etude sur l'ocs

44
Centre Européen de Recherches Internationales & Stratégiques Asie centrale, ancrage international & régional Sous la direction de Mohammad-Reza DJALILI & Thierry KELLNER Printemps 2008

Upload: fabrice-blanc

Post on 05-Jul-2015

396 views

Category:

Documents


6 download

DESCRIPTION

La montée en puissance de la zone eurasiatique comme contrepoids à l'Otan.

TRANSCRIPT

Page 1: Etude sur l'OCS

Centre Européen de Recherches Internationales & Stratégiques

Asie centrale, ancrage international

& régional Sous la direction

de Mohammad-Reza DJALILI & Thierry KELLNER

Printemps 2008

Page 2: Etude sur l'OCS

Centre Européen de Recherches Internationales & Stratégiques

1

Avant Propos La revue de recherche du CERIS « Journal of International & Strategic Studies » constitue un apport original et novateur dans le domaine des relations internationales. Un des points clef de cette revue est qu’elle rassemble un grand nombre de chercheurs et d’experts de haut niveau. En effet, riche de son expérience, le CERIS « Centre Européen de Recherches Internationales & Stratégiques » a constitué un réseau de professeurs des universités les plus réputées, de fonctionnaires internationaux et d’experts mondialement reconnus. La grande diversité de sources d’informations de hautes valeurs ajoutées dont notre centre bénéficie conjuguée à l’indépendance du CERIS ouvrent un champ d’analyses de grandes qualités et unique en son genre. La philosophie générale de la revue du CERIS est de mettre l’ensemble de ces ressources à la disposition de nos lecteurs à travers un outil d’étude et de recherche performant. « Asie centrale, ancrage international & régional » est le premier numéro du « Journal of International & Strategic Studies ». Ce n’est pas le hasard si nous abordons ce thème pour notre première publication. En effet, les nouveaux Etats d’Asie centrale constituent un enjeu géopolitique et stratégique majeur. Les contributions remarquables des chercheurs à cet ouvrage touchent des aspects essentiels de cette problématique contemporaine. Nous voudrions plus particulièrement remercier le Prof. Mahammad-Reza Djalili et le Dr. Thierry Kellner sans le concours desquels ce projet n’aurait sans doute pu voir le jour. Nicolas Cornil

Ceris Project Manager

Page 3: Etude sur l'OCS

Table des matières

« La Chine face à l’Asie centrale : une irrésistible montée en puissance », p. 4 Thierry KELLNER

« L’Iran et la Turquie face à l’Asie centrale », Mohammad-Reza DJALILI p. 13

« Le positionnement international du Tadjikistan, entre nationalisme p. 20 et réalisme géopolitique », Frédérique GUERIN

« La Force internationale d’assistance à la sécurité de l’OTAN en Afghanistan : p. 24 quels problèmes à l’ombre de l’Irak ? », Bruno De CORDIER

« L’alliance irano-arménienne », Clément THERME p. 36

Page 4: Etude sur l'OCS

Centre Européen de Recherches Internationales & Stratégiques

3

Asie centrale, ancrage international et régional Depuis leur accession à l’indépendance, après l’implosion de l’URSS en 1991, les cinq pays d’Asie centrale occupent une place de plus en plus visible dans l’arène internationale. Situés au cœur de l’Eurasie, aux confins de la Russie, de la Chine, de l’Afghanistan et de l’Iran, les nouveaux États se sont trouvé placés aux avant-postes de la lutte contre l’extrémisme religieux, le terrorisme, et le trafic de la drogue. Avant 1991 déjà, ils avaient été confrontés sur leurs frontières à une guerre en Afghanistan alors que dès la première année d’indépendance, un conflit armé éclatait au Tadjikistan. Cette guerre civile n’a pris fin qu’en 1997. Les attentats du 11 septembre 2001 et l’intervention subséquente des États-Unis et de leurs alliés de l’OTAN en Afghanistan ont ensuite contribué à faire ressortir de manière spectaculaire l’importance stratégique des Républiques centre-asiatiques. Entre-temps, la communauté internationale a aussi pris conscience de l’importance des ressources pétrolières et gazières de la région ce qui a évidemment contribué à donner une dimension supplémentaire à l’Asie centrale. La plupart des auteurs qui ont participé à la constitution de ce dossier ont déjà publié de très nombreux travaux sur les questions relatives à l’Asie centrale. Les contributions présentées ici sont liées à leurs recherches actuelles. C’est cette actualité qui représente l’intérêt premier de ce dossier. Notre ambition se limite ici à passer en revue quelques aspects particuliers des problématiques centre-asiatiques sur lesquels travaillent les auteurs en ce moment. Thierry Kellner revient ainsi dans sa contribution sur la croissance impressionnante de l’influence de la Chine en Asie centrale depuis les années 90. Mohammad-Reza Djalili s’attache pour sa part aux particularités de l’action diplomatique de deux puissances régionales importantes en Asie centrale : la Turquie et l’Iran. Frédérique Guérin explore les choix diplomatiques du Tadjikistan à la lumière des particularités de cette république. Bruno de Cordier s’interroge quant à lui sur l’action de la Force internationale d’assistance à la sécurité de l’OTAN en Afghanistan et sur les difficultés qu’elle rencontre dans ce pays. Enfin, Clément Therme propose une étude consacrée aux relations entre deux pays importants de l’espace caspien : l’Iran et l’Arménie.

Mohammad-Reza DJALILI & Thierry KELLNER

Page 5: Etude sur l'OCS

Centre Européen de Recherches Internationales & Stratégiques

4

La Chine face à l’Asie centrale : une irrésistible montée en puissance

Thierry Kellner Docteur en relations internationales de l’Institut universitaire de hautes études internationales (IUHEI) de Genève. Chercheur associé au Brussels Institute of Contemporary China Studies (BICCS). Il est l’auteur de nombreuses études portant sur l’Asie centrale, l’espace caspien, la politique étrangère chinoise en Eurasie, les questions énergétiques et la politique asiatique de l’Iran. Son dernier ouvrage à paraître à la rentrée 2008 : L’Occident de la Chine. Pékin et la nouvelle Asie centrale (1991-2001), Paris, Presses universitaires de France, 2008, 465p. Contact : [email protected]

Au début des années 1990, dans le sillage de l’accession à l’indépendance des cinq nouvelles républiques, lorsque les observateurs évoquaient les acteurs importants appelés à jouer un rôle en Asie centrale, la Chine était rarement prise en considération malgré les relations qu’elle a entretenues avec cette zone dans la longue durée historique, le fait qu’une partie de son territoire, à savoir la région du Xinjiang, y est très liée et que son territoire est géographiquement contigu à trois des nouveaux États centre-asiatiques. Les observateurs privilégiaient plutôt le rôle futur de la Russie, de la Turquie ou de l’Iran. Aujourd’hui cependant, on peut difficilement faire l’impasse sur le poids que la Chine a acquis en Asie centrale. La République populaire apparaît de manière croissante comme un acteur majeur de cet espace. Sa montée en puissance régionale s’est développée progressivement pendant toute la décennie 90, avant de devenir évidente au tournant du nouveau millénaire.

Centre Européen de Recherches Internationales et Stratégiques

Page 6: Etude sur l'OCS

Centre Européen de Recherches Internationales & Stratégiques

5

Établissement et stabilisation des relations avec ses voisins d’Asie centrale : les années 901 En 1991, la naissance d’États indépendants en Asie centrale a été perçue en Chine avec une certaine appréhension. Le pouvoir chinois s’est surtout inquiété pour la sécurité de sa région autonome du Xinjiang peuplée en partie de populations turcophones musulmanes, notamment les Ouïgours au sud (bassin du Tarim et ville de Yining/Kuldja en Djoungarie) et les Kazakhs au nord (bassin de Djoungarie). La contiguïté géographique de cette province avec les nouveaux États, le caractère récent de son rattachement au territoire chinois et les troubles dont son histoire est émaillée2, ainsi que la proximité historique, culturelle, religieuse et ethnique existant entre les populations turcophones du Xinjiang et celles d’Asie centrale ont fait craindre aux autorités chinoises l’influence que le nouveau contexte centre-asiatique pourrait y avoir. Pékin s’est ainsi alarmé de l’essor possible de l’ethnonationalisme et de la propagation potentielle au Xinjiang du radicalisme islamique, du pan-islamisme ou du pan-turquisme en provenance de l’Asie centrale. Les autorités chinoises se sont par ailleurs inquiétées des possibilités que le retrait russe d’Asie centrale offrait à d’autres puissances du système international. La Chine craint en effet de voir se développer l’influence d’une puissance hostile dans cette zone située dans son arrière-cour. Face à cet ensemble de risques, d’abord prudente, Pékin a rapidement décidé d’établir des relations diplomatiques avec les nouvelles Républiques. Pour assurer la sécurité du Xinjiang, stabiliser son environnement régional mais aussi profiter des opportunités offertes par le nouveau contexte régional, la République populaire a choisi de mettre en place des relations politiques de proximité et de développer des liens économiques substantiels avec ses voisins centre-asiatiques. Sur le plan politique bilatéral, la Chine a soutenu l’indépendance des nouveaux États d’Asie centrale. Il s’agit en effet pour Pékin d’un gain géopolitique très substantiel car elle crée une zone tampon entre son territoire et celui de la Russie, et ouvre par ailleurs le Moyen-Orient à son influence. La Chine a aussi multiplié les contacts interpersonnels avec les élites politiques centre-asiatiques. La proximité idéologique existant entre le personnel politique des nouveaux États d’Asie centrale issu du parti communiste soviétique et les élites communistes chinoises a facilité ce choix et aussi l’établissement de relations de proximité. Dès les début des années 90, les nouveaux chefs des États cenre-asiatiques ont ainsi tous fait le déplacement dans la capitale chinoise. Pour rassurer ses voisins quant à ses intentions et permettre l’établissement de relations normalisées, Pékin a rapidement entrepris de régler les épineux conflits territoriaux et frontaliers hérités de l’époque soviétique. La Chine est ainsi entrée en négociation avec les trois nouvelles Républiques frontalières de son territoire. Un premier traité frontalier sino-kazakh a été signé en 1994. Il sera complété par deux accords supplémentaires en 1997 et 1998. Des traités frontaliers sont également signés en 1996 et 1999 avec la République kirghize et avec le Tadjikistan en 1999 et 2002, stabilisant ainsi pour la première fois de son histoire la frontière nord-ouest de son territoire. En rassurant ses voisins quant à ses prétentions territoriales, Pékin a ainsi favorisé l’établissement d’un climat de confiance propice au développement de la coopération. Grâce à cette politique de « bon voisinage », il a parallèlement engrangé des résultats significatifs en matière de sécurité au regard de sa région du Xinjiang. En effet, entre 1994 et 1996, l’ensemble de ses voisins centre-asiatiques s’est progressivement engagés à interdire les activités d’éventuelles organisations nationalistes ouïgoures du Xinjiang sur leur territoire. 1 Pour cette période voir KELLNER, T., L’Occident de la Chine. Pékin et la nouvelle Asie centrale (1991-2001), Paris, IUHEI/PUF, 2008, 530p. (publication prévue en septembre 2008) 2 Voir MILLWARD, James A., Eurasian crossroads : a history of Xinjiang, New York, Columbia University Press, 2007, xix-440p.

La Chine face à l’Asie Centrale : une irrésistible montée en puissance

Page 7: Etude sur l'OCS

Centre Européen de Recherches Internationales & Stratégiques

6

Dès 1992, toujours pour favoriser la création d’un climat de confiance régional, la Chine a également négocié avec le groupe formé par la Fédération de Russie, le Tadjikistan, la République kirghize et le Kazakhstan de l’établissement de mesures de confiance et de transparence dans le domaine militaire, de démilitarisation des zones frontalières et de réduction des troupes et des armements. Ces discussions ont abouti à la signature en avril 1996 d’un traité sur l’établissement de mesures de confiance dans les zones frontalières (dit traité de Shanghai) et d’un accord sur la réduction des forces militaires dans ces mêmes zones (dit traité de Moscou) en 1997. Parallèlement à ces deux traités, les rencontres entre Pékin et ses partenaires russe et centre-asiatiques ont débouché sur la création en 1996 du « Groupe de Shanghai », un forum régional utile pour aborder des questions d’intérêt commun. Ce dernier a placé « l’extrémisme religieux », le « séparatisme ethnique » et le « terrorisme » au cœur de ses discussions dès 1999. Sur le plan des réalisations concrètes, une coopération dans le domaine de la sécurité publique s’est mise en place entre les partenaires. Son étendue est cependant difficile à apprécier. La création d’un centre de lutte antiterroriste basé en République kirghize a également été envisagée mais à l’été 2001, ce projet ne se sera cependant pas concrétisé. Par contre à ce moment, les partenaires signent la « Shanghai Convention on Fighting Terrorism, Separatism, and Extremism », un traité multilatéral destiné à accroître la coopération et l’échange d’informations dans le cadre de la lutte contre ces trois menaces. A partir de 1999, outre les questions régionales, le « Groupe de Shanghai » adopte également des positions communes sur des questions globales. Certaines d’entre elles correspondent aux options de la politique étrangère chinoise, ce qui montre l’influence de Pékin au sein de cette organisation et sa capacité à l’instrumentaliser. A l’été 2001, le « Groupe de Shanghai » s’élargit en accueillant l’Ouzbékistan et se transforme en une nouvelle organisation internationale régionale, l’Organisation de Coopération de Shanghai (OCS). C’est la première organisation de cette nature créé à l’initiative de la République populaire, ce qui démontre l’importance que la diplomatie chinoise accorde désormais à cette région. Cette nouvelle structure n’est officiellement pas une alliance, Pékin, comme d’ailleurs Moscou, entend en effet ne pas provoquer de réactions hostiles des États-Unis. Les États membres s’engagent à se consulter et à coordonner leurs réponses face aux problèmes régionaux et internationaux et à se soutenir mutuellement. Sur le fond, malgré l’unité de façade, les intérêts des États ne coïncident pas forcément. Les Républiques centre-asiatiques sont ainsi moins méfiantes à l’égard de l’influence régionale de Washington que Pékin ou Moscou. Les membres de l’OCS sont en fait davantage des partenaires que de véritables alliés3. Outre son action politique bilatérale et multilatérale, dès le début des années 90, la Chine a encouragé la coopération économique avec ses voisins centre-asiatiques. Pour stimuler le commerce, elle a favorisé l’ouverture économique de sa région autonome du Xinjiang, lui a accordé des mesures économiques préférentielles et y a renforcé les infrastructures de transports et de communication. Une série des points de passage transfrontaliers a été ouverte avec les pays frontaliers d’Asie centrale. En raison de la croissance de sa consommation interne dans les années 90, la Chine a parallèlement commencé s’intéresser aux richesses de l’Asie centrale en matière d’hydrocarbures. Les potentialités du secteur pétrolier du Kazakhstan ont ainsi retenu l’attention de ses compagnies pétrolières à partir de 1997. Au début de l’année 2000, Pékin a aussi lancé un programme d’ouverture dit du « grand ouest » destiné en partie à renforcer le commerce sino-centre-asiatique grâce par exemple aux investissements dans les infrastructures de transport au Xinjiang. Alors que son influence politique en Asie centrale s’est renforcée au cours des années 90 grâce à l’essor des relations bilatérales avec les États de la zone mais aussi à sa coordination avec la Russie au sein du « Groupe de Shanghai » puis de l’OCS, dans le domaine économique, grâce à sa politique d’ouverture au Xinjiang et au dynamisme de son économie,

3 Voir sur cette organisation DJALILI, M.-R., KELLNER, T., « L’Organisation de coopération de Shanghai : nouveau léviathan eurasiatique ou colosse aux pieds d’argile ? », Conflits, sécurité et coopération. Conflicts, security and cooperation, Liber Amicorum Victor-Yves Ghebali, Édité par Vincent Chetail, Mélanges n° 45, Éditions Bruylant, Bruxelles, 2007, pp. 193-221.

La Chine face à l’Asie Centrale : une irrésistible montée en puissance

Page 8: Etude sur l'OCS

Centre Européen de Recherches Internationales & Stratégiques

7

Pékin est devenu dès la fin de cette décennie un partenaire non négligeable du Kazakhstan et de la République kirghize. Ses résultats économiques étaient cependant beaucoup moins impressionnants avec les trois autres républiques d’Asie centrale. Il n’empêche, à la veille du 11 septembre, l’influence chinoise sur la scène régionale s’est renforcée au point que certains observateurs occidentaux ont commencé à s’inquiéter de la possibilité de l’établissement d’un véritable condominium sino-russe sur cette région.

Dans l’immédiat après 11-septembre, en raison de la pénétration stratégico-politique inattendue des États-Unis en Asie centrale, l’influence de la Chine a subi un revers important mais néanmoins passager. Très rapidement en effet, Pékin s’est ressaisi et a réagi en relançant ses relations bilatérales avec l’ensemble des États de la région. Il a par ailleurs remis l’accent sur la coopération régionale multilatérale grâce au renforcement institutionnel et à l’élargissement des activités de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS). Pour accroître son influence, la diplomatie chinoise a très pragmatiquement su utiliser l’occasion propice offerte par le climat international marqué par le refroidissement des relations entre les États-Unis et les régimes centre-asiatiques à l’occasion d’abord de la guerre d’Irak puis surtout de la vague de « révolutions multicolores » qui a traversé l’espace de la CEI à compter de 2003. Sur le plan bilatéral, la Chine a relancé sa coopération dans les domaines politique et sécuritaire mais aussi économique avec l’ensemble de voisins centre-asiatiques. Le rapprochement avec l’Ouzbékistan a été particulièrement spectaculaire. A la suite des événements d’Andijan de mai 2005 et du soutien diplomatique que Pékin a offert au président Karimov critiqué par les Occidentaux à cette occasion, les deux pays ont signé un accord de « partenariat coopératif amical ». En dépit de certaines difficultés dans ses relations avec Tachkent, Pékin a engrangé des bénéfices économiques mais aussi politique et sécuritaire non négligeables. L’Ouzbékistan lui a réaffirmé son soutien dans sa lutte contre le nationalisme ouïgour et les ministères de l’intérieur des deux pays ont signé un accord de coopération en matière de sécurité publique en septembre 2006. La perte d’influence américaine en Ouzbékistan ainsi que le retrait des troupes de Washington de la base de Karchi-Khanabad ont également été appréciés par Pékin, de même que la participation plus active de l’Ouzbékistan à l’OCS. Pour resserrer ses relations, dans la période post-11 septembre, les visites réciproques de haut responsables politiques et économiques se sont aussi multiplié avec ses autres voisins centre-asiatiques. Dans le domaine de la sécurité, Pékin a réussi à consolider l’isolement des Ouïgours grâce au renouvellement du « cordon sanitaire » anti-séparatiste qu’elle avait établi dans le courant des années 90 avec les républiques d’Asie centrale. Des accords de coopération renforcée portant sur la lutte contre le terrorisme, le séparatisme et l’extrémisme ont ainsi été signés avec chacune d’entre elles dans la période post-11 septembre. La Chine a également développé des contacts entre responsables militaires avec ses voisins d’Asie centrale dans un cadre bilatéral ou à l’occasion des activités de l’OCS.

La période post-11 septembre : vers une consolidation de l’influence chinoise en Asie centrale

La Chine face à l’Asie Centrale : une irrésistible montée en puissance

Page 9: Etude sur l'OCS

Centre Européen de Recherches Internationales & Stratégiques

8

Dans ce domaine, les relations restent toutefois limitées comparé aux liens que les républiques centre-asiatiques entretiennent avec d’autres partenaires, notamment la Russie. Pékin ne souhaite de son côté pas les approfondir au point d’inquiéter son partenaire russe à qui elle laisse la primauté dans ce domaine. Par ailleurs, dans la période post-11 septembre, la Chine a misé sur le renforcement des liens économiques pour asseoir son influence en Asie centrale. Si ses investissements dans cette région sont inférieurs à ceux des Occidentaux, il n’en est pas de même pour le commerce. Selon les statistiques chinoises, le volume des échanges sino-centrasiatiques a été multiplié par treize entre 2001 et 2007 pour atteindre 19,66 milliards de dollars en 2007 contre 1,47 milliards de dollars en 2001. Commerce sino-centre-asiatique 1992-20074 (en millions de dollars)

Kazakhstan Kirghizstan Ouzbékistan Tadjikistan Turkménistan Exportations 1992 228 10 34 2 4 1993 172 37 43 6 4 1994 138 30 51 0,68 4 1995 75 107 48 15 11 1996 95 37 38 8 8 1997 95 62 62 11 12 1998 205 172 58 1 10 1999 494 103 27 2 7 2000 599 110 39 7 12 2001 328 77 5 5 31 2002 601 146 104 7 67 2003 1566 245 147 21 79 2004 2212 493 172 54 85 2005 3899 866 230 144 90 2006 4752 2113 406 306 162 2007 7446 3666 766 514 302 Importations 1992 141 6 14 0,28 0,41 1993 263 66 11 6 0,80 1994 196 75 72 3 8 1995 316 124 71 9 6 1996 364 68 149 4 3 1997 433 36 141 9 4 1998 431 26 32 8 2 1999 644 32 13 6 2 2000 856 67 12 10 4 2001 961 42 8 5 1 2002 1355 58 27 6 1 2003 1721 69 200 18 4 2004 2286 110 403 15 14 2005 2902 105 451 14 19 2006 3607 113 566 18 16 2007 6429 114 363 10 50

4 IMF, Direction of trade statistics yearbook, Washington, D.C., International Monetary Fund et pour 2007, http://ozs.mofcom.gov.cn/date/date.html (en chinois)..

La Chine face à l’Asie Centrale : une irrésistible montée en puissance

Page 10: Etude sur l'OCS

Centre Européen de Recherches Internationales & Stratégiques

9

Alors qu’elles étaient négligeables en 1991, les relations économiques avec Pékin jouent désormais pour les économies des États centre-asiatiques un rôle presque aussi important que les échanges avec la Russie. Vu d’Asie centrale, la Chine est devenue le troisième partenaire commercial en importance de la région derrière l’Union européenne (1er) et la Russie (2ème) qu’elle talonne. Vu de Pékin cependant, l’Asie centrale dans son ensemble ne joue qu’un rôle marginal dans son commerce extérieur avec moins de 1 % du total des échanges de la République populaire en 2007. A l’échelle régionale, les Républiques d’Asie centrale sont toutefois des partenaires économiques très significatifs pour le Xinjiang. Le Kazakhstan et la République kirghize sont ainsi respectivement son premier et son second partenaire économique. Les échanges entre le Xinjiang et le Kazakhstan, second partenaire de Pékin dans l’espace CEI après la Russie, représentent environ 70 % de l’ensemble du commerce sino-kazakh. Ce dernier se taille la part du lion dans le commerce sino-centre-asiatique puisqu’il représente presque 70 % de son total en 2006. Par ailleurs, le commerce avec la République kirghize est depuis 2006 en plein développement. Avec 3,7 milliards de dollars d’échanges en 2007, Bichkek est devenu le quatrième partenaire commercial en importance de la Chine dans l’espace CEI. Aujourd’hui, les échanges sino-centre-asiatiques restent néanmoins encore essentiellement un commerce Xinjiang-Kazakhstan.

Pour l’avenir, le potentiel de croissance des relations entre Pékin et ses voisins dans le domaine énergétique doit être souligné. En matière pétrolière, c’est surtout au Kazakhstan que les compagnies chinoises ont accru leur présence en continuant à acquérir des champs pétrolifères dans le pays. Un oléoduc sino-kazakh de 962 km reliant Atasu au Kazakhstan à Alashankou au Xinjiang dont le projet a été relancé en 2003 fonctionne par ailleurs depuis juillet 2006. Il constitue la seconde partie d’un projet plus vaste qui permettra à terme de transporter des productions des champs pétrolifères kazakhs de la mer Caspienne en direction de la région du Xinjiang. Cet oléoduc, une fois le tronçon de 761 km entre Kenkiyak et Kumkol complété, aura pour conséquence d’accroître très substantiellement le volume d’échange entre les deux pays et de renforcer leurs relations politiques. Les travaux sur cette portion de ligne d’une capacité initiale de 10 Mt/an devraient débuter en mars 2008 et durer jusqu’en octobre 2009. Le Kazakhstan devrait ainsi renforcer à moyen terme son rôle de fournisseur pétrolier de la Chine.

Dans le domaine du gaz naturel, les réalisations restent encore modestes. Mais des signes encourageants se sont cependant multipliés récemment. Avec le Kazakhstan, un accord initial sur la livraison de gaz kazakh et la construction d’un gazoduc a été conclu en 2006. La volonté des deux pays de mettre en place un gazoduc entre leurs deux territoires a été réitéré en août 2007 et un accord sur sa construction a été conclu en novembre 2007 entre la CNPC et KazMunaiGas. Selon les médias kazakhs, la route du futur système de gazoduc qui sera construit en deux phases et aura une capacité totale de transport de 40 milliards de m3 de gaz par an a été choisie en décembre 2007. Ce système pourrait donc transporter à terme du gaz provenant du Turkménistan via l’Ouzbékistan (30 milliards de m3 de gaz par an) et du Kazakhstan (10 milliards de m3 de gaz par an). Le tronçon prévu pour le transport du gaz provenant du Turkménistan devrait relier la ville kazakhe de Shymkent près de la frontière ouzbéko-kazakhe au point de passage transfrontalier de Khorgos situé à la frontière du Xinjiang et du Kazakhstan. L’autre tronçon prévu pour le transport du gaz kazakh reliera quant à lui la ville kazakhe de Beyneu à Khorgos via Bozoy, Sekseuil, Kereyit et Almaty5. Les travaux sur cette dernière ligne devraient commencer dans le courant de l’année 2008. L’ensemble du système pourrait ensuite être connecté à un nouveau gazoduc ouest-est intra-chinois de 4945 km reliant Khorgos à Canton et peut-être Hong Kong via Lanzhou, Xian, etc. (soit 13 régions de Chine).

5 D’après SUN, Huanjie, « China , Kazakhstan move ahead on gas pipeline construciton », Xinhua, November 27, 2007 et « The Kazakhstan-China gas pipeline route is defined », Oil & Gas of Kazakhstan, January 11, 2008.

La Chine face à l’Asie Centrale : une irrésistible montée en puissance

Page 11: Etude sur l'OCS

Centre Européen de Recherches Internationales & Stratégiques

10

Selon les médias chinois, la construction de cette ligne promue par la CNPC devrait débuter en 2008. Elle pourrait être opérationnelle en 20106. Des avancées ont également été enregistrées en ce qui concerne la livraison de gaz turkmène à la Chine, une possibilité évoquée dès le début des années 90 mais qui laisse sceptiques de nombreux observateurs. Pékin a en effet signé un protocole d’accord avec Achkhabad en avril 2006. Ce dernier a été confirmé en juin 2007 par le nouveau président turkmène, Gourbangouly Berdymoukhamedov. Achkhabad s’est engagé à fournir à Pékin 30 milliards de m3 de gaz par an pendant 30 ans. Pour transporter ce gaz, un tuyau d’une capacité de 30 milliards de m3 de gaz par an doit donc être construit entre le territoire turkmène et la frontière chinoise via l’Ouzbékistan puis le Kazakhstan. Il devra franchir environ 180 km en territoire turkmène jusqu’à la frontière de l’Ouzbékistan puis 530 km en territoire ouzbek avant d’atteindre la frontière kazakhe (région de Shymkent). Il se dirigera ensuite vers Khorgos situé à 1330 km plus à l’Est. De là enfin, il devra encore franchir plusieurs milliers de kilomètres à travers le territoire de la République populaire pour atteindre les grands centres de consommation de la côte pacifique de la Chine. L’importance des distances à franchir, ainsi que la nécessité d’un transit à travers les territoires kazakh et ouzbek laissent peser de nombreuses incertitudes quant à la réalisation finale du projet. Pourtant, des signes positifs ont été enregistrés en 2007. Outre les engagements déjà mentionnés concernant la construction de la partie du gazoduc traversant le territoire kazakh, en avril 2007, UzbekNefteGaz et la CNPC ont également signé un accord portant sur la construction du tronçon de gazoduc de 530 km à travers le territoire ouzbek. La route exacte de cette infrastructure doit cependant encore être discutée. Par ailleurs, autre élément en faveur de la mise en place du projet, en juillet 2007, la CNPC, présente au Turkménistan depuis 2002, a obtenu des autorités turkmènes une licence d’exploration et de production de gaz dans la zone de Bagtyyarlyk (région de Lebap sur la rive droite de l’Amu Darya) au Turkménistan7. C’est semble-t-il la première société étrangère à obtenir ce type de licence onshore dans ce pays. La compagnie chinoise prévoit d’y produire environ 13 milliards de m3 de gaz par an. Cette nouvelle production pourrait venir alimenter le futur gazoduc pour près de la moitié de sa capacité, ce qui lève en partie les incertitudes liées aux quantités de gaz turkmène disponibles pour l’exportation vers la République populaire en raison notamment des engagements d’Achkhabad à l’égard de Gazprom. Enfin, la Chine et le Turkménistan se sont entendu au début de l’année 2008 sur le prix du gaz. Pékin aurait accepté de payer jusqu’à 195 US $ pour 1000 m3 de gaz turkmène (ce montant comprenant semble-t-il 50 US$ de frais de transit), ce qui constitue un prix intéressant pour Achkhabad, puisqu’il est au minimum équivalent au 130-150 US $ pour 1000 m3 de gaz que Gazprom a accepté de lui payer en novembre 20078. Toutefois, outre la question du financement de cette infrastructure -l’ensemble du schéma pour acheminer du gaz centre-asiatique (turkmène et kazakh) jusqu’au territoire chinois pourrait coûter jusqu’à 8 milliards de dollars selon certaines estimations-, reste également à savoir si le prix du gaz originaire du Turkménistan conviendra aux clients chinois. Il n’empêche, du gaz naturel centre-asiatique pourrait à l’avenir finalement venir alimenter le marché chinois, transformant également l’Asie centrale en fournisseur gazier de la Chine, avec toutes les conséquences en termes économiques et politiques que cela implique.

Enfin, dans la période post-11 septembre, les autorités chinoises ont également poursuivi le renforcement des infrastructures de transport et de communications. Les progrès réalisés l’ont d’abord été sur le territoire chinois lui-même, notamment au Xinjiang. Pékin a ainsi continué d’améliorer les interconnections entre cette région et le reste du territoire chinois mais aussi entre cette région et ses voisins centre-asiatiques. Par ailleurs, des compagnies chinoises sont désormais actives également en Asie centrale, particulièrement en République kirghize et au Tadjikistan où elles réhabilitent et développent des infrastructures de transport. 6 « PetroChina and CNPC to invest in 2nd West-East pipeline », Alexander’s Oil and Gas Connection, vol. 13, issue 1, January 17, 2008. 7 « Turkmenistan Grants China Gas License », China Trade Information, September 1, 2007. 8 « China, Turkmenistan agree on gas export price of 195 usd per 1000 cu m », Xinhua Financial Network, January 22, 2008.

La Chine face à l’Asie Centrale : une irrésistible montée en puissance

Page 12: Etude sur l'OCS

Centre Européen de Recherches Internationales & Stratégiques

11

Ce renforcement des infrastructures de transport devrait à terme permettre de stimuler le commerce entre la Chine et l’Asie centrale voire, au-delà, avec l’Afghanistan et certains États du Moyen-Orient comme l’Iran.Dans l’avenir, le commerce entre la Chine et les républiques centre-asiatiques est également appelé à croître en raison de la complémentarité entre l’économie chinoise et celle de ses voisins. Le pôle économique chinois va ainsi demeurer particulièrement attractif pour les matières premières de ces États notamment pour leurs hydrocarbures, leurs ressources minérales, leurs métaux ferreux et non-ferreux, leurs métaux rares, leur uranium, etc. Sur le plan multilatéral, dans la période post-11 septembre, la Chine a aussi cherché à relancer l’OCS ébranlée par la pénétration américaine en 2001. Pour accroître le poids régional de cette organisation, Pékin, en collaboration avec Moscou, a favorisé l’attribution du statut d’observateur à la Mongolie (2004), puis conjointement au Pakistan, à l’Inde et à l’Iran (2005). L’Afghanistan et plus récemment le Turkménistan (2007) ont également été invités à participer à certains de ses travaux. L’objectif de la Chine est de favoriser la mise en place d’une dynamique régionale excluant les acteurs extra régionaux au premier rang desquels les États-Unis. Par ailleurs, l’OCS a cherché à étendre ses aires de coopération. Dans le contexte international de la « lutte contre le terrorisme », l’accent mis par l’organisation sur la sécurité pris dans son sens non traditionnel demeure utile. Mais Pékin s’est rendu compte de son insuffisance comme base de coopération avec ses voisins d’Asie centrale. Aussi, le domaine économique a-t-il parallèlement été promu. Selon les propos du secrétaire de l’OCS en 2004, la sécurité et l’économie sont ainsi devenues « les deux roues » de l’organisation. Dans le domaine de la sécurité, un centre antiterroriste de l’OCS a été établi à Tachkent en septembre 2003. Il est opérationnel depuis 2004. Des exercices militaires antiterroristes conjoints ont également été menés dans le cadre de l’organisation. Pour Pékin, il s’agissait de montrer que l’OCS est un mécanisme régional effectif pour assurer la sécurité régionale afin de limiter l’intérêt des républiques centre-asiatiques à coopérer avec Washington et avec l’OTAN dans ce domaine. Malgré ces exercices, l’OCS ne semble pas devoir se transformer en organisation de défense sur le modèle de l’Alliance atlantique. Si selon certains observateurs la Russie semble être le partenaire le plus intéressé par le développement de la coopération militaire au sein de l’organisation afin de créer un contrepoids face aux Occidentaux9, certains de ses membres -dont Pékin-, restent cependant plus prudents et n’y sont guère favorables. Aussi, les préoccupations de l’OCS restent jusqu’à présent cantonnées aux menaces de sécurité émanant des acteurs non-étatiques, une préoccupation qui a pris une importance renouvelée pour les régimes autoritaires centre-asiatiques dans le contexte des « révolutions multicolores » et des événements d’Andijan en mai 2005. Le scénario du dernier exercice de l’OCS à l’été 2007, « Mission de Paix 2007 », était d’ailleurs largement inspiré de ces derniers. Pékin n’a pour sa part pas manqué d’utiliser les inquiétudes des autocrates d’Asie centrale pour se rapprocher d’eux et pousser à l’approfondissement de la coopération « antiterroriste » au sein de l’OCS. Depuis la vague des « révolutions multicolores », sous le couvert de la lutte antiterroriste, l’OCS a mis l’accent sur la promotion de la « stabilité régionale », c’est-à-dire sur la préservation des régimes en place. Ce conservatisme politique offre à la Chine un instrument efficace pour asseoir son influence auprès des régimes centre-asiatiques. En matière économique, les possibilités de l’OCS ont été particulièrement mises en avant par Pékin depuis 2001. Plusieurs documents touchant à la coopération économique multilatérale ont été adoptés. Le ministère chinois du commerce a par ailleurs lancé l’idée de créer une zone de libre-échange entre les États membres. 9 DALY, J.ohn C. K., « Premier Wen’s Eurasia Tour : Beijing and Moscow’s Divergent views on Central Asia », China Brief, vol. 7, issue 21, November 14, 2007.

La Chine face à l’Asie Centrale : une irrésistible montée en puissance

Page 13: Etude sur l'OCS

Centre Européen de Recherches Internationales & Stratégiques

12

Ce projet a toutefois rencontré peu d’écho jusqu’à présent. Les Républiques centre-asiatiques ne semblent pas très pressées d’y répondre alors que la Russie craint que Pékin ne domine une telle zone. Pour doper la coopération économique de manière plus concrète, la Chine a de son côté offert 900 millions de dollars US de prêts préférentiels aux autres membres de l’organisation (juin 2004). Entre 2004 et 2006, l’OCS a créé sept groupes de travail spécialisés (e-commerce, douanes, contrôle de qualité, promotion des investissements, facilitation des transports, énergie, télécommunications) et mis en place un consortium bancaire rassemblant des banques des six États membres. Un Comité des entrepreneurs chargé d’encourager la coopération multilatérale a également été créé. L’OCS a aussi développé des contacts avec d’autres organisations régionales comme la Communauté économique eurasienne (EurAsEc), la CEI ou l’Anase. Elle envisage d’approfondir la coopération avec ces organisations dans le domaine économique, ce qui pourrait placer Pékin au centre d’un réseau pan-asiatique d’organisations régionales et renforcer sa place en Asie. Lors du sommet de Bichkek d’août 2007, les transports et l’énergie ont été évoqués comme domaines de coopération essentiels pour l’OCS. La formation « d’un club énergétique » a ainsi été proposée. Un « marché unifié de l’énergie » pourrait ainsi être mis en place pour faciliter les livraisons de pétrole et de gaz naturel entre les pays producteurs et les pays consommateurs au sein de l’organisation. Les membres de l’OCS pourraient également coopérer afin de faciliter l’exportation du gaz et du pétrole vers les marchés mondiaux. Si ces desseins se réalisent, l’économie chinoise pourra certainement en bénéficier, ce qui ne va pas manquer de renforcer le poids de Pékin en Asie centrale. Mais ces perspectives demeurent toutefois aléatoires. Il existe des divergences d’intérêt entre États membres. La Russie n’est ainsi guère favorable au développement de liens pétroliers et gaziers directs entre la Chine et les Républiques d’Asie centrale. En matière gazière, Gazprom détient le monopole du transport du gaz turkmène, ce qui lui procure des bénéfices substantiels. De plus, selon certains observateurs, le gaz turkmène est de plus en plus essentiel à la compagnie russe pour lui permettre de faire face à ses engagements tant à l’égard de la demande interne russe que de celles de ses clients étrangers, notamment européens10. Les appétits chinois dans ce domaine risquent donc de ne pas être très appréciés à Moscou, d’autant qu’ils renforceront parallèlement son influence et son poids politique régional. Il n’empêche, malgré les réticences russes, Pékin continue de miser sur le renforcement des liens économiques. Selon les médias chinois, ses ambitions à l’égard de ses partenaires de l’OCS sont considérables. Pékin envisage en effet de faire passer les échanges à 100 milliards de dollars en 2010 contre 40 en 2006.

Conclusions Depuis la décennie 90, la Chine a réussi à poser de solides bases d’influence en Asie centrale grâce à sa politique de « bon voisinage » et à l’ouverture économique du Xinjiang. Dans la période post-11 septembre, après le bref revers de 2001, le renforcement des liens politiques et des relations économiques bilatérales avec les républiques centre-asiatiques auxquelles il faut ajouter la relance de l’OCS lui ont permis de consolider son poids régional. A l’avenir, elle pourrait continuer à miser sur le conservatisme politique et sa « pénétration par le commerce » pour asseoir davantage son rôle sur la scène centre-asiatique. Sa place de grande puissance montante de sur la scène internationale, la taille et le dynamisme de son économie, la complémentarité entre cette dernière et celles des républiques centre-asiatiques et enfin le renforcement progressif des voies de transports et de communications constituent autant de cartes que Pékin va utiliser pour atteindre ses objectifs en Asie centrale.

10 DALY, John C.K., « Analysis : China and Turkmen energy », UPI, January 4, 2008.

La Chine face à l’Asie Centrale : une irrésistible montée en puissance

Page 14: Etude sur l'OCS

Centre Européen de Recherches Internationales & Stratégiques

13

l’Inde11. Les puissances étrangères qui

11 D’autres pays comme le Japon, la Corée du Sud etc. ont aussi développé des politiques actives en Asie centrale mais ces politiques ne sont ni des politiques de voisinage ni celles de puissances impériales.

Mohammad-Reza Djalili

Politologue spécialiste du Moyen-Orient et de l’Asie centrale Professeur associé à l’Institut Universitaire de hautes études internationales et du développement de Genève (Suisse). Né en 1940 à Téhéran, de nationalité suisse et iranienne, Mohammad-Reza Djalili est docteur en science politique et diplomatique de l’Université Libre de Bruxelles. Dans les années, 1970, il a été professeur à la Faculté de droit et des sciences politiques de l’Université de Téhéran, puis, dans les années 1980, à l’Université Paris II. Il est l’auteur de très nombreux livres et articles consacrés à l’Iran, à l’Asie centrale et à l’espace caspien ainsi qu’à la région du golfe Persique. Outre l’enseignement, Mohammad-Reza Djalili poursuit ses recherches sur l’histoire de l’Iran contemporain, les conflits du Moyen-Orient et la géopolitique de l’Asie centrale et du Caucase. Il a récemment publié Géopolitique de l’Iran, Bruxelles, Complexe, 2005, 143p. et Géopolitique de la nouvelle Asie centrale, De la fin de l'URSS à l'après-11 septembre, Paris, PUF, 4er édition, 2006, 585p. (en collaboration avec Thierry Kellner). Contact : [email protected]

L’Iran et la Turquie face à l’Asie centrale

Les puissances étrangères qui jouent un rôle important dans la région de l’Asie centrale peuvent être classées en trois groupes. Il y a d’abord les acteurs majeurs que sont la Russie, la Chine et les États-Unis. Viennent ensuite les pays européens qui, soit de manière bilatérale soit de façon multilatérale à travers l’UE, ont établi, depuis l’effondrement de l’URSS, des relations avec les nouveaux États indépendants. Un troisième groupe est celui des puissances régionales, formé par l’Iran, la Turquie, le Pakistan et l’Inde¹¹. La Russie est sans aucun doute l’acteur externe le plus important. Elle a pénétré l’Asie centrale puis l’a conquise aux XVIIIe et XIXe siècles et l’a dominée jusqu’à la dernière décennie du XXe siècle. A l’époque soviétique, Moscou a été à l’origine de la formation des assises territoriales des nouveaux États, de leurs institutions, de leurs élites et même de leurs identités modernes. La marque qu’a laissée la Russie sur cette région est très importante. L’ouverture tous azimuts sur le monde qui a suivi les indépendances a certes atténuée son empreinte mais elle n’est pas parvenue à l’effacer. Si au passé historique on ajoute la contigüité territoriale, on comprend combien cette région reste importante pour la Russie qui veut y maintenir son influence et, à travers elle, conforter son rôle de grande puissance sur la scène internationale. La Chine, dont une partie de son propre territoire, le Xinjiang, est le prolongement de l’Asie centrale ex-soviétique, est quant à elle intéressée au premier chef à la fois pour des raisons sécuritaires mais aussi énergétiques. Elle pense ainsi accéder à d’abondantes ressources en hydrocarbure dont elle a le plus grand besoin afin de poursuivre sa croissance économique. Enfin, les États-Unis en tant que seule superpuissance depuis la chute de l’Union soviétique ne peuvent se désintéresser d’une région aussi importante à la fois sur le plan géopolitique et énergétique.

Page 15: Etude sur l'OCS

Centre Européen de Recherches Internationales & Stratégiques

14

Ils ne peuvent par ailleurs pas laisser l’Asie centrale devenir une sphère d’influence exclusive de la Russie ou une zone réservée uniquement à la rivalité russo-chinoise. S’agissant de l’Union européenne, par rapport aux puissances régionales, elle possède des atouts économiques et politiques considérables, tandis que contrairement aux grandes puissances, elle ne poursuit pas d’objectifs hégémoniques qui suscitent nécessairement craintes et réticences du côté des partenaires centre-asiatiques. De plus, l’UE a la capacité de jouer un rôle sur le plan diplomatique au niveau mondial, ce qui peut s’avérer très utile pour des pays faibles, encore fragiles et pris en tenaille entre trois acteurs majeurs du système international. En ce qui concerne les puissances régionales, l’Iran et la Turquie occupent une place exceptionnelle. Ces deux pays, pour des raisons culturelles, historiques, géographiques et politiques jouissent d’une position avantageuse par rapport aux autres États de la région. De fait, l’Iran et la Turquie comme tous les pays d’Asie centrale, font partie d’un même monde, le « monde turco-iranien » qui s’étend de la Méditerranée orientale jusqu’aux régions occidentales de la Chine. Tous les deux ont eu aussi des frontières communes avec la Russie tsariste ainsi qu’avec l’Union soviétique. « Pendant le XIXe siècle, la Russie a représenté la principale menace extérieure pour les Turcs et les Persans »12. L’empire ottoman, comme l’empire persan, ont tous deux connu des conflits armés avec l’empire russe et les deux États musulmans ont perdu à ces occasions des territoires qui sont passés sous domination russe. A la suite de la Deuxième Guerre mondiale, l’URSS devenue une puissance militaire colossale, va tenter d’étendre son emprise territoriale sur la province iranienne d’Azerbaïdjan et revendique auprès d’Ankara le territoire de Kars et Ardahan annexés par la Russie en 1878 et rendues à la Turquie en 1921. Ces revendications russes à l’égard de l’Iran et de la Turquie sont en partie à l’origine du choix d’Ankara et de Téhéran en faveur d’une politique de rapprochement avec les pays occidentaux durant la période de la Guerre froide. Sur ce plan, la Turquie ira plus loin que l’Iran puisque qu’elle devient membre de l’Otan en 1952. L’Iran de son côté adhère au pacte de Bagdad en 1955, pacte qui, contrairement à l’Organisation atlantique, ne dispose pas d’un commandement intégré. De fait, face à l’URSS, l’Iran s’allie aux Occidentaux et la Turquie devient un bastion avancé de l’Occident. Il n’est donc pas étonnant que pour ces deux pays, la fin de l’Union soviétique n’a pas signifié uniquement un bouleversement global de l’ordre international mais aussi une transformation totale de la dynamique historique qui avait marqué leur destin durant plusieurs siècles. Désormais, les deux pays ne partagent plus de frontière terrestre avec une puissance dont l’expansion territoriale s’est longtemps fait au détriment de ses voisins immédiats. Après 1991, l’Iran et la Turquie n’ont plus avec la Russie que des frontières maritimes en mer Caspienne et dans la mer Noire. Les nouveaux États du Caucase et d’Asie centrale deviennent des États-tampons entre les deux pays du Moyen-Orient et la Fédération de Russie. A partir de ce moment, la Turquie et l’Iran se lancent dans une politique active à l’égard des nouveaux États en essayant tous deux de tirer les meilleurs avantages possibles pour leurs intérêts propres. Mis à part ces modalités d’approches communes, les politiques centre-asiatiques que Téhéran et Ankara vont élaborer seront différentes, souvent concurrentes, parfois carrément opposées, même si elles ne manquent pas de traits communs. 12 Jean-Pierre Derriennic, Le Moyen-Orient au XXe siècle, Paris, Armand Colin, 1980, p. 130.

L’Iran et la Turquie face à l’Asie Centrale

Page 16: Etude sur l'OCS

Centre Européen de Recherches Internationales & Stratégiques

15

Particularités de la politique turque Ce qui différencie fondamentalement la politique étrangère des deux pays à l’égard des républiques d’Asie centrale, ce sont les considérations idéologiques et les visions opposées du monde des deux États. La Turquie kémaliste, laïque, pro-occidentale, membre du pôle gagnant de la Guerre froide et la République islamique, très critique à l’égard de l’Occident, non-alignée et dont l’anti-américanisme constitue un des fondements de la politique étrangère, n’ont forcément pas la même approche et ne poursuivent pas les mêmes objectifs en Asie centrale même si Téhéran, conscient des difficultés qu’il va rencontrer chez les élites anciennement communistes des jeunes États en raison de la nature de son régime, se montre pragmatique et n’insiste jamais sur les questions de type religieux. A partir de ce constat, les deux approches vont aboutir à deux types de comportement et à la poursuite d’objectifs différents. Ainsi, la Turquie dont l’atout principal est sa proximité idéologique avec l’Occident, va élaborer l’image d’un « pays pont », qui ouvre une voie d’accès à ces nations qui furent longtemps séparées du monde libre par le « rideau de fer ». De ce fait, la Turquie se présente comme le passage obligé pour les pays occidentaux qui veulent entrer en contact avec ce monde qui leur est inconnu mais que les Turcs connaissent bien. Cette vocation de la Turquie sera exploitée de manière systématique et dans les deux sens, car Ankara se présente aussi aux autorités des nouveaux États comme le meilleur intermédiaire pour entrer en communication avec l’Occident. Cette proximité avec l’Occident, au-delà de l’aspect symbolique et des facilités pratiques qu’elle peut offrir aux nouveaux États, sera aussi à l’origine d’une coordination turco-américaine en matière d’hydrocarbures dans l’espace caspien. Pour l’acheminement du pétrole et du gaz de cette région vers l’extérieur sans passer par Russie et en évitant l’Iran, les États-Unis et la Turquie conjugueront durant des années tous leurs efforts afin de construire un pipeline reliant Bakou à la Méditerranée. L’oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan (BTC) est ainsi devenu opérationnel en juillet 200613. Un autre registre sur lequel va s’appuyer la politique turque à l’égard de l’Asie centrale est la question linguistique. Immédiatement après la dislocation de l’empire soviétique, la Turquie « redécouvre » les communautés de langues turques du Caucase et d’Asie centrale. Un mélange d’irrédentisme, qui rappelle les discours pan-turquiste de jadis14, et une volonté de coopération interétatique poussent Ankara à lancer un projet qui rappelle un peu l’organisation de la francophonie telle que conçue par la France. C’est dans cette perspective qu’est organisée à Ankara en octobre 1992 la première rencontre des chefs d’États des six pays turcophones, à savoir l’Azerbaïdjan, le Kazakhstan, le Kirghizstan, le Turkménistan, l’Ouzbékistan et bien entendu la Turquie. Cette réunion soulève à l’époque beaucoup d’enthousiasme car les nouveaux partenaires d’Ankara espèrent des retombées économiques pour répondre à leurs besoins immédiats. Mais très rapidement, la déception remplace l’exaltation initiale, la Turquie étant dans l’impossibilité de concrétiser ses promesses économiques. Par ailleurs, certains gouvernements des nouveaux États ont été surpris de la politique d’Ankara qui prenait parfois l’allure de véritable ingérence dans les affaires internes de leur pays. « Les dates et lieux de réalisation des sommets, qui étaient prévus chaque année dans une capitale turque selon un système de rotation, furent sujets à des changements inattendus à partir du deuxième sommet, prévu pour l’automne 1993 en Azerbaïdjan. Plus précisément, seuls huit sommets de chefs d’États turcs ont été tenus sur une durée de seize ans »15.

13 La longueur de cet oléoduc est de 1768 km et son débit de 1 million de barils par jour. Sur la rentabilité économique du pipeline voir : Thierry Coville ; « De Bakou à Ceyhan, les bénéfices inégaux de l’oléoduc caucasien », Le Monde, 2 octobre 2007. 14 Sur le panturquisme voir M. J. Landau, Pan-Turkism. From Irredentism to Coopertation, London, Hurst, 1995. 15 Nikolaos Raptopoulos, « La famille des langues turques et le défi de création d’une communauté turcophone en Eurasie : le rôle assumé par Ankara », Revue internationale de politique comparative, vol.14, n°1, 2007, pp. 142-143.

L’Iran et la Turquie face à l’Asie Centrale

Page 17: Etude sur l'OCS

Centre Européen de Recherches Internationales & Stratégiques

16

Malgré la volonté d’Ankara, évidente au sommet de 2006 à Antalya, de donner une nouvelle impulsion à la création d’une communauté des pays turcophones, la diversité de la famille linguistique turque, les aspirations opposées de certains pays, la crainte de subir le leadership d’Ankara après avoir supporté celui de Moscou, font que la réalisation du projet de la Turquie reste aujourd’hui encore un simple vœux pieux.

L’approche iranienne A l’inverse de la Turquie qui, pour attirer vers elle les nouveaux États d’Asie centrale, met en avant ses liens privilégiés avec l’Occident, l’Iran tente de profiter de l’occasion de l’établissement des relations avec ces États pour relancer sa propre politique extérieure et mettre un terme à son isolement international consécutif à la révolution islamique. La Turquie rentabilise son ouverture, l’Iran cherche à s’ouvrir. Il s’agit, en d’autres termes, tout en offrant des moyens de désenclavement à ses nouveaux voisins, de désenclaver sa propre diplomatie en sortant de l’impasse dans laquelle le régime s’est lui-même placé. L’Iran espère qu’en devenant un élément dynamique dans la nouvelle configuration régionale, il pourra relancer sa politique étrangère au niveau global et, sur le plan régional, donner une nouvelle impulsion à ses relations extérieures. Sur ce plan, le champ d’action de l’Iran s’est effectivement élargi puisque désormais il lui est possible de jouer dans cinq directions différentes : la zone du golfe Persique, toujours prioritaire; le Proche-Orient arabe à cause du Liban et des possibilités qu’offre le conflit arabo-israélien; le Sous-continent indien; la Turquie et la Transcaucasie; et enfin le groupe des pays Asie centrale ex-soviétique dans lequel on peut aussi inclure l’Afghanistan. La possibilité de jouer sur ces cinq registres élargit donc considérablement l’espace de manœuvre régional de Téhéran, lui permettant de prendre de nouvelles initiatives et de mieux mettre en valeur ses nouveaux attributs géopolitiques. Une autre différence entre la politique turque et iranienne réside dans la recherche de soutiens externes. Si, comme on l’a relevé, la Turquie se présente comme l’accompagnateur des nouveaux États dans leur rapprochement avec le monde occidental, l’Iran, ne pouvant jouer ce rôle, édifie toute sa politique centre-asiatique en harmonie avec celle de la Russie. Officiellement Téhéran ne prend jamais de position pouvant heurter la sensibilité de Moscou, même en ce qui concerne les activités des mouvements islamistes. Au contraire, quand l’occasion se présente, l’Iran collabore étroitement avec son voisin russe. Il en a été ainsi durant les années 1990 à propos du conflit tadjik où Iraniens et Russes ont travaillé ensemble afin de chercher une issue à celui-ci. Plus récemment l’Iran, en devenant membre observateur de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS), confirme, si besoin en était, son intérêt pour le renforcement de ses liens avec la Russie ainsi d’ailleurs qu’avec la Chine. Enfin, une question qui concerne l’Iran plus directement est la répercussion de la dislocation de l’Union soviétique sur le statut de la mer Caspienne. Que va devenir cette mer fermée, depuis longtemps un lac irano-soviétique, à partir du moment où le nombre des pays riverains passe de deux à cinq ? Il est impératif de doter la Caspienne, régie par des traités internationaux bilatéraux jusqu’en 1991, d’un nouveau statut juridique, adapté au nouveau contexte. Si tous les riverains semblent d’accord sur la nécessité de ce nouveau statut, leurs points de vue ne concordent pas pour autant. Schématiquement deux approches s’affrontent : l’une basée sur le principe du partage des ressources et l’autre sur la théorie du condominium. En d’autres termes, faut-il considérer la Caspienne comme une mer et délimiter le plateau continental qui revient à chaque pays ou comme un lac et le gérer ensemble ? Au départ l’Iran et la Russie étaient favorables à l’idée du condominium et l’Azerbaïdjan, ainsi que le Kazakhstan, soutenaient le principe du partage tandis que le Turkménistan adoptait une position en quelque sorte intermédiaire.

L’Iran et la Turquie face à l’Asie Centrale

Page 18: Etude sur l'OCS

Centre Européen de Recherches Internationales & Stratégiques

17

Il est significatif de relever que cette question posée en 1991 n’a toujours pas trouvé un début de réponse en 2008. Points communs Ceci dit, il existe aussi des similitudes entre les politiques des deux pays. Ainsi, la République islamique, comme la Turquie, a entrepris de nombreuses démarches afin d’encourager toute dynamique pouvant engendrer la mise en place de structures de coopérations multilatérales servant les intérêts de sa politique régionale et internationale. C’est dans cette perspective que Téhéran a proposé dès 1992 la création d’une organisation regroupant les cinq États riverains de la mer Caspienne16. Toujours dans le domaine de la diplomatie multilatérale, les autorités iraniennes ont utilisé tous les moyens à leur disposition pour remettre en selle une structure régionale déjà ancienne et dont l’Iran, la Turquie et le Pakistan sont les membres fondateurs : l’Organisation de la coopération économique (plus connue sous son nom anglais d’Economic Cooperation Organization, ECO) dont le siège se trouve à Téhéran. Les cinq nouveaux États d’Asie centrale, ainsi que l’Afghanistan et l’Azerbaïdjan sont devenus membres de cette organisation qui regroupe désormais dix États. L’ECO est aujourd’hui une structure de coopération régionale tout ce qu’il y a de plus classique mais qui, malheureusement, ne contribue que très marginalement à la promotion des échanges entre ses membres17. Mais, contrairement à la Turquie, le gouvernement iranien, tout en étant très soucieux de développer des liens culturels avec les deux autres États persanophones de la zone, à savoir le Tadjikistan et l’Afghanistan, n’a jamais voulu véritablement s’engager dans un développement institutionnalisé d’une communauté internationale des peuples de langue persane. Une autre préoccupation que partagent les deux pays est la question de la mise en valeur de la potentialité de transit que leur offre la situation respective de leur territoire. Si la Turquie, qui n’a pas de contigüité territoriale avec l’Asie centrale, peut offrir une voie d’acheminement pour les pays du Caucase, le territoire iranien peut servir de point de jonction entre les diverses régions du Moyen-Orient, de la zone du golfe Persique et du Sous-continent indien avec les pays d’Asie centrale et les Républiques du Caucase méridional. En même temps, l’Iran peut offrir à ses nouveaux voisins de Transcaucasie et d’Asie centrale qui, à part la Géorgie, sont tous des États enclavés, des possibilités d’accès aux mers ouvertes. La réouverture des postes frontières, la reconstruction de ponts, la mise en service de nouveaux tronçons routiers, la jonction des chemins de fer iraniens aux chemins de fer du Turkménistan voisin et l’ouverture de nouvelles lignes aériennes vont contribuer à faciliter le transit par l’Iran. D’ailleurs, les nouvelles possibilités qu’offre le passage par l’espace iranien n’intéressent pas uniquement les pays enclavés mais aussi leurs partenaires. Il en va ainsi de la Turquie, du Pakistan, de l’Inde, des pays arabes qui, pour développer leurs échanges avec les pays d’Asie centrale, doivent utiliser les réseaux routiers iraniens. Une autre considération entrant en ligne de compte pour les autorités des deux États est évidemment, dès le début, la possibilité de nouer des relations économiques avec les nouveaux États centre-asiatiques. Les Turcs et les Iraniens étaient conscients que, d’une part, ces États avaient à leur disposition peu de moyens financiers et que, d’autre part, ils ne seraient pas seuls et devaient s’attendre à de rudes concurrences sur ce terrain. Dans ces conditions, il s’agissait moins d’engranger des bénéfices immédiats, en développant les échanges, que d’être présent sur la scène économique centre-asiatique, de mieux connaître offres et demandes, de nouer des liens avec d’éventuels partenaires sur place. 16 1er Sommet des cinq pays riverains de la mer Caspienne s’est tenu à Achkhabad les 23-24 avril 2002, le 2e à Téhéran le 18 octobre 2007. 17 Afrasiabi, K.l. and Pour Jalali Yadolah, « The Economic Cooperation Organization : regionalization in a Competitive Context », Mediterranean Quarterly, Fall 2001, pp. 62-79. Plus généralement sur l’intégration régionale voir aussi notre article « L’intégration régionale en Asie centrale », CEMOTI, n°39-40, 2005, pp. 53-69.

L’Iran et la Turquie face à l’Asie Centrale

Page 19: Etude sur l'OCS

Centre Européen de Recherches Internationales & Stratégiques

18

Le commerce entre l’Asie centrale et l’Iran 2000-200618 (en millions de dollars) Pays 2000 2001 2002 2003 2004 2005 2006 Exportations Kazakhstan 203 209 310 411 712 907 1119 République kirghize 7 8 5 2 3 4 7 Tadjikistan 13 30 28 51 30 37 76 Turkménistan 242 302 356 508 661 841 1038 Ouzbékistan 46 40 52 58 75 96 118 Importations Kazakhstan 13 11 12 13 13 18 22 République kirghize 9 7 4 6 7 6 8 Tadjikistan 8 10 16 24 26 31 34 Turkménistan 91 121 81 93 123 168 211 Ouzbékistan - - - - - - - En 2006, le commerce des cinq Républiques d’Asie centrale avec l’Iran a atteint 2,63 milliards de dollars. Bien qu’ils progressent, les échanges avec Téhéran ne représentent cependant que 2,84 % de l’ensemble du commerce extérieur centre-asiatique pour cette année, ce qui reste en-dessous des potentialités économiques existantes, étant donné notamment la contiguïté géographique entre le territoire iranien et l’Asie centrale. Dans la région, les deux principaux partenaires de l’Iran sont en 2006 le Turkménistan et le Kazakhstan. Le commerce entre l’Asie centrale et la Turquie 2000-200619 (en millions de dollars) Pays 2000 2001 2002 2003 2004 2005 2006 Exportations Kazakhstan 62 74 97 99 147 507 903 République kirghize 7 14 16 11 17 18 27 Tadjikistan 58 75 119 193 140 143 443 Turkménistan 186 127 168 225 160 146 173 Ouzbékistan 78 33 68 90 162 236 378 Importations Kazakhstan 144 137 174 209 342 506 767 République kirghize 27 16 17 26 33 33 39 Tadjikistan 4 9 11 30 38 22 37 Turkménistan 253 163 233 237 236 199 309 Ouzbékistan 91 99 103 152 160 166 194 En 2006, le commerce des cinq Républiques d’Asie centrale avec la Turquie a atteint 3,27 milliards de dollars. Les échanges avec Ankara représentent ainsi 3,53 % du total du commerce extérieur centre-asiatique pour cette année. Malgré l’absence de contiguïté géographique qui désavantage la Turquie par rapport à l’Iran, ces meilleures résultats d’Ankara en termes d’échanges s’expliquent en grande partie par le dynamisme du secteur privé turc, un atout dont ne bénéficie pas l’économie iranienne très étatisée. 18 Chiffres tirés de IMF, Direction of Trade Statistics Yearbook 2007, Washington, D.C., International Monetary Fund, June 2007. 19 Idem.

L’Iran et la Turquie face à l’Asie Centrale

Page 20: Etude sur l'OCS

Centre Européen de Recherches Internationales & Stratégiques

19

Toutefois, le commerce avec la Turquie demeure modeste si on le compare aux échanges entre les Républiques centre-asiatiques et leurs principaux partenaires commerciaux. Pour donner un ordre de grandeur, en 2006, le total des échanges entre les pays de l’Union européenne et les pays d’Asie centrale a atteint 26,47 milliards de dollars soit 28,36 % de l’ensemble du commerce extérieur centre-asiatique. L’UE prise dans son ensemble est ainsi le premier partenaire commercial des républiques centre-asiatiques devant la Russie avec 17,33 milliards de dollars (soit 18,73 % de l’ensemble de leur commerce) et la Chine avec 10,10 milliards de dollars (soit 10,92 % de ce commerce). On notera cependant que les États-Unis ne représentent que 2,3% de l’ensemble du commerce extérieur centre-asiatique avec environ 2,135 milliards de dollars d’échanges en 2006, ce qui en fait un partenaire commercial moins importants que l’Iran et la Turquie. Cette constatation doit cependant être très relativisée si on tient compte des investissements. Dans ce domaine, le rôle des États-Unis est en effet bien plus fondamental que celui de la Turquie et de l’Iran.

Conclusions Au début des années 1990, l’établissement des relations avec les républiques d’Asie centrale a soulevé beaucoup d’enthousiasme en Iran et en Turquie. Iraniens et Turcs se sont lancés, chacun à leur manière, dans l’édification de projets grandioses. Ces projets devant permettre un bouleversement total de leur situation géopolitique à la fois au niveau régional et sur le plan international. Ces plans, étaient en général fondés sur les mêmes paramètres : proximité géographique, affinités culturelles, similitudes des trajectoires historiques. Cet intérêt soudain pour ces régions qui ont été coupées de la Turquie et de l’Iran durant de longues décennies ne s’explique pas uniquement par des considérations bassement politiques. Les deux pays étaient sincèrement heureux de ces retrouvailles, d’autant plus que, tous les deux, en tant que pays non-arabes, se sentaient très isolés dans leur environnement régional. Mais cette période d’euphorie a été de courte durée. Très vite, on s’est rendu compte à Ankara comme à Téhéran, que les deux pays n’avaient que des moyens limités qui ne pouvaient pas répondre aux attentes des nouveaux États. D’autres puissances, ne jouissant pas des mêmes avantages, disposaient cependant de moyens bien plus importants, qu’elles pouvaient engager sur l’échiquier centre-asiatique. De plus, les nouveaux États eux-mêmes n’étaient pas tellement enclins à réserver une place avantageuse à leurs voisins du Sud. Ce qui les intéressait surtout c’était la diversification de leurs relations internationales, seule capable de donner un sens à leur indépendance nouvellement acquise. Alors que l’Union européenne est devenue un acteur économique majeur en Asie centrale, à la suite des événements 11 septembre, l’intervention américaine en Afghanistan a contribué au renforcement du rôle des États-Unis dans la région. Un volet stratégique est venu s’ajouter à la dimension énergétique de la politique américaine déjà largement développée depuis une dizaine d’années. Dans la période post-11 septembre, on a aussi assisté au retour en force de la Russie dont la situation politique et économique s’est nettement améliorée sous la présidence Poutine grâce principalement au renchérissement des hydrocarbures alors que graduellement, la Chine s’est également imposée comme un acteur majeur sur la scène régionale. Tous ces événements contribuent à marginaliser le rôle de Turquie et de l’Iran en Asie centrale. Pour ces deux pays, l’heure n’est plus aux visions idéalistes où les affinités de toutes sortes étaient sensées suffire à établir des liens indéfectibles et contribuer à de mutuels bénéfices. Il faut désormais édifier une politique plus structurée avec persévérance et patience, en se dotant de moyens efficaces et en tenant compte, à Téhéran comme à Ankara, de l’intérêt que les deux pays ont à travailler ensemble en Asie centrale au lieu de se lancer dans des rivalités de toute façon stériles.

L’Iran et la Turquie face à l’Asie Centrale

Page 21: Etude sur l'OCS

Centre Européen de Recherches Internationales & Stratégiques

20

Frédérique Guérin Diplômée de sciences politiques et doctorante à l'Institut de Hautes Etudes Internationales de Genève. Ses thèmes de recherche sont la construction de l'Etat en Asie centrale, la formation historique des représentations géopolitiques en Asie centrale, et le rôle du facteur religieux dans le domaine de la dynamique socio-politique en Asie centrale. Elle travaille depuis plusieurs années comme consultante dans des projets de prévention des conflits au Tadjikistan et réalise régulièrement des analyses politiques pour diverses organisations internationales. Contact : [email protected]

Le positionnement international du Tadjikistan, entre nationalisme et réalisme géopolitique

Depuis l’obtention de l’indépendance à la suite de l’effondrement de l’URSS, la République du Tadjikistan cherche sa place sur la scène internationale. Située à l’extrême sud-est de l’espace ex-soviétique, cette petite république musulmane persanophone doit faire face à une multiplicité d’influences culturelles relativement contradictoires, et éprouve des difficultés à formuler une synthèse permettant de transcender les profonds clivages socio-politiques qui la travaillent depuis son indépendance. Le Tadjikistan est un pays jeune, qui incarne très imparfaitement la nation qu’il est censé représenter. Cet État a été créé dans les années 1920 par le pouvoir soviétique dans le but de pourvoir les populations persanophones d’Asie centrale d’un territoire national et de leur permettre de se développer en tant que nation grâce au modèle socialiste. L’objectif peut être considéré comme atteint 70 ans plus tard, lorsque la République du Tadjikistan est reconnue par la communauté internationale comme un nouvel État indépendant et que l’Iran, république persanophone sœur, s’empresse d’y ouvrir une ambassade. Néanmoins, la nation que représente cet État repose sur une série de contradictions qui s’expriment de façon plus ou moins conflictuelle depuis 1991 et qui rendent difficile la pérennisation de la république sur le plan interne, ainsi que la lisibilité de ses orientations sur le plan extérieur. La contradiction majeure à laquelle doit faire face le gouvernement de la République du Tadjikistan nouvellement indépendante réside dans la bipolarité de la culture de positionnement international du peuple tadjik. Cette bipolarité est le reflet de l’ambivalence qui oppose les fondements de l’identité nationale et le poids de l’histoire géopolitique du pays, ou en d’autres termes, qui oppose le sentiment national et les intérêts nationaux.

Page 22: Etude sur l'OCS

Centre Européen de Recherches Internationales & Stratégiques

21

Le positionnement international du Tadjikistan, entre nationalisme et réalisme géopolitique

Au cœur du sentiment identitaire de la nation tadjike, l’islam occupe une place prépondérante. Plus de 95 % des Tadjiks se considèrent musulmans, même s’ils sont non pratiquant ou même athées. L’âge d’or de l’histoire du peuple tadjik dans la psyché collective est situé sous la dynastie des Samanides (Xème siècle), période qui constitue également une page centrale dans l’histoire de la civilisation islamique, celle de la renaissance de la pensée islamique dans le monde musulman. L’autre référent identitaire majeur pour la nation tadjike dans son ensemble est la mythologie persane pré-islamique. Ce pilier de l’identité tadjike ancre profondément la nation tadjike dans un vaste espace culturel turco-persan qui constitue une composante majeure du monde musulman contemporain20. Dans le même temps, l’identité nationale tadjike a été construite au sein de l’URSS, et ses représentations de l’étranger ont été façonnées par la lecture idéologique imposée depuis Moscou. L’identité orientale du peuple tadjik au sein de la grande famille soviétique n’a jamais été reniée, au contraire, la République du Tadjikistan servait de modèle de développement socialiste pour les peuples de l’Orient musulman et asiatique. Mais le Tadjikistan n’appartenait plus à cet Orient « retardé » et « exploité ». Il faisait partie d’une culture internationaliste et était une république constitutive d’une des deux superpuissances mondiales. Cette opposition se retrouve au cœur de la dynamique socio-politique intérieure au Tadjikistan depuis l’indépendance. Elle nourrit des courants de pensée contradictoires qui peuvent menacer la stabilité interne du pays. Durant la perestroïka, le sentiment national tadjik a été formulé sur un mode « oriental », relativement hostile à la culture soviéto-russe dominante, par une partie de l’intelligentsia qui avait été pourtant produite directement par le système soviétique. Ces intellectuels, dont de nombreux universitaires issus des instituts d’histoire, d’orientalisme et de littérature ont formé le gros des mouvements politiques de cette période. Si leur plateforme politique était en partie calquée sur celle des mouvements similaires qui militaient pour des réformes politiques dans les républiques soviétiques d’Europe, leur cheval de bataille principal était la reconnaissance des droits culturels de la nation tadjike mis à mal par l’internationalisme soviétique imposé par Moscou. Parmi les revendications principales figuraient l’adoption du tadjik (le persan) comme langue officielle de la république, le retour à l’alphabet arabo-persan, la reconnaissance des fêtes musulmanes comme journées de fête nationale. Sur toutes ces revendications, les mouvements nationalistes ont été rejoints par les représentants de l’islam politique nouvellement constitué en parti politique, le Parti de la Renaissance Islamique. Cette coalition improbable a reçu un soutien actif de l’Iran au lendemain de l’indépendance. Face à la politisation massive d’une frange de la société en faveur d’une redéfinition de l’identité nationale tadjike, d’aucuns prédisaient une déferlante verte sur le Tadjikistan, avec une répercussion probable dans le reste de l’Asie centrale. Néanmoins, le mouvement islamo-nationaliste tadjik a été confronté à la résistance vigoureuse du courant idéologique opposé, composé de conservateurs ex—ou néo-communistes, déterminés à maintenir leurs privilèges politiques au sein du Tadjikistan indépendant. Ceux-ci envisageaient pour cela de maintenir leur république dans un espace post-soviétique reconstitué. Si l’affrontement a dégénéré en guerre civile sur un mode essentiellement régionaliste, la dynamique géopolitique internationale qui est intervenue dans le conflit reposait, elle, sur des considérations liées au positionnement international futur de la République du Tadjikistan nouvellement indépendante. La crise tadjike a en effet servi d’électrochoc en Asie centrale post-soviétique dans une période de grande incertitude politique et sociale. 20 Voir sur cet espace, CANFIELD, R. L., « Introduction : the Turko-Persian tradition » dans Turko-Persia in historical perspective, edited by Robert L. Canfield, Cambridge, New York, Cambridge University Press, 1991, pp. 1-34. et l’ouvrage collectif en cours de publication Le monde turco-iranien en question : évolution historique et perspective d'avenir, Actes du colloque organisé en l’honneur du professeur M.-R. Djalili par l’Institut universitaire d’études du développement (IUED), en collaboration avec l’Institut universitaire de Hautes Études internationales (IUHEI), Genève, 10-11 novembre 2005, Genève/Paris, IUED/Karthala, 2008. (à paraître)

Page 23: Etude sur l'OCS

Centre Européen de Recherches Internationales & Stratégiques

22

Grâce au soutien militaire de la Russie et de l’Ouzbékistan, l’opposition est mise en déroute et un régime pro-russe d’urgence avec à sa tête Emomali Rahmonov, un ancien apparatchik peu connu, est intronisé jusqu’à la signature des accords de paix en 1997. Durant toute la période de la guerre civile (1992-1997), puis celle de la réconciliation nationale qui suit (1997-2000), le Tadjikistan apparaît comme un satellite de la Russie, même si l’accord de paix (1997) impose au gouvernement une forme de cohabitation politique avec le parti islamiste. Au-delà de la rhétorique de l’expérience de dialogue inter-tadjik, un discours unique semble s’imposer plaçant le destin de la république tadjike sous l’aile de son « allié stratégique », la Fédération de Russie. Les compromis fait à l’islam politique sont progressivement remis en question au profit d’un sécularisme d’État intransigeant, la sécurité du territoire est placée sous la responsabilité de la base militaire russe installée au Tadjikistan et l’émigration massive de travailleurs tadjiks dans les villes de Russie est encouragée pour assurer le salut économique de la république. Avec la stabilisation politique et économique post-conflit et l’évolution de l’importance stratégique du Tadjikistan sur la scène internationale au lendemain des attentats du 11 septembre 2001, le gouvernement d’Emomali Rahmonov retrouve une certaine autonomie d’action et se trouve rapidement confronté à la contradiction intrinsèque entre les fondements identitaires de la nation tadjike et les intérêts nationaux imposés par la géopolitique internationale. Au lendemain de la guerre civile, le gouvernement tadjik est confronté au défi de la fragmentation sociale. La division de la société selon des lignes d’identification régionaliste reste profonde après les violences qui ont traumatisé les communautés locales durant la guerre civile. Par ailleurs, une nouvelle ligne de fracture se creuse. Une frange de la population tadjike, sensibles aux sirènes de l’occidentalisation, semble tourner le dos à une partie vraisemblablement plus importante de la population qui elle suit un processus de re-traditionalisation et d’islamisation. Il est important dans ce contexte pour le gouvernement tadjik de développer une nouvelle « idéologie nationale » qui puisse fédérer ces divers courants identitaires. Celle-ci repose sur la nécessité de rehausser l’estime populaire pour sa propre nation et d’intégrer le facteur religieux sans pour autant s’aliéner la bienveillance des pays occidentaux qui constitue une corde essentiel de l’arc du développement tadjik qu’il est impossible de négliger. Le président tadjik s’est ainsi engagé depuis quelques années dans un processus de nationalisation du pouvoir qui semble tardif eut égard à ses voisins centrasiatiques, mais tout à fait remarquable pour une république qui apparaissait, il y a quelques années encore, comme une sorte de république « Potemkine » à la botte du Kremlin. En 2004, le Tadjikistan a repris le contrôle de ses frontières chinoises et afghanes, restées depuis 1991 sous la responsabilité des garde-frontière russes. Cette décision unilatérale a provoqué un tollé à Moscou où l’on rechignait à accepter que la frontière méridionale d’un « étranger proche » considéré comme un espace de sécurité vital pour la Fédération de Russie puisse constituer un attribut de souveraineté nationale pour la nation tadjike. Plus symbolique, le Président a annoncé officiellement au printemps 2007 sa décision de dérussifier son nom. Il est ainsi le premier chef d’État d’Asie centrale post-soviétique à afficher aussi personnellement sa volonté de différenciation nationale avec le passé russo-soviétique. Dans la même verve, la dernière statue de Lénine de la capitale qui continuait d’orner le parc central de Douchanbé en 2007, est en passe d’être déboulonnée afin de permettre la construction d’un nouveau palais présidentiel majestueux.

Le positionnement international du Tadjikistan, entre nationalisme et réalisme géopolitique

Page 24: Etude sur l'OCS

Centre Européen de Recherches Internationales & Stratégiques

23

De fait, le gouvernement placé au pouvoir grâce à l’intervention de la Russie s’efforce depuis plusieurs années d’intégrer une partie du discours islamo-national du début des années 1990 dans une nouvelle idéologie nationale appelée à conduire la nation tadjike sur le chemin de la pleine souveraineté. Conscient de la force sociale que constitue la religion musulmane au Tadjikistan, le Président a appelé lors de son dernier discours annuel devant le parlement les institutions islamiques à soutenir la stratégie de développement national. Un décret présidentiel adopté à l’automne 2007 prévoit la création d’un institut d’études religieuses supérieures afin d’associer le clergé national à la gestion de l’État et de minimiser ainsi l’influence du parti de la Renaissance Islamique et des jeunes Tadjiks diplômés des pays islamiques. Les valeurs nationales qui lient la nation tadjike à son enracinement islamo-persan sont exaltées dans de nombreuses cérémonies culturelles. Au niveau politique, la méfiance traditionnelle à l’égard de l’Iran est supplantée par la recherche de relations mutuellement avantageuses. Au plus profond de la crise iranienne sur le nucléaire, le Président tadjik n’a pas hésité à s’afficher aux côtés du Président iranien Ahmadinejad à Téhéran lors d’un sommet des pays persanophones. Il a signé dans le même temps de fructueux accords de coopération économique avec l’Iran, au détriment de la présence russe dans l’économie nationale. Néanmoins, il serait simplificateur et hâtif de conclure de ces récentes évolutions que le Tadjikistan est en passe de renouer avec son aspiration naturelle à rejoindre la grande communauté des pays musulmans appelés à défier le monde occidental post-colonial. Au contraire, le gouvernement tadjik s’efforce d’établir des ponts lui permettant de se rapprocher des pays développés d’Occident. Dans la nouvelle historiographie officielle, le gouvernement encourage le développement d’une « idéologie des origines » qui permet d’ancrer le Tadjikistan dans la communauté des pays « civilisés » (l’Occident) et de diminuer l’importance de la religion musulmane dans la pensée nationale. Le passé pré-islamique de la nation tadjike est exalté et les liens ethnologiques entre les Tadjiks d’Asie centrale et les populations européennes soulignés. L’initiative gouvernementale en 2006 qui célébrait l’année de la « civilisation aryenne » peut sembler saugrenue mais elle illustre de fait la volonté du gouvernement tadjik de se distinguer du monde musulman et de se solidariser avec le destin de pays occidentaux. La nomination d’un nouveau ministre des affaires étrangères anglophone, l’invitation faite aux États-Unis d’ouvrir une université américaine à Douchanbé alors même qu’un des lycées russes est en passe de fermer, tout comme la décision du Président d’envoyer ses filles étudier en Europe et aux États-Unis, et non pas en Russie, constituent autant d’illustrations de la volonté du gouvernement tadjik de se présenter comme un candidat au développement occidental, comme un pays moderne, prêt à s’insérer dans la mondialisation, même si le droit à l’exception nationale dans ce processus est revendiqué haut et fort dans les diverses tribunes internationales qui offrent une voix au Tadjikistan. La République du Tadjikistan, de par son histoire et sa situation géopolitique contemporaine, est à la croisée des aires géopolitiques et il serait vain de chercher à isoler celle à laquelle son destin serait exclusivement lié. Fier de son identité persane, attaché à sa relation historique avec la Russie, adossé aux nouveaux géants du continent asiatique, et soucieux de la reconnaissance du monde occidental pour son développement et son image de soi, le Tadjikistan a fait le choix de mener une politique étrangère « multi-directionnelle ». Cette politique qui est interprétée par certains comme une absence de politique est finalement peut-être la plus réaliste, celle qui correspond le plus à la nature même de l’identité tadjike et aux intérêts nationaux de cette république original.

Le positionnement international du Tadjikistan, entre nationalisme et réalisme géopolitique

Page 25: Etude sur l'OCS

Centre Européen de Recherches Internationales & Stratégiques

24

La Force internationale d’assistance à la sécurité de l’OTAN en Afghanistan : quelles réalités et perspectives à l’ombre de l’Irak ?

Bruno De Cordier Membre du Conflict Research Group. Il a travaillé pour le Programme Alimentaire Mondial et d’autres organisations humanitaires. Ses principaux thèmes de recherche sont la politique humanitaire, la défense et la sécurité ainsi que l’Asie musulmane et ex-soviétique. Il publie régulièrement dans le quotidien De Standaard ainsi que dans les revues académiques specialisées comme Central Asian Survey, ISIM Review ou Studies in Conflict and Terrorism. Il est l’auteur d’un livre en néerlandais consacré à l’Asie centrale, Blinde regen : Centraal-Azië in de frontlijn, Gent, Academia Press à Gand en 2005 (2ème édition, 2007, 210p.). Contact : Conflict Research Group, Universiteit Gent PS.05, Universiteitsstraat 8, B-9000 Gent. Tél: +32 (0)9 264.69.17. Fax: : +32 (0)9 264.69.97. E-mail : [email protected] Site internet: www.conflictresearchgroup.be

Récemment, deux évènements ont marqué, à mon avis, un tournant en Afghanistan. D’abord, la reprise de la préfecture de Musa Qala dans la province méridionale de l’Helmand par la Force internationale d’assistance à la sécurité (FIAS) et l’armée gouvernementale afghane en décembre 2007. Cette préfecture était restée sous le contrôle des Talibans pendant presque un an. Or après sa reprise, un commandant taliban qui avait décidé de se rendre avec trois cent de ses hommes a été nommé préfet, dans une tentative de diviser la guérilla en cooptant ses éléments plus « accessibles » ou las de l’association étroite de leur mouvement avec Al-Qaeda ou ce qui est considéré comme tel. Ensuite, il y a eu l’attaque particulièrement audacieuse par un commando d’insurgés contre le Serena Hotel à Kaboul en janvier 2008. Cet établissement est très fréquenté par la communauté internationale et situé à une cinquantaine mètres de la résidence présidentielle. Ainsi, le but de cet article est de livrer quelques réflexions sur des question pertinentes ainsi que sur des idées conventionelles concernant la situation actuelle en Afghanistan.

Page 26: Etude sur l'OCS

Centre Européen de Recherches Internationales & Stratégiques

25

Où situer la présence de la FIAS dans le contexte afghan et centre-asiatique ? Plusieurs éléments doivent être pris en compte afin d’évaluer la présence de la FIAS et de l’OTAN en Afghanistan. Tout d’abord, il s’agit d’un processus d’apprentissage. En effet, tandis que les Balkans ont une proximité géographique suffisante pour encore être ‘reconnaissables’ voir même ‘gérables’ et que plusieurs états-membres de l’OTAN ont une large expérience de l’Afrique, très peu d’états-membres de l’alliance ont une vraie expérience en Asie centrale, sans parler de présence historique dans cette région peu ordinaire. Il s’agit d’une sphère culturelle où l’on parle des langues des familles persanes et turques que peu d’occidentaux maîtrisent. Contrairement aux Balkans, les opposants ne sont pas des milices et des régimes nationalistes, mais une guérilla dont les militants et autres acteurs politiques sont quasi-invisibles, ne portent pas d’uniformes, se fondent facilement dans la population, et réusissent à influencer l’agenda politique avec relativement peu de moyens et d’effectifs. Le défi est donc tout autre. La FIAS et l’OTAN y sont également confrontés à l’impact de trop grandes attentes sur le plan de la sécurisation et du dévéloppement du pays parmi la population locale ainsi qu’une partie des leaders d’opinion. Ces attentes sont partiellement d’ordre culturel, et partiellement la conséquence de communications inadéquates, de projets ambitieux ainsi que de l’impact psychologique des sommes considérables annoncées dans les médias –selon un récent rapport d’Oxfam il s’agit de 15 milliards de dollars depuis fin 2001, plus 6,5 millard de dollars supplémentaires récemment approuvés par les États-Unis–, mais pas toujours dépensées de façon correcte ou efficace pour la reconstruction et le développement de l’Afghanistan21. Un autre élément à prendre en compte est, que ce qui ce passe en Afghanistan depuis 2002 se situe dans une série de développements qui vont bien au delà de la lutte contre le terrorisme et de la reconstruction du pays. Comme le démontre la graphique ci-dessous, avec les deux-tiers de ses troupes originaires de pays anglo-saxons, la FIAS est clairement dominée par l’axe anglo-américain22. Ce qui se passe, en fait, est un implantation militaire anglo-américaine en Asie centrale afin de contenir l’expansion économique et militaire de la Russie et de la Chine dans la région. L’impérialisme n’est ni une invention ni un monopole anglo-américain. Il s’agit là d’une réalité qui est détérminante pour l’avenir de l’Asie centrale, bien plus que « Al-Qaeda » ou les ambitions nucléaires de l’Iran. 21 Voir Oxfam, Development Assistance in Insecure Environments : Afghanistan. Overview of Priorities, novembre 2007. 22 Basée sur les données dans la International Security Assistance Force Fact Sheet, NATO-OTAN Information Office, octobre 2007. Aux 38 780 soldats de la FIAS, il faut ajouter à peu près dix mille soldats américains, et d’autres pays anglo-saxons sous commandement américain, qui ne font pas partie de la force internationale de l’OTAN. Ils sont deployés dans des opérations ‘anti-terroristes’ (surtout dans la zone frontalière entre l’Afghanistan et les Zones tribales pakistanaises) ainsi que dans le montage militaire contre l’Iran.

La Force internationale d’assistance à la sécurité de l’OTAN en Afghanistan

Page 27: Etude sur l'OCS

Centre Européen de Recherches Internationales & Stratégiques

26

Ayant mentionné l’expansion économique des puissances régionales, beaucoup songent automatiquement à une lutte pour le contrôle des réserves d’hydrocarbures tout comme c’est le cas, à notre avis, en Irak. La politique énergétique et les matières premières jouent, en effet, un rôle en Afghanistan quoi que d’une autre façon qu’en Irak et dans de Golfe. L’Afghanistan n’a jamais été un producteur pétrolier et ne disposerait pas de grandes réserves pétrolières. Il existe néanmoins des gisements de gaz naturel situés au nord du pays, ouverts et exploités par des ingénieurs soviétiques dans les années 70 et 80, tandis que dans la province de Logar au sud de la capitale se trouvent d’importants gisements de cuivre dont l’exploitation a été octroyée à un groupe industriel chinois en novembre 2007. La véritable importance du contexte afghan sur le plan énergétique et du contrôle des matières premières se trouve à plus de mille kilomètres au nord-ouest. Il s’agit du Bassin caspien entièrement enclavé, et de ses réserves de pétrole et de gaz naturel qui ne constituent certes pas un deuxième Golfe persique, mais forment néanmoins un supplément, voir une partie d’un substitut stratégique, à celui-ci. L’Afghanistan se trouve sur le trajet d’un futur gazoduc fortement soutenu par l’axe anglo-américain, gazoduc qui devrait non seulement assurer l’exportation de gaz caspien vers les marchés mondiaux mais dont le trajet évite le territoire de la Russie et échappe donc en grande partie du contrôle des sociétés multinationales russes23. Le contrôle des routes de transport est aussi important, voire même davantage, que celui des gisements de pétrole et de gaz naturel. 23 Pour un récit détaillé concernant le facteur énergétique dans la Bassin caspien et la région centre-asiatique, voir Mohammad-Réza Djalili et Thierry Kellner, Géopolitique de la nouvelle Asie centrale. De la fin de l’URSS à l’après 11 septembre, PUF, 2003, pages 185 à 275, ainsi que Jean Granoux, « Bientôt un gazoduc Turkménistan-Pakistan ? », Caucaz Europenews, www.caucaz.com, 15 février 2006.

pays musulmans membres de, ou

associés à, l'OTAN: 1.380

(4%)

autres: 721 (2%)

ÉU, GB et autres pays anglo-

saxons: 23.174 (59%)

pays de l'UE 'continentale': 13.505 (35%)

Total des éffectifs en octobre 2007: 38.780, plus 4.140 employés nationaux

La Force internationale d’assistance à la sécurité de l’OTAN en Afghanistan

Page 28: Etude sur l'OCS

Centre Européen de Recherches Internationales & Stratégiques

27

Qui sont les Talibans et pourraient-ils reprendre le pouvoir? Qui sont les Talibans à qui la FIAS et les forces gouvernementales afghanes sont confrontés ? S’agit-il simplement d’un retour du mouvement qui fut au pouvoir dans l’Émirat islamique d’Afghanistan pendant la deuxième moitié des années 90 pour en être chassé fin 2001, début 2002 ? Ou s’agit-il d’autre-chose, au point qu’on puisse qualifier la guérilla actuelle de ‘néo-Talibans’ ? Deux aspects distinguent les Talibans d’aujourd’hui du mouvement des années 90 : la composition et l’organisation du mouvement dont le schéma ci-dessous donne un aperçu détaillé, et sa stratégie militaire qui sera traitée plus loin. Les Talibans d’aujourd’hui sont composés des forces restantes des Talibans dits ‘historiques’ du Mollah Omar, autour desquels gravitent trois principaux groupes qui partagent des caractéristiques communes : primo, ils ont pour but de chasser les forces américaines et internationales et de renverser le gouvernement afghan ‘fantoche’; secundo, ils ont leurs fiefs et leurs bases parmi les régions et les populations pachtounes situées dans les provinces méridionales et orientales de l’Afghanistan ainsi que dans les Zones tribales pakistanaises avoisinantes; et enfin tertio, leurs cadres sont formés ou, du moins influencés, par certains courants islamistes radicaux, le déobandisme militant et le salafisme jihadiste en particulier.

Composantes principales

Personnages-clés Principaux fiefs et zones opérationelles

Les ‘Talibans historiques’

Mollah Omar, Mollah Dadulla (tué en mai 2007), Jalaludin Haqqani°, Aqtar Usmani (tué en décembre 2006), Zabiulla Modjahed

Afghanistan méridional : le nord de Kandahar et l’Helmand, Uruzgan; zone frontalière avec le Pakistan; l’est de Farah.

Hizb-i-Islami* Gülbudin Hekmatyar Afghanistan : province de

Paktika, parties de Kaboul, dans une moindre mesure Kunduz.

Les Talibans pakistanais

Hadji Omar, Baitullah Mehsud

Pakistan : Zones tribales du Waziristan du Nord ainsi que du Sud.

‘Al-Qaeda’** Ousama Bin Laden,

Ayman Al- Zawahiri, Tahir Juldasj, Abu Lais Al-Liby

Pakistan : Zones tribales, entre autres le Waziristan du Sud et du Nord, repli dans certaines métropoles pakistanaises comme Karachi.

La Force internationale d’assistance à la sécurité de l’OTAN en Afghanistan

Page 29: Etude sur l'OCS

Centre Européen de Recherches Internationales & Stratégiques

28

Remarques : ° Jalaludin Haqqani est un vétéran de la résistance anti-soviétique des années 80. Ancien

commandant du Hizb-i-Islami de Gülbudin Hekmatyar (voir ci-dessous) et ensuite ministre de l’Émirat islamique d’Afghanistan taliban, il maintient une grande autonomie dans son fief constitué de la province afghane de Khost et de parties de la Zones tribale avoisinante du Waziristan du Nord. Haqqani serait un des liens principaux entre les ‘Talibans historiques’ et ce qui est consideré comme Al-Qaeda.

* Le Hizb-i-Islami (Parti islamique) fut fondé à Kaboul au cours des années 70 contre le pouvoir communiste alors en place, et est un des groupes islamistes durs les plus anciens. En 1979, il se scinda en deux fractions dont celle de Gülbudin Hekmatyar est aujourd’hui associée à la guérilla des Talibans. Hekmatyar a fait partie d’une alliance anti-talibane avant de prendre le chemin de l’exil quand ces derniers sont arrivés au pouvoir dans les années 90. Il a changé de camp en 2002.

** Le nombre de militants Al-Qaeda étrangers (c’est à dire non-afghans et non-pakistanais) est estimé de 300 à 700, principalement issus de la 55ième Brigade arabe et du Mouvement islamique d’Ouzbékistan.

Depuis 2005, le mouvement serait organisé et mené par, premièrement, le ‘conseil de Quetta’, organe politique suprême, constitué de dix membres et présidé par Mollah Omar, le mystérieux chef historique des Talibans; et deuxièmement, le Sayyaf Muslimeen qui est le bras militaire du mouvement sous le commandement présumé de Jalaludin Haqqani et huit commandants régionaux dont six en Afghanistan et deux au Pakistan, plus spécifiquement dans la région de Quetta et dans les Zones tribales qui forment, en fait, un base-arrière pour la guérilla. Les estimations sur les effectifs de la guérilla varient de 7 500 à 10 000 hommes, dont selon certaines sources à peu près un cinquième seraient des ‘étrangers’ (surtout Pachtounes pakistanais, Arabes et Ouzbeks). A part la composition et l’organisation du mouvement, un autre élément distingue les Talibans d’aujourd’hui du mouvement des années 90 : sa stratégie militaire. Malgré le fait que son centre de gravité soit encore organisé autour d’une guérilla rurale traditionelle à frappes et actes de sabotage localisés, on observe une certaine ‘Irakisation’ de la guérilla. Ceci signifie que certaines techniques et stratégies qui sont répandues dans des contextes comme l’Irak et parmi des groupes de tendance salafiste-jihadi, mais rares en Afghanistan jusqu’il y deux ou trois ans, sont de plus en plus utilisées par les Talibans et leurs associés24. Ainsi on observe un renforcement croissant des activités de guérilla en direction des villes et vers la capitale en particulier. Les attentats près de l’aéroport de Kaboul en août 2007 et dans le lobby du Serena Hotel en janvier 2008, tous revendiqués par les Talibans, indiquent une audace ainsi qu’une capacité d’infiltration croissantes. Comme le démontre la graphique ci-dessous, l’augmentation rapide des attentats-suicide contre la présence occidentale, ou étrangère en général, et contre les représentants et symboles du gouvernement afghan, s’inscrit indéniablement dans cette tendance25.

24 La présence et l’influence des militants étrangers associés à Al-Qaeda ne sont cependant pas incontestées au sein du mouvement taliban. Pour plus de détails sur certains clivages et frictions entre une partie des Talibans et ‘Al-Qaeda’, lire Syed Saleem Shahzad, « Al-Qaida contre les Talibans », Le Monde Diplomatique, juillet 2007. 25 Ce graphique est basé sur les données de la MITP Terrorism Knowledge Base, www.tkb.org , dans Suicide Attacks in Afghanistan (2001-2007) publié par la Mission d’Assistance des Nations Unies en Afghanistan en septembre 2007, ainsi que sur les rapports de situation de l’Afghanistan NGO Security Office, décembre 2007 et janvier 2008.

La Force internationale d’assistance à la sécurité de l’OTAN en Afghanistan

Page 30: Etude sur l'OCS

Centre Européen de Recherches Internationales & Stratégiques

29

Une autre tactique dont l’intensité va croissante sont les enlèvements et les assassinats d’employés expatriés et locaux d’organisations internationales et de firmes étrangères, comme l’enlèvement de deux ingénieurs chinois au Waziristan du Sud et de trois collaborateurs de l’ONU à Kaboul en octobre 2004. Selon des chiffres du UNDSS, le bureau de coordination sécuritaire de l’ONU, 41 humanitaires (dont 7 expatriés) ont été tués, 70 enlevés (dont 26 étrangers), 42 convois humanitaires ont été attaqués, pillés ou victimes d’embuscades et 31 facilités humanitaires attaquées ou pillées durant les huit premiers mois de 2007. Seul une partie de ces actes peuvent cependant êtres attribués à la guérilla vu l’activité de bandes criminelles et d’une ‘industrie rançonnière’ par des groupes à caractère plus criminel que militant26. Finalement, il y a l’utilisation de plus en plus sophistiquée des moyens de communication et des médias dans un but de propagande, de recrutement et de guerre psychologique, non seulement par l’intermédiaire de tracts et d’une radio FM mais aussi par la production de DVD et de vidéos en ligne, intégrés sur des sites internets sympathisants. Plusieurs de ces DVD et sites internet ont été créés par une structure nommée l’Organisation de communication islamique As-Sahab, considérée comme proche du réseau Al-Qaeda. Lié à la tendance précédente est le fait que des enlèvements de ressortissants étrangers et des attentats contre de cibles étangères garantissent souvent un apparition -et donc une publicité- sur les chaînes télévisées mondiales comme CNN et Al-Jazeera. Reste le rôle perçu ou réel de l’Iran comme soutien et base arrière des Talibans. La question s’est posée après que des troupes anglo-américaines de la FAIS ont intercepté des cargaisons d’explosifs anti-blindés et autres pièces utiles à la fabrication de bombes de « bord de route » dont l’origine présumée est l’Iran en avril, mai et septembre 2007, et vu aussi l’intérêt objectif du pouvoir iranien d’affaiblir la présence anglo-américaine dans la région. Une des routes d’infiltration plus récemment empruntées par les guérillas passe effectivement par la zone frontalière entre la province occidentale afghane de Nimroz et la région iranienne du Sistan. « Ce n’est pas possible que les Gardiens de la Révolution n’en sache rien », nous a confié une source haut placée à la FIAS. Néanmoins, il est aujourd’hui trop tôt pour en conclure que le 26 Pour un aperçu concis de la donne humanitaire et sécuritaire dans le pays sur bases de cartes, voir Afghanistan : Humanitarian Profile 9/2007, publié en septembre 2007 par le Bureau de la Coordination des Affaires Humanitaires de l’ONU (OCHA) et Reliefweb.

0

50

100

150

200

250

300

350

400

450

500

2002 2003 2004 2005 2006 2007

attaquesattribuées à desgroupesd'opposition armés(Talibans, Al-Qaeda, autres)attentats-suicide

La Force internationale d’assistance à la sécurité de l’OTAN en Afghanistan

Page 31: Etude sur l'OCS

Centre Européen de Recherches Internationales & Stratégiques

30

pouvoir iranien et les Gardiens de la Révolution ont directement et constamment assisté la guérilla des Talibans. Il faut en effet prendre en considération le fait que la région frontalière mentionnée est traversée par plusieurs routes de trafic et d’échanges de la drogue et des armes qui échappent au contrôle des autorités iraniennes mais sont empruntées par les Talibans et leurs associés. Afin d’estimer la force de la guérilla des Talibans, il est important de comprendre qu’il s’agit d’un mouvement qui est né dans une réalité ethnique et tribale, et qui a graduellement été entraîné dans un mouvement jihadiste plus large ainsi que dans un conflict et un contexte qui est souvent représenté comme une des lignes de front d’une guerre entre civilisations, entre ‘Occident’ et ‘Islam’. Les Talibans opèrent dans une zone socio-géographique ou les frontières administratives sont dilluées et perméables ou utilisent justement ces frontières à leur avantage. Ils opèrent sur base de réseaux transfrontaliers et employent des moyens de communication modernes. Ainsi, il ne s’agit pas de bigots incapables d’assumer la mondialisation, mais justement du résultat de la nouvelle donne sur le plan de conflits produite par la mondialisation. Néanmoins, malgré des rapports et de scénarios alarmistes prétendant que les Talibans contrôlent la moitié du pays et jouissent du soutien des deux-tiers de la population afghane, il est peu probable que les Talibans parviennent à reprendre le pouvoir dans le pays ou même dans une partie de celui-ci, du moins pas directement. Les Talibans sont, à différents degrés et intensités, actifs dans à peu près la moitié des provinces afghanes. Mais cela ne signifie pas qu’ils contrôlent ces territoires. « Les insurgés sont très mobiles », a déclaré une source à l’UNAMA, la Mission d’Assistance des Nations Unies en Afghanistan. « Et le fait qu’ils bougent facilement de province en province crée l’illusion qu’ils tiennent de plus en plus de territoire. C’est très virtuel». Il est difficile d’estimer l’importance réelle du soutien dont la guérilla jouit parmi la population et auprès de certains leaders d’opinion. Mais sur base de conversations sur le terrain, on peut distinguer plusieurs attitudes et sentiments. Tout d’abord, une large majorité de la population dans les provinces méridionales où la guérilla s’avère être la plus active, ne souhaite pas choisir de camp. « En général, les gens essayent surtout de faire ou de refaire leur vie », déclare ainsi un cadre d’une ONG à Kandahar. « Ils ne veulent pas être pris dans la ligne de tir ni être vus aux côtés du perdant, qu’importe que ce dernier soit la guérilla, les forces internationales ou l’armée gouvernementale ». Ensuite, beaucoup font une distinction entre ‘les Talibans’ d’un côté et ‘Al-Qaeda’ de l’autre. Nombre de gens, surtout -mais pas seulement- dans les régions et enclaves à majorité pachtounes, estiment que durant leur règne, les Talibans, malgré leur rigorisme et leur brutalité, ont apporté au moins un certain ordre et une certaine stabilité après plusieurs années de guerre civile et de lutte de pouvoir entre seigneurs de guerre. Comparés à ces derniers, les Talibans sont considérés comme non corrompus ou intègres et ayant certaines prétentions justifiées. En conséquence, et également parce qu’ils sont las des combats, beaucoup parmi la population sont favorables à des négociations avec les Talibans et le disent ouvertement aux troupes de la FIAS, comme je l’ai constaté durant une visite à des villages dans les environs de Shadjui dans la province méridionale de Zabol.

La Force internationale d’assistance à la sécurité de l’OTAN en Afghanistan

Page 32: Etude sur l'OCS

Centre Européen de Recherches Internationales & Stratégiques

31

Al-Qaeda, pour sa part, est souvent considéré comme faisant partie d’un complot fomenté de l’ « extérieur » –à savoir le Pakistan, les pays arabes du Golfe et les puissances anglo-saxonnes– « pour déstabiliser et coloniser le pays ». Il faut néanmoins souligner que blâmer des tiers ou un quelconque complot nébuleux extérieur pour expliquer une situation problématique est un réflexe culturel. Finalement, un reproche fréquent aux forces internationales est, qu’elles coopèrent trop étroitement avec des représentants du gouvernement national –gouverneurs et préfets en particulier– considérés comme extrêmement corrumpus, peu fiables, ou discrédités car associés aux chefs de guerre qui ont ruiné le pays en raison de leurs luttes de pouvoir au cours de la première moitié de la décennie 90. Là également, il s’agit d’un sentiment qui s’exprime ouvertement. Durant la visite d’une patrouille de la FIAS dans un hameau près de Shadjui, j’ai pu constater, par exemple, comment les chefs du villages ont refusé d’accepter un projet de remise en état d’un pont proposé et financé par la FIAS si la mise en oeuvre de ce project passait par le bureau du gouverneur de Zabol. « Il est vrai que le mécontentement avec le gouvernement local est fort et réel », m’a confirmé un cadre d’ONG de Kandahar. « Mais les prétentions et frustrations sont le plus souvent laïques et d’ordre pratiques : absence de services sociaux, fonctionnaires corrumpus et grossiers. Cependant, le cadre de référence des gens est imprègné de religion, donc souvent les prétentions sont exprimées en se référant à la religion. La guérilla en profite ». « Le problème est qu’après la chute des Talibans 2002, le raz-de-marrée d’aide internationale de toute sorte a crée des attentes irréalistes, et inévitablement déçues, parmi la population », ajoute un député parlementaire originaire de Gazni. « En même temps, on a distribué des postes à des personnages, souvent d’anciens seigneurs de guerre ou des chefs de bande qui ont aidé à chasser les Talibans et Al-Qaeda et qui contuinuent à se profiler et à se légitimer comme les seuls à être capables à tenir tête aux insurgés. Mais ils ne le sont pas ».

*Rencontre entre une patrouille de la FIAS, policiers afghans et chefs de village près de Shadjui. Photo Bruno De Cordier, octobre 2007.

La Force internationale d’assistance à la sécurité de l’OTAN en Afghanistan

Page 33: Etude sur l'OCS

Centre Européen de Recherches Internationales & Stratégiques

32

Malgré le fait qu’une reprise directe du pouvoir par les Talibans est peu probable, la guérilla a su appliquer deux stratégies avec un certain succès. Premièrement, la création d’un nombre de soi-disants « trous noirs ». Il s’agit de territoires que la guérilla ne contrôle peut-être pas vraiment mais où la situation sécuritaire est telle, que le gouvernement et les autorités traditionelles ainsi que l’armée et la police sont incapables de maîtriser la situation et de gouverner. Les activités des organisations humanitaires et les projets de reconstruction sont ainsi également rendus impossibles. « La plupart des organisations humanitaires qui opérèrent à Kandahar, Helmand et autres provinces méridionales ont du suspendre leurs activités ou se sont repliées sur la ville de Kandahar », m’a confié un coordinateur terrain pour l’ONU qui a travaillé pendant un an et demi à Kandahar. « Le problème est que l’insécurité ou, du moins, les mesures de sécurité prises en guise de réaction à celle-ci, permettent encore à peine de travailler, d’assurer une présence dans les campagnes. Qui plus est, on est devenu une cible car la guérilla nous considère comme espions tandis que nos employés locaux sont vus comme des traîtres ». Dans certains cas, le vide ainsi créé est mis à profit pour installer une autorité parallèle. C’est ce qui s’est passé au Pakistan, dans les régions du Waziristan du Sud et du Nord en septembre 2006 après que les partisans de Hadji Omar ont instauré un Émirat islamique du Waziristan sur base de tribunaux islamiques comme alternative aux conseils tribaux traditionnels souvent considérés par la population locale comme corrumpus. En Afghanistan méridional, notamment dans l’Helmand où les Talibans sont parvenus à s’emparer de deux centres de préfecture en février 2007 (et en ont été chassé depuis), il y également des territoires que personne ne contrôle vraiment. Deuxièment, l’application de la « stratégie de la tension ». En créant un climat d’insécurité permanent, les insurgés espèrent provoquer des représailles de la part de la FIAS et des forces gouvernementales dans la mesure où celles-ci commettent des bavures contre la population civile –selon une source, le nombre de victimes de ces bavures en 2006 s’élève de 1000 à 3000– et se rendent ainsi de moins en moins crédibles

*Soldats américains de la FIAS et policiers afghans dans un chantier à Shadjui, dans la province de Zabol. Le chantier, un futur centre administratif de la préfecture, est un des projets de reconstruction et de développement de la FIAS. Photo, Bruno De Cordier, octobre 2007.

La Force internationale d’assistance à la sécurité de l’OTAN en Afghanistan

Page 34: Etude sur l'OCS

Centre Européen de Recherches Internationales & Stratégiques

33

et populaires. Par contre, si on pense qu’une reprise du pouvoir directe par les Talibans est peu probable, il existe une voie indirecte : celle de la cooptation de chefs Talibans qui décident de cesser les hostilités en échange d’un rôle politique au niveau local et d’une amnistie. Un précédent important à cet égard a été crée dans l’Helmand en décembre 2007 avec la nomination par le gouvernement d’un important commandant des Talibans comme préfet de Musa Qala après la reprise par la FIAS et les forces gouvernementales afghanes de la dite préfecture.

Avons-nous affaire à l’émergence d’un ‘second Irak’ ?

Le contexte de l’Afghanistan est de plus en plus mentionné à côté de celui de l’Irak. Qu’en est-il réellement ? Peut-on comparer les deux conflits ? Au niveau des point communs entre les deux conflits nous voyons que :

– la guérilla, sous influence de ses composantes issues de ou associées à Al-Qaeda, se sert de plus en plus de certaines techniques et stratégies qui sont courantes dans des contextes comme l’Irak et parmi des groupes de tendance salafiste-jihadi, mais rares en Afghanistan jusqu’il y deux ou trois ans : attentats-suicide, enlèvements, utilisation de médias contemporains dans des buts de propagande, de recrutement et de guerre psychologique.

– du côté des forces internationales et américaines en particulier, ainsi que de la communauté

internationale civile, on observe également une tendance à déléguer certaines tâches et opérations à des mercenaires travaillant pour des compagnies de sécurité privées dont la présence et le modus operandi créent une certaine frustration parmi la population et les leaders d’opinion27. « Ils ont un intérêt commercial direct à maintenir une situation d’insécurité », nous a confié le parlementaire de Gazni. « Qui plus est, le fait que la communauté internationale y compris les militaires s’enferment dans leurs forteresses et leurs bulles sécuritaires ne contribue pas à renforcer leur image de marque dans le pays ». L’attentat contre le Serena Hotel à Kaboul de janvier 2008 renforcera probalement cette dernière tendance, voir contribuera même à la formation d’un équivalent de la « Zone verte » de Bagdad à Kaboul notamment dans des quartiers à forte présence expatriée et gouvernementale comme Chahr-i-Naw et Wazir Akbar Khan.

– En raison de la convergence entre un climat de plus en plus tendu et le fait que la guérilla se fond

facilement parmi les communautés civiles, il y a de plus en plus de victimes civiles au cours de raids aériens de la FIAS contre les insurgés et leurs fiefs et caches présumés.

– il existe une tendance à mobiliser et à instrumentaliser les autorités traditionelles (les cheiks

sunnites en Irak, les maliks ou chef tribaux pachtouns en Afghanistan) contre les insurgés. J’ai personellement quelques réserves à l’égard de cette approche, dans le sens où je me pose la question de savoir à quel point les chef tribaux forment encore véritablement aujourd’hui

27 Voir également l’étude de terrain sur les perceptions de Antonio Donini, Humanitarian Agenda 2015 : Afghanistan Country Study, Feinstein International Centre, juin 2006, pages 9 à 11.

La Force internationale d’assistance à la sécurité de l’OTAN en Afghanistan

Page 35: Etude sur l'OCS

Centre Européen de Recherches Internationales & Stratégiques

34

– l’élément-clé du pouvoir informel au sein des communautés, surtout quand il s’agit de communautés qui ont vécu comme réfugiés au Pakistan ou en Iran pendant des années et y ont été confrontées à l’érosion des institutions traditionelles. Souvent, une partie du pouvoir informel ne se situe plus parmi les chef tribaux mais parmi d’autre couches de la communauté, comme les réligieux ou des personnages-clés dans l’économie locale. Egalement, dépendant de l’évolution du climat d’opinion, les chefs tribaux peuvent se trouver discrédités si ils sont trop associés aux forces internationales et au gouvernement.

Il y a également un nombre de différences importantes à relever, ainsi que leur évolution possible dans les mois à venir :

– contraiement à l’Irak ou les chiites forment une majorité, ce qui se passe en Afghanistan n’a pas, ou du moins pas encore, pris les dimensions d’un guerre sectaire entre chiites et insurgés sunnites radicaux28. Ceci est peut-être du, en partie, au fait que les insurgés ne sont pas encore vraiment implantés dans des régions à communauté chiite substantielle. Sur ce plan-là, il est important de suivre l’évolution dans le choix des cibles depuis l’apparition de la guérilla à Kaboul ou certaines banlieues sont majoritairement chiites ainsi que dans la province de Wardak en septembre 2007 où à peu près un cinquième de la population est chiite.

– malgré sa composition décrite en détail ci-dessus, la guérilla en Afghanistan n’est pas aussi

fragmentée que celle en Irak où les groupes armés s’opposant à la présence militaire anglo-américaine sont divisés selon des lignes sectaires (l’Armée du Mehdi et la Brigade Badr du SCIRI chiites, « Al-Qaeda en Mésopotamie » et l’Armée islamique en Irak du côté sunnite) et engagées dans une lutte mutuelle, auxquelles s’ajoute tout un éventail de groupuscules, de caïds et de seigneurs de guerre locaux. L’apparition de groupes armés d’ordre criminel (industrie rançonnière, trafic de drogue, rackets de protection) plus que politique profitant du climat d’insécurité, et ce notamment en dehors des fiefs et zone opérationelles des Talibans, modifiera probalement cette donne quoi qu’il reste à voir à quel point cela prendra les proportions de l’Irak.

– contrairement à l’Irak, les Anglo-Américains n’ont pas démantelé un état et un appareil de sécurité

en fonctionnement, également parce que ceux-ci existaient à peine en Afghanistan en 2002.

– la culture du pavots et le trafic de drogue ne constituent pas en Irak un facteur de complexité aussi important qu’en Afghanistan.

28 Le pourcentage de chiites en Afghanistan est estimé entre 10 et 20 pour cent de la population, dont la grande majorité sont des Hazaras originaires de la région centrale du Hazaradjat et également bien implantés dans certaines banlieues de Kaboul et de Mazar-i-Charif. D’autres communautés chiites sont les Farsiwān de Hérat, et les ismaéliens, deux petites communautés cependant très actives sur le plan économique. Pour un aperçu historique, voir Azmat Hayat, « The Shias of Afghanistan », Central Asia. Journal of the Area Studies Centre, Université de Pechawar, № 32/1993. Dans les années 90, les relations entre les Hazaras chiites et les Talibans furent assez ambigues et dépendaient fort des commadants locaux en question. Durant le siège de Mazar-i-Charif par les Talibans en août 1998, à peu près 2 000 chiites furent massacrés, en partie pour des raison sectaires mais également comme représaille pour le massacre de 2 000 Talibans capturés par des milices chiites en mai 1997. La prise du Hazaradjat par les Talibans en septembre 1998 s’est faite avec moins de victimes civiles qu’à Mazar-i-Charif et par une alliance avec le chef chiite Sayyid Mohammad Akbari, dont les partisans contrôlèrent la région avec les Talibans pendant que d’autres fractions chiites continuèrent à résister. Egalement, à Kaboul, le régime des Talibans coopta un certain nombre de Hazaras dans ces rangs afin d’attenuer les tensions sectaires dans la ville.

La Force internationale d’assistance à la sécurité de l’OTAN en Afghanistan

Page 36: Etude sur l'OCS

Centre Européen de Recherches Internationales & Stratégiques

35

Quels défis pour la FIAS et l’OTAN ? Mis à part les intérêts géopolitiques derrière la présence de la FIAS en Afghanistan, sa présence est une réalité. Alors quel sont les défis principaux pour la force internationale et de l’OTAN dans le contexte actuel ? Un retrait rapide n’est pas une option. Malgré l’antipathie pour l’agenda géopolitique occidental et plus spécifiquement américain, et malgré la colère populaire pour les bavures militaires, un sondage d’octobre 2007 suggère que deux tiers des Afghans préfèrent la poursuite d’une présence militaire internationale. J’ai pu entendre exprimer une opinion semblable au cours de conversations avec des Afghans sur le terrain. Elle n’est pas tellement ancrée dans une affinité ou de la sympathie politique, mais dans le fait que peu d’Afghans désirent un retour vers ce qui est perçu comme l’alternative : une nouvelle lutte de pouvoir et une guerre civile, y compris la tyrannie des seigneurs de guerre et des potentats locaux. Par ailleurs, l’amertume en raison du fait que le pays a déjà été abandonné par l’Occident après les énormes sacrifices consentis par les Afghans dans le cadre de la résistance contre l’occupation soviétique et le régime communiste dans les années 80 reste fort, du moins parmi certaines classes d’age. L’OTAN et la FIAS peuvent surtout prouver leur utilité en se concentrant sur un secteur où ils disposent d’un avantage comparatif comme structures principalement militaires : la reconstruction et la professionalisation des institutions sécuritaires afghanes et plus spécifiquement les forces armées et la police. Il s’agit là d’un travail de longue haleine et touchant à des institutions qui ne sont pas généralement associées avec la démocratie et la société civile libérales, mais qui répondent tout de même à un besoin de sécurité réel et fort répandu parmi la population afghane. Les forces armées afghanes, qui comptent cinquante-mille hommes à present, forment une des rares institutions nationales à bénéficier du respect parmi de larges couches de la société. Selon un sondage effectué en septembre et octobre 2007, 88 % de la population considèrent les forces armées comme l’institution la plus fiable du pays, bien avant les ONG avec 59 % d’avis favorables et les partis politiques avec 33 %29. Le taux de désertion tourne aux alentours de 10 % ce qui est relativement limité vu les circonstances. Il va sans dire, que d’un point de vue réaliste, les forces armées, tout comme l’islam, sont un des liants principaux pour un futur état national afghan. L’état de la police nationale, par contre, est plus problématique. Ceci est du, entre autres, au fait qu’après 2002, la police a été formée sur base de sept milices régionales ayant toutes leur propre interprétation du travail policier et au fait que les membres de la police –recrutés et deployés localement– sont moins immunisés face aux influences tribales ou politiques locales que ceux des forces armées souvent envoyés en dehors de leur région d’origine. Le police forme également une cible plus vulnérable pour les insurgés, comme en témoignent les taux de mortalité élevés touchant les blessés : un sur deux pour la police contre un sur sept pour l’armée. La reconstruction de la police, qui forme après tout le niveau local de l’appareil de sécurité, est donc prioritaire pour la force internationale. Un moyen supplémentaire pour la FIAS et l’armée afghane de démontrer leur utilité et d’asseoir leur légitimité serait de reconnaître les limites de la « puissance douce » et de faire un ou quelques exemples résolus parmi les seigneurs de guerre et les chefs de bandes criminels là où ceux-ci deviennent vraiment menaçants et nocifs pour la population locale. La problématique du contexte afghan ne se limite pas à un ou à une poignée de problèmes. Mais d’un autre côté, il est inutile de se perdre dans un mandat trop large. Il est donc nécéssaire de poser des priorités réalistes. Les Afghans sont des entrepreneurs, économiquement adroits. Une fois un niveau de sécurité suffisant restauré, certains développements socio-économiques démarreront par eux-mêmes sans que le pays ait besoin de masses d’aide et de coopération. 29 The Asia Foundation, Afghanistan in 2007: a Survey of the Afghan People, octobre 2007, page 22.

La Force internationale d’assistance à la sécurité de l’OTAN en Afghanistan

Page 37: Etude sur l'OCS

Centre Européen de Recherches Internationales & Stratégiques

36

religieux30. turco-mongoles31 Gilan32. irano-russes33

30 La conversion des Arméniens au christianisme, au début du IVème siècle, n’a pas empêché la diffusion de la religion zoroastrienne au sein de la population arménienne, dont certains éléments demeurent jusqu’à nos jours. Sur cette question, voir M.L. Chaumont, « Armenia and Iran. The pre-Islamic period » in Ehsan Yarshater (edited by), Encyclopedia Iranica, Vol. II, Routledge and Kegan Paul, Londres, New York, 1987, pp. 433-438 et J.R. Russel, « Armenia and Iran. Armenian Religion » in Ehsan Yarshater (edited by), op. cit., pp. 439-444. 31 La première d’entre-elles étant la dynastie Seldjoukide (1040-1194). 32 30 000 familles auraient été déplacées vers les régions iraniennes du Mazandaran et du Gilan, voir « Jolfâ bâ jolfâ neshinân » (« Jolfa et ses habitants »), Payman, A Cultural Quarterly Magazine, n° 40, été 2007 et Faramarz Talebi, « Târikh-e armeniân-e gilân » (« Histoire des Arméniens du Gilan »), Iran, 2007, 117p. (en persan) 33 La Russie est, pendant les années suivant le traité du Turkmentshay (1828), le premier partenaire commercial de l’Iran. Voir Ali Farassati, « L’Iran et la crise du Caucase du Sud », Thèse du centre de recherche et d’analyse géopolitique, Université Paris 8, 1998, p. 99.

Clément Therme Assistant de recherche, centre Moyen-Orient/Maghreb. Doctorant à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) de Paris et à l’Institut universitaire de hautes études internationales (IUHEI) de Genève, Clément Therme est, depuis septembre 2006, assistant de recherche pour le programme Iran de l’Institut français de relations internationales (Ifri). Il est titulaire d’un DEA en relations internationales de l’IUHEI (2004) et a été boursier de l’Institut français de recherche en Iran (IFRI) d’avril à juillet 2006. Contact : [email protected]

Depuis l’Antiquité, l’Iran exerce une influence directe (périodes d’occupation militaire) ou indirecte (périodes d’autonomie ou d’occupation militaire romaine) sur le territoire arménien. Celle-ci est significative dans de nombreux domaines, notamment politique, économique, culturel et religieux³°. L’Arménie a en effet été successivement la treizième satrapie de l’Empire achéménide et une province des Empires Parthe et Sassanide. Ces relations privilégiées sont néanmoins perturbées, à partir du VIIème siècle, par l’islamisation progressive de l’Iran puis, à partir du XIème siècle, par l’installation au pouvoir de dynasties turco-mongoles³¹ qui mènent une politique d’extension très active en direction du Caucase et de l’Anatolie. Suite à la prise du pouvoir en Iran par la dynastie Safavide (1501), l’Arménie devient le champ de bataille des guerres qui opposent les armées safavides et ottomanes. La dévastation des régions arméniennes par les armées de Shah Abbas Ier s’accompagne, à partir de 1604, d’une campagne d’émigration forcée des populations arméniennes de la province de Jolfa vers l’Iran. Cela concerne environ 200 à 250 000 personnes, déplacées majoritairement vers Ispahan mais aussi, bien que dans une moindre mesure, vers les régions de Shiraz, du Mazandaran et du Gilan³². Par la suite, jusqu’au début du XIXème siècle, l’Arménie reste un enjeu de la rivalité entre les Empires russe, iranien et ottoman. La population d’Arménie orientale passe sous domination russe, au lendemain du traité du Turkmenchay (1828), conclu entre les Empires Qadjar (Iran) et tsariste. Cette suprématie russe n’empêche pourtant pas la poursuite des contacts culturels et commerciaux entre l’Iran et l’Arménie. La minorité arménienne d’Iran est en effet particulièrement active dans les échanges commerciaux irano-russes³³ et irano-européens.

L’alliance irano-arménienne

Page 38: Etude sur l'OCS

Centre Européen de Recherches Internationales & Stratégiques

37

Pendant la Première Guerre Mondiale, des milices chrétiennes, mises en place par l’occupant britannique, et en grande partie composées d’Arméniens d’Iran, jouent un rôle primordial dans l’échec de la conquête de l’Azerbaïdjan iranien par l’armée turque34. A partir de la révolution d’octobre 1917, les relations officielles entre l’Arménie et l’Iran se réduisent fortement. En effet, pendant la période soviétique, aucune liaison aérienne n’est mise en place entre Téhéran et Erevan, et aucun pont n’est construit pour traverser l’Araxe, ligne frontière entre les deux pays. En outre, aucun réseau routier ne permet de se rendre en Arménie soviétique depuis le territoire iranien. Toutefois, des relations informelles se poursuivent entre les deux pays, à travers la minorité arménienne d’Iran qui compte, en 1973, 130 000 personnes35. L’interruption des relations culturelles et économiques officielles s’explique principalement par le centralisme administratif de l’État soviétique. Celui-ci rend presque impossible les relations entre les populations irano-arménienne et arménienne voisines. Par exemple, un courrier, envoyé depuis la région de Jolfa en Iran, n’arrivait que deux mois plus tard de l’autre côté de la frontière, à quelques kilomètres de là36. De plus, des obstacles politiques freinent la communication entre la population arménienne d’Iran et celle d’Arménie soviétique. D’une part, Reza Shah (1925-1941) craint que les Arméniens proches du parti communiste iranien ne soient instrumentalisés par Moscou, afin de conduire des activités d’espionnage en Iran37. D’autre part, si l’URSS autorise les détenteurs de passeports iraniens à se rendre en Arménie soviétique, les shahs Pahlavi, par crainte d’une contagion communiste, les empêchent de retourner en Iran. Cette interdiction sera finalement levée au lendemain de la révolution islamique (1979). Au lendemain de l’indépendance de l’Arménie (1991), les retrouvailles irano-arméniennes sont sincères, après une longue période de séparation (depuis 1828). Des vols Téhéran-Erevan sont mis en place en 1992. De même, un pont provisoire (1992-1994), puis définitif (1995), baptisé par les Arméniens « pont de l’amitié », est construit sur l’Araxe, à Meghri, et permet l’approvisionnement de l’Arménie par camions depuis l’Iran38. Cette « sincère » amitié irano-arménienne n’en reste pas moins déterminée d’abord par les intérêts nationaux des deux partenaires. La frontière irano-arménienne est en effet la seule voie de passage possible pour le ravitaillement du pays, soumis à un blocus turco-azéri en raison du conflit du Haut Karabagh. L’autre route possible, la frontière géorgienne, est d’un intérêt limité, le pays se trouvant dans l’anarchie au lendemain de la désintégration de l’URSS. Qui plus est, les relations arméno-géorgiennes sont compliquées par les revendications arméniennes sur le territoire du Javakhk appartenant à Tbilissi. Du côté de Téhéran, le but est de développer une diplomatie active en direction des nouveaux États indépendants du Caucase post-soviétique39. Le choix de l’alliance avec l’Arménie chrétienne est donc conforme aux intérêts nationaux de l’Iran. En effet, en face, les dirigeants du nouvel État azéri sont favorables, au lendemain de l’indépendance, à la création d’un grand Azerbaïdjan incluant les provinces azéris du nord de l’Iran. Il est donc logique que les autorités de Téhéran s’efforcent de préserver l’intégrité territoriale iranienne, en soutenant l’Arménie dans sa guerre contre Bakou sur la question du Haut Karabagh.

34 Voir sur cette question, Mohammad Gholi Majd, Persia in World War I and Its Conquest by Great Britain, Lanham, University Press of America, 1984, iv-316p. 35 Selon Hubert de Mauroy, « Chrétiens en Iran », Proche Orient chrétien, Jérusalem, 1978, p. 81, cité par Dominique Carnoy, « Les chrétientés de la République islamique », Les Cahiers de l’Orient, n° 48, quatrième trimestre 1998, p. 95. 36 Le parcours était le suivant : Jolfa, Téhéran, Moscou, Bakou, Arménie soviétique. Entretien avec Amir Armadian, Professeur à la faculté des relations internationales de Téhéran, 2 février 2008. 37 Voir Charles C. Hart, « Armenians of Persia Suspected of Bolshevik Activity (1931) » in The Armenians of Iran. The Paradoxical Role of a Minority in a Dominant Culture: Articles and Documents, edited by Cosroe Chaqueri, Cambridge, Massachussets, Harvard University Press, 1998, pp. 361-362. 38 Voir Ali Farassati, op. cit., pp. 241-243. 39 Voir Mohammad-Reza Djalili, Géopolitique de l’Iran, Editions Complexe, Bruxelles, 2005, pp. 119-123 et Kaweh Sadegh-Zadeh, « Iran’s Strategy in the South Caucasus », Caucasian Review of International Affairs, Vol. 2(1), hiver 2008, p. 2.

L’alliance irano-arménienne

Page 39: Etude sur l'OCS

Centre Européen de Recherches Internationales & Stratégiques

38

On le voit, la présence en Iran d’une communauté arménienne n’est pas la principale raison à l’origine de cette alliance diplomatique. Toutefois, son existence facilite le développement du commerce bilatéral ainsi que les contacts culturels, notamment les échanges universitaires et touristiques. On compte, en 2007, près de 3000 étudiants iraniens à Erevan. A l’inverse, seuls une dizaine d’étudiants arméniens poursuivent leurs études en Iran, le plus souvent pour une durée n’excédant pas une année. Les vols Téhéran-Erevan sont, en période normale, au nombre de deux par semaine, et de quatre pendant les périodes de congés. Des autobus effectuent aussi quotidiennement la liaison entre Téhéran et Erevan. Il semblerait qu’environ 50 à 60 000 Iraniens se rendent en Arménie chaque année. Les séjours touristiques des Arméniens en Iran sont par contre très peu nombreux. L’Iran devient, dès 1992, le deuxième partenaire commercial de l’Arménie après la Russie. Cette situation a perduré puisque, en 2007, avec 200 millions de dollars de commerce annuel, l’Iran reste un des principaux partenaires économiques de ce pays40. Par ailleurs, une grande partie des commerçants arméniens d’Iran, qui avaient demandé le passeport arménien au début des années 1990, ont été déçus par les faibles opportunités d’investissement dans l’économie arménienne post-soviétique. Les relations commerciales se développent pourtant, après la création en 2003, de la zone franche d’Aras située dans la province iranienne d’Azerbaïdjan oriental. Celle-ci est destinée à favoriser les investissements étrangers en Iran41. Toutefois, les investisseurs arméniens ont été rapidement déçus par les opportunités commerciales offertes par cette zone franche. Le commerce s’effectue désormais plus dans le cadre des relations bilatérales. Par conséquent, l’activité commerciale dans la zone frontalière décline de manière continue depuis le milieu des années 1990. Ces relations commerciales sont aussi compliquées par l’échec des négociations bilatérales sur la libéralisation des échanges. Depuis février 2003, l’Arménie est membre de l’OMC alors que l’économie iranienne reste étatique et gérée dans une logique protectionniste. Cette dernière est contradictoire avec l’objectif affiché par Téhéran d’augmentation des échanges bilatéraux dans la mesure où l’économie arménienne est plus libérale que l’économie iranienne. Avec l’accroissement des pressions américaines visant à interrompre les relations entre les banques émiraties et l’Iran, des relations bancaires significatives ont été tissées entre les entreprises étrangères qui établissent des relations commerciales avec l’Iran, et les banques arméniennes. Toutefois, l’absence de banque arménienne à Téhéran confirme les difficultés financières rencontrées par tous les États qui souhaitent commercer avec Téhéran. Enfin, le souhait de l’Arménie de renforcer ses coopérations économiques avec l’Iran ne suscite pas de réactions négatives de la part de Washington. Les autorités américaines sont en effet conscientes que les autorités arméniennes n’ont aucune alternative réaliste au commerce avec la République islamique. Les coopérations énergétiques entre les deux pays se développent également. Des projets de construction d’une raffinerie et d’une centrale électrique en Arménie, destinées à approvisionner l’Iran, pourraient, s’ils se réalisent, accroître les exportations arméniennes vers l’Iran de 30 millions de dollars chaque année42. A l’inverse, la coopération gazière a connu de nombreuses difficultés. Tout d’abord, plus de quinze ans se sont écoulés entre le début des négociations autour du projet de gazoduc irano-arménien et son inauguration, en mars 2007, lors de la visite de Mahmoud Ahmadinejad en Arménie. Toutefois, il ne semble pas que les autorités iraniennes placent le marché arménien dans leurs objectifs principaux d’exportation gazière. En témoigne l’acceptation par Téhéran de la réduction du diamètre du gazoduc, à la demande de la Russie43, mais aussi le retard pris dans les livraisons. Celles-ci sont prévues pour décembre 2008 alors que le gazoduc est opérationnel depuis mars 2007. L’Iran aurait pu développer une politique de 40 Si les échanges avec l’Iran ne sont pas les plus importants sur le plan quantitatif, la Russie et le Turkménistan étant respectivement les premiers et seconds partenaires d’Erevan, il n’en reste pas moins que l’approvisionnement de l’Arménie par l’Iran est une condition sine qua non à la survie de l’économie arménienne. 41 Voir le site internet official de la zone franche, http://www.arasfz.ir/en/AFZorg.htm 42 Selon Haroutiun Khachatrian, « Iran and Armenia tighten ties », CACI Analyst, 14 novembre 2007. 43 Voir Haroutiun Khachatrian, « Economic and political implications of the rise of the Russian gas price for Armenia », CACI Analyst, 25 janvier 2006.

L’alliance irano-arménienne

Page 40: Etude sur l'OCS

Centre Européen de Recherches Internationales & Stratégiques

39

long terme plus ambitieuse, en refusant les conditions russes, qui empêchent d’envisager des exportations de gaz iranien vers la Géorgie ou l’Ukraine. Ce choix s’explique à la fois par des difficultés internes au secteur gazier iranien44, et par la politique caucasienne d’effacement face aux intérêts russes poursuivie par Téhéran. Par ailleurs, la gestion politique de la minorité arménienne d’Iran est utilisée par Téhéran dans sa politique extérieure. L’objectif est de démontrer le caractère démocratique et respectueux des droits de l’homme de la République islamique. Cet vitrine est très importante pour les autorités iraniennes, souvent mises en accusation par les États-Unis et l’Union européenne pour leur non-respect des normes internationales en matière de droit de l’homme. La minorité arménienne d’Iran ne compte plus, en 2007, que 80 000 personnes45. On observe en effet, depuis le début des années 2000, une accélération de l’émigration, comparable à celle du lendemain de la révolution islamique. Les conditions de vie des Arméniens d’Iran dans la République islamique46 ne semblent néanmoins pas être à l’origine de la majorité des départs. Ceux-ci seraient en effet plus liés à la campagne d’émigration conduite par l’association, Hâiâz qui leur propose, depuis le début des années 2000, d’émigrer aux États-Unis, via l’Autriche, pour la somme de 3 000 dollars47. Enfin, les autorités iraniennes ont souvent utilisé l’alliance avec l’Arménie chrétienne dans le cadre de la politique du dialogue des civilisations promue par le président « réformiste » Mohammad Khatami (1997-2005). Sur le plan diplomatique, la relation irano-arménienne ne peut être comprise qu’en prenant en compte le rôle de la Turquie. Si l’Iran se pose en médiateur dans la rivalité arméno-turque48, force est de constater que l’amélioration des relations irano-turques a pour conséquence un refroidissement des relations entre Téhéran et Erevan. Enfin, bien que la République islamique n’ait jamais reconnu officiellement le génocide arménien, elle le reconnaît néanmoins de manière implicite. Chaque année, le 24 avril, les Arméniens d’Iran sont autorisés par le régime islamique à commémorer le génocide de 1915. Mais l’importance de ces commémorations varie en fonction de l’état des relations irano-turques. Par ailleurs, une partie du musée arménien d’Ispahan est consacrée à la mémoire du génocide. Cette alliance irano-arménienne est donc d’abord fondée sur des intérêts géopolitiques convergents. Si l’Arménie a un besoin vital de coopérations économiques avec l’Iran, Téhéran pourra à l’avenir, si les sanctions économiques américaines et internationales se multiplient, utiliser à son tour l’alliance avec l’Arménie comme une voie de respiration économique. Par conséquent, l’isolement de ces deux États voisins, bien qu’ayant des causes différentes, pourrait les conduire, dans les prochaines années, à intensifier leurs coopérations politiques et économiques. A l’inverse, si l’Arménie parvient à rompre son isolement régional, et si l’Iran normalise sa situation sur la scène internationale, la raison d’être de cette alliance pourrait alors être remise en cause. 44 Voir sur cette question notre article, « L’Iran : exportateur de gaz ? », Notes de l’Ifri, à paraître sur www.ifri.org , février 2008. 45 Selon une représentante de la communauté arménienne de Téhéran, cette minorité serait répartie entre les villes de Téhéran, 65-70 000, Ispahan, 5-6000 et Tabriz, 2-3000. Entretien, Téhéran, janvier 2008. Selon l’archevêque des Arméniens d’Iran, ceux-ci seraient 200 000. Cette statistique est politique, il s’agit pour l’archevêché de préserver les sièges des deux députés qui représentent la communauté au majles. Chaque communauté a en effet droit a un député pour 100 000 membres. Enfin, selon les chiffres officiels de la République islamique, il y aurait 150 000 Arméniens en Iran. 46 Sur cette question, lire Dominique Carnoy, op. cit., pp. 113-115 et Anne-Sophie Vivier-Muresan, « Communitarian Neighborhoods and Religious Minorities in Iran : A Comparative Analysis », Iranian Studies, Vol. 40, n° 5, décembre 2007, pp. 593-603 47 Entretien avec une représentante de la communauté arménienne de Téhéran, janvier 2008. Voir le site internet de l’association : www.hias-vienna.at 48 Lors de sa visite à Erevan, en octobre 2007, le Président Ahmadinejad s’est ainsi prononcé en faveur d’une réconciliation arméno-turque, voir « Rastegâri dar sa’ât bist-o tshahârom » (« Un voyage écourté de 24 heures »), Hamshari, 25 octobre 2007. (en persan)

L’alliance irano-arménienne

Page 41: Etude sur l'OCS

Centre Européen de Recherches Internationales & Stratégiques

40

Page 42: Etude sur l'OCS

Centre Européen de Recherches Internationales & Stratégiques

41

Page 43: Etude sur l'OCS

Centre Européen de Recherches Internationales & Stratégiques

42

Page 44: Etude sur l'OCS

Centre Européen de Recherches Internationales & Stratégiques

43

In-service trainings designed for professionals

*Master of Arts in International Politics

*Master of Arts in Development Policy Implementation & Governance

*Post Graduate Certificates - Tailored Training Courses

Study with renowned scholar & key experts drawn from leading

universities and International Organisation

Extend your professional network by taking part in multinational courses attended by top officials and executives

Access to all courses materials, including lectures’ recordings,

through an interactive extranet site

CERIS Centre Européen de Recherches Internationales & Stratégiques

117 rue de Stassart 1050 Bruxelles Phone/FAX : +32 (0)2 537 40 75

Phone : +32 (0)2 502 89 39 Email : [email protected] Web : www.ceris.be