erotisme et politique chez breton

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12 Hommages Wolfgang Asholt La subversion et ses limites: Erotisme et politique chez Breton Toute philosophie est incomplète dont la morale ne contient pas une ‘EROTIQUE’ 1 Si l’une des tendances du développement du roman moderne est d’avoir progres- sivement exclu le politique et social de son champ d’expérience au seul profit de l’amour et de son imaginaire, le surréalisme a représenté, pour sa part, un essai de rompre avec cette évolution et de transgresser les limites ainsi établies. Mais, indépendamment de la question de savoir dans quelle mesure cette entreprise a réussi ou échoué, on peut observer qu’aujourd’hui la même question ne se pose plus comme au temps du surréalisme et que les conditions sociales qui président au rapport entre champ politique et domaine érotique ont radicalement changé, non sans que l’influence des avant-gardes historiques ou des néo-avant-gardes de la deuxième moitié du XX e siècle aient joué un rôle dans cette évolution. Si Georges Bataille pouvait encore accorder à la transgression, et plus spéciale- ment à la transgression liée à l’érotisme, un pouvoir subversif, une telle capacité nous semble hautement mise en doute de nos jours. Ne connaissant aujourd’hui plus de limites ni d’interdits, l’érotisme a peut-être disparu avec la possibilité de la transgression. L’omniprésence de la sexualité conduit, en effet, à une situation, où, comme le pressent José Pierre dans son introduction à la publication des Recher- ches sur la sexualité des surréalistes, „nous avons cessé de nous interroger à ce propos.“ 2 Mais la consolation qu’il s’accorde, à savoir que les nouvelles généra- tions à force d’être sursaturées „mourront donc tout de même idiotes – mais infor- mées“ 3 n’entend certainement pas rétablir les limites d’antan. A quoi correspond un développement analogue du politique. Celui-ci est aussi omniprésent, mais sous une forme si médiatisée ou, si l’on veut, spectaculaire, que cette mise en scène a dissous non seulement une éventuelle authenticité des temps antérieurs mais de même tous les interdits, donc toute possibilité de transgression – les sur- réalistes auraient parlé de „révolution“. Du fait d’une certaine pensée unique, géné- ralisée dans les anciens et les nouveaux médias, les limites et frontières du „temps où les surréalistes avaient raison“, bien que subsistant concrètement, n’existent plus que dans une forme médiatisée, donc dans la forme dégradée qu’a prise l’opinion publique. On serait donc en situation de pouvoir critiquer le mouvement surréaliste pour avoir contribué à cet état de choses. Le théoricien de l’avant-garde, Peter Bürger,

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Erotisme Et Politique

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    Hommages

    Wolfgang Asholt

    La subversion et ses limites: Erotisme et politique chez Breton

    Toute philosophie est incomplte dont la morale ne contient pas une EROTIQUE1

    Si lune des tendances du dveloppement du roman moderne est davoir progres-sivement exclu le politique et social de son champ dexprience au seul profit de lamour et de son imaginaire, le surralisme a reprsent, pour sa part, un essai de rompre avec cette volution et de transgresser les limites ainsi tablies. Mais, indpendamment de la question de savoir dans quelle mesure cette entreprise a russi ou chou, on peut observer quaujourdhui la mme question ne se pose plus comme au temps du surralisme et que les conditions sociales qui prsident au rapport entre champ politique et domaine rotique ont radicalement chang, non sans que linfluence des avant-gardes historiques ou des no-avant-gardes de la deuxime moiti du XXe sicle aient jou un rle dans cette volution.

    Si Georges Bataille pouvait encore accorder la transgression, et plus spciale-ment la transgression lie lrotisme, un pouvoir subversif, une telle capacit nous semble hautement mise en doute de nos jours. Ne connaissant aujourdhui plus de limites ni dinterdits, lrotisme a peut-tre disparu avec la possibilit de la transgression. Lomniprsence de la sexualit conduit, en effet, une situation, o, comme le pressent Jos Pierre dans son introduction la publication des Recher-ches sur la sexualit des surralistes, nous avons cess de nous interroger ce propos.2 Mais la consolation quil saccorde, savoir que les nouvelles gnra-tions force dtre sursatures mourront donc tout de mme idiotes mais infor-mes3 nentend certainement pas rtablir les limites dantan. A quoi correspond un dveloppement analogue du politique. Celui-ci est aussi omniprsent, mais sous une forme si mdiatise ou, si lon veut, spectaculaire, que cette mise en scne a dissous non seulement une ventuelle authenticit des temps antrieurs mais de mme tous les interdits, donc toute possibilit de transgression les sur-ralistes auraient parl de rvolution. Du fait dune certaine pense unique, gn-ralise dans les anciens et les nouveaux mdias, les limites et frontires du temps o les surralistes avaient raison, bien que subsistant concrtement, nexistent plus que dans une forme mdiatise, donc dans la forme dgrade qua prise lopinion publique.

    On serait donc en situation de pouvoir critiquer le mouvement surraliste pour avoir contribu cet tat de choses. Le thoricien de lavant-garde, Peter Brger,

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    reproche celle-ci, donc aussi au surralisme, davoir retir lart une grande par-tie de son potentiel subversif par son projet de vouloir reconduire lart dans la vie.4

    On peut cependant douter que le surralisme ait vraiment russi mener bien son projet au point que les effets dune dissolution gnralise des limites se soient fait sentir. Et lon peut mme se demander si les surralistes et plus spcia-lement Breton ont vraiment voulu dissoudre les interdits, aussi bien dans le do-maine de lrotique que dans celui du politique. Et louvrage De lErotisme que Ro-bert Desnos a crit pour Jacques Doucet, mme sil constate que Lrotisme ap-partient en propre lesprit moderne, aurait plutt tendance conforter les limites, lui qui se contente de faire un rsum de la littrature rotique5 et den dgager les aspects spcifiques. Mais peut-tre existe-t-il chez Breton une approche diff-rente des interdits. Cest la question mme que nous voudrions ici reprendre.

    Lexprience des limites chez Bataille

    Dans le contexte de ses travaux sur lrotisme, Georges Bataille proclame: Dans sa vrit fondamentale, lrotisme est sacr, lrotisme est divin.6 Voil qui semble lopposer demble toute ide de convergence entre rotisme et politique. Pen-dant la phase expansive du mouvement surraliste autour de 1927, une telle ap-prciation de lrotisme ne pouvait quavoir un impact considrable. Mais, bien plus, pour le Bataille de LErotisme (1957), cet rotisme tait du domaine de la vio-lence, du domaine de la violation. (X, 22) Or, cette violation possde un caractre double: elle concerne aussi bien lindividu, ce que Bataille dsigne par ltre ferm (X, 23), que les frontires socialement et culturellement tablies qui ont pour fonction de garantir lenfermement, donc linclusion de lindividu dans son pro-pre milieu. De cette situation rsulte pour Bataille un dsordre si important et si gnralis, provoqu par lintrusion de la violence/violation rotiques, quil est n-cessairement accompagn dun tat de souffrance et lon peut se demander si les surralistes, et surtout Breton, pouvaient partager ce point de vue.

    Mais le point crucial de la thorie de lrotisme rside dans la relation qutablit et revendique Bataille entre linterdit et la transgression, et ce thme touche cette fois aux projets du surralisme et de lavant-garde dans leur ensemble. Pour le Bataille de LErotisme aussi, la modernit reprsente une coupure pistmologi-que: Lexprience intrieure lucide en [de lrotisme] tait impossible en un temps o ne ressortait pas au grand jour le jeu de la balance de linterdit et de la trans-gression. (X, 39). Quand il explique les origines, le caractre et le contexte de linterdit, cest exactement un des critres de la modernit quil se rfre, cest--dire une conception spcifique du travail: Linterdit rpond au travail, le travail la production: dans le temps profane du travail, la socit accumule ses ressour-ces, la consommation est rduite la quantit ncessaire la production. (X, 71). Linterdit est donc corrlatif de cette conception du travail que les temps modernes ont gnralise en Europe; lrotisme, avec son caractre sacr et divin, est au

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    contraire li la fte, lexcs et la dpense. Lobjectif de Bataille nest cepen-dant pas le remplacement de linterdit omniprsent par une transgression gnrali-se, mais bien plutt cette balance dont il tait plus haut question, quitte ce que les valeurs positives soient intimement associes la transgression: Lexprience mne la transgression acheve, la transgression russie, qui, maintenant linterdit, le maintient pour en jouir. (X, 42). Cest seulement grce cet quilibre dsquilibr quil est possible dinstaurer la transgression dans la dure pour pou-voir profiter de manire continue de ses effets ncessairement momentans parce que lis un acte ou une action, donc chaque fois une performance. Au mo-ment de cet acte performatif, lindividu russit sassurer une position qui participe en mme temps du dehors et du dedans et qui peut tre dfinie comme tant the inside of the outside.7 Mais, et lon en vient au politique, on peut se demander sil est possible dtendre cette position individuelle au plan collectif. Pour ce qui concerne lrotisme, Bataille prcise: nous voulons nous sentir au plus loin du monde o laccroissement des ressources est la rgle [...] Nous voulons un monde renvers, nous voulons le monde lenvers. (X, 170). Et lon pourrait trouver nom-bre de citations, dclarations et manifestations des surralistes partageant exacte-ment ce dsir. Toutefois, cette position de retrait du monde na de sens que tant quexiste le monde balis par les interdits. Une fois la frontire, donc les interdits, durablement dissoute, une telle position devient intenable puisque que le monde renvers sera devenu le monde tout court, et le monde lenvers aura t remis sur ses pieds. Or, cest bien l la position mme du surralisme, qui en appelle un monde transform.

    Lors de la discussion qui suivit la confrence du 12 fvrier 1957 et comme Ba-taille prsentait ce qui est devenu lIntroduction de LErotisme, Andr Breton, au-quel on demandait de parler de la littrature et de lrotisme, rpondit: Non, sans prparation, je considre que cest impossible. (X, 692) Toute proportion garde, quelque chose qui serait impossible sans prparation Breton, serait pour le moins infiniment complexe pour tout autre que lui, pour citer la rponse de Hans Bellmer, invit, dans la mme circonstance, parler de peinture et drotisme. Mais ce qui autorise, par-del limportance gnrale quaccorde Bataille lrotisme et lrotique, situer le surralisme de Breton sur larrire-fond de la thorie de linterdit et de la transgression selon Bataille, est limportance que Bre-ton lui-mme accorde ces deux notions. Dans lIntroduction du catalogue de lExposition internationale du Surralisme de 1959-1960, reprise dans Le Surra-lisme et la peinture, Breton se rfre explicitement Bataille qui est le mieux par-venu nous faire apprhender lrotisme pour ce quil est. (Pierre, 208). Et de citer ensuite longuement Bataille, entre autres travers cette phrase qui corres-pond ce que nous avons dit plus haut: Lexprience intrieure de lrotisme de-mande celui qui la fait une sensibilit non moins grande langoisse fondant linterdit, quau dsir menant lenfreindre. (Pierre, 208 et X, 42) Breton est sans doute plus que globalement daccord avec Bataille pour apprcier linterdit comme le vritable point de mire de lrotisme. (Pierre, 209) Mais il ajoute, maintenant

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    ainsi des distances significatives avec Bataille: A cet gard, tout nest pourtant pas ncessairement si noir que le veut Bataille, ce qui ne saurait empcher que son analyse soit des plus valables la limite. (Pierre, 209) Si le point de vue de Ba-taille est acceptable la limite, Breton ne semble pas ressentir le besoin de sapprocher de cette limite ou de la franchir. Pour lui, Le dclic de lrotisme dans lme humaine nexige peut-tre pas ce trop-plein dnergies contradictoires o seulement le couple plaisir-souffrance parviendrait se sublimer en pleine fusion. (Pierre, 209) Ce couple, pour Breton, ne reprsente pas la structure significative de lrotisme qui, chez lui, semble donc moins une exprience des limites que la recherche dautres limites.

    Une mise en pratique ou les Recherches sur la sexualit

    Depuis la publication des Recherches sur la sexualit, nous disposons dun mat-riel prcieux qui rend possible de mieux apprcier la position de nombreux surra-listes vis--vis de la question de linterdit et de la transgression. Dans son introduc-tion la publication intgrale des douze sances, Jos Pierre se dclare surpris que, en dpit des crises et des ruptures que traverse le surralisme entre 1932 et 1935, les Recherches sur la sexualit se poursuivent. (Pierre, 9). Mais peut-tre est-il plus tonnant encore que le ct politique de la problmatique ne joue pra-tiquement pas de rle un moment o lengagement et les divergences politiques des surralistes se manifestent. Cette absence est certainement concerte de la part de celui que Pierre appelle le metteur en scne (Pierre, 14-16) et qui nest autre que Breton. Celui-ci dclare on ne peut plus nettement, lors de la sixime sance: Toute cette enqute na dautre but que, dans lamour, de faire la sexualit la part qui lui revient. (Pierre, 128) Sans vouloir mettre en question le caractre novateur et rvolutionnaire de cette entreprise dans son ensemble, qui ruine dfinitivement le clich dune arme surraliste marchant au pas comme un seul homme (Pierre, 11), il faut cependant noter que Breton ne fixe pas seulement un objectif mais quil le situe dans un cadre, savoir la sexualit en tant que partie intgrante de lamour. Lamour trace donc ainsi son tour une limite, qui nest ce-pendant pas reconnue par plusieurs des participants, que ce soient Aragon, Ar-taud, Max Ernst ou Queneau, et cest une limite que Breton juge infranchissable et quil invoque quand il en est besoin. Ds le dbut, on le voit proclamer le caractre absolu de cette limite quand, la question de savoir si lon peut faire confiance une femme, il rpond: Dans la mesure que je laime. (Pierre, 36) Lamour ne re-prsente donc pas seulement un cadre, mais ce cadre est le critre absolu pour juger (ou condamner) les divers aspects de la sexualit, souvent intimement lis lrotisme. Breton est conscient driger ses propres interdits en levant lamour absolu au statut de critre dfinitif, quitte accepter, au moins historiquement, des exceptions. Tout en condamnant la pdrastie comme dlit qui propose la tol-rance humaine un dficit moral et mental qui tend sriger en systme et para-

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    lyser toutes les entreprises que je respecte (Pierre, 39), il admet pourtant lexception hautement transgressive que Sade reprsente: Tout est permis par dfinition un homme comme le marquis de Sade, pour qui la libert de murs a t une question de vie et de mort. (Pierre, 40) Mais cette exception mise part, le libertinage est catgoriquement condamn, quoique voqu par la belle formule du got du plaisir pour le plaisir, et son quivalent en littrature est combattu parce que ce got enlve toute possibilit daimer (Pierre, 75) et viole donc une limite hors laquelle, pour Breton, il nest point de salut.

    Au cours des deux premires sances qui ont t publies immdiatement dans La Rvolution surraliste, Breton dveloppe tout un systme structur dinterdits. Ils concernent lhomosexualit, lexhibitionnisme, lamour plusieurs, les bordels et les prostitues, les femmes ne parlant pas le franais,8 les moyens artificiels, la prsence dun tiers, lamour simultan de deux femmes et, bien sr, le sado-maso-chisme. Il admet cependant lonanisme, surtout fminin (Jen pense le plus grand bien. Jy suis extrmement favorable. (Pierre, 43)), le semi-exhibitionnisme fmi-nin, le ftichisme (mais finalement, je ne my adonne pas du tout (Pierre, 48)), lamour dans une glise, ou, pour rsumer: tout ce qui dans lamour physique, est du ressort de la perversit. (Pierre, 70) On peut donc appliquer aussi Breton la conclusion quAragon tire lors de la deuxime sance, et le fait que Breton ne r-pond pas Aragon, comme il en a lhabitude, me semble significative: La validit de tout ce qui prcde, dit Aragon, me parat jusqu un certain point infirme par la prdominance fatale du point de vue masculin. (Pierre, 73) Aragon est le seul dfendre ce point de vue et la prsence de femmes lors de sances ultrieures ne fait en rien changer Breton dans lapprciation et la formulation de ses interdits.

    Mais Breton souligne, au moins implicitement, une autre limite. Quand Aragon encore, voque le sentiment de pudeur sociale qua fait natre en lui sa situation familiale, Breton ladmoneste: Ceci na rien faire avec la pudeur. La pudeur ne peut bien entendu tre que sexuelle. Et mme la recherche dun compromis par Aragon, Il est probable que la forme sociale de la pudeur chez moi ne peut tre quune forme dguise de la pudeur sexuelle, ne trouve pas grce auprs de son ami: On dsirerait que chacun vt plus clair en soi et rament une forme simple des formes dites sociales. (Pierre, 81) Il y aurait donc une sexualit naturelle, en dehors du contexte social et non influence par lui, ce qui implique aussi quil ny a pas de relation ncessaire, et peut-tre pas non plus souhaitable, pour Breton, en-tre le sexuel-rotique et le social-politique. Un autre pisode confirme cette appr-ciation. Quand Queneau se moque de lidal, plusieurs fois proclam, de la femme destine un homme, en dclarant: Je mourrais bien pour lamour ou pour la rvolution, mais je sais bien que je ne rencontrerai ni lun ni lautre., Breton ne rpond pas en tablissant un lien positif entre les deux domaines mais en les distinguant nettement: Cest le propos contre-rvolutionnaire type et le propos positiviste type contre lamour. (Pierre, 120) Et la profession de foi de Breton qui conclut cette altercation confirme la diffrence de statut quil tablit entre propos politique et propos amoureux: Il ne sagit pas davoir confiance dans la vie. Notre

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    non-conformisme en rpond en quelque sorte; toutefois il ny a quune seule chose dans la vie qui ne nous soit barre et interdite, cest lamour. (Pierre, 120/121) et les quelques rares contradicteurs (Prvert, Unik, Duhamel et Queneau) sont dis-qualifis comme dadastes.

    Le systme amoureux de Breton, avec ses nombreux interdits, est bas sur le mythe surraliste de la rencontre quasi ncessaire de la femme exceptionnelle, destine [ lhomme] lexclusion de tout autre. (Pierre, 119)9 Cette attente dune femme prdestine est lie un amour exclusif et unique qui interdit toute transgression pouvant mettre en danger ce caractre de lamour. Et cet amour ab-solu se situe presque au dehors de tout contexte social ou politique (il ny a quune seule chose...). Jusqu un certain degr, il peut mme compenser les im-possibilits de ces champs daction. Le caractre exclusif et absolu accord lamour reprsente donc une limite qui, au moins dans la vie concrte, peut emp-cher, voire interdire la fusion de lrotique et du politique.

    Nadja et la transgression refuse

    Je vais essayer danalyser la relation entre les discours politique et rotique en rfrence la trilogie des grandes uvres en prose de lentre-deux-guerres, dont Breton souhaitait rendre manifeste lunification (note 2, I, 1560): Nadja, Les Va-ses communicants et LAmour fou.10 Nadja prsente une illustration du systme des interdits et des transgressions transfr en littrature. Il est connu que Breton voulait que ce texte ressemble aux livres quon laisse battants comme des por-tes. Je veux, dit-il, continuer habiter ma maison de verre, o lon peut voir toute heure qui me rend visite [...] o qui je suis mapparatra tt ou tard grav au diamant. (I, 651) On ne stonne donc pas de trouver des analogies et des com-portements presque identiques entre la vie tout court et le texte littraire. On peut mettre Nadja sous la double devise de la recherche de lamour unique et absolu, reprsent par la femme destine, et dun non-conformisme absolu lui aussi, mais caractris par labsence de confiance en la vie. En ce qui concerne la femme destine, celle dans laquelle fusionnent de manire parfaite lamour et lrotisme, lpilogue nous montre, on ne peut plus clairement, quelle nest pas personnifie par Nadja. A la fin de la partie centrale du rcit, le narrateur-auteur dclare: Seul lamour au sens o je lentends mais alors le mystrieux, limprobable, lunique, le confondant et lindubitable amour tel enfin quil ne peut tre qu toute preuve, et pu permettre ici laccomplissement du miracle. (I, 736) En labsence de cet amour, il ne peut tre question de partage rotique avec Nadja, et le fait que Breton, dans ldition revue de 1963, enlve la seule allusion la nuit passe avec elle dans un htel de Saint-Germain, souligne cette impossibi-lit. Lrotique est donc rserv la femme destine de lpilogue: Toi la cra-ture la plus vivante, qui ne parais avoir t mise sur mon chemin que pour que jprouve dans toute sa rigueur la force de ce qui nest pas prouv en toi. (I, 751)

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    Et cest aprs lvocation de cette femme que le livre se termine par la phrase connue: La beaut sera CONVULSIVE ou ne sera pas. (I, 753) Accompagne de la photo rotique-voile de Meret Oppenheim par Man Ray, cette phrase sera reprise dans LAmour fou sous une forme dveloppe: La beaut convulsive sera rotique voile, explosante fixe, magique-circonstancielle ou ne sera pas. (II, 687) Nadja, sans conteste, naura pas t la personnification de cette rotique-l.

    Il ny a donc pas co-prsence, dans Nadja, du politique et de lrotique. Une di-mension politique apparat plusieures occasions dans le prologue et dans la par-tie centrale, par exemple en relation avec la photo de la librairie de lHumanit por-tant linscription, On signe ici (I, 684) ou avec le boulevard Bonne-Nouvelle, qui, avec les magnifiques journes de pillage dites Sacco-Vanzetti semble rpondre lattente qui fut la mienne (I, 748). Mais cette dimension est surtout lie la question du travail, et Breton souligne demble lincompatibilit entre travail et amour: Lvnement dont chacun est en droit dattendre la rvlation du sens de sa propre vie, cet vnement que peut-tre je nai pas encore trouv mais sur la voie duquel je me cherche, nest pas au prix du travail. (I, 681) Et, ds la premire rencontre avec Nadja et tout fascin par elle, Breton se lance dans une diatribe contre une remarque quelle a faite: Ces gens ne sauraient tre intressants dans la mesure o ils supportent le travail [...] Je hais, moi, de toutes mes forces, cet asservissement quon veut me faire valoir. (I, 687). Le travail ou tout au moins un certain travail reprsente donc un interdit quil ne faut pas violer. Nadja peut pour-tant devenir la personnification de lidal surraliste par une autre transgression des limites. Celle-ci nest ni du domaine politique ni du domaine rotique, mais elle concerne la vie quotidienne: Lmancipation humaine, conue en dfinitive sous sa forme rvolutionnaire la plus simple, qui nest pas moins lmancipation hu-maine tous gards [...] selon les moyens dont chacun dispose, demeure la seule cause quil soit digne de servir. Nadja tait faite pour la servir. (I, 741) Et, la dif-frence des surralistes qui, selon Breton, nont pas perdu la faveur de cet instinct de conservation [...] qui fait quaprs tout, mes amis et moi, par exemple, nous nous tenons bien (I, 741), Nadja transgresse nombre dinterdits de la socit dans laquelle elle vit et elle en paye le prix. Ces transgressions qui sont vritablement de la vie de tous les jours correspondent ainsi laspiration du surralisme rali-ser la fusion de lart et de la vie.

    Les Vases communicants comme projet de transgression

    Les Vases communicants sont souvent considrs comme un Troisime Mani-feste. Dans la prire dinsrer, cest Breton lui-mme qui renvoie au Second Ma-nifeste, et sa recherche dun certain point de lesprit do la vie et la mort, le rel et limaginaire [...] cessent dtre perus contradictoirement (I, 781 et II, 1350), un point o pourrait donc aussi stablir un change entre le politique et lrotique. Mais cette perspective est renvoye un avenir propos duquel le prsent ne

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    peut livrer que des indices. De plus, ce nest que dans la partie centrale dun texte qui en compte trois que Breton aborde de manire anecdotique la question de lrotisme. Cette absence, surtout en regard de la prsence dans lpilogue de Nadja, est due au fait que la femme qui reprsente la beaut convulsive a disparu de la vie de lauteur, ce qui entrane celui-ci mettre, au moins provisoirement ou partiellement, en question sa thorie de lamour absolu: Ainsi en allait-il dune cer-taine conception de lamour unique, rciproque, ralisable envers et contre tout [...] que ceux qui mont vu de prs pourront dire que jai dfendue, plus loin peut-tre quelle ntait dfendable, avec lnergie du dsespoir. (II, 121) Le livre entier se livre une transgression ou plutt une dissolution des limites mais du seul point de vue cit, dans la bonne tradition surraliste de la dissolution des limites entre ltat de veille et le rve. Dans la perspective dun freudo-marxisme, difficilement acceptable par lextrme-gauche politique, Breton dfend dans la premire partie lide que le rve, loin dtre lunique manifestation de la subjectivit, peut saccorder avec une conception matrialiste du monde et y contribuer. Et, dans la troisime partie, il essaie de dmontrer que seule la rvolution sociale peut appor-ter une solution aux problmes abords, donc aussi celui de lindividu qui cher-che dsesprment la femme qui lui est destine.

    Cette recherche, grce des rencontres rsultant du hasard objectif, est au centre de la deuxime partie, commencer par la rencontre sans consquences dune jeune Allemande dans un caf de la place Blanche, le 5 avril 1932.11 (II, 147) Pour une fois, la dimension rotique est immdiatement lie une perspec-tive politique. Revenant la disparition dune femme (II, 149), celle de lpilogue de Nadja, disparition explique (aussi) par les raisons sociales qui avaient pu nous sparer, jamais (II, 149), Breton dcrit les qualits rotiques de la femme rencontre, de la jambe parfaite jusquaux yeux sur lesquels la nuit devait tom-ber dun seul coup (II, 148), mais il les attribue surtout aux vtements ports. Accompagne dun homme apparemment pauvre, elle tait, comme on dit, mise elle-mme avec la dernire simplicit. (II, 148), et cest cette simplicit, pour ne pas dire cette pauvret, qui la rend plus attrayante encore. Et de manire concrte, cet rotisme est li la situation sociale: Aprs tout ce dnuement, si paradoxal ft-il, pouvait tre rel. Jentrevis sans profondeur un abme de misre et dinjustices sociales qui est, en effet, celui quon ctoie chaque jour dans les pays capitalistes. (II, 148)

    Une situation analogue se reproduit avec la trs jeune fille, apparemment aussi pauvre, rencontre du ct de la Gat-Rochechouart le 12 avril. Son apparition voque chez Breton le dernier vers dun pome (Libert) de Charles Cros, Amie clatante et brune, et, de plus, la jeune fille possde les yeux de la Dalila de Gus-tave Moreau (II, 155) ce qui dnote chez Breton une grande fascination rotique. Lvocation de cette jeune femme, qui habite rue Pajol, est immdiatement suivie de longues rflexions sur sa situation sociale et sur celle de sa classe en gnral, rflexions que Breton, aussi en relation avec sa propre personne, rsume ainsi: Cest tout de mme pour ces gens quil y a des fraises dans les bois (II, 162), et il

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    ne faut mme pas penser au trs grand got pour faire lamour dans les bois ou proximit de leau (Pierre, 51), proclam par son ami Pret, pour que Breton fasse ici communiquer lrotique et le politique, en termes au moins de rflexion essayiste.

    Les Vases communicants proposent ainsi lutopie dun pote venir qui sur-montera lide dprimante du divorce irrparable de laction et du rve (II, 208) et qui connatra peut-tre ce moment futur o disparatront les frontires et o la fu-sion de lrotique et du politique deviendra possible.

    LAmour fou ou lau-del des limites

    Cest sans doute LAmour fou qui cultive au plus haut point lidal de la femme destine aux dpens de lrotique comme du politique. Entour de parties qui nous livrent une rflexion plutt thorique concernant la beaut, la rencontre, la trou-vaille, la fusion de lhomme et de la nature ou encore linfluence (malfique) de certains lieux, le chapitre La nuit du tournesol est presque exclusivement consa-cr la rencontre de la femme unique, personnifiant lamour absolu. Pour Breton, se rendre disponible et accepter le non-plausible quivaut une transgression des interdits du quotidien et de la pense rationaliste (II, 711) dans la perspective dune dissolution des limites: Cest comme si tout coup la nuit profonde de lexistence humaine tait perce, comme si [...] toutes choses taient livres la transparence totale [...]. (II, 711) Cette transgression accde ainsi un caractre nettement rvlatoire (II, 712), mais cest exclusivement en fonction dune femme, qui apparat entoure dune vapeur vtue dun feu. (712) Elle est scandaleuse-ment belle et elle permet de concilier lide de lamour unique et sa ngation plus ou moins totale dans le cadre social actuel. (II, 712) Mais il sagit dun amour puri-fi de presque tout rotisme, dun amour idalis. La dambulation dans Paris (de la Place Blanche la rue du Faubourg Saint-Jacques) y devient une initiation mer-veilleuse, dissolvant les interdits entre les deux amoureux et faisant que cette dis-solution se fasse le but et le rsultat de cette promenade: vous si blonde, physi-quement si attirante au crpuscule du matin, cest trop peu dire quajouter que vous ne faites un avec cet panouissement mme. (II, 721)

    A ce moment se trouve de nouveau voqu le contexte social, mais uniquement en tant que condition ngative face la ralisation dun tel amour unique: Seule ladaptation plus ou moins rsigne aux conditions sociales actuelles est de nature faire admettre que la fantasmagorie de lamour est uniquement fonction du man-que de connaissance o lon est de ltre aim [...]. (II, 721) La socit bourgeoise et capitaliste est donc lobstacle qui empche la manifestation et la reconnais-sance de lamour vritable. Mais, comme Breton la dj indiqu lors des Recher-ches sur la sexualit, ceci nexclut pas la ralisation individuelle dun tel amour. Le caractre exclusif purifie la dimension rotique de lacte, mme quand il est ques-tion du numro de natation de la femme aime dans un music-hall (II, 729).

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    LAmour fou reprsente ainsi une transgression hors des limites qui sopre par le haut et laisse lesdites limites intactes, et tant du point de vue rotique que du point de vue politique. Cest Breton lui-mme qui souligne ce caractre de lamour quand il revendique, la fin du chapitre de La nuit du tournesol, avoir tout fait mis en valeur le conditionnement purement spirituel de cette merveilleuse aven-ture (II, 735) qui ne laisse de place ni lrotique ni au politique.

    Linterdit pour mieux en jouir

    La trilogie confirme largement les positions dveloppes par Breton dans les Re-cherches sur la sexualit. Chez lui, au moins, il ne sagit ni de pratiquer ni mme de proclamer un rotisme gnralis et subversif. Lidal de lamour unique et de la femme prdestine saccommode de nombre dinterdits excluant lomniprsence dune sexualit libre. Mais cette limitation du caractre subversif exclut en outre une dissolution des limites entre lrotique et le politique. Bien sr, chez les surra-listes, Lrotisme est la fois un lment constitutif de ce mouvement, un de ses buts et une arme choisie parmi les multiples moyens dont il a us pour manifester et rendre efficace sa rvolte, comme le souligne Xavire Gauthier,12 qui pointe une conception de la rvolte visant surtout choquer le public bourgeois.13 Chez Breton, lrotique ne possde de caractre subversif ou rvolutionnaire que pour autant quil serve un idal de lamour et de la femme uniques. Mme quand il sem-ble mettre sur le mme plan lrotique et le politique, comme dans lpilogue de Nadja ( moi comme tous ceux qui cdent de prfrence des instances sem-blables, pourvu que le sens le plus absolu de lamour ou de la rvolution soit en jeu et entrane la ngation de tout le reste (I, 748)), la priorit revient finalement lamour, ne serait-ce quen raison de la situation non-rvolutionnaire qui est celle du moment.

    Comme le montrent les femmes de lpilogue de Nadja ou de La nuit du tourne-sol dans LAmour fou, il ny a quune seule chose dans la vie qui ne nous soit bar-re et interdite, cest lamour. (Pierre, 121) Ceci nimplique daucune manire la mise en question du combat politique et rvolutionnaire de Breton. Mais, dans une situation historique ne permettant que peu despoir et qui verra les esprances pla-ces dans le PCF et lURSS se rvler des illusions douloureusement perdues, la ralisation dune transgression des limites quimpose la socit par lamour reste un choix possible et privilgi. Il existe donc, pour Breton, quelque chose comme une sparation des genres politique et rotique. Si un homme non corrompu doit tre capable de mettre, non seulement dans la Rvolution, mais encore dans lamour (I, 822), comme le proclame le Second Manifeste, la liaison entre les deux domaines est invitable aussi longtemps que la structure sociale est un obstacle la ralisation de la sexualit, selon Xavire Gauthier. Mais individuellement, et toute la thorie surraliste de la rencontre, de la trouvaille et du hasard objectif viennent le confirmer, mme les textes de la trilogie, il est permis, malgr la

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    structure sociale persistante, daccder, au moins momentanment, lidal de lamour sans limites en labsence de toute perspective rvolutionnaire. Peut-tre est-il ncessaire pour Breton, qui proclame et pratique cet idal comme aucun au-tre, de sassurer de la transgression acheve de cet amour en maintenant linterdit [...] pour mieux en jouir, comme le voudra Bataille. (X, 42) Finalement, li lrotique, lamour reprsente un ct de la balance du non-conformisme absolu qui, de lautre ct, essaie de tendre dsesprment cette limite, tout en sa-chant quil peut tre vaincu, mais vaincu seulement si le monde est le monde (I, 828), pour citer la fin du Second Manifeste.

    1 Robert Desnos: De lErotisme considr dans se manifestations crites et du point de vue de lesprit moderne, Le Cercle des arts s.d. (1953), p. 14. Je remercie mon ami Karl-heinz Barck de mavoir signal cette uvre et de lavoir mise ma disposition.

    2 Jos Pierre: Les archives surralistes de la sexualit, dans: ib. (ed.): Recherches sur la sexualit, Gallimard 1990, p. 8 (Archives du surralisme, no.4), cit comme Pierre, avec lindication de la page, dans le texte.

    3 Ibid.4 Von der Erfahrung der falschen Aufhebung der Autonomie her wird man fragen mssen,

    ob eine Aufhebung des Autonomiestatus berhaupt wnschenswert sein kann, ob nicht vielmehr die Distanz der Kunst zur Lebenspraxis allererst den Freiraum garantiert, inner-halb dessen Alternativen zum Bestehenden denkbar werden. (Peter Brger: Theorie der Avantgarde, Frankfurt: Suhrkamp 1974, p. 73)

    5 R. Desnos, op. cit., p. 23 et 8. 6 Georges Bataille: La Signification de lrotisme, dans: ib.: LErotisme, uvres compl-

    tes, vol. X, Gallimard 1987, p. 632. Je cite ce volume comme X avec lindication de la page dans le texte.

    7 Paul Mann: The Theory-Death of the Avant-Garde, Bloomington/Indianapolis: Indiana UP, 1991, p. 13.

    8 Mme sil note, la date du 5 avril 1931, dans Les Vases communicants avoir voulu sadresser une jeune Allemande (II, p. 147 et suivantes)

    9 A la question correspondante, Breton ne peut que rpondre que Evidemment. Et un peu plus tard: Je suis sr de la rencontrer. (Pierre, 119)

    10 Je cite Breton daps les trois volumes des uvres compltes de la Pliade: Gallimard 1988, 1992 et 1999.

    11 Peut-tre le fait quil sagit dune femme qui parle lallemand, indique-t-il dj limpossibilit dune liaison vritable (voire le refus des femmes ne parlant pas le franais das les Recherches).

    12 Xavire Gauthier: Surralisme et sexualit, Gallimard-Ides 1971, p. 23. Malgr son titre prometteur et de nombreuses illustrations, le livre de Robert Benayoun, Erotique du sur-ralisme (Pauvert 1965) se rvle sans grand intrt pour notre perspective.

    13 Par exemple: Finalement, cet objet est peut-tre plus rvolutionnaire qurotique. [...] Cette intention de choquer, plus ou moins dlibre et consciente, apparat un peu par-tout dans les uvres surralistes. (ib., p. 25)