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1 Education aux arts dans l’institution scolaire : évolution de l’approche discursive Nom : DE MOYA MARTINEZ Prénom : Maria del Valle Appartenance institutionnelle : Professeur d’Université en didactique de la musique (Université Castilla della Mancha, Albacete, ESPAGNE) Courriel : [email protected] Nom : SCHERB Prénom : André Appartenance institutionnelle : Maître de conférences en arts plastiques et didactique des arts, Université de Bretagne Occidentale, IUFM de Bretagne, CREAD Courriel : [email protected] Nom : VENDRAMINI Prénom : Cécile Appartenance institutionnelle : Maître de conférences en musicologie et didactique des arts, Université de Bretagne Occidentale, IUFM de Bretagne, CREAD Courriel : [email protected] Identité du coordonnateur Nom : VENDRAMINI Prénom : Cécile Appartenance institutionnelle : Maître de conférences en musicologie et didactique des arts, Université de Bretagne Occidentale, IUFM de Bretagne, CREAD Courriel : [email protected] Identité du réactant Nom : SAFOURCADE Prénom : Sandra Appartenance institutionnelle : Rennes 2 -CREAD Courriel : [email protected]

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Education aux arts dans l’institution scolaire : évolution de l’approche discursive

Nom : DE MOYA MARTINEZ Prénom : Maria del Valle Appartenance institutionnelle : Professeur d’Université en didactique de la musique (Université Castilla della Mancha, Albacete, ESPAGNE) Courriel : [email protected] Nom : SCHERB Prénom : André Appartenance institutionnelle : Maître de conférences en arts plastiques et didactique des arts, Université de Bretagne Occidentale, IUFM de Bretagne, CREAD Courriel : [email protected] Nom : VENDRAMINI Prénom : Cécile Appartenance institutionnelle : Maître de conférences en musicologie et didactique des arts, Université de Bretagne Occidentale, IUFM de Bretagne, CREAD Courriel : [email protected]

Identité du coordonnateur Nom : VENDRAMINI Prénom : Cécile Appartenance institutionnelle : Maître de conférences en musicologie et didactique des arts, Université de Bretagne Occidentale, IUFM de Bretagne, CREAD Courriel : [email protected]

Identité du réactant Nom : SAFOURCADE Prénom : Sandra Appartenance institutionnelle : Rennes 2 -CREAD Courriel : [email protected]

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Problématique générale

Ce symposium a pour objectif de faire état de travaux de recherches sur l’enseignement des arts dans l’institution scolaire, en France et en Espagne. L’art est généralement reconnu comme l’une des potentialités offerte par l’école dans le développement du sujet (émancipation culturelle, reconnaissance identitaire, mise en valeur des différences entre individus...) Les domaines de recherche en arts se sont multipliés depuis une vingtaine d’années avec notamment l’apparition de la sociologie et la psychologie des arts. La didactique des arts apparaît encore mal identifiée. Rares sont les études sur les dispositifs d’évaluation dans ce domaine. Le symposium s’appuiera sur trois recherches en didactique des arts, portant sur les approches discursives des enseignants et des élèves, lors de l’approche de l’œuvre d’art, à l’école et au collège. Cette tâche est particulièrement complexe et il faut garder à l’esprit les dérives possibles de ces mises en mots dans le monde du sensible. « Les choses ne sont pas toutes aussi saisissables et dicibles qu’on voudrait le plus souvent nous le faire croire ; la plupart des événements sont indicibles, ils s’accomplissent dans un espace qu’aucun mot, jamais, n’a pénétré, et plus indicibles que tout sont les œuvres d’art, existences mystérieuses dont la vie à côté de la nôtre, qui passe, perdure1 ». Plusieurs angles d’approches de ces discours sur l’art dans le monde scolaire seront évoqués. L’approche des œuvres artistiques est souvent accompagnée d’un éventail de conduites langagières qui diffèrent selon les disciplines artistiques. L’enseignant a pour mission d’encourager la parole de l’élève, avec toutefois une prise de risque dans ce qu’il va recevoir comme propos en retour. Les débats menés lors de deux récentes journées d’études scientifiques sur l’éducation artistique (2009)2 ont posé les questions liées à la nature de cette réception qui se voudrait émancipatrice. Jean-Charles Chabanne a résumé ces interrogations dans le discours d’introduction à ces journées. Quelle est la nature de cette approche discursive ? S’agit-il d’un savoir à apporter ou d’un supplément d’âme ? S’agit-il d’enseigner une compétence esthétique ? Pour apprendre à ressentir l’œuvre, faut-il partager les états mentaux et affectifs d’un tiers, d’un maître en émotion, ou au contraire s’en échapper, s’y soustraire ? Celui qui ne reçoit pas de stimulation émotionnelle développe-t-il des compétences émotionnelles ? 3 Une première communication (Cécile Vendramini) évoquera les effets de l’éducation artistique sur l’émancipation de la parole de collégiens, dans le cadre du commentaire d’œuvres musicales. Comment les enseignants guident-ils leurs élèves sur ce terrain de l’écoute collective et dirigée ? Quelle évolution peut-on observer dans le répertoire musical proposé à ces adolescents ? L’étude a pris comme indicateur (avec les réserves d’usage pour ce genre de données) les propos tenus par des futurs enseignants en éducation musicale dans leurs mémoires professionnels. Le dépouillement d’une centaine de ces mémoires a permis de mettre en évidence la complexité des échanges enseignants/élèves dans le contexte

1 Rainer Maria Rilke, Lettre à un jeune poète, L’Ecole des loisirs, Paris, 1992, p. 13. 2 Journées scientifiques « Eprouver, pratiquer, enseigner les arts et la culture. Former à l’approche de l’œuvre les enseignants et les médiateurs », Perpignan, octobre 2009. 3 Jean-Charles Chabanne, texte d’introduction des deux journées d’études, à paraître dans les actes.

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des frontières entre la culture dite « de masse » et la culture légitimée par l’institution scolaire. L’heure hebdomadaire de musique « obligée » a un certain effet miroir sur des jeunes qui doivent se dévoiler dans leur personne (production vocale) et dans la réception des œuvres musicales proposées (adhésion ou rejet). La musique est la première entrée culturelle des adolescents, leur premier centre d’intérêt (Green, 1998, Boudinet, 1996). L’étude tentera de soulever tous les paradoxes liés à cette situation didactique particulière. Une deuxième communication portera sur un tout autre type de discours du monde scolaire, celui des textes officiels qui préconisent plus que jamais le développement des compétences transversales via l’éducation artistique. Le concept de transdisciplinarité fait partie des questions vives propres à la didactique des arts. Une enseignante-chercheuse espagnole (Maria del Valle de Moya) présentera un aspect de la question. En Espagne, depuis 2006, une Competencia cultural y artística est imposée en formation des enseignants, avec la création d’un cursus spécifique interdisciplinaire. Ce cursus a pour objectif de faire de l’enseignant un « acteur clé » de la transmission culturelle, ce qui soulève les problématiques liées à la polyvalence et à la spécialisation en art. La présentation de la littérature officielle espagnole montrera une ouverture beaucoup plus interdisciplinaire qu’en France, une éducation « inter-arts » qui met en avant des « compétences émotionnelles » visant à l’émancipation de l’enfant par les arts. La dernière communication (André Scherb) portera sur les aspects discursifs de l’enseignement des arts visuels et arts plastiques. Les recherches présentées, destinées à approfondir ce que peut être une pratique artistique et à préciser son articulation à l’oral se répartissent en trois domaines. Le premier concerne l’étude de textes fondateurs de la discipline et s’intéresse à l’évolution des paradigmes d’enseignement des arts plastiques. Le second vise à aborder la pensée créatrice d’artistes contemporains ainsi que sa formulation verbale afin d’apprécier le parallèle possible entre la pratique de l’élève et celle de l’artiste. Le troisième est l’étude empirique que André Scherb mène actuellement dans le Groupe de recherche « Penser l’agir », qui explore l’activité cognitive associée à une pratique de création d’un élève, à l’école ou au collège. Au regard des instructions officielles en arts plastiques, l’évolution des formes d’enseignement peut être caractérisée à partir de trois paradigmes disciplinaires, ou principes d’intelligibilité, qui se sont succédé depuis le début du XXe siècle (Ardouin, 1995). Le premier est le paradigme d’imitation (de 1909 à 1968) pour lequel le faire prédomine à travers un enseignement du dessin. Il s’agit « d'une part, de former le goût des élèves et d’en faire de bons "exécutants" et, d'autre part, de leur permettre de s’exprimer librement. » (Ardouin, p.45). La part de l’élève est quasiment inexistante. Les savoirs enseignés sont hérités des conceptions académiques. Le paradigme de la créativité (1968-1980) articule l’apport technique avec une pédagogie de la créativité cherchant à réinvestir les travaux américains (Guildford, Torrance). Le mythe de l’enfant créateur se développe. Enfin le paradigme de la réflexivité (depuis 1980) correspond à des situations d’apprentissage construites autour d’une question. Les notions plastiques sont considérées comme des moyens articulés à une intention et à une question qui a du sens dans le champ artistique de référence. Les récents programmes de 2008 adoptent, dans le premier degré, le terme de création réfléchie.

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La chronologie des paradigmes montre un affranchissement progressif du modèle académique, un élargissement du champ de référence avec une prise en compte progressive de l’art contemporain, une reconnaissance de la part créative et réflexive de l’élève. Les arts plastiques ont été définis dans les années 70, avec leur entrée à l’université, autour du nouveau concept de pratique critique ou de pratique réflexive. Le terme de pratique se distingue de celui de technique. Il suppose un « agir productif » caractérisé par une dynamique entre action et réflexion. Les modèles d’enseignement engendrent des degrés différents d’autonomie de l’élève. Une brève comparaison peut être faite entre un enseignement traditionnel et l’enseignement dit « en proposition » (Pélissier, 1970, 2008). Dans le premier cas, l’enseignant commence par exposer avec précision le travail à faire (le sujet), les étapes d’exécution et le résultat attendu. Pendant l’effectuation, il intervient afin de ramener les élèves vers la cible. Les productions des élèves sont relativement proches les unes des autres, avec seulement des variations dans la qualité d’exécution. L’enseignant commente les résultats plus ou moins conformes au résultat fixé. Ce type d’enseignement engendre l’homogénéité des résultats. L’élève n’a pas de choix à faire. Sa réflexion sur le travail exécuté n’est pas sollicitée. Dans le second, l’enseignant fait une proposition de travail aux élèves, c'est-à-dire qu’il crée une situation qui s’apparente à un problème à résoudre. La mise au travail est directe, sans discours explicatifs préalables, ni exemples de ce qui pourrait être fait, afin de préserver une diversité de réponses plastiques par rapport à ce qu’induit la proposition qui peut être verbale (un mot, une phrase) ou matérielle, instrumentale, iconique, sonore, etc.). Les élèves travaillent alors « à champ ouvert », chacun conduisant sa démarche de façon autonome. Le groupe-classe explore les possibilités ouvertes par la proposition dont les objectifs sont implicites. La situation d’enseignement inclus une phase de présentation des travaux et de verbalisation. Les échanges oraux permettent une évaluation non pas par rapport à une norme, mais par une réflexion sur ce qui a été produit, une prise de conscience de ce qui a été fait, découvert, compris. Les discussions portent alors sur la singularité, sur le sens, sur les notions, sur les procédés techniques, etc. Les pratiques d’enseignement observables actuellement se situent entre ces deux pôles opposés. La fonction émancipatrice de la pratique se manifeste pleinement avec le second modèle qui permet à chacun d’œuvrer à l’école. Comme l’indique Gilbert Pélissier, « l’œuvre peut être très modeste en fonction de l’âge et de la maturité des élèves, mais pour œuvrer il faut une condition impérative : qu’ils soient auteurs de ce qu’ils font, ce qui suppose une pédagogie leur permettant une autonomie de conception et de démarche pour réaliser 4». La dimension artistique est rendue possible en fonction de l’action conjointe du professeur et des élèves (Sensevy, 2007) : l’élève est impliqué5 en tant que personne et le professeur reconnaît et fait voir la valeur de l’œuvre de l’élève, même modeste, dans sa singularité. Le dispositif didactique est un dispositif artificiel où l’élève fait « comme si c’était de l’art » (Pélissier), mais les moments de fabrique et de parole sont des

4 Pélissier, G. (2004). L’oral en arts plastiques. Intervention de Gilbert Pélissier, Inspecteur général honoraire, à l’IUMF de l’académie d’Aix-Marseille. 5 Le poïéticien René Passeron dit que l’artiste se compromet dans son œuvre.

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situations bien réelles, tant affectives, sensorielles, perceptives et conceptuelles et avec un enjeu de connaissances et de compétences à acquérir. L’oral a pris une place importante, associant le faire et le dire qui sont deux moments indissociables de ce qu’on appelle la pratique6. La verbalisation est l’occasion d’un retour réflexif sur l’action et la démarche de création et d’une prise en compte des productions des élèves dans leur diversité. Il s’agit d’une mise en mots individuelle, mais aussi collective, destinée à faire apprendre. La rencontre avec des œuvres de référence permet à l’élève d’établir des liens entre son propre travail, celui des autres et celui des artistes. Un transfert est ainsi possible et progressif entre percevoir, ressentir, questionner des productions d’élèves ou des œuvres d’artistes. La finalité de l’enseignement artistique est de rendre l’élève acteur, engagé dans une création personnelle, réflexif et autonome à l’abord des œuvres d’art.

6 Le sens de pratique s’est constitué à la création de la discipline arts plastiques à l’université en 1969. Elle est, selon Gilbert Pélissier, synonyme de praxis, au sens de pratique-critique qui signifie une évolution du faire par un travail critique permanent et une transformation de l’auteur en même temps qu’une transformation de la production.

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L’écoute musicale dirigée à l’école : pour enseigner quelle parole sur l’œuvre d’art ?

Cécile VENDRAMIN

Maître de conférences en musicologie et didactique des arts, UBO-IUFM de Bretagne, CREAD

Introduction

Lors d’un récent colloque7 concernant les effets de l’éducation artistique sur la jeunesse, les argumentaires habituels destinés à promouvoir la place de l'éducation artistique et culturelle dans les politiques éducatives auprès des décideurs et de l'opinion publique ont été discutés. Ont été soumises au débat les hypothèses avancées ici et là concernant les effets positifs de l'éducation artistique et culturelle sur le développement cognitif et la réussite scolaire des enfants, avec des effets particuliers sur les traits de personnalité comme la confiance en soi, la persévérance, la créativité, l’imaginaire personnel, la capacité à s'exprimer et à affirmer son esprit critique. Au final, la synthèse des journées d’études a montré un bilan mitigé quant à la mesure d’un réel impact de l’éducation artistique sur les apprentissages, du fait de la variété des approches en art et du manque d’homogénéité des systèmes d’évaluations et des méthodologies utilisés. Ce terrain d’étude est en effet de plus en plus nourri par les travaux d'équipes de chercheurs croisant des approches disciplinaires diverses, telles que la didactique des arts, la psychologie du développement de l'enfant, la sociologie des arts et les sciences cognitives. Comme le soulignait le compositeur et pédagogue Pierre Kolp, ce champ de recherche est immense, tant sont grandes les potentialités offertes par l’art dans le développement du sujet : « identité, émancipation culturelle, potentialités des différences, singularité et unicité, variété des exigences disciplinaires. » (Kolp, 2012). Nos recherches précédentes, qui se situent dans le domaine de la didactique des arts, ont porté d’une part sur la réception de l’œuvre musicale dans l’institution scolaire, en ciblant la construction de repères structurels dans les œuvres écoutées, à l’école et au collège (Vendramini, 2003). D’autre part, et plus récemment, nous avons abordé la construction identitaire des lycéens à travers le genre du vidéo-clip (Le Corff, Ohanna, Vendramini, 2010). Nous nous proposons d’aborder ici, avec toutes les réserves émises plus haut, les effets de l’éducation artistique sur l’émancipation de la parole de collégiens, dans le cadre du commentaire d’œuvres musicales, qui est la clé de voûte du cours de musique hebdomadaire obligatoire dans le second degré. Il s’agit d’analyser la façon dont les enseignants guident leurs élèves sur ce terrain de l’écoute collective et dirigée, activité semi-orale, qui a beaucoup évolué depuis deux décennies. Cette communication fait état des réactions orales d’élèves de collège en activité d’écoute musicale, réactions collectées et restituées par de futurs enseignants (étudiants-stagiaires en éducation musicale) dans le cadre de leur mémoire professionnel. Le dépouillement d’une centaine de ces mémoires a permis

7 Symposium européen et international « L évaluation des effets de l'éducation artistique et culturelle sur les enfants et les jeunes », Centre Pompidou, Paris, janvier 2007.

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de mettre en évidence la complexité des échanges enseignants/élèves en la matière. Les questionnements font émerger deux orientations didactiques, deux questions clés qui se retrouvent dans le cheminement d’une formation de jeunes « amateurs éclairés »8 et que Jean-Charles Chabanne a très bien résumées en 2009 lors de son introduction aux journées d’études scientifiques sur les enseignements artistiques et culturels9. S’agit-il, dans cette prise de parole sur l’art, « d’accepter l’émergence de la subjectivité, avec ses maladresses et les impasses où elle peut conduire ? » Ou s’agit-il de « confronter, voire soumettre cette subjectivité aux paroles autorisées, aux commentaires de l’œuvre légitimée par l’histoire des arts ? »10

L’anticipation de la parole critique de l’élève

Enseigner la parole sur l’œuvre d’art

Jean-Charles Chabanne souligne que l’approche des œuvres artistiques est accompagnée d’un foisonnement de conduites langagières « identifiées comme genre (critique, écrits sur l’art, historiographie, analyse sémiologique); comme parole professionnelle (échanges et correspondances des créateurs, des marchands d’art) ; comme pratiques ordinaires de la réception (dialogues lors des vernissages ; échanges informels à la sortie du cinéma, du concert11) ». Le commentaire d’écoute musicale, lui, s’apparente à une réception qui n’est pas dans les pratiques ordinaires de réception de la musique par un jeune public. Il s’agit d’imposer dans une salle de classe l’écoute collective d’une œuvre choisie par un enseignant à des adolescents habitués à pratiquer en boucle l’écoute solitaire de leurs répertoires préférés. Anne-Marie Green a montré que pour 80% des jeunes, l’écoute musicale se fait à la maison (Green, 1998). Notre précédente recherche sur les pratiques d’écoute a mis l’accent sur la difficulté du guidage de l’enseignant dans cette activité d’écoute à l’école, situation didactique complexe et sujette à caution. Notre étude a rappelé que depuis les premiers tests d’écoute du psychomusicologue américain Carl Seashore12 menés au début du XXème siècle, les recherches en perception et en cognition musicales ont alimenté régulièrement la compréhension des mécanismes mis en jeu dans la perception auditive. Parallèlement, l’intérêt pour les réponses émotionnelles à la musique, notamment lors d’écoute d’œuvres, s’est considérablement développé, sous l’influence des premiers psychomusicologues et sociologues de la musique (Imberty, 1979, Sloboda, 1988). Dans l’enseignement général de la musique à l’école et au collège, il s’agit non seulement de mesurer des capacités et des performances auditives des élèves, mais de gérer également leurs interprétations et 8 Le bulletin officiel n°27 du 8 juillet 2010 affiche les attentes officielles pour l’enseignement de l’histoire des arts qui aurait pour objectif « d’offrir à tous les élèves, de tous âges, des situations de rencontres, sensibles et réfléchies, avec des œuvres relevant de différents domaines artistiques, de différentes époques et civilisations ; de les amener à se construire une culture personnelle à valeur universelle fondée sur des œuvres de référence ; de leur permettre d’accéder progressivement au rang d’amateurs éclairés .» 9 Journées scientifiques « Eprouver, pratiquer, enseigner les arts et la culture. Former à l’approche de l’œuvre les enseignants et les médiateurs », Perpignan, octobre 2009. 10 Jean-Charles Chabanne, texte introductif distribué aux participants au colloque en octobre 2009. Les actes du colloque devraient paraître en 2012. 11 Ibid note 4. 12 Directeur de l’institut de psychologie de l’Université de l’Iowa, pionnier de la psychologie expérimentale, C. Seashore (1866-1949) s’intéressa à la musique comme phénomène psychologique mesurable et il élabora des tests pour évaluer les dispositions musicales des enfants.

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écoutes critiques, souvent reflétées par leurs comportements dans cette situation de musique « obligée »13. Le traitement de l’information auditive demandé aux élèves est étroitement lié comme on le sait, non seulement aux capacités d’association sémantique et de mémorisation, mais également aux conditionnements et aux conduites perceptives adoptées. L’objectif à atteindre est bien d’émanciper l’élève dans son écoute, afin de lui donner une liberté d’appréciation, mais également des armes pour une argumentation dans la formation de ses goûts musicaux. La difficulté étant l’arbitrage qu’un enseignant en éducation artistique effectue dans sa pratique pour définir les frontières acceptables entre la culture dite « de masse » et la culture légitimée par l’institution scolaire. Depuis deux décennies, l’évolution des programmes institutionnels en éducation musicale a contribué à tenter de désamorcer des conflits évidents de génération, en prônant la nécessité du « plaisir partagé » de l’écoute collective, en rendant nécessaire la réduction des « écarts esthétiques entre enseignants et élèves » et en valorisant les « musiques actuelles, musiques amplifiées et numériques », qui demandent aux professeurs « un effort constant de mise à jour. »14

Les dires de futurs enseignants sur cet enseignement de la parole sur l’art

Les mémoires professionnels des enseignants en éducation musicale représentent une source non négligeable de recueil de données prises à vif sur la conduite adolescente face à la musique qui leur est proposée dans le cadre de l’institution scolaire. Il semble que les stagiaires de cette discipline minimisent moins qu’ailleurs les échanges avec leurs élèves et relatent plus volontiers leurs positions personnelles, dans cette tâche où le programme scolaire n’est pas rattaché à des manuels. Même si les recherches effectuées sur le mémoire professionnel établissent ses faiblesses, dont le fait d’être déclaratif par nature et rédigé dans la seule perspective d’une validation professionnelle (Cros, Fabre, 1999) il n’en reste pas moins que, cet objet complexe, apparu à la création des IUFM, et donc au carrefour d’enjeux multiples présente des données intéressantes pour le domaine encore récent de la recherche en didactique de l’éducation musicale. La lecture de 102 mémoires15 produits par 131 stagiaires (dont 64% de femmes), a permis de retenir un échantillon de 30 documents exploitables pour leur appartenance à la catégorie des «impliqués » ou «mémoires en je », selon la définition de Michèle Guigne-Durning (Guigne, 1995). Nous avons numéroté ces mémoires de 1 à 30 (« M1 » à « M 30) », l’échantillon retenu couvrant sept années de formation à l’IUFM de Bretagne, de 1998 à 2005.

13 Dans l’académie de Rennes, l’activité d’écoute d’œuvres constitue l’un des thèmes prédominants des mémoires professionnels des professeurs stagiaires en éducation musicale. En mars 2002, un colloque national intitulé « L’éducation musicale de la maternelle à l’université », organisé par la mission de l’éducation artistique et de l’action culturelle faisait apparaître de nombreuses interrogations et d’échanges sur cette activité du cours d’éducation musicale. 14 Conférence de presse de Jack Lang, ministre de l’éducation nationale, Orientations pour une politique des arts et de la culture à l’école, Musiques actuelles (C), décembre 2000. 15 Sur ces 102 mémoires, seulement 41 on été menés en binômes. Ils concernent 17 classes de 3ème, 25 classes de 4ème, 36 classes de 5ème et 22 classes de 6ème .

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Quelle émancipation possible des modèles véhiculés par les médias ?

Ecole et culture médiatique

Avant d’aborder la thématique de la prise de parole en écoute musicale, il nous semble important de définir ce que le cours d’éducation musicale peut amorcer dans l’émancipation de l’adolescent. L’analyse des postures langagières des collégiens rapportées dans le corpus des mémoires analysés fait état de l’effet miroir de l’heure hebdomadaire de musique obligée, qui contribue à dévoiler le jeune dans sa personne (voix et gestes créatifs) et à le confronter au regard de l’autre (jugements sur ses prestations, affirmation de ses goûts musicaux, adhésion ou résistance aux répertoires culturels légitimés par l’institution). Les propos tenus dans les mémoires montrent que l’enseignant débutant se heurte en général aux problèmes du choix musical qu’il propose. Rappelons que l’entrée en culture des adolescents se fait majoritairement par la musique. Toutes les études sociologiques montrent que les musiques actuelles constituent le premier centre d’intérêt culturel des jeunes (Green, 1998, Boudinet, 1996). Les pratiques et les consommations des adolescents sont de plus en plus interrogées via de grandes enquêtes décennales financées par le Ministère de la Culture (Donnat, 1990, 2008). Les goûts musicaux des jeunes, leurs rapports aux objets culturels extra-scolaires intéressent les sociologues (Green, 1998, Pasquier, 2005). Il apparaît dans ces recherches que la musique (plus que le cinéma) constitue la pratique culturelle dominante chez les jeunes et qu’elle est désormais liée à tous les produits de l’industrie qui en découlent, que ce soit par ses vecteurs (ordinateurs, téléphones portable, CD, DVD) ou ses figurations (clips, sonneries de téléphone. Cette population adolescente, cette « génération MP3 », de plus en plus suréquipée en matériel audio, constitue pour le professeur de musique de collège un public plus qu’armé en références musicales. L’utilisation des pratiques dites des « quartiers » ou des répertoires chansonniers véhiculés par les médias n’est d’ailleurs plus ignorée du corps enseignant, qui se voit contraint de se positionner dans la récupération ou le rejet de ces effets de modes. Les musiques actuelles et la musique de film figurent depuis une dizaine d’années au programme du baccalauréat (option musique). L’élargissement des supports musicaux est de mise dans tous les degrés de l’école. Sylvie Walczak souligne que « les programmes de notre discipline ont été ethnocentriques pendant très longtemps, on faisait passer un seul patrimoine, celui de la musique savante occidentale essentiellement. De là, nous sommes arrivés à une attitude plus ouverte, de l’ordre du relativisme culturel ».16 Cependant, l’utilisation des pratiques culturelles des jeunes dites des « quartiers » (hip hop, techno) ou des répertoires véhiculés par les médias (télé crochet comme Nouvelle Star), divise le corps enseignant, qui se voit contraint de se positionner dans la récupération ou le rejet de ces modes musicales éphémères. Le cours de musique, plus que tout autre cadre disciplinaire du collège, pourrait ainsi constituer, à l’heure actuelle, l’un des foyers représentatifs non seulement de l’attitude ambivalente de l’institution face aux nouvelles cultures émergentes (Bier, 2003), mais également du regard contradictoire (défiance/confiance) de l’adolescent face à la culture légitime (Casanova, Vulbeau,

16 Propos de Sylvie Walczak, IPR-IA, recueillis dans les Actes du colloque, L’éducation musicale de la maternelle à l’université, CRDP de Bourgogne, 2003, p. 55.

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2008). Quelle émancipation de l’adolescent par l’art musical viser dans ce contexte somme toute paradoxal ?

La carte d’identité vocale de l’élève

La première émancipation possible de l’adolescent passe par une appréhension de sa « carte d’identité vocale », en plein devenir. Les tessitures des modèles vocaux diffusés par les médias oscillent entre le parlé/chanté du rap et des voix au registre plutôt aigu (parmi les chanteurs des comédies musicale, les voix de ténor prédominent). Un enseignant note : « Il est important de faire sentir aux élèves ce qu'ils peuvent faire avec leurs voix à leur âge, ce qui n'est pas forcément ce qu'ils entendent le plus couramment à la radio à la télévision. »17 Dans les classes de quatrième où les garçons ont déjà mué, les filles se trouvent surexposées, de par la différence de tessiture et se réfugient souvent par timidité dans le registre grave de poitrine, qui étouffe parfois leur voix. « Le phénomène de la mue explique les maladresses mais également le sentiment de ridicule et la perte de confiance qui peut entraîner vers un repli, voire un refus de chanter. »18 La pratique collective permet à la fois d'obtenir un résultat musical satisfaisant en favorisant la confiance entre les élèves les plus introvertis. Le chant, écrit un stagiaire « par essence, traduit des émotions et des sentiments. Le chant découvre notre intimité. La peur du jugement des autres, de leur regard, de leur moquerie, peut décourager un élève à tout jamais, c'est pourquoi je préfère mettre une note de groupe, car ils sont peu nombreux à oser chanter seul ; par contre les élèves chantent très volontiers par groupe de deux ou trois. »19. Concernant la pratique vocale, un jeune enseignant distinguent « les surmotivés, les motivés et les démotivés. »20 La réticence à chanter s’explique également par le répertoire proposé par l’enseignant, qui doit assurer ces arrières et anticiper les rejets éventuels, comme le souligne ce futur enseignant : « Je leur distribue le texte de la chanson « Nomade ». Comme je m'y attendais, cette distribution se déroule dans un brouhaha incroyable lorsque je leur chante la chanson ; j'entends des remarques du genre c’est nul, c’est trop vieux, on connaît même pas ! (…) « Je sais que le plaisir musical est en fait au cœur de l’enjeu. Il faut que le professeur de musique ne dépende pas seulement de l’actualité du morceau, ni de son temps de vie sur le marché du disque, mais davantage de la qualité de l’interprétation. N’a-t-on jamais vu frémir d’émoi des élèves en chantant Mon frère 21 ? En revanche, certains professeurs, en tentant d’apprivoiser les élèves ne se sont-ils pas montrés maladroits en interprétant sans conviction un morceau de rap ?»22

17 M12 Pratiques vocales et mémorisation, (2003-2004) 18 Ibid note 11 19 M13 : L’évaluation orale (2003-2004) 20 M14 : Les élèves acteurs et créateurs du cours d’éducation musicale (2001-2002) 21 M. Le Forestier. 22 M11 : La dynamique de groupe en cours d’éducation musicale (1998-1999)

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Le paradoxe de l’écoute musicale au collège

Le moment de musique obligée

Les programmes officiels d'éducation musicale laissent une grande liberté à l’enseignant en ce qui concerne le choix des œuvres proposées aux élèves, avec l’écueil de tomber dans la démagogie culturelle. Les manuels en éducation musicale sont rares et peu utilisés. Du point de vue de l’analyse musicale au collège, il s’agit avant tout, à partir de n’importe quel support musical, de privilégier la discrimination de la répartition spatiale et temporelle des événements sonores (masses, lignes, horizontalité, verticalité, logique des rapports), couleurs (familles d’instruments d’abord, timbres individuels ensuite, combinaisons), dynamiques (accents, nuances, contrastes, silences). Cependant, l’appréhension de ces notions est souvent très conditionnée par les supports musicaux, et par la réception qu’en font les jeunes, peu habitués à considérer l’écoute musicale comme un travail scolaire. Ainsi, peut-on lire dans un mémoire : « Il faudrait mettre fin à cette attitude de passivité béate pour mettre en place une autre approche de la musique : faire de chacun un aventurier » (…) Comment combattre la tentation qu’ont certains élèves de se réfugier dans la passivité pendant une séquence d’écoute? (…) Si la plupart du temps, la première audition se passe dans de bonnes conditions, certains élèves décrochent lors de la deuxième audition. Quelques bavardages suffisent à rompre le climat d’écoute (…) Au cours de nos premières séances d’éducation musicale, nous avons noté un manque d’intérêt d’un assez grand nombre d’élèves envers l’activité d’écoute. Cela se concrétisait par une carence de la participation orale, par l’apparition de comportements passifs, par l’essor de nombreux bavardages, par l’audition de quelques soupirs (…) Il faut tordre le cou à l’idée selon laquelle on ne fait rien en écoute. »23 Le paradoxe de l’écoute musicale en milieu scolaire est régulièrement soulevées par les didacticiens: L’un des paradoxes de l’écoute musicale en milieu scolaire, souligné par Laurent Guirard réside dans le fait qu’il s’agit de promouvoir chez les élèves des constructions langagières raisonnées et des repérages technico-socio-culturels pour désigner des objets artistiques qui appartiennent à la sphère du sensible et de l’indicible. (Guirard, 1999). Le deuxième paradoxe concerne le partage émotionnel demandé par l’institution au sein d’un cadre obligatoire. Comme nous l’avons souligné plus haut, l’activité d’écoute d’œuvres a été désignée officiellement depuis 1995 dans les programmes scolaires du collège comme un vecteur d’émotion ou de «plaisir partagé24». Ce plaisir partagé semble très utopique pour certains enseignant : « En collège, préparer une classe de non-mélomanes à une écoute longue, par le seul exposé préalable de considérations intellectuelles ne sert pratiquement à rien, que ces considérations soient de nature poétique, historique ou musicologique. Tout au plus, la conviction manifeste d’un professeur sincèrement enthousiaste peut surprendre les élèves et les amener à une plus grande curiosité vis-à-vis de ce qui agite ainsi le maître : ils écouteront un peu mieux

23 M2 « Ecouter c’est comprendre » (2000-2001) 24 « L’enseignement de la musique au collège est essentiellement fondé sur le plaisir musical partagé » (Introduction des Programmes officiels pour l’éducation musicale, 1995).

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et un peu plus longtemps le début de la séquence… puis s’en désintéresseront s’ils ne sont pas prêts à l’apprécier. »25 La plupart des mémoires consacrés à l’activité d’écoute évoquent l’accueil hostile réservé non seulement au répertoire dit « savant » (qualifié par les élèves de « musique classique »), mais également au corpus de musique traditionnelle ou extra-européenne. Les critiques des élèves fusent dans de nombreux mémoires : « Madame, c'est pas de notre époque, ça ! C'est pourri ! Génial, le cours de musique ! »26 « C’est la musique des années 40, ça fait dormir !»27. Les musiques contemporaines déroutent souvent le jeune auditoire: « Les élèves ont une attitude normative vis à vis de la musique contemporaine. Pour eux, elle est synonyme de désordre. Aussi, pour aborder cette musique, il convient de le faire avec prudence. Il semble souhaitable de ne pas exercer de sévérité excessive, ni de leur imposer ce type de musique (…) La première écoute de Stripsody (C.Berberian) provoqua une grande surprise de la part des élèves, à tel point qu’ils en oublièrent la question. Tous émirent un jugement négatif »28. « Nous étions quelque peu perplexes sur la démarche à mettre en place pour parvenir à faire entendre la genèse d’harmoniques dans l’extrait « It’s been a honeymoon » (extrait de City Life de Steeve Reich). L’extrait nous paraissait quelque peu rude si l’on se contentait d’écouter le matériau brut. Les élèves ne manquaient pas de nous le faire remarquer dès la première audition. Certains d’entre eux portaient leurs mains aux oreilles, montrant une gêne auditive face à la répétitivité exacerbée du matériau de base. L’extrait choisi ne semblait de toute évidence pas convenir à cette classe. Une élève, Sarah, nous interrogeait sur l’intérêt d’un tel extrait, tellement elle l’appréciait peu »29. Les adolescents décrits dans les mémoires semblent manifester peu d’intérêt pour l’insolite et les univers sonores qui les tirent de ce que certains appellent les « scies » musicales (prédominance de trois ou quatre accords, et rythme binaire omniprésent). Le « décrochage » et la passivité de l’élève sont particulièrement craints, comme il apparaît dans l’extrait suivant : « Je pense que j’ai tout fait pour les conditionner avant la première écoute. Par ma présence, ma manière d’aborder cette écoute, par mon attitude plus posée, réfléchie, déterminée, mon exigence pour attendre le calme, ma volonté d’instaurer une sérénité avant de démarrer cette pratique. Pour la première écoute, j’étais face à eux, sans bouger, en leur montrant que j’étais personnellement impliquée dans cette écoute. Ils ont ressenti mon émotion qui s’est ensuite dispersée dans la classe30 ». L’effet miroir de l’écoute musicale se fait sentir des deux côtés de cette barrière générationnelle, comme le souligne l’un des stagiaires ayant souhaité qu’un élève fasse partager « sa » musique aux autres élèves de la classe. « Florian avait choisi un morceau de hard rock, Sepultura, légèrement provocateur lui permettant d’afficher ses goûts et en quelque sorte ses différences par rapport à la classe. Les choses se sont néanmoins corsées lorsque les élèves lui ont manifesté leur manque d’attirance pour le hard rock, et par la même occasion, lui ont renvoyé

25 Remarque extraite de l’introduction d’un rapport d’une recherche action du CRIP (Lille) non édité sur l’audition d’œuvre « L’écoute d’œuvres en classe : un plaisir partagé ? », coordonnée par Jean-Paul Licour (1995-1998). 26 M1 « Les objets chantent » (2003-2004) 27 M3 « Faire face aux préjugés musicaux des élèves » (2002-2003) 28 M 4 « Analyse comparée de deux chants en classe de 3ème (1992-93) 29 Ibid note 21. 30 M2

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l’image de son comportement habituel en cours, telle que sa façon de monopoliser l’attention par son agitation, de se conduire comme s’il était seul. D’une certaine façon, ils l’ont un peu remis à sa place, chose qu’ils n’avaient encore jamais fait » 31 Cet aller-retour entre les musiques actuelles et un répertoire plus savant est un véritable casse-tête pour les enseignants et amène cette réflexion d’une stagiaire : « Partant du principe que pour intéresser un élève à la musique du passé, il faut sans cesse la comparer à la musique en vogue actuellement, j’ai essayé d’introduire dans le cours de musique baroque un thème de Yann Tiersen, sans succès (…) Mais croyant avec conviction qu’ils sont au collège pour travailler, alors que l’objectif du collège est d’apporter une culture générale, les élèves finissent par considérer la musique entendue en classe comme un travail qu’ils « doivent »écouter et lui enlèvent tout connotation de plaisir d’où le rejet » C’est ainsi que proposer le canon de Pachelbel en parallèle avec le rap J’me souviens ne change rien à l’appréciation de l’élève sur le compositeur allemand » 32 . Un autre futur enseignant note : « J’ai eu l'impression que le rap était une carotte que l'on met devant un âne pour le faire avancer » (…) « Quelques garçons désiraient faire écouter des musiques qu’ils aimaient au reste de la classe. Ces garçons étant des éléments perturbateurs, j’ai saisi l’opportunité d’appliquer le projet qui était d’intégrer des élèves difficiles en cours en conciliant leur goût musical et la communication à l’intérieur du groupe » 33 Un autre professeur stagiaire présente par ailleurs un éventail de définitions de ce qu’est la « bonne musique » pour ses élèves: « le truc bien que l’on écoute en boucle », qui « bouge bien », qui « fait kiffer », qui « rend les gens heureux »34 Toutes ces invitations de jeunes professeurs vont dans le sens de la recherche d’une parole qui s’émancipe, qui se libère dans le cadre de l’éducation artistique, mais se heurte à une impossible adhésion collective dans l’appréciation des affects et des émotions soulevées par la musique. Dans la recherche effectuée en 2010 sur la création de vidéoclips par des lycéens, nous avions également pointé chez ces adolescents un désir très individualiste de garder pour soi son monde sensible, son imaginaire, difficile à décrire aux autres, voire impossible à partager. Pour répondre à la question de Jean-Charles Chabanne posée en introduction, dans cette prise de parole spécifique à l’écoute musicale en classe, les subjectivités semblent plus exacerbées qu’ailleurs et les terrains de prise de risque plus nombreux que dans tout autre discipline scolaire.

Conclusion

Le moment de musique hebdomadaire au collège illustre un moment privilégié de passation de valeurs culturelles véhiculées par la musique dont les frontières sont souvent proches de l’indicible, du « difficile à dire ». Dans cette ère du « tout culturel », le champ musical reconnu par le ministère de l’éducation nationale n’est plus limité aux musiques savantes et laisse une large part à un répertoire où les adolescents pourraient se reconnaître, mais hésitent à le faire dans le cadre de l’école. Cette étude a tenté de mettre en évidence le questionnement de jeunes

31 M12 « Adaptation à la diversité des publics , intégration des élèves difficiles et/ou en difficulté en classe de 5ème » (1997-1998) 32 M10 : « L’activité d’écoutes d’œuvres au collège : un problème d’acculturation » ? (2001-2002) 33 M16 Tentative d’un atelier de création hip hop en collège de ZEP (2002) 34 M1 La musique de grande diffusion : un outil efficace ? (2002).

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enseignants sur les enjeux didactiques apparaissant dans ces essais d’émancipation de la culture de masse. Les propos tenus dans la littérature « professionnelle » que représente le mémoire demandé par l’institut de formation des maîtres apportent un éclairage sur cette mission difficile. Issus eux-mêmes du collège unique et plus familiers que leurs aînés dans le répertoire des musiques numériques et amplifiées, ils ne peuvent plus faire l’économie de se positionner par rapport aux cultures musicales émergentes. Il est ainsi difficile de décrypter le niveau d’émancipation que l’élève peut afficher dans ce double apprentissage de l’abstraction (formes musicales) et de la construction du goût.

Bibliographie

Casanova R. & Vulbeau A. (Coord.). (2008) Adolescences, entre défiance et confiance, Nancy : P.U.N Chabanne J-C , Parayre M. & Villagordo E. (Eds), à paraître en 2012, La rencontre avec l’oeuvre. Paris : L’harmattan. Bier B. (2003). Editorial culture(s) : entre fragmentation et recomposition, Ville-école-intégration Enjeux, sceren-CNDP, n°133, 5-8. Boudinet G. (1996), Pratique rock et échec scolaire. Paris : Lharmattan Cros F. (1999). Le mémoire professionnel en formation des enseignants. Paris : L’harmattan Donnat, O. (2008). Les pratiques culturelles des Français à l’heure numérique. Paris : La découverte/Ministère de la culture Fabre M. (2000). Le mémoire professionnel en IUFM, Les sciences de l’éducation pour l’ère nouvelle, vol.34, n°4, 91-109 Green A-M (1998), Des jeunes et des musiques. Paris : Lharmattan Guirard L. (1999). Abandonner la musique ? Psychologie de la motivation et apprentissage musical. Paris : Lharmattan. Guigne-Durning M. (1995), Les mémoires en formation, entre engagement professionnel et construction des savoirs. Paris : Lharmattan Imberty M. (1979) Entendre la musique, sémantique psychologique de la musique. Paris : Dunot Kolp P. (2012), Evaluation des intégrations de compétence artistique par dérivation des mesures d’acquisition, L’évaluation des compétences en milieu scolaire et en milieu professionnel, Luxembourg, janvier, actes à paraître.

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Pasquier D. (2005) Cultures lycéennes. La tyrannie de la majorité, Paris : Autrement

Vendramini C. (2001-2003) La construction de repères structurels en écoute musicale à l’école et au collège, sites.csdraveurs.qc.ca/musique/apprecier/GIR_27_GIR27.doc Le Corf I., Ohanna D.& Vendramini C (2010), Education artistique et construction identitaire: vidéo-clips et lycéens, Actualité de la recherche en éducation et en formation (AREF),.Genève. https://plone2.unige.ch/aref2010/.../<view

Sloboda J-A (1988). L’esprit musicien. Bruxelles :Mardaga.

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Enseigner l’inter-arts » : approche de l’éducation artistique en Espagne

Maria Del Valle DE MOYA MARTINEZ

Professeur d’Université en didactique de la musique Université Castilla della Mancha, Albacete, ESPAGNE

Introduction

La Faculté d'éducation Albacete (Université de Castilla - La Mancha) a élaboré un projet de recherche pluridisciplinaire (musique et arts plastiques) pour créer des ressources artistiques et éducatives destinées aux étudiants de Master. Parmi les compétences de base établies par la Loi sur l'éducation (2006), figure la « compétence culturelle et artistique », que l'élève du primaire doit connaître, avec les différents contextes culturels et artistiques et les différents codes artistiques (couleur, forme , la texture, le rythme, son, …). Il doit l'utiliser comme moyen de développement créatif et comme source de plaisir individuel et collectif. L'éducation artistique (arts et musique) en primaire doit permettre la rencontre de l'enfant avec l'art. La créativité apparaît comme un excellent moyen de promouvoir un développement global en tant que personne. Actuellement, l'étudiant de master devrait acquérir les connaissances nécessaires pour comprendre les formes d'art de différentes époques et cultures, et être capable de créer des productions grâce à des connaissances techniques et le désir de s'exprimer. L’hypothèse étant que l'éducation artistique doit être mondialisée: l'éducation musicale prépare l'étudiant comme interprète, auditeur et le récepteur de musique, avec une compréhension de base du langage musical. Les arts visuels permettent par ailleurs de comprendre les éléments iconographiques de notre société et de s'exprimer en utilisant lignes, couleurs, volumes et textures de matériaux différents. Les enfants sont alors les protagonistes de la sensibilisation, de l'appréciation et de la création artistique. Cette recherche tente de définir de quelle manière l'enseignant est cet acteur clé: passeur de connaissances et instrument d’une fusion « inter-arts » dans la salle de classe.

Ecole, développement personnel, compétences transversales

Depuis 2007, les nouveaux textes officiels insistent sur l’acquisition des compétences transversales via l’éducation artistique. L’école actuelle a besoin de répondre aux réalités sociales du moment. Pour obtenir une éducation de la personne, l’enseignant doit accorder une mention spéciale aux compétences transversales, « contenus d’attitudes, valeurs et normes de comportement (Parcerisa, 2007). Rappelons qu’en Espagne, l’école primaire est obligatoire à partir de six ans. Elle dure six années et est divisée en 3 cycles. Les élèves étudient l'espagnol, les mathématiques, le Conocimiento del Medio (qui incluse la biologie, la géographie, l'histoire...), une seconde langue, l'art et l'éducation physique, et certains étudient la religion. Le but de l’école primaire est de fournir à tous les enfants une éducation qui permette de renforcer son développement personnel et son bien-être propre, d’acquérir des compétences culturelles de base. Sont mentionnés dans les

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textes espagnols également une capacité à « l’afectividad » (affectivité). La communauté autonome de Castilla La Mancha a établi neuf compétences de base, en y incluant la « compétence émotionnelle » (Décret 68/2007, 29 juin). Cette compétence émotionnelle se définit par la construction de « l’autoconcepto », qui cherche à développer l’auto-estime de l’enfant. Le développement de cette compétence émotionnelle est toujours associé à une relation positive avec les autres. Une attitude naturelle et sans inhibition dans les différentes situations prouve l’acquisition de cette compétence transversale. Est prônée ainsi par l’institution une véritable éducation aux valeurs telles que la responsabilité, l’effort, l’auto-contrôle et l’esprit d’initiative, qui devrait assurer une qualité de la vie sociale (égalité, tolérance, prévention des conflits, respect des normes établies).

L’organisation de l’éducation artistique : vers la transversalité des arts

On peut remarquer qu’en Espagne, les disciplines artistiques sont beaucoup moins cloisonnées qu’en France, alors que ce sont des enseignants « spécialistes » qui encadrent ces disciplines (ils ont choisi la matière artistique à enseigner).

L’éducation artistique organise ses contenus dans des blocs : dans les deux premiers cycles, ils s’intitulent « Observation, expression et création plastique » et « Audition, interprétation et création musicale » et dans le dernier cycle on ajoute un troisième bloc « Construction d'un projet artistique ». Le bloc 1, « Observation, expression et création plastique », inclut tout ceux relatif au code visuel et plastique, appliqué à l'identification des éléments de l'environnement et de l'oeuvre artistique et son utilisation pour l'expression et la communication. Le bloc 2, « Audition, interprétation et création musicale », incorpore l'analyse des sons et le langage musical et son utilisation comme outil d'expression. Le bloc 3, « Construction d'un projet artistique », cherche l'intégration de la musique et des arts visuels au service de l'expression artistique auxquels on ajoute le langage verbal et corporel dans le développement de représentations et chorégraphies. L’accent est vraiment mis sur un encouragement à s’émanciper par l’art, tout en respectant les productions des autres. Si on résume les textes officiels espagnols en ce qui concerne les objectifs généraux de cet enseignement, on peut dire que l’éducation artistique cherche avant tout à développer les capacités suivantes : 1. Explorer les possibilités du son, l'image et le mouvement ; les utiliser pour exprimer des idées et des sentiments et les mettre en rapport avec les sentiments des autres. 2. Utiliser les connaissances artistiques dans l'observation et l'analyse de situations quotidiennes, de manifestations artistiques dans le monde pour former un goût propre. 3. Connaître et utiliser la lecture, les moyens audio-visuels et les technologies de l'information et la communication comme ressource artistique et comme instrument d'apprentissage. 4. Maintenir une attitude de recherche personnelle et collective, intégrant la perception, l'imagination, la sensibilité, la recherche et la réflexion

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5. Connaître et évaluer les manifestations artistiques du patrimoine culturel espagnol. 6. Développer une production artistique personnelle ou collective et effectuer et accepter les critiques aux productions propres et à celles des autres. 7. Connaître des professions des différents domaines artistiques, et les savoir les apprécier en tant que public.

La formation des maîtres à l’inter-arts

La formation des jeunes enseignants va tout à fait dans ce sens et s’efforce d’encourager le croisement des disciplines artistiques, « l’inter-arts», dans la mesure du possible. Dans tout ce processus d'acquisition de connaissances, des habilités, attitudes et compétences, l'enseignant est l'axe fondamental du processus d'enseignement apprentissage, médiateur entre l'enfant et la connaissance du monde. Pour Malbrán (2007) l'enseignant qui assure la musique doit être flexible, créatif et curieux. Cet auteur établit quelques stratégies relatives à la didactique musicale, pour que l’élève aille vers la plus grande autonomie possible, dans son approche artistique, par une action de soliste et des capacités à improviser. Ces stratégies demandent à l’enseignant de musique des compétences personnelles de type émotionnelles. L'enseignant de musique offre des solutions, oriente dans les efforts, aide à résoudre des problèmes et ouvre de nouveaux domaines de connaissance. Pour Maldonado (2004), les compétences primordiales que doit posséder l'enseignant spécialiste en éducation musicale à l’école primaire sont les suivantes :

1) être capable d'effectuer des adaptations qui permettent l’accès de la musique à tous les enfants

2) Savoir utiliser le jeu musical comme élément didactique 3) Être capable d'utiliser des références variées pour lancer une improvisation en

soliste ou en groupe Il faut qu’il adhère au fait que les œuvres musicales n’ont pas besoin d’être décrites avec des mots grandiloquents. Si on produit des expériences riches musicalement et émotionnellement, ce seront les enfants et les jeunes ceux qui trouveront leurs mots propres pour parler de ce qui les a affectés (Malbrán, 2007. p 48).

Bibliographie

Giráldez. (2007) Compétences culturelles et artistiques. Madrid : Alliance Éditoriale Malbrán, S. (2007). Les compétences de l'éducateur musical: oui, mais… Euphonie. Didactique de la Musique. 41. 37-48.

Maldonado, À. (coord.) (2004). Livre Blanc. Titre de Degré de Corps enseignant. Bol 1. Madrid : Aneca.

Parcerisa, À. (2007). Les compétences relatives àla pratique éducative. Euphonie. Didactique de la Musique. 41 6-16.

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Penser l’agir: étude de situations de verbalisation en arts visuels et arts plastiques à l’école et au collège

André SCHERB Maître de conférences en arts plastiques et didactique des arts

UBO-IUFM de Bretagne, CREAD

Introduction

Les arts visuels à l’école et les arts plastiques au collège font partie des deux disciplines artistiques obligatoires, avec l’éducation musicale. D’autres activités artistiques existent également sous la forme de projets pluridisciplinaires ou d’atelier hors temps scolaire, progressivement pris en charge par les collectivités territoriales. Le rôle éminent de l’art à l’école est sans cesse réaffirmé, mais les visées des enseignements ou des activités proposées ne sont pas identiques. La dimension émancipatrice de la discipline d’enseignement arts plastiques apparaît au travers de la pratique et se manifeste dans l’approche réflexive de cette pratique, comme dans la rencontre avec des œuvres d’art de référence. Nos recherches destinées à approfondir ce que peut être une pratique artistique et à préciser son articulation à l’oral se répartissent en trois domaines. Le premier concerne l’étude de textes constituants les fondements de la discipline, afin de préciser l’évolution des paradigmes d’enseignement présentés en introduction. Le second vise à aborder la pensée créatrice d’artistes contemporains ainsi que sa formulation verbale afin d’apprécier le parallèle possible entre la pratique de l’élève et celle de l’artiste. Le troisième est l’étude empirique que nous menons dans le Groupe de recherche « Penser l’agir » et qui explore l’activité cognitive associée à une pratique de création d’un élève, à l’école ou au collège. L’objet d’étude retenu pour ce symposium concerne l’évolution des approches discursives. Nous aborderons les deux phases qui constituent une situation d’enseignement, le faire et le dire. Par un engagement dans l’action, la première est une phase d’effectuation et la seconde, une phase de verbalisation à propos des productions réalisées et des œuvres rencontrées en relation avec la pratique. Elles sont liées entre-elles par une logique d’apprentissage qui accordent à l’élève plus ou moins de pouvoir d’action, de décision, de construction de sens suivant les formes d’enseignement retenues. La présence d’échanges oraux en arts plastiques est-elle une garantie d’ouverture suffisante ? Quelles sont les formes d’émancipation générées ?

Pratique artistique et pratique réflexive

Nos premières investigations se développent en direction des artistes eux-mêmes et de leur pensée créatrice. Elles se poursuivent ensuite en milieu scolaire par l’étude de la pensée mise en œuvre par l’élève en situation de pratique.

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Paroles d’artistes : approche de la pensée créatrice

Parler de sa propre pratique est une question que l’artiste affronte comme l’élève, tentant de mettre en mots, après coup, ce qui a été formulé plastiquement. L’étude de la pensée créatrice de peintres contemporains a permis un regard nouveau et fructueux sur la verbalisation dans une situation d’enseignement. En effet, observer les pratiques sociales de référence permet de mesurer les écarts entre les activités scolaires et les activités sociales réelles (Martinand, 1983). L’approche des processus de création abordés dans ma thèse (2009) s’est construite à partir d’hypothèses issues de ma propre recherche picturale. Pour les préciser et les vérifier, j’ai étudié des œuvres et leur fabrique, des films d’artistes au travail, des écrits d’artistes ou d’experts sur des démarches créatrices d’époques différentes. J’ai plus particulièrement développé une forme spécifique d’entretien avec des artistes contemporains.

Un monologue intérieur constitué d’une fable et d'un protocole

Qu’est-ce que le peintre se dit à lui-même ? Cette pensée intérieure est difficilement accessible. J’ai néanmoins repéré deux formes de pensée qui participent au travail de l’artiste, une fable et un protocole35. La fable s’empare du sens naissant, elle est diffuse et complexe alors que le protocole organise l’action, il la décrit ou l’anticipe. Une relation dialectique s’établit entre fable et protocole, énoncés verbalement à soi-même ou présents dans les profondeurs de l’être. Une première conception de la relation entre ces deux pensées intérieures supposait que la fable pilotait le protocole, dans le sens d’une domination de l’acte par la pensée. Mais à travers la pratique, il s’avère que le corps pense et invente. Une pensée en acte est à l’œuvre. Les chercheurs en neurosciences s’accordent à dire qu’il existe un écart entre ce que nous faisons concrètement et ce que nous disons ou imaginons faire. L’écart entre le dire et le faire proviendrait de la conscience limitée que nous avons de nos actes et de nous-mêmes. Autrement dit, il existe un inconscient cognitif, un espace de pensée, auquel nous n’avons pas accès. Deux types de fables sont alors repérables : la fable peut être formante quand elle aide l’artiste à travailler. Elle n’est pas la vérité sur l’œuvre, elle possède un sens littéral accompagné d’un sens à élucider. La fable est signifiante lorsqu’elle cherche après coup à interpréter ce qui s’est fait et à le justifier. En observant l’agir de l’artiste, j’ai reconnu deux activités cognitives mises en lumière par Francisco Varela (1992, 2004) : le faire-face immédiat, c'est-à-dire une pensée spontanée et non volontaire mais incarnée, qui s’appuie sur des dispositions à agir et la délibération intérieure, une pensée logique, analytique et déductive. Le faire-face immédiat n’est pas un réflexe, il dépend à la fois de la boucle neuronale sensori-motrice perception/action et d’un couplage avec l’environnement. L’action immédiate du peintre au travail ne résulte pas de gestes réfléchis ou régis par des habitudes, mais de gestes couplés avec la peinture en train de se faire, relevant d’une pensée en acte. Les moments de délibération intérieure représentent ce qui

35 L’intitulé de ma thèse en Arts plastiques, sous la direction de Daniel Danétis et Françoise Py, soutenue en 2009 à l’Université Paris 8, est : La fable et le protocole : une dialectique fondatrice de processus de création dans la peinture contemporaine.

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est conscient dans la démarche de l’artiste, pourtant la grande majorité des actes relèvent d’un faire-face immédiat non conscient.

Une pensée non verbale : pensée en acte et sens ressenti

Une parole intérieure existe pour l’artiste comme pour l’élève, mais elle est précédée ou associée à d’autres formes d’activités cognitives (images, sons, sensations, etc.) Accepter l’idée d’une conscience limitée de nos perceptions et de nos actes, c’est reconnaître l’existence d’une pensée profonde à mettre en évidence. Les recherches en psycho-phénoménologie de Pierre Vermersch montrent qu’entre la conscience réfléchie à laquelle nous avons accès en permanence et l’inconscient cognitif il existe un domaine intermédiaire, sans mots, la conscience pré-réfléchie, à laquelle nous pouvons accéder à l’aide d’une technique spécifique, l’entretien d'explicitation (Vermersch, 1997, 2011). Cet outil d’investigation cherche à faire revenir des événements intérieurs qui, enregistrés dans notre mémoire passive, échappent à notre conscience réfléchie. Il permet d’explorer le vécu de l’action d’un sujet et de recueillir un ensemble d’informations sur la structure de l’action en accédant au passé sur le mode de l’évocation, c'est-à-dire du re-vécu. Parler de ce que l’on a fait s’avère particulièrement difficile, et plus encore pour celui qui est expert dans un domaine. L’artiste à tendance à parler « en général » plutôt que de s’attacher à une œuvre particulière. Il décrit les circonstances de fabrication, apporte des commentaires, porte un jugement, donne son opinion, parle de ses savoirs, évoque ses intentions, c'est-à-dire qu’il fait état de données périphériques à l’action, non pas de l’action elle-même. Guidé par l’intervieweur, le mouvement d’évocation est le geste intérieur qui permet une prise de conscience, c'est-à-dire le passage d’une conscience préréfléchie à une conscience réfléchie. La notion de conscience préréfléchie ouvre ainsi les conceptions de la pensée créatrice à une dimension non verbale. Par conséquent, la fable et le protocole existent aussi sans mot dire. Il est possible, selon Claire Petitmengin (2006), de remonter à la source de nos pensées. Elle envisage le mode intuitif comme un mode de connaissance immédiate qui ne fait pas appel à des opérations d’analyse et de déduction. Elle considère que « le mode intuitif se situe à la source de toute activité cognitive, de toute pensée créatrice36 ». Cette dimension source, appelée « sens ressenti », est située dans les couches profondes de notre être. Elle est qualifiée de pré-conceptuelle, pré-discursive et, est antérieure à la séparation en modalités sensorielles distinctes. La fable et le protocole, dans leur dimension non verbale, proviennent d’un sens ressenti. Ils sont à l’origine indifférenciés sensoriellement avant de se formulent plastiquement. Le peintre américain Mark Rothko semble corroborer la thèse de Claire Petitmengin lorsqu’il prétend que « l’intuition est le sommet de la rationalité. Pas l’opposé. 37 » En effet, le mouvement serait continu de l’intuition jusqu’à la pensée formulée conceptuellement ou plastiquement, résorbant ainsi la dualité raison/intuition.

36 Petitmengin, C. (2006). L’Expérience intuitive. Paris : L’Harmattan. p. 71. 37 Rothko, M. (2005). Ecrits sur l’art 1934-1969. Paris : Flammarion. p. 132.

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Paroles d’élèves : étude de situations de verbalisation

Le groupe de recherche de l’IUFM de Bretagne « Penser l’agir », étudie à l’école et au collège la fonction de la pratique dans l’acquisition de connaissances et de compétences ainsi que dans la construction de la personne. Il interroge les différentes formes d’agir, la conscience que l’élève a de l’action, la formulation possible de cette conscience. Les recherches à propos du processus de création de l’artiste décrites ci-dessus ont permis d’établir des hypothèses concernant l’élève : la pratique sollicite une pensée complexe, une pensée réfléchie (consciente) et une pensée en acte, non verbale, une pensée préréfléchie (non consciente) que nous cherchons à mettre au jour. L’accès à cette pensée en acte passe obligatoirement par une formulation verbale. La méthodologie adoptée s’appuie sur l’analyse des données recueillies à partir de trois modes de mise en mots : la verbalisation collective, comme moment de l’action didactique, l’aparté pendant le travail d’effectuation, comme surgissement de paroles hors relation didactique, et ’entretien d’explicitation individuel, situation exceptionnelle de recherche en dehors du temps scolaire. Nous restons modestes par rapport à cette technique qui nécessite une bonne maîtrise pour en utiliser toutes les ressources. Toutefois, elle nous a déjà permis de recueillir des données importantes. Notre étude de l’activité cognitive de l’élève pendant l’action s’est focalisée sur des situations singulières : la réaction à l’annonce de la proposition de travail, l’instant du démarrage, le moment de découverte de son propre travail en le regardant autrement (à distance, sorti de son contexte de fabrication), un moment de décision, de choix, d’appréciation pendant la pratique. Le protocole d’expérimentation porte sur deux classes de collège et deux classes d’école primaire de cycle 3. L’approche de recherche est qualitative, dans une logique descriptive et compréhensive. Le cadre théorique est l’entretien d’explicitation (Vermersch, Petitmengin) destiné à approfondir le fonctionnement cognitif de l’élève en situation de pratique créatrice. L’analyse des données a permis de recueillir des fragments du monologue intérieur de l’élève et de mettre au jour, en ralentissant le temps, les gestes intérieurs associés à la pensée en actes.

Le monologue intérieur de l’élève

Grâce à un questionnement type entretien d'explicitation, l’élève est placé en état d’évocation. Nous avons des indicateurs pour nous en assurer, son regard part dans le vague, sa parole se ralentit, ses réponses parviennent après un long silence, il parle au présent, etc. Dans l’exemple qui suit, les élèves de CM2 cherchaient à réaliser un animal grâce à un matériau inhabituel, un carambar. La remémoration d’un moment de l’effectuation est décrite de façon précise par une élève : … au début, je ne pensais pas me ressouvenir de ce que je viens de faire. Elle parle ensuite d’un monologue intérieur au moment où elle commence à travailler : J’ai cru qu’on ne pouvait pas, qu’on ne pouvait pas réussir. Cette réaction première manifeste une impression d’une impossibilité d’accomplir la demande, en se référant aux expériences antérieures vécues avec ce matériau : En fait, je pensais que c’était dur et puis après quand j’ai essayé, en fait,… J’ai remarqué,…, quand on essaie, …Il faut toujours essayer avant

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de parler. L’élève n’est pas en état d’évocation, elle fait des commentaires sur l’action et porte des jugements. Elle effectue toutefois une prise de conscience de sa façon d’agir, repère ce qui a pu bloquer son action (un a priori sur le matériau) et évoque un probable dépassement (transformation du comportement).

Recueil d’une pensée en actes non verbale

Nous avons eu confirmation de l’émergence d’une activité pré-réfléchie, inconnue de l’élève lui-même. Le faire de l’élève s’accompagne d’images intérieures, fixes ou en mouvement, d’affects provoquant des sensations de plaisir ou de désagrément, précisément localisables, etc. Nous citons quelques exemples. Après un moment de vide créatif, l’idée vient de la manipulation du matériau : Au début, je ne savais pas ce que je voulais faire. J’ai commencé à bien regarder le carambar. J’ai pensé dans ma tête à ce que je pourrais faire [sans réponses] … déjà j’ai commencé à étirer mon carambar. La manipulation du carambar et sa mise en morceau déclenche un projet chez l’élève grâce au repérage d’une analogie formelle. Elle passe en état d’évocation et utilise le présent : Un morceau évoque le dos d’un chien. L’importance de la pensée non verbale pendant la pratique est mise en évidence par les divers entretiens. Elle est pensée imageante (l’idée se manifeste par une image mentale sans mot dire38), pensée en acte (en l’absence d’idée initiale, l’acte est premier, les idées viennent après coup, elles surgissent en agissant ou en regardant le travail de la voisine39). L’entretien individuel a de surcroît un impact sur l’élève interviewé. Ce dernier prend conscience, par cette expérience, de l’existence d’un processus intérieur d’invention et réalise ce que peut être une création plastique. Un élève après l’entretien demande de refaire une nouvelle production. Les élèves semblent entrevoir l’apport de la pratique et repérer comment les idées naissent en travaillant. Ils découvrent aussi le jeu des associations, le surgissement d’images, la présence de la mémoire et des émotions. Ils apprécient ce voyage intérieur et parlent positivement de l’entretien aux autres qui deviennent à leur tour demandeurs d’une telle expérience.

La pratique est le lieu de mise en œuvre d’un mode de connaissance à la fois intuitif et réfléchi. L’action de l’élève est constituée de micro-décisions, immédiates, en l’absence de réflexion apparente et de prise de conscience de cette action, sans pour autant qu’il y ait absence d’activité cognitive. L’élève comme l’artiste semble avoir recours à des connaissances concrètes et incarnées (Varela, 1993) qui s’imposent par rapport à ses considérations intentionnelles initiales.

38 L’idée se manifeste par une image mentale sans mot dire. A la question C’est le mot chien qui est venu ? Tu t’es parlé dans ta tête ? L’élève répond : Non, je le voyais dans ma tête, en fait. Elle peut décrire précisément cette image et parle à nouveau au présent : En fait, il n’est pas tordu, il est tout droit, il a le dos bien droit, les pieds fins, puis une toute petite tête. Elle précise, en fermant les yeux, la taille de l’image et la localise dans l’espace. Concernant une autre production, celle d’un éléphant, l’élève a encore recours à une image intérieure liée à la mémoire d’une expérience vécue. Cette image est en couleur et est animée (l’éléphant est gris, de face et il avance). 39 L’élève observe sa voisine et les métamorphoses successives que permet le matériau : Elle est en train d’étirer son carambar, ensuite elle avait fait un tour comme un escargot, sauf qu’après elle n’avait pas trop envie de le faire, donc elle a fait une fleur, donc après j’ai eu une idée …)

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La verbalisation et la rencontre avec les œuvres

Au cours de l’histoire, les postures des artistes ont eu des incidences sur les pratiques d’enseignement. C’est pourquoi nous relevons brièvement deux repères d’un mouvement d’émancipation de l’artiste (Manet) et du spectateur (Marcel Duchamp). D'autre part, l’approche de la perception à travers la philosophie de Merleau-Ponty ou les recherches du neurobiologiste Francisco Varela montre le rôle déterminant du spectateur dans le phénomène artistique.

L’émancipation de l’artiste et du regardeur

L’irruption de la « modernité » à la fin du XIXe siècle se caractérise par une prise de distance des artistes comme Edouard Manet vis-à-vis de l’Académie des Beaux-arts et de son Salon officiel. Leur opposition à l’académisme était un refus des règles préconisées et de l’idéal imposé, parfaitement défini (Souriau, 1990). Au début du XXe siècle, Marcel Duchamp présente Fontaine, le célèbre ready-made signé R. Mutt, qui fait scandale40 en raison de la rupture qu’il provoque dans les conceptions de l’art. Il met en question le statut de l’œuvre, interroge le contexte d’exposition et fait apparaître la figure du regardeur dans la relation artistique. Duchamp met ainsi en évidence le rôle déterminant du choix de l’artiste (d’un objet manufacturé), mais pour signifier que c’est le regard qui crée l’œuvre. Il attribue ainsi au regardeur une place nouvelle qui modifiera durablement la conception de l’art.

La perception pour un philosophe et un neuroscientifique

Dans son approche phénoménologique de la perception, Merleau-Ponty affirme que les choses se reflètent en nous, comme nous existons dans les choses. Le regard qu’il propose sur le tableau est participatif : « Je serais bien en peine de dire où est le tableau que je regarde. Car je ne le regarde pas comme je regarde une chose, je ne le fixe pas en son lieu, mon regard erre en lui comme dans les nimbes de l’Être, je vois selon ou avec lui plutôt que je ne le vois41 ». Il ne considère pas la peinture comme « objet de spectacle », mais comme « pensée à l’épreuve ». Afin de dépasser le dualisme qui oppose les théories de la perception, entre subjectivisme (le sujet invente son propre monde) et objectivisme (le monde est donné, indépendant du sujet), Varela propose le concept d’énaction42, ou « cognition incarnée », qui permet d’appréhender la perception comme un couplage avec l’environnement. Perception et action sont ainsi fondamentalement inséparables. Percevoir n’est pas récupérer de l’information, c’est faire émerger des mondes propres à chacun, mais des mondes partagés entre tous, car nous avons les mêmes structures neurosensorielles. Le corps et sa mémoire sont impliqués dans la

40 La présentation en 1917 à l’exposition de la Société des Artistes indépendants à New York d’un objet de consommation posé de façon à en modifier la fonction, nommé Fontaine et signé R. Mutt, fait scandale. Cet objet est un urinoir ordinaire que Marcel Duchamp a fait déposer auprès du comité organisateur dont il est membre directeur. L’objet possède néanmoins les caractéristiques extérieures d’une sculpture, il a un titre poétique et un auteur. L’œuvre n’est pas exposée, mais donne lieu à des débats entre les membres du comité. Duchamp répond aux détracteurs de l’œuvre : « Que monsieur Mutt ait fabriqué la fontaine de ses propres mains ou non n’a pas d’importance. Il l’a CHOISIE. Il a pris un objet de la vie quotidienne, l’a mis en situation au point de faire oublier sa fonction et sa signification utilitaire sous un nouveau titre et un nouveau point de vue – et il a créé une pensée nouvelle pour cet objet. » 41 Maurice Merleau-Ponty, l’Œil et l’Esprit, Paris, Gallimard, 1964, p. 23. 42 Le concept d’énaction s’oppose à celui de représentation.  

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perception, ce que Varela résume ainsi : « Tout ce que nous percevons, pensons, imaginons est biographique43 ». Ces approches scientifiques, philosophiques, artistiques nous éloignent de l’idée d’une perception passive, au profit de celle d’un spectateur émancipé44, actif et autonome, comme le propose plus récemment le philosophe Jacques Rancière.

Conséquences pour la verbalisation de la pratique et la réception des œuvres

Les travaux de recherche sur la mise en mots de la pratique ou sur la réception des œuvres ont permis d’apporter un regard neuf sur la verbalisation et ses multiples composantes. Un parallèle étroit peut être établi entre la réception d’une production d’élève et d’une œuvre d’artiste.

Réception des œuvres

Nous avons admis la difficulté à dire ce que l’on fait ou ce que l’on perçoit. La notion de d’activité préréfléchie (Vermersch) et de sens ressenti (Petitmengin) nous invite à une posture d’accueil considérant la parole de l’élève comme naissante et, en train de formuler par des mots ce qui a été formulé plastiquement ou perçu visuellement. L’approche intuitive d’une production d’élève ou d’une œuvre d’artiste peut être développée, sachant qu’elle ne s’oppose pas à l’approche réfléchie, mais participe à un même mouvement de conscientisation. Les œuvres présentées aux élèves sont rendues accessibles par la mise en relation avec une pratique. Par ailleurs, une œuvre peut être approchées de façon non verbales : dessin, expression par le corps, association d’images, etc. chacune de ces situations permettant de formuler plastiquement ou corporellement certaines caractéristiques de l’œuvre observée avant de trouver les mots correspondants.

Chronologie d’approche des œuvres

La réception d’une œuvre nécessite, selon nos recherches, trois approches différentes ordonnées chronologiquement. La première est spontanée et intuitive, la seconde structurée et réfléchie et la troisième documentée.

L’approche spontanée et intuitive.

L’accueil de la pensée intuitive requiert une attitude favorable qui consiste à laisser venir l’information plutôt que d’aller la chercher ou de tenter immédiatement de la réfléchir. Elle doit être première, sinon elle serait court-circuitée par la pensée réfléchie consciente. Cette première approche est dite spontanée dans le sens où elle se produit librement, sans contraintes. Selon la définition classique de Leibniz « la spontanéité d’une action trouve son origine dans les profondeurs de l’être45 ». Mais que dire de la spontanéité de l’élève ?

43  Entretien vidéo avec Francisco Varela in Hélène Trocmé-Fabre, Né pour créer du sens, Saint-Cloud, Priam Production, Ecole Normale Supérieure de Fontenay-Saint Cloud. 44 Le spectateur émancipé est le titre d’un livre du philosophe Jacques Rancière (2008) qui combat l’idée de passivité du regard et le postulat d’ignorance du spectateur. Il décrit l’attitude émancipatrice qui défend « l’égalité des intelligences » et qui considère le novice non pas face à un gouffre d’ignorance mais comme détenteur d’un « moindre savoir ». 45 D’après l’Encyclopédie Universalis.

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- Si l’élève utilise ce qu’il connaît déjà, ses mots prennent appui sur un savoir scolaire ou encore un savoir personnel qui peut être un poncif ou un stéréotype. Dans tous les cas, il s’agit d’un savoir préétabli qui émerge. Il ne sera pas rejeté, mais sera questionné et peut-être reconsidéré. - Si l’élève a une réaction inattendue, ses paroles ont peut-être une origine intuitive et plus profonde. - Enfin, si l’élève est confronté à ce qui est indicible pour lui, il s’exprime de façon non verbale par des gestes, des postures, des mimiques, un élan ou un soubresaut corporel, etc. qui méritent d’être pris en considération.

L’approche structurée et réfléchie

Cette approche suppose un questionnement organisé distinguant ou mettant en relation l’œuvre (ses constituants iconiques, plastiques et matériels), l’artiste (ses intentions, ses préoccupations, la chronologie des opérations) et le regardeur (son ressenti, ses hypothèses de sens). Les réactions des élèves sont parfois contradictoires. La mise en lumière de ces contradictions joue un rôle primordial dans la construction du sens de l’œuvre et de la personnalité de l’élève. Lorsque les avis divergent, le débat inter-élèves s’instaure. Les échanges verbaux mettent en jeu un conflit sociocognitif particulier (Vytgotski). L’élève découvre le travail des autres à côté du sien. Ensuite, le point de vue d’autrui lui permet de reformuler le sien. Il y a conflit parce qu’il y a désaccord, mais il est convenu de façon générale que ce désaccord soit dépassé pour aboutir à une réponse qui soit commune, après une restructuration cognitive. En arts plastiques, les situations proposées favorisent des productions divergentes et engendrent naturellement des propos contradictoires. L’apprentissage ne vise pas à réduire les différences sous une réponse commune mais à les mettre au jour et à identifier leur origine, liée à la culture et à la biographie de l’élève ou en lien avec sa manière de voir certains aspects de l’œuvre (détail ou ensemble, forme ou couleur, etc.). Le débat dépasse alors la logique d’exclusion de la contradiction, pour inclure les diverses hypothèses et repérer la tension existant entre les pôles opposés (exemple : ordre/désordre, ombre/lumière, statique/dynamique). L’analyse de verbalisations ont permis de distinguer quatre cas différents dans la relation entre le professeur et les élèves : une alternance de questions-réponses professeur-élève, une succession d’interventions d’élèves indépendantes les unes des autres, une succession d’interventions d’élèves complémentaires les unes aux autres, des interventions contradictoires engendrant un débat. Le débat est la forme à privilégier, car il met l’élève en recherche active dans une communauté de recherche incluant le professeur. C’est une pratique de socialisation (l’autre me fait voir et m’aide à me découvrir moi-même), de maîtrise langagière (l’acquisition d’un vocabulaire spécifique facilite la formulation verbale et favorise les échanges) et de renforcement de l’estime de soi (des savoirs ignorés se révèlent).

L’approche documentée

La verbalisation permet une construction collective de sens qui va devoir s’articuler avec des savoirs ajoutés par le professeur ou bien issus de recherches effectuées par les élèves. Ces savoirs peuvent mettre en porte à faux les approches

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initiales. En préservant la polysémie de l’œuvre, nous considérons qu’ils ajoutent du sens à l’œuvre, mais qu’ils ne se substituent pas aux constructions sémantiques précédemment élaborées, ils s’articulent à elles. Le débat engendre un déséquilibre inter-individuel puisque chaque élève est confronté à des points de vue divergents. Chacun prend conscience de sa propre pensée par rapport à celle des autres. Ceci provoque un deuxième déséquilibre46 de nature intra-individuel : l'élève est amené à reconsidérer en même temps ses propres relations et celles des autres pour reconstruire un nouveau savoir. Deux temps d’émancipation se font jour : le premier permet à l’élève d’affirmer sa présence, sa différence et son existence par rapport au groupe, le second lui permet de se déplacer et de changer de point de vue.

Cette méthodologie d’approche d’une œuvre, chronologiquement structurée, privilégie la participation active de l’élève et préserve la dimension subjective et intersubjective de la relation aux œuvres d’art.

Conclusion

La discipline arts plastiques-arts visuels a naturellement vocation à être émancipatrice. Nous avons constaté que suivant les époques les paradigmes disciplinaires changent et privilégient la technicité, les savoirs culturels et patrimoniaux, la démarche réflexive, la créativité, la construction de la personne. A travers les diverses formes d’enseignement des quarante dernières années et nos recherches actuelles, nous avons identifié trois figures de l’émancipation.

La première est pratique et réside dans l’agir de l’élève, constitué de percepts, d’affects et de concepts incarnés dans une production plastique, à condition qu’il développe son projet personnel. Son corps est sollicité et met en oeuvre une pensée non verbale, une pensée en acte dont il prend progressivement conscience.

La seconde est conceptuelle et concerne la conscience réfléchie. Elle est rendue possible par le développement d’une attitude réflexive, individuelle et collective, par le développement d’une posture autonome d’approche des œuvres d’art et de construction de sens. Elle l’est également par la construction de savoirs comme « puissance d’agir47» à travers la pratique, la réflexion collective sur cette pratique et la rencontre des œuvres.

La troisième est heuristique et correspond à l’émergence d’une conscience préréfléchie que nous avons approchée par des entretiens individuels et qui se révèle aussi lors de la verbalisation quand celle-ci permet à l’élève de découvrir la présence en lui d’une pensée non verbale rendue visible à travers ses choix et le sens qui s’en dégage. L’élève développe une relation au monde et aux autres, mais aussi une relation à lui-même lorsqu’il découvre son propre fonctionnement intérieur. Cette forme d’intériorisation est nécessaire pour assurer la confiance en soi qui joue aussi un rôle majeur dans l’émancipation de la personne.

Bibliographie

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