Émile durkheim - l'enseignement de la morale à l'école primaire

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Emile Durkheim Jacqueline Gautherin L'enseignement de la morale à l'école primaire In: Revue française de sociologie. 1992, 33-4. pp. 609-623. Citer ce document / Cite this document : Durkheim Emile, Gautherin Jacqueline. L'enseignement de la morale à l'école primaire. In: Revue française de sociologie. 1992, 33-4. pp. 609-623. http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rfsoc_0035-2969_1992_num_33_4_5627

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Page 1: Émile Durkheim - L'enseignement de la morale à l'école primaire

Emile DurkheimJacqueline Gautherin

L'enseignement de la morale à l'école primaireIn: Revue française de sociologie. 1992, 33-4. pp. 609-623.

Citer ce document / Cite this document :

Durkheim Emile, Gautherin Jacqueline. L'enseignement de la morale à l'école primaire. In: Revue française de sociologie. 1992,33-4. pp. 609-623.

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rfsoc_0035-2969_1992_num_33_4_5627

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R. franc, sociol. XXXIII, 1992, 609-623

INÉDIT

L'enseignement de la morale à l'école primaire

par Emile DURKHEIM

Ce texte est conservé dans le fonds de la bibliothèque de l'Ecole normale d'instituteurs de Paris (1). Il fait partie d'une série de conférences dactylographiées, reliées et non datées; le registre indique que ces documents sont entrés dans la bibliothèque le Ier avril 1910 et qu'ils proviennent de l'Ecole normale (2).

Durkheim situe sa leçon, sans plus de précision, « un peu moins de trente ans » après la laïcisation de la morale (réalisée, rappelons-le, en 1882). Les deux conférences répertoriées à sa suite ont été prononcées par Emile Bourgeois en 1908 vraisemblablement. Mais celle d'Emile Durkheim ne leur est pas nécessairement antérieure, bien qu'elle soit précédée de la mention « lre conférence » : on ne peut, en effet, se fier à l'ordre du classement (3). Du reste, une autre série inscrite au registre en 1912 contient des conférences datées de 1908, 1910 et 1911 (4).

Une seule certitude : compte tenu des délais de frappe, de correction et de reliure, «L'enseignement de la morale à l'école primaire» a été rédigé au plus tard en janvier ou février 1910. Une forte présomption : le soin particulier apporté à la correction du texte dactylographié incite à admettre que la conférence de Durkheim fut bien la première d'un cycle débutant au premier trimestre de l'année 1908-1909 ou, plus probablement, de l'année 1909-1910 - sans que nous puissions trancher en toute certitude.

(1) Actuellement Institut universitaire de rence) ; E. Bourgeois, «Le duel de la France formation des maîtres (iufm), 10 rue Molitor, et de l'Allemagne en 1870» (5936, 3 confé- Paris 16e. Je remercie Jean Hébrard qui, à rences) ; M. Maurette, «Les Etats-Unis. Dé- l'époque où je recherchais des informations veloppement économique et politique » concernant la fondation de la « Science de (5937, 3 conférences) ; M. Caullery, « Le pa- l'éducation», m'a judicieusement conseillé ludisme » (5938, 2 conférences); M. Appel, de visiter la bibliothèque de cette Ecole «L'histoire d'une découverte. L'attraction normale. J'ai reproduit ce texte inédit en an- universelle» (5939, 3 conférences); E. Brou- nexe de ma thèse de doctorat : La formation toux, «L'éducation morale des jeunes Fran- d'une discipline universitaire : la science de çais» (5940, 2 conférences). l'éducation, 1880-1914 (essai d'histoire so- (3) Sauf à supposer une erreur dans la ciale), Université de Paris V-René Descartes, mention « 7e conférence » qui précède la pre- 1991. mière conférence de Caullery.

(2) Dans leur ordre de classement : (4) Parmi d'autres, celles de Joseph Rei- E. Durkheim, «L'enseignement de la morale nach, Lucien Poincaré, Ernest Lavisse et à l'école primaire» (cote 5935, 1 confé- Emile Bourgeois.

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Comment être assuré de l'authenticité de ce texte? Notons d'abord que la présence d'Emile Durkheim à Auteuil est moins étonnante qu'il n'y paraît. Le directeur de l'Ecole normale, Emile Devinât, bénéficiait de l'appui occasionnel de Louis Liard (alors vice-recteur de l'Académie de Paris) pour solliciter les conférenciers. Engagé dans le mouvement de Г «Ecole nouvelle », il était auteur de manuels pour les classes, conférencier - il publia une série de leçons professées à l'Ecole des hautes études sociales (5) - et directeur de la revue L'Ecole nouvelle (6).

«L'enseignement de la morale à l'école primaire» est dactylographié, comme tous les textes de sa série; comme eux, il est corrigé par deux mains anonymes. Il s'agit, indique le registre, d'une «conférence sténographiée» (ce qui explique certaines fautes de frappe ainsi que des sauts de paragraphe qui ne correspondent pas toujours au mouvement du raisonnement de Durkheim). Cependant, son authenticité ne fait guère de doute en raison de son style et de sa cohérence avec le corpus durkheimien, et tout particulièrement avec les textes datant des années 1906- 1911.

Nous remercions Monsieur Marchand, directeur de I'iufm de Paris, qui nous a aimablement autorisés à publier ce texte dans la Revue française de sociologie. Nous remercions également Monsieur Virtel, bibliothécaire, qui a facilité nos recherches.

Cette publication tient compte des corrections portées sur l'original. Nous avons, en outre, rectifié les fautes de frappe oubliées ; nous avons corrigé quelques erreurs manifestes de transcription (nos corrections sont indiquées entre crochets) ; nous avons ajouté les ponctuations dont l'absence gênait la lecture; nous avons enfin rétabli les paragraphes conformément à ce que nous avons cru être la logique du texte.

Jacqueline Gautherin

(5) E. Devinât (éd.), L'école primaire semblée générale de l'Association amicale française (« Enseignement et démocratie », des instituteurs et institutrices laïques de leçons professées à l'Ecole des hautes études l'Aube), Troyes, Imprimerie de G. Arbouin, sociales par A. Croiset, E. Devinât, J. Boitel 1904. et al), Paris, Alcan, 1905; E. Devinât, La (6) Revue hebdomadaire de l'enseigne- neutralité religieuse à l'école laïque (confé- ment primaire, 1 re- 1 0e année, Paris, 1897- rence faite à Troyes le 2 juin 1904 à l'as- 1907.

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Depuis un peu moins de 30 ans, nous poursuivons en France une entreprise pédagogique qui est certainement une des plus hardies parmi celles qui furent tentées jusqu'ici. Nous avons résolu d'enseigner à nos enfants des écoles primaires la morale en termes purement laïques. Je suis de ceux qui croient que l'entreprise était nécessaire et possible. Je suis aussi de ceux qui sont convaincus qu'une telle révolution n'allait pas sans difficulté. Certainement elle était beaucoup moins simple, beaucoup plus difficile que ne le pensaient les hommes de courage et de foi à qui revient, d'ailleurs, le très grand honneur d'en avoir pris l'initiative. Cela nous explique comment, malgré le zèle et l'ardeur [des] maîtres, les résultats obtenus laissent encore à désirer.

C'est pourquoi, comme sous des formes différentes cette question est peut-être une de celles qui ont tenu le plus de place dans les préoccupations de toute ma vie, j'ai pensé qu'il n'y avait pas de sujet dont je puisse m'entretenir plus utilement aujourd'hui avec vous. Assurément, le problème est beaucoup trop complexe, beaucoup trop difficile pour que je puisse espérer, dans l'espace d'une conférence, le traiter dans toute son étendue. Pour vous faire comprendre, pour justifier comme il le faudrait la méthode qu'il conviendrait de suivre dans l'enseignement de la morale laïque, pour vous faire voir comment cette méthode doit s'appliquer à tout le détail des choses particulières, c'est une année qu'il me faudrait, et même davantage. Mais comme je m'adresse ici à des esprits avertis, j'ai pensé qu'il n'était pas impossible de vous faire tout au moins entrevoir, dans le peu de temps dont je dispose, le sens dans lequel cet enseignement de la morale laïque à l'école primaire doit être orienté, qu'il n'était pas impossible, tout au moins, de vous donner l'impression de l'idée directrice dont il doit s'inspirer. C'est ce que je vais essayer de faire.

Voici comment le problème doit être posé : il s'agit de savoir comment il est possible d'enseigner la morale sans faire d'emprunt à aucune espèce de religion révélée, ni même à aucune espèce de théologie rationnelle. Ce n'est pas que j'entends contester le droit d'existence de ces théologies, mais il est clair que les doctrines métaphysiques ne sont pas accessibles aux enfants. Nous sommes dans l'impossibilité de nous en servir à l'école primaire. Laissons-les donc de côté.

Mais pour que nous soyons fondés à pouvoir nous passer des religions, il faut évidemment que nous ayons raison de croire que nous pouvons faire ou mieux ou aussi bien qu'elles. Il faut que nous ayons raison de croire que nous pouvons rendre les services qu'elles ont rendus elles-

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mêmes et par conséquent, notre première préoccupation doit être de chercher quels sont les services que la religion a rendus, de manière à voir si nous sommes en état, et comment nous sommes en état, de satisfaire aux mêmes besoins quoique d'une autre manière.

Car enfin, vous pouvez bien comprendre que l'alliance contractée jadis entre la morale et la religion ne peut pas être le seul produit de l'interprétation de l'homme. Depuis des siècles, les idées morales se sont abritées derrière les idées religieuses et, pendant longtemps, morale et religion ont été confondues. Eh bien, une affinité aussi étroite entre ces deux sortes d'idées, entre ces deux sortes de conceptions, doit évidemment correspondre à quelque chose de réel, doit évidemment être fondée, dans quelque mesure, dans la nature des choses.

*

Je vais vous montrer le caractère essentiel de la morale; celui qui la distingue de tout ce qui n'est pas elle, de tout ce qui n'est pas vraiment l'activité humaine.

Ce qui caractérise les choses morales, ce qui les distingue de toutes les autres choses humaines, c'est la valeur incommensurable que nous leur reconnaissons par rapport aux autres choses que désirent les hommes. Pour nous en assurer, laissons de côté les théories des philosophes, laissons de côté leurs livres. Ces philosophes, pour être compris, ont essayé de ramener leurs systèmes à quelques formules simples, à quelques règles où leurs conceptions étaient plus ou moins altérées pour les rendre plus ou moins intelligibles à la masse. Laissons donc de côté la morale des livres, interrogeons la conscience publique telle qu'elle parle chez vous, telle qu'elle parle autour de vous.

Il n'est pas douteux que pour toute conscience droite, aujourd'hui comme autrefois, dans tous les pays et dans tous les temps, pour toute conscience droite, les biens moraux ont toujours été considérés comme n'ayant aucune commune mesure avec les autres biens que les hommes désirent et qu'ils poursuivent. Nous pouvons très bien admettre qu'on mette dans les deux plateaux d'une balance d'une part les intérêts industriels et d'autre part les intérêts d'hygiène. Nous pouvons admettre qu'on mette en balance les intérêts de la science et ceux de l'art. On peut mettre, par exemple, en balance les avantages d'une réforme sanitaire et ce qu'elle coûte; on peut examiner si les inconvénients hygiéniques d'une pratique industrielle sont compensés par ses avantages économiques. Nous admettons très bien qu'on puisse se demander si l'état stationnaire de la civilisation, dans tel pays, n'est pas compensé par tel progrès des sciences, ou inversement.

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Mais ce que nous ne pouvons pas admettre sans sentir aussitôt au-dedans de nous une protestation s'élever, c'est que les progrès de l'immoralité puissent être compensés par les progrès de l'industrie, ou les progrès de l'art, ou ceux des sciences. Nous ne pouvons pas concevoir que la valeur économique, artistique, scientifique, d'un côté, et de l'autre, la valeur morale puissent être, en quelque mesure que ce soit, conçues comme équivalentes. Nous ne pouvons pas concevoir qu'entre ces deux ordres de valeurs il puisse y avoir une commune mesure, et c'est pourquoi la morale ne nous apprendra jamais que l'immoralité puisse être effacée, compensée par un avantage industriel ou scientifique. L'immoralité d'une société n'est pas moindre parce qu'elle compte beaucoup d'artistes, beaucoup de savants et beaucoup de grandes machines industrielles. Si petite que soit la place que la morale occupe dans l'ordre des choses humaines, nos consciences doivent lui faire une place à part.

D'où vient donc cette place exceptionnelle qui [lui] est assignée? Analysons la vie morale de l'individu. Toute la vie morale de l'homme est commandée par un certain nombre de règles, de principes, de maximes, d'actions qui nous indiquent, qui nous prescrivent comment il faut agir dans différentes circonstances. La morale est un système de règles.

L'existence de ces règles, de ces maximes, qui déterminent l'action n'a rien de particulier à la vie morale. Il n'y a pas de profession où il n'y ait des règles à observer. Toute espèce de profession a sa technique, c'est- à-dire le code des principes qu'a consacré l'usage. Le maçon qui taille ses pierres a sa technique comme le médecin a la sienne au chevet du malade, comme le professeur a la sienne dans son enseignement, comme l'ingénieur a la sienne dans son usine. Toute notre vie physique est commandée par la technique de l'hygiène et de la médecine. Il y a un ensemble de règles à observer si nous voulons bien nous porter, ou si nous voulons nous guérir. Ces règles, nous les demandons aux médecins, mais elles n'en existent pas moins. Ces règles, ces lois de la technique professionnelle, de l'hygiène, ont un caractère propre, un caractère utilitaire : nous nous y soumettons parce que nous nous en trouvons bien, parce que les preuves auxquelles ces règles ont été soumises les ont consacrées, parce que les expériences passées nous garantissent leur valeur de principe. Les hommes se sont trouvés bien de les suivre pendant si longtemps qu'il y a quelque raison de croire que nous nous en trouverons bien nous-mêmes. Nous nous y soumettons donc, tout simplement, parce que nous espérons retirer de cette soumission des résultats avantageux. Si nous nous conformons aux règles de l'hygiène, c'est parce que c'est la meilleure manière d'éviter les maladies; nous exécutons les ordonnances du médecin parce que c'est la meilleure manière de guérir la maladie. Notre conduite est toujours déterminée dans ces cas par un mobile : résultat désagréable auquel nous nous exposerons si nous violons les principes ; résultat agréable si nous les suivons. Ce sont toujours des considérations utilitaires qui nous dirigent : c'est là la nature intrinsèque de l'acte prescrit et ses suites probables; c'est le désir de voir cet acte produire des suites [agréables].

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II en est tout autrement pour ce qui concerne les règles de la morale. Si nous les violons, nous risquons d'être mis à l'écart, en quarantaine, à l'index. On ne causera plus avec nous de la même manière, on ne nous traitera plus de la même façon, on nous marquera moins d'estime, on nous marquera même du mépris. Si la violation est trop forte, la société même nous frappera. Voilà les conséquences désagréables de notre conduite. Mais il est aussi constant, universel que, pour qu'un acte soit moral, pour qu'un acte soit considéré comme moral par la conscience publique, il ne suffit pas qu'il soit conforme matériellement à la règle qui le prescrit, il ne suffit pas qu'il ait été accompli tel qu'il a été ordonné. Il faut qu'il n'y ait ni crainte de peines, ni désirs de récompenses. La conscience morale a toujours été unanime sur ce point : c'était que l'acte n'était pas moral si nous l'accomplissons pour éviter des conséquences pénibles ou pour chercher des résultats agréables. Voilà quelque chose de bien particulier. Pour qu'un acte soit moral, il faut qu'il ait été accompli d'une certaine manière. Pour que la règle soit obéie comme il convient qu'elle soit obéie, il faut que nous nous y soumettions non pas pour éviter des peines ou pour avoir des récompenses, mais tout simplement parce que la règle commande, et par respect pour elle, et parce qu'elle nous apparaît comme respectable. Il faut, en un mot, comme le dit la conscience publique, il faut faire le devoir parce que c'est le devoir, par respect pour le devoir.

Vous vous demandez comment cela est possible ! Constatez seulement maintenant que tout le monde parle ainsi. Je ne parle pas ici des philosophes. Mais vous sentez bien aussi que, pour qu'il en soit ainsi, il faut qu'il y ait dans ces règles un prestige tout particulier, une autorité exceptionnelle qui fasse plier cette volonté et nous impose l'obéissance. Oui, ces règles morales ont cette autorité. Nous savons bien tous de quel ton de commandement parle le devoir quand il parle. Il a un ton coupant, tranchant ; il ne permet pas de doute. Le plus souvent, nous hésitons quand nous nous demandons ce qu'il faut faire dans la vie pour notre conduite utilitaire. Mais quand il s'agit du devoir, tout est clair, tout est net. Il commande d'une manière précise. Pour avoir une idée de sa manière, il faut nous écouter. Ecoutez cette voix intérieure que tous les hommes connaissent si bien. La plupart des hommes ne savent pas d'où elle vient, mais tous les hommes la sentent en eux, et quand elle se fait entendre c'est avec un accent tel que nous ne pouvons pas la méconnaître. Nous pouvons rester sourds à cette voix, mais nous ne pouvons pas la nier. Elle a un caractère impératif, elle commande, et c'est là ce qui fait la sécurité avec laquelle nous agissons quand nous croyons enfin voir clair. Quoi qu'en aient dit certains philosophes, le devoir n'est pas tout simplement un ensemble de consignes sévères, imperatives, auxquelles il faut obéir parce qu'elles commandent. Si la morale n'était rien de plus, si elle avait des exigences de ce genre, il est probable que les hommes ne pourraient pas la pratiquer. Si la morale n'était que ces commandements, on se demanderait pourquoi les hommes pourraient la violer.

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Pour que nous pensions faire le devoir, il ne suffit pas qu'il parle impérativement; il faut que les actes qu'il commande puissent nous toucher, nous émouvoir. Il faut que l'acte réclamé ne nous soit pas étranger, que nous puissions le désirer, que, de quelque manière, il nous apparaisse comme bon et digne d'être aimé. La morale nous apparaît comme un système de principes impérieux, d'une part. Mais si elle n'était que cela, nous pourrions bien nous y conformer, nous pourrions bien céder à la contrainte, mais nous ne pourrions pas la vouloir vraiment. Pour la vouloir, il faut que nous puissions aussi l'aimer. C'est ce qu'a senti l'opinion commune, quand elle dit que dans la morale il y a deux idées, l'idée de devoir et l'idée de bien.

L'idée de bien, qu'est-ce que cela veut dire? Cela veut dire que la morale n'est pas seulement un système de règles, mais que l'acte moral est bon, qu'il peut être désiré, que nous pouvons l'aimer. Le philosophe Kant a essayé, tant il avait une haute idée du devoir, de ramener l'idée de bien à l'idée de devoir. Mais cette réduction est impossible. On ne peut ramener l'idée de bien à l'idée de devoir. L'idée de bien a son éclat propre, on ne peut pas violer [voiler?] cet éclat à nos yeux sans que son horizon en soit plus ou moins assombri, il faut que la morale nous apparaisse comme aimable et comme digne d'être aimée, qu'elle parle à notre cœur et que nous puissions l'accomplir, même dans un moment de passion.

Mais nous allons retrouver, dans un second caractère, comme un aspect du premier. Nous désirons les actes moraux comme les autres biens; mais les biens moraux se distinguent de tous les autres ; on peut aimer les honneurs, on peut aimer la richesse, la fortune, la gloire ; et pour obtenir ces biens, il n'y a en quelque sorte qu'à suivre la pente de nos désirs qui nous y portent eux-mêmes. Nous pouvons les guider par l'intelligence, les diriger avec réflexion, nous n'avons pas à leur résister, nous n'avons qu'à les suivre. Au contraire, quand nous accomplissons les actes de la morale, il y a un effort, une peine, un sacrifice. Vous sentez bien que tout le détail de notre vie journalière est fait de sacrifices de tous les instants. A tout moment, nous faisons des sacrifices; même la vie morale ordinaire, terre à terre, suppose des efforts de ce genre. Nous savons bien qu'un acte moral trop facile à faire n'est pas un acte moral. Dans quelque mesure et de quelque manière que ce soit, nous faisons violence à quelque chose quand nous accomplissons un acte moral. Oui, nous suivons nos désirs, mais aussi nous en refoulons d'autres, nous faisons violence à notre nature. En agissant moralement, nous nous élevons au-dessus de nous, nous nous sentons supérieurs. Si nous ne nous faisions pas violence, si nous retombions au niveau de notre vie ordinaire, nous ne pourrions pas agir moralement.

Dans le bien moral, il y a quelque chose qui nous dépasse. De quelque manière qu'on les conçoive, les fins morales doivent être représentées comme transcendantes par rapport aux autres. Qu'on se représente la morale comme système de règles qui commandent, ou comme un idéal qu'on désire, dans un cas comme dans l'autre, la morale nous apparaît comme

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se rattachant à un monde qui ne nous est pas étranger sans doute, à un monde qui nous touche évidemment, mais à un monde qui nous dépasse infiniment. Si bien que, quand nous le voulons, nous avons le sentiment que nous nous élevons, que nous dominons quelque chose en nous. Voilà ce qui fait que, de tout temps, les idées morales ont été traitées et exprimées sous des formes religieuses. Il est difficile de faire un acte moral. Quand nous agissons moralement, nous nous arrachons, dans quelque mesure, à nous-mêmes, nous tournons les yeux vers quelque chose qui nous dépasse, qui nous domine. Voici comment les idées morales étaient presque nécessitées à s'envelopper de symboles religieux. Les hommes ont besoin de comprendre quand ils agissent, quand ils luttent pour atteindre cet idéal qui, de tout temps, a eu le même caractère, qui tient une telle place dans la vie. Comme se faisait-il qu'à certains moments ils étaient tout prêts à oublier leurs intérêts, à sacrifier même leur vie? A quoi se subordonnèrent-ils pour que cet idéal ne leur apparût pas comme une vaine fantasmagorie de leur esprit? Où trouver cette réalité à laquelle ils se rattachaient si désespérément?

* * *

La religion enseigne que, par-dessus le monde où nous vivons et dont nous faisons partie, il existe une puissance morale d'un autre genre, qui nous domine, qui nous est supérieure, et dont nous dépendons. Puisqu'elle nous est supérieure à ce point, elle a tout ce qu'il faut pour être la législatrice de notre conduite, nous sommes ses sujets. C'est la puissance divine. Nous sommes dans ses mains. Elle a en elle toute l'autorité nécessaire pour nous faire la loi. Elle a la majesté, et la majesté que nous lui reconnaissons explique la majesté de la loi même. L'explication est toute naturelle. Mais, d'autre part, un dieu, ce n'est pas seulement un législateur révéré, un maître impérieux qui nous donne des ordres sous lesquels il faut nous courber sans les comprendre. Un dieu, c'est en même temps une puissance secourable qui nous aide et qui nous assiste. Dieu nous a faits, dit la religion, c'est de lui que nous tenons l'existence. Il est notre père, il est notre ami, nous pouvons compter sur lui, si nous nous conformons à ses ordres. Il a donc tout ce qu'il faut pour nous commander, il a tout ce qu'il faut pour être aimé.

Et ainsi, la loi morale se trouve rattachée à la personne divine ; et voilà comment les premiers hommes ont considéré la loi morale comme étant la parole même de Dieu. Par suite de cette condition, les règles empruntaient une grande puissance morale à celle dont l'homme dépendait, et c'est pourquoi il devait se soumettre avec amour, il devait faire violence à sa nature tout en aimant Dieu. L'acte moral exigé ainsi de lui était dans son intérêt puisqu'il était réclamé de lui par un être essentiellement bon, par une puissance paternelle. Et, de cette façon, les petits enfants eux-

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mêmes pouvaient comprendre d'où venait ce respect qu'on réclamait d'eux pour la loi morale.

Voilà ce qui fait la grosse difficulté de la morale laïque. Ce qui est malaisé, ce n'est pas de trouver des raisons très laïques pour montrer pourquoi telle ou telle manière d'agir est recommandable. Ce qui est beaucoup plus difficile, mais pas impossible cependant, c'est d'une manière générale de faire comprendre à l'enfant pourquoi il y a des devoirs, pourquoi il faut se faire violence, se détacher de soi-même pour les accomplir. Il faut qu'il comprenne qu'il y a, au-dessus de lui, quelque chose devant quoi il doit s'incliner, des règles auxquelles il doit obéir parce qu'elles commandent, il faut les rattacher à une puissance morale dont elles émanent; et pour que les actes réclamés puissent apparaître comme bons il faut concevoir cette puissance comme bienfaisante, comme bonne.

Si nous renonçons à nous servir d'une puissance divine, il faut que nous en trouvions une autre qui puisse jouer le même rôle. Eh bien oui, il y en a une, une puissance dont la divinité n'est qu'une expression symbolique; oui, il y a une puissance qui est près de nous, en nous-mêmes. Elle est aussi mystérieuse, comme l'autre, mais nous pouvons la montrer, la faire comprendre, la faire voir, comme nous pouvons faire voir le monde extérieur. Cette puissance morale aussi réelle que la puissance physique, mais que les yeux du corps ne voient pas bien, mais c'est la société, la société dont nous faisons partie. Et en effet, une société est à ses membres ce qu'un dieu est à ses fidèles. Un dieu, c'est une puissance supérieure à l'homme et qui lui commande, dont il dépend. Eh bien, la société a, par rapport à chacun de nous, la même supériorité; et cette supériorité, nous ne sommes pourtant pas sans en avoir le sentiment. La société, tout comme la divinité, dépasse infiniment l'individu, dans l'espace comme dans le temps. L'individu, mais c'est un point dans l'infini social. Il est perdu dans cette immensité !

Mais, d'autre part, on dit que les sociétés sont mortelles. Oui, toutes les sociétés sont mortelles, mais les dieux mêmes ont été souvent considérés comme mortels. Si donc les sociétés sont mortelles, il n'en est pas moins vrai que leur existence est extrêmement plus longue que celle de l'individu. Les générations passent, la société demeure. Sa vie à elle ne se compte pas par jours, par semaines, par années; elle se compte par siècles. Par conséquent, dans le temps aussi, elle dépasse l'individu. C'est aussi une puissance morale, or la collectivité, c'est le système formé par toutes les consciences individuelles dans le présent, dans le passé. Elle dépasse l'individu dans l'espace, mais elle le dépasse aussi au point de vue de la richesse morale. Par conséquent, il y a dans les consciences individuelles moins de civilisation, moins de moralité que dans la totalité, aucun de nous ne l'absorbe dans sa totalité. La science, l'art, la religion, toutes les croyances, toutes les idées de la technique économique, industrielle, commerciale, tout cela c'est dans la société; tout cela nous dépasse, nous déborde de toutes façons.

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Toutes les religions ont présenté Dieu comme le législateur de la conduite humaine. Mais l'histoire est là qui nous montre la réalité, et cette réalité c'est que la vraie puissance législatrice des hommes, la seule, c'était la société. Quand nous regardons dans la réalité, nous voyons aussi que la morale a vécu la vie des sociétés. Chaque société a eu sa morale, a sa morale. Il y eut la morale grecque, la morale romaine. La morale évolue dans l'espace comme elle évolue dans le temps. On disait jadis : la morale grecque, la morale romaine ne ressemblent pas à la nôtre ; mais cela tenait simplement à ce que l'esprit des gens de ce temps n'était pas suffisamment ouvert : ils ne pouvaient pas voir la vérité là où elle était. Eh bien, l'histoire ne nous permet pas d'admettre une pareille thèse. Si les Romains avaient une autre morale que la nôtre, ce n'est pas du tout par suite de leur erreur, de leur aveuglement. Non, c'est parce qu'ils ne pouvaient pas en avoir une autre. Etant donné l'organisation de la cité romaine, la morale ne pouvait être autre qu'elle était. Les Romains ne pouvaient pas vivre avec une autre morale. Si, par hasard, on avait pu infiltrer nos idées dans l'esprit des Romains, la cité romaine n'aurait pas vécu. Du jour où les idées morales ont changé, l'empire romain s'est écroulé. Le rôle de la morale c'est de faire vivre les hommes ensemble, et non pas de les faire mourir. Parce que, à un moment, il n'y avait de possibles que des sociétés de ce genre, il n'y avait de possibles que des morales de ce genre. Si la société romaine n'avait pas existé, vous en prendriez bien votre parti aujourd'hui. Mais notre civilisation en vient en grande partie. Si l'anneau de la chaîne historique avait manqué, c'est l'histoire même qui n'aurait pas été ce qu'elle a été. Ce n'est pas par un hasard, par un caprice de l'homme, que la morale a changé. Non, c'est parce qu'étant donné telle société il ne peut y avoir que telle morale. Si vous me donnez la manière dont on entend le mariage, la famille, dans une société, je pourrai vous dire quelle était la morale de cette société, car tout cela est intimement lié.

Notre morale à nous est liée à notre organisation sociale, comme la morale romaine était liée à l'organisation de la cité romaine, comme la morale grecque était un produit de la société grecque. Relisez l'admirable et toujours jeune livre de Fustel de Coulanges : La Cité antique, et vous en serez convaincus. C'est la société qui institue la morale puisqu'elle l'enseigne. A supposer même qu'on puisse démontrer la vérité morale en dehors du temps et de l'espace, pour que la vérité morale devienne une réalité, il faudrait qu'il y ait des sociétés qui s'en emparent, qui la sanctionnent et la fassent réalité. Pour la justice que nous demandons, il faut des législateurs qui la fassent passer dans la loi. La morale n'est pas une chose de livres ; elle jaillit des sources mêmes de la vie et elle devient un facteur réel de la vie des hommes. Elle n'est que dans la société et par la société.

Voilà donc un aspect de la divinité que nous trouvons dans la société. Cette grande puissance morale que possède la société, nous la voyons nous commander; toute la législation morale nous vient d'elle. Un dieu n'est pas seulement un maître respecté, un maître redouté, c'est aussi une puis-

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šance secourable, bienfaisante. Eh bien ! la société remplit elle-même aussi cette condition. La société, par certains côtés, nous domine, nous dépasse, nous commande. A chaque instant, elle nous gêne, elle demande que nous fassions des sacrifices pour elle. De ce côté elle nous apparaît comme une grande puissance dominatrice.

Mais elle n'est pas tout entière en dehors de nous : elle est aussi en nous. Elle n'est vraiment réelle et vivante que dans les consciences particulières. Elle est en nous et elle est en dehors de nous. Elle est la meilleure partie de nous-mêmes. Tout ce qu'il y a en nous de vraiment humain nous vient de la société, tout ce qui constitue nos consciences d'hommes nous vient d'elle. Le langage est un produit de la société, qui, comme la morale, exprime une des physionomies de la société. Apprendre des mots, ce n'est pas seulement apprendre des sons c'est aussi apprendre des idées. Un dictionnaire contient toute une manière de penser. Dans une langue, il y a une mentalité propre. En apprenant une langue nous emmagasinons tout un système d'idées qui expriment la réalité et tout un ensemble de manières de voir les choses. C'est en apprenant la langue maternelle que se forme notre esprit. La langue nous vient de l'éducation sociale. Une autre école à laquelle nous nous formons, c'est la science. Vous recevez ici une culture scientifique. Vous savez comment l'esprit se forme sous l'action de la science. Ceux mêmes, d'ailleurs, qui ne reçoivent pas directement cette culture, ceux-là mêmes qui sont privés de toute culture scientifique sans se douter de rien en bénéficient. La science élabore pour tous, et les découvertes d'un seul deviennent la propriété de tous. La géométrie nous a appris à faire, à agir d'une certaine façon; la notion de cause nous a été donnée par la science; toutes les grandes notions, toutes les notions essentielles que nous acquérons chaque jour, nous les acquérons à l'école de la science. Retirez de notre esprit tout ce que nous acquérons par le langage, par la science, qu'est-ce qui restera? Retirez également ce qui vient d'une vie affective, songez à ces multiples sentiments domestiques, à ces multiples sentiments moraux que nous avons. Il y aura toujours en nous l'amour paternel, maternel, dira-t-on. Erreur ! Il y a eu certaines sociétés où ces sentiments n'existaient pas, où il n'y avait pas de sentiment paternel. Je ne sais pas s'il y a un seul sentiment dans le cœur de l'homme qui ne vienne pas de la société. C'est la société qui éveille ces sentiments suivant les temps, suivant les lieux, suivant les conditions. Les sentiments évoluent incontestablement.

Vous voyez comment notre esprit est le produit de l'action sociale. Et ce n'est pas seulement pendant la première période de la vie que la société se mêle à notre vie intérieure, ou quand nous sommes adultes. En réalité, cette action continue à consolider perpétuellement l'œuvre édifiée. Si elle ne le faisait pas, si cette action ne se poursuivait pas, l'œuvre sociale s'écroulerait. Notre organisation une fois formée a besoin de toujours se sustenter. L'être moral que la société crée en nous, si elle ne venait pas perpétuellement réparer ses pertes comme les aliments viennent réparer les pertes de notre corps, dépérirait et mourrait. Nous agissons, donc nous

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[déjpensons. Mais nous ne pouvons pas dépenser avant d'avoir reçu un réconfort. Il faut que le budget de notre organisme physique se tienne en équilibre pour être en état de santé. Il en est de même pour notre organisme moral. Les efforts que nous faisons pour réussir, ces efforts impliquent des dépenses. Pour soutenir ces fatigues il y a, à chaque instant, des éléments qui nous arrivent, qui nous viennent du dehors, sans que nous nous en doutions. Il y a là un afflux de forces qui nous réconfortent perpétuellement, sans que nous nous en rendions compte. Ainsi, nous ne pouvons nous passer de l'approbation de nos semblables, de l'assentiment de l'opinion publique.

Sans doute, nous pouvons nous raidir contre elle, mais nous n'y arrivons jamais qu'à condition de dépenser davantage. Nous sommes obligés de tirer de nous seuls l'effort pour la lutte nouvelle. Quand nous sentons nos contemporains d'accord avec nous, nous sommes pénétrés de sentiments que nous sentons nous venir d'elle. Nous nous sentons plus forts, mais, en réalité, nous sommes plus forts. Ce sont des forces réelles, malgré qu'elles ne se mesurent pas au dynamomètre. Nous sommes réellement plus forts. Nous avons besoin d'être soutenus, encouragés, c'est là une action de tous les instants, mais nous la sentons surtout dans les époques critiques, quand nous sommes particulièrement abattus, découragés. Si nous nous mêlons à un groupe auquel nous sommes attachés, nous nous sentons de suite retrempés. C'est dans ces occasions que se sent l'utilité de la famille, l'utilité des groupements, des fêtes et des cérémonies publiques. A quoi servent ces manifestations ? Elles servent à entretenir les sentiments collectifs de la société, en réunissant les masses, en les invitant à revivifier ces sentiments en les exprimant en commun. Dès que les individus sont rassemblés, vous savez combien ces sentiments sont exaltés. Les partis politiques s'en rendent bien compte. Ils cherchent toutes les occasions de grouper les individus pour réconforter, exalter leurs sentiments. Notre volonté se trouve donc accrue par le groupement. Il y a ainsi de cette manière, sans que nous le voyions bien clairement venir du dehors, un apport perpétuel de force, qui vient nous sustenter incessamment et dont nous ne pouvons pas nous passer.

Alors, vous comprenez comment la société, en même temps qu'elle est une puissance législatrice, est aussi une puissance secourable, une source de force, et pourquoi nous devons l'aimer; c'est d'elle que nous vient en partie notre vie. Nous tomberions au rang de la brute si nous retirions ce qu'elle a fait pour nous. Retirez le langage, il ne reste plus que les sensations de la vie animale; il n'y a plus d'idées générales. Toutes les formes supérieures de l'activité humaine sont d'origine sociale. La religion l'avait bien senti. Je vous dis là sous une forme laïque ce qu'on a enseigné dans les églises : il y a dans l'homme une partie éminente qui le dépasse, étincelle divine; c'est l'âme, expression symbolique d'une réalité. Il y a dans nous quelque chose, une partie éminente, excellente, qui nous dépasse, qui tout en restant nôtre est au-dessus de nous. Cette partie, c'est justement ce que la société a développé. Mais que serait l'homme sans la société?

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S'il n'y avait pas de société, l'homme ne serait pas un être humain. Nous ne pouvons pas savoir, en vérité, ce que serait l'homme en dehors d'une société. Vous voyez maintenant comment nous pouvons vouloir la société bien qu'elle nous commande, car la vouloir c'est nous vouloir, la nier ce serait nous nier : notre sort est lié au sien.

Si je n'étais pressé par le temps, je vous montrerais le parallélisme de la notion d'une société d'une part et de la notion de la divinité de l'autre. Un dieu est nécessaire aux fidèles, mais le dieu a besoin de ses fidèles, il réclame des offrandes et des sacrifices. Le dieu mourrait si on n'apportait pas de sacrifices sur ses autels. Les religions d'aujourd'hui sont plus idéalistes que les anciennes religions, mais ce Dieu qu'on adore aujourd'hui a besoin, lui aussi, de ceux qui l'adorent tout comme les dieux d'autrefois. Si le dieu chrétien n'était pas adoré, prié, il n'existerait pas. Il ne vit que parce que nous le prions. Nous lui conférons l'existence, nous lui donnons l'existence, de même que nous la tenons de lui. Vous trouvez le même cercle dans la vie sociale. L'individu a besoin de la société. Mais, d'un [autre?] côté, il est bien clair que la collectivité ne serait rien sans les individus. Nous avons besoin de la société, mais elle aussi a besoin de nous. Parfois, quand on montrait tout ce qu'il y a de supérieur à l'individu, on disait : la société n'existe pas en dehors de la conscience individuelle. Mais qu'est-ce que cela prouve? Rien du tout. Il y a là un cercle comme il y en a un dans la vie. Il n'y a pas jusqu'à l'élément de mystère que nous sommes habitués à sentir autour de la divinité, que nous ne retrouvions même dans la société. Que voyons-nous de la société ? Nous n'en apercevons que quelques rares éléments : ceux qui sont groupés autour de nous. Et cependant, à cet instant précis, il y a tout autour de nous comme une multiplicité de murmures confus qui montent et nous arrivent de toutes parts, et qui nous pénètrent. Tout cela, c'est l'écho d'une vie commune énorme, dont nous ne connaissons qu'une toute petite partie. Ecoutez! C'est l'énorme bruissement sourd, confus, de cette grande machine sociale ! Mais nous ne le sentons que d'une manière mystérieuse, mais cette puissance qui s'agite est vague et mystérieuse! Plus je vais et plus je suis convaincu qu'au fond de la divinité, ce n'est rien autre chose que la puissance de la collectivité exprimée à l'aide des symboles. On s'est imaginé que les dieux anciens étaient des puissances physiques. Ce n'est pas sou- tenable; vous sentez bien qu'en dehors des grandes forces physiques il y en a une autre qui nous touche de plus près : c'est cette grande puissance morale dont nous avons parlé. Et le dieu, et les dieux, ont d'abord été connus comme des puissances morales. Il y a tout lieu de supposer que la puissance divine, c'est la société personnifiée, hypostasiée.

La société peut jouer le même rôle dans la vie morale que celui que les mythologies ont assigné aux dieux de tous les temps. Le rôle des dieux, ce sont les sociétés qui le remplissent. Nous pouvons substituer la puissance politique, la puissance sociale, à la puissance religieuse. Cette substitution est toute légitime. Elle ne fait que remettre les choses à leur place.

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Elle remplace le symbole par la réalité que ce symbole exprimait mais qu'il dénaturait en l'exprimant.

Alors, l'enseignement de la morale devient possible. Il n'y a plus d'enseignement purement livresque. L'enseignement consiste à faire voir une réalité, à la faire toucher du doigt. Enseigner les sciences, c'est enseigner quelque chose de réel. Enseigner la morale, c'est montrer comment la morale se rattache à quelque chose de réel. Trop souvent on est obligé de laisser ces idées en l'air, on ne voit pas à quoi elles se rattachent. En effet, cette réalité existe. Vous pouvez la faire voir aux enfants. Il y a là tout un monde qu'on leur laisse trop ignorer et dans lequel il faut les faire pénétrer. Nous leur faisons découvrir le monde physique, mais nous ne leur disons rien du monde social. Nous pouvons nous servir de l'histoire pour leur montrer les liens qui nous rattachent au monde. Ces liens dominent notre vie, mais ils ne sont pas des liens matériels qu'on peut toucher. On ne les sent pas toujours, alors on les nie. Il faut ouvrir les yeux de la pensée qui feront voir comment, par cela seul que les hommes vivent ensemble, ils tiennent à d'autres choses qu'à eux-mêmes.

Il n'y a pas d'enseignement plus important. Voilà comment les enseignements qui se dégagent de la vie réelle peuvent préparer déjà la première formation de cette idée morale. On peut lui faire voir qu'il est différent, quand il est en groupe, de ce qu'il est tout seul. On peut lui faire voir comment, quand il est découragé, il retrouve son courage, comment, quand il est tout seul, il n'est pas comme il est avec ses camarades. Il y a surtout un enseignement de l'histoire qui devrait servir précisément à faire voir ce que c'est que cette réalité sociale. On peut montrer ce que les hommes ont été jadis, comment ils étaient attachés à un groupement, comment chaque génération a déterminé la génération suivante. De cette façon, on lui fera découvrir tout ce monde, nouveau pour lui, du passé pour lequel ses sens ne sont pas encore exercés. L'enseignement des sciences lui-même est utile à ce point de vue. Car ne croyez pas que l'homme soit seul à vivre en groupe. Tout l'univers n'est qu'une immense société dont chaque corps céleste est une portion. L'atome attire l'atome; la cellule attire la cellule. On a dit que le corps humain n'était qu'une association de cellules. Cette loi des groupes domine l'univers entier. Il y a là des idées très simples, qui n'ont rien de complexe, qui peuvent être présentées sous une forme élémentaire. Tout l'enseignement devrait dégager ces idées-là. S'il ne peut pas le faire, il n'y a rien à faire dans l'enseignement de la morale.

Pour que l'enseignement de la morale soit possible, il faut maintenir intacte la notion de société. Il faut maintenir que la société, c'est la condition même de la civilisation et de l'humanité. Et puisque la patrie n'est autre chose que la société la plus hautement organisée qui soit, vous entrevoyez que nier la patrie, ce n'est pas tout simplement retrancher certaines idées reçues, c'est atteindre la vie morale à sa source même.

Sans doute, on croit qu'on peut opposer la patrie à l'humanité. C'est le résultat d'une énorme erreur. Le groupe hautement constitué, le plus

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élevé qui soit, c'est la société politique, c'est-à-dire la patrie. Assurément, je sais bien quels sont les nobles sentiments qui sont à la base de cette négation de la patrie. Parce que la machine sociale est une lourde machine, elle n'évolue pas toujours au gré de nos désirs. La société, telle qu'elle est, apparaît comme un obstacle aux âmes ardentes, éprises d'idéal. Rien de plus humain que de vouloir écarter l'obstacle. Et voilà comment, sous l'influence de sentiments généreux, on aboutit à cette conclusion que la société présente est une ennemie qu'il faut vaincre et dont il faut se défaire à tout prix. Je n'essaierai pas de réfréner en vous ces ardeurs généreuses si vous les ressentez. Je crois, au contraire, qu'il n'y a aucunement lieu de les attiédir arbitrairement, et si, par hasard, ces ardeurs peuvent avoir quelque chose d'excessif, je m'en remets au contact de la réalité pour vous apporter, plus tôt peut-être que plus tard, les tempéraments nécessaires. Il ne s'agit pas de protester contre ces sentiments, mais ce que je veux vous faire comprendre, c'est que ces sentiments sont trop violents et qu'ils se tournent contre eux-mêmes.

Car, en somme, qui crée ces idées nouvelles? c'est la société. Il faut donc qu'on s'intéresse à elle pour les avoir. C'est à elle que nous devons le peu de justice que nous avons. C'est à elle seulement que nous pouvons demander la justice plus haute à laquelle nous aspirons. Si nous cherchons à détruire notre patrie, à la nier, nous cherchons à détruire l'instrument nécessaire aux transformations que nous pouvons espérer. Cette destruction de la patrie que l'on rêve n'a toujours pas été un rêve. Elle s'est réalisée jadis. Il y a eu un moment où toutes les patries ont sombré. Toutes les sociétés qui composaient l'Empire romain détruit par les invasions des barbares n'ont pas succombé. Mais qu'est-il résulté de cette subdivision à l'infini ? Un immense recul de la civilisation. Le Moyen Age n'a été qu'une période de ténèbres. La destruction de la patrie n'aurait pas d'autres résultats. Je ne sais pas s'il sera possible d'empêcher les violences de se produire; elles joueront peut-être, dans le futur, un rôle comme elles en ont joué dans le passé, mais plus laid. Il est possible qu'un jour ou l'autre, il y ait un autre Moyen Age, mais il faut qu'il soit moins long, moins ténébreux que le nôtre.

La société présente sait aimer celle d'hier et celle de demain que la société d'hier et la société d'aujourd'hui portent dans leurs flancs. Et si l'enfantement est douloureux, laborieux, c'est une raison de l'aider dans son travail et non pas de nous retourner contre elle. Il faut l'aimer dans ses misères, car comme elle tient à tout notre être moral par toutes nos fibres, ses misères sont aussi nos misères, ses souffrances aussi nos souffrances. Il est impossible que nous nous laissions aller contre elle par un emportement violent sans que du même coup nous nous blessions et nous nous déchirions nous-mêmes.

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