ne peuvent par conséquent
jamais connaître l’esprit d’un autre, ce qui leur met en opposition nette avec Dieu, « qui aussi
voit clairement non seulement les actions, mais aussi leurs causes et progrès.37 »
6.2.2 Un héritage de peines : transmissibilité possible?
La troisième objection que fait Juste Lipse est celle contre « le transférer des peines ». Juste
Lipse dénonce que les enfants sont à tort punis pour les fautes de leurs ancêtres, mais
Langius lui répond que cela n’a jamais été autrement, mais que la cause de cette sévérité
n’est pas moins juste que les autres mobiles de Dieu. Comme celui-ci a toute l’éternité
derrière et devant lui, il ne fait point des distinctions entre les temps, là où les hommes se
fixent exclusivement sur leur propre époque pour avoir une vie limitée. Par conséquent ils
l’estiment injuste d’être obligés à rembourser les dettes ancestrales. De plus, ce qui est
généralement aperçu comme séparé – tels que les enfants et leurs pères, ou les différentes
villes et nations – forme pour Dieu une unité, de sorte qu’il existe entre les gens « quelque
communion des récompenses et des peines.38 » Et comme vous ne refuserez pas les
récompenses pour les actions de vos pères, il faut aussi être prêt à accepter les peines. Mais
Langius fait aussi de nouveau la distinction entre les peines internes et les externes, comme il
l’a fait en parlant de la punition des méprisables. Vous payez bien les dettes de vos ancêtres,
mais seulement avec des peines externes qui sont autour de nous et non en nous. Et si vous
retenez enfin que les ennuis externes sont seulement des outils de la pouvoir divine, comme
Langius a déjà voulu prouver maintes fois, vous ne vous sentirez jamais tourmenté ou en
expiation des fautes de vos aïeuls.
Toutefois ce ne sont pas seulement les responsabilités de vos ancêtres que vous êtes censé
porter, mais parfois aussi celles de votre nation. Ainsi, Juste Lipse et Langius doivent payer
les dettes que les Flamands ont accumulées en se portant lascifs et avares depuis longtemps.
37
Lipse 2000 : 154 38
Lipse 2000 : 157
39
Langius fait appel aux mots de Hésiode – poète grec du VIIIe siècle avant J.C. – qui disait déjà
à l’Antiquité que toute l’armée navale des Grecs est périe pour la méchanceté et les furies
d’Ajax durant la guerre de Troie. Dieu semble donc avoir l’habitude de punir toute une
nation ou tout un peuple pour les erreurs commis par un seul, mais inverse aussi parfois les
rôles. Quand tous ont péché ou vécu de manière dépravée, il sélectionne quelques
représentants de cette société perdue qui reçoivent son courroux, laissant ainsi également les
autres fort impressionnés. Cela même semble être le sujet de la plainte de Juste Lipse, mais
Langius réfute de nouveau la thèse que Dieu pourrait agir de manière injuste en disant que
c’est en effet une clémente justice sur plusieurs des autres qui restent impunis.
Bien que le discours de Langius dévoile ça et là quelques incertitudes, il besogne afin de
pouvoir prouver que « beaucoup de jugements de Dieu sont inconnus, mais il n’y en a point
d’injustes.39 »
Un homme qui semble de toute façon supporter cette déclaration est Henri de Campion.
Même après avoir être privé de sa fille aînée et plus tard de sa femme, il continue à avoir
confiance aux bonnes intentions de Dieu. Ainsi il est convaincu que la séparation de ses bien-
aimées n’est que temporaire et qu’il les reverra après la mort. Mais à la lumière de ce que
Langius raconte, vous pouvez vous poser la question de savoir pourquoi la petite Louise-
Anne a dû mourir si tôt ? S’il est vrai qu’il n’est point nouveau ou étonnant que les enfants
portent parfois le joug des fautes de leurs parents, quel était le joug à porter pour la fille de
Henri de Campion ? Une explication possible serait que sa mort est une récompense pour les
batailles que son père a dirigé en tant que chef d’armée, mais comment justifier cette
explication si Henri de Campion n’était qu’un outil de Dieu en faisant la guerre ? Et nous
avons d’ailleurs déjà démontré que les carnages lui donnaient une grande peine. Une autre
possibilité serait que la fille sert comme exemple pour autrui, ayant été selon son père un
exemple de bonté et amabilité. Mais quoi qu’il en soit, la conclusion que Dieu ne dresse pas
de frontières entres les générations ou les nations quand il inflige des châtiments semble être
bien justifiée. Avec raison, dit Langius en s’adressant à son interlocuteur préoccupé, car
« mon père ni le vôtre n’ont commencé de pécher, mais tous les pères des pères.40 »
39
Lipse 2000 : 160 40
Lipse 2000 : 157
40
6.3 En exil ou en voyage? Discours sur la problématique de la fuite
6.3.1 La solution est en vous, point en les voyages
Un autre sujet dans lequel Langius veut bien mettre son grain de sel - et qui se raccorde aussi
avec le discours sur les maux publics – est celui du voyage ou de l’exil. Outre montrer au
lecteur la différence entre les deux (cf. infra) , il veut aussi le faire comprendre qu’aucun des
deux n’est une solution pour se mettre à l’abri des maux publics ou d’autres chagrins. Et la
vie de notre gentilhomme normande Henri de Campion nous permet derechef d’illustrer de
manière adéquate ce quasi-monologue de Charles Langius. Mais il est convenable de
mentionner que, là où la position de Langius vis-à-vis ce vagabondage reste tenace et sans
variation, l’attitude de Henri de Campion subit des changements au cours de sa vie.
Pour Langius, tout commence quand son ami Juste Lipse vient lui rendre visite, après avoir
fui la Flandre à cause des guerres civiles incessantes. Durant ce période – plus précisément la
période de 1568 jusqu’à 1648 – ce territoire était en effet tourmenté par ce qui est à l’heure
actuelle connu comme la Guerre de Quatre-Vingt Ans. Les provinces qui forment
maintenant la Belgique, le Luxembourg, le nord de la France et une partie des Pays-Bas se
révoltaient contre la monarchie Espagnole qui leur dominait. Leur but était d’acquérir
l’indépendance et certaines des provinces impliquées – entre autres le comté de Flandre – ont
pu remporter la victoire déjà en 1581 avec l’instauration de l’Acte de La Haye, trois ans après
la publication de De la Constance. Il nous semble inutile pour notre raisonnement ultérieur
d’entrer dans les détails de cette intrigue historique, mais ce qui importe est que – comme
nous avons déjà raconté – Juste Lipse avait pris la fuite à cause de ces troubles et jouissait
maintenant de l’hospitalité de son ami Langius.
Et celui-ci lui faisait valoir immédiatement que sa fuite était vide de sens, car il n’y a point un
lieu au monde qui est exempt de troubles. Par conséquent, vous devez plutôt intenter
d’atteindre un état de paix intérieure, rendant votre fuite superflue et il faut « tellement
assurer et affermir son courage, que nous ayons repos au milieu des troubles et paix entre les
larmes.41 » Il convient de signaler que Sénèque avait déjà exprimé une pensée pareille dans
son œuvre De la tranquillité de l’âme, que nous n’avons néanmoins pas traitée dans cette
41
Lipse 2000 : 18
41
recherche. En répondant aux inquiétudes que son ami Sérénus lui avait communiquées par
lettre, Sénèque dit le suivant :
Mais que sert de fuir, s’il ne se quitte pas ? Il est à lui-même son éternel, son insupportable
compagnon. Sachons-le donc bien : nos ennuis ne sont pas la faute des lieux, mais la nôtre.
(Baillard 1861 : 7)
Comme Langius faisait une séparation entre les peines internes et les externes – ce que nous
avons vermeusement justifié ci-dessus –, il fait maintenant une semblable entre les deux
parties de l’homme, c’est-à-dire l’âme et le corps. Ces deux sont, selon lui, joints ensemble
par ce qu’il appelle une « concorde discordante » et ils sont impliqués dans une lutte
constante, dirigés respectivement par la raison et par l’opinion. Le corps représente les
choses profanes, tandis que l’âme trouve son origine dans les feux célestes et en a encore
conservé quelque lueur scintillante. Mais, comme le corps « par les fenêtres des sens donne à
l’âme les images des sujets »42, elle est parfois trompée et troublée à tort et le corps réussit à
corrompre l’âme. De la même manière, parce que surtout le corps est affecté par les guerres
et par la violence, il donne à l’âme l’impression de désespoir qui cause l’homme de s’enfuir.
Mais au lieu d’abandonner le foyer des troubles externes vous devez essayer de rectifier les
fausses impressions que le corps a suscitées et apaiser votre âme, qui est le noyau de l’être. Et
selon Langius :
Il ne vous servira de rien de vous en aller. Rien. Vous trouverez l’ennemi chez vous, et frappant la
poitrine vous le trouverez dedans et enclos. Que vous servira la paix du lieu où vous arriverez,
vous traînez la guerre avec vous ; s’il y a de la tranquillité vous avez les troubles autour de vous et
même en vous. (Lipse 2000 : 26)
Pour clarifier ce propos il introduit la notion de « la constance » ; notion clé dans son œuvre.
Elle est la compagne de la raison qui éclaire l’âme. Mais pour expliquer de quoi se compose
cette constance il est souhaitable de remonter aux stoïciens classiques, car le sage Sénèque
donnait déjà une certaine description de la problématique qui affecte Juste Lipse :
42
Lipse 2000 : 31
42
[…] le malade ne peut rien endurer longtemps, veut user de changements comme de remèdes.
Cause que l’on entreprend des voyages sans arrêt, on va errant par les rivages, et la légèreté qui
nuit toujours aux choses présentes, s’essaie tantôt en la terre, tantôt en la mer. Ainsi vous fuyez les
troubles et ne les évitez pas. (Lipse 2000 : 20)
En utilisant la métaphore du malade, Sénèque décrit avec efficacité l’état dans lequel se
trouve Juste Lipse. Les maux publics – ici la guerre en Flandre – sont pour lui comme une
maladie fiévreuse. Mais en le fuyant il ne la guérira point, mais il l’emportera avec lui où
qu’il aille. Afin de trouver la tranquillité qu’il cherche, il devra donc d’abord atteindre un
état de constance, ou bien ce que Juste Lipse – sous l’apparence de Langius – appelle « la
juste et ferme force d’un esprit qui n’est point élevé ou abaissé de ce qui est externe ou
fortuit.43 » Vous pouvez atteindre un tel état si vous savez modérer vos passions, rabattre
votre crainte et diminuer vos espérances, mais le mouvement et le changement n’offrent pas
la force que la réalisation de ces consignes requiert. Les plaisirs fugaces tels que le chant, le
vin et le sommeil – traits typiques d’une vie bacchanale – sont capables d’apaiser les petits
douleurs et les petites afflictions, mais ne serviront point contre une agitation tellement
enracinée dans votre âme. De même, vous tirerez seulement profit du voyage si vous ne
cherchez pas à percer le surface de votre personne. Le faste de la nature peut bien vous
distraire un moment, mais c’est comme passer légèrement l’éponge par-dessus ce qui surgit
de nouveau après un bref instant. Votre esprit sera au début émerveillé et occupé par toutes
les nouveautés, mais une fois que la conscience de vos troubles réapparait, il sera de nouveau
abattu et cette fois-ci avec une force encore plus écrasante. Ainsi, Langius pose la question
pertinente :
Or que me sert-il si je vois tant soit peu la lumière et que puis après je sois enfoncé en une plus
étroite prison ? (Lipse 2000 : 24)
Or, la patience et l’humilité d’esprit sont les voies que vous devez suivre si vous voulez
arriver à la constance. Ou, en d’autres mots : « le support volontaire et sans débat, de ce qui
advient à l’homme ou lui échet d’ailleurs44 », ce qui incite en grandes lignes le souvenir de la
résignation que vous devez montrer face aux peines que Dieu vous impose (cf. supra). De
43
Lipse 2000 : 27 44
Lipse 2000 : 28
43
plus, comme nous avons vu dans la définition qu’il fournit de la constance, Langius l’appelle
une vraie force. Raison principale pour cette tournure est le fait qu’il existe effectivement
quelques obstacles qu’elle doit vaincre afin de pouvoir s’installer dans l’âme. Il s’agit plus
précisément d’une surabondance d’émotion et d’une estime de soi exagérée.
Que la constance n’est effectivement pas du tout une évidence pour tout le monde s’avère
tout aussi clair à travers la vie de Henri de Campion. Notre lecture exhaustive de ses
Mémoires nous permet d’en tirer quelques exemples qui illustrent indirectement son point de
vue concernant la théorie de la constance et plus en particulier concernant l’opinion qu’elle
n’est pas à obtenir moyennant le voyage. Il s’agit notamment de l’épisode de son premier
échec amoureux à l’âge de 27 ans. Henri de Campion avait pris de l’amour pour
mademoiselle de la Fontaine, la belle fille de son frère aîné Alexandre. Elle lui avait promis
de ne jamais changer d’avis pendant que sa participation à des différentes batailles exigeait
son absence, mais après une année de correspondance intense et de différentes rencontres,
elle lui refusait néanmoins. Cette manque de détermination de sa part provoque chez Henri
un déplaisir énorme et après quelques temps – et après le mariage de son ancienne maîtresse
– il décide de s’en aller afin d’esquiver ces peines. Son ami Des Resvintes – également
l’époux tout frais de Mlle de la Fontaine – essaie de le retenir, suite à quoi il réfute sa
tentative :
Comme je le vis s’opiniâtrer à me retenir, je lui dis que s’il ne me vouloit [sic] laisser partir pour
son intérêt, il le souffrît pour le mien et pour mon repos, que je ne trouverais que dans
l’éloignement et les voyages. (de Campion 1967 : 154)
Cette expression permet de conclure que – comme Juste Lipse dans De la Constance – Henri
de Campion n’avait pas encore découvert le chemin conduisant vers la constance à ce
moment dans sa vie. Apparemment les conditions pour pouvoir développer de la constance
dans son âme n’étaient à ce moment-là pas encore remplies. Bien qu’il n’a jamais manqué de
l’humilité, il est vrai que la patience n’a pas toujours été une des caractéristiques propres de
Henri de Campion. Dans cette période de sa vie que nous sommes en train de décrire il était
encore relativement jeune et la vie ne lui avait pas déjà procuré la distance nécessaire pour
pouvoir prendre un peu de recul et pour contempler les choses avec une tranquillité
constante. Cependant, nous allons voir dans le deuxième volet sur les voyages et l’exil qui est
44
traité (cf. infra), que Henri de Campion est évolué plus tard vers une personne qui répond à
l’idéal dépeint par Charles Langius.
6.3.2 Barrages sur la route vers la constance : dissimulation, piété et pitié
Nous venons d’indiquer une manque d’humilité et peu de patience comme des obstacles qui
s’imposent à la constance, mais les difficultés ne s’arrêtent pas là. Il y a aussi quelques
passions qui rendent difficile son infiltration dans la vie. Il s’agit plus précisément de la
dissimulation, de la piété et de la pitié. Dans ce qui suit nous nous attarderons brièvement
sur l’argumentation de Langius contre ces vices, commençant avec la dissimulation. Notons
que le chanoine liégeois ne s’arrête nulle part sur la colère, tandis qu’elle a été dénommée par
Sénèque comme le plus affreux de tous les vices. Il fallait s’attendre à ce qu’elle entrave aussi
de quelque sorte la route vers la constance, mais apparemment Juste Lipse juge les autres
passions qu’il mentionne de plus grandes obstructions à ce but.
Les hommes prétendent toujours être affligés par les maux publics et par les problèmes qui
touchent leur patrie, pendant qu’ils ne sont en réalité que préoccupés de leurs propres soucis
et de leur propre bien-être. Langius donne l’exemple des paysans qui tremblent et
désespèrent quand ils voient un orage qui s’élève et qui approche leur communauté rurale,
tandis que ce n’est point leur village pour lequel ils prient, mais plutôt leur propre petit
champ. Ainsi, dit il, tout le monde se voit tourmenté par la guerre en Flandre, mais
seulement parce que chacun craint sa propre fortune.
[…] les paroles : la ruine du pays m’afflige, sont belles et pleines de flatterie, mais elles ne sont pas
vraies, nées ès lèvres et non à l’intérieur. (Lipse 2000 : 41)
Langius invoque également l’image de quelqu’un qui se trouve à bord de mer en train de
regarder un naufrage. Il en sera touché au vif, mais avec un certain soulagement qu’il n’est
pas enfermé lui-même dans le navire sombrant. Et il en est de même pour tous ceux qui se
plaignent des maux publics : c’est toujours avec un sentiment de joie parce qu’ils en restent
épargnés. Langius se lance par conséquent contre cette dissimulation et il est d’opinion qu’il
faut mieux vous montrer « par la vraie apparence de votre douleur.45 » Mais Juste Lipse ne
45
Lipse 2000 : 45
45
semble pas être convaincu par les arguments de Langius et il lui contredit en suggérant que
la patrie est sa plus ancienne mère et qu’il la plaint, même si ses malheurs ne le blessent pas
personnellement. Aussi invoque-t-il l’argument que même les animaux aiment leurs gîtes et
les reconnaissent et que la tentative de Langius de lui présenter le monde entier comme son
pays, est un vain effort.
Cela nous permet de passer de façon transparente à la deuxième passion dénoncée : la piété.
Et il convient immédiatement d’éclaircir ce nom. Car, dit Langius, la piété est le plus
excellente des vertus et « le légitime et dû honneur et amour à Dieu et à nos parents46 » et ce
terme ne doit point s’accorder à la trop grande amour pour la patrie, comme il est
généralement le cas. Néanmoins, pour la clarté du déroulement suivant, nous continuerons à
l’utiliser dans ce sens, car il est seulement de cette façon que la piété peut former un obstacle
à la constance. L’amour pour la patrie est néanmoins une illusion, qui est implantée en
chaque personne et stimulée par coutume et non par nature. Car les sociétés se sont
engendrées par nécessité et l’homme a à tort commencé à appeler sien ce qui ne l’a en réalité
jamais été. En bref, il n’y a donc rien qui vous contraint – ou même vous permet – à imposer
des limites tellement étroites à la patrie. Langius ne contrarie pas que c’est votre devoir de
lutter ou même de mourir pour la patrie, mais il ne croit pas que les gens lamentent ou
plaignent sincèrement leur pays. Nous pouvons démontrer cela dans une certaine mesure à
l’aide des épisodes des Mémoires de Henri de Campion. En l’année 1635, il se trouvait à
Melissai comme lieutenant au sein du bataillon du Maréchal de la Force. Le but politique
était de combattre le duc de Lorraine, mais quand Campion décrit plus tard ces événements,
il n’omet pas les scènes qui montrent la vie quotidienne au campement :
A la pointe du jour, chacun se retira à son armée, et comme nos retranchements se trouvèrent alors
en assez bon état pour arrêter la cavalerie ennemie, la nôtre, assurée d’une retraite, ne craignit plus
de se compromettre, et sortit pour aller escarmoucher, à quoi les ennemis ne se refusèrent pas,
surtout les Croates, qui aiment beaucoup cet exercice. (de Campion 1967 : 72)
Dans cette scène la violence se montre au lecteur presque comme une forme d’exercice
sportif. Concernant ce propos, il est important de ne pas perdre de vue que Henri de
46
Lipse 2000 : 49
46
Campion a respectivement servi dans les troupes du Roi et dans celle de son frère exilé, le
duc d’Orléans, et qu’il s’est de plus attaché à des différents seigneurs, dans un système qui
évoque l’image de la vassalité médiévale. Ainsi, l’ensemble de ces arguments permet de
conclure que sa carrière militaire est pour lui surtout un moyen pour concrétiser ses
ambitions personnelles.
Je répondis que je n’étois à la vérité qu’un pauvre cadet qui cherchait à faire fortune ; mais que je
ne souhaitois y parvenir que par des voies honorables, et qu’étant actuellement dans les troupes du
Roi et dans une place qui lui appartenoit, il ne convenoit point, ce me sembloit, de m’engager, que
je n’eusse auparavant remis ma charge à mon mestre de camp […] Il approuva fort la façon dont
j’en voulus user, et nous nous séparâmes sur l’assurance réciproque, lui de me procurer les
avantages qu’il m’avoit promis, et moi de me rendre à Bruxelles aussi-tôt que j’aurois remis mon
brevet et fait un tour chez mes parens, pour leur communiquer mon dessein et tirer quelqu’argent,
afin de me mettre mieux en équipage et d’une manière que je ne lui fisse pas déshonneur. [sic] (de
Campion 1967 : 53-54)
Il dit clairement qu’il cherche à faire fortune, mais tout en gardant son attitude honorable. Ce
fragment montre donc certaines choses sur le caractère et le comportement de Henri de
Campion, mais un sentiment d’amour pour la patrie ne surgit toutefois nulle part. Et le
même vaut pour le tout de ses Mémoires, dans lesquelles il ne fait point mention d’une telle
idée de patriotisme. Dans ce cas-ci, Langius semble donc remporter la victoire avec son
discours contre la dissimulation et la piété.
Finalement, il nomme la pitié comme troisième passion à éviter si vous voulez atteindre la
constance. Il a déjà expliqué que vous ne pouvez pas chanceler devant les malheurs qui
touchent votre pays, mais Juste Lipse argumente ici que nous éprouvons également de la
douleur pour nos amis et nos concitoyens qui y sont impliqués, ce que Langius contredit
immédiatement. Il ne s’agit pas de douleur dans le sens propre, mais de pitié et cela est un
sentiment auquel il faut renoncer. Bien que Lipse s’indigne du fait que Langius désapprouve
de quelque chose qui est selon lui « une vertu entre les gens de bien47 », ce dernier persiste
dans sa conviction que c’est une maladie et un signe de faiblesse de l’esprit. Car la pitié
n’entraîne pas nécessairement l’intention d’aider les personnes blessées. La miséricorde, en
47
Lipse 2000 : 55
47
revanche, est son pendant plus noble, comme elle consiste « d’une inclination d’esprit qui
incite à soulager la pauvreté ou deuil d’autrui.48 » Le fait d’avoir de la pitié est
incontestablement humain, mais il n’y a point de courage en cela et il ne sert à rien d’écouter
et de répéter en vain les gémissements des misérables. Celui qui éprouve de la pitié ne fait
rien de vertueux, tandis que le vrai miséricordieux agit avec raison – ce qui est, comme nous
avons vu (cf. supra), caractéristique de l’âme – et étend sa main au pauvre avec une grande
considération, mais sans crainte d’être abattu lui-même par les mêmes maux. Il ne lui dirige
pas seulement des paroles vides de sens, mais essaie de combattre ses maux avec la raison
qui lui est inspirée par les feux célestes.
De nouveau, Henri de Campion nous permet d’illustrer cela avec un passage provenant de
ses Mémoires. En l’année 1636 – toujours pendant la campagne contre le duc de Lorraine,
décrit ci-dessus – il se trouvait à Montsaugeon, où il avait dormi dans des quartiers
susceptibles à être contaminé de la peste. Son compagnon, le chevalier de Gout, craint être
devenu la proie de la maladie et conseille à Henri de se retirer. Mais celui-ci témoigne d’une
forte fermeté et n’accepte pas cette proposition :
Sitôt qu’il s’en apperçut, il me pressa de me retirer, se croyant attaqué de la maladie contagieuse ;
mais je répondis que, puisque nous étions ensemble dans l’origine de cet accident, je devois courir
la même fortune que lui, et que je me croirois répréhensible devant Dieu et souillé d’une lâcheté
devant les hommes si je l’abandonnais. […] Je rapport ces faits parce que je ne me suis jamais
trouvé à-la-fois si chrétien et si résolu que dans cette occasion. [sic] (de Campion 1967 : 91)
Nous pouvons conclure qu’il s’inscrit ainsi dans l’idéal du miséricordieux comme Juste Lipse
l’a décrit dans De la Constance. Il se résout de courir la même fortune que son ami, mais il sait
encore en prendre la distance nécessaire pour agir avec raison, ce que nous pouvons conclure
du fait que, peu après, il fait venir un chirurgien pour examiner son ami. Il reste proche de
son ami, mais tout en raisonnant avec du bon sens, de manière qu’il découvre le sentiment
profondément chrétien de la miséricorde au lieu de se perdre dans une pitié inutile.
48
Lipse 2000 : 56
48
6.3.3 L’exil n’est qu’une attitude mentale
Si nous avons déjà élucidé le raisonnement de Langius – servant toujours comme homme de
paille pour Juste Lipse – concernant l’inutilité de fuir votre pays en temps de troubles, il est
maintenant grand temps de continuer à creuser cette idée. Il résultait déjà clair de
l’argumentation précédente que Lipse juge le voyage infructueux si le but est d’outrepasser
vos chagrins ou d’imposer la silence aux soucis qui vous rongent. Vous n’en tirerez aucun
avantage si vous troquez votre pays contre un autre, car vos peines naissent en votre propre
esprit et vous poursuivrons partout. Mais, la réaction de Henri de Campion face à son
premier insuccès amoureux faisait soupçonner toutefois que cette prise de conscience de
l’insuffisance de la fuite n’est pas toujours facile à atteindre. Car, après le rejet de Mlle de la
Fontaine, il décide de se précipiter dans un autre projet politico-militaire – en déclarant sa
loyauté au duc de Beaufort –, afin de fuir sa déception amoureuse. Alors nous croyions par
conséquent qu’il était licite de conclure que Henri de Campion n’avait pas encore développé
la sagesse suffisante afin d’incarner l’idéal postulé par Juste Lipse.
Mais maintenant que Juste Lipse ajoute un autre volet à son exposé, cette partie permet
d’apercevoir également un côté plus évolué de la personnalité de Henri de Campion. Lipse a
déjà instruit ses lecteurs sur l’inutilité des voyages pour abandonner vos troubles, mais
prend maintenant aussi le temps d’aborder la différence entre le voyage et l’exil.
Pour mener à bout cette tâche, il fait un appel à la Nature, notion qui était aussi visiblement
présente dans le stoïcisme ancien. Selon Charles Langius, la Nature vous a en vue tel que
vous êtes : en liberté et sans richesses superflues. Vous ne devez donc point craindre que la
guerre ou la tyrannie vous appauvriront, car vous serez seulement réduit à votre état naturel
et il n’y a aucune raison d’en désespérer. Ici la distinction connue entre l’âme et le corps (cf.
supra) refait surface quand Langius dit que l’opinion – provenant du corps – est la cause du
gravité que vous attachez à tort à cet état naturel. Les choses semblent toujours être plus
graves qu’elle ne sont en réalité et vous devez être assez sage de réfuter l’image que votre
opinion vous présente. Car une fois que vous vous trouvez près de la Nature, votre âme
devrait être soulagée, pour la seule raison que vous êtes délivré de vos soucis matériels et
elle n’a plus rien à perdre.
49
La différence entre le voyage et l’exil est également construite sur ce principe de base. Car
même si vous êtes contraint à abandonner votre foyer, tout dépend de la position mentale
que vous adoptez. Si le lieu où vous vous trouvez soit votre propre pays ou non est
complètement subordonné à votre mentalité, ce que Langius ratifie avec des mots poétiques :
Si vous changez de désir, changez de pays. En quelque lieu que soit le sage, il voyage, le sot est
toujours en exil. (Lipse 2000 : 164)
Il suffit donc de modifier votre attitude, pour vous libérer de votre bannissement. Ainsi, cette
thèse s’inscrit dans le discours susdit traitant la guérison des maux – particuliers ou publics –
par moyen de la constance. La conviction de Juste Lipse concernant la constance n’a jamais
vacillé, mais il s’est avéré que Henri de Campion n’a pas toujours montré une telle fermeté.
Néanmoins, il y a une période dans sa vie qui permet de démontrer sans faute qu’il a
finalement cédé à la constance. Il s’agit plus précisément de la période de son exil à l’île de
Jersey en 1644, mais pour pouvoir illustrer cela il est indispensable que nous exposons
d’abord les racines de cet événement, qui s’étendent jusqu’à l’année précédente. Car c’était à
1643 que la reine Anne d’Autriche avait décidé de faire du cardinal Mazarin son premier
ministre, ce qui marquait le début de la ruine de quelques nobles qui se trouvaient déjà en
discorde avec lui ou qui craignaient une prolongation de la règne étouffante de Richelieu. De
crainte que leur position à la cour sera compromise, ils envisagent de se défaire du cardinal
et un complot d’assassinat naissait, qui est entré dans l’histoire comme la Cabale des
Importants. Quelques « importants » qui y sont impliqués sont le duc de Beaufort, la
duchesse de Chevreuse, et la duchesse de Montbason. Mais comme le sieur de Beaupuis – et
par suite aussi Alexandre et Henri de Campion – avaient déclaré leur loyauté à ces nobles, ils
étaient vite mis au courant. Bien que ce projet aille à l’encontre de la bonté de Henri de
Campion, qui ne pouvait point « approuver la pensée qu’ils avoient [sic] de se rendre
illustres par un assassinat49 », il se voit obligé de coopérer suite à sa fidélité envers le sieur de
Beaupuis. Néanmoins, il fait tout ce qui est en son pouvoir pour contrecarrer le dessein des
nobles, comme il le juge être contre la volonté de Dieu:
49
de Campion 1967 : 171
50
Ma pensée fut, lorsque je vis que je ne pouvois rompre ce dessein, de le retarder le plus que je
pourrois, afin que le temps fournit quelqu’occasion de le changer ; […] je priois continuellement
Dieu de faire naître quelque conjecture qui fît avorter le complot sans qu’il en arrivât mal au Duc.
[sic] (de Campion 1967 : 176)
Au bout du compte, leurs intentions d’éliminer le cardinal Mazarin aboutissent à un échec.
Cela est dû partiellement aux actions de Henri de Campion, qui essayait vivement de mettre
la bande de conspirateurs sur une fausse piste, mais c’est la trahison de M. d’Epernon qui fait
pencher la balance à leur désavantage. Le duc de Beaufort est emprisonné au donjon de
Vincennes et y demeure cinq ans. Les duchesses doivent se retirer de la Cour et Henri de
Campion se résout à fuir la France, quand il apprend que sa liberté est en jeu. Ensemble avec
Rochette-Freselière il part pour l’île de Jersey, très proche de la côte normande, mais sous
dépendance anglaise.
Et là commence la période d’exil qui permet d’établir un lien avec le discours de Juste Lipse,
jadis mentionné. Car maintenant Henri de Campion semble accepter avec plus d’indulgence
ce qui lui arrive. Autrefois il considérait la fuite comme un moyen d’éviter ses troubles
amoureux avec Mlle de la Fontaine et ce n’était qu’avec une grande peine qu’il les a
surmontés. Et maintenant qu’il se voit effectivement obligé de fuir son pays afin d’échapper
la persécution, il semble trouver la paix intérieure qui était auparavant hors d’atteinte.
Je considérois que dans une île de trois lieues de long et une de large, où j’étois étranger, et sans
nulle possession, je ne laisserois pas, si j’avois assez de sagesse, d’être plus heureux et plus
tranquille que ceux qui causoient ma disgrace. Je pensois que si j’étois exilé de mon pays par leur
autorité, ils l’étoient de celui de leur naissance par leur bonne fortune ; que s’ils se trouvoient dans
leur éloignement avec plus d’éclat, je me voyois dans le mien avec plus de calme. Ces pensées me
faisant connoître que mon bonheur dépendoit de moi, m’ôtoient le desir de le chercher ailleurs. [sic]
(de Campion 1967 : 190)
Henri de Campion passait ainsi sept mois sur l’île de Jersey, dans toute tranquillité et sans
impatience de revenir en France. Il indique être étranger et avoir nulle possession, ce qui
rappelle clairement le retour à la Nature, favorisé dans De la Constance. De plus, tandis
qu’elle est la nation pour laquelle il s’est battu maintes fois, la France ne lui manque point.
51
En se réalisant que son bonheur dépend de lui-même et qu’il ne bénéficie pas d’être une
pièce d’échecs dans le jeu de la noblesse française, il semble avoir trouvé la constance
tellement nécessaire.
7. Retour à l’essentiel : deux questions primordiales répondues
Après avoir profondément investigué tant l’œuvre stoïcien classique L’homme apaisé de
Sénèque que le traité néostoïcien De la Constance de l’humaniste Juste Lipse, nous pouvons
conclure que nous avons grappillé des connaissances suffisantes pour dresser une conclusion
légitime qui procurera en outre une réponse à deux questions primordiales. En matière de
philosophie nous avons songé à la question de savoir si le néostoïcisme du XVIe siècle et du
XVIIe siècle a vraiment réussi son objectif de célébrer un mariage harmonieux entre les
éléments païens du stoïcisme classique et le christianisme omniprésent de son époque ou si
les deux se sont avérés tout au contraire irréconciliables. En nous interrogeant sur cette
problématique nous avons fait la connaissance de la figure du sage, l’idéal le plus élevé du
stoïcisme classique autant que du courant néostoïcien. Cette figure nous a servi comme jauge
pour introduire le deuxième dilemme de notre recherche, c’est-à-dire la possibilité de
découvrir si Henri de Campion, personnage de la noblesse française du XVIIe siècle, est
digne d’être identifié avec ce modèle de bonté et de vertu. Et quoique la solution de ces
thèses se laisse tant soi peu déduire de nos recherches préliminaires, il reste cependant
crucial pour la clarté et pour l’éloquence de notre discours de joindre tous les indices qui
sont censés fournir définitivement une réponse équilibrée aux questions postulées. C’est
pour cela que nous nous efforçons dans ce qui suit d’offrir une vue d’ensemble qui permettra
au lecteur de déterminer une fois pour toutes le caractère synthétisant du néostoïcisme et les
tentations d’Henri de Campion d’atteindre la sagesse stoïque si prometteuse.
52
7.1 Le néostoïcisme : réconciliation réussie ?
Le néostoïcisme, sait-il réconcilier le stoïcisme de l’Antiquité avec la foi chrétienne du XVIe et
du XVIIe siècle ou est-ce que les différents paramètres s’avèrent impossibles à combiner ? Il
est clair que les deux périodes qui ont été le sujet de la recherche précédente font voir
beaucoup de différences, vu qu’il y a une quinzaine de siècles qui les séparent. Le stoïcisme
classique était une vraie école avec des figures de proue, des mentors et des élèves, tandis
que le néostoïcisme est un courant philosophique, pratiqué par des hommes de différentes
couches de la société et de différentes origines. De plus, l’inspiration païenne et le
polythéisme du stoïcisme antique doivent se combiner, comme nous venons de dire, avec
une conviction exclusivement chrétienne. Cela entraîne que les thèmes présentés par l’école
classique ne sont pas tous repris au XVIe siècle, mais que surtout les approches morales et
éthiques sont ravivées. Le néostoïcisme n’était donc pas vraiment un système totalisant, mais
les différences mentionnées ici sont bien sûr compensées par quelques similitudes avec le
stoïcisme originel. Le christianisme va par exemple encourager les hommes à s’incliner
devant les décisions de Dieu, même si elles impliquent déclencher des catastrophes sur terre.
Comme nous avons amplement souligné durant notre analyse de La Colère de Sénèque, cela
était un trait aussi stéréotype pour le stoïcisme classique. Une autre ressemblance manifeste
est le turbulent contexte sociopolitique des deux époques, caractérisé par des guerres, des
tyrannies et des chefs d’états incompétents et attisés par une certaine mégalomanie. Il suffit
de penser à Néron ou à Caligula d’une part et à Louis XIV d’autre part pour justifier cette
remarque.
A la Renaissance, toute l’Antiquité grecque et romaine était de nouveau prise sous la loupe
des humanistes, donc il n’est pas surprenant qu’aussi les philosophes essentielles de cette ère
méritaient de l’attention. Dans les sociétés occidentales de la période où le néostoïcisme
commençait à se créer il était commun d’accorder une grande importance à l’éducation des
enfants et surtout à l’accumulation de connaissances concernant l’Antiquité ravivée. Le fait
que Sénèque adopte une position exclusivement favorable en ce qui concerne l’éducation,
peut parler à son avantage dans les cercles ou il n’était pas encore accueilli avec beaucoup
d’enthousiasme. Sénèque croyait dans des exemples solides pour les enfants, sous la forme
de précepteurs et de pédagogues sages et éloquents. La vanité, l’orgueil et trop de flatterie
53
sont des choses qui doivent être évitées, ce qui semble s’approcher de la conviction
chrétienne. Il ne faut jamais mépriser ou sous-estimer un autre, dit le christianisme. Il ne faut
jamais surestimer vous-même, dit Sénèque, ce qui tient la balance en équilibre.
De plus, comme il a déjà été mentionné, le feu du stoïcisme ne s’est jamais éteint durant le
Moyen Age. La réanimation moderne des principes de base de l’école de Zénon menait aussi
à la publication d’œuvres stoïciennes en langue vulgaire, ce qui ouvrait le stoïcisme à une
partie plus large de la population. Quand Henri de Campion parle des moments de repos en
coulisse des batailles au cours de la guerre de Trente Ans, il indique passer des heures
agréables en discutant des livres avec ses compagnons d’armes. Vu leur provenance fortunée
et leur éducation classique, il est plausible qu’ils débattaient les œuvres de Sénèque après les
avoirs lus en latin, mais en tout cas le même était désormais à la portée de tout le monde qui
savait lire au moins sa propre langue.
Et il n’existe en réalité pas beaucoup d’œuvres qui se prêtent mieux à une analyse
comparative du stoïcisme et du christianisme que La Colère. Sénèque présente la colère et la
raison comme deux manifestations diamétralement opposées d’un même esprit. La colère est
un vice destructeur qui envahit toute ombre de la raison de la personnalité d’un individu.
Elle ne veut que la guerre, le sang, le désaccord et l’obscurité et détruit chaque relation saine
entre les gens. La raison est en réalité plus courageuse, tandis que la colère vacille et bat en
retraite devant des difficultés. Ainsi, elle se présente comme modèle par excellence de ce
qu’un vrai stoïcien souhaite éviter. Mais comme l’équanimité – le fait de garder votre calme
devant une calamité ou simplement de ne pas autoriser les passions d’avoir d’ascendant sur
vous – se présente également dans le christianisme, nous pouvons la catégoriser comme une
vertu récurrente qui le rapproche du stoïcisme.
Sénèque invoque des éléments clairement païens tels que l’eau, la terre, le feu et l’air, ce qui
diffère bien entendu du néostoïcisme inspiré par la Genèse, le récit de la création qui
considère un seul Dieu comme responsable pour la naissance de tout, y compris ces quatre
éléments. Ce qui, tout au contraire, rapproche la philosophie de l’Antiquité – et le
polythéisme correspondant – de la religion chrétienne est le fait que Dieu – s’il est unique ou
s’il existe sous multiples formes – est invariablement et infiniment bon, bien que ses
54
intentions restent cachées pour les hommes. De plus, comme nous avons mentionné dans
notre commentaire de La Colère, Sénèque proposait quelques thèses qui invoquaient les
maximes chrétiennes de ne pas jeter la première pierre et de tourner l’autre joue, donc il va
sans dire que cela met aussi en parallèle le stoïcisme et le christianisme. Aussi Juste Lipse
confirme en outre que personne n’est sans péché.
La nécessité de choisir vos amis et ceux qui vous entourent avec raison, afin d’éviter toute
influence négative, revient sans doute également dans le cœur de chaque croyant chrétien. Et
que la patience est qualifiée comme un mérite excellent reste sans contredit, donc il semble
que seulement les éléments épicuristes qui se reflétaient dans l’œuvre de Sénèque se sont
perdus dans le christianisme.
En ce qui concerne l’œuvre néostoïcienne De la Constance, qui vise à réconcilier les éléments
païens du stoïcisme classique avec le christianisme du XVIe siècle et plus tard, il convient de
mentionner que la forme de cette œuvre nous rappelle certainement la forme antique des
exposés tels que L’homme apaisé de Sénèque. Tant le chanoine Charles Langius que le
philosophe grec essaient de ramener leurs interlocuteurs à la raison, en menant un dialogue
qui ressemble au fond plus à un monologue. Bien que Juste Lipse optait pour des raisons
diverses – pensons à les persécutions effectuées par l’Inquisition – pour mettre ses propres
mots dans la bouche de Charles Langius, il reste sans contredit qu’il était également inspiré
par la célèbre forme dialogique utilisée dans l’Antiquité. Mais ce n’est pas seulement une
question de forme. Le néostoïcisme, et plus précisément De la Constance de Juste Lipse,
indique, tout comme le faisait Sénèque, que les malheurs et les supplices dont Dieu immerge
la Terre, servent en réalité un but plus élevé, mais que les mortels sont indignes de connaître
les voies mystérieuses de Dieu. Ainsi, bien qu’il paraît étrange, il ne fait pas non plus de
distinction entre les différentes époques ou les différentes nations, comme explique aussi
Juste Lipse. S’il s’agit donc d’un Dieu ou de multiples dieux, ils font ce qu’ils font pour des
raisons dévoilées, mais toujours à l’avantage des hommes. Néanmoins, Henri de Campion
insiste encore plus sur la bonté de son Dieu unique (cf. supra) en disant dans ses Mémoires
que celui-ci le prévenait de temps en temps des tourments à venir.
De plus, comme Sénèque faisait une distinction entre l’âme et le corps et Juste Lipse le faisait
aussi, soit pour des raisons différentes, il s’avère intéressant de mentionner que le
55
christianisme présente quelque chose qui se ressemble à cela. Tandis que le stoïcisme ancien
présente l’âme et le corps comme les représentants respectifs de la raison et des impulsions
involontaires et que le néostoïcisme y ajoute l’opinion comme une tendance du corps (cf.
supra), la foi chrétienne fait une même distinction basée sur la différence entre la condition
mortelle du corps et l’immortalité de l’âme. Quoi qu’il en soit, cette bipartition n’a pas
seulement été adoptée dans le christianisme, mais a aussi subsisté dans sa forme originale
dans le néostoïcisme, nouant ainsi les liens entre les deux.
Cette petite récapitulation a réussi à démontrer que nous pouvons déduire au moins une
dizaine d’arguments qui nous permettent de répondre de manière solide à notre première
question élaborée plus tôt. La question de savoir si le néostoïcisme pouvait assembler le
puzzle que formait la combinaison du stoïcisme classique et du christianisme peut
clairement se répondre de manière affirmative. Le stoïcisme classique était déjà parsemé de
multiples caractéristiques qui changeaient cette philosophie en un sol nourricier pour des
adaptations à partir du XVIe siècle. Et il paraît que la foi chrétienne dominante de cette
époque rendait peut-être plus difficile une telle adaptation, mais ne la rendait certainement
pas impossible. De plus, le stoïcisme et la foi chrétienne partagent beaucoup de normes et de
valeurs, bien que ce soit parfois avec des légères variétés. Nous pouvons donc nous ranger
du côté de Pierre-François Moreau, que nous avons cité antérieurement. Moreau disait avec
raison que le contraste entre les éléments païens du philosophie stoïcienne et le caractère
fortement chrétien de l’époque où naissait le néostoïcisme ne signifiait pas du tout une
difficulté insurmontable, sinon un défi pour tous les auteurs du XVIe et plus tard qui se
sentaient inspirés par les virtuoses stoïciens de l’Antiquité.
7.2 Henri de Campion, le sage stoïcien au XVIIe siècle
Une deuxième question qui s’était présentée comme essentielle – et qui faisait déjà partie du
titre de cette étude – était celle de savoir si Henri de Campion s’est prouvé digne de recevoir
le nom de sage stoïcien moderne. A partir de ses Mémoires, nous nous sommes efforcé de
comparer la cours de sa vie avec les consignes et les règles du néostoïcisme, mais aussi avec
56
le stoïcisme né à l’Antiquité. Et cet exercice a envoyé notre recherche dans la direction d’une
autre récapitulation indispensable.
Henri de Campion avoue sans embarras qu’au début de sa vie, il a vécu des difficultés parce
que son oncle lui avait inspiré le dessein qu’il ne sert à rien d’être humble et de pouvoir
servir un autre. Mais, dit Sénèque, celui qui ne sait pas se contrôler et qui ne sait pas obéir
n’est pas digne d’être maître et de donner un jour des ordres. Cette opinion est aussi
supportée par Juste Lipse dans De la Constance. Cette répugnance de servir était donc un
premier obstacle qui empêchait Henri de Campion d’obtenir la constance tellement
nécessaire ou de devenir un sage. Avec beaucoup de peine et après des multiples tentatives
ratées, il a réussi néanmoins à vaincre cette aversion, ce qui le rapprochait déjà un peu de
l’idéal stoïcien. Mais il mentionnait également que l’ambition a été de longue date la passion
qui l’avait envoûté, l’empêchant parfois de réfléchir clairement. Dès sa tendre jeunesse –
comme il le décrit lui-même – l’envie d’acquérir de la réputation ne lui laissait pas de repos.
Tant Sénèque que Juste Lipse se sont déclarés des adversaires prononcés de toute la gamme
des passions, indiquant que celles-là barrent de manière inéluctable la route vers la
constance. Il va donc sans dire que le jeune Henri de Campion ne possédait pas encore tous
les traits caractéristiques nécessaires pour pouvoir traverser la vie comme un sage.
Cependant il faisait acte de bonne volonté en exprimant son désir de ne suivre que des voies
honorables en voulant faire fortune. De plus, sa fidélité et sa loyauté imperturbables à des
différents seigneurs sont la preuve de sa générosité et de sa bonté. Même si leurs intentions
vont à l’encontre de sa propre conviction ou de sa foi en Dieu – comme le faisait l’attentat
contre le cardinal Mazarin –, il n’a garde de briser sa promesse et de trahir leur confiance.
Et même si Henri de Campion savait garder sa constance, ceux qui faisaient partie de son
entourage ne facilitaient pas toujours son dessein, vu qu’ils ne se présentaient pas du tout
comme des exemples à suivre. Toute la haute noblesse de son époque semblait être
corrompue et un tas de militaires qui l’entouraient ne se caractérisaient pas non plus par leur
vertu et leur honnêteté. Le point culminant de cette morale dépravée était sans doute
l’attentat échoué contre Mazarin, déjà remarqué ci-dessus. Tous ces exemples proviennent
bien sûr de la sphère publique et politique dont Henri de Campion faisait partie, mais dans
sa vie privée il connaissait tout aussi peu de modèles à suivre. Les quelques femmes pour
57
lesquelles il prenait de l’amour au cours de sa vie lui promettaient toutes de la patience et de
la constance, mais quelques années suffisaient toujours pour qu’elles oublient leurs
promesses inspirées d’amour. C’était le cas avec mademoiselle de la Fontaine, mais
également avec la demoiselle que lui présentait son ami de Ganseville, pendant que Henri de
Campion témoignait toujours d’une conviction ferme face aux deux demoiselles.
Il semble que c’était finalement son exil à l’île de Jersey qui présentait le tournant définitif
pour notre gentilhomme normande. La nature et plus précisément la compréhension que cet
état naturel était suffisante pour son bonheur, ne rappelle pas seulement le discours de Juste
Lipse, mais nous convainc également du fait que Henri de Campion arrivait à comprendre ce
que signifie la constance. Et en effet, une fois qu’il était de retour en France, il épousait
Magdelaine de Martinville, « la fille du monde qui possédoit [sic] le plus toutes les qualités
que l’on peut souhaiter pour le mariage.50 » Au lieu de suivre sa passion amoureuse, il fait
maintenant donc appel à son jugement rationnel quand il s’agit de choisir une épouse. Et
bien qu’il éprouvait incontestablement de l’amour et de l’affection profonde pour
mademoiselle de Martinville, la raison semble lui avoir procuré l’issue heureuse que la
passion ne pouvait point lui offrir. Et pourtant, cette issue heureuse était encore perturbée
par la mort de sa femme et de sa fille aînée, Louise-Anne. Bien que des calamités ne cessent
pas de poursuivre Henri de Campion, sa réaction face à elles est maintenant complètement
altérée, ce qui prouve aussi qu’il a réussi à atteindre la constance tellement recherchée.
Il est intéressant de remarquer qu’il ne cherche plus qu’à mener une vie calme et retirée,
contrairement à ses premiers intentions et « ceux de la plupart des affligés, qui cherchent à
voyager et à agir pour se distraire51. » Il a donc finalement compris que l’acte de voyager
n’est pas le moyen de fuir vos afflictions, se réconciliant une fois de plus avec les théories du
(néo)stoïcisme. De plus, Henri de Campion indique avoir une ferme croyance dans
l’immortalité de l’âme et être par conséquence fortement convaincu que l’éloignement de sa
fille est quelque chose de temporaire, bien que c’est avec une tristesse énorme qu’il vit son
absence.
50
de Campion 1967 : 195 51
de Campion 1967 : 234
58
C’est de toute évidence que nous pouvons finalement conclure que Henri de Campion peut à
juste titre être appelé le sage stoïcien du XVIIe siècle – donc en réalité le sage néostoïcien. Il
vainc à plusieurs reprises les imperfections dans sa constance, non malgré sa forte croyance
au Dieu du christianisme, mais juste grâce à sa croyance en ce Dieu. Il est donc réellement
l’incarnation de la combinaison harmonieuse de la philosophie classique et de la religion
contemporaine de son époque et peut donc avec raison fonctionner comme figure
emblématique du néostoïcisme ; comme sage stoïcien au XVIIe siècle.
59
8. Bibliographie
Baillard, J. (1861). Œuvres complètes de Sénèque, le philosophe. Traduction nouvelle.
Paris : Librairie de L. Hachette et C°.
Desan, P. (2007). Dictionnaire de Michel de Montaigne. Paris : Honoré Champion.
de Campion, H. (1967). Mémoires. France: Mercure de France.
Lagrée, J. (1999). « Juste Lipse : destins et Providence ». Dans : P.-F. Moreau, Le
stoïcisme au XVIe et au XVIIe siècle. Paris : Editions Albin Michel S.A ; 1999, 77-
93.
Lagrée, J. (1999). « La vertu stoïcienne de constance ». Dans : P.-F. Moreau, Le
stoïcisme au XVIe et au XVIIe siècle. Paris : Editions Albin Michel S.A ; 1999, 94-
116.
Lipse, J. (2000). De la Constance. Paris : Editions Noxia.
Méniel, B. (2006). « Stoïcisme et christianisme dans les Epistres Morales
d’Honoré d’Urfé. » Dans : Cahiers V.L. Saulnier nr. 23 – stoïcisme et christianisme
à la Renaissance. Paris : Editions Rue d’Ulm ; 2006, 183-196.
Méthivier, H. (1995). Le siècle de Louis XIV. Paris : Presses Universitaires de
France.
Millet, O. (2006). « Le stoïcisme au quotidien. Le journal de Casaubon. » Dans :
Cahiers V.L. Saulnier nr. 23 – stoïcisme et christianisme à la Renaissance. Paris :
Editions Rue d’Ulm ; 2006, 145-162.
60
Moreau, P.-F. (1999). « Les trois étapes du stoïcisme moderne. » Dans : P.-F.
Moreau, Le stoïcisme au XVIe et au XVIIe siècle. Paris : Editions Albin Michel S.A ;
1999, 11-27.
Schrijvers, P.H. (1983). Over standvastigheid bij algemene rampspoed. Baarn:
Uitgeverij Ambo bv.
Sénèque (1990) L’homme apaisé. Colère et clémence. Paris : Arléa.
Tarrête, A. (2006). « Le stoïcisme chrétien de Guillaume du Vair (1556-1621). »
Dans : Cahiers V.L. Saulnier nr. 23 – stoïcisme et christianisme à la Renaissance.
Paris : Editions Rue d’Ulm ; 2006, 93-115.
61
62