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Ehrhard Behrends traduit de l’allemand par Yannis Haralambous Cinq minutes de mathématiques LA SÉRIE T Société Mathématique de France

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Ehrhard Behrends

traduit de l’allemand parYannis Haralambous

Cinq minutesde mathématiques

LA SÉRIE T

Société Mathématique de France

LA SERIE TCollection dirigee par Jean-Paul Allouche

CINQ MINUTES

DE MATHEMATIQUES

par

Ehrhard Behrends

traduit de l’allemand parYannis Haralambous

Societe Mathematique de France2011

Comite de redaction

Valerie Girardin Jeanne Peiffer

Pierre B.A. Lecomte Benoıt Rittaud

Jean-Paul Allouche (dir.)

Diffusion

Maison de la SMF Hindustan Book AgencyCase 916 - Luminy O-131, The Shopping Mall

13288 Marseille Cedex 9 Arjun Marg, DLF Phase 1France Gurgaon 122002, Haryana

[email protected] Inde

Tarifs

Vente au numero : 29 e ($ 43)

Des conditions speciales sont accordees aux membres de la SMF.

Secretariat : Nathalie Christiaen

La Serie TSociete Mathematique de France

Institut Henri Poincare, 11, rue Pierre et Marie Curie75231 Paris Cedex 05, France

Tel : (33) 01 44 27 67 99 � Fax : (33) 01 40 46 90 [email protected] � http://smf.emath.fr/

© Societe Mathematique de France 2011

Tous droits reserves (article L 122–4 du Code de la propriete intellectuelle). Toute representationou reproduction integrale ou partielle faite sans le consentement de l’editeur est illicite. Cette re-presentation ou reproduction par quelque procede que ce soit constituerait une contrefacon sanc-tionnee par les articles L 335–2 et suivants du CPI.

ISSN en cours

ISBN 978-2-85629-325-6

Directeur de la publication : Bernard HELFFER

Preface

Au cours des annees 2003 et 2004 apparut la premiere — et pour le mo-ment, unique — rubrique mathematique reguliere dans un journal d’en-vergure nationale. Les « Cinq minutes de mathematiques » paraissaienttous les lundis dans le journal berlinois « Die Welt ». Un autre quotidien,le « Berliner Morgenpost », republiait ces articles, avec un decalage dequelques semaines.

En l’espace de deux ans, une centaine de contributions sur les thema-tiques les plus variees a ete publiee. Le lectorat du journal a ainsi pu ac-ceder a une presentation de plusieurs domaines des mathematiques : lacryptographie et la theorie du codage, la fascination des nombres pre-miers et de l’infini, les mathematiques du lecteur de disque optique oude la tomographie par ordinateur, le probleme des chevres et de la Fer-rari, les mysteres du calcul de probabilites, etc.

Le present livre contient la totalite des articles de cette rubrique. Tousont ete retravailles et enrichis de textes explicatifs et de figures, et cela ena fait doubler le volume.

Nous invitons a leur lecture tous ceux qui souhaitent s’informer sur lesaspects des mathematiques contemporaines qui soient comprehensiblessans le bagage du specialiste. L’auteur espere egalement convaincre leslecteurs et les lectrices souffrant des suites d’un traumatisme mathema-tique depuis leurs annees d’ecole, que cette discipline est, malgre tout,plus fascinante et saisissante que seche et ennuyeuse, comme ils le croientpeut-etre.

Ehrhard Behrends, Berlin, juillet 2006

SOCIÉTÉ MATHÉMATIQUE DE FRANCE

6 PREFACE

Preface a la deuxieme editionL’accueil du public pour les « Cinq minutes de mathematiques » a ete

tres favorable. Depuis la premiere edition sont parues des traductions enanglais et en japonais.

J’ai eu une correspondance tres fructueuse avec le traducteur de laversion anglaise, David Kramer. Il m’a signale les fautes de frappe quim’avaient echappees et ses questions m’ont amene a modifier mon textepour faciliter sa comprehension aux lecteurs sans formation mathema-tique.

Ces ameliorations, ainsi que les nombreux retours que j’ai eus de lapart des lecteurs, ont ete integres dans la deuxieme edition.

Je voudrais egalement remarquer que la rubrique « Cinq minutesde mathematiques » paraıt de nouveau en cette « annee des mathema-tiques » 2008, dans les pages du journal « Die Welt ». Avec, cette fois-ci,douze auteurs (un par mois) et je n’en suis que le coordinateur.

Ehrhard Behrends, Berlin, mai 2008

La rubrique« Cinq minutes de mathematiques »

du journal « Die Welt »

Nos contemporains n’apprecient pas toujours les mathematiques. Lesnombres et les formules leur paraissent difficiles, incomprehensibles, abs-traits et surtout eloignes du monde reel. Apres tout, on a peut-etre besoind’un penchant special — similaire a celui pour la musique — pour s’in-teresser passionnement aux mathematiques.

Mais je suis convaincu que de nombreuses personnes entreraient avecplaisir dans le domaine de la reine des sciences si on leur proposaitun pont vers le royaume fascinant des mathematiques. Les enseignantspeuvent creer de tels ponts en habillant le programme scolaire d’his-toires captivantes tirees « du monde reel ». On pourrait, par exemple,donner une motivation a l’etude des courbes abstraites, en parlant ducalcul des parametres optimaux pour un pret hypothecaire. Ou utiliserla geometrie pour le calcul de la surface d’un appartement tordu et dunombre de rouleaux de papier peint necessaires pour le tapisser. Et s’ils’agit de nombres premiers, l’histoire des codes secrets et du decryptagede secrets de guerre pourrait ranimer l’attention de certains eleves.

Les mathematiques sont une discipline-cle utilisee partout dans notrevie quotidienne : de la caisse a lecteur de code barre jusqu’au developpe-ment de nouveaux modeles de voitures et d’avions, ou aux tomographesa rayons X en imagerie medicale, en passant par le calcul de taux d’in-teret et les codes PIN des cartes bancaires. Les mathematiques font volerles sondes spatiales vers des planetes eloignees et donnent vie aux robots.Elles reglent le pas du progres technique et sont — si l’on s’y abandonne— incroyablement interessantes.

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8 LA RUBRIQUE

Et meme si pour certains, le pont vers les mathematiques n’a pas pus’etablir pendant la periode scolaire, les adultes ont egalement la possi-bilite d’acceder a cette discipline. On assiste aujourd’hui, dans les me-dias, a une multiplication d’articles a caractere scientifique. Helas, les ma-thematiques sont mal representees dans cette plethore d’articles scienti-fiques : peu de journaux, de stations radio ou de chaınes de televisionse penchent, ne serait-ce que sporadiquement, sur des thematiques ma-thematiques — alors que celles-ci meriteraient certainement plus d’atten-tion. Pour de nombreux redacteurs, les mathematiques semblent etre untabou.

Le journal « Die Welt » echappe a ces superstitions et phobies collec-tives et n’hesite pas, a l’occasion, a consacrer une double page aux pro-prietes du nombre � (25 fevrier 2006).

Par le biais de la rubrique hebdomadaire « Cinq minutes de mathema-tiques » et sous la plume du prof. Ehrhard Behrends, le journal a consacreun emplacement fixe aux sujets mathematiques, pendant plus de 100 se-maines. Par la correspondance recue, nous savons que les lecteurs se sontfortement interesses a cette rubrique. Habillees par des histoires moti-vantes, les mathematiques y etaient rendues breves et claires, la transmis-sion des idees etait comprehensible et efficace. Quelle surprise que devoir tellement de gens trouver gout a ces mathematiques tant decriees.

La rubrique « Cinq minutes de mathematiques » du journal « DieWelt » a eu le merite d’atteindre un plus grand nombre de lecteurs queles seuls abonnes au journal. Nous nous rejouissons du fait que les edi-tions Vieweg rendent les 100 episodes de cette rubrique accessibles a un— esperons-le — large public.

Le prof. Behrends est un batisseur de ponts dans le monde des mathe-matiques. Il a le talent d’habiller les contenus mathematiques de manieresi agreable que l’on ne sente plus la seche abstraction. Pour que la placeet l’image des mathematiques dans la societe s’ameliorent a long terme,on aura besoin de plus d’auteurs comme lui, et, bien sur, de plus de me-dias qui leur donneront la possibilite de s’exprimer.

Dr. Norbert Lossau (responsable de la redaction scientifique et auteurde la rubrique « Cinq minutes de physique »), Die Welt

Introduction

La prehistoire de la genese de ce livre commence le 25 janvier 2002.L’Union des mathematiciens allemands (DMV) decide d’organiser undıner de son Bureau avec un panel de journalistes. A l’ordre du jour,l’image des mathematiques dans les medias. Parmi les participants, le Dr.Norbert Lossau de la redaction scientifique du journal « Die Welt », quej’ai de nouveau rencontre quelques mois plus tard. C’est lors de cette dis-cussion que naıt l’idee d’une rubrique reguliere sur les mathematiques.

J’ai fait un expose detaille dans lequel j’esquissais quelques 150 themespour d’eventuelles contributions a la rubrique. Ma proposition de titre« Cinq minutes de mathematiques » a ete acceptee. Le graphiste crea unlogo de rubrique et en mai 2003 tout etait fin pret : le premier article pa-rut dans l’edition du lundi de « Die Welt », le 12 mai 2003. On poursuivitainsi, semaine apres semaine — sauf quand le lundi etait ferie, auquel casle journal ne sortait pas. Apres deux ans et 100 articles, les « Cinq minutesde mathematiques » furent remplacees par une autre rubrique.

En choisissant les themes, je n’ai pas oublie les lecteurs qui ont quittel’ecole depuis fort longtemps, qui n’ont garde aucun souvenir concret deleurs cours de mathematiques, mais qui veulent tout de meme etre in-formes. Peut-etre ne se souviennent-ils que de la « formule p-q »1 ou dela representation graphique d’une fonction ? Est-ce qu’on a epuise le sa-voir des mathematiques ? Ou trouve-t-on les mathematiques dans la « viereelle » ?

Au cours de ces deux annees, j’ai pu traiter un spectre assez large de su-jets que vous trouverez dans la table de matieres. Il y a des themes actuels

1. N.d.T. Dans l’espace germanophone, on appelle « formule p-q » (ou parfois, demaniere plus poetique : « formule de minuit ») la formule du trinome.

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10 INTRODUCTION

et des classiques, du simple et du moins simple, et on peut y apprendre, aplusieurs reprises, comment les mathematiques sont omnipresentes, parexemple au loto, en cryptographie, dans les tomographes de l’imageriemedicale et dans l’evaluation des transactions bancaires.

Avant meme la cloture de la rubrique, les editions Vieweg me propo-serent de publier toutes ces contributions sous forme de livre. Je me suisempresse de le faire, pour plusieurs raisons. Primo, plusieurs lecteursm’avaient demande une telle publication. Secundo, une « rubrique »de quotidien est caracterisee par le fait que l’espace disponible est tou-jours le meme2. Pour certains sujets, cela n’a ete possible qu’au prixd’horribles frustrations — ainsi la perspective de pouvoir, dans le livre,me degager des contraintes spatiales m’enchantait. Et tertio, contrai-rement a la rubrique du journal et a son espace limite, le livre permetd’agrementer le texte de photos, dessins, figures, tableaux, etc.

J’ai essaye de tirer profit des nouvelles possibilites qui s’offraient a moi.Le volume du texte, compare a celui de l’ensemble des rubriques origi-nales a ete multiplie par un facteur de deux et demi. Certaines contribu-tions ont ete augmentees de maniere significative. Ainsi, par exemple, leprobleme des chevres et de la Ferrari (chapitre 14) : je ne pouvais pas lais-ser s’echapper l’occasion de decrire l’arriere-plan mathematique de ceprobleme avec le degre de detail qu’il merite. D’autres articles sont res-tes pratiquement les memes, comme par exemple Mathematics go cinema(chapitre 87). J’aurais bien aime illustrer ce chapitre par des affiches defilm, mais les droits d’auteur a payer auraient fait exploser le budget al-loue.

Trois aspects ont ete determinants dans la redaction de ces articles :

— les mathematiques sont utiles. Il fallait montrer pourquoi notre mondetechnico-scientifique n’aurait pas pu fonctionner sans mathema-tiques. Le label Mathematics inside aurait du figurer sur un nombrede plus en plus grand de produits ;

2. C’est du moins l’objectif que l’on s’etait fixe. De temps en temps, il arrivait que lamise en page du journal empietait sur notre rubrique et mon texte y laissait quelquesplumes.

INTRODUCTION 11

— les mathematiques sont fascinantes. Mis a part leur utilite, les mathe-matiques exercent sur nous une fascination intellectuelle bien par-ticuliere. Le besoin inherent et insatiable de resoudre un problemeauquel on est confronte, peut liberer des energies insoupconnees ;

— sans mathematiques on ne peut comprendre le monde. Selon Galilee, « lanature est un livre ecrit dans le langage des mathematiques ». A sonepoque ce n’etait qu’une vision. Aujourd’hui on sait que les ma-thematiques sont le chemin d’acces a des domaines qui depassentl’imagination de l’homme. Sans mathematiques, personne aujour-d’hui ne peut « reconnaıtre ce que le monde contient en son seinle plus profond ».

Je souhaiterais, ici, remercier M. Lossau pour m’avoir donne la possibi-lite de presenter pendant deux ans des sujets mathematiques aux lecteursdu journal « Die Welt ». Je garde les meilleurs souvenirs de notre collabo-ration.

Je remercie egalement Elke Behrends pour les nombreuses photos,et plus particulierement pour celles des chapitres 6, 10 et 15. Je suis re-connaissant a mes collegues Vagn Hansen (Copenhague) et Robin Wil-son (Oxford) pour avoir mis des photos a ma disposition (chapitres 53et 89). Enfin, je voudrais remercier Tina Scherer et Albrecht Weis pouravoir relu le texte et corrige toutes les fautes de frappe, qui, de ce fait, nesont plus la pour vous perturber, cheres lectrices et chers lecteurs.

Ehrhard Behrends

1

On ne peut tromper le hasard

Supposons que vous viviez dans une grande villecomme Berlin ou Hambourg. Vous etes assis(e)dans le bus, quelqu’un descend et, manque dechance, oublie son parapluie. Vous le prenez. Votreplan est le suivant : le soir-meme, vous allez compo-ser sept numeros de telephone au hasard, en espe-rant tomber sur le proprietaire du parapluie.

Un tel comportement serait evidemment consi-dere comme ridiculement naıf. Mais ne rionspas trop tot puisque des millions de personnesparmi nos compatriotes esperent chaque samedicocher les six bons numeros au loto1. Et pour-tant les chances d’emporter le gros lot sont de 1sur 13 983 816 : ce qui est pire encore que dansnotre exemple du parapluie ou il y a « seulement »10 000 000 de possibilites.

Certains joueurs de loto croient pouvoir trom-per le hasard en cochant les numeros qui dans lepasse ne sont sortis que rarement. C’est, helas, to-

talement inutile puisque le hasard n’a pas de memoire. Meme si, parexemple, le « 13 » n’est pas sorti depuis des lustres, il a strictement les

1. N.d.T. Dans le loto allemand, on choisit six numeros parmi 49 et le tirage a lieutous les samedis. Dans le loto francais, on choisit cinq numeros sur une a cinq grillesde 49 numeros, ainsi qu’un sixieme numero (appele « numero de chance ») sur unegrille de dix. Le numero de chance permet juste de remporter sa mise. Il existe aussile jeu multiple, ou l’on peut cocher entre six et neuf numeros par grille, mais la miseest beaucoup plus elevee.

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ET POURQUOI JUSTEMENT 13 983 816 ? 13

memes chances de sortir que les autres numeros. D’autres ne jurent quepar des systemes sophistiques pour ameliorer leurs chances. Cet effort esttout aussi vain, puisqu’il a ete demontre mathematiquement, il y a dejaquelques decennies, que le hasard ne peut etre trompe par aucune as-tuce.

Pour finir, un conseil sur unebonne maniere d’agir : cochez lescombinaisons de numeros qu’il n’ya que peu de chances que les autreschoisissent. En faisant ainsi vous au-rez moins a partager avec les autresen cas de reussite. Mais cela est loind’etre simple. Ainsi, il n’y a pas long-temps, plusieurs joueurs ont etedecus de constater que la combinai-son gagnante qui, par hasard, formaitun motif croise, etait choisie par unbien grand nombre de personnes.

N’empeche que les mathema-tiques ont leur limite : aucune formule ne decrira la subtile sensationd’impatience combinee des phantasmes de ce qu’on va faire avec lepactole. Je croise les doigts pour vous.

Et pourquoi justement 13 983 816 ?

Comment les mathematiciens ont-ils calcule les 13 983 816 possibilitesdu loto ? Soient deux nombres, appelons-les n et k , et supposons que n estle plus grand des deux. Combien de sous-ensembles a k elements existe-t-il dans un ensemble a n elements ?

La question semble eminemment abstraite, mais la reponse est toutde meme tres utile dans ce contexte concret. Apres tout, un jeu de loton’est rien d’autre que le choix de 6 nombres parmi 49, il s’agit donc, dansnotre cas, des nombres concrets n = 49 et k = 6.

D’autres exemples « de la vie courante » sont faciles a trouver :

14 ON NE PEUT TROMPER LE HASARD

— pour n = 32 et k = 10, on obtient le nombre de combinaisons decartes distribuees aux joueurs dans le jeu skat2 ;

— si, a la sortie d’une fete, 14 personnes se serrent la main, en posantn = 14 et k = 2 on peut calculer le nombre de poignees de main.

Pour revenir au cas general, voici la formule cherchee : le nombre dechoix possibles est une fraction, dont le nominateur est egal a n � (n �1) � � � (n�k+1) et le denominateur a 1 �2 � � � k . Le nominateur peut vousparaıtre intimidant. Il signifie que l’on multiplie des nombres en com-mencant par n et en decrementant de 1 jusqu’a obtenir k facteurs.

Le lecteur desireux de savoir avec precision comment on arrive a cetteformule trouvera le raisonnement au chapitre 29.

On obtient donc, dans les cas de nos exemples, que :

— pour le probleme du loto, il faut diviser 49 � 48 � 47 � 46 � 45 � 44 par1 � 2 � 3 � 4 � 5 � 6. Et c’est ainsi que l’on trouve le fameux nombre13 983 816 ;

— pour le probleme du skat on divisera 32 � 31 � � � 23 par 1 � 2 � � � 10.On trouve 64 512 240, c’est le nombre de combinaisons de cartesqu’un joueur de skat pourrait obtenir du donneur, en debut dejeu. (Le nombre de parties de skat possibles est, bien evidemment,beaucoup plus grand, puisqu’une partie depend aussi des cartesdes autres joueurs et de leurs choix successifs lors du deroulementdu jeu.) ;

— et enfin, en ce qui concerne les poignees de main, on peut faire lecalcul dans sa tete : 14 � 13 divise par 1 � 2 est egal a 91.

Un tas de cartes long de 4,37 kilometres

Nous avons voulu illustrer a quel point la probabilite de gagner au lotoest infime en utilisant l’exemple des coups de fil a 7 personnes au hasard.Voici un autre exemple3.

2. N.d.T. Le skat est un jeu de cartes originaire d’Allemagne ou il est extremementpopulaire, tout comme en Alsace et Haute-Silesie (source : Wikipedia).

3. Dans le chapitre 83, nous donnons une variante de cet exemple.

UN TAS DE CARTES LONG DE 4,37 KILOMETRES 15

Notre point de depart est la constatation qu’un jeu de cartes a uneepaisseur d’environ un centimetre. Par une simple regle de trois, ontrouve qu’un tas de 13 983 816 cartes aurait une epaisseur de 4; 37 ki-lometres. Prenons une carte au hasard et marquons-la par une petitecroix. La probabilite de gagner au loto est equivalente a celle de tirer unecarte de ce jeu de 4; 37 kilometres et de tomber sur la carte marquee.Pour gagner a l’EuroMillion, il aurait fallu un jeu de cartes de 43; 7 kmd’epaisseur.

2

Mathematiques enchanteresses : les nombres

Je vous propose un petit jeu de hasard. Prenez un nombre quelconquea trois chiffres et ecrivez-le deux fois de suite. Si par exemple vous avezchoisi le nombre 761, apres l’operation on devrait lire 761 761 sur votrebout de papier. Le jeu commence : divisez ce nombre a six chiffres par 7,le reste de cette division sera votre nombre porte-bonheur. Puisqu’on a di-vise par 7, le reste ne peut etre qu’un nombre parmi 0; 1; 2; 3; 4; 5 et 6.Ecrivez votre nombre porte-bonheur sur une carte postale et envoyez-lea la redaction du journal « Die Welt »1. Le journal vous renverra, par re-tour de courrier, autant de billets de 100 euros que votre nombre porte-bonheur.

761761 : 7706061565756161421210

Mais peut-etre avez-vous trouve zero comme reste de ladivision, autrement dit : votre nombre de depart etait di-visible par sept ? Si c’est le cas, alors vous etes en bonnecompagnie, puisque c’est ce qui est arrive a tous lesjoueurs de ce jeu (et si ce n’etait pas le cas, la redactiondu journal n’aurait jamais autorise la publication de cetarticle...).

L’explication de ce phenomene se base sur une pro-priete bien cachee de la theorie des nombres. Ecrire deuxfois de suite un nombre a trois chiffres revient, en fait, ale multiplier par 1 001, et comme ce dernier est divisiblepar sept, forcement le resultat de la multiplication le seraaussi.

Vous pouvez aussi exploiter ce petit tour de magie lors d’une soi-ree : au lieu de promettre des billets de cent euros, vous pouvez epater

1. N.d.T. Il s’agit du journal berlinois ou l’ensemble de ces textes a paru.

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LES VARIANTES AVANCEES : 10 001, 100 001, ... 17

vos convives en pretendant que vos « facultes de clairvoyance » vouspermettent de deviner le resultat.

D’ailleurs il n’est pas du tout rare qu’un resultat mathematique finissepar trouver son chemin dans la magie. Il suffit de trouver des resultats quivont a l’encontre de l’intuition generale, et dont la justification se trouvecachee dans les profondeurs de quelque theorie mathematique.

Un conseil : la magie est comme le parfum, l’emballage est tout aumoins aussi important que le contenu. Personne ne devra remarquerlors de l’execution du tour de magie que la concatenation des nombresrevient a une multiplication par 1 001, ce qui ruinerait certainement lachute du spectacle. Si vous cherchez une variante de ce jeu, vous pouvezaussi utiliser 11 et 13 au lieu de 7 comme diviseurs, puisque ces nombresdivisent egalement 1 001. Neanmoins le calcul du reste de la divisionsera un peu plus penible.

Les variantes avancees : 10 001, 100 001, ...

Pourquoi utiliser des nombres a precisement trois chiffres ? Est-ce quece tour ne fonctionne pas avec des nombres a deux ou a quatre chiffres ?

Prenons un nombre n a deux chiffres que nous pouvons donc ecrirexy . Ecrire ce nombre deux fois de suite, c’est-a-dire passer de xy a xyxy , re-vient a le multiplier par 101. Mais 101 est un nombre premier, et donc lesdiviseurs de xyxy sont uniquement ceux de xy , et 101 lui-meme. Commedans ce tour de magie on ne peut rien presupposer sur xy , la seule affir-mation que l’on puisse faire sur xyxy est qu’il est divisible par 101. Maisalors le tour de magie ne presente plus aucun mystere, sans parler dufait que la division par 101 risque d’enquiquiner les joueurs. Bref : lesnombres a deux chiffres ne sont pas indiques pour ce genre de tour.

Dans le cas des nombres a quatre chiffres, l’operation susdite revienta multiplier le nombre de depart par 10 001. Celui-ci n’est pas premier,puisqu’il peut s’ecrire 10 001 = 73 � 137, ou 73 et 137 sont des nombrespremiers. Si l’on ecrit donc deux fois de suite un nombre a quatre chiffrespour obtenir un nombre a huit chiffres, la seule certitude est qu’il seradivisible par 73 et 137. Autant dire que le tour est de nouveau un flop,puisque ce n’est guere amusant de faire des divisions par 73.

18 MATHEMATIQUES ENCHANTERESSES : LES NOMBRES

Le nombre 100 001 ayant comme seuls diviseurs 11 et 9 091, lesnombres a cinq chiffres sont egalement mal adaptes a ce genre d’ope-ration. On constate que pour trouver de nouveau des « petits diviseurs »il faut monter jusqu’a 1 000 000 001 (qui est divisible par 7). Vous vousimaginez un tour de magie qui commence par : « choisissez un nombrea neuf chiffres au hasard, ecrivez-le deux fois, et divisez le nombre adix-huit chiffres ainsi obtenu par sept » ?... Mon conseil : c avec la versionoriginale !

Voici le tableau complet des facteurs premiers des nombres de laforme 10 � � � 01 :

Nombre Facteurs

101 101

1 001 7 � 11 � 13

10 001 73 � 137

100 001 11 � 9 091

1 000 001 101 � 9 901

10 000 001 11 � 909 091

100 000 001 17 � 5 882 353

1 000 000 001 7 � 11 � 13 � 19 � 52 579

100 000 000 001 101 � 3 541 � 27 961

100 000 000 001 11 � 11 � 23 � 8 779 � 4 093

1000 000 000 001 73 � 137 � 99 990 001

Si le lecteur s’interesse aux liens entre les mathematiques et la magie,nous lui conseillons le tres interessant ouvrage Mathematics, Magic andMystery de Martin Gardner, publie chez Dover en 1956 (et malheureu-sement pas encore traduit en francais). Nous presenterons deux autrestours de magie lies aux mathematiques dans les chapitres 24 et 86.

3

Quel est l’age du capitaine ?

Les mathematiques sont considerees — a juste titre — comme unescience particulierement exacte. Leur construction strictement logiquesert de modele a plusieurs autres domaines des sciences naturelles ethumaines. L’œuvre maıtresse de Newton Philosophiae Naturalis PrincipiaMathematica en est un exemple celebre. Cet ouvrage commence parles principes et hypotheses les plus basiques sur le monde qui nous en-toure (qu’est-ce que la force ? qu’est-ce que la masse ? quelles sont leslois fondamentales de la mecanique ?) et construit, a partir de la, et demaniere strictement deductive, un modele du monde qui a revolutionnela science.

Les scientifiques qui ont suivi Newton, ont developpe une certainecroyance au progres qui nous paraıt aujourd’hui un peu naıve. Seloncette croyance, tout devrait s’expliquer a l’aide de modeles mecaniquesaussi simples que possible. Ce qui demeure de cette croyance pour plu-sieurs de nos concitoyens, c’est la tendance a accepter des affirmationsquand celles-ci contiennent des termes mathematiques ou, pis encore,quand elles sont agrementees de formules mathematiques. Dans cegenre de cas il vaut mieux etre sceptique puisqu’on ne peut quantifierun resultat que quand les notions de base que l’on manipule sont claires.Ainsi, tout le monde peut se mettre d’accord sur une definition uniquede la « vitesse » mais, par contre, la « temperature ressentie » est uneaffaire bien subjective. C’est pour cette raison que la formule du « fac-teur vent » (le « facteur vent », selon Wikipedia, designe la « sensation defroid induite par le vent sur un organisme qui degage de la chaleur et quis’ajoute a la temperature reelle de l’air ambiant ») est plutot une bou-tade que chacun peut, selon son gout personnel, trouver divertissanteou enquiquinante.

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20 QUEL EST L’AGE DU CAPITAINE ?

Dans ce contexte, il serait bon de rappeler les limites naturelles desmathematiques. Quelle que soit l’intelligence que l’on y met, on ne peuttrouver de resultat quand les donnees de depart sont insuffisantes. Pourillustrer ce fait, on utilise souvent, en guise de calembour, le pseudo-exercice suivant : « un bateau a une longueur de 45 metres et unelargeur de 3 metres ; quel est l’age du capitaine ? »1.

Presentees de cette maniere, il est clair pour tout le monde que detelles questions sont stupides. Pourtant, on se pose encore, de temps entemps, des questions du type « quelle est la probabilite que l’Allemagnegagne la coupe du monde ? ». Et on se permet parfois de calculer leschances de gagner dans un jeu dont on ne connaıt ni les regles, ni lenombre de participants.

Le facteur vent et autres cas similaires

On a vu dans la presse que le facteur vent peut etre donne par la for-mule suivante :

TWC = (0; 478 + 0; 237pv � 0; 0124v)(T � 33):

ou TWC (resp. T ) est la temperature « ressentie » (resp. veritable) en de-gres Fahrenheit et v la vitesse du vent.

La formule du facteur vent est un bel exemple de precision mal com-prise. Personne ne doute du fait que l’on a une sensation accrue du froid

1. N.d.T. Precisons d’abord que l’auteur de ce probleme est Gustave Flaubert, quiadresse le probleme suivant a sa sœur Caroline, le 16 mai 1843 : « un navire est enmer, il est parti de Boston charge de coton, Il jauge 200 tonneaux ; il fait voile versle Havre, le grand mat est casse, il y a un mousse sur le gaillard d’avant, les passagerssont au nombre de douze, le vent souffle N.-E.-E., l’horloge marque 3 heures un quartd’apres-midi, on est au mois de mai... On demande l’age du capitaine ? » D’autre part,il serait interessant de noter que cette experience a effectivement ete tentee. CitonsStella Baruk (« L’age du capitaine, de l’erreur en mathematiques », Seuil, 1985, p. 25) :« Un jour de l’annee 1980 s’est produit le petit evenement suivant. Parmi les membresd’une equipe de professeurs de l’IREM (Institut de recherche sur l’enseignement desmathematiques) de Grenoble [...] quelqu’un a eu l’idee de proposer a des enfants deCE1 et CE2 le probleme suivant : « Sur un bateau, il y a 26 moutons et 10 chevres.Quel est l’age du capitaine ? » Eh bien, sur les 97 eleves interroges, 76 ont donne unereponse en combinant les nombres de l’enonce. »

LE FACTEUR VENT ET AUTRES CAS SIMILAIRES 21

quand il y a un vent fort qui souffle. Mais il serait tres difficile de trou-ver deux personnes pour qui la temperature « ressentie » soit identique,meme si on se place a la meme temperature de �5 °C et avec la memeforce de vent. Leur « sensation de froid » dependra de leur constitutionphysique, de leurs vetements et de divers autres facteurs tout aussi impre-visibles que non quantifiables.

Ceux qui s’amusent a calculer le facteur vent le savent tres bien, etpourtant ils nous presentent une formule combinant d’une certaine ma-niere les trois quantites physiques. Pis encore, ils poussent le bouchon jus-qu’a utiliser dans la formule des parametres d’une precision de trois de-cimales (!). Bien sur, les quantites varient dans le bon sens : quand le ventest plus fort, le froid ressenti est plus vigoureux. Mais il serait plus hon-nete de donner un tableau approximatif, parce qu’a travers cette formuleleur argument prend des allures scientifiques absolument injustifiees.

Il y a eu toute une serie d’« imitateurs » de la formule du facteur vent.Ainsi, on a vu des formules sur la hauteur optimale des talons aiguille se-lon un certain nombre de parametres (la pointure, le prix, le nombred’annees que la femme porte deja des talons aiguille, sur le suspense at-teint dans un roman policier, etc. De telles tentatives arrivent parfois jus-qu’a la rubrique des faits divers des quotidiens. On peut alors se deman-der, en prenant son petit dejeuner, de quels non-sens usent et abusentcertaines formules mathematiques.

Cette formule montre la hauteur de talon feminin optimale — selon le nombre de cocktails

Figure 3.1. La formule qui permet de calculer la taille optimaledes talons aiguille

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Des nombres premiers de taille vertigineuse

Les nombres les plus simples sont sans doute ceux que l’on appelleles nombres naturels, autrement dit ceux que nous utilisons pour comp-ter : 1; 2; 3; : : : Parmi eux, certains ont une particularite : il est impos-sible de les ecrire en tant que produit de nombres plus petits. C’est lecas, par exemple, de 2, 3 et 5, mais aussi de 101 ou de 1 234 271. Cesnombres, que l’on appelle nombres premiers, ont, depuis la nuit des temps,exerce une grande fascination sur les mathematiciens.

Quelle taille les nombres premiers peuvent-ils atteindre ? Il y a dejaplus de 2 000 ans, Euclide donnait une demonstration celebre de l’exis-tence d’une infinite de nombres premiers, et donc du fait qu’il en existedes arbitrairement grands1. L’idee est la suivante : Euclide donne unesorte de machine qui prend en entree des nombres premiers quel-conques ; cette machine produit alors un nouveau nombre premier,different de ceux donnes en entree. Par consequent, il est impossibleque leur nombre soit fini.

Les consequences de ce resultat sont remarquables, au point de don-ner une legere sensation de vertige a certains. Le resultat d’Euclide ga-rantit, par exemple, qu’il existe un nombre premier pour l’impressionduquel on aurait besoin de toute l’encre d’imprimerie jamais fabriquee ;il y a peu de chances que l’on voie jamais un tel monstre en face de nous.Le plus grand nombre premier identifie a la date d’aujourd’hui2 a tout

1. Au chapitre 54, nous parlerons de la maniere dont on calcule aujourd’hui les« tres grands » nombres premiers.

2. N.d.T. A la date du 21 mars 2010, le plus grand nombre prouve premier etait243 112 609 � 1, un nombre de 12 978 189 chiffres, decouvert en 2008. Le lecteur inte-resse pourra trouver, au jour le jour, le plus grand nombre premier connu sur la pagehttp://primes.utm.edu/largest.html du projet GIMPS.

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LA MACHINE DES NOMBRES PREMIERS 23

de meme presque treize millions de chiffres. (Pour donner une idee dela taille de ce nombre : si on decidait de le publier sous forme de livre,cela donnerait un gentil pave de 3 600 pages3.) Les grands nombres pre-miers sont utiles en cryptographie, mais dans ce contexte, les « nains » dequelques centaines de chiffres font amplement l’affaire.

Pour les adeptes de la theorie des nombres, les nombres premiersposent un defi permanent, Gauss lui-meme ayant qualifie ce domaine de« reine des mathematiques ».

La machine des nombres premiers

Voici une description du fonctionnement de la « machine des nombrespremiers » d’Euclide. Soient n nombres premiers que nous noteronsp1; p2; : : : ; pn . Si vous trouvez cette notation trop abstraite, imaginez lesquatre nombres premiers 7; 11; 13; 29 ; dans ce cas, on aura n = 4 etp1 = 7; p2 = 11; p3 = 13; p4 = 29.

Prenons le produit de ces nombres premiers et ajoutons-lui une unite.Appelons le resultat m, et donc

m = p1 � p2 � � � pn + 1;

Dans le cas de notre exemple concret, m = 7 � 11 � 13 � 29 + 1 = 29 030.Tout nombre, et donc aussi m, a au moins un diviseur qui soit un

nombre premier, appelons-le p. Remarquons que p est forcement diffe-rent des autres p1; p2; : : : ; pn , car si on divise m par p1 ou par p2 ou parn’importe quel autre pi , le reste de la division est toujours 1. (Dans notreexemple on aurait pu prendre 5 comme diviseur premier de 29 030 ; lenombre 5 ne fait pas partie de la liste 7; 11; 13; 29.)

Conclusion : quelques soient les nombres premiers p1; p2; : : : ; pn , lamachine produit un nouveau nombre premier qui ne fait pas partie decette liste. Il ne peut donc y avoir un nombre fini de nombres premierspuisque la machine peut toujours nous produire un nouveau candidat apartir des nombres fournis.

3. N.d.T. La tradition typographique veut que l’on mette au plus 80 caracteres parligne, un ouvrage assez dense peut contenir 45 lignes par page, d’ou le calcul.

24 DES NOMBRES PREMIERS DE TAILLE VERTIGINEUSE

Voici quelques exemples d’utilisation de la machine d’Euclide, ou l’onecrit tous les diviseurs premiers du nombre p1 � p2 � � � pn + 1. Remarquerdans le 2e et le 3e exemple qu’on ne demande meme pas que les nombrespremiers donnes en entree soient differents entre eux.

7 · 11 · 13 · 29 + 1 = 29030 2, 5, 29037, 11, 13, 29

2 · 2 · 2 · 2 · 2 + 1 = 33 3, 112, 2, 2, 2, 2

2 · 2 · 5 + 1 = 21 3, 72, 2, 5

3 · 7 + 1 = 22 2, 113, 7

Figure 4.1. La machine des nombres premiers d’Euclide en action

On peut se poser la question suivante : la machine des nombres pre-miers d’Euclide produit-elle tous les nombres premiers ? Voici ce quenous entendons par cela : supposons que le seul nombre premier quenous connaissions soit 2. On fournit ce nombre a la machine, qui nousproduit le nombre premier 3. On fournit le 2 et le 3 a la machine etelle nous fournit le 7, et ensuite on peut continuer avec 2; 3 et 7. Cesnombres constituent donc notre nouvelle liste d’entrees, on peut lescombiner a volonte, et on se donne meme la possibilite de les multiplierpar eux-memes. Est-ce que nous allons alors obtenir tout nombre premieren tant que resultat de la machine d’Euclide ?

La reponse est « oui » puisque pour tout nombre premier p, le nombrep�1 est un produit de nombres premiers (non necessairement distincts)p1; : : : ; pr . Ainsi, en fournissant en entree les nombres p1; : : : ; pr , on auraitobtenu p, puisque p1 � p2 � � � pr + 1 = p. On peut utiliser cet argumentpour demontrer l’enonce « tout nombre premier inferieur a n peut etreobtenu a l’aide de la machine d’Euclide » par recurrence sur le nombre n.

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Perte plus perte egale benefice :le jeu de hasard paradoxal du physicien Juan Parrondo

Les mathematiques, et plus particulierement le calcul des probabilites,sont riches en matiere de phenomenes surprenants. Quand un resultat setrouve etre en contradiction flagrante avec notre intuition, on l’appelleun « paradoxe ». Recemment, le physicien espagnol Juan Parrondo a en-richi le bestiaire des paradoxes d’un nouveau specimen.

Notre point de depart est ladonnee de deux jeux de ha-sard contre la maison, ou lejoueur va subir, en moyenne,une petite perte. Dans le pre-mier jeu, on paye une petitesomme pour participer et ongagne (ou on perd) un euro,avec une probabilite de 0; 5.Dans le deuxieme, les chancesde gagner dependent de l’etatactuel du jeu, le joueur peut

etre plus ou moins chanceux mais en moyenne les chances s’egalisent.Et voici la surprise : si apres chaque tour du jeu on joue a pile ou face

le fait si la fois d’apres on jouera le premier ou le deuxieme jeu, alors lejoueur a plus de chances de gagner que de perdre. Si la maison participe ace changement aleatoire de jeux suffisamment longtemps, alors on peutdevenir arbitrairement riche. Apres cette decouverte de Parrondo, on apu lire a divers endroits qu’il existe enfin une theorie mathematique quicouvre la totalite des situations, et qui permet de transformer une suite depertes, en un benefice. On a tous de telles experiences dans notre vecu :par exemple, aux echecs, on peut imaginer une partie ou un joueur sa-crifie pratiquement toutes ses pieces mais gagne tout de meme a la fin.

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26 PERTE PLUS PERTE EGALE BENEFICE

Bien evidemment, il n’existe pas de telle theorie. Il est neanmoinsinteressant de constater que quand il y a des resultats mathematiquesqui quittent la tour d’ivoire de cette science et trouvent leur cheminjusqu’aux journaux, les gens ont presque toujours des attentes que cesresultats ne peuvent pas combler. Cela a ete le cas — certains s’en sou-viennent encore — des fractals ou de la theorie du chaos. Malgre cela,quantite d’applications interessantes du paradoxe de Parrondo ont vule jour entre temps. A travers une traduction ad hoc, le paradoxe nousexplique, par exemple, comment les micro-organismes arrivent a nagera contre-courant par le biais d’alternances de reactions chimiques.

Les regles exactes du jeu no 2

Nous avons deja decrit les regles du jeu no 1, celles du no 2 sont lege-rement plus compliquees :

Si les benefices accumules par le joueur representent un nombre d’eurosdivisible par trois, alors la chance est contre lui : avec une probabilite de9=10 il va perdre un euro, et avec une probabilite de 1=10 il va le gagner1 ;si la quantite d’euros gagnes est divisible par trois, le joueur a de la chance :il va gagner avec une probabilite de 3=4 et perdre avec une probabilite de1=4.

Ainsi, selon le cas, la situation peut etre profitable ou non pour lejoueur, tout depend du fait si la quantite d’euros gagnes est divisiblepar trois. On peut montrer qu’en moyenne les chances de gagner oude perdre sont strictement egales. Si on ajoute a ce jeu un cout departicipation alors cela devient, en moyenne, un jeu a perte.

Paradoxe !

On trouve des paradoxes dans divers domaines des mathematiques.On peut s’attendre a en trouver dans des situations ou on traite des

1. Cela peut se realiser de la maniere suivante : on tire une carte dans un jeu de dix,sur neuf de ces cartes il est ecrit « un euro de perdu ! » et sur la dixieme « un euro degagne ! ».

PARADOXE ! 27

phenomenes inaccessibles a notre perception directe : les nombres tresgrands ou tres petits, les quantites infinies2, etc.

Il est surprenant de constater que l’on a une concentration elevee deparadoxes dans le domaine du calcul de probabilites, compte tenu dufait que l’evolution darwinienne nous a munis d’une intuition assez so-lide des faits du hasard. Nous pouvons, par exemple, deviner avec beau-coup de certitude l’humeur de notre interlocuteur a travers l’expressionde son visage, ou alors estimer des risques simples.

Un paradoxe celebre est celui de l’anniversaire, decrit plus amplementau chapitre 11. Un autre exemple illustre est celui des permutations : ecri-vons dix lettres (de correspondance), ainsi que les enveloppes correspon-dantes. Melangeons les enveloppes de quelque maniere que ce soit, etplacons chaque lettre dans une enveloppe au hasard. Est-ce qu’il y auraau moins une lettre placee dans la bonne enveloppe ? L’intuition nous ditque cela est pratiquement impossible. Et pourtant le calcul des probabili-tes affirme que la probabilite que cela arrive est d’environ 63%. Essayez !(Nous revenons sur ce paradoxe, deguise en « partenaire femme cherchepartenaire homme », au chapitre 29.)

2. On decrit certains paradoxes lies a l’infini dans les chapitres 15 et 70.

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Les grands nombres defient la raison

Dans l’histoire de l’evolution de l’espece humaine, nous n’avons eteprepares que de maniere tres insuffisante a la confrontation aux veritesphysiques ou mathematiques. Dans le cadre de la survie et de la perpe-tuation de l’espece, on peut se limiter a des vitesses moyennes, des lon-gueurs qui ne sont ni trop grandes ni trop petites, des nombres de taillemoyenne, etc. Aujourd’hui on sait que dans les grandes vitesses il se passedes phenomenes tres particuliers, difficilement comprehensibles par nosconcitoyens, puisqu’ils vont a l’encontre de l’intuition. De la meme ma-niere nous nous trouvons devant une barriere cognitive quand il s’agit decomprendre certains faits mathematiques.

Prenons, par exemple, les grands nombres. En physique on a toujoursle moyen de representer des distances qui sont au-dela de l’echelle hu-maine par une serie d’analogies. Ainsi, on peut representer le systemesolaire par un modele quelque peu ratatine, en prenant une orange a laplace du soleil. Avec les nombres, ce type de procede echoue bien vite.

Cela est particulierement clair dans le cas del’incapacite de se representer la croissance ex-ponentielle. Qui ne connaıt pas la parabole dugrain de riz : l’inventeur du jeu d’echecs a de-mande a son souverain, en guise de remercie-ment pour son invention, de mettre un grain deriz sur la premiere case de l’echiquier et de dou-bler la quantite de grains sur chacune des cases suivantes. Au bout des 64cases, on constate avec etonnement que la quantite de grains demandeedepasse allegrement la production mondiale annuelle de riz.

Cela semble tres eloigne de la realite. Un autre fait de societe qui nousrapproche de ce phenomene est celui des chaınes de lettres. On recoitpar exemple une lettre, qui a deja fait un certain chemin, et on doit en

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CROISSANCE EXPONENTIELLE I : LE CATACLYSME RIZIER 29

envoyer dix copies a nos amis qui vont ainsi perpetuer le jeu. Et tous ceuxqui se trouvent cinq generations en amont recoivent de leurs « descen-dants » une carte postale (ou un billet de cent euros, etc.). A premierevue cela semble etre une sacree affaire : en ecrivant une carte postale onmaintient le systeme en vie, et apres quelque temps on recoit un sac pleinde cartes (en theorie, un sac ne suffirait pas : si tous les participants res-pectent les regles du jeu, on devrait recevoir 100 000 cartes !). Helas, cegenre de jeu echoue assez vite par l’inertie des gens a qui on demanded’ecrire dix lettres.

D’ailleurs les mathematiciens ont beaucoup de respect pour la crois-sance exponentielle. Les problemes dont le degre de difficulte croıt expo-nentiellement en fonction des donnees d’entree sont consideres commereellement difficiles. On essaie de ramener la securite des procedes decryptage a ce genre de calculs.

Croissance exponentielle I : le cataclysme rizier

Quel est le nombre total de grains de riz demandes dans la parabole ?Il suffit de calculer 1+2+4+� � �+263 (c’est une somme de 64 termes). Cecalcul est tres facile puisqu’on a la formule suivante (appelee « formuledes series geometriques ») :

1 + q + q2 + � � �+ qn =qn+1 � 1

q � 1pour q 6= 1 et n = 1; 2; : : :

Dans notre cas, on obtient :

264 � 1

2� 1= 18 446 744 073 709 551 615 � 18 � 1018;

et c’est cela le nombre de grains de riz demandes.Pour des nombres aussi grands, notre intuition nous fait defaut, il suffit

de penser aux 14 millions de combinaison du loto qu’on a deja du mala s’imaginer. Essayons de faire, ne serait-ce qu’une approximation. Ungrain de riz est, grosso modo, un cylindre de diametre 1 mm et de hauteur

30 LES GRANDS NOMBRES DEFIENT LA RAISON

5 mm. Ainsi on pourrait faire tenir 200 grains de riz dans un centimetrecube (= 1 000 millimetres cubes)1.

On peut commencer nos calculs. Si l’on peut faire tenir 200 grains deriz dans un centimetre cube, alors il nous en faut 200�1003 pour un metrecube et 200 �1003 �1 0003 pour un kilometre cube. Si on divise cette quan-tite de grains par 2�1017 on obtient le volume de total de notre montagneriziere : 92 kilometres cubes.

Ce volume est tout aussi difficile a imaginer. En remarquant que la RFAa une superficie d’env. 360 000 kilometres carres on peut se representerla quantite de riz demandee par l’inventeur du jeu d’echecs de la manieresuivante : avec elle on pourrait couvrir toute la RFA d’une couche de rizde 25 centimetres de haut (car 25 centimetres correspondent a 4 mil-liemes de kilometre et 360 000=4 000 = 90).

Vous ne le croyez pas ? Moi non plus je ne voulais pas le croire, et alorsje l’ai teste. Voici le resultat :

Figure 6.1. Cela commence de maniere inoffensive ...

Croissance exponentielle II : combien de fois peut-on plier unefeuille ?

Avant de continuer la lecture : combien de fois, pensez-vous, que l’onpuisse plier en son milieu, une feuille de papier ? La plupart de gens sur-estiment largement la reponse.

1. Si on pouvait les ranger de maniere optimale, on arriverait a en mettre un peuplus, mais d’habitude les grains de riz sont eparpilles en tout sens.

CROISSANCE EXPONENTIELLE II 31

Figure 6.2. ... et puis cela evolue plus rapidement que je ne lecroyais ...

Figure 6.3. ... et puis j’ai abandonne.

Lors du pliage il faut considerer deux aspects du probleme. Primo,l’epaisseur du papier plie croıt de maniere exponentielle, puisqu’elledouble a chaque pliage. Apres cinq operations on a deja atteint 32 foisl’epaisseur standard de la feuille, puisque 2 � 2 � 2 � 2 � 2 = 32. Cela faitdeja un centimetre, et si on faisait cela encore cinq fois, on atteindraitune epaisseur de 32 centimetres.

Cela est impossible : quand on superpose plusieurs couches de papier,d’epaisseur totale d, alors la situation pour la couche superieure — quidevient inferieure lors du pliage — est differente de celle de la coucheinferieure. La couche inferieure doit se dilater d’une quantite egale a lalongueur d’un demi-cercle de rayon d. Le perimetre de ce cercle etant2�d, la feuille doit se dilater d’une longueur egale a �d. Un exemple :

32 LES GRANDS NOMBRES DEFIENT LA RAISON

prenons une liasse d’epaisseur 1 cm, plions-la cinq fois, lors du sixiemepliage elle devra se dilater de 3; 14 cm.

On voit donc que le processus s’arrete tres vite, pour des raisons d’ex-tensibilite du materiau papier. L’experience nous dit que le nombre depliages possibles se situe autour de huit. (Une station de radio berlinoisea voulu mettre cela a l’epreuve. Le 12 septembre 2005, ils ont publique-ment plie, a repetition, une feuille de papier de 10�15 metres. Ils n’ontpas pu depasser la limite fatidique de huit pliages).