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La solitude dans la littérature française et francophone
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Revue annuelle de littĂ©rature francophone â 6
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UNIWERSYTET OPOLSKIKATEDRA LITERATURY FRANCUSKIEJ I FRANKOFOĆSKIEJ
La solitude dans la littérature française
et francophone Ătudes rassemblĂ©es et prĂ©sentĂ©es
par Krystyna Modrzejewska
Revue annuelle de littĂ©rature francophone â 6
OPOLE 2019
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REDAKTORZY SERII(RESPONSABLES DE LA SĂRIE)
Redaktor naczelna (RĂ©dactrice en chef) : Krystyna ModrzejewskaSekretarz Redakcji (RĂ©dactrice technique) : Anna Kaczmarek-WiĆniewska
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RECENZENCI TOMU(RAPPORTEURS DU PRĂSENT VOLUME)Renata JakubczukJudyta NiedokosAndrzej Rabsztyn
ADRES REDAKCJI(ADRESSE DU COMITĂ DE RĂDACTION)
Katedra Literatury Francuskiej i FrankofoĆskiejWydziaĆ FilologicznyUniwersytet Opolskipl. M. Kopernika 1145-040 OPOLE (PL)[email protected]
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Table des matiĂšres
Avant-propos . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7
La solitude désirée
Alicja Rychlewska-Delimat, Michel de Montaigne : la solitude comme lieu de la connaissance de soi . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 13
Anna Ledwina, « La solitude de lâauteur » en tant que condition sine qua non de lâacte crĂ©ateur chez Marguerite Duras . . . . . . . . . . . . . . . . . 23
Annie Besnard, Jean-Paul Kauffmann et Sylvain Tesson : autoportraits des deux Ă©crivains face Ă lâexpĂ©rience de la solitude . . . . . . . . . . . . . . . . 33
La solitude exprimée par la violence
Ewa Kalinowska, La solitude qui sâignore : lâisolement de Johnny Chien MĂ©chant . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 45
Tomasz Kaczmarek, Strindberg et Sartre : lâenfer de la solitude, la solitude en enfer . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 53
Sylvie Howlett, Le Temps du mĂ©pris, ou la solitude pascalienne dâun hĂ©ros engagĂ© . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 61
MaĆgorzata Gamrat, LĂ©lio de Hector Berlioz et Le contrebandier de George Sand, ou la solitude dâun artiste (hĂ©ros) romantique portant le masque dâun bandit . . . 73
Josef Fulka, Une trop bruyante solitude : sur la sonoritĂ© dans La jalousie dâAlain Robbe-Grillet . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 87
La solitude de la femme dans la société patriarcale
Anna Kaczmarek-WiĆniewska, Paysages de la solitude fĂ©minine : Flaubert, Zola, Maupassant . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 99
Natalia Partykowska, Provincialisme, fĂ©minitĂ© et dĂ©sir de lâimpossible : sources de la solitude dâEmma Bovary . . . . . . . . . . . . . . . . . . 111
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Avant-propos
Selon la dĂ©finition, la solitude est le fait de nâĂȘtre engagĂ© dans aucun rapport social. La langue française utilise le mot « solitude » pour dĂ©signer Ă la fois le fait dâĂȘtre seul et le sentiment douloureux qui accompagne parfois cette situation. Comme lâavoue Richard Millet, « les effets de la solitude sont aussi dĂ©routants que ses privilĂšges »1. Ă lâorigine, il sâagit dâun fait, et non dâune Ă©motion. De ce fait peut dĂ©couler une impression dâisolement, une tristesse, un sentiment de manque, dâincomplĂ©tude, une sensation dâĂȘtre incompris, laissĂ© pour compte, exclu, jugĂ©, diffĂ©rent. La solitude choisie, câest le savoir dâĂȘtre Ă lâaise avec soi-mĂȘme. Ainsi, ĂȘtre seul implique un moment de qualitĂ© permettant une rĂ©flexion, une mĂ©ditation, une meilleure connaissance de soi. La solitude subie, Ă lâinverse, peut avoir des effets dĂ©sastreux pour la santĂ©. Un sentiment de solitude aiguĂ« impacte le corps autant que le moral. Quelle que soit la solitude â physique ou psychologique â, sa victime se trouve alors emmurĂ©e en elle-mĂȘme, en dĂ©pit dâun besoin pressant dâĂ©change ou de comprĂ©hension. Ne pas se sentir soutenu, validĂ© par les autres, mĂšne frĂ©quemment Ă la souffrance et Ă lâisolement.
La solitude peut rĂ©sulter dâune rupture amoureuse, dâun divorce, de la perte dâun proche ou, plus gĂ©nĂ©ralement, dâune perte importante de relations humaines. La perte dâune personne importante dans la vie dâautrui engendre une rĂ©ponse psychologique au deuil. Dans cette situation, lâindividu peut se sentir seul, mĂȘme lorsquâil est entourĂ©. La solitude peut Ă©galement survenir aprĂšs la naissance dâun enfant, aprĂšs le mariage ou suite Ă dâautres changements importants, comme le dĂ©mĂ©nagement dâune ville Ă une autre. La solitude peut Ă©galement survenir dans les couples mariĂ©s, dans les mĂ©nages instables, ou dans dâautres relations similaires. Ainsi, pour aborder un sujet aussi vaste et complexe, examinons, une Ă une, les diffĂ©rentes facettes du fonctionnement humain et de son devenir.
Les dix textes qui composent le prĂ©sent volume dĂ©clinent la solitude en diffĂ©rents aspects qui sâorganisent en trois volets de rĂ©flexion. Le premier comprend la solitude dĂ©sirĂ©e, dĂ©libĂ©rĂ©e, indispensable pour se concentrer sur soi-mĂȘme. Câest la solitude bĂ©nĂ©fique de Michel de Montaigne, penseur solitaire, dâattitude stoĂŻque, fort blessĂ©
1 R. Millet, Le sentiment de la langue, Paris, La Table Ronde, 2003, p. 10.
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8 Krystyna Modrzejewska
par la mort de son ami. Cette mort laissera une trace profonde et ineffaçable dans sa vie. La solitude vĂ©cue dans sa bibliothĂšque est un temps privilĂ©giĂ© de recueillement et dâintrospection. Et pourtant la conception montaignenne de la solitude signifie la rupture mais nâimplique pas lâabandon. LâĂ©criture y devient un moyen dâagencer et de discipliner sa solitude qui devient sereine (A. Rychlewska-Delimat). Aussi dans la solitude de Marguerite Duras, on observe la valeur suprĂȘme de lâĂ©criture ainsi que de la quĂȘte de soi. Lâauteur qui, vouant Ă sa mĂšre des sentiments ambigus, a connu la solitude dans la famille, a dĂ» endurer plus tard lâisolement dans les couples res-pectifs avec les hommes, ainsi que la solitude de la mĂšre traumatisĂ©e par lâenfant mort-nĂ© et la solitude forcĂ©e â consĂ©quence de la santĂ© fragile de son partenaire. Duras charge ses personnages de cette expĂ©rience, si bien que sa vie instable, la dĂ©personnalisation, lâaliĂ©nation, lâexil caractĂ©risent ses protagonistes aussi bien que lâauteure elle-mĂȘme (A. Ledwina). La solitude de lâĂ©crivain communie avec la nature, dans les Landes et la SibĂ©rie, oĂč la nature incite au ressourcement et au dĂ©part Ă la recherche de soi. Les autoportraits de Jean-Paul Kauffmann et de Sylvain Tesson, deux Ă©crivains qui choisissent dĂ©libĂ©rĂ©ment de vivre Ă lâĂ©cart de la sociĂ©tĂ©, le confirment bien (A. Besnard).
La violence, la mort, la destruction et la terreur qui accompagne lâextermination des ennemis dĂ©signĂ©s vont de pair avec la solitude dans le deuxiĂšme volet. Câest la solitude des enfants-soldats du monde de guerre africain, incapables de distinguer le bien et le mal, qui ne se rendent pas compte de la gravitĂ© de leurs actes. Ils nâont jamais connu dâautre manifestation de la vie sociale que la violence, la brutalitĂ© et la maltraitance. Sans en avoir conscience, lâenfant-soldat devient en mĂȘme temps boureau et victime, assoiffĂ© de reconnaissance par lâentourage (E. Kalinowska). Le mĂȘme statut de bourreau et victime Ă la fois sâĂ©tablit, dans un cadre plus intime, dans le thĂ©Ăątre de Strindberg et de Sartre. La haine rĂ©ciproque, ainsi que les tortures psychiques qui dominent, sont des manifestations de la violence qui harcĂšle les damnĂ©s livrĂ©s au chĂątiment Ă©ternel. Et pourtant, la, perversion narcissique de ces solitaires, repliĂ©s sur eux-mĂȘmes, les pousse vers lâaffrontement qui fait rompre leur isolement (T. Kaczmarek).
Ce nâest pas le cas du prisonnier, lâhomme seul face au nĂ©ant, lâhomme privĂ© de sa dignitĂ© qui cherche le salut dans la musique. Sa solitude de lâhomme dans le combat devient une solitude hĂ©roĂŻque (S. Howlett). La solitude dâun bandit, un contrebandier, reprĂ©sente pour les romantiques, incompris et pourtant bien sen-sibles, un symbole prĂ©fĂ©rĂ© de la libertĂ© dâun artiste crĂ©ant en solitude (M. Gamrat). Lâexpression de la solitude Ă travers les sons et la sonoritĂ© peut Ă©galement revĂȘtir la forme du bruit obstinĂ© des criquets doublĂ© du sifflement de la lampe Ă pression, deux sons qui font que le sujet devient encombrĂ© de fantasmes extrĂȘmement violents et le mĂšnent dans un Ă©tat affectif frĂŽlant le dĂ©lire (J. Fulka).
Le trosiĂšme volet dĂ©crit la solitude de la femme dans la sociĂ©tĂ© patriarcale du XIXe siĂšcle, la solitude mentale, le sentiment dâĂȘtre Ă©trangĂšre Ă elle-mĂȘme et Ă son entourage. Les liaisons adultĂ©rines, dans lesquelles ce type de solitude se laisse sou-
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Avant-propos 9
vent observer, tĂ©moignent des difficultĂ©s rĂ©elles de la femme Ă sâĂ©panouir dans cette sociĂ©tĂ© (A. Kaczmarek-WiĆniewska). La femme en tant quâĂȘtre humain, intelligent et fragile, est invisible car câest lâhomme qui domine. Et pourtant, ce nâest pas ce mĂąle dominant, mais le narcissisme de la femme, ses propres limites intellectuelles et Ă©motionnelles qui lâemprisonnent dans la mĂ©lancolie et la dĂ©pression (N. Party-kowska).
Un voyage littéraire dans le pays de la solitude apparaßt comme une expérience exceptionnelle au cours de laquelle le lecteur est invité à découvrir les divers avatars de cette situation et à y réfléchir.
Krystyna Modrzejewska
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La solitude désirée
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Revue annuelle de littérature francophoneUniwersytet Opolski
â 62019
Alicja Rychlewska-DelimatUniversité Pédagogique de Cracovie
Michel de Montaigne : la solitude comme lieu de la connaissance de soi
Michel de Montaigne â loneliness as a space of self-knowledge
Abstract: The paper proposes reflection on loneliness perceived as a way to self-knowledge. Michel de Montaigne was, undoubtedly, a solitary philosopher, although his life alternated between periods of high public activity and withdrawal. Montaigneâs solitude was his famous library located in the castle tower, which was his harbor of peace and independence. The years spent in this solitude resulted in three books of Essais, whose subject matter, according to the intention of self-presentation declared in the introduction, is Montaigne himself. The loneliness that the writer experiences in this asylum, is for him a valuable time of focus and introspection, an opportunity for meditation and in-depth knowledge of himself. Montaigne, focused on himself, used these lonely moments to observe himself and study his interior. For Montaigne, the experience of loneliness was the experience of his own âmeâ.
Keywords: Michel de Montaigne, loneliness, self-knowledge
Il faut se réserver une arriÚre-boutique toute nÎtre, toute franche, en laquelle nous établissons notre vraie liberté et principale retraite et solitude (I/39)1.
Dans le chapitre XXXIX, De la solitude, du Livre premier des Essais, dont est extraite la citation ci-dessus, Montaigne vante les bienfaits dâune retraite paisible dans lâintimitĂ© de son foyer. Lâ« arriĂšre-boutique » de Montaigne, câest sa cĂ©lĂšbre bibliothĂšque situĂ©e au deuxiĂšme Ă©tage de la tour dâangle de son chĂąteau, dont les
1 Toutes les citations dâaprĂšs : M. de Montaigne, Essais, Ă©dition prĂ©sentĂ©e, Ă©tablie et annotĂ©e par Pierre Michel, t. I-III, Paris, Gallimard, 1973. Entre parenthĂšses nous indiquons le numĂ©ro du livre et du chapitre.
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14 Alicja Rychlewska-Delimat
poutres « parlantes » sollicitent la rĂ©flexion. Câest lĂ , Ă©loignĂ© du monde et du tumulte quotidien, quâil rĂ©dige son chef-dâĆuvre inclassable et unique dans son espĂšce â les Essais.
Michel de Montaigne (1533-1592) fait sans doute figure de philosophe et penseur solitaire2, enfermĂ© dans sa tour et entourĂ© de livres, mais il serait erronĂ© de croire quâil se tenait Ă lâĂ©cart de la vie active. Ses diverses fonctions publiques, ses voyages, ses amitiĂ©s et relations tĂ©moignent dâune vie animĂ©e, vĂ©cue dans une pĂ©riode difficile et mouvementĂ©e des guerres de religion. Dans sa jeunesse, successivement conseiller Ă la Cour des Aides de PĂ©rigueux et au Parlement de Bordeaux, Montaigne sâacquitte consciencieusement de ses tĂąches, sans pour autant y attacher une importance ma-jeure. DĂ©jĂ Ă cette Ă©poque sa personnalitĂ© Ă©tait marquĂ©e par une certaine distance vis-Ă -vis de son « Moi », quâil essayait de dĂ©finir, et vis-Ă -vis des hommes et des affaires du monde. Cette distance Ă©tait propre Ă lâattitude stoĂŻque que le philosophe a acceptĂ©e comme sienne. Ce qui aura pour lui une valeur essentielle pendant cette pĂ©riode, câest son amitiĂ© avec Ătienne La BoĂ©tie, mort prĂ©maturĂ©ment, amitiĂ© qui nourrira sa personnalitĂ© et laissera une trace profonde et ineffaçable dans sa vie. Devenu, Ă la mort de son pĂšre, hĂ©ritier de la seigneurie, Montaigne abandonne ses charges publiques pour se retirer dans son domaine.
Cette premiĂšre retraite du philosophe dure huit ans et sâexplique entre autres par le dĂ©goĂ»t et la lassitude de la vie publique. Le fait a Ă©tĂ© commĂ©morĂ© sur une des poutres de sa bibliothĂšque par une inscription latine qui se traduit par :
Lâan du Christ 1571, Ă lâĂąge de trente-huit ans [âŠ], Michel de Montaigne, excĂ©dĂ© depuis longtemps dĂ©jĂ de lâesclavage des cours et des fonctions publiques, se reposa, plein de santĂ© encore, sur le sein des doctes Vierges. En paix et en sĂ©curitĂ©, il y passera les jours qui lui restent Ă vivre, souhaitant seulement que les destins lui permettent de parfaire cette habitation, ce doux asile paternel consacrĂ© Ă son indĂ©pendance, Ă sa tranquillitĂ© et Ă ses loisirs3.
Cet Ă©vĂ©nement marque un tournant dans la vie de Montaigne : la rupture avec les affaires du monde, câest lâouverture dâune nouvelle Ă©tape de la vie vouĂ©e au repos et aux loisirs. Ces derniers seront consacrĂ©s premiĂšrement Ă la lecture des Anciens que le philosophe, en vrai humaniste, mettait par-dessus tous les auteurs. LĂ©on van den Bruwaene Ă©crit :
Il faut deviner ici les longues heures de lecture qui remplissent les premiers jours de lâheureuse solitude. Celui qui apprĂ©ciera un jour si hautement le commerce des livres [âŠ] se rend compte peu Ă peu du secours
2 Ăvidemment Montaigne est « philosophe » comme moraliste et humaniste, et non comme auteur dâune doctrine ou dâun systĂšme philosophique.
3 CitĂ© dâaprĂšs : C. Cavallini, Lâitalianisme de Michel de Montaigne, Fasano, SchenaEditore, 2003, p.51 [en ligne] https://books.google.pl/books?id=_e15_aQCLyAC&printsec=frontcover&hl=fr#v=onepage&q&f=false (page consultĂ©e le 11.02.2019).
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Michel de Montaigne : la solitude comme lieu⊠15
que lui apporte la lecture ; elle le dĂ©charge du poids dâune oisivetĂ© ennuyeuse, câest la « meilleure munition quâil trouve Ă cet humain voyage »4.
En outre, le fruit de ces annĂ©es de « fĂ©conde retraite », comme les appelle F. Jeanson5, seront deux livres des Essais qui paraissent en 1580. Le voyage que le philosophe entreprend la mĂȘme annĂ©e sera interrompu par la convocation Ă une nouvelle charge publique â celle de maire de Bordeaux. La gestion de la ville, qui tombe sur une Ă©poque troublĂ©e et sanglante, le jette dans le remous des affaires et impose des obligations nouvelles, des missions diplomatiques, etc., ce qui nâest pas propice Ă lâĂ©criture. Ce nâest quâen 1585 que Montaigne renonce dĂ©finitivement Ă la vie publique et sâenferme de nouveau dans sa « librairie ». Les annĂ©es qui suivent sont consacrĂ©es Ă la lecture, Ă la rĂ©daction du troisiĂšme livre des Essais (1588) et aux prĂ©parations de leur nouvelle Ă©dition augmentĂ©e qui ne sera publiĂ©e quâaprĂšs la mort de lâĂ©crivain.
La vie de Montaigne prĂ©sente ainsi une alternance de pĂ©riodes dâactivitĂ© et de retrait. La tour du chĂąteau dans laquelle il trouve son havre de paix est « sa place sur terre », un espace intime et tout Ă lui, câest son asile de lâindĂ©pendance, du repos et de la sĂ©curitĂ©, comme le souligne lâinscription sur la poutre. La solitude vĂ©cue dans cet asile est un temps privilĂ©giĂ© de recueillement et dâintrospection, une opportunitĂ© qui lui permet de se replier et de mĂ©diter. OrientĂ© sur soi, sur son for intĂ©rieur, Montaigne profite de ces instants solitaires pour sâobserver et sâĂ©tudier. ConformĂ©ment Ă son intention dâautoprĂ©sentation dĂ©clarĂ©e dans lâAvis au lecteur : « Câest moi que je peins [âŠ] Je suis moi-mĂȘme la matiĂšre de mon livre » (p. 49), il laissera dans ses Essais une image vivante de sa personne et de sa personnalitĂ©.
Voulant explorer le thĂšme de la solitude chez Montaigne, on ne peut pas faire abstraction de cette personnalitĂ© bigarrĂ©e et souvent contradictoire. Sans prĂ©tendre embrasser la richesse et la complexitĂ© de la personnalitĂ© de Montaigne et de sa pensĂ©e mouvante, nous voudrions proposer dans cet article une rĂ©flexion sur la question de la solitude perçue comme un cheminement vers la connaissance de soi. La conception montaignenne de la solitude nâest peut-ĂȘtre pas aussi riche que celle de Rousseau et nâembrasse pas tant dâaspects dont parlent par exemple Georges Minois dans son Histoire de la solitude ou Marek BieĆczyk dans son article sur le mĂȘme sujet6, mais elle offre une perspective intĂ©ressante de concevoir la solitude comme un processus de la « cultivation de soi ».
Le principe socratique « Connais-toi toi-mĂȘme » est assurĂ©ment une des idĂ©es maĂźtresses de lâĆuvre et, comme le dit Montaigne, « lâavertissement de chacun de
4 L. van den Bruwaene, « Les idées philosophiques de Montaigne », [in] Revue Philosophique de Louvain, Année 1933, no 39, pp. 339-378; [en ligne]https://www.persee.fr/doc/phlou_0776-555x_1933_num_35_39_2804 (page consultée le 14.02.2019).
5 F. Jeanson, Montaigne par lui-mĂȘme, Paris, Ăditions du Seuil, 1971, p.11.6 Cf. G. Minois, Historia samotnoĆci i samotnikĂłw, przekĆ. W. Klenczon, Warszawa,Wydawnictwo
Aletheia, 2018; M. BieĆczyk, « TysiÄ c lat samotnoĆci », [in] Tygodnik Powszechny, nr 50/2018.
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16 Alicja Rychlewska-Delimat
se connaĂźtre doit ĂȘtre dâun important effet, puisque [le] dieu de science et de lumiĂšre le fit planter au front de son temple, comme comprenant tout ce quâil avait Ă nous conseiller » (III/13, p. 365). La rĂ©putation dâun Montaigne introverti, concentrĂ© sur soi, voire Ă©goĂŻste est due sans doute aussi Ă lâĂ©pisode, peu fameux dans sa carriĂšre, de lâ« abdication » de ses responsabilitĂ©s de maire7, mais principalement Ă bien des pages de ses Essais, comme par exemple dans cet aveu :
Le monde regarde toujours vis-Ă -vis ; moi, je replie ma vue au-dedans, je la plante, je lâamuse lĂ . Chacun regarde devant soi ; moi, je regarde dedans moi : je nâai affaire quâĂ moi, je me considĂšre sans cesse, je me contrĂŽle, je me goĂ»te. Les autres vont toujours ailleurs [âŠ], moi je me roule en moi-mĂȘme (II/17, p. 418).
La prĂ©dilection avec laquelle le philosophe sâĂ©tudie est soulignĂ©e Ă plusieurs re-prises : « Jâaimerais mieux mâentendre bien en moi quâen CicĂ©ron. De lâexpĂ©rience que jâai de moi, je trouve assez de quoi me faire sage [âŠ] » (III/13, p. 364), ou « Cette longue attention que jâemploie Ă me considĂ©rer [âŠ] » (ibidem, p. 367), ou encore « Moi qui mâĂ©pie de plus prĂšs, qui ai les yeux incessamment tendus sur moi [âŠ] » (II/12, p. 302), « Je ne vise ici quâĂ dĂ©couvrir moi-mĂȘme » (I/26, p. 222), etc. Et si Montaigne dit : « je mâĂ©tale entier » (II/6, p. 70), il ne pense pas raconter sa vie â les Essais ne sont pas une autobiographie, quoiquâils en portent assurĂ©ment les traits8 â il veut rendre compte de son intĂ©rieur, prĂ©senter son caractĂšre et ses jugements. « Ce ne sont pas mes gestes que jâĂ©cris, câest moi, câest mon essence. Je tiens quâil faut ĂȘtre prudent Ă estimer de soi, et pareillement consciencieux Ă en tĂ©moigner » (ibidem).
Certes, la retraite solitaire favorise lâintrospection Ă laquelle Montaigne sâadonne avec tant de zĂšle, mais aussi Ă lâinverse â la recherche de la solitude dĂ©coule de cette tendance Ă lâintrospection. La quĂȘte de soi, câest tout dâabord la rencontre avec soi-mĂȘme et cela doit ĂȘtre un exercice individuel, un travail qui engage lâĂȘtre entier. Câest tout dâabord un processus de reconnaissance et dâacceptation de soi qui exige lâexclusivitĂ© et, par consĂ©quent, la rĂ©clusion. Comme le dit Jean Starobinski : « Mon-taigne Ă©prouve le besoin de se rĂ©server un lieu Ă distance du monde; [âŠ] lâimportant pour lui est dâavoir conquis la possibilitĂ© de sâĂ©tablir en un territoire personnel et privĂ©, dây prendre Ă tout moment un recul absolu [âŠ]. Car lâenjeu premier nâest pas le savoir : câest la prĂ©sence Ă soi »9. La tour du chĂąteau abrite non seulement les prĂ©cieux volumes des Anciens, hĂ©ritĂ©s de La BoĂ©tie, elle abrite cette « prĂ©sence Ă soi » qui est tout aussi prĂ©cieuse Ă Montaigne. Dans le chapitre 3 du troisiĂšme
7 LâĂ©pidĂ©mie de peste ayant Ă©clatĂ© Ă Bordeaux, Montaigne, dont le mandat de maire touchait Ă sa fin, nâest pas retournĂ© dans la ville pour prĂ©sider Ă lâĂ©lection de son successeur.
8 MĂȘme si les Essais ne peuvent pas ĂȘtre dĂ©finis comme autobiographie, on y trouve dâimportants Ă©lĂ©ments caractĂ©ristiques au genre, telles les tentatives de dĂ©terminer son identitĂ©, propres par exemple au journal intime. Nb. Montaigne a laissĂ© aussi un Journal de voyage.
9 J. Starobinski, Montaigne en mouvement, Paris, Gallimard, 1993, pp. 27-28.
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Michel de Montaigne : la solitude comme lieu⊠17
livre des Essais, lâĂ©crivain campe un tableau assez prĂ©cis de sa bibliothĂšque et de son train de vie :
Chez moi, je me dĂ©tourne un peu plus souvent Ă ma librairie, dâoĂč tout dâune main je commande Ă mon mĂ©nage. Je suis sur lâentrĂ©e et vois sous moi mon jardin, ma basse-cour, ma cour, et dans la plupart des membres de ma maison. LĂ , je feuillette Ă cette heure un livre, Ă cette heure un autre, sans ordre et sans dessein, Ă piĂšces dĂ©cousues; tantĂŽt je rĂȘve, tantĂŽt jâenregistre et dicte, en me promenant, mes songes que voici. [âŠ] Je passe lĂ la plupart des jours de ma vie, et la plupart des heures du jour (III/3, pp. 71-72).
Hugo Friedrich souligne dans sa monographie « la conscience que [Montaigne] a dâĂȘtre entrĂ© dans une pĂ©riode nettement marquĂ©e de sa vie, la derniĂšre, oĂč lâoc-cupation de lâesprit recueilli sur lui-mĂȘme est plus importante que lâaffairement extĂ©rieur »10. Sans doute Montaigne ne manifeste aucune propension pour les occu-pations domestiques quâil trouve importunes, et lâemplacement de la tour lui permet de se soustraire aux ennuis de la vie quotidienne, de « reculer de [lui] la presse » (ibidem) sans couper les liens avec ses proches et la sociĂ©tĂ© â une sorte de « congĂ© » des tĂąches ordinaires. LĂ , il est le maĂźtre chez soi, libre de toute contrainte:
Câest lĂ mon siĂšge. Jâessaie Ă mâen rendre la domination pure, et Ă soustraire ce seul coin Ă la communautĂ© conjugale, et filiale, et civile. Partout ailleurs je nâai quâune autoritĂ© verbale : en essence, confuse. MisĂ©rable Ă mon grĂ©, qui nâa chez soi oĂč ĂȘtre Ă soi, oĂč se faire particuliĂšrement la cour, oĂč se cacher ! [âŠ] [Je] trouve aucunement plus supportable dâĂȘtre toujours seul, que ne le pouvoir jamais ĂȘtre. [âŠ] Je vis du jour Ă la journĂ©e ; et [âŠ] ne vis que pour moi : mes desseins se terminent lĂ (ibidem, pp. 72-73).
LâidĂ©e de lâ« arriĂšre-boutique » reprĂ©sente justement le besoin dâun tel recul :
Il faut se rĂ©server une boutique toute nĂŽtre, toute franche, en laquelle nous Ă©tablissons notre vraie libertĂ© et principale retraite et solitude. En celle-ci faut-il prendre notre ordinaire entretien de nous Ă nous-mĂȘmes, et si privĂ© que nulle accointance ou communication Ă©trangĂšre nây trouve place
â dĂ©clare le philosophe (I/39, p. 348). Lâimage est symbolique et trĂšs significa-tive. LâarriĂšre-boutique reprĂ©sente un endroit Ă lâĂ©cart de lâespace commun, mais en mĂȘme temps Ă proximitĂ© ; le passage dâune zone Ă lâautre est direct, la com-munication aisĂ©e, partant, lâĂ©quilibre peut ĂȘtre gardĂ©. Cet endroit reprĂ©sente aussi un refuge, un rempart de sĂ©curitĂ© contre la rĂ©alitĂ© brute : « Câest la retraite Ă me reposer des guerres. Jâessaie de soustraire ce coin Ă la tempĂȘte publique, comme je fais un autre coin en mon Ăąme » (II/15, p. 368). Pour illustrer cette nĂ©cessitĂ© de sâĂ©carter du monde, Montaigne recourt encore Ă une autre image, celle de la taniĂšre : « Il faut faire comme les animaux qui effacent la trace Ă la porte de leur taniĂšre » (I/39, p. 357). Le besoin de se rĂ©fugier, de sâisoler serait donc naturel pour lâhomme, comme un instinct animal ?⊠Selon Montaigne, lâhomme doit se dĂ©faire non seu-lement de toutes ses obligations, mais Ă©galement de tout ce qui lâattache au monde social avec ses affaires, sa vanitĂ©, son ambition et son dĂ©sir de gloire. MĂȘme si une
10 H. Friedrich, Montaigne, trad. R. Rovini, Paris, Gallimard, 1970, p. 23.
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18 Alicja Rychlewska-Delimat
telle solitude signifie la rupture, elle ne signifie pas lâabandon, elle nâapporte pas le malaise ou la dĂ©tresse. Au contraire, elle signifie la paix et la libertĂ©, elle permet de vivre pleinement sa nature propre et elle est essentielle Ă la construction de son bien-ĂȘtre.
Si lâon veut tirer la meilleure partie de sa solitude, trouver du plaisir dans cette prĂ©sence Ă soi, il faut dĂ©jĂ avoir une certaine expĂ©rience de soi. Bref, une telle soli-tude doit « sâapprendre ». Il faut sâen rendre maĂźtre pour ne pas se laisser assaillir. Il paraĂźt que, dans le cas de Montaigne, il nâen a pas toujours Ă©tĂ© ainsi, mais le phi-losophe a su mettre Ă profit sa retraite et dompter les « chimĂšres » quâelle a failli lui procurer. Dans le chapitre 8 du premier livre, il rend compte de cet Ă©tat :
DerniĂšrement que je me retirai chez moi, dĂ©libĂ©rĂ© autant que je pourrai, ne me mĂȘler dâautre chose que de passer en repos et Ă part ce peu qui me reste de vie, il me semblait ne pouvoir faire plus grande faveur Ă mon esprit, que de le laisser en pleine oisivetĂ©, sâentretenir soi-mĂȘme, et sâarrĂȘter et rasseoir en soi [âŠ]. Mais je trouve, quâau rebours, [âŠ] il se donne cent fois plus dâaffaires Ă soi-mĂȘme, quâil nâen prenait pour autrui ; et mâenfante tant de chimĂšres et monstres fantasques les uns sur les autres, sans ordre et sans propos, que pour en contempler Ă mon aise lâineptie et lâĂ©trangetĂ©, jâai commencĂ© de les mettre en rĂŽle [âŠ] (p. 83).
Et ailleurs il précise :
Câest une humeur mĂ©lancolique, et une humeur par consĂ©quent trĂšs ennemie de ma complexion naturelle, produite par le chagrin de la solitude en laquelle il y quelques annĂ©es que je mâĂ©tais jetĂ©, qui mâa mis premiĂšrement en tĂȘte cette rĂȘverie de me mĂȘler dâĂ©crire. Et puis, me trouvant entiĂšrement dĂ©pourvu et vide de toute autre matiĂšre, je me suis prĂ©sentĂ© Ă moi-mĂȘme, pour argument et pour sujet (II/8, p. 77).
Ces deux extraits semblent suggĂ©rer quâau dĂ©part, la retraite, quoique volontaire et recherchĂ©e, Ă©tait pour Montaigne une expĂ©rience fĂącheuse, sinon nĂ©gative, quâil fallait maĂźtriser, et câest justement lâĂ©criture qui a Ă©tĂ© le moyen dâagencer et de dis-cipliner sa solitude. Ă lâorigine des Essais, il y avait donc la solitude, remplie de la prĂ©sence Ă soi. Dans le chapitre 18 du second livre, Montaigne Ă©crit : « Me peignant pour autrui, je me suis peint en moi de couleurs plus nettes que nâĂ©taient les miennes premiĂšres. Je nâai pas plus fait mon livre que mon livre mâa fait, livre consubstantiel Ă son auteur, dâune occupation propre, membre de ma vie [âŠ] » (II/18, p. 426).
Attentif Ă soi, Ă son Ăąme qui peut se dĂ©ployer dans cet exil intĂ©rieur, lâĂ©crivain se scrute pour se dĂ©couvrir. Il ne se rĂȘve pas, il se fait connaĂźtre tel quâil est, il se peint au naturel, sans se farder. Mais curieux de lui-mĂȘme et impatient dâaffronter la vĂ©ritĂ© sur soi, Montaigne nâen nâest pas moins curieux du monde. Ses champs dâintĂ©rĂȘt sont larges et les sujets quâil aborde dans son Ćuvre les plus variĂ©s. Le repli sur soi et, dâautre part, lâintĂ©rĂȘt au monde semblent sâexclure, et pourtant, chez Montaigne, ils sâassocient. Sur ce point, lâĂ©crivain se contredit quelquefois : dâun cĂŽtĂ©, il vante la tranquillitĂ© et la simplicitĂ© : « Jâessaie Ă tenir mon Ăąme et mes pensĂ©es en repos [âŠ] mes humeurs sont contradictoires aux humeurs bruyantes [âŠ] Pour moi, je loue une vie glissante, sombre et muette [âŠ] sans Ă©clat et sans tumulte » (III/10, pp. 301-302), mais en mĂȘme temps il se compte parmi les hommes qui sont avides de
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Michel de Montaigne : la solitude comme lieu⊠19
relations humaines et dâĂ©change : « Il y a des naturels particuliers, retirĂ©s et internes. Ma forme essentielle est propre Ă la communication et Ă la production ; je suis tout au dehors et en Ă©vidence, nĂ© Ă la sociĂ©tĂ© et Ă lâamitiĂ© » (III/3, p. 66). Lâapparente contradiction quâon observe chez lui entre la propension Ă la solitude et le goĂ»t de la bonne compagnie peut ĂȘtre Ă©claircie par le tempĂ©rament de lâĂ©crivain â il souligne lui-mĂȘme les incohĂ©rences de son caractĂšre :
Je donne Ă mon Ăąme tantĂŽt un visage, tantĂŽt un autre, selon le cĂŽtĂ© oĂč je la couche. [âŠ] Toutes les contra-riĂ©tĂ©s sây trouvent selon quelque tour et en quelque façon. Honteux, insolent ; chaste, luxurieux ; bavard, taciturne ; [âŠ] tout cela, je le vois en moi aucunement, selon que je me vire ; [âŠ] Je nâai rien Ă dire de moi, entiĂšrement, simplement et solidement, sans confusion et sans mĂ©lange, ni en un mot (II/1, p. 20).
Conscient de son inconstance, Montaigne veut saisir son Moi dans tous ses mouvements et dans son passage : « Je ne peins pas lâĂȘtre. Je peins le passage », Ă©crit-il (III/2; p. 44). Hugo Friedrich commente : « Pour Montaigne [âŠ] le Moi est une Ă©nigme. [âŠ] De ce Moi, il ne connaĂźt que les transformations illimitĂ©es, contradictoires, lui aussi âbranle pĂ©renneâ comme toutes choses [âŠ] Son Moi est une synthĂšse ouverte, aux contenus infinis et chaotiques, qui lui plaĂźt dâautant plus quâelle est plus contradictoire »11. Montaigne nâest certainement pas misanthrope, il nâa rien dâun ermite ascĂ©tique â il est un homme terrestre. Sa maison est hospitaliĂšre, il aime la compagnie, pourvu quâelle soit bonne, il se plaĂźt Ă la conversation et Ă lâĂ©change intellectuel : « Le plus fructueux et naturel exercice de notre esprit, câest Ă mon grĂ© la confĂ©rence, jâen trouve lâusage plus doux que dâaucune autre action de notre vie » (III/8, p. 185). Friedrich note un Ă©quilibre entre deux inclinations apparemment opposĂ©es :
Il ne sâagit pas dâune retraite anachorĂšte coupĂ©e du monde, mais dâun refuge intĂ©rieur toujours disponible, qui nâinterdit pas Ă lâĂąme de donner au monde ce quâil rĂ©clame et dây prendre le plaisir quâelle y trouve. [âŠ] Il sâĂ©tablit ainsi un rythme naturel entre lâouverture humaine sur le monde et la retraire philosophique dans le for intĂ©rieur12.
Dans lâextrait qui suit, câest Montaigne lui-mĂȘme qui Ă©lucide le mieux sa concep-tion de la solitude :
La solitude que jâaime et que prĂȘche, ce nâest principalement que ramener Ă moi mes affections et mes pensĂ©es, restreindre et resserrer non mes pas, ains mes dĂ©sirs et mon souci, rĂ©signant la sollicitude Ă©tran-gĂšre et fuyant mortellement la servitude et lâobligation, et non tant la foule des hommes que la foule des affaires. La solitude locale [âŠ] mâĂ©tend plutĂŽt et mâĂ©largit au dehors. [âŠ] De ma complexion, je ne suis pas ennemi de lâagitation des cours ; jây ai passĂ© partie de la vie, et suis fait Ă me porter allĂ©grement aux grandes compagnies, pourvu que ce soit par intervalles et Ă mon point. Mais cette mollesse de jugement [âŠ] mâattache par force Ă la solitude ; voire chez moi, au milieu dâune famille peuplĂ©e et maison des plus frĂ©quentĂ©es (III/3, p. 66).
11 H. Friedrich, op.cit., pp. 230-231.12 Ibidem, p. 260.
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20 Alicja Rychlewska-Delimat
Si Montaigne recherche la solitude, câest parce quâelle est pour lui la condition nĂ©cessaire de lâindĂ©pendance quâil sollicite comme un besoin viscĂ©ral : « Jâessaie Ă nâavoir exprĂšs besoin de nul » (III/9, p. 238), « [âŠ] jâai pris Ă haine mortelle dâĂȘtre tenu ni Ă autre ni par autre que moi » (ibidem, p. 240), « Je fuis Ă me soumettre Ă toute sorte dâobligation » (ibidem, p. 236), « Il faut mĂ©nager la libertĂ© de notre Ăąme » (III/10, p. 280), etc. â dit-il Ă toute occasion. LâĂ©crivain ne veut devoir rien Ă personne ni dĂ©pendre de personne. Se jeter dans les affaires du monde, sâoccuper des autres et se dĂ©vouer entiĂšrement, cela signifierait sâoublier soi-mĂȘme. Ce goĂ»t de lâindĂ©pendance, nĂ© dâun profond individualisme, va de pair avec la haine de toute contrainte et de tout asservissement. Comme le dit Jean Starobinski, Montaigne perçoit « lâesclavage oĂč la foule se jette volontairement, tandis quâen retour il sâas-sure lui-mĂȘme dâune neuve libertĂ©. Il aperçoit les liens qui enchaĂźnent les autres ; il sent tomber les siens »13. Dans toutes ses occupations publiques, le philosophe a su prĂ©server sa libertĂ© intĂ©rieure: « Jâai pu me mĂȘler des charges publiques sans me dĂ©partir de moi de la largeur dâun ongle, et me donner Ă autrui sans mâĂŽter Ă moi » â Ă©crit-il (III/10, p. 284), ou ailleurs : « Le Maire et Montaigne ont toujours Ă©tĂ© deux, dâune sĂ©paration bien claire. [âŠ] Je ne sais pas mâengager si profondĂ©ment et si entier » (ibidem, p. 290). Le propos le plus cĂ©lĂšbre peut-ĂȘtre, celui qui a valu Ă Montaigne lâĂ©tiquette dâĂ©goĂŻste, est « quâil faut se prĂȘter Ă autrui et ne se donner quâĂ soi-mĂȘme » (ibidem, p. 279). Mais ce quâon qualifie dâĂ©goĂŻsme, câest plutĂŽt le refus de sâengager totalement et absolument dans les affaires dâautrui, câest une dĂ©fense devant le monde pour protĂ©ger son Moi, dĂ©marche qui paraĂźt ĂȘtre naturelle pour lâhomme : « Nature nous a Ă©trennĂ©s dâune large facultĂ© Ă nous entretenir Ă part, et nous y appelle souvent pour nous apprendre que nous nous devons en partie Ă la sociĂ©tĂ©, mais en la meilleure partie Ă nous » (II/18, p. 427). Le goĂ»t dâindividualisme et dâindĂ©pendance quâon discerne chez Montaigne confine Ă lâindiffĂ©rence, voire Ă lâinsensibilitĂ©, câest une sorte dâataraxie stoĂŻcienne14. Ce refus de tout engage-ment profond, non seulement dans le domaine public, mais aussi dans les relations humaines, semble sâaccorder avec lâinclination Ă la solitude. Dans le chapitre De la solitude, Montaigne dĂ©voile sa disposition :
Câest assez vĂ©cu pour autrui, vivons pour nous au moins ce bout de vie. Ramenons Ă nous et Ă notre aise nos pensĂ©es et nos intentions. Ce nâest pas une lĂ©gĂšre partie que de faire sĂ»rement sa retraite ; elle nous empĂȘche assez sans y mĂȘler dâautres entreprises. [âŠ] dĂ©pĂȘtrons-nous de ces violentes prises qui nous en-gagent ailleurs et Ă©loignent de nous. Il faut dĂ©nouer ces obligations si fortes et meshui15 aimer ceci et cela, mais nâĂ©pouser rien que soi. Câest Ă dire : le reste soit Ă nous, mais non pas joint et collĂ© en façon quâon ne le puisse dĂ©prendre sans nous Ă©corcher et arracher ensemble quelque piĂšce du nĂŽtre. La plus grande chose du monde, câest de savoir ĂȘtre Ă soi (I/39, p. 350).
13 J. Starobinski, op.cit., p. 28.14 Lâattitude stoĂŻque Ă©tait trĂšs proche de la pensĂ©e montaignenne; câest sous lâinfluence de La BoĂ©tie que
Montaigne sâest attachĂ© au stoĂŻcisme â le premier livre des Essais en est fortement marquĂ©.15 DĂ©sormais.
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Michel de Montaigne : la solitude comme lieu⊠21
« Pour Montaigne la solitude rĂ©pond Ă un besoin intĂ©rieur, celui dâĂȘtre soi-mĂȘme, celui de ne pas ĂȘtre la proie de sentiments, dâĂ©vĂ©nements qui risquent de lâemporter, de lui faire perdre le contrĂŽle de lui-mĂȘme. Lâobjectif, câest donc de se dĂ©livrer de biens, de fonctions, de toutes charges qui nous empĂȘchent de âse retirer en soi-mĂȘmeâ »â Ă©crit EugĂšne van Itterbeek16.
Le thĂšme de la solitude dans lâĆuvre de Montaigne se pose comme une question complexe â nous lâavons abordĂ© en grande partie du cĂŽtĂ© biographique, essayant toutefois de le rapporter Ă lâattitude stoĂŻque du philosophe, aux inconsĂ©quences de son caractĂšre, aux tentatives de dĂ©finir son Moi, etc. La conception montaignenne de la solitude est toute particuliĂšre â ce nâest pas une solitude rĂȘveuse et nostalgique « Ă la Rousseau » ; ce nâest pas non plus une solitude inquiĂšte et mĂ©lancolique des Romantiques. Câest une solitude sereine que lâĂ©crivain cultive comme un bien suprĂȘme, dont il exalte les bienfaits, mais câest avant tout une solitude rĂ©flĂ©chie et crĂ©atrice. LâexpĂ©rience de la solitude, câest pour Montaigne lâexpĂ©rience du Moi, de lâĂąme qui sâenrichit au contact dâelle-mĂȘme. La solitude est lâun des « essais » de sa vie, câest lâexpĂ©rience et le choix dâun sage.
Comme conclusion de nos considĂ©rations, citons un des derniers passages des Essais, passage trĂšs Ă©picurien, qui rĂ©sume toute la sagesse montaignenne : « Câest une absolue perfection, et comme divine, de savoir jouir loyalement de son ĂȘtre. Nous cherchons dâautres conditions, pour nâentendre lâusage des nĂŽtres, et sortons hors de nous, pour ne savoir quel il y fait » (III/13, p. 415).
16 E. van Itterbeek, « De la solitude chez Montaigne et Cioran », [in] Alkemie Revue semestrielle de lit-térature et philosophie, no 7, 2011 La Solitude, p.101, [en ligne] http://www.revue alkemie.com/pdf/Revue de littérature et philosophie Alkemie n7 (La solitude).pdf (page consultée le 20.02.2019).
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Revue annuelle de littérature francophoneUniwersytet Opolski
â 62019
Anna LedwinaUniversitĂ© dâOpole
« La solitude de lâauteur » en tant que condition sine qua non de lâacte crĂ©ateur chez Marguerite Duras
Loneliness as a necessary condition underlying the act of creation in the work by Marguerite Duras
Abstract: Loneliness seems to be a leitmotif of Marguerite Durasâs literary Ćuvre. It is interpreted by the writer primarily as a personal experience, a specific form of freedom, the dominant expression of which is silence expressing pain, loss, inability to communicate with other people, unfulfilled love. Loneliness is also seen as a sine qua non condition that allows one to focus on oneself, to close oneself in oneâs own world. This is an indispensable element of the authorâs poetics, the one having an ontological character, referring to âthe way of thinking, reasoningâ. Duras treats loneliness as a typical condition of every true writer, inscribed in his or her condition, and argues that one can be creative only in complete isolation from others. This experience allows one to face the challenge of creative work, which primarily involves loneliness in the physical sense, i.e. space, âsomeoneâs own roomâ. This individual choice enables one to free oneself from all external authority, conventyions and social norms, giving the sense of autonomy, so needed to the artist, especially to a woman-writer. In this way, loneliness, which is omnipresent in the discourse of Duras, becomes a means of gaining independence and a full manifestation of her own uninhibited âIâ.
Keywords: Marguerite Duras, loneliness, silence, creation, isolation, freedom, woman
Beaucoup de grands esprits ont apprĂ©ciĂ© lâattraction et lâimportance de la solitude. ExtĂ©rieure, situationnelle ou intĂ©rieure, fonciĂšre, vĂ©cue et revĂ©cue, elle (r)assure le sens de lâexistence. Tout effort de la fuir nâa fait que montrer le besoin, souvent incontrĂŽlable, de sây plonger avec plus de profondeur. AdulĂ©e pour ses valeurs ins-
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24 Anna Ledwina
piratrices ou, au contraire, haĂŻe pour ses pouvoirs dĂ©vastateurs, quâelle soit liĂ©e au bonheur ou au malheur, quâelle soit ressentie quotidiennement ou sporadiquement, la solitude voue lâhomme Ă sa propre individualitĂ©, en opposant ce dernier au monde ou Ă lâautre. En tant quâĂ©tat dâĂąme le plus propre de lâĂȘtre humain, elle se rĂ©vĂšle un sentiment (et un thĂšme) Ă reprendre inlassablement. Chacun la conçoit et la vit Ă sa maniĂšre, sây abandonne ou sây isole, tout en lui donnant une forme ludique ou rĂ©flexive1.
« On ne trouve pas la solitude, on la fait. La solitude, elle se fait seule. Je lâai faite. Parce que jâai dĂ©cidĂ© que câĂ©tait lĂ que je devrais ĂȘtre seule, que je serais seule pour Ă©crire des livres »2. SignĂ©e Marguerite Duras, cette citation pose le cadre et lâobjet de notre analyse car lâauteure considĂšre en effet la solitude â constitutive de lâĂȘtre mĂȘme, notion complexe qui admet bien des modalitĂ©s psychologiques et sociales3, conçue en tant quâisolement ou repli sur soi, sentiment dâabandon ou de dĂ©laissement â comme une condition essentielle de lâacte crĂ©ateur, et suggĂšre que lâĂ©crivain ne pourrait faire Ćuvre quâaprĂšs sâĂȘtre retranchĂ© du monde. En cherchant les raisons de cet Ă©tat de choses, la romanciĂšre explique quâil sâagit, dans son cas, de « la solitude dâune enfance »4 et quâil nây pas dâĂ©criture sans solitude. Nous tenterons donc de prouver la justesse dâun tel propos, en montrant la relation entre lâĂ©criture et la so-litude qui, chez Duras, nĂ©cessite lâespace privĂ©, associĂ© en particulier Ă la condition de la femme de lettres. Nos conclusions aboutiront Ă constater que la solitude, partie intĂ©grante du processus de dĂ©couverte ou corollaire dâun statut revendiquĂ©, est une implication de lâaccomplissement de lâĂ©crivaine qui poursuit une Ćuvre inclassable.
La solitude : marque de la vie privée
La solitude reste inscrite par excellence dans la vie privĂ©e de Duras. Enfant, elle se sentait seule car dĂ©pourvue dâun vĂ©ritable amour maternel5. Les leitmotive de son Ă©criture sâarticulent autour de lâabsence, de la douleur, de la passion et de la mort, du prĂ©sent et du passĂ©; ils se rĂ©fĂšrent Ă lâenfance indochinoise de lâauteure, Ă sa fa-mille qui a profondĂ©ment marquĂ© son Ćuvre. Le fantasme principal, qui se manifeste dans la crĂ©ation, est celui maternel. La fille est marquĂ©e par le dĂ©sir de symbiose et
1 Voir M.-G. StÄniĆor, « Le refuge dans la solitude : salut ou misĂšre de lâhomme », [in] Alkemie. Revue semestrielle de littĂ©rature et philosophie, n° 7 : La Solitude, 2011, pp. 5-7.
2 M. Duras, Ăcrire, Paris, Gallimard, 1993, p. 17. Les rĂ©fĂ©rences Ă cet ouvrage seront dĂ©signĂ©es par la mention E, suivie du numĂ©ro de la page.
3 Voir E. Corbel, « Réflexions sur la diversité des solitudes et leurs solutions », [in] Horizons philoso-phiques, vol. 17, n° 1, 2006, pp. 31-45; N. Grimaldi, Traité des solitudes, Paris, PUF, 2003.
4 L. Pallotta della Torre, Marguerite Duras. La passion suspendue, Paris, Seuil, 2013, p. 79. 5 Les textes les plus frappants qui traitent de cette question sont Un Barrage contre le Pacifique, LâAmant,
LâĂden CinĂ©ma.
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« La solitude de lâauteur »⊠25
de sĂ©paration avec sa mĂšre6. La romanciĂšre dĂ©plore le manque de tendresse mater-nelle qui a laissĂ© des traces sur la personnalitĂ© de la jeune fille : « Aujourdâhui, ma mĂšre, je ne lâaime plus. [âŠ] [Câ]est peut-ĂȘtre de moi devant elle, de mon image, que je mâĂ©meus. Ă la fin de sa vie, elle Ă©tait aussi dĂ©tachĂ©e de moi que moi dâelle. [âŠ] Elle ne pensait quâĂ son fils. Elle Ă©tait toujours pour lui dans une inquiĂ©tude constante »7. Ă la jalousie de lâenfant envers le frĂšre aĂźnĂ©, substitut du pĂšre absent, prĂ©fĂ©rĂ© de la mĂšre, rĂ©pond la jalousie de celle-ci, envieuse du talent de sa fille chez qui sâĂ©veille la sensualitĂ©. Duras, moins aimĂ©e quâun frĂšre aĂźnĂ©, voue Ă sa mĂšre des sentiments ambigus, confesse de lâantipathie pour celle-ci. La mĂšre est au cĆur de cette relation difficile, ce qui rĂ©sulte non seulement de son absence dâaffection ou de chaleur envers les autres, mais du fait quâelle reste aliĂ©nante :
On est seul dans sa famille, câest sĂ»r ça. Je crois que la plus grande solitude est atteinte lĂ , dans la famille [âŠ]. Moi [âŠ] je lâai vĂ©cue enfant. Avec cette douleur essentielle dâavoir quittĂ© ma mĂšre. Je nâai pas pu mây habi-tuer. TrĂšs longtemps, pendant deux ans je crois, que jâai dĂ©sirĂ© revenir avec elle, tellement le lien Ă©tait fort8.
Adulte, Duras Ă©prouve aussi de la solitude dans les couples avec les hommes. Lâunion avec Robert Antelme rĂ©vĂšle la sĂ©paration entre Marguerite et son premier enfant, mort-nĂ©. Elle sâen sent coupable et perçoit cet Ă©vĂ©nement douloureux comme le motif de la solitude:
Lâaccouchement, je le vois comme une culpabilitĂ©. Comme si on lĂąchait lâenfant, quâon lâabandonne. Ce que jâai vu de plus proche de lâassassinat, ce sont des accouchements. La sortie de lâenfant qui dort. Câest la vie qui dort complĂštement, dans une bĂ©atitude incroyable, et qui se rĂ©veille [âŠ]. Le premier signe de vie, câest le hurlement de douleur9.
ConfrontĂ©e Ă la mort de son enfant, Duras dĂ©finit, dans son ouvrage Outside, cette expĂ©rience traumatique comme « une mort sĂ©parĂ©e » : « La peau de mon ventre me collait au dos tellement que jâĂ©tais vide. Lâenfant Ă©tait sorti. Nous nâĂ©tions plus ensemble. Il Ă©tait mort dâune mort sĂ©parĂ©e »10. De cette maniĂšre, la solitude pourrait ĂȘtre interprĂ©tĂ©e comme une sĂ©paration entre la mĂšre et son enfant. Duras se sent responsable de cette rupture, dâautant plus quâelle estime avoir accidentellement mis fin Ă leur relation. Sa solitude semble Ă©galement une occasion de devenir enfin soi-mĂȘme quand elle se fait le creuset indispensable de lâamour. En ce sens, comme le note Rainer Maria Rilke : « Pour celui qui aime, lâamour nâest-il longtemps, et jusquâau large de la vie, que solitude, solitude toujours plus intense et plus profonde
6 Voir L. Van de Biezenbos, Fantasmes maternels dans lâĆuvre de Marguerite Duras, Amsterdam, Ro-dopi, 1995, p. 15.
7 M. Duras, « Ma mÚre avait », [in] M. Bisiaux, C. Jajolet (réd.), à ma mÚre, 50 écrivains parlent de leur mÚre, Paris, éd. P. Horay, 1988, p. 32.
8 M. Duras, citĂ©e par Au-delĂ des pages, entretiens avec L. Perrot, TF1, diffusĂ© du 26 juin au 17 juillet 1988. 9 M. Duras, Les Yeux verts, Paris, Ădition de lâĂtoile, 1987, p. 159.10 M. Duras, Outside, Paris, P.O.L, 1984, p. 281.
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26 Anna Ledwina
[âŠ]. Lâamour, câest lâoccasion unique de mĂ»rir, de prendre forme, de devenir soi-mĂȘme un monde pour lâamour de lâĂȘtre aimĂ© »11.
LâĂ©crivaine se voit obligĂ©e dâaffronter une nouvelle solitude en 1944 quand Robert est arrĂȘtĂ© et dĂ©portĂ© au camp de concentration de Dachau. Cette pĂ©riode, la plus troublĂ©e de la vie de lâauteure, dont tĂ©moigne La Douleur, se compose de deux Ă©tats de solitude : lâillusion et le silence. De cette façon, Duras cherche Ă imaginer le retour de son mari. Bien quâelle garde espoir, elle nâarrive pas Ă cesser de penser quâil est mort et souffre de lâambiguĂŻtĂ© des nouvelles. Cela renvoie Ă la solitude qui la dĂ©vore chaque jour. Le silence crĂ©Ă© par la solitude se manifeste par le manque dâĂ©change verbal avec les autres. Son mutisme se double alors de celui dâune femme qui communique surtout avec elle-mĂȘme, Ă travers des monologues. La solitude demeure dĂšs lors comme lâĂ©lĂ©ment essentiel de la vie durassienne pendant la Deu-xiĂšme Guerre mondiale12.
AprĂšs la libĂ©ration dâAntelme en 1945, lâauteure entre dans une solitude forcĂ©e et nĂ©gative suite Ă la santĂ© fragile de son partenaire. Elle se plonge dans un Ă©tat de refus de la rĂ©alitĂ©, dont le tĂ©moignage emblĂ©matique reste lâopinion suivante : « La solitude est toujours accompagnĂ©e de folie. Quand on sort tout de soi, [âŠ], on est forcĂ©ment dans lâĂ©tat particulier dâune certaine solitude quâon ne peut partager avec personne » (E, 44). Cette solitude passe toutefois ici par la parole, par le hurlement, y compris le cri ou les pleurs. Duras se trouve donc seule devant son mari quâelle ne reconnaĂźt plus. En outre, elle a lâimpression dâĂȘtre bloquĂ©e dans la solitude, de ne pas pouvoir sortir de celle-ci. MĂȘme dans les annĂ©es quatre-vingt, lorsque la femme de lettres rĂ©dige lâAvant-propos de La Douleur, elle ressent encore de la solitude : « Je me suis trouvĂ©e devant un dĂ©sordre phĂ©nomĂ©nal de la pensĂ©e et du sentiment auquel je nâai pas osĂ© toucher et au regard de quoi la littĂ©rature mâa fait honte »13. En ce qui concerne sa vie conjugale, Duras choisit dâĂȘtre seule. En 1947, elle quitte Robert Antelme et se remarie avec Dionys Mascolo. Sa solitude vĂ©hicule le refus dâinscrire dans le long terme la relation avec autrui. LâĂ©crivaine lâexplique Ă sa biographe Laure Adler : « Ce qui mâa sauvĂ©e, câest que je trompais les hommes avec qui je vivais : je partais. JâĂ©tais infidĂšle. Pas toujours mais la plupart du temps. Câest Ă dire que jâaimais ça. Jâaimais lâamour »14. Duras vise donc Ă ĂȘtre seule et Ă vivre Ă sa façon lâamour. Cette expĂ©rience du trou dans lâautre, Ă©prouvĂ©e comme « marasme », fait que lâĂ©crivaine sâen libĂšre par la crĂ©ation, par lâintĂ©rĂȘt manifestĂ© Ă lâĂ©gard de la cause fĂ©minine15.
11 R. M. Rilke, Lettres Ă un jeune poĂšte, tr. B. Grasset et R. Biemel, Paris, Grasset, 1982, pp. 74-75.12 Voir J. PagĂšs-Pindon, Marguerite Duras, Paris, Ellipses, 2001.13 M. Duras, La Douleur, Paris, Gallimard, 1985, p. 3.14 L. Adler, Marguerite Duras, Paris, Gallimard, 2000, p. 193.15 Voir S. Loignon, Marguerite Duras, Paris, LâHarmattan, 2003; B. Cieslak et Y. Beigel (dir.), Marguerite
Duras : lâexistence passionnĂ©e, Potsdam, UniversitĂ© de Potsdam, 2005; M. David, Marguerite Duras : une Ă©criture de la Jouissance. Psychanalyse de lâĂ©criture, Paris, DesclĂ©e de Brouwer, 1996.
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« La solitude de lâauteur »⊠27
La solitude et la libertĂ© sont dĂšs lors prĂ©sentes tout au long de son existence. Son modus operandi est diffĂ©rent de celui qui domine Ă lâĂ©poque, ce qui rend encore plus remarquable lâimage de lâĂ©crivaine. En 1956, la relation entre Marguerite et Dionys devient intenable. Duras dĂ©cide de rompre et elle se met rapidement en couple avec le journaliste GĂ©rard Jarlot. AprĂšs la mort de celui-ci, commence une longue pĂ©riode de solitude, au cours de laquelle Duras se trouve seule dans sa de-meure de Neauphle-le-ChĂąteau. Bref, sa vie amoureuse se passe sous le signe de lâinstabilitĂ© permanente : cela renforce sa solitude, provoque son alcoolisme et une dĂ©gradation de son Ă©tat physique. Ă partir de 1992, Duras sâenferme encore plus dans son monde : elle ne revoit que ses proches, ne publie plus, mais tient toujours son journal intime. Dans Câest tout, elle dĂ©clare Ă son dernier compagnon, Yann Andrea, son Ă©tat de sĂ©paration avec elle-mĂȘme : « Je ne suis plus rien, je suis de-venue complĂštement effrayante. Je ne tiens plus ensemble, viens vite, je nâai plus de bouche, je nâai plus de visage, Yann mon amour de la nuit »16. Or, la romanciĂšre confirme sa position de lĂ©gende solitaire. La dĂ©personnalisation, lâaliĂ©nation, lâexil, traits typiques de ses personnages, caractĂ©risent dâailleurs lâauteure elle-mĂȘme qui, au moment dâĂ©crire, « [a] le sentiment dâĂȘtre dans lâextrĂȘme dĂ©concentration, [âŠ] [est] [âŠ] une passoire, [a] la tĂȘte trouĂ©e »17.
Lâesprit solitaire de la crĂ©ation durassienne
Aussi dans lâĆuvre de Duras la solitude se rĂ©vĂšle-t-elle un thĂšme rĂ©current qui viendrait dire la difficultĂ©, sinon lâincapacitĂ© Ă Ă©crire. Cette situation rĂ©sulte de ceci :
Câest la solitude de lâauteur, celle de lâĂ©crit. Pour dĂ©buter la chose, on se demande ce que câĂ©tait ce silence autour de soi. Et pratiquement Ă chaque pas que lâon fait dans une maison et Ă toutes les heures de la journĂ©e, dans toutes les lumiĂšres, quâelles soient du dehors ou des lampes allumĂ©es dans le jour. [âŠ] Je ne parlais de ça Ă personne. Dans cette pĂ©riode-lĂ de ma premiĂšre solitude jâavais dĂ©jĂ dĂ©couvert que câĂ©tait Ă©crire quâil fallait que je fasse. Jâen avais dĂ©jĂ Ă©tĂ© confirmĂ©e par Raymond Queneau. Le seul jugement de [âŠ] Queneau, cette phrase-lĂ : « Ne faites rien dâautre que ça, Ă©crivez » (E, 17).
La solitude donne Ă lâauteure « un point de vue », ce qui prĂ©suppose une sĂ©pa-ration dâavec la scĂšne reprĂ©sentĂ©e. Ici il vaut la peine de nous rĂ©fĂ©rer Ă Maurice Blanchot qui met en relief la fonction mĂ©diatrice de lâĂ©crivain dans la crĂ©ation de lâĆuvre. Celui-ci doit se trouver seul, dans un silence total, afin de pouvoir « entendre » la parole de lâĆuvre et la transformer en mots. Car la solitude est cette « expĂ©rience essentielle »18 sans laquelle il sâavĂšre impossible dâĂ©crire et de penser. Il va de soi que la solitude reste nĂ©cessaire Ă lâauteur pour transmettre
16 M. Duras, Câest tout, Paris, P.O.L, 1995, p. 5.17 M. Duras, Les Lieux de Marguerite Duras, Paris, Minuit, 1977, p. 98.18 Voir M. Blanchot, « La solitude essentielle », [in] LâEspace littĂ©raire, Paris, Gallimard, 1955, pp. 11-32.
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28 Anna Ledwina
lâart. Duras Ă©voque une idĂ©e semblable : « La solitude de lâĂ©criture câest une solitude sans quoi lâĂ©crit ne se produit pas, ou il sâĂ©miette exsangue de chercher quoi Ă©crire encore. Perd son sang, il nâest plus reconnu par lâauteur. Et avant tout il faut que jamais il ne soit dictĂ© Ă quelque secrĂ©taire, si habile soit-elle, et jamais Ă ce stade-lĂ donnĂ© Ă lire Ă un Ă©diteur » (E, 17). Ce nâest donc pas un hasard si Ăcrire, son texte volontairement thĂ©oricien, affronte, avec lâĂ©preuve de la dĂ©raison, celle de la solitude : « Je crois aussi que sans ce doute premier du geste vers lâĂ©criture il nây a pas de solitude. Personne nâa jamais Ă©crit Ă deux voix » (E, 26). Dans cet ouvrage, Ă©crit au crĂ©puscule de sa vie, Duras se mesure au risque de lâĆuvre, au gouffre qui sâouvre devant tout artiste, tout penseur qui se penche sur lâexpĂ©rience secrĂšte et fuyante de lâart. Elle y affronte toutes les solitudes quâelle a croisĂ©es sur son chemin : la solitude de la maison, la solitude alcoolique, la solitude de la pensĂ©e, la solitude du monde entier. Ă travers la solitude de lâĂ©criture, qui touche Ă lâĂȘtre de lâauteur, Duras retrouve « lâombre interne »19, Ă savoir sa puissance originelle, son moi crĂ©ateur car, citant Ludwig Wittgenstein, « [l]a pensĂ©e de lâhomme se dĂ©roule au-dedans de sa conscience, en un isolement par rapport auquel tout isolement physique est une exposition au grand jour »20.
Ce qui lâamĂšne Ă affirmer que lâespace privĂ© est une nĂ©cessitĂ© pour lâĂ©crivain. Au moment de crĂ©er, lâartiste doit se retirer et sâĂ©loigner afin de rejoindre la solitude Ă©troitement liĂ©e Ă lâacte dâĂ©criture : « Il faut toujours une sĂ©paration dâavec les autres gens autour de la personne qui Ă©crit les livres. Câest une solitude essentielle. [âŠ] Cette solitude rĂ©elle du corps devient celle, inviolable, de lâĂ©crit » (E, 17). Il sâagit, dans ce cas, dâune sĂ©paration spatiale entre lâartiste et les autres. Selon Duras, le silence autour de soi constitue la premiĂšre Ă©tape pour commencer lâĆuvre. La so-litude sâavĂšre alors une consĂ©quence dâun retrait volontaire plus ou moins grand. Plus quâun lieu paisible, une non-sociabilitĂ© et une vacance occupationnelle, câest la recherche de la vĂ©ritĂ©, dont parle RenĂ© Descartes21, qui recommande cet espace de libertĂ©. Lâisolement spatial est en effet celui qui ouvre Ă une solitude choisie. De cette maniĂšre, Duras dĂ©cide de sâisoler dans sa demeure de Neauphle, au sein de laquelle elle se trouve seule pour pouvoir Ă©crire, mĂȘme si elle en a parfois peur : « Ăa sâest passĂ© ainsi. Jâai Ă©tĂ© seule dans cette maison. Je mây suis enfermĂ©e â jâavais peur aussi bien sĂ»r. Et puis je lâai aimĂ©e. Cette maison, elle est devenue celle de lâĂ©criture. Mes livres sortent de cette maison » (E, 17). Ainsi, en sâisolant loin des autres dans une maison Ă Trouville, la femme de lettres reste capable de dĂ©velopper sa carriĂšre suivant ses prĂ©fĂ©rences : « Et que câest seulement dans cette maison que je suis seule. Pour Ă©crire. Pour Ă©crire pas comme je lâavais fait jusque-lĂ . Mais
19 M. Duras, Les Yeux verts, Cahiers du CinĂ©ma, n° 312-313, 1980, p. 64.20 L. Wittgenstein, Recherches philosophiques, Paris, Gallimard, 2004, p. 311.21 Voir R. Descartes, Lettre Ă Ălisabeth, 9 octobre 1649, [in] idem, Correspondance avec Ălisabeth (1643-
1649), PhiloSophie, décembre 2010, pp. 162-164.
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« La solitude de lâauteur »⊠29
écrire des livres encore inconnus de moi et jamais encore décidés par moi et jamais décidés par personne » (E, 13).
Il convient de noter que, dans Ăcrire, Duras parle dâune Ă©criture gratuite, motivĂ©e uniquement par le plaisir mĂȘme de lâacte, en affirmant que lâinspiration vient de partout. Un exemple pertinent de cette conception constitue le fragment consacrĂ© Ă la mort dâune mouche. Câest par la solitude que lâinsecte et sa mort deviennent un sujet littĂ©raire, quâelles ouvrent Ă une pratique de lâart pour lâart : « Autour de nous, tout Ă©crit, câest ça quâil faut arriver Ă percevoir, tout Ă©crit, la mouche, elle, elle Ă©crit, sur les murs, elle a beaucoup Ă©crit dans la lumiĂšre de la grande salle, rĂ©fractĂ©e par lâĂ©tang. Elle pourrait tenir dans une page entiĂšre, lâĂ©criture de la mouche. Alors elle serait une Ă©criture. Du moment quâelle pourrait lâĂȘtre, elle est dĂ©jĂ une Ă©criture » (E, 44). Câest Ă Trouville que Duras trouve « [l]a solitude de lâartiste [âŠ] [qui] [est] nĂ©cessaire pour exercer son art »22. ExaminĂ©e sous cet aspect, une citation frappante mĂ©rite de la faire valoir :
Ă Trouville pourtant il y avait la plage, la mer, les immensitĂ©s de ciels, de sables. Et câĂ©tait ça, ici, la solitude. Câest Ă Trouville que jâai regardĂ© la mer jusquâau rien. Trouville câest une solitude de ma vie entiĂšre. Jâai encore cette solitude, lĂ , imprenable, autour de moi. Des fois je ferme les portes, je coupe le tĂ©lĂ©phone, je coupe ma voix, je ne veux plus rien (E, 18).
La rĂ©flexion de lâauteure de LâAmant laisse comprendre que la solitude garantit la libertĂ© de lâĂ©crivain. GrĂące Ă lâabsence des contraintes horaires dans le travail dâĂ©criture, Duras souligne Ă quel point lâartiste est un ĂȘtre autonome, dĂ©livrĂ© de toute autoritĂ© : « Nous pouvons Ă©crire Ă nâimporte quelle heure. Nous ne sommes pas sanctionnĂ©s par des ordres, des horaires, des chefs, des armes, des amendes, des insultes, des flics, des chefs et des chefs. Et des poules couveuses des fascismes de demain » (E, 51). Ainsi lâĂ©criture se traduit comme un acte pur qui nâest influencĂ© ou imposĂ© par aucun moyen externe Ă lâindividu. Un tel acte isole lâauteur et son Ćuvre, loin du monde qui les entoure. Cette idĂ©e rejoint celle de Gaston Bachelard :
Un homme solitaire, dans la gloire dâĂȘtre seul, croit pouvoir dire ce quâest la solitude. Mais Ă chacun sa solitude. Et le rĂȘveur de solitude ne peut nous donner que quelques pages de cet album du clair-obscur des solitudes. Pour moi, tout Ă la communion avec les images qui me sont offertes par les poĂštes, tout Ă la communion de la solitude des autres, je me fais seul avec les solitudes des autres. Je me sens seul, profondĂ©ment seul, avec la solitude dâun autre23.
Un autre aspect de lâesprit solitaire se manifeste Ă travers le devenir un inconnu pour soi-mĂȘme et pour les autres. La fameuse dĂ©claration dâArthur Rimbaud, « Je est un autre »24, apparaĂźt comme la parfaite expression de cet avis. Par une telle dĂ©-claration, le poĂšte maudit signale que le « je » ne se limite pas au « moi » conscient.
22 M. Blanchot, op. cit., p. 13. 23 G. Bachelard, La Flamme dâune chandelle, Paris, PUF, 1961, p. 47.24 A. Rimbaud, Lettre Ă Georges Izambard, 13 mai 1871.
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30 Anna Ledwina
La reprĂ©sentation consciente, qui sâattache Ă lâidentitĂ© propre de la personne, se voit supprimĂ©e et remplacĂ©e par un « moi » impersonnel. Autrement dit, il sâavĂšre fon-damental de rĂ©duire le « moi », de le neutraliser. Une telle conception de lâidentitĂ© reste Ă©galement actualisĂ©e dans lâacte dâĂ©criture tel que le pense Duras. En effet, lâĆuvre rĂ©alisĂ©e appartient Ă une autre personne inconnue : dans et par son Ă©criture, lâauteur est, en rĂ©alitĂ©, privĂ© de soi-mĂȘme, plongĂ© dans le « trou », le « vide ». La romanciĂšre aborde cette pensĂ©e en ces termes:
Se trouver dans un trou, au fond dâun trou, dans une solitude quasi totale et dĂ©couvrir que seule lâĂ©criture vous sauvera. Ătre sans sujet aucun de livre, sans aucune idĂ©e de livre câest se trouver, se retrouver, devant un livre. Une immensitĂ© vide. Un livre Ă©ventuel. Devant rien. Devant comme une Ă©criture vivante et nue, comme terrible, terrible Ă surmonter. Je crois que la personne qui Ă©crit est sans idĂ©e de livre, quâelle a des mains vides, la tĂȘte vide, et quâelle ne connaĂźt de cette aventure du livre que lâĂ©criture sĂšche et nue, sans avenir, sans Ă©cho, lointaine, avec ses rĂšgles dâor, Ă©lĂ©mentaires : lâorthographe, le sens (E, 20).
Lâisolement de la femme de lettres
Duras affirme ouvertement que lâĂ©criture, afin dâĂȘtre traitĂ©e comme vĂ©ridique, devrait partir dâun esprit solitaire et Ă©loignĂ© de tout :
Ătre seule avec le livre non encore Ă©crit, câest ĂȘtre encore dans le premier sommeil de lâhumanitĂ©. Câest ça. Câest aussi ĂȘtre seule avec lâĂ©criture encore en friche. Câest essayer de ne pas en mourir. Câest ĂȘtre seule dans un abri pendant la guerre. Mais sans priĂšre, sans Dieu, sans pensĂ©e aucune sauf ce dĂ©sir fou de tuer la Nation allemande jusquâau dernier nazi [âŠ]. Donc câest toujours la porte ouverte vers lâabandon. Il y a le suicide dans la solitude dâun Ă©crivain. On est seul jusque dans sa propre solitude. Toujours inconcevable. Toujours dangereux. Oui. Un prix Ă payer pour avoir osĂ© sortir et crier (E, 31).
Ainsi la solitude constitue un facteur de premier ordre dans son existence. Duras vit par son Ă©criture qui ne lâa jamais quittĂ©e. Elle se trouve en permanence dans un Ă©tat de solitude qui autorise la crĂ©ation. Et celle-ci, en un jeu rĂ©flexif, se fait prĂ©ci-sĂ©ment lâĂ©cho du silence qui la rend possible. De cette maniĂšre, la solitude se fait omniprĂ©sente : elle se trouve non seulement dans lâesprit de lâĂ©crivain, mais aussi dans sa crĂ©ation, Ă savoir le livre :
Il y a ça dans le livre : la solitude y est celle du monde entier. Elle est partout. Elle a tout envahi. Je crois toujours Ă cet envahissement. Comme tout le monde. La solitude câest ce sans quoi on ne fait rien. Ce sans quoi on ne regarde plus rien. Câest une façon de penser, de raisonner, mais avec la seule pensĂ©e quotidienne. Il y a ça aussi dans la fonction dâĂ©crire et avant tout peut-ĂȘtre se dire quâil ne faut pas se tuer tous les jours du moment que tous les jours on peut se tuer (E, 31-32).
Pour Duras, lâesprit solitaire trouve sa meilleure confirmation dans lâincomprĂ©hen-sion des critiques qui ont toujours censurĂ© tout ce quâon associait au sexe fĂ©minin : amour, confession, autobiographie. Une telle situation rĂ©sulte de lâimpossibilitĂ© de rejoindre une solitude qui, par dĂ©finition, ne se partage pas : « Cette illusion quâon
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« La solitude de lâauteur »⊠31
a â et qui est juste â dâĂȘtre seul Ă avoir Ă©crit ce quâon a Ă©crit, que ce soit nul ou mer-veilleux. Et quand je lisais des critiques, la plupart du temps jâĂ©tais sensible au fait quâon disait que ça ne ressemblait Ă rien. Câest Ă dire que ça rejoignait la solitude initiale de lâauteur » (E, 25). Cette derniĂšre devient un facteur nĂ©cessaire pour toute crĂ©ation littĂ©raire puisque le manque dâun espace privĂ© et dâautonomie constitue un obstacle au travail intellectuel ou artistique, comme le revendique Virginia Woolf dans Une chambre Ă soi.
Le recours Ă la solitude, lâun des traits distinctifs des Ă©crivaines, fait que Duras aborde Ă©galement les jugements portĂ©s par les hommes sur les femmes auteurs :
Jâai fini Lol V. Stein ici, jâai Ă©crit la fin ici et Ă Trouville devant la mer. Seule, non, je nâĂ©tais pas seule, il y avait un homme avec moi pendant cette Ă©poque-lĂ . Mais on ne se parlait pas. Comme jâĂ©crivais, il fallait Ă©viter de parler des livres. Les hommes ne le supportent pas : une femme qui Ă©crit. Câest cruel pour lâhomme. Câest difficile pour tous (E, 18).
Ăcrire aborde la question de la libertĂ© fĂ©minine, qui concerne non seulement les conditions de vie des femmes au XXe siĂšcle, mais aussi le regard que la sociĂ©tĂ© et les hommes, peu favorables, portent sur les Ă©crivaines.
DâaprĂšs la dialectique durassienne, le fait de crĂ©er ne se laisse pas discuter entre lâhomme et la femme. Lâauteure parle dâune forme de complexe de supĂ©rioritĂ© masculin face Ă lâaccĂšs des femmes Ă lâĂ©criture25. De cette façon, bien quâelle soit accompagnĂ©e par un homme, Duras se retrouve mentalement seule au moment de la crĂ©ation scripturale. Selon elle, la femme qui Ă©crit se voit obligĂ©e de sâisoler du monde masculin afin dâĂ©chapper aux jugements des autres. Cela conduit son Ă©criture Ă cette authenticitĂ© qui fait dĂ©faut Ă celle des hommes, dont la structure renvoie trop Ă des savoirs idĂ©ologiques, thĂ©oriques. Se dĂ©gage alors une figure de lâauteure qui, sâopposant aux prĂ©jugĂ©s et aux difficultĂ©s, lutte pour vivre sa pas-sion de la littĂ©rature26. Cette derniĂšre, afin dâĂȘtre dĂ©sinvolte, doit sâĂ©manciper des normes, imposĂ©es par les institutions et la sociĂ©tĂ©, car sa tĂąche consiste Ă dĂ©passer des limites.
Une fois que cette indĂ©pendance est assurĂ©e, lâĂ©crivain peut aspirer Ă aborder tout sujet, ce qui ouvre Ă la libertĂ© de lâĆuvre. EmblĂ©matique Ă cet Ă©gard sâavĂšre le tĂ©moignage durassien :
[âŠ] Je voudrais vous demander dâĂ©crire des livres de tout genre sans hĂ©siter devant aucun sujet⊠quelle quâen soit la banalitĂ© ou lâĂ©tendue. JâespĂšre que, dâune façon ou dâune autre, vous avez en votre possession
25 Voir S. Anderson, Le Discours féminin de Marguerite Duras. Un désir pervers et ses métamorphoses, GenÚve, Droz, 1995; M. Marini, Territoires du féminin avec Marguerite Duras, Paris, Minuit, 1977.
26 Voir J. Kristeva, F. Van Roussum-Guyon, « Ăcriture, fĂ©minitĂ©, fĂ©minisme », [in] Revue des Sciences Humaines, n° 168, Lille, 1977, pp. 479-493, 495-501, 625-632; D. Naudier, « LâĂ©criture-femme, une innovation esthĂ©tique emblĂ©matique », [in] SociĂ©tĂ©s contemporaines, n° 44, 2002, pp. 57-73; B. Havercroft, « Quand Ă©crire, câest agir : stratĂ©gies narratives dâagentivitĂ© fĂ©ministe », [in] Dalhousie French Studies, vol. 47 Ăcriture de soi au fĂ©minin, 1999, pp. 93-113.
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32 Anna Ledwina
assez dâargent pour voyager et pour vivre dans lâoisivetĂ©, pour contempler lâavenir et le passĂ© du monde, pour rĂȘvasser sur des livres et musarder aux coins des rues et laisser la ligne de la pensĂ©e sâenfoncer pro-fondĂ©ment dans lâeau du fleuve (E, 40).
Lâauteure rĂ©ussit Ă transformer la solitude vĂ©cue en un objet et en un moteur dâĂ©criture. La mise en relief dâun lien indissociable entre les dimensions ontologique et poĂ©tique de la littĂ©rature permet Ă Duras de sensibiliser Ă lâimpĂ©ratif dâĂ©crire en « grande solitude intĂ©rieure »27. Ainsi ce sentiment, indispensable pour se construire, Ă©lĂ©ment primordial dans lâacte crĂ©ateur, se situant au centre des intĂ©rĂȘts durassiens, est un Ă©tat Ă rechercher comme un idĂ©al.
Ăcrire correspond chez Duras Ă exorciser ses fantasmes et ses obsessions, Ă dĂ©chif-frer le « lieu de la passion », Ă reprĂ©senter lâinterdit, afin de faire front Ă elle-mĂȘme, Ă son « ombre interne », oĂč sâamasse lâintĂ©gritĂ© de lâexpĂ©rience, au dĂ©sespoir, Ă la solitude. Cette derniĂšre fait que lâĂ©criture devient une obligation pour lâauteure, constitue le sens de sa vie. ĂprouvĂ©e dans des formes diverses, en tant quâĂ©lĂ©ment de la vie intĂ©rieure et un aliment de la sensibilitĂ©, la solitude durassienne est intel-lectuelle et affective, en soulignant un rapport intime qui lie la femme au silence, et donc Ă la connaissance de soi. Ainsi sa crĂ©ation exprime une sensation dâabĂźme, de vide, de perte (dans les contacts avec lâautre), qui est la condition de lâĂ©criture, voire la condition de lâĂ©criture fĂ©minine. La solitude, entendue comme la valeur suprĂȘme de lâacte crĂ©ateur, sâapprofondit en mĂȘme temps que la quĂȘte (lâĂ©coute) de soi et, en ce sens, elle reste cause de ses propres effets. Ses avantages se rĂ©vĂšlent en elle-mĂȘme, sur le plan psychologique, mĂ©taphysique et artistique. Chez Duras, la solitude se confond avec celle de lâĂ©criture dans son essence mĂȘme car lâĂ©crivain fait sa solitude en sâenfermant dans son propre monde.
27 R. M. Rilke, op. cit., p. 60.
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Revue annuelle de littérature francophoneUniwersytet Opolski
â 62019
Annie BesnardUniversité de Lorraine / CELIS Clermont-Ferrand
Jean-Paul Kauffmann et Sylvain Tesson : autoportraits des deux Ă©crivains face Ă lâexpĂ©rience de la solitude
Jean-Paul Kauffman and Sylvain Tesson: self portraits of the two writers in an experience of loneliness
Abstract: The article focuses on two writers mentioned in the title, who decided to go through the ex-perince of loneliness: Jean-Paul Kauffmann â as a convalescent after being kept hostage for three years in Lebanon, whereas Sylvain Tesson â as a hermit living in the depths of woods, after having travelled to several distant lands. First, the article clarifies the definition that each writer gives of loneliness, and the conditions in which they live it. Then, it analyzes writing choices and the way in which the theme of loneliness structures the telling. Finally, it observes the image that each author builds of this character who looks like him, whose contours are sometimes influenced by literary references.
Keywords: hermit, loneliness, nature, regeneration, resilience, self portrait.
Vivre Ă lâĂ©cart de la sociĂ©tĂ©, volontairement, câest le sujet de La Maison du retour de Jean-Paul Kauffmann (2007) et de Dans les forĂȘts de SibĂ©rie de Sylvain Tesson (2011). Le succĂšs en France de ces deux ouvrages1 est-il dĂ» Ă la notoriĂ©tĂ© de leurs auteurs ? Le premier, journaliste, a Ă©tĂ© otage au Liban de 1985 Ă 1988 ; le second sâest fait connaĂźtre par des rĂ©cits de ses voyages lointains et par sa passion de lâescalade des monuments. Une autre piste se dessine qui expliquerait lâaccueil du
1 La Maison du retour a reçu les prix François-Mauriac de la rĂ©gion Aquitaine, Saint-Simon et Breizh en 2007; Dans les forĂȘts de SibĂ©rie a reçu le prix MĂ©dicis essai en 2011.
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34 Annie Besnard
public : la lecture permet Ă certains de nos contemporains de vivre par procuration soit lâaventure en pays lointain, soit des expĂ©riences qui sortent des sentiers battus dâune existence routiniĂšre. La solitude fait partie de ces territoires peu explorĂ©s, et parfois redoutĂ©s dâune sociĂ©tĂ© gagnĂ©e par lâobsession de la communication. Le mot « solitude » nâa pas la mĂȘme rĂ©sonance pour les deux auteurs, sa recherche ne rĂ©pond pas aux mĂȘmes motifs, son expĂ©rience diffĂšre par les contextes choisis : il sâagit donc, dans un premier temps, de cerner la dĂ©finition quâelle prend pour chacun, les conditions dans lesquelles elle se vit. Vient ensuite lâanalyse des choix dâĂ©cri-ture, et la façon dont le thĂšme de la solitude structure leur rĂ©cit. Enfin, puisquâils se reprĂ©sentent eux-mĂȘmes dans une Ă©tape de leur existence, rĂ©vĂ©latrice de leurs aspirations et de leurs failles, lâĂ©tude observera lâimage que chaque auteur construit de ce personnage qui lui ressemble, et dont les contours sont parfois influencĂ©s par des rĂ©fĂ©rences littĂ©raires.
Profils de deux solitudes
Pour aucun des deux hommes la solitude nâest un accident fortuit, ni une contrainte, ni un accĂšs de misanthropie. « Ma situation, je la comparais Ă rien moins que la dĂ©vastation de lâimmĂ©diat aprĂšs-guerre »2 : câest ainsi que Jean-Paul Kauffmann dĂ©finit son Ă©tat lors de lâemmĂ©nagement dans la maison dĂ©nommĂ©e « Les Tilleuls ». Il recourt aussi Ă lâanalogie avec le « plongeur qui remonte par paliers ». Comment venir Ă bout de cette « pĂ©riode de convalescence »3 ? En sâinstallant dans une maison situĂ©e Ă lâĂ©cart, qui lui permette de renouer avec lui-mĂȘme. Il entre dans une pĂ©riode de rĂ©adaptation, que ne peut favoriser le tumulte du monde : « Jâaspirais Ă la paix, Ă la substance et Ă la fluiditĂ© des choses ». Pour atteindre cet Ă©tat souhaitĂ©, « Il faut mettre un peu de distance avec ce que lâon aime »4. Le titre du livre investit la demeure dâune fonction de rĂ©appropriation de lâexistence ; mais le sens sous-jacent du choix de vie de lâauteur est de tromper le destin qui prĂ©tendait le broyer : « En vĂ©nerie, le retour est une ruse du cerf qui revient sur les mĂȘmes voies pour dĂ©router la meute »5.
DĂšs la prĂ©face intitulĂ©e « Un pas de cĂŽtĂ© », Sylvain Tesson place sa solitude sous le signe de lâexpĂ©rience programmĂ©e, nuancĂ©e de dĂ©fi, et doublĂ©e dâune aversion pour le tourbillon de consommation et la vaine agitation dans lesquels la civilisation lui semble entraĂźnĂ©e : « Je mâĂ©tais promis avant mes quarante ans de vivre en ermite au fond des bois »6. En cours de rĂ©cit, il dresse une liste des motifs futiles (courrier en
2 J.-P. Kauffmann, La Maison du retour, Paris, Gallimard, Folio, 2008, p. 267.3 Ibidem, p. 108 et p. 95.4 Ibidem, p. 15 et p. 16.5 Ibidem, p. 234.6 S. Tesson, Dans les forĂȘts de SibĂ©rie, Paris, Gallimard, Folio, 2018, p. 9.
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Jean-Paul Kauffmann et Sylvain Tesson⊠35
retard ou jalousie de Robinson) qui auraient pu lâinciter Ă lâexil en SibĂ©rie7, rĂ©ponse anticipĂ©e et provocatrice aux inquisiteurs qui exigeraient une explication. Jean-Paul Kauffmann se trouve lui aussi confrontĂ© Ă une nĂ©cessitĂ© de justification vis-Ă -vis dâun entourage incrĂ©dule : « Pourquoi a-t-il choisi de sâenterrer ici ? »8. Chez Sylvain Tesson, un motif secret perce sous une formulation Ă©nigmatique, dont le sens ne sera dĂ©voilĂ© que vers la fin du sĂ©jour : « Cette envie de faire demi-tour, lorsquâon est au bord de saisir ce que lâon dĂ©sire »9. Ce qui rĂ©unit les deux Ă©crivains, câest la volontĂ© de se mettre Ă part, pendant une pĂ©riode dĂ©limitĂ©e pour Sylvain Tesson, indĂ©terminĂ©e pour Jean-Paul Kauffmann, qui envisage un glissement progressif vers un Ă©tat de rĂ©silience.
Chacun livre son approche de lâexistence du solitaire. Jean-Paul Kauffmann « ne cherche pas lâisolement, mais la solitude »10. En effet, la distance gĂ©ographique qui le sĂ©pare de ses semblables est nĂ©gligeable, en comparaison des cinq heures de marche dans la neige nĂ©cessaires Ă Sylvain Tesson pour rejoindre la cabane la plus proche11. Celui-ci ressent parfois un peu dâangoisse, « anesthĂ©siĂ© par la perspective des jours »12, alors que, aux Tilleuls, lâancien otage se dit « Ă lâabri, Ă lâĂ©cart, hors dâatteinte. RĂ©fugiĂ©, pas repliĂ© »13. Sylvain Tesson Ă©nonce les bienfaits de la soli-tude : « un baume appliquĂ© sur les blessures », « Elle gĂ©nĂšre des pensĂ©es », « Elle lave de tous les bavardages »14. Elle rĂ©pond aussi Ă son souhait dâ« une vie sobre et belle »15. Approches qui permettent de cerner ce quâil en attend : une rĂ©gĂ©nĂ©ration morale et physique.
Comment la compagnie intermittente des autres, quâaucun des deux ne souhaite supprimer totalement, est-elle perçue ? Bien que Jean-Paul Kauffmann cĂŽtoie pendant lâamĂ©nagement de sa maison les ouvriers quâil a surnommĂ©s « Castor et Pollux », leur conversation est limitĂ©e au strict minimum, et, tacitement, ils se rĂ©par-tissent lâespace. Il existe pour les deux Ă©crivains une proximitĂ© humaine dĂ©sirable, qui appartient aux relations de bon voisinage, ou permet de voir de temps Ă autre une figure humaine, et une autre indĂ©sirable, parce que son caractĂšre invasif trouble le bien-ĂȘtre de la retraite, comme lâirruption de « notables dâIrkoutsk » dans « huit 4 x 4 dĂ©corĂ©s de placards publicitaires », qui symbolisent le mode de vie que Syl-vain Tesson veut fuir16. Jean-Paul Kauffmann avoue : « Jâaime faire retraite parce
7 Ibidem, p. 118. 8 J.-P. Kauffmann, op. cit., p. 33. 9 S. Tesson, op. cit., p. 22.10 J.-P. Kauffmann, op. cit., p. 141.11 S. Tesson, op. cit., p. 55.12 Ibidem, p. 36.13 J.-P. Kauffmann, op.cit., p. 221.14 S. Tesson, op. cit., p. 124.15 Ibidem, p. 9.16 Ibidem, p. 44.
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je sais quâau bout il y a la convivialitĂ© et le partage », mais exprime son apprĂ©hen-sion Ă lâidĂ©e que « la famille va surgir, avec son cortĂšge habituel dâexcitation, de pitreries, dâamis, de dĂźners »17. AmbiguĂŻtĂ© du solitaire occasionnel, qui voudrait endiguer lâinvasion, surtout quand elle perturbe son style de vie, sans refuser une prĂ©sence parfois bienfaisante. Sylvain Tesson rĂ©sume : « Une visite impromptue est un bouleversement en mĂȘme temps quâune joie »18. La compagnie animale est moins contraignante : pendant les deux derniers mois de son sĂ©jour, il partage sa vie avec deux chiens, donnĂ©s par un ami. Alors que Jean-Paul Kauffmann nâest pas coupĂ© de sa famille, Sylvain Tesson ne peut matĂ©riellement communiquer avec elle quâĂ de rares occasions, mais ne ressent pas cet Ă©loignement comme un vide. LâĂ©vocation de la femme quâil aime reste discrĂšte, jusquâĂ lâannonce de la rupture, qui intervient peu avant son dĂ©part de SibĂ©rie. Faut-il en conclure quâune trop longue pĂ©riode de solitude se paie, socialement et sentimentalement ?⊠Les nouvelles du monde extĂ©rieur retiennent parfois leur attention. Jean-Paul Kauffmann passe les actualitĂ©s au filtre de sa rĂ©cente situation dâotage, suivant en particulier les dĂ©veloppements politiques en Iran et le sort de Salman Rushdie. Dans le journal de Sylvain Tesson, les Ă©chos du monde arrivent par bribes, transmis par des visiteurs, sorte de journal morcelĂ© de six mois dâactualitĂ© : accalmie chez les musulmans, situation politique en GrĂšce, marĂ©e noire en Floride, EPR19.
Comment meubler des journĂ©es de solitude ? Le quotidien de chacun est rythmĂ© par des occupations conformes Ă son environnement : « une existence resserrĂ©e au-tour de gestes simples » pour Sylvain Tesson, et pour Jean-Paul Kauffmann : « Lâoi-sivetĂ© [âŠ] : tout un travail dâinstallation, dâapprivoisement, dâannexion »20. Pour le solitaire de SibĂ©rie, « la vie se rĂ©duit Ă des gestes vitaux » : prĂ©voir sa provision de bois, pĂȘcher pour se nourrir21, rĂ©parer un couteau abĂźmĂ©, nettoyer de temps Ă autre la cabane et sâassurer de sa soliditĂ©. Jean-Paul Kauffmann supervise lâinstallation de sa maison, vĂ©rifie lâordonnancement des abords, Ă©crit, mĂ©dite. Dans son emploi du temps entrent les relations de bon voisinage, alors que pour Sylvain Tesson la rencontre avec ses semblables est soit imprĂ©vue, soit programmĂ©e pour refaire des provisions et maintenir le contact avec des humains.
Les Landes pour Jean-Paul Kauffmann, la SibĂ©rie pour Sylvain Tesson, sont des terres oĂč la nature incite au ressourcement. Ils sâabandonnent Ă sa contempla-tion, captivĂ©s par les oiseaux et leur chant, les effets de lumiĂšre, les odeurs, les transformations du paysage dâune saison Ă lâautre. Sylvain Tesson : « Lorsque le monde des hommes nâenvoie plus de signal, une teinte nouvelle sur le plumeau des
17 J.-P. Kauffmann, op. cit., p. 58 et p. 245.18 S. Tesson, op. cit., p. 231.19 Ibidem, p. 90, p. 140, p. 186 et p. 275.20 S.Tesson, op. cit., p. 9; J.-P. Kauffmann, op. cit., p. 200.21 S.Tesson, op. cit., pp. 143-144.
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Jean-Paul Kauffmann et Sylvain Tesson⊠37
cĂšdres, un reflet dans la neige deviennent des Ă©vĂ©nements considĂ©rables »22. Jean-Paul Kauffmann : « Je nâavais jamais autant ressenti le ruminement printanier »23. Le premier entreprend des expĂ©ditions de plusieurs jours, le second se livre Ă de longues promenades dans la forĂȘt landaise. La nature accompagne leur Ă©volution personnelle. Sylvain Tesson y voit « un antidote Ă lâangoisse »; elle provoque en lui une « suffocation devant la beautĂ© »24. La relecture de Virgile enseigne Ă Jean-Paul Kauffmann que « la nature est bienveillante et juste »25, formule qui peut sous-en-tendre que le comportement de lâĂȘtre humain sâĂ©carte de ces valeurs. Il ressent « une Ă©trange fluiditĂ© sous lâeffet des forces de la nature », sans ignorer « la violence du rĂšgne vĂ©gĂ©tal »26. Il reste aussi conscient quâil peut ĂȘtre victime de « lâillusion que le spectacle de la nature et de la mĂ©tamorphose universelle guĂ©rit de tout »27. Sylvain Tesson trouve en elle une authenticitĂ© que la civilisation actuelle lui semble avoir perdu : « Il y a plus de vĂ©ritĂ© dans les coups de ma hache et le ricanement des geais que dans les pĂ©roraisons psychologiques »28. Elle est lâĂ©lĂ©ment mĂ©diateur qui rĂ©tablit chez Jean-Paul Kauffmann un dĂ©but de confiance vis-Ă -vis de la vie. Bienfaits que souligne Henry David Thoreau, un de leurs prĂ©dĂ©cesseurs en expĂ©rience et Ă©criture de la solitude, Ă©voquant sa « bienveillance aussi infinie quâinconcevable »29.
Le choix dâune Ă©criture
Choisir une Ă©criture, câest se glisser dans une forme, tout en lui apportant une touche personnelle. Jean-Paul Kauffmann structure son rĂ©cit autour de deux thĂšmes qui sâentrelacent : ses occupations et les Ă©tapes de sa rĂ©adaptation. Sylvain Tes-son opte pour le journal, « opĂ©ration commando menĂ©e contre lâabsurde », qui le « contraint Ă prĂȘter meilleure attention aux Ă©vĂ©nements de la journĂ©e »30, la contre-partie Ă©tant la rĂ©currence des sujets : emploi du temps, mĂ©tĂ©orologie, paysages, rencontres, rĂ©flexions. Jean-Paul Kauffmann tient aussi ce quâil appelle « une sorte de livre de raison. [âŠ] Ce journal ne relate que la vie des arbres et de la nature [âŠ] excluant tout Ă©tat dâĂąme ainsi que toute notation personnelle »31. Il est probable
22 Ibidem, p. 81.23 J.-P. Kauffmann, op. cit., p. 97.24 S. Tesson, op. cit., p. 51, puis p. 212.25 J.-P. Kauffmann, op. cit., p. 146.26 Ibidem, p. 82, puis p. 50.27 Ibidem, p. 106.28 S. Tesson, op. cit., p. 120.29 H. D. Thoreau, Walden ou la vie dans les bois, Paris, Gallimard, LâImaginaire, 2011, p. 154.30 S. Tesson, op. cit., p. 150.31 J.-P. Kauffmann, op. cit., p. 245.
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38 Annie Besnard
que la description du cadre naturel dans La Maison du retour sâappuie sur ces ob-servations. LâĂ©criture de chacun sâaccorde donc Ă sa situation de solitaire ou Ă ses expĂ©riences antĂ©rieures. Lâanalyse de son cheminement intĂ©rieur est pour Jean-Paul Kauffmann un Ă©lĂ©ment de sa reconstruction personnelle ; le journal de bord de Sylvain Tesson, illustrĂ© de cartes dessinĂ©es Ă la main, fait partie de la panoplie de lâĂ©crivain voyageur32.
Quelle place le discours sur la solitude occupe-t-il ? Chez Jean-Paul Kauffmann, il accompagne chaque Ă©tape qui mĂšne de la recherche du lieu de retraite idĂ©al jusquâau sentiment dâavoir repris pied dans la vie, leitmotiv discret qui rĂ©vĂšle le sens profond du rĂ©cit. Ă lâinverse de prĂ©dĂ©cesseurs comme Rousseau33 ou Thoreau, il ne manifeste pas dâaigreur vis-Ă -vis de la sociĂ©tĂ©, ni ne plaide pour une vie sobre et austĂšre : « Le monde extĂ©rieur nâest pas devenu pour moi hostile ou malfaisant, il est tenu Ă distance ». Lâaveu dâune jouissance de la situation de solitaire, amateur de cigares et de musique, qui profite quasi sensuellement de promenades dans la forĂȘt landaise, lâemporte sur lâexpression dâune philosophie autre que sa propre rĂšgle de vie. Il observe les transformations qui sâopĂšrent insensiblement en lui : « Je rĂ©ap-prends le monde »34. Le journal consignĂ© par Sylvain Tesson excĂšde frĂ©quemment la simple relation des Ă©vĂ©nements quotidiens pour mĂ©nager des plages de rĂ©flexion. Le prix MĂ©dicis essai, dĂ©cernĂ© en 2011, confirme lâexistence dâune dimension phi-losophique, qui aborde aussi bien lâobligation de « se supporter soi-mĂȘme », que les notions de « rĂ©gression » et de « progrĂšs » appliquĂ©es Ă la « vie en cabane », ou la jouissance quâil y a à « ne nuire Ă rien, ne subir le diktat de personne, ne dĂ©sirer pas plus que ce que lâon Ă©prouve et savoir que la nature ne nous rejette pas »35. Ce-pendant, ses rĂ©flexions sont souvent nuancĂ©es dâhumour : il souligne, par exemple, que le sage qui veut mĂ©diter doit se livrer dâabord Ă des occupations triviales telles que lâapprovisionnement36. Il nâest pas dupe de la tentation de succomber à « [son] amour des aphorismes, des saillies et des formules », et affirme sa « prĂ©fĂ©rence des particularismes aux ensembles, des individus aux groupes »37, dâoĂč sa tendance Ă Ă©viter de donner des leçons.
Les deux Ă©crivains se dĂ©marquent dâune tradition littĂ©raire qui fait du solitaire un misanthrope, peu bienveillant vis-Ă -vis de ses semblables. Quelques rĂ©fĂ©rences au Rousseau des RĂȘveries du Promeneur solitaire et Ă Walden ou la vie dans les bois, de Henry David Thoreau, apparaissent, mais ils nâen revendiquent pas lâhĂ©ritage. Seul Sylvain Tesson tire de la « CinquiĂšme promenade » lâidĂ©e que « La solitude de
32 Lui-mĂȘme lâa pratiquĂ© dans quelques pages dâun rĂ©cit publiĂ© en 2004. Voir S. Tesson, LâAxe du loup. De la SibĂ©rie Ă lâInde, sur les pas des Ă©vadĂ©s du Goulag, Paris, Laffont, Pocket, 2016, pp. 172-175.
33 Voir J.-J. Rousseau, Les RĂȘveries du Promeneur solitaire.34 J.-P. Kauffmann, op. cit., p. 268 et p. 151.35 S. Tesson, op. cit., p. 54, p. 55, et p. 80.36 Ibidem, pp. 28-29.37 Ibidem, p. 99.
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Jean-Paul Kauffmann et Sylvain Tesson⊠39
Rousseau gĂ©nĂšre la bontĂ© »38. Il nourrit dâailleurs sa retraite de tous les livres quâil a emportĂ©s, alors que Jean-Paul Kauffmann nâa rien prĂ©vu. Il trouve dans la maison « une Ă©dition scolaire de Virgile » qui lui permet de redĂ©couvrir lâauteur latin, quâil apprĂ©cie pour son approche de la « nature originelle ». Il avoue la distance quâil prend peu Ă peu avec la lecture, qui appartient dĂ©sormais Ă sa vie passĂ©e : « Le lien profond qui mâattachait aux livres est bien rompu »39.
Autoportrait : entre construction dâune image de soi et plongĂ©e dans la vie intĂ©rieure
MalgrĂ© les rĂ©ticences de Jean-Paul Kauffmann, lâempreinte des personnages frĂ©-quentĂ©s dans la littĂ©rature reste vivace. Chez lui, comme chez Sylvain Tesson, elle laisse une trace dans lâimage quâils se forment du solitaire. Le Robinson de Defoe est citĂ© par les deux Ă©crivains, et celui de Michel Tournier par Sylvain Tesson. Jean-Paul Kauffmann dĂ©truit le mythe de « rĂȘve de vie naturelle » que Robinson reprĂ©sente dans lâimaginaire des lecteurs, dont il souligne la contradiction avec la seconde partie du roman, oĂč Defoe le transforme en « homme dâaffaires »40. Sylvain Tesson choi-sit une autre approche : celui de Defoe lui inspire de lâestime quant Ă sa lutte pour conserver sa dignitĂ©, mĂȘme sans compagnie ; celui de Tournier lui semble privilĂ©giĂ© dâavoir trouvĂ© un Vendredi41. Quâil soit traitĂ© par lâun ou lâautre de ces auteurs, le cĂ©lĂšbre naufragĂ© lui semble rĂ©sumer la vie du solitaire, parce quâil « tente de recrĂ©er la civilisation et de rĂ©inventer la morale »42. Les deux Ă©crivains mentionnent aussi François dâAssise : Sylvain Tesson retient de lui lâimage traditionnelle du « saint [qui] parle Ă ses frĂšres les oiseaux », que Jean-Paul Kauffmann rĂ©cuse, prĂ©fĂ©rant « sa communion joyeuse et lucide avec le monde »43.
Tout solitaire est-il un ermite en puissance ? Chez Jean-Paul Kauffmann le terme « ermite » appartient surtout au regard que les autres portent sur lui : une voisine le surnomme « lâanachorĂšte des Tilleuls ». Le seul ermite auquel il fasse allusion lui vient de Virgile, et il le dĂ©crit comme un « sage qui mĂšne une existence sobre »44. Dans le journal de Sylvain Tesson, lâĂ©rĂ©mitisme est un thĂšme rĂ©current45. TantĂŽt lâascĂ©tisme de lâermite lâattire, ainsi que sa rĂ©volte non violente mais implacable
38 Ibidem, p. 110.39 J.-P. Kauffmann, op. cit., p. 37, p. 202 et p. 248.40 Ibidem, p. 161 et pp. 261-262.41 S. Tesson, op. cit., p. 109 et p. 115.42 Ibidem, p. 153.43 S. Tesson, op. cit., p. 110; J.-P. Kauffmann, op. cit., p. 108.44 J.-P. Kauffmann, op. cit., p. 153 et p. 185.45 S. Tesson, op. cit., en particulier p. 196, pp. 207-208, p. 216.
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contre la sociĂ©tĂ©. TantĂŽt il assimile son statut Ă un « Ă©litisme », vouĂ© Ă lâĂ©chec, mĂȘme pour rĂ©soudre les problĂšmes Ă©cologiques46. Sa radicalitĂ© provoque son admiration et en mĂȘme temps son inquiĂ©tude : « Lâermite nie la vocation de la civilisation, en constitue la critique vivante »47. Ces rĂ©flexions rĂ©vĂšlent en lui un flottement entre ce qui le rattache aux autres et ce quâil voudrait fuir. DerriĂšre la dĂ©mythification de quelques figures littĂ©raires de la solitude, apparaĂźt la tentation de Jean-Paul Kauf-fmann de remettre en cause des idĂ©es reçues, en particulier celles qui pourraient sâappliquer Ă sa retraite intermittente. Sylvain Tesson sait aussi prendre une distance critique par rapport Ă son aventure : « On joue Ă lâermite »48, qui signifie quâil nâest pas en rupture de ban avec la sociĂ©tĂ©.
Ă travers leur interprĂ©tation des personnages incarnant traditionnellement la solitude, se rĂ©vĂšle lâimage que les deux auteurs construisent dâeux-mĂȘmes dans leur quotidien de solitaire, et que lâĂ©criture les incite Ă analyser. En effet, lâabsence dâinterlocuteur, renforcĂ©e par la mĂ©diation de lâĂ©criture, favorise le retour sur soi. Sylvain Tesson rĂ©dige au jour le jour, ce qui diminue le risque de manipulation du vĂ©cu pour lui donner une forme littĂ©raire. Il est peu probable cependant quâil ait livrĂ© Ă lâĂ©diteur son journal « brut ». Une phrase qui anticipe sur lâavenir trahit la relecture : « Plus tard, mĂ©lancolique, quand jâaurai besoin de trinquer avec un compagnon »49. La vision de Jean-Paul Kauffmann prend plus de recul, embrassant dâemblĂ©e lâensemble de son expĂ©rience, mais de ce fait offre plus de possibilitĂ©s de procĂ©der Ă des arrangements.
MĂȘme si le livre est un miroir, peut-ĂȘtre parfois lĂ©gĂšrement dĂ©formĂ©, de ce quâils ont vĂ©cu, chacun des auteurs transmet la substance de son expĂ©rience : ce quâil a dĂ©couvert de lui-mĂȘme. Sylvain Tesson Ă©tait dĂ©jĂ rompu aux longs raids en so-litaire dans les dĂ©serts, les steppes ou lâHimalaya, avec des conditions de vie plus spartiates qui lâamenaient au bout de ses forces. Lâobjectif de sa retraite en SibĂ©rie est dâexplorer dâautres territoires : retrouver « la jouissance des choses », « savoir si jâai une vie intĂ©rieure », « demander Ă lâimmobilitĂ© ce que le voyage ne mâapportait plus : la paix »50. OpĂ©ration rĂ©ussie : « Jâai dĂ©couvert quâhabiter le silence Ă©tait une jouvence »51. Pour Jean-Paul Kauffmann, « lâenjeu Ă©tait tout autre. Une question vitale ». De cette impĂ©rieuse nĂ©cessitĂ© de sâisoler du monde, il tire sa propre leçon : « Lâessentiel Ă©tait la quĂȘte »52. ExpĂ©rience a priori gratuite ou nĂ©cessitĂ© vitale, la solitude leur a permis de dĂ©couvrir en eux des potentialitĂ©s quâils ne connaissaient pas, ou dâen extirper un ĂȘtre nouveau.
46 Ibidem, p. 50.47 Ibidem, p. 61.48 Ibidem, p. 216.49 Ibidem, p. 27.50 Ibidem, p. 36 et p. 41.51 Ibidem, p. 287.52 J.-P. Kauffmann, op. cit., p. 283.
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Jean-Paul Kauffmann et Sylvain Tesson⊠41
Tandis que Jean-Paul Kauffmann sâinstalle « en marge du temps, dans la position du spectateur »53, Sylvain Tesson ferme la parenthĂšse sibĂ©rienne et rejoint avec tristesse le cours de sa vie, envahi par le sentiment que « La vie consiste Ă tenir le coup entre la mort des ĂȘtres chers »54. Chacun file sa mĂ©taphore pour clore son rĂ©cit : le bourdon qui peine Ă sâĂ©chapper de la piĂšce, comme Jean-Paul Kauffmann de la prison de son passĂ©, fait Ă©cho Ă la plainte de la cane qui a vu mourir ses pe-tits au bord du lac BaĂŻkal. Leurs expĂ©riences, qui diffĂšrent dans les motifs et dans les contextes, les conduisent Ă des conclusions semblables : la solitude est source de jouissance et ne sâaccompagne pas obligatoirement dâun mode de vie austĂšre. Elle ne gĂ©nĂšre pas lâennui lorsque le spectacle de la nature enrichit le quotidien de plaisirs esthĂ©tiques et dâobservations sur la vie des animaux et des plantes. Chacun met lâaccent sur des moments de bonheur, comme le faisait dĂ©jĂ Rousseau Ă propos de son sĂ©jour sur lâĂźle Saint-Pierre oĂč « Le prĂ©cieux far niente fut la premiĂšre et la principale de ces jouissances que je voulais savourer dans toute sa douceur »55. Lâexploration nâest pas cantonnĂ©e Ă la dĂ©couverte de pays lointains, dont les deux Ă©crivains ont fait et feront lâexpĂ©rience. Ă lâoccasion de son expĂ©dition dâIrkoutsk Ă lâInde, Sylvain Tesson a dĂ©jĂ ressenti le besoin de solitude. Mais elle constituait alors une sorte dâĂ©piphĂ©nomĂšne de ses aventures56, alors que sa retraite en SibĂ©rie est lâobjet mĂȘme de son journal, de mĂȘme que Jean-Paul Kauffmann focalise son rĂ©cit sur les vertus rĂ©paratrices de la solitude. Tous deux rĂ©alisent la proposition faite par Thoreau : « Soyez un Colomb pour de nouveaux continents et mondes entiers renfermĂ©s en vous »57. Partir Ă la recherche de soi est aussi lâoccasion dâun voyage vers des contrĂ©es Ă dĂ©couvrir.
53 Ibidem, p. 268.54 S. Tesson, op. cit., p. 289.55 J.-J. Rousseau, Les RĂȘveries du Promeneur solitaire, Paris, Gallimard, Folio, 2018, p. 121.56 S. Tesson, LâAxe du loup. De la SibĂ©rie Ă lâIndeâŠ, op. cit., pp. 134-135, p. 183, p. 186 et p. 231.57 H. D. Thoreau, op. cit., pp. 362-363.
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La solitude exprimée par la violence
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Revue annuelle de littérature francophoneUniwersytet Opolski
â 62019
Ewa KalinowskaUniversité de Varsovie
La solitude qui sâignore : lâisolement de Johnny Chien MĂ©chant
Loneliness ignoring itself: Johnny Mad Dogâs seclusion
Abstract: Loneliness is a complex phenomenon and acquires various forms â it encourages creativity, but mostly it isolates. Within customary societies, including African ones, loneliness is not accepted, because of ancestral traditions which obligate individuals to live in groups. In spite of this conception of social life, some dramatic modern problems reverse the vision of social human being: childern-soldiers are living in gaggles, but stay isolated and alone. Johnny Mad Dog, the character of Dongalaâs eponyme novel, illustrates loneliness in the crowd, the loneliness which ignores itself, an unconscious one.
Keywords: loneliness, childern-soldiers, Dongala, Johnny Mad Dog
Seule et Ă distance, lâĂąme remonte Ă la surface et se baigne dans les flots de la solitude1.
Autour de la solitude
La solitude est un phĂ©nomĂšne complexe, relevant de plusieurs sphĂšres et suscep-tible dâanalyses diverses â psychologiques, sociologiques, culturelles et autres. Vu la diversitĂ© de ses manifestations et aspects, la solitude acquiert des formes diffĂ©rentes. Elle est une arme Ă double tranchant, puisquâelle est choisie ou imposĂ©e et peut attirer ou peser. Elle est un fait â physique et situationnel â ainsi quâune Ă©motion intĂ©rieure, fonciĂšre, vĂ©cue et revĂ©cue.
1 Ousmane SembÚne, Le docker noir, Paris-Dakar, Présence Africaine, 1973, p. 218.
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46 Ewa Kalinowska
Ses manifestations lâassocient soit au bonheur, soit au malheur de lâhomme ; la solitude devient valorisante et inspiratrice pour lâĂȘtre humain indĂ©pendant, autonome et fort2, tandis quâelle est haĂŻe par des individus incompris et se considĂ©rant comme laissĂ©s-pour-compte de la sociĂ©tĂ©3. Sous ses aspects positifs, la solitude comble et incite Ă la rĂ©flexion, la mĂ©ditation et une meilleure connaissance de soi4 ; de lâautre cĂŽtĂ©, elle apporte des fois le sentiment de manque, dâisolement, voire dâexclusion5.
Tout un chacun conçoit la solitude Ă sa maniĂšre ; lâhomme est ainsi vouĂ© Ă lui-mĂȘme et Ă sa propre individualitĂ©, car il est le seul ĂȘtre vivant capable de ressentir sciemment la solitude (et de lâexprimer). Il dĂ©pend de lui de sây abandonner ou sây isoler philosophiquement, en une forme fĂ©conde. Il existe ainsi des solitudes splen-dides, qui permettent Ă lâindividu de sâĂ©panouir, de se sentir fort et crĂ©atif6, comme le soulignaient des penseurs dâantan : « On est plus heureux dans la solitude que dans le monde »7, ainsi que ceux du XXe siĂšcle : « La solitude fait de toi un Christophe Colomb qui naviguerait vers le continent de son propre cĆur »8.
Il faudrait toutefois pointer encore un autre aspect de lâisolement : puisque lâhomme vit depuis toujours en groupe, il est nĂ©cessaire de se pencher non seule-ment sur les relations complexes de lâhomme seul opposĂ© au monde, mais aussi sur celles de lâhomme seul avec autrui. Une telle approche peut sâavĂ©rer particuliĂšrement intĂ©ressante dans les milieux culturels oĂč la vie sociale joue un rĂŽle fondamental et oĂč lâindividu est toujours rĂ©lĂ©guĂ© Ă la seconde place.
Homme africain, ĂȘtre inconditionnellement social
Dans les sociĂ©tĂ©s traditionnelles dâAfrique, lâhomme Ă©tait avant tout un ĂȘtre social et membre dâun groupe dont les intĂ©rĂȘts prĂ©valaient toujours sur tous les autres : tout au long de leurs vies, les hommes et les femmes remplissaient diffĂ©rents rĂŽles
2 J. Bureau, « La solitude heureuse. Antidote contre lâisolement et lâaliĂ©nation de soi-mĂȘme », www.psycho-ressources.com/bibli/solitude.html (site consultĂ© le 2/01/2019).
3 E. Gilles, « La solitude, câest aussi une maladie », Allez savoir ! Le magazine de lâUniversitĂ© de Lausanne, no 24, 2002 : https://www2.unil.ch/unicom/allez_savoir/as24/pages/as24_7_seul.html (site consultĂ© le 4/01/2019).
4 L. Ravier, « Ăloge de la solitude », www.psychologies.com/Moi/Moi-et-les-autres/Solitude/Interviews/Eloge-de-la-solitude (site consultĂ© le 2/01/2019).
5 Deux exemples littĂ©raires illustrent le double caractĂšre de la solitude : Robinson Crusoe subit la soli-tude imposĂ©e et la rend productive, tout se passe dans un milieu naturel ; Des Esseintes dĂ©cide lui-mĂȘme de son retrait du monde et sây abandonne ; toute action physique ainsi que tout Ă©lĂ©ment naturel sont Ă©liminĂ©s : L. DoleĆŸel, « ThĂ©matique de la solitude : Robinson CrusoĂ© et Des Esseintes », Communications 47, 1988, pp. 187-197 : www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1988_num_47_1_1713 (site consultĂ© le 16/08/2018).
6 J. Bureau, « La solitude heureuseâŠ. », op. cit. 7 Maxime CCLXXI, [in] N.-S. R. Chamfort, Maximes et pensĂ©es. Suivies de Dialogues philosophiques,
Paris, Ăditions G. CrĂšs, 1923, p. 94 : https://archive.org/details/maximesetpense00chamuoft/page/94 (site consultĂ© le 6/01/2019).
8 Ă. Cioran, Le CrĂ©puscule des pensĂ©es, [in] Ćuvres, Paris, Gallimard, 1995, p. 454.
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La solitude qui sâignore⊠47
sociaux. Le groupe existait sous plusieurs formes â celle de la famille (rarement nuclĂ©aire, le plus souvent â Ă©largie), du village, de la caste ou du clan, pour aboutir Ă son ethnie. Câest uniquement au sein de leur communautĂ©, unie et rĂ©gie par des rĂšgles immuables, que les gens pouvaient vivre et sâĂ©panouir. Vu le climat, des conflits, affrontements et guerres, les liens forts assuraient lâentraide et la survie dans des conditions de vie difficiles. Par lĂ -mĂȘme, toute tendance dâindividualisme Ă©tait rĂ©primĂ©e (et continue de lâĂȘtre) : « Il est de fait interdit de sâisoler volontairement, car la sociĂ©tĂ© voit dans cet acte une menace Ă lâencontre de la vie du groupe »9. Force est de reconnaĂźtre quâen dĂ©pit de tous les changements apportĂ©s par la modernitĂ© et de la disparition dâune partie de coutumes ancestrales, la vision traditionnelle de la destinĂ©e humaine nâa presque rien perdu de son actualitĂ©10. Un ĂȘtre humain reste toujours liĂ© Ă son lignage de maniĂšre indissoluble. Sâil perd, par un malheureux concours de circonstances, la possibilitĂ© de vivre en groupe, il fera tout son possible pour trouver ne serait-ce quâun simulacre de liens sociaux.
La solitude des enfants-soldats
Le phĂ©nomĂšne dramatique des enfants-soldats nâa pas surgi Ă lâĂ©poque moderne11, il nâest pas non plus lâapanage du continent africain, mais il sây exprime avec une force particuliĂšre depuis les derniĂšres dĂ©cennies du XXe siĂšcle12. Le nombre Ă©levĂ© dâorphelins en Afrique (diffĂ©rant selon les pays), dĂ» principalement aux Ă©pidĂ©mies et aux conflits armĂ©s, apporte une explication partielle au maintien, sinon Ă lâac-croissement, du nombre dâenfants-soldats africains13.
Une des raisons qui expliquent le phĂ©nomĂšne, câest que les enfants-soldats choi-sissent parfois eux-mĂȘmes lâenrĂŽlement14. Ils ne le font pas toujours volontairement,
9 M. KonatĂ©, LâAfrique noire est-elle maudite ?, Paris, Fayard, 2010, p. 167.10 Ibidem, chap. IX : « Le modĂšle social africain en question », pp. 167-189 : Lâesprit de solidaritĂ©, primant
sur tout, acquiert dans le monde moderne des formes nĂ©gatives â le favoritisme dans le monde professionnel et politique ainsi que le parasitisme, apanage des indvidus essayant de vivre aux dĂ©pens dâun membre de la famille sous le prĂ©txte unique de liens familiaux.
11 âUdziaĆ dzieci w wojnie w perspektywie historycznejâ, [in] J. CzyĆŒewski, Dzieci ĆŒoĆnierze we ws-pĂłĆczesnych konfliktach zbrojnych, ToruĆ, Europejskie Centrum Edukacyjne, 2009, pp. 63-66.
12 « IV. 2. Enfants-soldats, cadre officiel », [in] E.Kalinowska, Diseurs de vĂ©ritĂ©. Conceptions et enjeux de lâĂ©criture engagĂ©e dans le roman africain de langue française, Lublin, Werset, 2018, pp. 153-156.
13 Il y aurait quelque 300 000 enfants-soldats dans le monde, dont plus de la moitiĂ© en Afrique : cf. les donnĂ©es approximatives du Guide du Protocole facultatif concernant lâimplication dâenfants dans les conflits armĂ©s, New York, UNICEF, mai 2004 (www.unicef.org/french/sowc06/pdfs/optional_protocoL_fr.pdf) et dâorganisations comme Child Soldiers International (www.child-soldiers.org) ou Watchlist on Children and Armed Conflict (www.watchlist.org).
14 âMotywy skĆaniajÄ ce nieletnich do ochotniczego wstÄpowania w szeregi grup zbrojnychâ, [in] J. CzyĆŒewski, Dzieci ĆŒoĆnierzeâŠ, op. cit., pp.132-146.
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48 Ewa Kalinowska
mais ils ressentent un besoin naturel dâavoir une « famille » et dâappartenir Ă un groupe â ce qui sâexplique facilement par les coutumes africaines quasi innĂ©es : « Lâhabitude de vivre en groupe a crĂ©Ă© chez un grand nombre de Noirs africains la peur de se retrouver seuls, câest-Ă -dire face Ă eux-mĂȘmes »15. Il arrive aussi que les enfants-soldats sont recrutĂ©s par force, mais passĂ© le premier choc liĂ© Ă la nouvelle vie, ils dĂ©cident souvent de rester dans le groupe de leurs semblables16, menĂ© par un chef de guerre local, considĂ©rant quâune telle « famille », toute imparfaite quâelle soit, est meilleure quâaucune17.
Pourtant, en dĂ©pit de la volontĂ© naturelle dâĂ©viter la solitude, les enfants-soldats se retrouvent tragiquement seuls, dĂ©pourvus de toute attache Ă©motionnelle rĂ©elle. Menant une vie en dehors de tout ce qui pourrait la rapprocher du quotidien normal, habituel et rassurant, entourĂ©s de violence et de mort18, ils perdent tous leurs repĂšres et deviennent incapables de discerner la rĂ©alitĂ© et lâimagination. Ils ne peuvent plus distinguer le bien et le mal ; ils ne se rendent pas compte de la gravitĂ© de leurs actes, nâayant jamais connu dâautres manifestations de la vie sociale que celles sâexpri-mant par la violence, la brutalitĂ© et la maltraitance ; aussi sont-ils inaptes Ă rĂ©flĂ©chir pour prĂ©voir des consĂ©quences de leurs actes. Il leur est impossible dâĂ©tablir une hiĂ©rarchie des valeurs qui aurait mis de lâordre dans leurs vies et aurait permis de fixer des objectifs pour envisager le futur. Ainsi, paradoxalement, en recherchant des liens et des attaches, ces jeunes non seulement nâen trouvent-ils pas, mais sâĂŽtent eux-mĂȘmes cette possibilitĂ© â Ă leur insu, inconsciemment19.
La solitude de Johnny
Johnny Chien mĂ©chant20 dâEmmanuel Dongala est un roman incontournable pour toutes les Ă©tudes et analyses sâoccupant de lâimage des enfants-soldats, prĂ©sente dans la littĂ©rature21.
15 M. KonatĂ©, LâAfrique noire est-elle maudite?, op. cit., p. 170.16 âCharakterystyka grup dzieci szczegĂłlnie naraĆŒonych na rekrutacjÄâ, [in] J. CzyĆŒewski, Dzieci ĆŒoĆnie-
rzeâŠ, op. cit., pp.114-131.17 M. BultĂ©, « Lâurgence dans Johnny Chien MĂ©chant (2002), Entretien avec Emmanuel Dongala », Revue
Ad hoc, n° 2, « LâUrgence », publiĂ© en ligne le 06/06/2013 : www.cellam.fr/?p=4154 (site consultĂ© le 15/10/ 2018).
18 E. Kalinowska, « Je fais la guerre. On tue, on brĂ»le et on viole les femmes. Câest normal. Les en-fants-soldats dans quelques romans africains dâexpression française », [in] A. Ledwina (red.), LâEnfant dans la littĂ©rature dâexpression française et francophone, Opole, Uniwersytet Opolski, 2019, pp. 95-106.
19 âKonsekwencje udziaĆu dzieci w konfliktach zbrojnychâ, [in] J. CzyĆŒewski, Dzieci ĆŒoĆnierzeâŠ, op. cit., pp. 174-182. Les sĂ©quelles physiques â abus sexuels, infirmitĂ©s et autres â auraient exigĂ© une prĂ©sentation plus dĂ©taillĂ©e qui dĂ©passe le cadre du prĂ©sent article.
20 Johnny Chien mĂ©chant, Paris, Le Serpent Ă plumes, 2002.21 « IV. 3. Enfants-soldats et littĂ©rature », [in] E.Kalinowska, Diseurs de vĂ©ritĂ©âŠ, op. cit., pp. 156-160.
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La solitude qui sâignore⊠49
Le hĂ©ros, Johnny, est un personnage emblĂ©matique du monde de guerre afri-cain. Cet adolescent dâune quinzaine dâannĂ©es apparaĂźt, physiquement, comme quasi-adulte : il est fort et capable de violer une femme (ce dont il ne se prive pas quand il en a lâoccasion). Chef de son groupe, il ordonne des exactions, massacres, exĂ©cutions sommaires et toute sorte dâautres actes criminels. Il semble ĂȘtre une incarnation vivante du Mal aveugle et obtus.
Par contre, il est psychiquement immature au plus haut point, comme sâil nâĂ©tait ĂągĂ© que de dix ans ou moins. Sans un brin de rĂ©flexion, il cĂšde Ă ses pulsions et sĂšme la mort, la destruction et la terreur en exterminant les ennemis dĂ©signĂ©s sans Ă©gards pour leur sexe ou leur Ăąge22.
Au fil des Ă©vĂ©nements, de nouveaux actes fĂ©roces sont commis, mais Johnny reste inconnu â son origine est obscure, il semble ne pas avoir de passĂ©, Ă aucun moment il nâest question de sa famille ou de ses attaches sentimentales, il nâest ni personne, ni rien dâautre quâenfant-soldat. Johnny semble avoir surgi du nĂ©ant et lui-mĂȘme ne sait pas trĂšs bien qui il est : en tĂ©moignent ses changements de noms frĂ©quents. Il se rend compte quâun nom est important, car il donne une identitĂ© et permet de se situer dans le milieu et dans le monde : « Un nom nâest pas seulement un nom. Un nom porte en lui une puissance cachĂ©e »23; « Un nom nâest jamais innocent »24. Ainsi, Johnny porte-t-il dâabord le nom de Lufua Liwa, ce qui veut dire « Tue-la-Mort ou, mieux, Trompe-la-Mort »25. Plus tard, sans raison apparente, le nom change en celui de Mattiti MabĂ© (se traduisant par la Mauvaise Herbe). Ce dernier nom permet de noter la prĂ©sence de drogues dans la vie quotidienne des enfants-soldats. Le sobriquet est dâailleurs tout de suite dĂ©formĂ© et ridiculisĂ© par Giap, supĂ©rieur de Johnny, qui le transforme en « Gazon ».
Le changement suivant du nom â en celui de « Chien mĂ©chant » â est connu tout dâabord grĂące Ă LaokolĂ©26 : « Le Chien MĂ©chant sâest mis en mouvement. Il devait ĂȘtre leur chef »27. Le nouveau nom apparaĂźt en tĂȘte du chapitre XI (Johnny dit Chien MĂ©chant) ; câest seulement Ă la page 148 que Johnny lui-mĂȘme lâexplique :
âŠun nom a dĂ©tonnĂ© dans mon cerveau qui, mĂȘme quand je nây fais pas attention, tourne tout seul comme un moteur au ralenti qui nâa besoin que dâun coup dâaccĂ©lĂ©rateur pour vrombir. Un nom fort, puissant. Un nom qui vous fout la mĂȘme trouille que ressent un condamnĂ© devant un peloton dâexĂ©cution, un nom qui fait trembler les criminels quand ils le voient affichĂ© devant une maison. « Oubliez Gazon ou Matiti MabĂ©. Maintenant, je mâappelle CHIEN MĂCHANT ! ai-je hurlĂ©28.
22 « IV. 4. 3. Protagonistes », Ibidem, pp. 163-167.23 Johnny Chien méchant, op. cit., p. 23. 24 Ibidem, p. 25.25 Ibidem, p. 23.26 Héroïne du roman, jeune fille sensible et courageuse, antithÚse de Johnny, unie à lui par un rapport
dialectique : cf. M. BultĂ©, « Lâurgence dans Johnny Chien MĂ©chant⊠», op. cit.27 Johnny Chien mĂ©chant, op. cit., p. 81.28 Ibidem, p. 148.
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50 Ewa Kalinowska
Ă lâimage de tous les enfants et les jeunes du monde entier qui se donnent de-puis toujours des noms de jeu, les compagnons de Johnny29 font la mĂȘme chose et sâaffublent de noms plus rocambolesques les uns que les autres : Rambo, Canon Fumant, Idi Amin, CaĂŻman, Ouragan, Serpent, Godzilla, Khadafi, Saddam Hussein, Milosevic, Chuck Norris⊠ou encore, pour lâensemble de leur groupe â Ninjas, Cobras, Mambas, Requins, Condors, Lions Indomptables, PanthĂšres Noires, Com-mando Jaguar, Tigres Rugissants⊠Il faut seulement rappeler que leurs jeux ne sont pas anodins, puisquâils jouent Ă la guerre ce qui rĂ©sulte en vraies tueries, morts et destructions30.
Les noms choisis ou proposĂ©s semblent confirmer la confusion entre le monde rĂ©el et la fiction â il sâagit de noms de personnalitĂ©s de la vie publique (politiciens, groupes politiques, Ă©quipes de sportâŠ), se rapportant donc aux personnes existant en rĂ©alitĂ©, connues par les mĂ©dias (« dont nous avons entendu les noms Ă la ra-dio »31), mais il y a aussi des noms venant de films ou de contes et dâhistoires de jeunesse. Ces changements de noms confirment lâĂ©tat dâesprit hĂ©sitant et le manque dâassurance de Johnny, grand solitaire parmi dâautres, et tout autant solitaires bien que nombreux. Ces noms de combat « permettent dâendosser une identitĂ© sociale qui leur [aux enfants-soldats] donne une place dans un monde qui a perdu toute signification »32.
En plus, lâĂ©gotisme de Johnny lâisole de son entourage. Il est, dĂšs la premiĂšre apparition, imbu de sa propre personne, en commençant par son aspect extĂ©rieur :
Il faut dire que jâĂ©tais impressionnant. Ce nâĂ©tait pas le blouson de cuir que je portais chaque fois que jâallais au combat et sous lequel je cachais mes fĂ©tiches ; bien au contraire, je voulais Ă©taler ces derniers pour que cette bande sous ma direction sache une fois pour toutes que jâĂ©tais aussi blindĂ© contre lâennemi que lâĂ©tait Giap. Jâavais donc choisi le plus puissant de mes T-shirts, celui avec une image de Tupac Shakur et que jâavais traitĂ© de maniĂšre spĂ©ciale : jây avais collĂ© et cousu des petits morceaux de miroir non seulement pour aveugler lâadversaire par les rayons du soleil quâils renverraient dans leurs yeux mais aussi parce que les miroirs dĂ©vient la trajectoire des balles. Autour de mon cou, jâavais enfilĂ© mon collier de coquilles sur lequel jâavais attachĂ© trois petits sachets de gris-gris diffĂ©rents dont lâun avait le pouvoir de me rendre invisible. Je regrette de ne pas possĂ©der comme Giap celui qui transforme les balles en gouttes dâeau mais ça viendra un jour, on ne peut tout avoir Ă la fois. Oh, jâavais aussi attachĂ© une ficelle rouge autour de mon biceps droit. Jâai complĂ©tĂ© tout cela avec un poignard, un PA et deux grenades bien accrochĂ©es au ceinturon qui retenait mon gros pantalon en treillis vertâŠ33.
Le lecteur a devant lui un petit personnage prĂ©somptueux, incapable de porter un regard neutre sur lui-mĂȘme et de se rendre compte quâil est ridicule. Cette in-capacitĂ© lui ĂŽte toute possibilitĂ© dâĂ©tablir une communication rĂ©elle avec autrui.
29 Ă. Brezault, ËJohnny chien mĂ©chantË dâEmmanuel Dongala, Gollion, Infolio, 2012, p. 30.30 Ă. Brezault, Afrique. Paroles dâĂ©crivains, MontrĂ©al, MĂ©moire dâencrier, 2010, pp. 130-131.31 E. Dongala, Johnny chien mĂ©chant, op. cit., p.24.32 Ă. Brezault, ËJohnny chien mĂ©chantË dâEmmanuel Dongala, op. cit, p. 33.33 E. Dongala, Johnny chien mĂ©chant, op. cit., pp. 115-116.
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La solitude qui sâignore⊠51
Convaincu de ses importance et intelligence inconditionnelles, Johnny reste seul et inconsciemment pitoyable.
Cette vision du personnage est renforcĂ©e par le portrait de Johnny, fait auparavant par LaokolĂ© et se rapportant au moment que dĂ©crit Johnny lui-mĂȘme. Les objets et dĂ©tails auxquels Johnny attache une grande importance et dont il est trĂšs fier semblent ridicules ou bizarres aux yeux de quelquâun qui y porte un regard extĂ©rieur et raisonnable :
En tout cas je nâavais vu façon plus bizarre de se fagoter que celle de ce Chien MĂ©chant. AffublĂ© dâune casquette Ă visiĂšre retournĂ©e et dâun T-shirt sans manches, il avait autour du cou un collier formĂ© de cauris enfilĂ©s et sur lequel Ă©taient accrochĂ©s deux ou trois petits sachets. En plus, un tissu rouge Ă©tait Ă©tait nouĂ© autour de son biceps. Il nâĂ©tait pas costaud ni mĂȘme trĂšs grand et son pantalon vert olive semblait trop grand pour lui. Par contre, la double ceinture de munitions quâil portait en Ă©charpe sur chacune de ses Ă©paules se croisait sur sa poitrine tel Zapata, lui confĂ©rant une allure franchement prĂ©torienne. Une arme automatique dans la main et un long couteau pendant sur une de ses hanches complĂ©taient son arsenal guerrier. Des lunettes sombres camouflaient son regard et, plus Ă©trange encore, de temps en temps son T-shirt Ă©mettait des Ă©clairs de lumiĂšre34.
Johnny fait ainsi preuve dâune immaturitĂ© fabuleuse. Tel un petit enfant, il joue Ă faire peur et essaie dâimpressionner son entourage avec des mines et gestes ; il reste totalement dĂ©semparĂ© face Ă des rĂ©actions et situations inimaginables pour lui : « Jâai dâabord roulĂ© mes yeux, froncĂ© mes sourcils, crispĂ© mon menton, cette attitude terrifiante que sait prendre Chien MĂ©chant pour terroriser lâennemi. Non, elle ne mâa mĂȘme pas regardĂ©, elle a fait comme si je nâexistais pas »35. Il est inca-pable dâempathie quelconque ; violeur, il sâimagine que sa victime pleure de plaisir.
Ce qui accompagne Johnny, câest sa mĂ©galomanie et sa conviction inĂ©branlable quant Ă son intelligence. Il faut reconnaĂźtre que dans le monde des enfants-soldats le niveau CM 1 vaut beaucoup, car Johnny sait lire et Ă©crire. Il semble aussi pressentir que les connaissances ont leur valeur et dĂ©clare justement quâ« un intellectuel est un homme intelligent et qui a lu beaucoup de livres »36. Pourtant, en dĂ©pit de ses prĂ©tentions, Johnny croit Ă la sorcellerie et recourt sans hĂ©siter aux fĂ©tiches. Il ne se rend point compte quâobjectivement ses connaissances sont minables, pour ne pas dire nulles. Il ne se pose pas de questions sur le monde dans lequel il vit et suit des ordres absurdes, en traquant des « miliciens tchĂ©tchĂšnes » et « espions israĂ©liens », sans avoir une idĂ©e quelconque du sens de ces termes. Il ne comprend pas non plus la situation de son pays et se ridiculise lors dâune brĂšve rencontre avec les casques bleus, reprĂ©sentant les forces internationales. Johnny incarne lâincapacitĂ© absolue dâavoir une vision dĂ©calĂ©e de soi-mĂȘme et du monde37.
34 Ibidem, pp. 81-82.35 Ibidem, pp. 419-420.36 Ibidem, p. 139.37 L. Gangoueus, « Emmanuel Dongala : Johnny Chien Méchant » (en ligne depuis le 10/08/2007) : http://
gangoueus.blogspot.com/search/label/Auteur%20%3A%20Dongala%20Emmanuel (site consulté le 31/12/
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52 Ewa Kalinowska
De trĂšs rares passages laissent supposer que, les conditons extĂ©rieures aidant, Johnny aurait pu dĂ©velopper une certaine humanitĂ© â il semble regretter la mort de quelques membres de son groupe et a certains sentiments pour sa petite-amie. Il nâen reste pas moins cruel et sanguinaire.
Johnny est un ĂȘtre vil et tragique sans en avoir conscience, dâautant plus tragique quâil ne sâen rend pas compte. Comme tous les enfants-soldats, il est Ă la fois bour-reau â actif et conscient â et victime inconsciente38 ; il est assoiffĂ© de reconnaissance par lâentourage et aime penser quâil a des amis, mais la rĂ©alitĂ© est diffĂ©rente. Il est seul, absolument seul â en dĂ©pit de la prĂ©sence physique dâautres enfants-soldats. Plus encore, ayant perdu le contact avec le monde rĂ©el, il sâenferme dans sa propre vision du monde et nâest capable de percevoir clairement ni le prĂ©sent, ni lâavenir. « Il nâa que lâhorreur de ses mĂ©faits comme compagnon, sa mythomanie, sa violence pour survivre »39.
En guise de conclusion
Deux aspects fondamentaux de la solitude ont Ă©tĂ© dĂ©crits â la solitude choisie, valorisante, qui permet la rĂ©flexion ainsi que la solitude subie, qui dĂ©grade et fait souffrir. La maniĂšre de supporter lâisolement â qui peut encore ĂȘtre physique ou psy-chique (sâil nâemprunte pas aux deux) â dĂ©pend de la force de caractĂšre, du niveau de conscience de chaque individu et de sa capacitĂ© dâautoanalyse.
Comment, par rapport Ă ces donnĂ©es, situer Johnny Chien mĂ©chant ? Il nâest pas donnĂ© Ă savoir si le jeune homme a choisi volontairement son sort dâenfant-soldat, mais il ne sâen plaint pas. La situation de Johnny nâapparaĂźt donc pas, de son point de vue, comme dĂ©cidĂ©ment nĂ©gative. Sa solitude nâest Ă©videmment pas physique, puisque Johnny fait partie du groupe dâenfants-soldats. Elle est psychique, seule-ment Johnny ne se rend pas compte dâĂȘtre seul. Elle est vĂ©cue inconsciemment au milieu dâune foule, par un ĂȘtre robuste et vigoureux, mais dĂ©nuĂ© de discernement quelconque. Faut-il en conclure que le roman de Dongala fournit lâexemple dâune nouvelle forme de solitude ?âŠ
2013). « Johnny Chien MĂ©chant est un milicien mĂ©galomane, complexĂ© vouant une admiration sans borne aux intellectuels, se rĂȘve en grand penseur, en puissant guerrier de la grande armĂ©e du gĂ©nĂ©ral Giap dont il craint secrĂštement les puissants gris-gris. Il viole, il pille, il tue et Ă lâoccasion il sâessaie Ă la lecture ».
38 Ă. Brezault, Afrique. Paroles dâĂ©crivains, op. cit., p.132 : « Johnny est aussi victime que LaokolĂ©, mais il ne le sait pas. Il ne sait pas quâil est, lui aussi, manipulĂ© par les adultes et les seigneurs de guerre. Bourreau et victime en mĂȘme temps ».
39 L. Gangoueus, « Dongala au cinéma : Johnny Mad Dog » (en ligne depuis le 7/12/2008) : http://gangoueus.blogspot.com/search/label/Auteur%20%3A%20Dongala%20Emmanuel (consulté le 21/01/2014).
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Revue annuelle de littérature francophoneUniwersytet Opolski
â 62019
Tomasz KaczmarekUniversitĂ© de ĆĂłdĆș
Strindberg et Sartre : lâenfer de la solitude, la solitude en enfer
Strindberg and Sartre: the hell of loneliness, loneliness in hell
Abstract: By analysing the two dramas: Strindbergâs The Dance of Death and Sartreâs No Exit, we notice that the central theme of these works revolves around solitude. The playwrights present their characters who, locked up in a closed place, far from humanity, engage in an infernal combat between one another. Unable to love, abandoned by God, they can only hurt themselves incessantly. They are condemned to a life in hell, side by side with other convicts doomed to eternal loneliness.
Keywords: Strindberg, Sartre, loneliness, violence, dereliction, hell
Lâenfer est tout entier dans ce mot : solitude.
Victor Hugo
La solitude nâest pas une thĂ©matique nouvelle au thĂ©Ăątre. Si elle paraĂźt lâapanage de lâĂȘtre dâexception par le passĂ©, dans le thĂ©Ăątre de lâabsurde des annĂ©es 1950, elle « sâimpose presque comme une affection qui frappe Everyman au plus profond de son ĂȘtre »1. Câest dans ce contexte que Jean-Pierre Sarrazac dĂ©clare que Huis clos (1944) de Jean-Paul Sartre prĂ©side Ă la naissance du « thĂ©Ăątre de dĂ©rision »2. Cette piĂšce peut-ĂȘtre la plus accomplie et la plus philosophique de lâĂ©crivain, qui aborde « la question de lâacte comme fondateur de la libertĂ© dans ses termes qui sont ceux
1 E. Jacquart, Le thĂ©Ăątre de dĂ©rision, Paris, Gallimard, 2010, p. 72.2 J.-P. Sarrazac, « Le thĂ©Ăątre de lâabsurde », [in] M. Corvin (dir.), Dictionnaire encyclopĂ©dique du thĂ©Ăątre,
Paris, Larousse, 2001, p. 4.
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54 Tomasz Kaczmarek
de lâexistentialisme naissant »3, parle moins dâantipathie entre les personnages que de « mĂ©taphysique solitaire ». La situation intersubjective, qui sâourdit dans lâĆuvre, permet de montrer lâincapacitĂ© de lâĂȘtre humain de dĂ©finir son identitĂ©, son statut ontologique Ă©tant rĂ©duit Ă la solitude et Ă la dĂ©rĂ©liction. Le drame de lâauteur de Nekrassov annonce sans aucun doute le « nouveau thĂ©Ăątre » tout en renouant avec lâĆuvre dâun autre prĂ©curseur de lâesthĂ©tique absurdiste : August Strindberg. De fait, le thĂ©Ăątre de lâabsurde met en avant des thĂšmes dĂ©jĂ prospectĂ©s par lâĂ©crivain suĂ©-dois : « aliĂ©nation de lâĂȘtre, difficultĂ© de communiquer, absence de cause et dâeffets logiques aux Ă©vĂ©nements comme aux actes individuels, Ă©tat permanent dâinquiĂ©tude et dâincertitude qui caractĂ©rise la condition humaine »4. Câest Ă ce propos que Marc Beigbeder lance une hypothĂšse : « Huis clos, câest peut-ĂȘtre La Danse de mort de Strindberg, mais Ă©vadĂ©e du document »5. La comparaison nâest pas infondĂ©e, puisque Sartre lui-mĂȘme a dĂ©montrĂ© expressĂ©ment lâinfluence, entre autres, de la piĂšce du SuĂ©dois sur son propre thĂ©Ăątre6. Dans cette perspective, il serait intĂ©ressant dâĂ©tudier le motif de la solitude de lâhomme dans les deux drames7 qui ont incontestablement contribuĂ© Ă lâĂ©volution de la poĂ©tique du drame moderne.
Dans La Danse de mort (1900), Strindberg place ses personnages dans lâintĂ©rieur Ă©touffant dâune tour ronde dâune forteresse, sur une Ăźle isolĂ©e qui rappelle un lieu souterrain oĂč sĂ©journeraient plutĂŽt des dĂ©funts que des ĂȘtres vivants. Alice et le Ca-pitaine y vivent ensemble depuis bientĂŽt 25 ans en sâadonnant corps et Ăąme Ă une haine mutuelle. RejetĂ©s par les autres et mĂ©prisant leur prochain, ces insulaires se livrent Ă des querelles sanguinaires qui semblent, malgrĂ© lâanimositĂ© sincĂšre entre les Ă©poux, remplacer les divertissements dont ils sont dĂ©pourvus et tromper lâennui. Plus ils sâenfoncent dans leurs jeux aussi triviaux que cruels, plus ils sâenfoncent profondĂ©ment dans leur hostilitĂ© rĂ©ciproque. Ils ne rĂ©sistent pas Ă dĂ©cocher des coups durs, mais Ă force de jouer la mĂȘme « comĂ©die », ils ne peuvent pas Ă©viter la monotonie. Il nâest donc pas surprenant que lâarrivĂ©e de Kurt, cousin dâAlice et ancien ami dâEdgar, rĂ©jouisse le couple qui pourra dorĂ©navant entraĂźner cet hĂŽte inat-tendu dans leurs machinations conjugales perverses. Plus que la « lutte des sexes », le SuĂ©dois expose ici le « combat des cerveaux » qui, moins spectaculaire quâune lutte physique, nâen reste pas moins fĂ©roce car visant Ă Ă©liminer lâadversaire (ce que le dramaturge appelle le « meurtre psychique »). NĂ©anmoins, contrairement Ă des
3 J.-J. Roubine, « Jean-Paul Sartre », [in] ibidem, p. 1459.4 J.-M. Mailleffer, « Un prĂ©curseur du thĂ©Ăątre de lâabsurde », Europe, no 858, numĂ©ro consacrĂ© Ă August
Strindberg, octobre 2000, pp. 60-61.5 M. Beigbeder, LâHomme Sartre, essai de dĂ©voilement prĂ©existentiel, Paris, Bordas, 1947, p. 35.6 J.-P. Sartre, « Strindberg var fördrinsĂ€gare », [Strindberg notre « crĂ©ancier »], Dagens Nyheter,
[Stockholm], 28 janvier 1949.7 R.B. Voweles compare le drame de Sartre avec Crime et Crime de Strindberg, « éléments qui mettent
la piĂšce en relation avec des drames plus modernes comme Huis clos », (« Une Nouvelle lecture de Crime et Crime », Revue dâHistoire du thĂ©Ăątre, 1973, p. 307).
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Strindberg et Sartre⊠55
piĂšces comme PĂšre et Mademoiselle Julie, oĂč on assiste Ă de vĂ©ritables assassinats, ici les antagonistes semblent prendre plaisir Ă sâhumilier sauvagement, ils se battent rudement sans pourtant assener un coup mortel. Il nây est donc plus question dâĂ©ra-diquer tout simplement le concurrent, car il est indispensable pour la confrontation dĂ©moniaque : pour exister, il faut que lâintĂ©ressĂ© soit constamment projetĂ© devant les autres. Ainsi, les trois personnages ne peuvent pas renoncer Ă se blesser lâun lâautre, comme sâils Ă©taient tous condamnĂ©s Ă se dĂ©chirer Ă perpĂ©tuitĂ©.
Au dĂ©but, nous assistons aux altercations violentes entre les conjoints, ce qui rappelle « une vĂ©ritable prĂ©dation morale, une forme de vampirisme psycho-af-fectif »8. Ils se dĂ©clarent une haine sincĂšre, mais ils sâaniment vraiment pour de bon seulement Ă lâapparition de Kurt, qui deviendra leur victime commune. Câest devant lui que les deux vampires jouent leur comĂ©die cruelle en tentant de sâem-parer de son Ăąme. Lâoncle, visiblement plus faible par rapport Ă ces deux monstres habituĂ©s Ă dĂ©vorer leur proie (ils sont soudĂ©s par les annĂ©es passĂ©es ensemble et par la dĂ©testation rĂ©ciproque), nâest pourtant point innocent. Nâest-il pas venu pour rĂ©gler ses comptes avec ces vieillards suscitant le dĂ©goĂ»t plutĂŽt que la pitiĂ© ? Câest lui qui insinue subrepticement au Capitaine lâidĂ©e de sa mort imminente. Câest lui qui, poussĂ© Ă lâextrĂȘme, se jette sur Alice en lui mordant le cou. MĂȘme si on pou-vait garder de la sympathie Ă lâĂ©gard de Kurt, on se rend compte tout au long de la piĂšce que lui aussi appartient Ă la mĂȘme « race maudite »9 qui, pour briser lâennui et lâisolement, doit sâadonner Ă un combat haineux. Les relations qui se tissent entre ce trio, tour Ă tour bourreau et victime, extĂ©riorisent ainsi la solitude des damnĂ©s, livrĂ©s au chĂątiment Ă©ternel.
De fait, ces pauvres crĂ©atures se trouvent dans un vrai enfer, Ă©cartĂ© du reste du monde et sans secours. Alice dit Ă un moment donnĂ© quâils vivent dans une ancienne prison appelĂ©e par les habitants de la terre ferme « le petit enfer »10. Mais Kurt, qui nâa pas vu ses amis pendant 15 ans (Ă©vitait-il la mĂ©gĂšre et son acolyte ?), ressent dĂšs son entrĂ©e une atmosphĂšre lourde qui pĂšse sur ces naufragĂ©s de la vie et qui dĂ©stabilise son propre Ă©quilibre psychique. Strindberg retranscrit dans ce drame, conformĂ©ment Ă ses propres expĂ©riences de souffre-douleur, un enfer qui, loin dâĂȘtre une fantaisie spĂ©culative de prĂȘtres, existe bel et bien dans cette vie : nous sommes tous dĂ©jĂ dans lâenfer, inutile donc de le chercher ailleurs. LâĂ©crivain suĂ©dois le confirme en constatant dans son deuxiĂšme livre11 Ă©crit en français : « La terre, câest lâenfer, la prison construite avec une intelligence supĂ©rieure, de telle sorte que je
8 P. Roger, La cruautĂ© et le thĂ©Ăątre de Strindberg. Du « Meurtre psychique » aux maladies de lâĂąme, Paris, LâHarmattan, 2004, p. 134.
9 A. Strindberg, La Danse de mort, trad. A. Jolivet, G. Perros, Paris, LâArche, 2004, p. 28.10 Ibidem, p. 52.11 August Strindberg a Ă©crit deux livres en français, Le plaidoyer dâun fou en 1887-1888 et Inferno dix
ans plus tard.
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56 Tomasz Kaczmarek
ne puis faire un pas sans froisser le bonheur des autres, et que les autres ne peuvent rester heureux sans me faire souffrir »12.
Il en est de mĂȘme dans Huis clos (1944) oĂč trois personnages : InĂšs, une em-ployĂ©e des postes lesbienne ; Estelle, une jeune bourgeoise aussi belle que cruelle et Garcin, un publiciste, se retrouvent aprĂšs leurs morts respectives dans un enfer « style Second Empire »13. Cet enfer bien entendu mĂ©taphorique permet Ă Sartre de mieux exprimer lâabsurditĂ© de la condition humaine. Le philosophe français ne manque pas de prĂ©ciser Ă ce sujet : « il existe une quantitĂ© de gens dans le monde qui sont en enfer parce quâils dĂ©pendent trop du jugement dâautrui »14. Ces individus, qui sont condamnĂ©s Ă cohabiter pour lâĂ©ternitĂ©, se harcĂšlent psy-chologiquement, « la simple prĂ©sence de lâautre [faisant] que chacun pour chacun est un bourreau et une victime »15. Ils sont tous responsables dâun tort causĂ© Ă quelquâun : Estelle a tuĂ© son enfant, InĂšs a manipulĂ© la femme de son cousin afin de la possĂ©der elle-mĂȘme, et Garcin a dĂ©sertĂ© au moment oĂč ses compagnons lâappelaient Ă une action contestataire. Ce dernier, dont le nom nous en dit long sur son caractĂšre, nâest pas seulement un lĂąche, ce quâil nie tout au cours de lâaction, mais « une garce qui a mentalement torturĂ© sa femme sans la moindre gĂȘne »16. JetĂ©s dans la gĂ©henne sans avoir Ă©tĂ© jugĂ©s, câest Ă eux quâincombe lâingrat devoir dâassumer les fonctions de justicier et de repris de justice : chacun Ă tour de rĂŽle attaque lâautre ou se dĂ©fend contre les incriminations humiliantes Ă son adresse. Sartre rĂ©sume ainsi cette situation : « par autrui je tombe littĂ©ralement dans le monde, tout mon ĂȘtre est sorti de moi exposĂ© sans dĂ©fenses »17. DĂšs lors, enfermĂ©s dans cette chambre sans fenĂȘtre ni miroirs et dâoĂč il nây a aucun Ă©chappatoire, no exit18 Ă cette confrontation affligeante et interminable, les personnages sont livrĂ©s Ă des supplices insupportables sans aucun doute plus cruels et dĂ©chirants que des tourments physiques.
Que ces pĂ©cheurs pĂątissent atrocement de ces conditions pĂ©nibles, en tĂ©moigne une supplique de Garcin : « jâaccepte tout : les brodequins, les tenailles, le plomb
12 A. Strindberg, Inferno, Paris, Gallimard, 2005, p. 175.13 J.-P. Sartre, Huis clos suivi de Les Mouches, Paris, Gallimard, 2007, p. 13.14 J.-P. Sartre, Un théùtre de situation, textes choisis et présentés par M. Contat et M. Rybalka, Paris,
Gallimard, 1973, p. 238.15 M. Corvin, « Une écriture plurielle⊠», [in] J. de Jomaron (dir.), Le théùtre en France, Paris, Armin
Colin, 1992, p. 916. Au demeurant, InĂšs, qui semble la plus consciente de la situation fatale dans laquelle les trois damnĂ©s se trouvent, dĂ©clare : « Le bourreau, câest chacun de nous pour les deux autres », (J. -P. Sartre, Huis clos, op. cit., p. 42).
16 « Huis clos : trois bourreaux face Ă lâenfer de la solitude », https://hierautheatre.wordpress.com/2014/02/04/huis-clos-trois-bourreaux-face-a-lenfer-de-la-solitude/ (page consultĂ©e le 13 janvier 2019).
17 J.-P. Sartre, LâĂtre et le NĂ©ant, Paris, Gallimard, 1986, p. 321.18 No Exit, câest aussi le titre du film dramatique amĂ©ricano-argentin rĂ©alisĂ© par Tad Danielewski en 1962
et qui est lâadaptation de la piĂšce de Sartre. En 1964 BBC produit No Exit avec Harold Pinter dans le rĂŽle de Garcin.
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Strindberg et Sartre⊠57
fondu, les pincettes, le garrot, tout ce qui brĂ»le, tout ce qui dĂ©chire, je veux souffrir pour de bon. PlutĂŽt cent morsures, plutĂŽt le fouet, le vitriol, que cette souffrance de tĂȘte [âŠ] qui caresse et qui ne fait jamais assez mal »19. La jalousie dâInĂšs lui inflige des souffrances insoutenables alors quâEstelle, dĂ©sirant des attouchements amoureux, ne peut pas accepter que le bonheur ne lui appartienne plus. De leur cĂŽtĂ©, les hĂ©ros de Strindberg subissent aussi des tortures psychiques abominables. Edgar dĂ©clare sur un ton amer que « toute lâexistence est Ă©pouvantable »20 et il ne craint pas tant les dĂ©faillances corporelles que les sĂ©vices moraux encore plus dĂ©vastateurs quâil pourrait subir. Ce qui est encore plus bouleversant, câest que ces pauvres crĂ©atures, tout en restant des monstres avides de porter prĂ©judice Ă leurs compagnons dans la misĂšre, ne comprennent pas du tout les mobiles de leurs actes souvent perfides. De fait, dans les deux drames, les bourreaux-victimes de ces « jeux de massacres » ont du mal Ă se dĂ©finir. Ătant suspendus dans le vide, ils se meuvent, telles des marionnettes aliĂ©nĂ©es, dans un non manâs land hostile. Quand Kurt, ahuri par la violence entre Edgar et Alice, demande Ă cette derniĂšre pourquoi elle continue Ă partager sa vie commune avec le Capitaine, celle-ci rĂ©pond sur un ton rĂ©signĂ© : « nous sommes rivĂ©s lâun Ă lâautre, et nous ne pouvons pas nous li-bĂ©rer »21. Elle nâest pas Ă mĂȘme dâexpliquer Ă lâoncle la rĂ©pulsion entre elle et son Ă©poux : « câest une haine absurde, sans but, sans fin »22. Et Kurt dâaffirmer Ă propos de lui-mĂȘme : « je ne comprends rien Ă lâĂąme humaine »23. Les bagnards sartriens nâarrivent pas non plus Ă retrouver leur identitĂ©. Estelle dira dâelle-mĂȘme : « je ne suis plus quâune peau »24 et Garcin, cherchant Ă dĂ©couvrir les motivations de ses actes Ă lui, sâenfonce dans un discours dâune vacuitĂ© absolue : « il me semble que jâai passĂ© une vie entiĂšre Ă mâinterroger, et puis quoi, lâacte Ă©tait lĂ . Je⊠Jâai pris le train, voilĂ ce qui est sĂ»r. Mais pourquoi ? Pourquoi? »25, tandis que InĂšs dĂ©clare sans Ă©motion : « je me sens vide »26.
La douleur existentielle tient dans la constatation que tous les dĂ©tenus souffrent de solitude. « InĂšs, nous voilĂ seuls : il nây a plus que vous deux pour penser Ă moi »27. MĂȘme si dans la piĂšce le mot « solitude » nâapparaĂźt pas souvent explicitement, la thĂ©matique de lâabandon et de lâimpossibilitĂ© de communiquer avec autrui y occupe une place centrale. La piĂšce de Sartre « nie quâil puisse exister un lien vĂ©ritablement profond entre les hommes, une relation qui serait directe, innocente, libre de toute
19 J.-P. Sartre, Huis clos, op. cit., p. 86.20 A. Strindberg, La Danse de mort, op. cit., p. 24.21 Ibidem, p. 26.22 Ibidem, p. 27.23 Ibidem, p. 60.24 J.-P. Sartre, Huis clos, op. cit., p. 72.25 Ibidem, p. 80.26 Ibidem, p. 64.27 Ibidem, p. 89.
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58 Tomasz Kaczmarek
apparence trompeuse »28. La solitude est aussi le mal qui ronge les habitants de la forteresse dans le drame de Strindberg. Edgar, qui pourtant dĂ©teste sincĂšrement son prochain, nâhĂ©site pas Ă constater non sans effroi : « tous ceux que lâon connaĂźt meurent, les uns aprĂšs les autres, et on reste tellement seuls »29. Alice dĂ©plore sa jeunesse perdue aux cĂŽtĂ©s du tyran rĂ©pugnant alors que Kurt vit seul, abandonnĂ© par sa femme et privĂ© de ses enfants, son unique espoir qui aurait pu adoucir les chagrins de sa vieillesse.
Cependant, ces solitaires, repliĂ©s sur eux-mĂȘmes, choyant chacun en soi leur perversion narcissique, ne peuvent pas se passer de la compagnie des autres. Ils ont besoin de lâaffrontement avec des ennemis afin de confirmer leur existence et dâexpulser leur solitude. Le Capitaine le confirme en prĂ©sentant sa propre philosophie : « il est bien vrai quâau moment oĂč la mĂ©canique sâarrĂȘte⊠il ne reste de chacun de nous quâune brouettĂ©e dâengrais pour la plate-bande du jardin, mais aussi longtemps quâelle tient, il sâagit de ruer et de frapper, des pieds et des mains, jusquâĂ en crever »30. Câest pourquoi les personnages strindbergiens se livrent constamment Ă une comĂ©die infernale, espĂšce de mĂ©lodrame sanglant dont le canevas, connu dâavance, leur permet dâassouvir leurs « vouloir-vivre » excessifs et brutaux oĂč tous les coups sont permis. Et les exemples corroborant cette approche sont lĂ©gion. Le Capitaine sâirrite Ă lâidĂ©e de radoter toujours les mĂȘmes propos dĂ©cousus : « ne vois-tu pas que tous les jours nous rĂ©pĂ©tons les mĂȘmes rĂ©pliques ? Toutes ces vieilles rĂ©pliques Ă©culĂ©es! »31, suite Ă quoi Alice imperturbable poursuit inlassablement le jeu jusquâau bout. Câest elle qui dĂ©voile Ă Kurt de plus en plus abasourdi par les actes vĂ©hĂ©ments de celle-ci : « tu es chez une actrice, qui se comporte assez librement, mais qui nâen est pas moins une excellente femme »32. Tout porterait Ă croire que, tels des pantins entre les mains dâun metteur en scĂšne sadique, ces comĂ©diens issus du Grand-Guignol sâobstinent Ă sâĂ©corcher mutuellement afin de rompre leur isolement. Nous avons une situation analogue dans le drame de Sartre sauf quâici les cabotins sâapprĂȘtent à « jouer la comĂ©die » pour la premiĂšre fois « dans leur mort ». Et, tout de mĂȘme, InĂšs sait bien que la charpente du scĂ©nario pour les trois forçats a Ă©tĂ© bel et bien conçue prĂ©alablement : « et vous, vous ĂȘtes un piĂšge. Croyez-vous quâils nâont pas prĂ©-vu vos paroles ? Et quâil ne sây cache pas des trappes que nous ne pouvons pas voir ? Tout est piĂšge. Mais quâest-ce que cela peut me faire ? Moi aussi, je suis un piĂšge »33. Sans pouvoir faire autrement, les trois condamnĂ©s sâenlisent ainsi dans
28 H. Arendt, « LâExistentialisme français », in : Quâest-ce que la philosophie de lâexistence?, trad. M. Zieg-ler, A. Damour, Paris, Ăditions Payot & Rivages, 2015, pp. 101-102.
29 A. Strindberg, La Danse de mort, op. cit., p. 23.30 Ibidem, p. 22.31 Ibidem, p. 16.32 Ibidem, p. 54.33 J.-P. Sartre, Huis clos, op. cit., pp. 65-66.
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Strindberg et Sartre⊠59
lâengrenage inextricable de la haine et de la rĂ©pulsion, dans une sorte de mise en abyme de la solitude intolĂ©rable.
Les deux Ćuvres se terminent respectivement, aux dires de Sarrazac, par une scĂšne sans fin qui suppose une fin ouverte34, tout en mĂ©nageant aussi « la possibilitĂ© dâun recommencement »35. DĂšs lors, une fois le rideau tombĂ©, on sâimagine facilement quâaprĂšs une courte pause le combat infernal va reprendre de plus belle. Il suffit de citer la fin du drame de Strindberg et de le confronter avec celle de la piĂšce de lâauteur des Mouches pour sâen rendre compte:
Le Capitaine : Veux-tu que nous fĂȘtions nos noces dâargent ? (Alice se tait) Dis oui⊠Les gens riront de nous, mais quâest-ce que ça peut faire ? Nous rirons avec eux, ou nous resterons sĂ©rieux, câest selon.Alice : Eh bien, fĂȘtons-les.Le Capitaine : (sĂ©rieux) Donc, noces dâargent⊠(il se lĂšve) Passer lâĂ©ponge et continuer. Continuons36.
Et en voici la version sartrienne:
InĂšs : [âŠ] Et nous sommes ensemble pour toujours (elle rit).Estelle : (Ă©clatant de rire) Pour toujours, mon Dieu que câest drĂŽle ! Pour toujours!Garcin : (rit en les regardant toutes les deux) Pour toujours ! [âŠ] Eh bien, continuons37.
* * *En relisant les deux piĂšces, nous remarquons que nous y avons affaire Ă des
personnages non pas en action, mais, comme dirait Sarrazac, en souffrance. Ces pauvres crĂ©atures, qui nâinspirent pas forcĂ©ment la compassion, se cĂŽtoient sans jamais rĂ©ussir Ă Ă©tablir de vĂ©ritables liens affectifs hormis une aversion implacable. Plus ils se sentent Ă©cartĂ©s du monde, plus ils deviennent cruels envers autrui. Sartre montre « un individu solitaire que cerne de toutes parts lâirrĂ©alitĂ© du monde »38, la promiscuitĂ© entre les antagonistes bloquant « toute possibilitĂ© dâune authentique relation interpersonnelle »39. Ă la diffĂ©rence de Tchekhov, convaincu que lâhomme est prĂ©destinĂ© au bonheur, « Strindberg pense que lâhomme vit sur terre pour souffrir, faire souffrir et ĂȘtre malheureux. En disciple rigoureux de Swedenborg, il adhĂšre Ă une vision plutĂŽt tragique et sceptique de lâexistence »40. Et, paradoxalement, le drame du SuĂ©dois, malgrĂ© le pessimisme invĂ©tĂ©rĂ© de son auteur, se manifeste par moments comme un texte auto-dĂ©nigrant, oĂč lâironie est de mise, ce qui nâest pas le
34 Strindberg écrira aussi La Danse de mort 2 (1900-1901) qui sera une sorte de contrepoint fort ironique à la tragédie du vieux couple de la premiÚre partie sur laquelle nous nous concentrons exclusivement.
35 J.-P. Sarrazac, PoĂ©tique du drame moderne. De Henrik Ibsen Ă Bernard-Marie KoltĂšs, Paris, Ăditions du Seuil, 2012, p. 128.
36 A. Strindberg, La Danse de mort, op. cit., p. 65.37 J.-P. Sartre, Huis clos, op. cit., pp. 94-95.38 G. Serreau, Histoire du « nouveau théùtre », Paris, Gallimard, 1966, p. 25.39 J.-P. Sarrazac, Poétique du drame moderne, op. cit., p. 76.40 P. Roger, La cruauté et le théùtre de Strindberg, op. cit., p. 186.
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cas de lâĆuvre de Sartre, qui garde une tonalitĂ© sĂ©rieuse (Ă lâexception de la scĂšne finale oĂč les damnĂ©s Ă©clatent dâun rire sans conteste nerveux). Le philosophe français prend mĂȘme les airs dâun moralisateur quand il dĂ©clare quâil a voulu « montrer par lâabsurde lâimportance chez nous de la libertĂ©, câest-Ă -dire lâimportance de changer les actes par dâautres actes »41. Loin de partager lâopinion de lâauteur de La Putain respectueuse, selon laquelle lâhomme est toujours libre de briser le cercle de lâenfer, le SuĂ©dois prĂ©sente ses personnages comme rĂ©duits au rĂŽle de bouffons42, incapables dâinvertir le destin nĂ©faste. Sartre a beau parler de la libertĂ©, ses « Ă©nergumĂšnes » ne pourront jamais, tels les vampires strindbergiens, sortir des labyrinthes du schĂ©ol oĂč, abandonnĂ©s et sans secours, ils sâacharneront sans pitiĂ© les uns sur les autres Ă lâinfini.
Quoi quâil en soit, la solitude omniprĂ©sente dans les deux drames prend sa source en filigrane dans une incommunicabilitĂ© fondamentale â sujet dĂ©jĂ rĂ©pandu dans la poĂ©sie de la deuxiĂšme moitiĂ© du XIXe siĂšcle â qui sĂ©pare les gens en les forçant inexorablement Ă lâisolement. Si Sartre ne se permet pas de prendre cette question Ă la lĂ©gĂšre, Strindberg semble beaucoup plus contemporain pour les absurdistes, car il anticipe les « railleurs blasĂ©s » du thĂ©Ăątre des annĂ©es 1950 et 1960. Câest peut-ĂȘtre La Danse de mort qui annonce mieux par sa dimension sarcastique le thĂ©Ăątre de lâabsurde que la piĂšce du philosophe français. Le SuĂ©dois rĂ©vĂšle dans son texte ce que ressentira 50 ans plus tard Samuel Beckett qui affirme avec vigueur que « tenter de communiquer alors que nulle communication nâest possible est tout simplement une singerie vulgaire, ou une comĂ©die horrible, comme la folle conversant avec le mobilier »43.
41 J.-P. Sartre, Un théùtre de situation, op. cit., p. 239.42 Cf. A. Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, trad. A. Burdeau, R. Roos,
Paris, PUF, 1966, p. 471.43 S. Beckett, Proust, trad. Ă. Fournier, Paris, Ăditions de Minuit, 1994, p. 46.
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Revue annuelle de littérature francophoneUniwersytet Opolski
â 62019
Sylvie HowlettMembre associĂ© du CEAMLE UniversitĂ© Sorbonne nouvelle â Paris 3
Le Temps du mĂ©pris, ou la solitude pascalienne dâun hĂ©ros engagĂ©
The time of contempt or a committed heroâs Pascalian solitude
Abstract: Since the dungeon which is emblematic of âthe condition of menâ defined by Pascal was recognized in the courtyard of Shanghai (The Human Condition), several exegetes have been tracking references to the philosopher of the seventeenth century in Malrauxâs novels. But they ignore the Time of contempt for two reasons: it is a novel of circumstance (rise of Nazism) and Malraux repudiated it. However, the âcosmic solitudeâ of the hero sentenced to death is reminiscent of Pascalâs famous thought and invites many others: loneliness leads to madness, a man reduced to an insect evokes the Pascalian âcironâ, his delirium makes him glimpse images of the infinite, etc. The paradox we are looking at is this: it may be in this novel (whose subject is borrowed from Willy Bredelâs Test), perceived as âmilitantâ and botched, that the committed Malraux relies most on Pascalâs Thoughts. It is also what saves the hero, confronted with various aspects of destiny (jail, condemnation, escape, hurricane, etc.) â and perhaps the author himself. Lost, bewildered, in cosmic hallucinations, against a backdrop of opera mixed with orthodox songs, the hero, Kassner, recovers from his abandonment thanks to Pascal: âThe whole dignity of man consists of thought.â Thus Kassner â and Malraux â finds his way and his voice to conclude the novel where loneliness and the madness that accompanies it, are defeated by the thought that pushes man to âsurpass himselfâ.
Keywords: Pascal, the two infinities, solitude, madness, destiny, jail, hurricane, dignity of thought
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« â Oh ! une voix, une voix pour crier!⊠»
E. Poe, Le Puits et le Pendule, exergue de « La Torture par lâespĂ©rance », Villiers de lâIsle-Adam, Nouveaux contes cruels.
Le Temps du mĂ©pris, ce roman tant dĂ©criĂ©1, nâest pas quâun roman de circons-tance â il paraĂźt en 1935, quand les « grandes ailes noires »2 du fascisme recouvrent une bonne partie de lâEurope â ou de commande â pour servir la contre-offensive des communistes. Les scĂšnes politiques, inspirĂ©es dâun roman de Willy Bredel, LâĂpreuve, nâoccupent quâun petit tiers du roman, dont « lâaspect mĂ©taphorique », comme le note T. Jefferson Kline3, dĂ©ment lâidĂ©e dâun hĂ©ros, Kassner, dĂ©passant les questions mĂ©taphysiques par la communion militante. Ce sont la solitude du prisonnier, de lâhomme face au nĂ©ant, et son insignifiance dâinsecte face au destin qui en constituent lâinterrogation principale. Lâon pourrait mĂȘme considĂ©rer ce roman comme le second tome des Puissances de la solitude, dont Malraux indi-quait que La Voie royale Ă©tait le premier4. Si le titre est repris dans le roman pour caractĂ©riser ce que les jeunes communistes russes ont eu la chance dâignorer, il dĂ©signe dâabord tout ce qui attente Ă la dignitĂ© humaine. Or lâincarcĂ©ration dĂ©finit un espace et un temps spĂ©cifiques qui contribuent Ă priver lâhomme de sa dignitĂ©.
Lâisolement humilie et rend fou, Ă moins quâil ne rĂ©duise lâhomme Ă nâĂȘtre quâun insecte ou ne le pousse Ă se suicider. Câest le premier moment de la solitude â subie. Le temps scande lâespace et se dilate dans lâattente, comme lâespace dans la folie ; ce nâest que la voix, concrĂ©tisation de la pensĂ©e au travers dâun discours devant un public fictif, qui permettra au hĂ©ros de se retrouver homme â second temps de la solitude â dominĂ©e. On peut le constater, lâinfluence pascalienne, dĂ©jĂ Ă©vidente dans La Condition humaine, donne au Temps du mĂ©pris une dimension ontologique et mĂ©taphysique que beaucoup, aveuglĂ©s par lâĂ©cran politique, ont ignorĂ©e pour mieux vilipender ce roman. Et câest cette dimension pascalienne qui confĂšre au roman sa grandeur : « Toute notre dignitĂ© consiste donc en la pensĂ©e. Câest de lĂ quâil faut nous relever, et non de lâespace et de la durĂ©e, que nous
1 Y compris par Malraux qui, selon Roger StĂ©phane, lâaurait traitĂ© de « navet ». Cf. R. StĂ©phane, Fin dâune jeunesse, Paris, La Table ronde, 1954, p. 51.
2 « Depuis 10 ans le fascisme Ă©tend sur la moitiĂ© de lâEurope ses grandes ailes noires », discours prononcĂ© par Malraux le 21 mars 1933, salle du Grand Orient, Ă Paris, Ă la rĂ©union organisĂ©e par lâAEAR contre la terreur fasciste en Allemagne et contre lâimpĂ©rialisme français. [In] Ceux qui ont choisi. Contre le fascisme en Allemagne, contre lâimpĂ©rialisme français, prĂ©face de Paul Vaillant-Couturier, Paris, Association des Ă©crivains et des artistes rĂ©volutionnaires, s.d., [1933], pp. 14-15.
3 T. Jefferson Kline, « Le Temps (du mépris) retrouvé », Revue des lettres modernes A. Malraux, n° 2, 1973, pp. 75-92.
4 « La Voie royale constitue le tome premier des Puissances de la solitude, conflit des hommes modernes et des adhĂ©sions qui se proposent Ă eux, dont cette initiation tragique nâest que le prologue ». Note de Malraux Ă la fin des Ă©preuves de La Voie royale, citĂ©e par A. ThĂ©rive dans son feuilleton du Temps, 17 octobre 1930 (citĂ© par W. G. Langlois, « Malraux Ă la recherche dâun roman : Le Temps du MĂ©pris », 1980).
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Le Temps du mépris⊠63
ne saurions remplir »5. Quand le prisonnier se fait artiste et penseur, quand le romancier se libÚre du joug idéologique pour créer, ils « changent un destin subi en destin dominé »6.
De lâisolement Ă la solitude
Ionesco, dans Le Solitaire7, distingue deux types de solitude : « [âŠ] lâisolement nâest pas la solitude absolue, qui est cosmique ; lâautre solitude, la petite solitude nâest que sociale ». Lâisolement est imposĂ© ; la solitude peut lâĂȘtre, mais elle occupe lâespace et le temps impartis, soit par une dĂ©rĂ©liction â nĂ©gative (la dĂ©gradation entomologique, voire la tentation du suicide) ou constructive (la crĂ©ation onirique) â, soit par une reprise de la pensĂ©e rationnelle qui « relĂšve » lâhomme.
Dans La Condition humaine comme dans LâEspoir, les prisonniers de Malraux su-bissent leur enfermement, mais la « fraternitĂ© virile » leur permet de se transcender. Kyo se suicide en croquant son ampoule de cyanure « comme sâil eĂ»t commandĂ© » ; Katow devient un Christ de la fraternitĂ© en offrant la sienne Ă ses compagnons du prĂ©au de Shanghai, actualisation de la pensĂ©e de Pascal qui dĂ©finit « la condition des hommes »8. Ces deux gestes les confirment en hĂ©ros et martyrs : lâoraison fu-nĂšbre qui succĂšde, dans La Condition humaine, Ă ces morts « choisies », fait pĂąlir la complainte de Kassner sur sa solitude, mais Malraux profite de ce temps mort de la rĂ©clusion pour exploiter les diverses fonctions de lâemprisonnement : la dĂ©gradation et la recrĂ©ation.
La cellule et la fourmiliÚre : la « petite solitude » de Kassner
Quand Kassner, chef dâun rĂ©seau communiste clandestin, est arrĂȘtĂ© puis jetĂ© dans le cachot sans lumiĂšre dâun camp de concentration, lâespace et le temps lâavilissent. Il songe Ă la torture et Ă la mort, mais son impuissance, son incapa-citĂ© Ă mesurer les sĂ©quences suggĂ©rĂ©es par les pas de ses bourreaux (viennent-ils le chercher pour le fusiller ou torturer lâun de ses voisins ?), le rĂ©duisent Ă lâĂ©tat dâinsecte. La prison devient une « fourmiliĂšre de petits bruits » menant sa « vie de
5 B. Pascal, PensĂ©es, Ă©d. Brunschvicg, n° 34.6 « ⊠les grands romanciers changent des destins subis en destins dominĂ©s » (LâHomme prĂ©caire et la
littĂ©rature, Ć 6, p. 852).7 E. Ionesco, Le Solitaire, Paris, Mercure de France, 1973, Folio, p. 67.8 « Quâon sâimagine un nombre dâhommes dans les chaĂźnes, et tous condamnĂ©s Ă la mort, dont les uns
Ă©tant chaque jour Ă©gorgĂ©s Ă la vue des autres, ceux qui restent voient leur propre condition dans celle de leurs semblables, et, se regardant lâun lâautre avec douleur et sans espĂ©rance, attendent Ă leur tour. Câest lâimage de la condition des hommes ». B. Pascal, PensĂ©es, op. cit., n° 199.
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64 Sylvie Howlett
carapace », les prisonniers se transforment en « mille-pattes », Kassner compris, et mĂȘme le temps revĂȘt la forme exĂ©crĂ©e de lâaraignĂ©e, dâabord attribuĂ©e aux gardes, « araignĂ©es Ă©normes » :
Seule, pouvait sâaccorder Ă la pierre une espĂšce de sous-homme sournoise, soumise, devenue enfin Ă©tran-gĂšre au temps. Le temps des prisonniers, cette araignĂ©e noire, oscillait dans leurs cachots, aussi atroce et fascinant que le temps de leurs camarades condamnĂ©s Ă mort9.
Avec la rĂ©fĂ©rence aux araignĂ©es, le « Spleen » de Baudelaire souffle Ă Malraux un adverbe10 pour caractĂ©riser cette attente dĂ©sespĂ©rĂ©e, dĂ©mente et avilissante : « sa force, devenue parasite le rongeait opiniĂątrement ». Dans cette solitude sordide, lâhomme se dĂ©grade, lâhĂ©bĂ©tude lâĂ©crase et il pense ne jamais en sortir : « les mille bruits Ă©touffĂ©s qui grouillent sous le silence de la prison rĂ©pĂ©teraient Ă lâinfini leur vie accablĂ©e de punaise, et la souffrance, comme la poussiĂšre, recouvrirait dâune angoisse Ă©gale lâimmuable domaine du nĂ©ant »11.
Toutefois, les coups frappĂ©s par le prisonnier voisin viennent briser cet abandon au dĂ©sespoir, mais lâincapacitĂ© de Kassner Ă les dĂ©coder le replonge dans une dĂ©gra-dation entomologique qui sâapplique autant au dĂ©tenu quâaux nombres qui mesurent son nĂ©ant et les coups frappĂ©s :
Et il se sentait une Ăąme dâinsecte avare qui dans son trou de pierre accumule ses richesses, les pattes repliĂ©es â comme en ce moment mĂȘme, ses doigts sur sa poitrine â sur ces nombres qui Ă©taient au moins lâamitiĂ© [âŠ]. Suspendus derriĂšre ses yeux Ă quelque fil imperceptible et menacĂ©, ils emplissaient pourtant lâobscuritĂ© [âŠ]12.
DĂ©chiffrer sera la premiĂšre victoire de Kassner sur le nĂ©ant qui lâĂ©touffe. MaĂźtriser les nombres, câest pouvoir mesurer, voire se mesurer â surtout dans la communion fraternelle (il parvient Ă dĂ©chiffrer le mot « Camarade »). Mais le dĂ©part de son compagnon de « misĂšre », emmenĂ© vers la mort, replonge Kassner dans sa solitude et son « hĂ©bĂ©tude » ; ce nâĂ©tait quâune forme du « divertissement » pascalien. De nouveau seul, Kassner doit dĂ©couvrir en lui-mĂȘme des rĂ©ponses dĂ©pourvues des certitudes militantes ; il se retrouve dans la position de lâhomme qui, selon Pascal, ne sait pas « demeurer en repos dans une chambre »13. Câest paradoxalement le dĂ©lire qui lui fera faire le premier pas vers une reconstruction. Malraux ouvre cette sĂ©quence de folie par un Ă©largissement cosmique qui appelle lâinfini pascalien : « et sa jeunesse, et sa douleur, et sa volontĂ© mĂȘme, tout se perdait en gravitant selon
9 A. Malraux, Le Temps du mĂ©pris, Ćuvres complĂštes, t. I, Paris, Ă©dition de la PlĂ©iade, 1989, p. 795. 10 C. Baudelaire, « Spleen », Les Fleurs du mal, 1861 : « [âŠ] Et quâun peuple muet dâinfĂąmes araignĂ©es/
Vient tendre ses filets au fond de nos cerveaux, [âŠ] Ainsi que des esprits errants et sans patrie/Qui se mettent Ă geindre opiniĂątrement ».
11 A. Malraux, Le Temps du mépris, op. cit., p. 803.12 Ibidem, p. 806.13 B. Pascal, Pensées, op. cit., n° 133.
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Le Temps du mépris⊠65
une marche immobile de constellation »14. LâĂ©largissement de la cellule implique celui du temps :
Au-delĂ du temps existait un monde [âŠ] oĂč tout ce qui avait Ă©tĂ© sa vie glissait avec lâinvincible mouvement des mondes dans un recueillement dâĂ©ternitĂ©. [âŠ] il confondait peu Ă peu son corps Ă©pars avec lâintarissable fatalitĂ© des astres, fascinĂ© par lâarmĂ©e de la nuit en dĂ©rive vers lâĂ©ternitĂ© Ă travers le silence15.
Ce dĂ©veloppement poĂ©tique de deux pensĂ©es de Pascal (« Quâest-ce que lâhomme dans lâinfini? » ; « Le silence Ă©ternel de ces espaces infinis mâeffraie »16) fait passer Kassner de la conscience de sa propre « misĂšre » Ă la certitude dâun destin :
⊠la ferveur de la vie et de la mort tout Ă lâheure unies dans lâaccord musical chavira dans la servitude illimitĂ©e du monde : les Ă©toiles toujours passeraient aux mĂȘmes lieux de ce ciel constellĂ© de fatalitĂ©, et Ă jamais ces astres prisonniers tourneraient dans lâimmensitĂ© prisonniĂšre, comme les dĂ©tenus dans cette cour, comme lui dans son cachot17.
Cette phrase (« tout Ă lâheure unies dans lâaccord musical ») indique que les abandons quasi mystiques de Kassner sâinsĂšrent entre des inventions musicales et picturales. Mais ce ne sont pas des reculs, plutĂŽt un mouvement de diastole et de systole qui relance la pensĂ©e crĂ©atrice. En alternant les dĂ©lires crĂ©ateurs (musique et tableaux) avec les rĂ©flexions sur la misĂšre de lâhomme, Malraux opĂšre un double mouvement : centrifuge, du prisonnier-insecte vers lâunivers, puis centripĂšte pour en revenir au « ciron » pascalien auquel se rĂ©duit Kassner. Mais il ne perd pas de vue le redressement de lâhomme.
La « solitude cosmique » : la tentation de la folie et de la mort
Puisque le dirigeant politique ne sait comment rĂ©soudre le problĂšme de lâhomme face au nĂ©ant et Ă son destin, câest Ă lâartiste de prendre le relais. Ce sera dâabord une sorte de compositeur dĂ©ment, dont la musique suggĂ©rera divers tableaux hĂ©ritĂ©s du passĂ© cosmopolite de Kassner : popes Ă©chevelĂ©s, armĂ©es blanche et rouge dans la neige ensanglantĂ©e ; tout autant que marchands chinois et chameliers des steppes.
Les divagations musicales de Kassner se moulent sur le mouvement stellaire qui emplit son cachot : des masses sonores surgissent comme les constellations. Dans sa notice de lâĂ©dition de la PlĂ©iade, Robert Jouanny parle « dâorchestration wagnĂ©rienne », en Ă©cho avec le paragraphe de la prĂ©face consacrĂ© Ă ce que repro-chait Nietzsche Ă Wagner. Les symphonies de Kassner, qui se rĂ©fĂšre aussi Ă Bach,
14 A. Malraux, Le Temps du mépris, op. cit., p. 792.15 Ibidem, p. 793.16 B. Pascal, Pensées, op. cit., n° 199 et 201.17 A. Malraux, Le Temps du mépris, op. cit., p. 794.
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Beethoven et aux chants russes18, renvoient Ă un orchestre Ă©largi et aux thĂšmes my-thologiques ou lĂ©gendaires de Wagner. Lâeffet physique de la musique est immĂ©diat : « ContractĂ©s, relĂąchĂ©s, abandonnĂ©s, les sons imaginaires retrouvaient les Ă©motions de lâamour et de lâenfance, celles qui mettent tout lâhomme dans sa gorge : cri, sanglot, panique, dans le silence [âŠ] »19. Malraux retrouve son schĂšme, Ă©tabli dĂšs « La Question des ConquĂ©rants » et amplifiĂ© dans La Condition humaine : la voix de gorge. Ici, « tout lâhomme » sây rĂ©fugie. Les harmoniques sombres appellent la mort, la sienne comme celle de ses proches : « la servitude et la folie, la mort de sa femme et de son enfant, lâangoisse, la joie et la douleur »20, puis ces craintes superstitieuses sâeffacent dans des visions dâincendies, de villes en dĂ©bĂącle, de fauteuils et de pianos jetĂ©s dans les rues, avec des soldats fĂ©roces soutenus par des popes illuminĂ©s. Kassner fait Ă©galement se dĂ©gager, de chants « dissociĂ©s et rejoints [âŠ] lâimpĂ©rieuse gravitĂ© dâun nouveau chant »21. Quand il ne parvient pas Ă dĂ©chiffrer le code frappĂ© par son voisin, il inscrit sa musique dans une Russie assez proche des DĂ©mons de DostoĂŻevski22, alors que lâincendie dĂ©vore la ville : « Et cette psalmodie orthodoxe, ce chant de tombeau sur un trĂ©sor de cathĂ©drale pillĂ©e, qui confondait les chiffres ! »23. Kassner cherche dans la musique le salut contre le vautour imaginaire qui menace ses yeux. Puis la « lourde cascade de chant funĂšbre »24 efface la menace « jusquâĂ une communion inĂ©puisable ». Le « chant sacrĂ© »25 mĂšne à « un recueillement dâĂ©ternitĂ© », avant dâĂ©craser Kassner sous « une dĂ©sagrĂ©gation sans limites ». Il en surgit un appel indĂ©finiment rĂ©percutĂ©, « vallĂ©e de Jugement dernier en rĂ©volte », que Kassner associe Ă une communion, à « la fraternitĂ© virile », avant de chavirer « dans la servitude illimitĂ©e du monde »26. Lorsquâil parvient Ă se dĂ©prendre de lâemprise musicale, seules restent quelques bribes de « plain-chant orthodoxe »27, jusquâĂ ce quâil dĂ©cide de « faire entrer dans la durĂ©e » les images suscitĂ©es par la musique afin de « cesser dâĂȘtre passif »28. Les seules pauses rationnelles dans ce fol opĂ©ra sont consacrĂ©es au moyen de se suicider
18 Ibidem, p. 791.19 Ibidem.20 Ibidem.21 Ibidem, p. 794.22 Malraux cite DostoĂŻevski, avec Eschyle, Corneille, Chateaubriand et Hugo, pour opposer sa conception
de la dignitĂ© de lâhomme Ă la formule de Flaubert : « Je les roulerai tous dans la mĂȘme boue â Ă©tant juste », Temps du mĂ©pris, op. cit., p. 775. Nous avons montrĂ© lâimprĂ©gnation dostoĂŻevskienne de lâĆuvre malrucienne dans DostoĂŻevski, dĂ©mon de Malraux, Classiques Garnier, Paris, 2015.
23 A. Malraux, Le Temps du mépris, op. cit., p. 796.24 Ibidem, p. 792.25 Ibidem, p. 793. 26 Ibidem, toutes les citations qui précÚdent se suivent de la p. 793 à la p. 794.27 Ibidem, p. 795.28 Ibidem, p. 797.
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Le Temps du mépris⊠67
et il est encore préférable que Kassner se laisse à nouveau emporter par ses vagues sonores et picturales.
La voie du salut par la voix de lâartiste
Le musicien, pas plus que le peintre, nâest en mesure de « relever lâhomme », car lâĂ©motion dicte son espace et son temps. Il faut quâelle cĂšde le pas Ă la raison et, par-delĂ le « divertissement » que constitue la « communion fraternelle » avec les coups frappĂ©s par son voisin de cellule, câest la volontĂ© de prononcer un discours po-litique qui permet Ă Kassner de se ressaisir. Câest aussi le gĂ©nie poĂ©tique de Malraux qui relĂšve un roman quâon a rĂ©duit Ă une propagande maladroite.
Quand Marguerite Duras affirme que « La solitude est toujours accompagnĂ©e de folie »29, elle pense dâabord Ă lâĂ©crivain ; câest en dĂ©crivant sa rĂ©clusion que Kassner finit par maĂźtriser sa solitude et sa folie. Câest aussi en sâĂ©loignant de la narration factuelle de LâĂpreuve que Malraux construit sa tragĂ©die. Dans sa prĂ©face, Ă©crite a posteriori, il en appelle Ă des dramaturges (Eschyle, Corneille, Hugo) pour rapprocher son roman du « monde de la tragĂ©die », parce quâil « se rĂ©duit Ă deux personnages, le hĂ©ros et son sens de la vie »30. Câest ainsi quâil en vient Ă sa fameuse sentence : « On peut aimer que le sens du mot âartâ soit tenter de donner conscience Ă des hommes de la grandeur quâils ignorent en eux »31. Retrouver sa grandeur, en commençant par sa dignitĂ©, câest ce Ă quoi sâefforce Kassner, submergĂ© par des vagues musicales et des images rĂ©currentes de combats russes, oĂč sâimmisce un vautour32 aux ailes arrachĂ©es, vaincu par lâarmĂ©e rouge dans une autre association33. Cette difficile reconstruction de lâhomme, au sortir des tĂ©nĂšbres, rĂ©fute lâaccusation de pessimisme portĂ©e sur le roman. Avec le vautour, lâombre de PromĂ©thĂ©e se pro-file et lâon nâest guĂšre surpris quand Malraux conclut sa prĂ©face en reconnaissant Ă Kassner la capacitĂ© de « nourrir ce par quoi lâhomme est lâhomme, ce par quoi il se dĂ©passe, crĂ©e, invente ou se conçoit »34.
Ces mouvements de pulsation cardiaque (dĂ©lire symphonique, retour sur soi, ta-bleaux dâune Russie onirique, envol dans lâunivers pascalien) permettent de relancer le mĂ©canisme de la pensĂ©e : ce qui fait la « dignitĂ© de lâhomme ». Les associations dâidĂ©es, du ciel Ă©toilĂ© au destin, appellent Ă©galement des rĂ©fĂ©rences religieuses. Le souvenir-tableau de chameliers dans le dĂ©sert fait entendre leur priĂšre : « Et
29 M. Duras, Ăcrire, Gallimard, 1993, p. 44. 30 A. Malraux, Le Temps du mĂ©pris, op. cit., p. 775.31 Ibidem, p. 776.32 Ibidem, p. 792.33 Ibidem, p. 801.34 Ibidem, p. 776.
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si cette nuit est une nuit de destin â BĂ©nĂ©diction sur elle jusquâĂ lâapparition de lâaurore⊠»35. Câest donc par le biais dâun abandon quasi mystique Ă lâunivers et au destin que Kassner se relĂšve. Mais le redressement est lent et nâĂ©vite pas les re-tombĂ©es de ferveur. Les crĂ©ations musicales et picturales sont suivies dâinjonctions Ă se reprendre (« cesser dâĂȘtre passif [âŠ] vaincre lâhĂ©bĂ©tude, et la folie, et lâobses-sion de lâĂ©vasion »36), dĂ©menties par autant de renoncements. Pourtant il y a une progression, parce que la pensĂ©e hĂ©sitante se profile dans la crĂ©ation, aussi dĂ©mente soit-elle. Câest par un va-et-vient entre la rĂ©duction entomologique et lâaspiration cosmique que Kassner finit par trouver sa voie. Câest par une voix intĂ©rieure, qui lui fait construire son fol opĂ©ra dans une scĂ©nographie fantastique, quâil retrouve progressivement sa raison. LâintermĂšde de la communion avec son voisin de cellule nâa fait quâinterrompre momentanĂ©ment cette « solitude cosmique » oĂč il se redresse seul face au nĂ©ant â ou aux deux infinis de Pascal.
La voie du relĂšvement pascalien
Pour retrouver la voix de la raison, Kassner sâappuie dâabord sur sa bibliothĂšque imaginaire. Les rĂ©fĂ©rences au « Spleen » appellent deux Ă©crivains, le « frĂšre rĂȘvĂ© » et lâĂ©pigone de Baudelaire. Quand il se demande : « Quâest-ce que câĂ©tait donc quâon appelait la torture par lâespĂ©rance?⊠»37, il cite le conte cruel qui montre le piĂšge sophistiquĂ© et pervers dans lequel lâInquisition enferme le rabbin Aser Abarbanel38. Or Villiers de LâIsle-Adam place en exergue de son conte une citation dâune nouvelle de Poe sur le mĂȘme thĂšme : « le Puits et le pendule » : « Oh ! une voix, une voix, pour crier!⊠». Câest cette voix qui permet au prisonnier Kassner de maĂźtriser le mal (les bourreaux nazis, la folie et le dĂ©sir de mourir), de reprendre la main sur lâavilissement quâil impose.
Une harangue politique pour un public imaginaire
Le redressement rationnel sâopĂšre au chapitre V du Temps du mĂ©pris. SoulagĂ© dâentendre les pas des gardiens sâĂ©loigner, mais « vidĂ© de fraternitĂ© comme il
35 Cette priĂšre semble paraphraser la sourate XCVII du Coran : « Et qui te fera connaĂźtre ce quâest la Nuit du DĂ©cret divin ? Que la paix (accompagne) cette nuit jusquâau lever de lâaurore », trad. Montet, Payot, 1929.
36 A. Malraux, Le Temps du mĂ©pris, op. cit., p. 797.37 Ibidem, p. 796.38 Comme Aser Abarbanel, Kassner pourrait ĂȘtre la victime dâun jeu atroce qui le conduirait jusquâaux
portes de la prison pour se retrouver enlacĂ© par un inquisiteur ascĂ©tique, le serrant contre sa poitrine oĂč pointe le cilice, avec cette question dâune ironie atroce : « Eh quoi, mon enfant ! Ă la veille, peut-ĂȘtre, du salut⊠vous vouliez donc nous quitter! »,Villiers de LâIsle-Adam, La Torture par lâespĂ©rance, Nouveaux contes cruels, Paris, BibliothĂšque de la PlĂ©iade, 1986, p. 366.
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lâavait Ă©tĂ© de rĂȘves et dâespoir », Kassner craint de retomber dans la folie et dĂ©cide de rompre « le silence qui recouvr[e] les centaines de volontĂ©s tendues dans la ter-mitiĂšre noire » : « Parler pour des hommes, dussent-ils ne jamais lâentendre! »39. Il commence par une apostrophe aux « Camarades », ce qui lui permet, comme Ă Malraux, de faire un bilan de ce qui lâa conduit Ă lâarrestation â façon de revenir au rĂ©el pour lâun, comme Ă lâinjonction dâĂ©crire un roman militant pour lâautre, dâautant que lâĂ©vocation du meeting parisien joue le rĂŽle de prolepse de celui dans lequel Kassner, Ă Prague, cherchera Ă©perdument le visage de sa femme. LâĂ©vocation de son pĂšre, qui lâavait initiĂ© Ă la politique avant de noyer le deuil de sa femme dans lâalcool, lui permet de se reconstruire gĂ©nĂ©alogiquement, puis de rappeler sa mort au fond dâune mine, victime de lâexploitation capitaliste, aveugle aux condi-tions de sĂ©curitĂ© et insensible au sauvetage des mineurs prisonniers. En enchaĂźnant sur « une piĂšce qui Ă©tait presque cela », Ă Moscou, Kassner montre comment lâart peut sâaider du rĂ©el pour « donner au travail son sens et sa dignitĂ© ». Pendant les entractes, il sort et voit dĂ©filer la jeunesse communiste : « pas un homme qui eĂ»t connu le temps du mĂ©pris »40. Son soliloque est alors interrompu par lâarrivĂ©e des gardiens qui, au lieu de le mener dans la cour oĂč lâon fusille, vont le relĂącher car un prisonnier a pris son identitĂ© « pour sauver un chef ». Il y a, dans cette prĂ©cipitation de Malraux Ă sortir Kassner de sa cellule et de sa folie, une volontĂ© de revenir au projet initial didactique, une crainte de sâĂȘtre dĂ©portĂ© dans un domaine mĂ©taphy-sique qui ne convient pas Ă son projet. La reprise du titre sonne alors comme une injonction Ă quitter le domaine fantasque ou pascalien pour en revenir au combat politique. Pourtant, Malraux ne renonce pas totalement et câest par un subtil jeu de mĂ©taphore quâil reprend la rĂȘverie pascalienne en soumettant Kassner Ă un nouvel envol, concrĂ©tisation du destin.
Retournement dâune mĂ©taphore
Ă sa sortie de prison, Kassner rejoint vite lâavion qui le conduira Ă Prague, et Malraux profite de son expĂ©rience lors du retour en avion de son expĂ©dition en 1934, avec Corniglion-Molinier, sur les traces de la reine de Saba, pour dĂ©crire la lutte de Kassner avec un ouragan. Si lâon peut y voir, comme Robert Jouanny, « le contrepoint mĂ©taphysique et lyrique du combat politique et rationnel que mĂšne Kassner contre le nazisme »41, cette sĂ©quence ressemble Ă une reprise musicale des abandons pascaliens aux vertiges de lâinfini â variation sur le thĂšme du ciron dans lâunivers. « Kassner venait dâun coup de retrouver sa dimension minuscule devant lâimmense nuage noir en arrĂȘt, non plus calme et immobile lĂ -haut, mais
39 A. Malraux, Le Temps du mépris, op. cit., p. 810.40 Ibidem, pp. 812-813.41 Ibidem, p. 1376.
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ramassĂ©, vivant et meurtrier »42. Quand Malraux Ă©voque la lutte de lâhomme contre « les voix primitives de la vieille puissance ennemie »43, lâon entend tout autant le dĂ©lire musical, que la voix du destin. Si Kassner subit sa victoire sur les Ă©lĂ©ments plus quâil nâen est lâauteur (le pilote, rĂ©duit Ă son sourire « enfantin » devant la mort, semble sâeffacer malgrĂ© sa dextĂ©ritĂ© salutaire, pour mieux isoler Kassner, le rendre Ă sa solitude dâhomme face au nĂ©ant), le commentaire du narrateur fait de cette victoire lâemblĂšme du triomphe de la pensĂ©e : « [âŠ] quâĂ©tait la libertĂ© de lâhomme sinon la conscience et lâorganisation de ses fatalitĂ©s ? [âŠ] sur cette terre de cachots et de sacrifices oĂč il y avait eu lâhĂ©roĂŻsme, oĂč il y avait eu la saintetĂ©, il y aurait, peut-ĂȘtre, simplement, la conscience »44. La conscience, câest la pensĂ©e rationnelle qui « organise » ce qui lâentoure et le menace, qui, comme le note Pascal, relĂšve lâhomme du « temps et de lâespace [quâil] ne saur[ait] rem-plir ». La description de la tempĂȘte sâappuie sur le rĂ©cit, dans LâIntransigeant, de son expĂ©rience en 1934, mais Malraux lâexploite Ă des fins de dĂ©monstration. Le « retour sur la terre » constitue la rĂ©compense de celui qui a su Ă©chapper Ă la solitude imposĂ©e pour se construire une solitude hĂ©roĂŻque. En sortant indemne de lâouragan, Kassner prouve que lâon peut maĂźtriser son destin ; la fraternitĂ© virile avec le pilote sâefface au profit de la symbolique promĂ©thĂ©enne. Ainsi cet Ă©pi-sode nâest ni une copie rapide de lâexpĂ©rience de Malraux en 1934, ni une Ă©tape pour en revenir au contexte politique en quittant la tragĂ©die qui met en scĂšne son enfermement dans la cellule. Câest un retournement de la mĂ©taphore des deux infinis pascaliens.
En revanche, les trois derniÚres étapes du roman pùlissent aprÚs ces tourmentes et masquent un point essentiel : la mort annoncée de Kassner.
Une clausule apparemment Ă©vanescente
Trois Ă©pisodes sâajoutent Ă cette tragĂ©die en un acte que constitue le soliloque de Kassner dans sa cellule : la redĂ©couverte du monde dâen bas, de la normalitĂ© des boutiques et des passants Ă Prague ; le meeting du Lucerna, auquel Kassner prĂȘte une oreille distraite, tout entier tendu dans le dĂ©sir de retrouver Anna ; les retrouvailles avec sa femme et son enfant. Si la scĂšne de lâouragan renverse le trajet ordinaire de la mĂ©taphore, en concrĂ©tisant avec lâouragan la solitude de lâhomme face aux forces de lâunivers, les trois derniers Ă©pisodes pourraient sembler plaquĂ©s, dans un effort pour clore le roman en retrouvant lâorientation politique initiale. Pourtant le meeting, largement inspirĂ© de ceux auxquels Malraux participe depuis son entrĂ©e Ă lâAsso-
42 Ibidem, p. 820.43 Ibidem, p. 821.44 Ibidem, p. 824.
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ciation des Ă©crivains et artistes rĂ©volutionnaires (AĂAR)45, renouvelle la sensation dâisolement du hĂ©ros, qui cherche Ă©perdument le visage de sa femme dans un ocĂ©an de bruits et de formes humaines. La « fraternitĂ© virile » et la solidaritĂ© reprĂ©sentent des « divertissements » pascaliens, au mĂȘme titre que la communion fraternelle avec le prisonnier de la cellule voisine. Kassner est seul et le reste.
Le meeting est rapidement brossĂ©, mais une prise de parole retient lâattention, car, tout en se voulant encourageante pour les prisonniers, elle sâachĂšve sur un isolement tragique : « [âŠ] des foules semblables Ă la nĂŽtre sont massĂ©es et la veillĂ©e sâĂ©tend dâun bout Ă lâautre du monde autour de leur solitude »46. Lâhomme se retrouve tou-jours seul dans son combat : politique, mĂ©taphysique, ontologique. Quâest-il face Ă la mort et au nĂ©ant ? Câest peut-ĂȘtre cette interrogation qui dĂ©cide Kassner Ă retourner chez lui dans lâespoir de rejoindre enfin femme et enfant.
Ses retrouvailles avec Anna se dĂ©roulent en deux temps, tous deux fondĂ©s sur une communion intellectuelle et affective. Kassner achĂšve une phrase du conte inventĂ© par Anna pour endormir lâenfant. Elle imagine des poissons tristes qui ont froid et vont se rĂ©fugier⊠« au pays des poissons Ă fourrure »47, complĂšte Kassner, revenant aux inventions des rĂ©cits farfelus du jeune Malraux. Plus tard, Kassner reprend la formule coranique sur la « nuit du destin » et câest Anna qui lâachĂšve, comme elle rĂ©pondrait Ă un code de sentinelles. Ces gardiens dâune lutte dĂ©sespĂ©rĂ©e savent que la mort attend, mais il faut scruter le texte pour dĂ©couvrir que Kassner nâen rĂ©chappera pas. AprĂšs les caresses Ă lâenfant et la communion avec sa femme, il se prend Ă es-pĂ©rer : « il [lui] semblait quâengluĂ© de tout le sang quâil venait de traverser le sens du monde naissait, et que la vie la plus secrĂšte des choses allait ĂȘtre accomplie ». Mais cette rĂȘverie pacifiĂ©e est contredite par le commentaire du narrateur : « et le jour oĂč il serait tuĂ© en Allemagne on tuerait cet instant-là »48.
Lâaccord des esprits â lâachĂšvement complice des phrases de chacun â et des corps â Kassner et Anna finissent par sâenlacer avec toute la rĂ©ticence des non-dits â ne peut masquer la certitude que Kassner mourra. Est-ce pour contrer ce pessimisme que Malraux, dans ses deux derniers romans, retrouve lâhomme promĂ©thĂ©en, debout face aux forces du mal, dans une communion physique et mĂ©taphysique avec le monde ? AprĂšs le dĂ©sespoir de Perken, qui conclut La Voie royale par le triomphe de la mort dans la solitude (« Il y a seulement⊠moi⊠moi⊠qui vais mourir⊠»), LâEspoir « relĂšve » la conclusion tragique, plus dissimulĂ©e, du Temps du mĂ©pris. La conclusion du roman sur la guerre dâEspagne sâinscrit dans un mĂȘme contexte de guerre et de musique (« Ces mouvements musicaux qui se succĂ©daient ») et avec une
45 LâAĂAR est crĂ©Ă©e en1932, comme section française de lâAssociation internationale des Ă©crivains rĂ©vo-lutionnaires, AIER (Moscou). Elle cherche Ă unir les intellectuels dans la lutte contre la montĂ©e du fascisme et la volontĂ© de forger une nouvelle culture populaire engagĂ©e.
46 A. Malraux, Le Temps du mépris, op. cit., p. 831.47 Ibidem, p. 832.48 Ibidem, p. 838.
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mĂȘme rĂ©fĂ©rence Ă la pulsation cardiaque dĂ©fiant le destin, mais la solitude se mue en communion avec la vie, en fusion avec lâunivers, avec la certitude de la « per-manence de lâhomme ». Comme Kassner, Manuel sâest cru sĂ©parĂ© de la musique, « parce quâelle supprimait en lui la volontĂ© »49, mais il a fini par comprendre quâon « ne dĂ©couvre quâune fois la guerre, mais on dĂ©couvre plusieurs fois la vie ». Sa rĂ©conciliation avec la musique lâa conduit Ă espĂ©rer encore, en dĂ©pit dâune rĂ©sistance qui sâachemine vers la dĂ©faite : « Manuel entendait pour la premiĂšre fois la voix de ce qui est plus grave que le sang des hommes, plus inquiĂ©tant que leur prĂ©sence sur la terre â la possibilitĂ© infinie de leur destin ; et il sentait en lui cette prĂ©sence [âŠ] permanente et profonde comme le battement de son cĆur »50. Malraux inaugure une dĂ©couverte quâil dĂ©veloppera dans Les Noyers de lâAltenburg : « lâhomme fonda-mental », thĂšme du colloque qui occupe les pages centrales du roman et rĂ©vĂ©lation de Vincent Berger dans les derniĂšres lignes, alors quâil meurt. Lâhomme fondamental dĂ©fiera Ă©ternellement le destin et saura faire de sa solitude le lieu dâune rĂ©surrection :
Je sais maintenant ce que signifient les mythes antiques des ĂȘtres arrachĂ©s aux morts. Ă peine si je me souviens de la terreur ; ce que je porte en moi, câest la dĂ©couverte dâun secret simple et sacrĂ©.
Ainsi, peut-ĂȘtre, Dieu regarda le premier hommeâŠ51.
49 A. Malraux, LâEspoir, Ćuvres complĂštes, t. II, Ă©dition de la PlĂ©iade, Paris, 1996, p. 432.50 Ibidem, p. 433.51 A. Malraux, Les Noyers de lâAltenburg, Ćuvres complĂštes, t. II, Ă©dition de la PlĂ©iade, Paris, 1996, p. 767.
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Revue annuelle de littérature francophoneUniwersytet Opolski
â 62019
MaĆgorzata GamratAcadĂ©mie de lâart, Szczecin
LĂ©lio de Hector Berlioz et Le contrebandier de George Sand, ou la solitude dâun artiste (hĂ©ros) romantique portant le masque dâun bandit1
LĂ©lio by Hector Berlioz and Le contrebandier by George Sand, or solitude of a romantic artist (hero) wearing the mask of a bandit
Abstract: The notions of solitude and a bandit were very popular as a literary theme during Romanticism. Those two literary topoi were connected with the image of a romantic hero, and successively a romantic artist. This paper analyzes two very different works: a monodrama LĂ©lio by Hector Berlioz and the short story Le contrebandier by George Sand, where a bandit is presented as a representation of a romantic artist.
Keywords: solitude, romantic artist, romantic hero, romantic bandit, George Sand, Hector Berlioz, LĂ©lio, Le contrebandier
La solitude est un grand paysJây vivrai le reste de ma vie
(Johnny Hallyday, La solitude, 1973)
Le bandit solitaire, ou un des visages de lâhĂ©ros romantique
Le bandit en tant que thÚme dans la littérature européenne apparaßt assez tÎt et devient vite un de ses topoï. Or, au XIXe siÚcle, il devient un symbole de la liberté
1 Les recherches ont été financées par le Centre National de Science dans le cadre de réalisation du projet n° 2016/23/B/HS1/02325 « Philosophie de musique. Les voies métaphysique, phénoménologique et décon-structiviste des recherches sur la musique, sa théorie et pratique ».
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74 MaĆgorzata Gamrat
de lâhomme et le synonyme dâun ĂȘtre vivant loin de la sociĂ©tĂ© et ne respectant point la maniĂšre de vivre de celle-ci : il se rĂ©volte. Mais souvent il est noble et plein de contrastes (ange et dĂ©mon Ă la fois) ; il est mystĂ©rieux, sombre ; il cache en lui un chagrin inexplicable pour les gens ordinaires⊠Parfois il est prĂ©sentĂ© en tant quâune victime de la fatalitĂ©, comme Hernani de Victor Hugo â un de plus cĂ©lĂšbres bandits romantiques qui est, par ailleurs, une incarnation modĂšle de lâhĂ©ros romantique.
La solitude, quant Ă elle, est encore plus prĂ©sente dans la culture europĂ©enne â elle suit lâhomme dĂšs son dĂ©but et elle se dĂ©voile dans diffĂ©rents textes Ă traves les siĂšcles2. Câest un de sujets emblĂ©matiques du romantisme que nous rencontrons aussi bien dans la prose quâen poĂ©sie, Ă ne citer que les Ćuvres des artistes les plus cĂ©lĂšbres comme Victor Hugo, George Sand, Alfred de Musset, Alphonse de Lamartine ou Casimir Delavigne. Pendant ce temps-lĂ , la solitude envisagĂ©e comme une situation et un sentiment devient un symbole de lâartiste romantique qui est frĂ©quemment so-litaire, incompris pas les autres. « La solitude est chĂšre Ă qui jamais nâen sort / elle a mille douceurs qui rendent calme et fort », dit Charles-Augustin Sainte-Beuve3. Notons quâelle offre aussi un abri et un secours aux gens malheureux et aux bandits autant quâaux artistes.
Ces trois notions : la solitude, le bandit et lâartiste romantique se croisent de temps en temps dans lâart romantique et parfois vont ensemble, notamment si un person-nage de bandit vĂ©hicule la mĂ©taphore dâun artiste libre vivant en solitude ; mĂ©taphore souvent aussi existentielle que rĂ©elle, Ă©tant donnĂ© quâil est incompris non seulement par la sociĂ©tĂ© mais Ă©galement par la critique. Il est donc solitaire avec et dans son art, et suite Ă ses « dĂ©marches rĂ©volutionnaires » envers lâart dit classique ; il est vu en tant quâun destructeur, un bandit. Cette vision romantique de lâartiste rĂ©voltĂ© et libre de tout le corset social et artistique revient dans diffĂ©rents textes littĂ©raires dont deux seront prĂ©sentĂ©s au cours de la prĂ©sente Ă©tude.
LĂ©lio de Hector Berlioz
LĂ©lio est un jeune artiste, un musicien « dâune sensibilitĂ© maladive et dâune ima-gination ardente »4, touchĂ© par des vagues de passion comme RenĂ© de Chateaubriand dont il est frĂšre cadet au sens mĂ©taphorique (son existence est bien inspirĂ©e par ce personnage crĂ©Ă© par lâauteur de MĂ©moires dâoutre-tombe). Le sujet berliozien est
2 Cf. J. Ingleheart (dir.), Two Thousand Years of Solitude : Exile After Ovide, Oxford, Oxford University Press, 2011 : ouvrage dont le titre est déjà assez significatif dans le contexte de cette étude. Ce livre montre comment la solitude est présente dans la littérature européenne.
3 Ch.-A. Sainte-Beuve, Consolation IX. Ă Fontaney, [in] idem, Joseph Delorme â Les consolations, Bruxelles, E. Laurent, 1834 (1Ăšre publication 1829), p. 307.
4 H. Berlioz, La Symphonie fantastique. Ăpisode de la vie dâartiste op. 14a, Site Hector Berlioz : http://www.hberlioz.com/BerliozAccueil.html (consultĂ© le 07/11/2018).
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Lélio de Hector Berlioz⊠75
trop sensible, il ne sait point vivre parmi les autres, il souffre dâĂȘtre incompris et mal aimĂ© par la femme quâil aime et qui devient son obsession. Avec tous ces problĂšmes, il reste seul, ce que Berlioz met en relief dans la troisiĂšme partie de la Symphonie fantastique (1830)5 dont LĂ©lio, ou la retour Ă la vie (1831)6 est la sĂ©quelle. Cette partie est intitulĂ©e ScĂšne aux champs ; lĂ , notre artiste « rĂ©flĂ©chit sur son isolement ; il espĂšre nâĂȘtre bientĂŽt plus seul⊠», mais il nâen est guĂšre sĂ»r, il doute et enfin il se sent trĂšs solitaire, ce que nous voyons dans le passage suivant, accentuĂ© par la ponctuation et par la disposition du texte : « Bruit Ă©loignĂ© du tonnerre⊠solitude⊠silence⊠»7.
La rĂ©flexion, la souffrance et enfin la solitude vĂ©cues par ce jeune artiste le mĂšnent Ă une tentative de suicide mais celle-ci Ă©choue â la dose de narcotique quâil a prise est trop faible et il ne fait que se plonger dans un songe dĂ©lirant rempli des visions dĂ©moniaques dĂ©crites ainsi par LĂ©lio : « Ce supplice, ces juges, ces bourreaux, ces soldats, les clameurs de cette populace, ces pas graves et cadencĂ©s tombant sur mon cĆur comme des marteaux de Cyclopes⊠»8. Il en sort et dĂ©cide de vivre parce que la musique et la littĂ©rature lâinspirent Ă continuer sa vie, elles le sauvent. Il veut crĂ©er la musique de lâavenir, nouvelle, indĂ©pendante des rĂšgles classiques et inspirĂ©e par la littĂ©rature, notamment par Shakespeare qui lui apporte les meilleures idĂ©es Ă forger en Ćuvres musicales. Puisque ceci est impossible dans les conditions dans lesquelles il fonctionne, il dĂ©cide de crĂ©er en solitude, qui, elle, est nĂ©cessaire pour que son inspiration prenne son envol et ne sâenfuie pas.
5 La Symphonie fantastique. Ăpisode de la vie dâartiste op. 14a est une symphonie Ă programme, oĂč un texte littĂ©raire (programme) Ă©claire la musique et explique ce qui se passe dans lâĆuvre au niveau de la drama-turgie. Berlioz explique lui-mĂȘme son idĂ©e de ce type de symphonie ainsi : « Le plan du drame instrumental, privĂ© du secours de la parole, a besoin dâĂȘtre exposĂ© dâavance. Le programme suivant doit donc ĂȘtre considĂ©rĂ© comme le texte parlĂ© dâun opĂ©ra, servant Ă amener des morceaux de musique, dont il motive le caractĂšre et lâexpression » (ibidem). Pour en savoir plus sur cette Ćuvre, voir : C. Abromont, La Symphonie fantastique. EnquĂȘte autour dâune idĂ©e fixe, Paris, CitĂ© de la Musique / Philharmonie de Paris, 2016.
6 Le titre exact de cette Ćuvre est LĂ©lio, ou la retour Ă la vie (op. 14b). Le nom « LĂ©lio » nâa Ă©tĂ© ajoutĂ© par Berlioz au premier titre Le retour a la vie quâen 1855 ; il sâest inspirĂ© du nom dâun des personnages du roman de George Sand La Marquise (1832). Cf. G. Bordy, « The Concert as a Literary Genre : Berliozâs LĂ©lio », [in] D. da Sousa Correa (dir.), Phrases and Subject. Studies in Literature and Music, New York, Legenda, Modern Humanities Research Association and Maney Publishing, 2006, p. 152. Selon Berlioz, LĂ©lio fut sa premiĂšre Ćuvre dans le domaine de la littĂ©rature, comme il le dit dans une lettre Ă Thomas Gou-net du 14 juin 1831. Cf. H. Berlioz, Correspondance gĂ©nĂ©rale, t. 1, dir. P. Citron, Paris, Flammarion, 1972, p. 429. Cette Ćuvre pose des problĂšmes gĂ©nologiques parce que Berlioz donna deux diffĂ©rentes indications quant au genre de sa crĂ©ation : « monodrame lyrique » et « mĂ©lologue ». Les chercheurs non plus ne sont point dâaccord Ă ce sujet. Guillaume Bordy donne quelques propositions trĂšs intĂ©ressantes : « concert with programme », « ideal concert, which is played in the mind of the Artist », « expressive instrumental genre ». Cf. G. Bordy, op. cit., p. 151.
7 H. Berlioz, La Symphonie fantastiqueâŠ, op. cit.8 Idem, LĂ©lio, ou la retour Ă la vie op. 14b, Site Hector Berlioz : http://www.hberlioz.com/BerliozAccueil.
html (consulté le 07/11/2018). Toutes les citations du texte utilisées dans cette étude viennent de cette version et seront désormais signalées par les abréviations suivantes : monologue de Lélio (ML), Chanson de brigands (CB) mises en parenthÚses aprÚs la citation.
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Ce qui importe pour mieux comprendre la situation de LĂ©lio, câest que, pour sortir de sa solitude â qui, dâailleurs, semble le dĂ©ranger â, il invente des amis qui vivent avec lui. Il en est question dĂšs le dĂ©but de lâĆuvre : dĂ©jĂ Ă la page de titre, nous lisons que, dans cette Ćuvre, il y a des personnages rĂ©els (musiciens, choristes, amis et Ă©lĂšves de LĂ©lio qui interviennent Ă la derniĂšre partie) et ceux fictifs, y compris le poĂšte Horatio â son meilleur ami. Câest Ă lui que le musicien adresse ses adieux et qui est lâauteur des paroles mises en musique par notre artiste. Toutefois, LĂ©lio a aussi un autre ami trĂšs important : câest lâart en gĂ©nĂ©ral, et la musique est son amante idĂ©alisĂ©e et sacralisĂ©e :
Ă musique ! maĂźtresse fidĂšle et pure, respectĂ©e autant quâadorĂ©e, ton ami, ton amant tâappelle Ă son secours ! Viens, viens, dĂ©ploie tous tes charmes, enivre-moi, environne-moi de tous tes prestiges, sois touchante, fiĂšre, simple, parĂ©e, riche, belle ! Viens, viens, je mâabandonne Ă toi (ML).
Une autre femme idéale et inaccessible semble cachée dans le monde imaginaire de la littérature :
Oh ! que ne puis-je la trouver, cette Juliette, cette OphĂ©lie, que mon cĆur appelle ! Que ne puis-je mâenivrer de cette joie mĂȘlĂ©e de tristesse que donne le vĂ©ritable amour ; et un soir dâautomne, bercĂ© avec elle par le vent du nord sur quelque bruyĂšre sauvage, mâendormir enfin dans ses bras dâun mĂ©lancolique et dernier sommeil!⊠(ML).
Penchons-nous ici sur la vie sociale de LĂ©lio : il vit seul, ses contacts avec la so-ciĂ©tĂ© sont difficiles et rares ; il nâest guĂšre compris par les autres, sauf par quelques musiciens qui sont ses amis et ses Ă©lĂšves ; les autres musiciens ne le comprennent point. Or, il y a encore une autre raison de son isolement : câest la critique qui nâac-cepte rien que des choses dĂ©jĂ bien connues et classiques ; la critique dĂ©truit toutes les nouveautĂ©s dans lâart ; câest un ennemi du progrĂšs qui bloque la fantaisie et la libertĂ© de lâartiste.
Jâai envie dâaller dans le Royaume de Naples ou dans la Calabre demander du service Ă quelque chef de Bravi, dussĂ©-je nâĂȘtre que simple brigand⊠Jây ai souvent songé⊠Oui ! de poĂ©tiques superstitions, une madone protectrice, de riches dĂ©pouilles amoncelĂ©es dans les cavernes, des femmes Ă©chevelĂ©es, palpitantes dâeffroi, un concert de cris dâhorreur accompagnĂ© dâun orchestre de carabines, sabres et poignards, du sang et du lacryma-christi, un lit de lave bercĂ© par les tremblements de terre, allons donc, voilĂ la vie!⊠(ML),
dit LĂ©lio aprĂšs avoir menĂ© une rĂ©flexion concernant la critique et la libertĂ© de lâart de son temps. Il veut ĂȘtre brigand pour vivre librement et pour cultiver son art sans les obstacles imposĂ©s par la critique. Il imagine une vie sans limites : « Ce jour est un jour de largesses / Nous allons boire Ă nos maĂźtresses / Dans le crĂąne de leurs amants ! », il rĂȘve de vivre « cent ans et plus, riche et content » (CB), comme le chante le capitaine des brigands.
Le monologue du jeune artiste continue ; il sâimagine quâen Italie, et notamment « dans le Royaume de Naples ou dans la Calabre » (ML), la vie est plus facile et meilleure pour un esprit libre et crĂ©atif, parce quâil est mieux dâĂȘtre libre vivant
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Lélio de Hector Berlioz⊠77
loin de la sociĂ©tĂ© quâĂȘtre un pape ou un roi adorĂ© dans un endroit de prestige. Le brigand vit « Ă la montagne, au vieux couvent » (CB), oĂč il est heureux et libre ; et sa bande lui reste fidĂšle et lâentoure comme ses prĂȘtres9. En effet, dans le Chant de brigands qui suit le monologue de LĂ©lio, le sujet Ă©voque un vieil ermite qui lâat-tend, lui-mĂȘme et son groupe. Un peu plus loin, nous apercevons quâils vivent Ă la montagne et ils vont Ă la campagne de temps en temps mais dĂšs quâils reçoivent ce dont ils ont besoin, ils reviennent chez eux. Pour eux, le plus important est dâĂȘtre libres et heureux : ils boivent, ils tuent les gens qui les dĂ©rangent, ils prennent les femmes qui leur plaisent. Sâils possĂšdent un code dâhonneur, celui-ci nâentre point dans les normes sociales conventionnelles.
Mais pourquoi LĂ©lio veut devenir brigand ? La rĂ©ponse Ă cette question semble rĂ©sulter de sa sensibilitĂ©, de ses activitĂ©s artistiques et de son inadaptation sociale, mais cela nâest point aussi simple. Câest un jeune artiste romantique qui ne peut trouver aucun moyen de vivre parmi les philistins et la critique dâart conservatrice dĂ©jĂ mentionnĂ©e. Il commence sa rĂ©flexion Ă ce sujet en partant des observations sur Shakespeare et le fait que, au XIXe siĂšcle, le poĂšte anglais nâĂ©tait point apprĂ©ciĂ© comme il le mĂ©rite. De plus, il suggĂšre que le gĂ©nie de ce grand artiste incompris a Ă©tĂ© dĂ©truit par la critique. Lâignorance de celle-ci pousse le sujet Ă vouloir brus-quement quitter cette sociĂ©tĂ© barbare. Seulement quelques artistes les plus sensibles peuvent comprendre le gĂ©nie du dramaturge anglais (et reconnaĂźtre tout autre gĂ©nie). LĂ©lio le rĂ©sume ainsi:
Ă Shakespeare ! Shakespeare ! toi dont les premiĂšres annĂ©es passĂšrent inaperçues, dont lâhistoire est presque aussi incertaine que celle dâOssian et dâHomĂšre, quelles traces Ă©blouissantes a laissĂ©es ton gĂ©nie ! Et pourtant que tu es peu compris ! De grands peuples tâadorent, il est vrai ; mais tant dâautres te blasphĂš-ment ! Sans te connaĂźtre, sur la foi dâĂ©crivains sans Ăąme, qui ont pillĂ© tes trĂ©sors en te dĂ©nigrant, on osait naguĂšre encore dans la moitiĂ© de lâEurope tâaccuser de barbarie!⊠(ML).
Quant Ă la critique en tant que telle et Ă ses fideles apĂŽtres, LĂ©lio va encore plus loin ; il les dĂ©peint de maniĂšre suivante : « les plus cruels ennemis du gĂ©nie [âŠ] sont ces tristes habitants du temple de la routine, prĂȘtres fanatiques, qui sacrifie-raient Ă leur stupide dĂ©esse les plus sublimes idĂ©es neuves » (ML). Cette rĂ©flexion est trĂšs forte mais correspond bien Ă son Ă©poque : la presse est en plain essor10 et la critique gagne une trĂšs haute position ainsi quâune autoritĂ© remarquable, ce qui cause que certains critiques se croient omnipuissants. Ajoutons encore que, selon
9 Ajoutons quâen 1837, Franz Liszt (1811-1886), trĂšs grand ami de Berlioz, proposa dans un de ses textes, publiĂ© dans « La Revue et Gazette Musicale de Paris », la crĂ©ation dâun couvent pour les artistes et les hommes de science oĂč il voulut « des rĂ©unions dâartistes, de savants, de travailleurs, vivant ensemble, sous une rĂšgle convenue, et mettant en commun leurs recherches et leurs dĂ©couvertes ». Cf. F. Liszt, « Le lac de Como. Ă M. Louis Ronchaud », [in] idem, SĂ€mtliche Schriften, t. 1, Ă©d. D. Altenburg, S. Gut, Wiesbaden / Leipzig / Paris, Beritkopf und HĂ€rtel, 2000, p. 136.
10 Pour en savoir plus sur ce sujet, voir P. NĂ©e (dir.), Naissance de la critique littĂ©raire et de la critique dâart dans lâessai, Paris, Garnier, 2019.
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78 MaĆgorzata Gamrat
LĂ©lio, la critique est professĂ©e par des ignorants et par des gens incapables de crĂ©er eux-mĂȘmes qui nâacceptent guĂšre le progrĂšs dans lâart ; et pire encore â par des gens qui ne comprennent point que lâart a une mission : elle peut transmettre des idĂ©es importantes pour lâhumanitĂ©. Il le dit clairement:
[âŠ] ces jeunes thĂ©oriciens de quatre-vingts ans, vivant au milieu dâun ocĂ©an de prĂ©jugĂ©s et persuadĂ©s que le monde finit avec les rivages de leur Ăźle ; ces vieux libertins de tout Ăąge qui ordonnent Ă la musique de les caresser, de les divertir, nâadmettant point que la chaste muse puisse avoir une plus noble mission (ML).
Or, la pire idĂ©e est celle de vouloir corriger les Ćuvres de gĂ©nie:
[âŠ] ces profanateurs qui osent porter la main sur les ouvrages originaux, leur font subir dâhorribles mu-tilations quâils appellent corrections et perfectionnements, pour lesquels, disent-ils, il faut beaucoup de goĂ»t. MalĂ©diction sur eux ! ils font Ă lâart un ridicule outrage ! (ML)11.
En conclusion de son discours contre les critiques, LĂ©lio constate que, pour un vrai artiste, « une pareille sociĂ©tĂ© [âŠ] est pire que lâenfer ! » (ML). Par consĂ©quent, il sâappuie sur lâidĂ©e de devenir un bandit vivant loin de la sociĂ©tĂ© qui ne sait que dĂ©truire le gĂ©nie. Il dĂ©sire donc de vivre avec sa bande quelque part en Italie pour composer sa musique dâavenir et rester libre, fidĂšle Ă son art. Dans ce fragment du monodrame, Hector Berlioz nous prĂ©sente sa conception dâartiste romantique qui veut devenir un bandit (artistique bien sĂ»r) et crĂ©er librement, sans les entraves de la critique de son Ă©poque.
Le Contrebandier de George Sand
George Sand publia son histoire lyrique intitulĂ©e Le Contrebandier dans le pre-mier numĂ©ro de « La Revue et Gazette Musicale de Paris » de lâannĂ©e 1837. AprĂšs une courte introduction, nous y trouvons la partie centrale de lâĆuvre qui porte un titre supplĂ©mentaire : « Yo que soy Contrabandista ». Paraphrase fantastique sur un rondo fantastique de Franz Liszt (un banquet en plein air dans un jardin)12. Par
11 PrĂ©cisons que Berlioz fait ici allusion Ă une situation qui le bouleversa beaucoup. En 1830, un compo-siteur, musicographe et thĂ©oricien Ă la fois, François-Joseph FĂ©tis (1784-1871), essaya de corriger lâharmonie de la symphonie en do majeur (op. 21) de Ludwig van Beethoven â qui, dâailleurs, pour Berlioz, fut Dieu de la musique. Berlioz fit Ă ce propos tellement de bruit Ă Paris que FĂ©tis abandonna cette idĂ©e. Cf. H. Ber-lioz, MĂ©moires (chap. 44), Site Hector Berlioz : http://www.hberlioz.com/BerliozAccueil.html (consultĂ© le 18/11/2018). Ajoutons que Berlioz a Ă©tĂ© critique pendant presque toute sa vie, Ă partir de la fin des annĂ©es 1820 â il collabora, entre autres, Ă la « Revue EuropĂ©enne », « La Quotidienne », « La Revue et Gazette Musicale de Paris » et au « Journal des DĂ©bats ». Ses feuilletons furent trĂšs populaires et apprĂ©ciĂ©s par ses contemporains. NâempĂȘche que, tout estimĂ© quâil fĂ»t en tant que critique, il fut constamment objet des attaques de la critique parisienne en tant que compositeur.
12 Cf. G. Sand, Le Contrebandier. Histoire lyrique, « La Revue et Gazette Musicale de Paris », n° 1, 1837, pp. 1-9. Toutes les citations de cette nouvelle utilisĂ©es dans la prĂ©sente Ă©tude viennent de cette version et seront dĂ©sormais signalĂ©es par lâabrĂ©viation suivante : page, colonne (p. 1, c. 1) en parenthĂšses aprĂšs la citation.
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Lélio de Hector Berlioz⊠79
lâidentification gĂ©nologique donnĂ©e Ă la premiĂšre page du texte, lâĂ©crivaine fait une rĂ©fĂ©rence Ă un opĂ©ra lyrique populaire en France Ă son Ă©poque. La structure de cette Ćuvre, adaptĂ©e de la forme musicale et mĂ©langeant diffĂ©rents genres littĂ©raires, est trĂšs intĂ©ressante ; de plus, la richesse des allusions aux diffĂ©rents textes et situations rĂ©elles rend cette nouvelle encore plus attirante ; pourtant, cette problĂ©matique, bien que fascinante, ne constitue pas lâobjet de cette Ă©tude.
DĂšs le dĂ©but de son ouvrage, Sand prĂ©sente la solitude Ă travers deux strates : tout dâabord, dans lâhistoire du contrebandier et puis, en tant quâune allĂ©gorie de la vie de lâartiste. Elle y met des rĂ©flexions introductoires fort intĂ©ressantes non seulement au point de vue de notre sujet mais aussi par rapport Ă lâart romantique. Ce qui est le plus important, câest que lâauteur prĂ©sente dans ce texte la situation de lâartiste dans la sociĂ©tĂ©13, en constatant que la vie du contrebandier est la meilleure pour un artiste, ce qui soutient la mĂ©taphore mettant un signe dâĂ©galitĂ© entre lâartiste et le bandit en tant que hommes libres et solitaires. Sand indique que cette idĂ©e vient dâune chanson trĂšs populaire Ă son Ă©poque, intitulĂ©e Yo que soy Contrabandista de Manuel GarcĂa14 qui est une de sources dâinspiration de son texte : « le caractĂšre et le sens de cette perle musicale Ă©taient le rĂ©sumĂ© de la vie dâartiste, de laquelle, Ă son dire, la vie de contrebandier est lâidĂ©al » (p. 2, c. 1). Câest pourquoi CĂ©line Carenco dit que le contrebandier sandien est une incarnation de lâartiste romantique15, ob-servation faite aussi par ThĂ©rĂšse Marix-Spire dans son livre devenu dĂ©jĂ classique, Les romantiques et la musique : le cas George Sand : « lâĂąme du contrebandier sâap-proche Ă se confondre de celle du PoĂšte et de lâArtiste »16. Câest aussi notre opinion.
Ce qui est aussi important, câest que Sand prĂ©pare son lecteur Ă lâambiance du texte, oĂč la solitude et la tristesse sont bien prĂ©sentes, ainsi que la montagne qui sauve le contrebandier en lui donnant lâabri : « la voix mystĂ©rieuse et toute-puis-sante vous rappelle sur la montagne, oĂč vous ĂȘtes rafraĂźchi par la rosĂ©e des larmes saintes ; enfin la montagne disparaĂźt et les flambeaux du banquet effacent les cieux Ă©toilĂ©s » (p. 2, c. 1). En outre, dans ce texte, les choses simples, comme la joie liĂ©e Ă la fĂȘte du mariage, sont juxtaposĂ©es Ă la vie tragique et pleine de douleur du contrebandier. Comme lâexplique la narratrice elle-mĂȘme : « ArrachĂ© Ă lâextase contemplative, vous redescendez dans la fĂȘte, dans le combat, dans les voix dâamour et de guerre » (p. 2, c. 1).
13 Il est intĂ©ressant dâajouter quâen 1835 Liszt publia une sĂ©rie de six articles intitulĂ©s De la situation des artistes et de leur condition dans la sociĂ©tĂ© (« La Revue et Gazette musicale de Paris ») oĂč il parle des mĂȘmes problĂšmes.
14 Cette chanson vient dâune piĂšce de thĂ©Ăątre (opĂ©ra-monologue en un acte) Ă©crite et mise en musique par Manuel GarcĂa (vrai nom : Manuel del PĂłpulo Vicente RodrĂguez) intitulĂ©e El poeta calculista (1805).
15 Cf. C. Carenco, « Le Contrebandier de George Sand, un portrait lisztien ? », [in] F. Fix, L. le Diagon-Jac-quin, G. Zaragoza (dir.), Franz Liszt. Lectures et écritures, Paris, Hermann, 2013, p. 219.
16 T. Marix-Spire, Les romantiques et la musique : le cas George Sand, Paris, Nouvelles Ă©ditions latines, 1954, p. 503.
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Il est par ailleurs intĂ©ressant de noter que dans cette « prĂ©face », lâauteur ex-plique plusieurs intertextes prĂ©sents dans son Ćuvre17. Ensuite, elle parle dâune procĂ©dure frĂ©quente dans lâart (implicitement romantique), celle dâidentification entre un personnage imaginaire (ou un monde imaginaire) et lâartiste, ce qui nous donne une image assez particuliĂšre de lâart romantique. De plus, elle montre comment rĂ©ussir Ă rendre la couleur locale, si importante pour le romantique, en littĂ©rature (lieu dâaction â Espagne, PyrĂ©nĂ©es ; bandit local â le contreban-dier ; les noms espagnols ; les habitudes typiques pour la rĂ©gion) et en musique (les danses : bolĂ©ro et tirana, sorte de fandango). La musique chantĂ©e est trĂšs importante pour bien comprendre ce texte sandien, et, comme le rĂ©sume CĂ©line Carenco, « lâintrigue elle-mĂȘme repose sur lâacte de chanter une chanson : le voyageur doit, pour ĂȘtre reconnu comme un enfant du pays, prouver quâil connaĂźt la chanson du pays »18.
La musique Ă©voquĂ©e par Sand dans la « prĂ©face » exprime dĂ©jĂ la solitude et la mĂ©lancolie qui surgira Ă travers lâĆuvre toute entiĂšre:
Lâair se termine par cette sorte de cadence qui se trouve Ă la fin de toutes les tiranas, et qui, ordinaire-ment mĂ©lancolique et lente, sâexhale comme un soupir ou comme un gĂ©missement. [âŠ] Le aye, jaleo, ce aye intraduisible qui embrase les narines des chevaux et fait hurler les chiens Ă la chasse, semblait Ă GarcĂa plus Ă©nergique, plus profond et plus propre Ă enterrer le chagrin, que toutes les maximes de la philosophie (p. 1, c. 2).
Ainsi, la musique, la mĂ©lancolie et la solitude empruntĂ©es Ă la chanson de GarcĂa prĂ©parent le lecteur Ă lâambiance du texte et introduisent les Ă©motions complexes Ă cette partie du public qui connaĂźt cette musique (voir ex. 1). Lâassociation entre la description faite par lâĂ©crivaine et la musique dont elle parle permet au lecteur de mieux sentir et comprendre ce qui se passe au cours de cette nouvelle.
17 Elle parle de la chanson de Manuel GarcĂa et du rondo de Franz Liszt ainsi que du roman de Victor Hugo oĂč cette chanson est citĂ©e : « Cette chanson, que lâauteur de Bug-Jargal a poĂ©tiquement jetĂ©e Ă travers son roman, fut composĂ©e par GarcĂa dans sa jeunesse. La Malibran fit connaĂźtre Ă tous les salons de lâEurope la grĂące Ă©nergique et tendre des bolĂ©ros et des tiranillas. Parmi les plus goĂ»tĂ©es, le Contrabandista fut celle que chantait avec le plus dâamour la grande artiste ; elle y puisait, avec tant de force, les souvenirs de lâenfance et les Ă©motions de la patrie, que son attendrissement lâempĂȘcha plus dâune fois dâaller jusquâau bout ; un jour mĂȘme elle sâĂ©vanouit aprĂšs lâavoir achevĂ©e. Les paroles de cette chansonnette sont admirablement portĂ©es par le chant, mais elles sont insignifiantes sĂ©parĂ©es de la musique, et il serait impossible de les traduire mot Ă mot » (p. 1, c. 2 â p. 2, c. 1).
18 C. Carenco, op. cit., p. 220.
Ex. 1. M. Garcia, Yo que soy contrabandista, thĂšme.
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Cette histoire lyrique sandienne commence avec le chant joyeux du chĆur des amis rĂ©unis pour fĂȘter un mariage pendant lequel tout le monde est Ă©gal : « tu oublieras que je suis ton seigneur », dit le chĂątelain Ă son ancien serviteur (ce qui correspond bien Ă lâattitude de Sand elle-mĂȘme dans ses domaines Ă Nohant). Le sentiment qui domine, dĂšs le dĂ©but de lâaction de cette nouvelle, câest la joie qui semble ĂȘtre inaccessible au contrebandier venant au milieu de la rĂ©ception festive. En consĂ©quence, son arrivĂ©e transforme la simple fĂȘte en scĂšne mi-grotesque, mi-fan-tastique et un peu irrĂ©elle. Ce voyageur nâest point gentil, il ne veut guĂšre participer au banquet â ses interactions avec les gens rĂ©unis autour de la table semblent ĂȘtre un jeu du personnage qui maintient une distance assez considĂ©rable entre lui et les autres et qui ne dĂ©sire point ĂȘtre reconnu avant quâil ne sâĂ©loigne vers son abri.
Regardons dâabord le voyageur qui arrive seul et qui est vu par les convives en tant quâun pĂšlerin (fatiguĂ©), un aventurier ou encore un Ă©tranger Ă qui lâon demande de chanter « la chanson du pays » qui permettrait de vĂ©rifier sâil vient « dâici ». Mais il le refuse, malgrĂ© lâinsistance des convives, parce que, comme il le dit lui-mĂȘme, il est « celui qui nâa plus ni amis ni patrie » (p. 4, c. 1) et qui se voit « plus grand et plus fort que le plus fort et le plus grand dâentre vous » (p. 4, c. 1). Ce qui est intĂ©-ressant, non seulement Ă titre dâune technique artistique mais aussi du point de vue de la succession narrative de ce texte, câest le moment de son arrivĂ©e â il apparaĂźt quand un enfant chante « la chanson du pays » sur un contrebandier solitaire. Alors le chĂątelain aperçoit une personne et dit : « Quel est ce pĂšlerin qui sort de la forĂȘt suivi dâun maigre chien noir comme la nuit ? [âŠ] Il semble harassĂ© de fatigue » (p. 3, c. 1) ; il lâinvite Ă table, faisant preuve de son hospitalitĂ© Ă lâoccasion du mariage de Hermosa. Il semble donc que notre voyageur est comme une incarnation du person-nage de cette chanson du pays ; ainsi, la chanson se transfome en rĂ©alitĂ© du texte.
LâidentitĂ© de ce voyageur solitaire, objet de son jeu, est difficile Ă deviner de prime abord. Il trompe son auditoire, parle en Ă©nigmes, cache son nom et joue avec le public â ou peut-ĂȘtre il a plusieurs identitĂ©s, plusieurs visages, comme un artiste sensible dĂ©pendant de son Ă©tat dâĂąme. Voyons de plus prĂšs comment il se prĂ©sente lui-mĂȘme. Tout dâabord, en tant quâun frĂšre et ancien ami : « Soyez maudits, vous qui accueillez un frĂšre comme un mendiant ; soyez oubliĂ©s, vous qui ne reconnaissez point un ancien ami » (p. 3, c. 2). Puis, il dit : « Je suis un malheureux » (p. 3, c. 2) ; et sa vie nâest que solitude, ennui et fatigue. Cela le change et cause que nul ne le reconnaĂźt. Durant presque toute la piĂšce sandienne, il essaie dâexpliquer sa vraie identitĂ© en faisant des « pirouettes ».
En effet, dans chacune de ses interventions, il dit autre chose en commençant par « moi » qui, dans son premier Ă©noncĂ©, est rĂ©pĂ©tĂ© trois fois : « Moi⊠moi⊠moi!⊠» (p. 4, c. 2), ce qui paraĂźt assez significatif : il se concentre sur lui-mĂȘme ; cela peut ĂȘtre aussi considĂ©rĂ© comme une sorte dâĂ©gocentrisme (artistique) ou comme une difficultĂ© de sâidentifier et de parler de lui-mĂȘme. Câest un homme de diffĂ©rentes occupations, souvent liĂ©es Ă la solitude ; il vit seul depuis la mort de sa sĆur Dolorie qui « repose lĂ -haut sous les vieux cĂšdres, sous le jeune gazon » (p. 5,
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82 MaĆgorzata Gamrat
c. 1). PremiĂšrement, il se prĂ©sente ainsi : « [m]oi qui suis un jeune chevrier » (p. 5, c. 1)19. Ensuite, il commence Ă changer dâallure ; il nâest point un homme simple, il veut ĂȘtre vu en tant quâun homme dâesprit. Cette fois-ci, il dit quâil est « un joyeux Ă©colier » (p. 2, c. 2) et, en se moquant de son public, il explique quâil travaille sur « le docte pavĂ© de Salamanque » (p. 2, c. 2) et quâil court â dâune maniĂšre digne dâun personnage hoffmannien â « aprĂšs les lutins femelles qui passent comme des ombres dans la nuit » (p. 2, c. 2). Puis, notre voyageur se prĂ©sente comme un amant jaloux et infortunĂ© qui « casse avec joie le manche de [s]a guitare sur le dos de [s]on pauvre pĂ©dant noir, et [il se] sauve vers [s]es montagnes » (p. 2, c. 2). Il commet un crime plutĂŽt mĂ©taphorique que rĂ©el : « quand mon rival vient Ă passer, je plonge mon stylet dans son sang noir, car câest de lâencre qui coule dans les veines dâun pĂ©dant » (p. 6, c. 1). Successivement, il avoue quâil est « un vil meurtrier » (p. 6, c. 1), qui mĂšne « une affreuse vie » (p. 6, c. 1) solitaire. Câest lĂ quâil fait une description de lui trĂšs sombre et trahissant lâĂ©tat incertain de son psychisme20 â est-il fou, a-t-il des remords, est-il un meurtrier suivi par son chĂątiment ou un amant malheureux, un artiste⊠? Il trompe encore son public en disant :
[âŠ] mes pieds sont dĂ©chirĂ©s ; mon front est sillonnĂ© comme celui de CaĂŻn ; ma voix est rauque et terrible comme celle des torrents qui sont mes hĂŽtes ; mon Ăąme est dĂ©chirĂ©e comme les flancs des monts qui sont mes frĂšres, et quand lâheure fatale est marquĂ©e Ă lâhorloge cĂ©leste pour le lever de lâĂ©toile sanglante⊠oh ! alors⊠le spectre noir me fait signe de le suivre, et lĂ jusquâau coucher de lâĂ©toile, je marche, je cours Ă travers les rochers, Ă travers les Ă©pines, Ă travers les prĂ©cipices Ă la suite du fantĂŽme⊠(p. 6, c. 1âc. 2).
AprĂšs ces rĂ©flexions, il revient Ă son identitĂ© dâhomme libre, et, cette fois-ci, il veut ĂȘtre « un vaillant guerrier » (p. 6, c. 2) et puis un aventurier dont la vie est « pĂ©rilleuse », parce quâil « erre de la ville Ă la montagne » (p. 6, c. 2).
Puis, encore une fois, il retourne vers son identitĂ© plus complexe â il se dĂ©signe comme un « pauvre ermite » (p. 7, c. 1) qui prie jour et nuit dans sa chartreuse ; il nâa que la nuit pour tĂ©moin de ses douleurs, ses malheurs et son amour tragique. Il arrĂȘte sa chanson et demande Ă son public : « jâai changĂ© ; le mode vous plaĂźt-il
19 Nâoublions pas que, dans la littĂ©rature de la fin du XVIIIe siĂšcle et de la premiĂšre moitie du XIXe siĂšcle, un berger (chevrier, etc.) ou un homme de la montagne symbolise lâhomme libre. Cette image fut trĂšs populaire, surtout en association avec la Suisse, depuis les textes de Jean-Jacques Rousseau. Câest un des topoĂŻ littĂ©raires. Cf. F. Schiller, Wilhelm Tell, poĂšme dramatique, traduit dans le mĂštre de lâoriginal par F. Sabatier-Ungher, Königsberg, J.H. Bon libraire-Ă©diteur 1859 ; Ă.P. de Senancour, Obermann, Paris, Gallimard, 1984 et aussi M. Schneider, Lâutopie suisse dans la musique romantique, Paris, Hermann, 2016.
20 Si nous regardons les rĂ©ponses du voyageur et ses diffĂ©rentes identitĂ©s et activitĂ©s qui y sont associĂ©es, nous pouvons nous poser des questions sur son Ă©tat psychique ; on sait que le malheur et le chagrin peuvent causer la folie, ce que nous expliqua bien Victor Hugo dans son poĂšme Gastibelza (dont le sujet est assez comparable au voyageur de George Sand) et tant dâautres artistes romantiques. La vie solitaire Ă la montagne change notre voyageur qui devient bizarre et qui a du mal Ă se dĂ©finir lui-mĂȘme ; surtout, il perd la raison Ă cause de cet Ă©loignement des autres ĂȘtres humains. Probablement il pourrait prĂ©tendre, comme un autre per-sonnage sandien â Indiana, que « La solitude est bonne, et les hommes ne valent pas un regret ». Cf. G. Sand, Indiana, Paris, Michel LĂ©vy FrĂšres, 1861 (1Ăšre publication 1832), p. 333.
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Lélio de Hector Berlioz⊠83
ainsi » (p. 7, c. 1). Ainsi Sand nous rappelle que cette chanson est une fiction, une invention, une construction artistique dont on peut sortir Ă chaque moment et la reprendre quand cela paraĂźtra propice au chanteur. Câest dâailleurs ce que fait le voyageur en disant quâil est « un poĂšte couronnĂ© » (p. 7, c. 2) et rĂ©voltĂ© qui se « raille de Dieu et des hommes » (p. 7, c. 2), chantant sur toutes les puissances du monde et toutes les choses humaines : la douleur, la folie, le meurtre, le combat, lâamour et la pĂ©nitence. Et comme son inspiration sâen va, il fait « vibrer les grosses cordes de la lyre, les cordes noires qui font de lâeffet sur les sots. RĂ©sonne, rĂ©sonne, bonne corde noire, voici le sens qui manque aux paroles ; rĂ©sonne, rĂ©sonne : au diable la raison ! vive la rime! » (p. 7, c. 2).
Finalement, il sâĂ©loigne vers ses montagnes et il avoue son identitĂ© en reprenant les paroles de la chanson de GarcĂa qui, dans cette nouvelle, est nommĂ©e « la chanson du pays » : « [je] suis un Contrebandier » (p. 8, c. 2)21. Câest aussi le moment oĂč Sand revient Ă lâaction simple de sa nouvelle en finissant ce rĂ©cit dans le rĂ©cit. Câest alors que le voyageur est reconnu par un des convives, DiĂ©go, qui dit : « câest JosĂ©, câest le fameux contrebandier, câest le damnĂ© bandit » (p. 8, c. 2). Le chĂątelain le recon-naĂźt dâune autre maniĂšre : « câest un noble enfant des montagnes, qui fut bachelier, amoureux et poĂšte, et qui, dit-on, sâest fait chef de bande par esprit de parti » (p. 8, c. 2). Mais il semble que, avant tout, il est un artiste romantique par excellence, qui dĂ©clare son indĂ©pendance de ne chanter que pour lui-mĂȘme, selon sa fantaisie.
Ajoutons ici encore un dĂ©tail. Il arrive une fois que le personnage du contreban-dier est nommĂ© par lâauteur « pĂšlerin » en didascalie (sinon il est toujours appelĂ© « voyageur ») ; cette situaton a lieu lorsquâil fait la confession la plus profonde de toute la nouvelle sandienne. Il dit : « Je ris souvent, mais je ris en moi-mĂȘme dâun rire lugubre et dĂ©sespĂ©rĂ© en voyant les turpitudes et les misĂšres de lâhomme. [âŠ] Toute lâhistoire de mes malheurs est contenue dans ces mots : Je suis homme! » (p. 4, c. 1). Câest la confession la plus touchante et la plus importante de toute lâĆuvre parce quâelle rend dâune maniĂšre parfaite la souffrance existentielle, non seulement de lâartiste romantique, mais aussi de tout homme sensible.
Ce portrait du contrebandier semble trĂšs complexe, aussi bien le personnage de la nouvelle que la crĂ©ation artistique sandienne ayant plusieurs strates et visages qui sont prĂ©sentĂ©s lâun aprĂšs lâautre, Ă chaque fois dâune maniĂšre diffĂ©rente. Nâoublions pas que Sand adopte ici une technique musicale, celle de la variation. LâĂ©crivaine paraphrase les paroles de GarcĂa dâune maniĂšre semblable Ă celle employĂ©e par Liszt dans son Ćuvre qui inspira Sand Ă Ă©crire ce texte22. Cela est clairement visible si nous mettons ensemble toutes les identitĂ©s du voyageur (voir tab. 1).
21 Il reprend les paroles chantĂ©es par lâenfant au dĂ©but du texte â ce retour Ă la fin dans les vers du dĂ©but donne Ă ce texte un contexte nouveau. La « chanson du pays » nâest point chantĂ©e ici pour amuser les autres ; câest une confession de la vĂ©ritĂ© que le voyageur essaie de cacher tout au long du texte.
22 La question de correspondances entre les Ćuvres de Liszt, Sand et GarcĂa fut dĂ©jĂ lâobjet de quelques Ă©tudes. Citons les plus importantes : P. Dayan, « Interart Contraband : What Passed between GarcĂa, Liszt
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84 MaĆgorzata Gamrat
Tableau 1. Identifications du voyageur et descriptions de sa vie.
Identifications du voyageur Descriptions de sa vie
un malheureux « à cause de cela personne ne me reconnaßt » (p. 3, c. 2)
un jeune chevrier « je mĂšne une douce vie. Je vis loin des villes et je nâai jamais vu que de loin le clocher dâor de la cathĂ©drale » (p. 5, c. 1)
un joyeux écolier « je mÚne une folle vie. Je bats nuit et jour le docte pavé de Sala-manque » (p. 5, c. 2)
un amant infortuné « je pleure et je chante nuit et jour dans les montagnes » (p. 6, c. 1)
un vil meurtrier « je mÚne une affreuse vie ; je me cache la nuit dans les cavernes inaccessibles » (p. 6, c. 1)
un vaillant guerrier « je mĂšne une superbe vie, je tiens lâennemi bloquĂ© dans la mon-tagne » (p. 6, c. 2)
un aventurier « je mĂšne une vie pĂ©rilleuse, jâerre de la ville Ă la montagne » (p. 7, c. 1)
un pauvre ermite « je veille et je prie nuit et jour sur la montagne » (p. 7, c. 1)
un poÚte couronné « je me raille de Dieu et des hommes » (p. 7, c. 2)
un contrebandier « je mĂšne une noble vie, jâerre nuit et jour dans la montagne » (p. 8, c. 2)
Ă la fin de cette Ă©tude, arrĂȘtons-nous un instant pour analyser la question des rapports entre le voyageur et les convives, allĂ©gorie des relations entre lâartiste et la sociĂ©tĂ©. Câest dĂ©jĂ la disposition des voix des personnages dans le texte qui le
and Sand in âLe Contrebandierâ », [in] D.F. Urrows (dir), Word and Music Studies : Essays on Word/Music Adaptation and on Surveying the Field, Amsterdam / New York, Rodopi, 2008, pp. 115-134 ; M. Brzoska, « Musikalisch Form und sprachliche Struktur in George Sands Novelle âLe Contrebandierâ », [in] A. Bier, G.W. Gruber (dir.), Musik und Literatur, Frankfurt am Main, Peter Lang, pp. 169-184 ; M.H. Rybicki, « Du texte musical au texte littĂ©raire : âLe Contrebandier. Histoire lyriqueâ par George Sand », [in] A. Overbeck, M. Heinz (dir.), Sprache(n) und Musik. Akten der gleichnamigen Sektion auf dem XXXI. Romanistentag Bonn, 27.09.-01.10.2009, Bonn, Lincom academic publishers, 2012 (e-book, s.p.) ; D.A. Powell, « Musical-Lite-rary : George Sand and Franz Liszt », [in] K. Busby (dir.), Correspondances. Studies in Literature, History, and the Arts in Nineteenth-Century France, Amsterdam / Atlanta, Rodopi, 1992, pp. 165-176 ; C. Carenco, op. cit., et Y. Le Scanff, « âLe contrebandierâ de George Sand : formes et figures de la marginalitĂ© », [in] P. Auraix-JonchiĂšre, S. Bernard-Griffiths, M.C. Levet (dir.), La marginalitĂ© dans lâĆuvre de George Sand, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2012, pp. 263-279. Il est important de noter que, en adaptant la forme musicale, Sand suit dâune maniĂšre trĂšs prĂ©cise, non seulement la forme musicale de rondo, mais aussi tous les changements (variations) ajoutĂ©s au schĂ©ma classique par Franz Liszt. Elle dĂ©veloppe aussi les idĂ©es de GarcĂa (le contenu du texte et lâambiance de la musique). Ainsi, lâĂ©crivaine rĂ©alise dâune façon remarquable lâidĂ©e de la correspondance des arts dĂ©finie par Ătienne Souriau (La correspondance des arts, Paris 1947). Cf. M. Gamrat, Muzyka fortepianowa Franza Liszta z lat 1835â1855 w kontekĆcie idei âcorrespondance des artsâ [La musique pour piano de Franz Liszt dans le contexte de lâidĂ©e de la correspondance des arts], Warszawa, Wydawnictwa Uniwersytetu Warszawskiego, 2014, p. 94. Pour en savoir plus sur George Sand et la musique dans ses Ćuvres, voir : D.A. Powell, While the Music Lasts : The Representation of Music in the Works of George Sand ; Th. Marix-Spire, op. cit. et B. Didier, « George Sand et lâimaginaire de la musique », [in] B. Diaz, I. Naginski (dir.), George Sand : pratiques et imaginaires de lâĂ©criture, Caen, Presses univer-sitaires de Caen, 2006, pp. 215-224.
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Lélio de Hector Berlioz⊠85
prĂ©cise : le contrebandier est toujours en solo, confrontĂ© soit au chĆur des convives, soit Ă une autre personne (chĂątelaine, enfant, femme, etc.). Cela ressemble Ă une conversation ou Ă une interrogation â quelquâun pose une question et le voyageur rĂ©pond ; nous voyons certaines interactions mais ces deux strates sont toujours sĂ©-parĂ©es par la distance et le malentendu entre un Ă©tranger et les « gens dâici ».
Tout dâabord, le voyageur se sent mal Ă lâaise parmi les convives parce quâil nâest guĂšre reconnu ; il se fĂąche pour cela et fait des invectives envers les gens qui veulent lâaccueillir : « Je veux briser cette coupe offerte au premier passant comme une aumĂŽne banale ; je veux me laver les pieds dans le vin qui ne doit pas sâĂ©chauffer par le cĆur. Mauvais vin, mauvais amis, mauvaise fortune, mauvais accueil » (p. 3, c. 2). Mais câest lui qui ne veut point ĂȘtre intĂ©grĂ© aux autres, comme le rĂ©sume bien le chĆur : « Qui es-tu, toi, qui seul oses nous braver tous sous le toit de nos pĂšres, toi qui te vantes dâĂȘtre un des nĂŽtres, qui renverses dans la poussiĂšre la coupe de la joie et le vin de lâhospitalitĂ© » (p. 3, c. 2).
Il est vu par les convives en tant quâun chanteur bizarre, un bref improvisateur qui ne sait pas satisfaire les goĂ»ts des gens simples qui attendent de lui une « chanson du pays ». Il est Ă©tranger pour eux, comme un artiste romantique incompris et exilĂ© de la sociĂ©tĂ© qui ne le comprend point et ne lâapprĂ©cie guĂšre. Lâart romantique est difficile Ă comprendre par les gens de lâĂ©poque, ce que exemplifient bien les pro-pos du voyageur : « Eh bien, le refrain vous embarrasse ? Vous ne savez comment rentrer dans le ton et dans la mesure ? Du courage, Ă©coutez comment je module et comment je rĂ©sume » (p. 7, c. 2). Et comme le dit le chĂątelain, ce chant du voyageur est difficile, il semble incomplet et dĂ©pendant des Ă©motions du sujet. Câest une sorte dâimprovisation romantique, pleine de contrastes et dâeffets inattendus. Notons quâĂ la fin des concerts de musique, le public parisien donnait le thĂšme pour les improvi-sations ; or, ici, lâartiste ne veut pas prendre ce thĂšme, cette « chanson du pays » qui est demandĂ©e par son auditoire ; il semble se rĂ©volter contre cette pratique artistique et essaie dâagir Ă son grĂ©.
Ajoutons que la seule personne susceptible dâĂ©prouver de la compassion envers le voyageur-artiste romantique â une femme, Hermosa â, lui dit : « InfortunĂ©, je sens pour toi une compassion inexprimable. Regardez-le donc, ĂŽ mes amis ! ne vous semble-t-il pas reconnaĂźtre ses traits altĂ©rĂ©s par le chagrin? » (p. 4, c. 1). Peut-ĂȘtre uniquement une femme ou une autre Ăąme trĂšs sensible peut comprendre un artiste ainsi que son artâŠ
* * *Au temps du romantisme, la solitude Ă©tait un de sujets les plus populaires, comme
nous lâavons indiquĂ© au dĂ©but de cette Ă©tude. Elle est un attribut de lâartiste et de lâart romantique en gĂ©nĂ©ral. Il ne surprend pas quâelle apparaisse souvent dans diffĂ©rents textes de Berlioz ainsi que dans ceux de Sand au cours des annĂ©es 1830. Elle est souvent un Ă©tat nĂ©cessaire pour la crĂ©ation artistique ou pour la rĂ©flexion, ce que nous explique Indiana dans le roman Ă©ponymique : « mes idĂ©es sâĂ©levĂšrent
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dans la solitude »23. Autrement dit, le bruit de la vie quotidienne dĂ©truit la capacitĂ© de penser librement et de crĂ©er. Mais la solitude doit ĂȘtre un choix conscient, dĂ©sirĂ© et cherchĂ© par les personnages, comme le fait le sujet dans la IXĂšme Consolation de Sainte-Beuve : « jâai rĂȘvĂ© toujours de vivre solitaire »24. Il arrive quâelle nâest point acceptĂ©e par la sociĂ©tĂ©, mais pour un artiste elle est indispensable, comme le dit un autre personnage dâIndiana, Ralph, par rapport Ă sa solitude : « La sociĂ©tĂ© ne doit rien exiger de celui qui nâattend rien dâelle »25. Il est important de noter quâau cours des annĂ©es, cette attitude changera ; George Sand en donne la preuve dans La Comtesse de Rudolstadt en disant : « La solitude prolongĂ©e assombrit et dĂ©senchante, elle rĂ©pand lâeffroi dans lâĂąme la plus forte »26 parce que « [l]a vie solitaire est une vie anomale », comme elle conclut dans Evenor et Leucippe27.
Pour terminer, mettons en relief que la solitude est liĂ©e Ă lâimage de lâhĂ©ros et de lâartiste romantique qui est loin de son public et de la sociĂ©tĂ© parce que ceux-ci ne sont point capables de le comprendre. Cet artiste peut ĂȘtre vu en tant quâun bandit dans lâart, surtout vers la fin des annĂ©es 1820 quant lâart romantique lutte pour devenir un art officiellement admis par lâAcadĂ©mie française. La « chanson du pays » demandĂ©e par les convives de la nouvelle sandienne se transforme, dans la bouche du voyageur, en une chanson bizarre, difficile Ă comprendre qui symbolise lâart romantique existant « dans les muettes solitudes » des montagnes imaginaires de lâesprit de lâartiste vivant dans le pays de la solitude. Ajoutons quâil sâagit autant dâune solitude choisie pour mĂ©diter et crĂ©er que de celle involontaire, subie, parce que la sociĂ©tĂ© ne comprend point lâartiste et ne lui permet guĂšre de sâintĂ©grer Ă elle.
23 G. Sand, Indiana, op. cit., p. 293.24 Ch.-A. Sainte-Beuve, op. cit., p. 307.25 G. Sand, Indiana, op. cit., p. 293.26 Eadem, La Comtesse de Rudolstadt, Paris, J. Hetzel, 1852 (1er publication 1843), pp. 660-661. 27 Eadem, Evenor et Leucippe : les amours de lâĂąge dâor. LĂ©gende antĂ©diluvienne, Paris, Michel LĂ©vy
FrĂšres, 1861 (1Ăšre publication 1846), p. 199.
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Revue annuelle de littérature francophoneUniwersytet Opolski
â 62019
Josef FulkaInstitut de philosophie, Académie des sciences, PragueFaculté des sciences humaines, Université Charles, Prague
Une trop bruyante solitude : sur la sonoritĂ© dans La jalousie dâAlain Robbe-Grillet1
Too loud a solitude: sonority in Robbe-Grilletâs Jealousy
Abstract: In the present paper, the author analyses the phenomenon of solitude in Jealousy, the famous novel by Alain Robbe-Grillet, with particular regard to auditory perception. While Robbe-Grillet is usu-ally considered to be an author chiefly concentrating on vision, the author of the present study attempts to show that sounds and sonority play a no less important role in Robbe-Grilletâs novel. Throughout Jealousy, the reader encounters various sounds â both human and non-human â that do not simply have a function of an « ornament » or auditory accompaniment of the visual, but turn out to be crucial ele-ments of indicating the main characterâs affective states.
Keywords: auditory perception, French New Novel, affectivity
Une trop bruyante solitude, le titre du roman bien connu de lâĂ©crivain tchĂšque Bohumil Hrabal, exprime bien, croyons-nous, lâintention qui sera ici la nĂŽtre. Le prĂ©sent texte, consacrĂ© Ă La jalousie dâAlain Robbe-Grillet, se concentrera sur les questions suivantes : en quel sens le « sujet »2 jaloux peut-il ĂȘtre considĂ©rĂ© comme un sujet essentiellement solitaire et â plus particuliĂšrement â comment la solitude du sujet en question se trouve-t-elle exprimĂ©e Ă travers les sons et la sonoritĂ© dont
1 Le texte est publiĂ© dans le cadre du projet « Hudba a obraz v myĆĄlenĂ dvacĂĄtĂ©ho stoletà », financĂ© par GA ÄR, No. P401 19-20498S.
2 Pour des raisons qui deviendront Ă©videntes plus tard, dans le cas du narrateur anonyme de La jalousie, le mot « sujet » ne peut ĂȘtre utilisĂ© quâentre guillemets.
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lâimportance dans La jalousie ne saurait ĂȘtre sous-estimĂ©e. LâĂ©tude du phĂ©nomĂšne sonore dans le roman de Robbe-Grillet (un phĂ©nomĂšne peu analysĂ© jusquâalors) nous permettra non seulement de mettre en question lâimage trop souvent acceptĂ©e de Robbe-Grillet comme un « Ă©crivain du regard »3, mais Ă©galement de dĂ©montrer que La jalousie, en fait, est composĂ©e Ă la maniĂšre dâun vĂ©ritable Gesamtkunstwerk, combinant justement les perceptions visuelles et auditives pour crĂ©er ce sentiment de « lâinquiĂ©tante Ă©trangetĂ© » que le roman ne manque pas de susciter chez le lecteur.
Le mot « solitude » Ă©voque, de prime abord, la solitude au sens littĂ©ral du mot. Les personnages solitaires, la littĂ©rature française moderne nâen manque certaine-ment pas : de Rousseau Ă Beckett (en passant par Senancour et tant dâautres), elle se trouve peuplĂ©e de sujets dĂ©pourvus â volontairement ou involontairement â du contact Ă©motionnel ou physique avec dâautres membres de lâespĂšce humaine. La solitude qui nous intĂ©ressera ici, pourtant, est dâun autre ordre : câest justement la « trop bruyante » solitude causĂ©e par un Ă©tat affectif exacerbĂ© qui littĂ©ralement dĂ©coupe le sujet de lâinteraction un tant soit peu harmonieuse avec les autres. La jalousie, sans aucun doute, reprĂ©sente un exemple parmi les plus patents dâun tel Ă©tat. Le sujet jaloux est toujours seul : bien que la jalousie ne soit certainement pas sans objet (lâĂȘtre aimĂ©, le plus souvent), elle enferme le sujet dans un enfer de fantasmes, voire dâhallucinations que personne dâautre ne peut partager (on ne peut pas ĂȘtre, pour ainsi dire, « jaloux Ă deux ») et qui le rendent peut-ĂȘtre plus solitaire quâun homme effectivement privĂ© des relations interhumaines. Qui, en fait, est plus solitaire quâun narrateur jaloux de Proust, hantĂ© par les images fantasmatiques de lâinfidĂ©litĂ© possible dâAlbertine quâil nâarrive pas, malgrĂ© tous ses efforts, Ă exterminer de son univers mental ?4 Et sâil est bien solitaire en prĂ©sence mĂȘme dâAlbertine (quâil sus-pecte toujours de pouvoir mentir), il le devient encore plus aprĂšs sa mort, aprĂšs cette mort qui la rend, paradoxalement, plus libre quâauparavant et qui rend les soupçons du narrateur invĂ©rifiables une fois pour toutes : « Je lâavais, les derniers mois, tenue enfermĂ©e dans ma maison. Mais dans mon imagination maintenant, Albertine Ă©tait libre ; elle usait mal de cette libertĂ©, elle se prostituait aux unes, aux autres »5.
Ă la solitude littĂ©rale, opposons donc ce que nous oserons appeler la solitude affective (en ajoutant, bien sĂ»r, que les deux formes de solitude, loin de sâexclure mutuellement, peuvent facilement coexister ou se complĂ©ter). La jalousie de Robbe-Grillet est un vĂ©ritable monument littĂ©raire de cette deuxiĂšme forme de la solitude. Dans ce qui suit, nous examinerons dâabord les procĂ©dĂ©s littĂ©raires qui
3 Roland Barthes, par exemple, parle, Ă propos de Robbe-Grillet, dâune « promotion du visuel » â R. Bar-thes, « LittĂ©rature objective », [in] Oeuvres complĂštes II, Paris, Seuil, 2002, p. 294.
4 Dans LâĂȘtre et le nĂ©ant, Jean-Paul Sartre dĂ©crit bien cet enfer solitaire de lâamoureux jaloux, lâenfer sus-citĂ© par lâimpossibilitĂ© de possĂ©der complĂštement lâĂȘtre aimĂ©. Lâexemple proustien que Sartre choisit est fort Ă©loquent : « Le hĂ©ros de Proust, par exemple, qui installe chez lui sa maĂźtresse, peut la voir et la possĂ©der Ă toute heure du jour et a su la mettre dans une totale dĂ©pendance matĂ©rielle, devrait ĂȘtre tirĂ© dâinquiĂ©tude. On sait pourtant quâil est, au contraire, rongĂ© de souci » â J.-P. Sartre, LâĂȘtre et le nĂ©ant, Paris, Gallimard, 2006, p. 406.
5 M. Proust, La fugitive, Paris, Flammarion, 1986, p. 129.
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permettent Ă lâauteur de crĂ©er le sentiment non seulement de solitude, mais dâune solitude proprement hallucinatoire.
On a beaucoup Ă©crit sur le « personnage » central, Ă©trangement absent, de La jalou-sie. DĂ©signĂ©, par les interprĂštes divers du roman, comme une « absence du caractĂšre », un « vide qui pense » ou comme un « je-nĂ©ant »6, ce personnage â le mari jaloux de la femme nommĂ©e A⊠â marque par ses Ă©tats subjectifs tout ce quâil perçoit et tout ce quâil ressent ; la confusion des lecteurs quant Ă sa prĂ©sence dans le rĂ©cit vient de ce que tout au long du roman, Robbe-Grillet sâabstient dâutiliser, par rapport Ă lui, le pronom de la premiĂšre personne qui, traditionnellement, marque la prĂ©sence subjec-tive dans la littĂ©rature. Bref, le narrateur robbe-grilletien ne dit jamais « je » â Robert Pingaud a dĂ©signĂ©, dâune maniĂšre qui nous semble fort propice, la technique narrative de La jalousie comme le « monologue extĂ©rieur »7. En dâautres termes, la prĂ©sence du mari, au lieu dâĂȘtre indiquĂ©e par le pronom de la premiĂšre personne, doit Ă©tre dĂ©duite Ă travers des indices indirects : parmi les plus Ă©vidents, nommons au moins le nombre de couverts sur la table ou le nombre de chaises dĂ©posĂ©es Ă la terrasse8.
Si nous nous sentons obligĂ© de rappeler ces faits bien connus, câest parce quâils nous mĂšnent directement au cĆur du sujet qui est ici le nĂŽtre. La prĂ©sence du mari jaloux â Ă part les indices que lâon vient de mentionner â se manifeste surtout Ă travers sa perception visuelle, tactile et auditive. De nouveau, on chercherait en vain un « je » qui nous indiquerait, de maniĂšre traditionnelle, le sujet percevant : tout ce que nous rencontrons, câest la dĂ©nomination des diffĂ©rents organes de la perception qui, Ă la maniĂšre dâune synecdoque Ă©trange, tiennent lieu de ce « je » :
Le bois de la balustrade est lisse au toucher, lorsque les doigts suivent le sens des veines et des petites fentes longitudinales. [âŠ] De lâautre cĂŽtĂ©, lâoeil, qui sâacoutume au noir, distingue maintenant une forme plus claire se dĂ©tachant contre le mur de la maison [âŠ]. Le bureau est ainsi plongĂ© dans un jour diffus qui enlĂšve aux choses tout leur relief. Les lignes en sont tout aussi nettes cependant, mais la succession des plans ne donne plus aucune impression de profondeur, de sorte que les mains se tendent instinctivement en avant du corps, pour reconnaĂźtre les distances avec plus de sĂ»retĂ©. [âŠ] Et le bruit assourdissant des criquets emplit dĂ©jĂ les oreilles, comme sâil nâavait jamais cessĂ© dâĂȘtre lĂ 9.
Chaque modalitĂ© de la perception se trouve ainsi rattachĂ©e Ă lâorgane spĂ©cifique du sens ; le corps du narrateur se prĂ©sente comme divisĂ© selon ses facultĂ©s perceptives ;
6 Cf. respectivement O. Bernal, Alain Robbe-Grillet : le roman de lâabsence, Paris, Gallimard, 1964, p. 118 ; J. Rousset, Narcisse romancier, Paris, JosĂ© Corti, 1973, p. 144 ; B. Morrissette, Les romans de Robbe-Grillet, Paris, Minuit, 1965, p. 111 sq.
7 Cité in O. Bernal, op. cit., p. 60.8 Par exemple : « Pour le dßner, Franck est encore là , souriant, loquace, affable. Christiane [sa femme], cette
fois ne lâa pas accompagnĂ© [âŠ]. Ce soir, pourtant, A⊠paraissait lâattendre. Du moins elle avait fait mettre quatre couverts. Elle donne lâordre dâenlever tout de suite celui qui ne doit pas servir » â A. Robbe-Grillet, La jalousie, Paris, Minuit 1990, p. 17. Les « quatre couverts » laissent facilement deviner quâĂ part de Franck, sa femme absente et AâŠ, il y a encore une autre personne prĂ©sente.
9 Ibidem, p. 28, 29, 76, 138. Câest nous qui soulignons.
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il sâagit, pour dĂ©tourner une expression de Jacques Lacan, dâun « corps morcellĂ© »10. Parfois, en lisant La jalousie, on a lâimpression que le narrateur nâest prĂ©sent â pour emprunter, cette fois, une expression Ă David Hume â que comme un « faisceau de sensations ». Cette impression, pourtant, finit par sâavĂ©rer fausse. Ce que nous lisons Ă travers ces sensations, leur entrecroisement et leur superposition â et le tour de force stylistique que Robbe-Grillet accomplit rĂ©side justement ici â, câest un Ă©tat affectif remarquablement aigu qui donne son nom Ă la narration en son entier : la jalousie. Nous finirons par nous apercevoir que le narrateur, loin dâĂȘtre un « Ćil de camĂ©ra » ou bien une « machine Ă enregistrer les sensations », est, en effet, un sujet encombrĂ© de fantasmes extrĂȘmement violents qui vont â notamment vers la fin du roman11 â jusquâĂ frĂŽler le dĂ©lire.
Venons-en maintenant aux sensations auditives du narrateur. Traditionellement, les analyses de La jalousie se sont concentrĂ©es sur la perception visuelle du person-nage central. Il nous paraĂźt remarquable que la perception auditive â qui, pourtant, est omniprĂ©sente tout au long du texte â ait gĂ©nĂ©ralement Ă©chappĂ© Ă lâattention des interprĂštes. Les sons les plus divers que nous y rencontrons sont bien plus que de simples « coulisses », encadrant ou sous-tendant la vision : ils sont Ă©rigĂ©s en de vĂ©ritables « objets sonores »12 qui contribuent, de maniĂšre fondamentale, Ă nous introduire au drame de lâhypothĂ©tique mĂ©nage Ă trois qui forme « lâintrigue » du roman. Dans ce qui suit, on va donc briĂšvement examiner la fonction et le rĂŽle de la sonoritĂ© dans la trame du rĂ©cit.
Peu aprĂšs le dĂ©but, nous nous trouvons confrontĂ©s Ă un son qui revient, Ă maintes reprises, sur les pages qui suivent : le bruit des criquets. A⊠« semble Ă©couter le bruit, qui monte de toutes parts, des milliers de criquets peuplant le bas-fond. Mais câest un bruit continu, sans variations, Ă©tourdissant, oĂč il nây a rien Ă entendre »13. Il nâest peut-ĂȘtre pas sans importance que le roman sâachĂšve avec la mention du mĂȘme bruit : « La nuit noire et le bruit assourdissant des criquets sâĂ©tendent de nouveau, maintenant, sur le jardin et la terrasse, tout autour de la maison »14. Il pourrait sembler dâabord que le bruit des criquets remplit prĂ©cisĂ©ment le rĂŽle de
10 J. Lacan, « Le stade du miroir », [in] Ăcrits, Paris, Seuil, 1999, pp. 92-99. Lacan, pourtant, a parlĂ© de la divison du corps selon les zones Ă©rogĂšnes, et non pas perceptives.
11 Ătant donnĂ© la structure temporelle remarquablement complexe du roman, la notion mĂȘme de fin sâavĂšre pourtant trĂšs problĂ©matique. Ă propos de cette structure temporelle, Robbe-Grillet lui-mĂȘme Ă©crit, non sans ironie : « [âŠ] il Ă©tait absurde de croire que dans le roman La jalousie existait un ordre des Ă©vĂ©nements, clair et univoque, et qui nâĂ©tait pas celui des phrases du livre, comme si je mâĂ©tais amusĂ© Ă brouiller moi-mĂȘme un calendrier prĂ©Ă©tabli, ainsi quâon bat un jeu des cartes. Le rĂ©cit Ă©tait au contraire fait de telle façon que tout essai de reconstitution dâune chronologie extĂ©rieure aboutissait tĂŽt ou tard Ă une sĂ©rie des contradictions, donc Ă une impasse » â A. Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, Paris, Minuit, 1963, p. 132.
12 Nous empruntons cette expression au compositeur Pierre Schaeffer. Cf. P. Schaeffer, Traité des objets musicaux, Paris, Seuil, 1966.
13 A. Robbe-Grillet, La jalousie, op. cit., p. 17.14 Ibidem, p. 218.
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coulisse, incarnant tout au plus le signe dâun certain exotisme (nous sommes dans les tropiques). Mais Ă y regarder de plus prĂšs, il y a plus. Ă propos du bruit en ques-tion, une de ses qualitĂ©s se trouve constamment soulignĂ©e : câest ce quâon pourrait appeler sa stabilitĂ©, son caractĂšre continu, sans changement aucun, qui renforce le sentiment de lâindĂ©termination temporelle â câest un bruit « sans variations », « le crissement continu, sans progression, sans nuance », « comme sâil nâavait jamais cessĂ© dâĂȘtre là », un bruit remplissant « la nuit noire, figĂ©e, nâapportant la moindre impression de fraĂźcheur, pleine du bruit assourdissant des criquets qui semble durer depuis toujours »15. « Il nây a rien Ă entendre », dit Robbe-Grillet, et pour-tant, ce bruit obstinĂ© nâest pas sans importance : au fur et Ă mesure, on sâaperçoit quâil contribue subrepticement, de par son invariabilitĂ© mĂȘme, Ă construire une atmosphĂšre quasi insupportable et Ă crĂ©er le sentiment de la durĂ©e interminable et hallucinatoire (celle mĂȘme qui est Ă©prouvĂ©e par le mari abandonnĂ© dans la maison et attendant le retour dâA⊠qui est partie en ville avec Franck) qui va considĂ©ra-blement renforcer le sentiment de malaise chez le lecteur. De plus, Ă une occasion au moins, ce bruit contribue Ă la paranoĂŻa du personnage central en rendant les paroles prononcĂ©es par Franck impossibles Ă comprendre : « [AâŠ] sâappuie de lâautre main au bras du fauteuil et se penche vers lui [Franck], si prĂšs que leurs tĂȘtes sont lâune contre lâautre. Il murmure quelques mots : sans doute un remerciement. Mais les paroles se perdent dans le vacarme assourdissant des criquets qui monte de toutes parts »16. Le narrateur a beau utiliser les mots « sans doute » ; le bruit le laisse dans lâincertitude quant au sens vĂ©ritable des paroles prononcĂ©es par Franck, renforçant ainsi sa jalousie.
MalgrĂ© son caractĂšre invariable et quasiment infini, le bruit des criquets nâen fait pas moins part dâun vĂ©ritable contrepoint sonore, car il ne cesse pas dâĂȘtre contrastĂ© avec dâautres sons. Ce contrepoint se construit dâabord autour de lâopposition jour/nuit. Au matin, le son des criquets est remplacĂ© par le chant des oiseaux :
Dans lâair presque frais qui suit le lever du jour, le chant des oiseaux remplace celui des criquets nocturnes, et lui ressemble, quoique plus inĂ©gal, agrĂ©mentĂ© de temps Ă autre par quelques sons un peu plus musicaux. Quant aux oiseaux eux-mĂȘmes, ils ne se montrent pas plus que les criquets, restant Ă couvert sous les panaches de larges feuilles vertes, tout autour de la maison17.
Malgré la ressemblance avisée des deux sonorités, le chant des oiseaux marque une autre temporalité : non celle nocturne, interminable et paranoïaque, mais celle, plus différenciée et plus structurée, du jour.
Le passage que lâon vient de citer nous renseigne sur un autre caractĂšre impor-tant des sons chez Robbe-Grillet. Si les bruits, a-t-on dit, contribuent Ă renforcer
15 Ibidem, p. 17, 139, 138, 144.16 Ibidem, p. 59.17 Ibidem, pp. 78-79. La mĂȘme phrase, avec de trĂšs lĂ©gĂšres modifications, est rĂ©pĂ©tĂ©e plus loin, Ă la p. 176.
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le sentiment de malaise, câest quâils marquent, trĂšs souvent, les limites du visible : les criquets et les oiseaux « ne se montrent pas ». Il en va de mĂȘme pour le bruit peut-ĂȘtre le plus inquiĂ©tant (et lui aussi nocturne) dans La jalousie qui constitue une composante non nĂ©gligeable du contrepoint dont on vient de parler : celui des animaux indĂ©terminĂ©s qui remplace, au cours du soir, celui des criquets et qui cerne une certaine structure spatiale invisible, une structure en dehors de la vision, inca-pable de sâorienter dans les tĂ©nĂšbres. Par lĂ mĂȘme, il suscite un sentiment Ă©trange dâune horreur vague et imprĂ©cise. Le passage en question (quâil faudra citer en son entier), est prĂ©cĂ©dĂ© par ce quâon pourrait appeler une petite ouverture : « LĂ , lâobscuritĂ© est totale. Personne ne parle plus. Le bruit des criquets a cessĂ©. On nâentend, ça et lĂ , que le cri menu de quelque carnassier nocturne, le vrombisse-ment subit dâun scarabĂ©e, le choc dâune petite tasse en porcelaine que lâon repose sur la table basse »18.
Pourtant, ce moment du silence et des menus bruits se trouve brusquement ter-miné:
Le cri menu dâun carnassier nocturne, aigu et bref, retentit de nouveau, vers le fond de la vallĂ©e, Ă une distance imprĂ©cisable. [âŠ] Le mĂȘme cri aigu et bref, qui sâest rapprochĂ©, paraĂźt maintenant venir du jardin, tout prĂšs du pied de la terrasse, du cĂŽtĂ© est. Comme en Ă©cho, un cri identique lui succĂšde, arrivant de la direction opposĂ©e. Dâautres leur rĂ©pondent, plus haut vers la route ; puis dâautres encore, dans le bas-fond. Parfois la note est un peu plus grave, ou plus prolongĂ©e. Il y a probablement diffĂ©rentes sortes de bĂȘtes. Cependant tous ces cris se ressemblent ; non quâils aient un caractĂšre commun Ă prĂ©ciser, il sâagirait plu-tĂŽt dâun commun manque de caractĂšre : ils nâont pas lâair dâĂȘtre des cris effarouchĂ©s, ou de douleur, ou menaçant, ou bien dâamour. Ce sont des cris machinaux, poussĂ©s sans raison dĂ©celable, nâexprimant rien, ne signalant que lâexistence, la position et les dĂ©placement respectifs de chaque animal, dont ils jalonnent le trajet dans la nuit19.
De ce passage, on retient deux choses. PremiĂšrement, on peut affirmer que ce « manque commun de caractĂšre » est partagĂ© par quasiment tous les sons dans La jalousie. Les sons, y compris ceux Ă©mis par les ĂȘtres humains, sont presque tou-jours marquĂ©s par leur caractĂšre mĂ©canique ou, au moins, par une certaine absence du sens. Ceci vaut autant pour le bruit des carnassiers nocturnes que pour le chant du chauffeur indigĂšne, dĂ©crit de maniĂšre trĂšs dĂ©taillĂ©e, mais dotĂ© (au moins pour lâauditeur occidental) de la mĂȘme incomprĂ©hensibilitĂ© (ou presque) que les bruits des animaux :
Ă cause du caractĂšre particulier de ce genre des mĂ©lodies, il est difficile de dĂ©terminer si le chant sâest interrompu pour une raison fortuite [âŠ] ou bien si lâair trouvait lĂ sa fin naturelle. De mĂȘme, lorsquâil recommence, câest aussi subit, aussi abrupt, sur des notes qui ne paraissent guĂšre constituer un dĂ©but, ni une reprise. A dâautres endroits, en revanche, quelque chose semble en train de se terminer ; tout lâindique ; une retombĂ©e progressive, le calme retrouvĂ©, le sentiment que plus rien ne reste Ă dire ; mais aprĂšs la note
18 Ibidem, p. 27. Cf. Ă©galement la rĂ©pĂ©tition du mĂȘme passage Ă la p. 99, ainsi que p. 208 pour le mĂȘme motif.
19 Ibidem, pp. 30-31.
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qui devait ĂȘtre la derniĂšre en vient une suivante, sans la moindre solution de continuitĂ©, avec la mĂȘme aisance, puis une autre, et dâautres Ă la suite, et lâauditeur se croit transportĂ© en plein cĆur du poĂšme⊠quand, lĂ , tout sâarrĂȘte, sans avoir prĂ©venu20.
On pourrait bien y voir une expression dâun eurocentrisme, mais la vĂ©ritable fonc-tion de cette incomprĂ©hensibilitĂ©, croyons-nous, est tout autre : elle sert Ă renforcer le sentiment de malaise et dâangoisse, dĂ©coulant du fait que nous nous trouvons confrontĂ©s Ă un monde inerte, neutre, « blanc » (pour utiliser une expression de Roland Barthes), dâoĂč toute signification humaine vient dâĂȘtre chassĂ©e21.
DeuxiĂšmement, on sâaperçoit aisĂ©ment que la sonoritĂ©, chez Robbe-Grillet, se trouve trĂšs Ă©troitement liĂ©e Ă la spatialitĂ©. Les bruits des carnassiers dĂ©signent un espace sillonnĂ© par les trajets des animaux qui les Ă©mettent, un espace dâautant plus Ă©trange quâil se situe, comme nous lâavons dĂ©jĂ remarquĂ©, en dehors des donnĂ©es visuelles et nâest que vaguement ressenti Ă travers des donnĂ©es auditives. Dans La jalousie, on trouve une multitude de sons qui tĂ©moignent de cette relation intime entre la sonoritĂ© et la spatialitĂ©. Lâexemple peut-ĂȘtre le plus Ă©clairant, câest « le souffle de la lampe Ă pression », mentionnĂ© Ă maintes reprises, notamment vers la fin du roman. Ce sifflement lĂ©ger (mais dont le caractĂšre Ă©trangement « complexe » et « harmonique » en fait un « objet sonore » par excellence) reprĂ©sente un arriĂšre-fond qui Ă la fois supprime et aiguise le silence dans la maison dĂ©serte oĂč le mari se trouve abandonnĂ© (câest ici que la solitude affective et la solitude littĂ©rale finissent par ne faire quâun) avec ses fantasmes paranoĂŻaques :
Aucun bruit de moteur nâa pourtant troublĂ© le silence (qui nâĂ©tait pas le silence, mais le sifflement continu de la lampe Ă pression). [âŠ] Mais la lampe empĂȘche de rien entendre, Ă cause de son sifflement continuel, dont lâoreille ne se rend compte que lorsquâelle essaye de percevoir un autre son. [âŠ] Le son est plaintif, Ă©levĂ©, un pau nasillard. Mais sa complexitĂ© lui permet dâavoir des harmoniques Ă toutes les hauteurs. Dâune constance absolue, Ă la fois Ă©touffĂ© et perçant, il emplit la tĂȘte et la nuit entiĂšre, comme sâil venait de nulle part22.
La liaison du sifflement de la lampe et la spatialitĂ©, on ne peut sâen rendre compte quâau moment oĂč le sifflement cesse. Câest Ă ce moment que le silence â qui, maintenant, est un vĂ©ritable silence â devient proprement paralysant et insuppor-table. Toute structure spatiale â maintenue, paradoxalement, par la sonoritĂ© plutĂŽt que par la vision â sâĂ©croule, et avec elle, toute possibilitĂ© du mouvement, portant la solitude du mari Ă son point extrĂȘme. Robbe-Grillet en tire un effet littĂ©raire
20 Ibidem, pp. 100-101. Et plus loin : « Le poĂšme ressemble si peu, par moment, Ă ce quâil est convenu dâappeler une chanson, une complainte, un refrain, que lâauditeur occidental est en droit de se demander sâil ne sâagit pas de tout autre chose. Les sons, en dĂ©pit de quelques reprises, ne semblent liĂ©s par aucune loi musicale. Il nây a pas dâair, en somme, pas de mĂ©lodie, pas de rythme » â ibidem, pp. 194-195.
21 Ce qui correspond bien, dâailleurs, aux certaines formulations que lâon trouve dans Pour un nouveau roman : « Le monde nâest ni signifiant ni absurde. Il est, tout simplement » â A. Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, op. cit., p. 18.
22 A. Robbe-Grillet, La jalousie, op. cit., p. 143, 146, 150.
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Ă©blouissant : « Le sifflement absent de la lampe Ă pression fait mieux comprendre la place considĂ©rable quâil occupait. [âŠ] Les bĂȘtes ont aussi dĂ» se taire, une Ă une, dans le vallon. Le silence est tel que les plus faibles mouvements y deviennent impraticables »23.
Non seulement que La jalousie, depuis le dĂ©but jusquâĂ la fin, est remplie par des sons et des bruits les plus divers. Ces bruits, parfois, cessent dâĂȘtre isolĂ©s et entrent dans des rapports fort complexes pour former une vĂ©ritable composition quasi musicale24. Les tenĂšbres accablantes de la nuit interminable oĂč le mari attend le retour dâA⊠sont peuplĂ©es par de menus bruits qui sâaccumulent, sâentremĂȘlent et se complĂštent mutuellement dans une symphonie angoissante grĂące Ă laquelle la solitude et le sentiment de la jalousie, frĂŽlant la folie, deviennent presque palpables. Citons ces pages extrĂȘmement denses oĂč les perceptions auditives prĂ©valent claire-ment sur la vision :
Câest la nuit noire, figĂ©e, [âŠ] pleine du bruit assourdissant des criquets qui semble durer depuis toujours. [âŠ] Dans lâassiette blanche, un crabe de terre dĂ©ploie ses cinq paires de pattes [âŠ] Tout autour de la bouche, des appendices nombreux sont Ă©galement semblables entre eux deux Ă deux. Lâanimal sâen sert pour produire une sorte de grĂ©sillement, perceptible de tout prĂšs, analogue Ă celui quâĂ©met dans certains cas la scutigĂšre. Mais la lampe empĂȘche de rien entendre, Ă cause de son sifflement continuel [âŠ]. Sur la terrasse, oĂč le boy a fini par transporter la petite table et lâun des fauteils bas, le bruit de la lampe sâĂ©va-nouit chaque fois quâun cri de bĂȘte vient lâinterrompre. Les criquets depuis longtemps se sont tus. [âŠ] Câest la nuit noire, calme et chaude, comme toutes les autres nuits, coupĂ©e ça et lĂ par les appels aigus et brefs des petits carnassiers nocturnes, le vrombissement subit dâun scarabĂ©e, le froissement dâailes dâune chauve-souris. Un silence sâĂ©tablit ensuite. Mais un bruit plus discret, comme un ronronnement, fait dresser lâoreille⊠Il sâest arrĂȘtĂ© aussitĂŽt. Et de nouveau sâimpose le sifflement de la lampe25.
Pour terminer, mentionnons une autre, non moins remarquable, maniĂšre dont Robbe-Grillet utilise le bruit. Il est dĂ©jĂ devenu assez Ă©vident que la figure peut-ĂȘtre la plus courante â et la plus puissante â dont Robbe-Grillet se sert pour produire un effet inouĂŻ sur le lecteur, câest celle de la rĂ©pĂ©tition. Ici encore, une analogie musicale sâimpose : le texte de La jalousie est parsemĂ© par des leitmotifs (sonores et visuels) dont la rĂ©pĂ©tition a clairement pour fonction de crĂ©er une atmosphĂšre dâobsession plutĂŽt que dâaider le lecteur Ă sâorienter dans le texte. Ces leitmotifs sont nombreux :
23 Ibidem, p. 173. Notons encore une autre instance de la liaison du son et de la spatialitĂ©. Il sâagit du bruit du moteur, entendu par le mari attendant, en vain, le retour dâA⊠Le bruit « sâenfle progressivement » et « occupe toute la vallĂ©e de sa trĂ©pidation reguliĂšre, monotone ». Pourtant, aprĂšs avoir « parvenu Ă proximitĂ© de lâembranchement du chemin qui dessert la plantation », il « poursuit son avance uniforme » et « diminue peu Ă peu, Ă mesure quâil sâĂ©loigne vers lâest ». Il ne sâagit donc pas de la voiture de Franck, mais dâun camion qui continue son voyage, laissant le mari, de nouveau, dans lâincertitude. Cf. ibidem, pp. 152-153, et aussi p. 41 pour la prĂ©figuration du mĂȘme motif.
24 Cette expression ne doit pas nous étonner. Dans la musique du XXÚme siÚcle (notamment grùce aux recherches dans le domaine de la « musique concrÚte »), la distinction entre les sons musicaux et les bruits soi-disant « naturels » est devenue fort problématique.
25 A. Robbe-Grillet, La jalousie, op. cit., pp. 144-146.
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Une trop bruyante solitude⊠95
non seulement presque tous les sons que nous avons mentionnĂ©s jusquâalors et qui reviennent, sous quasiment la mĂȘme forme, Ă plusieurs reprises dans le roman, mais aussi un grand nombre de motifs visuels. Le plus cĂ©lĂšbre entre eux, câest le motif du mille-pattes Ă©crasĂ© â Ă un moment impossible Ă dĂ©terminer26 â par Franck. Le motif du mille-pattes â qui, curieusement, change de taille au cours du rĂ©cit27 â revient sous une forme particuliĂšrement inquiĂ©tante dans les fantasmes du mari pendant la nuit dâattente. Ses dimensions monstrueuses signalent prĂ©cisĂ©ment que nous avons passĂ© de la « rĂ©alitĂ© » au domaine du fantasme : « La porte de lâoffice est fermĂ©e. Entre elle et lâouverture bĂ©ante du couloir, il y a le mille-pattes. Il est gigantesque : un des plus gros qui puissent se rencontrer sous ces climats. [âŠ] il couvre presque la surface dâune assiette ordinaire »28.
Les mĂąchoires du mille-pattes, aussi curieux que cela puisse paraĂźtre, produisent un lĂ©ger bruit. Dans le texte, câest prĂ©cisĂ©ment ce bruit que sert de transition entre deux images obsĂ©dantes dans la tĂȘte du mari : entre lâimage du mille-pattes et celle dâA⊠coiffant ses cheveux (possiblement aprĂšs lâacte sexuel avec Franck). Dans la citation qui suit, le point de transition est marquĂ© en italique:
[âŠ] les mĂąchoires [du mille-pattes] sâouvrent et se ferment Ă toute vitesse autour de la bouche, Ă vide, dans un tremblement rĂ©flexe⊠Il est possible, en approchant lâoreille, de percevoir le grĂ©sillement lĂ©ger quâelles produisent. Le bruit est celui du peigne dans la longue chevelure. Les dents dâĂ©caille passent et repassent du haut en bas de lâĂ©paisse masse noire aux reflets roux Ă©lectrisant les pointes et sâĂ©lectrisant elles-mĂȘmes, faisant crĂ©piter les cheveux souples, fraĂźchement lavĂ©s, durant toute la descente de la main fine â la main fine aux doigts effilĂ©s, qui se referment progressivement29.
La convergence de tous ces Ă©lĂ©ments â le mille-pattes, A⊠coiffant ses cheveux, la main qui se referme â permet Ă Robbe-Grillet de construire un nĆud textuel sur-dĂ©terminĂ©, Ă©voquant indirectement, mais non moins explicitement, les soupçons du mari quant Ă la relation sexuelle possible entre Franck et AâŠ,30 ainsi que la nature confuse et obsessionelle de son univers mental, oĂč les images se succĂšdent lâune Ă lâautre sur la base des analogies et des associations vagues, dictĂ©es par sa jalousie, plutĂŽt quâĂ partir dâun raisonnement logique. Sâil est courant, dans le domaine des visual studies ainsi que dans la psychanalyse, de souligner la nature visuelle du fan-
26 « [âŠ] une tache noirĂątre marque lâemplacement du mille-pattes Ă©crasĂ© la semaine derniĂšre, au dĂ©but du mois, le mois prĂ©cĂ©dent peut-ĂȘtre, ou plus tard » â ibidem, p. 27.
27 Il est dĂ©crit alternativement comme « pas des plus gros » ou bien comme « petit trait oblique long de dix centimĂštres » â ibidem, p. 62 et 127.
28 Ibidem, p. 163.29 Ibidem, pp. 164-165. Câest nous qui soulignons. Lâimage dâA⊠coiffant ses cheveux se repĂšte, de nou-
veau, tout au long du texte (p. 42, 64, 120, 167), ainsi que celle de la main aux doigts effilĂ©s qui se referment (p. 63, 97, 112-113). Cette derniĂšre image est indissociablement liĂ©e Ă celle de lâĂ©crasement du mille-pattes.
30 Lâespace nous manque pour analyser la suite du passage, oĂč les allusions Ă la sexualitĂ© deviennent encore plus patentes.
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96 Josef Fulka
tasme31, il est dâautant plus intĂ©ressant que Robbe-Grillet se serve ici du son comme dâun Ă©lĂ©ment clĂ© dans la vie fantasmatique de son personnage, permettant une association qui sert de base pour la transition dâune image fantasmatique Ă lâautre.
Terminons donc cette analyse nĂ©cessairement incomplĂšte et partielle da le sonoritĂ© dans La jalousie. Au dĂ©but du prĂ©sent texte, nous avons suggĂ©rĂ© lâhypothĂšse selon laquelle le chef dâĆuvre de Robbe-Grillet est, en fait, composĂ© Ă la maniĂšre dâun Gesamtkunstwerk, oĂč les diffĂ©rentes modalitĂ©s de la perception contribuent Ă crĂ©er un effet fort particulier sur le lecteur. En analysant la sonoritĂ© dans La jalousie, nous avons tentĂ© de mettre en question le primat de la vision quâon a gĂ©nĂ©ralement tendance Ă attribuer Ă lâĂ©criture robbe-grilletienne. Si La jalousie est un grand roman sur ce que nous avons proposĂ© dâappeler la solitude affective du « personnage » central (ce qui nous paraĂźt indubitable), nous espĂ©rons avoir dĂ©montrĂ© quâune ma-niĂšre magistrale dâĂ©voquer la solitude en question rĂ©side justement dans un usage raffinĂ© de la sonoritĂ©. PlutĂŽt quâĂȘtre simplement Ă©prouvĂ©e comme un Ă©tat intĂ©rieur, la solitude, dans La jalousie, est une solitude qui sâentend.
31 Il suffit de rappeler la cĂ©lĂšbre dĂ©finition du fantasme dans Vocabulaire de la psychanalyse de Laplanche et Pontalis : fantasme est un « scĂ©nario imaginaire oĂč le sujet est prĂ©sent et qui figure, de façon plus ou moins dĂ©formĂ©e par les processus dĂ©fensifs, lâaccomplissement dâun dĂ©sir [âŠ] » â J. Laplanche, J.-B. Pontalis, Vo-cabulaire de la psychanalyse, Paris, PUF, 2004, p. 152. La notion mĂȘme de « scĂ©nario imaginaire » connote nettement la visualitĂ©.
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La solitude de la femme dans la société patriarcale
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Revue annuelle de littérature francophoneUniwersytet Opolski
â 62019
Anna Kaczmarek-WiĆniewskaUniversitĂ© dâOpole
Paysages de la solitude féminine : Flaubert, Zola, Maupassant
Portraits of feminine solitude: Flaubert, Zola, Maupassant
Abstract: The paper analyses three cases of feminine solitude as depicted in three novels belonging to the Realist and Naturalist movement. Flaubertâs Emma Bovary considers herself superior to the others who neither understand her nor see who she really is, and thus suffers during all her life and finally commits suicide. Zolaâs HĂ©lĂšne Grandjean (One Page of Love) is not aware of the falseness of her life mode of an honest widow incapable of having a passionate love affair, and this unawareness costs her the life of her child. Maupassantâs Christiane Andermatt (Mont-Oriol), an aristocrat married to a Jewish banker in order to repair the familyâs fortune, has an affair with a lady-killer who abandons her while she gets pregnant. In the three stories, the landscape is shown as strongly connected with the charactersâ emotions.
Keywords: woman, solitude, Flaubert, Zola, Maupassant
Comme lâobserve Michelle Perrot, « [l]a solitude est une relation : Ă soi-mĂȘme et aux autres »1. Il sâagit dâune relation Ă laquelle, en principe, la femme du XIXe siĂšcle nâest pas vouĂ©e, quelle que soit la classe sociale quâelle reprĂ©sente. Si le Code NapolĂ©on et le systĂšme juridique quâil introduit limitent le champ de lâactivitĂ© fĂ©-minine au domaine privĂ©, donc pratiquement au cercle familial, ils ne font pourtant pas de la femme une recluse. Au contraire : dans cette sociĂ©tĂ© qui « valorise lâordre de la maison et la chaleur du foyer »2, la femme, entourĂ©e par ses proches et ses
1 M. Perrot, En marge : célibataires et solitaires, [in] M. Perrot (dir.), Histoire de la vie privée, t. 4 : De la Révolution à la Grande Guerre, Paris, Seuil, coll. « Points », 1999, p. 278.
2 Ibidem.
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100 Anna Kaczmarek-WiĆniewska
domestiques, joue en effet le rĂŽle de clef de voĂ»te de la famille et du nĆud principal de tout un rĂ©seau de liens et de contacts quâelle est censĂ©e gĂ©rer et maintenir pour le bon fonctionnement dâelle-mĂȘme et de son entourage. En contrepartie, ce dernier est censĂ© lui assurer un terrain propice pour le dĂ©veloppement personnel et la protection dont elle a tellement besoin : Michelet nâa-t-il pas dĂ©clarĂ© que « [l]a femme meurt si elle nâa ni foyer, ni protection »3 ?âŠ
Le pourcentage de celles qui nâen ont pas est pourtant important en Europe occi-dentale de lâĂ©poque : veuves, femmes qui nâont pas rĂ©ussi Ă se marier, celles Ă qui leur vocation impose le cĂ©libat : religieuses, infirmiĂšres, assistantes sociales, institu-tricesâŠ. Or, un autre type de solitude, plus latent, moins mesurable, mais non moins difficile Ă supporter, est Ă©galement Ă mentionner : câest la solitude « mentale », le sentiment dâĂȘtre Ă©trangĂšre Ă son entourage, de ne pas y convenir. Cette impression dâisolement dâentre ses proches nâest pas rare parmi les femmes possĂ©dant un foyer, Ă©tant donnĂ©, dâabord, lâĂ©ducation des jeunes filles basĂ©e sur la « puretĂ© » physique et morale, suite Ă quoi celles-ci se trouvent absolument seules et Ă©garĂ©es face aux Ă©nigmes effrayantes de la pubertĂ©, et ensuite, la qualitĂ© des relations entre les Ă©poux dans les mariages arrangĂ©s qui laisse souvent Ă dĂ©sirer. Tout cela permet Ă Sylvie Thorel-Cailleteau de constater que « [c]e qui domine dans ce monde [âŠ], câest la solitude et lâabsence de conseils qui aideraient Ă gouverner lâexistence, en sâappuyant sur une existence ancestrale et sur une morale commune [âŠ] »4.
Le roman du second XIXe siĂšcle offre de nombreux portraits de femmes solitaires dans tous les sens du terme. De la cousine Bette de Balzac, vieille fille acariĂątre et malfaisante, Ă la malheureuse Jeanne de Lamare, hĂ©roĂŻne dâUne Vie de Maupassant, dont lâexistence est une longue suite dâĂ©checs et de souffrances, leur panoplie sâavĂšre bien diversifiĂ©e. Trois reprĂ©sentantes de cette panoplie deviendront lâobjet de notre rĂ©flexion qui prendra en compte, outre le paysage familial et moral de chacune dâelles, Ă©galement le paysage physique, partie de la diegesis, qui, conformĂ©ment Ă la formule de GĂ©rard Genette, joue dans le roman un rĂŽle « Ă la fois explicatif et symbolique »5. Fascinant ou effrayant, gĂ©nĂ©rateur de fĂ©licitĂ© ou dâennuie et de frus-tration, il verra vivre et agir trois protagonistes des romans rĂ©alistes et naturalistes dont la solitude est le dĂ©nominateur commun.
Emma Bovary seule face Ă la campagne normande
Comme lâobserve ĂlĂ©onore Reverzy, « [l]es hĂ©roĂŻnes [du roman aprĂšs 1850], Ă la fois assoiffĂ©es dâidĂ©al et grotesques, [âŠ] aspirent Ă lâinfini, engluĂ©es dans la trivialitĂ©
3 J. Michelet, La Femme, cité par M. Perrot, op. cit., p. 274.4 S. Thorel-Cailleteau (réd.), Destinées féminines dans le roman naturaliste européen : Zola, Hardy,
Fontane, Paris, PUF, 2008, p. 31.5 G. Genette, Figures II, Paris, Seuil, 1969, pp. 58-59.
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Paysages de la solitude féminine⊠101
du quotidien »6. Le personnage Ă©ponyme du roman flaubertien, tenu par Zola pour « le type » du roman naturaliste7, confirme mieux que tout autre la justesse de cette constatation. Lâhistoire dâune femme qui, « pĂ©trie de romans, de prĂ©jugĂ©s, incapable de croire Ă la rĂ©alitĂ© dâun sentiment qui sâexprimerait en dehors des formes les plus conventionnelles, exacerbĂ©e par la vie de province, si rĂ©trĂ©cissante, [âŠ] sacrifie Ă ce quâelle croit lâidĂ©al toutes les autres valeurs, lâhonneur, son enfant, et finalement sa vie »8, traduit non seulement les illusions que cette femme se fait sur elle-mĂȘme, mais la solitude, sinon physique, au moins mentale, Ă laquelle ces illusions la condamnent dans son milieu et dans sa propre famille.
Car si, littĂ©ralement, « se dĂ©classer » signifie sortir de sa classe sociale pour passer Ă une catĂ©gorie infĂ©rieure, Emma sâest « dĂ©classĂ©e » dans un autre sens : par sa « belle Ă©ducation »9 qui ne correspond point Ă ce quâon pourrait attendre dâune fille de fermier, elle ne convient plus Ă son milieu pour lequel elle nâa que du mĂ©pris mĂȘlĂ© de pitiĂ©. Cette « aristocrate de dĂ©sir, petite bourgeoise dans la vie »10, Ă©levĂ©e dans un couvent Ă Rouen, une fille qui, autrefois, « Ă©crĂ©ma[i]t avec son doigt les terrines de lait dans la laiterie » (p. 63), devient « une personne, quelquâun qui savait causer, une brodeuse, un bel esprit », une demoiselle qui sâen connaĂźt à « la danse, la gĂ©ographie, le dessin, faire de la tapisserie et toucher au piano » (p. 30). Cette couche superficielle de vernis mondain se combine avec une beautĂ© assez fine de brune svelte Ă la peau blanche et aux yeux noirs, beautĂ© qui est loin des appas robustes typiques dâune paysanne. Tout cela fait dâelle, dans ses propres yeux, un ĂȘtre exceptionnel, nettement supĂ©rieur Ă son entourage, une demoiselle qui, suite aux caprices du destin, est nĂ©e dans un milieu qui nâest pas vraiment le sien. Câest pourquoi le fait quâelle « montr[e] le dimanche Ă lâĂ©glise une robe de soie, comme une comtesse » (pp. 30-31) nâexprime pas sa volontĂ© de « faire autant de fla-fla » (ibid.), comme le croient les envieux, mais plutĂŽt le besoin de montrer qui elle est vraiment, de surgir aux yeux du monde telle quâelle se voit elle-mĂȘme : un ĂȘtre beaucoup plus raffinĂ©, plus spirituel et plus complexe que les gens simples qui lâentourent.
Cette certitude dâĂȘtre supĂ©rieure aux autres est la source principale de sa mal-chance : elle ne voit jamais le rĂ©el tel quâil est et nâest jamais bien oĂč elle est ; par consĂ©quent, sa vie devient « une suite dâespoirs et de retombĂ©es de plus en plus
6 Ă. Roy-Reverzy, La mort dâĂros. La mĂ©salliance dans le roman du second XIXe siĂšcle, Paris, SEDES, 1997, p. 12.
7 Cf. Ă. Zola, Flaubert, [in] idem, Le roman naturaliste. Anthologie, Paris, Le Livre de Poche, 1999, p. 53. 8 R. Bismut, Madame Bovary, câest⊠Madame Arnoux, [in] « Les Amis de Flaubert », 1972, bulletin
n° 40, p. 13. 9 G. Flaubert, Madame Bovary, Paris, Bookking International, 1993, p. 30. Toutes les citations du roman
se réfÚrent à cette édition, signalée désormais dans le texte par le numéro de la page mis entre parenthÚses.10 Formule de Claude Duchet citée par Colette Becker : Lire le Réalisme et le Naturalisme, Paris, Dunod,
1998, p. 92.
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102 Anna Kaczmarek-WiĆniewska
douloureuses »11 qui la mĂšnent dâĂ©chec en Ă©chec, jusquâau suicide final. Son ma-riage sâavĂšre Ă ses yeux une erreur tragique, sa vie conjugale ne lui apporte quâune grande dĂ©ception ; la naissance de sa fille ne lui procure pas de joie, et ses deux liaisons adultĂ©rines consĂ©cutives ne sont romanesques que dans ses rĂȘves : Rodolphe prend vite ses distances par rapport aux Ă©lans naĂŻfs et pathĂ©tiques dâEmma et Ă ses « Ă©tranges idĂ©es » (p. 200), et LĂ©on, au bout de quelques mois de rendez-vous se-crets, « sâennuyait », « sâassoupissait dâindiffĂ©rence », considĂ©rant « tout ce que cette femme pourrait encore lui attirer dâembarras et de discours » (p. 296). De cette sorte, les deux aventures dâEmma « tournent court, elles sont dĂ©risoires »12.
Mme Bovary Ă©touffe de plus en plus dans la mĂ©diocritĂ© provinciale dont le paysage normand semble ĂȘtre une des composantes cruciales : Ă Tostes, « [l]a plate campagne sâĂ©talait Ă perte de vue, et les bouquets dâarbres autour des fermes faisaient, Ă intervalles Ă©loignĂ©s, des tĂąches dâun violet noir sur cette grande surface grise, qui se perdait Ă lâhorizon dans le ton morne du ciel » (p. 25); Ă Yonville, « la prairie sâallonge sous un bourrelet de collines basses pour se rattacher par-derriĂšre aux pĂąturages [âŠ], [et] la plaine, montant doucement, va sâĂ©largissant et Ă©tale Ă perte de vue ses blondes piĂšces de blĂ© » (p. 83). On remarque la rĂ©pĂ©tition de la formule « sâĂ©taler Ă perte de vue » qui traduit lâennui et le manque dâattrait de ce paysage « sans caractĂšre » (p. 84), immuable et indiffĂ©rent. Câest dans cette contrĂ©e morne quâEmma va passer sa vie Ă attendre un Ă©vĂ©nement exceptionnel qui romprait la monotonie des jours semblables, « toujours pareil[s], innombrables, et nâapportant rien » (p. 74) et qui tĂ©moignerait de son exquisitĂ©, pour elle-mĂȘme et pour les autres.
Cet Ă©vĂ©nement semble venir avec lâinvitation au bal chez le marquis dâAnder-villiers. Emma repousse la pensĂ©e quâelle a Ă©tĂ© invitĂ©e uniquement en guise de rĂ©-compense pour son mari qui avait soignĂ© le marquis ; de plus, son allure, qui nâest pas typique pour son milieu (« elle ne saluait point en paysanne », p. 57) et le fait quâelle « avait une jolie taille » (ibid.) persuadent le marquis que lui et sa femme ne vont pas « outrepasser les bornes de la condescendance, ni dâautre part commettre une maladresse » (ibid.), sâils invitent le jeune couple au chĂąteau de Vaubyessard. Pour Emma, ce moment inhabituel, le plus intense et le plus prĂ©cieux de sa vie, pour lequel elle « fit sa toilette avec la conscience mĂ©ticuleuse dâune actrice Ă son dĂ©but » (p. 60), constitue une cĂ©sure qui, dĂ©sormais, divisera sa vie en deux, en « avant » et « aprĂšs le bal » : « aux fulgurations de lâheure prĂ©sente, sa vie passĂ©e, si nette jusquâalors, sâĂ©vanouissait tout entiĂšre, et elle doutait presque de lâavoir vĂ©cue. Elle Ă©tait lĂ ; puis, autour du bal, il nây avait plus que de lâombre, Ă©talĂ©e sur tout le reste » (p. 63).
Or, ayant, dans ses rĂȘves, quittĂ© sa propre classe quâelle mĂ©prise, elle nâa nul-lement intĂ©grĂ© celle Ă laquelle elle aspirait. En effet, le bal prouve bien quâelle ne
11 Ibidem.12 Ibidem, p. 102.
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Paysages de la solitude féminine⊠103
deviendra jamais quelquâun de plus quâelle nâest en rĂ©alitĂ© : la femme dâun mĂ©decin de campagne, une petite bourgeoise qui a juste assez de charme pour ĂȘtre jugĂ©e comme « passable » dans un salon aristocratique. Mais Mme Bovary refuse de le comprendre. Avant de se condamner au suicide, se sentant incomprise par le monde et trahie par le sort qui lui refuse obstinĂ©ment lâaccĂšs aux « existences tumultueuses, les nuits masquĂ©es, les insolents plaisirs avec tous les Ă©perduments quâelle ne connaissait pas et quâils devaient donner » (p. 74), Emma se condamne elle-mĂȘme Ă une « solitude parmi ses proches », dâautant plus douloureuse quâelle en rassasse constamment les causes, se torturant ainsi elle-mĂȘme jusquâĂ sâen engourdir :
[âŠ] elle nâĂ©tait pas heureuse, ne lâavait jamais Ă©tĂ©. DâoĂč venait donc cette insuffisance de la vie, cette pourriture instantanĂ©e des choses oĂč elle sâappuyait ?⊠[âŠ] Oh ! quelle impossibilitĂ© ! Rien [âŠ] ne valait la peine dâune recherche ; tout mentait ! Chaque sourire cachait un bĂąillement dâennui, chaque joie une malĂ©diction, tout plaisir son dĂ©goĂ»t [âŠ] (p. 290).
Madame Bovary est « le rĂ©cit dâune vie qui se dĂ©fait »13. Trois facteurs y contri-buent : lâĂ©ternelle rĂ©pĂ©tition qui y prĂ©side, lâennui que cette rĂ©pĂ©tition gĂ©nĂšre et les idĂ©es que la jeune femme se fait dâelle-mĂȘme et de lâidĂ©al quâelle poursuit. « Avec Emma, [Flaubert] a montrĂ© la femme cĂ©dant Ă tous ses dĂ©sirs, et courant Ă leur as-souvissance [âŠ] [,] la victime de ses idĂ©es fausses [âŠ] Le roman dâEmma est celui dâune femme qui sâest trompĂ©e »14. Il est aussi celui dâune femme solitaire face Ă un monde quâelle sâobstine Ă ignorer et qui reste insensible autant Ă sa vie quâĂ sa mort.
HĂ©lĂšne Grandjean seule face Ă lâimmensitĂ© de Paris
Ăcrit entre deux chefs-dâĆuvre de la sĂ©rie zolienne des Rougon-Macquart, LâAs-sommoir (1877) et Nana (1879), Une Page dâamour (1878) se veut, dans lâimagi-nation de son auteur, un roman-entracte, « une halte de tendresse et de douceur »15. Or, lâhistoire de la passion dâHĂ©lĂšne Mouret, veuve Grandjean, pour le mĂ©decin de sa fille, en apparence une histoire banale et sans relief, vĂ©hicule en rĂ©alitĂ© une ambition plus profonde : si Zola y renonce Ă la satire politique, le roman, racontant « lâimpossible amour dâune veuve, extrĂȘmement attachĂ©e Ă sa fille, pour un homme mariĂ© [âŠ] »16, apparaĂźt pourtant comme un vĂ©ritable tĂ©moignage polĂ©mique, car il dĂ©voile les difficultĂ©s rĂ©elles de la femme Ă sâĂ©panouir dans la sociĂ©tĂ© du XIXe siĂšcle. La solitude, qui marque profondĂ©ment aussi bien la pĂ©riode pendant laquelle
13 Ibidem, p. 64.14 R. Bismut, op. cit., p. 13.15 Lettre de Zola Ă Jacques Van Santen Kolff du 9 juin 1892, [in] E. Zola, Correspondance, 10 vol., Mon-
trĂ©al, Presses de lâUniversitĂ© de MontrĂ©al / CNRS, 1978-1985, t. VII, p. 116.16 D. Derakhshesh, Et Zola crĂ©a la femme, Langres, Ă©d. Dominique GuĂ©niot, 2005, pp. 80-81.
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104 Anna Kaczmarek-WiĆniewska
la jeune femme vit sa passion que toute sa vie prĂ©sente et passĂ©e, apparaĂźt comme une de ces difficultĂ©s et joue un rĂŽle primordial dans lâenchaĂźnement des Ă©vĂšnements.
En effet, lâexistence entiĂšre dâHĂ©lĂšne paraĂźt placĂ©e sous le signe de la solitude, mĂȘme si la jeune femme ne semble pas en ĂȘtre consciente. Sa vie de jeune fille, quâaucun sentiment profond ne vient troubler, aura Ă©tĂ© totalement fade, marquĂ©e par lâennui et la monotonie : « [âŠ] jusquâĂ son mariage, rien ne tranchait dans cette succession des jours semblables [âŠ] »17. Lâanaphore du pronom indĂ©fini « on », ren-contrĂ© dans lâexpression « on travaillait beaucoup autour dâelle, on gagnait rudement une aisance ouvriĂšre » (p. 81), suggĂšre que lâentourage dâHĂ©lĂšne ne lui inspire que de lâindiffĂ©rence. Elle y vit, sans dĂ©ranger personne et quasiment inaperçue, menant une existence plutĂŽt quâune vraie vie.
Son mariage, Ă seize ans, avec un garçon qui lâadorait, mais qui ne lui inspirait que de lâamitiĂ©, ne change pratiquement rien dans cette stagnation :
Une vie grise avait commencĂ©. Pendant douze ans, elle ne se souvenait pas dâune secousse. Elle Ă©tait trĂšs calme et trĂšs heureuse, sans une fiĂšvre de la chair ni du cĆur, enfoncĂ©e dans les soucis quotidiens dâun mĂ©-nage pauvre. [âŠ] [E]lle se montrait indulgente et maternelle pour lui [son mari]. Rien de plus » (pp. 81-82).
Entretenant avec son Ă©poux une relation quasi-maternelle, HĂ©lĂšne perd, avec la mort inattendue de Grandjean, non pas un homme aimĂ©, mais comme un enfant dont elle avait la charge. De plus, Grandjean Ă©tant mort quelques jours Ă peine aprĂšs lâarrivĂ©e de la famille Ă Paris oĂč ils nâavaient pas eu le temps de sâinstaller, HĂ©lĂšne se retrouve seule face Ă la ville Ă©norme quâelle ignore complĂštement et qui, dâabord, ne lui inspire que de la peur. Ainsi, la jeune veuve sâenferme dans son appartement avec sa fille Jeanne, un ĂȘtre nerveux, dĂ©licat et dâune santĂ© trĂšs fragile, et ne semble vouloir se mĂȘler au monde qui lâentoure.
Commence alors une vie aussi morne et rĂ©pĂ©titive que son existence passĂ©e Ă Marseille. Contrairement Ă Emma Bovary, HĂ©lĂšne ne lit que rarement, persuadĂ©e que les romans diffusent une vision dĂ©formĂ©e de la rĂ©alitĂ© (« Comme ces romans mentaient⊠Elle avait bien raison de ne jamais en lire », p. 79). Elle rejette sur-tout, avec « de la colĂšre et du mĂ©pris » (p. 84), les images de lâamour passionnĂ© ; nâayant jamais Ă©prouvĂ© de sentiments pareils, elle les considĂšre comme le plus grand mensonge ; elle est dâailleurs convaincue que, par sa raison et par son calme, elle est parfaitement Ă lâabri de la passion, ce qui lui permet de garder le silence et la sĂ©rĂ©nitĂ© de sa vie : « Elle avait vĂ©cu plus de trente annĂ©es dans une dignitĂ© et dans une fermetĂ© absolues [âŠ]. La seule existence vraie Ă©tait la sienne, qui se dĂ©roulait au milieu dâune paix si large » (pp. 83-84). Câest pourquoi la bonne sociĂ©tĂ© parisienne quâelle finit par rencontrer â elle fait la connaissance de Juliette Deberle, la femme du mĂ©decin de sa fille, et du cercle de ses amis mondains â, ne lui inspire que de
17 Ă. Zola, Une Page dâAmour, Paris, Fasquelle, 1976, p. 81. Toutes les citations du roman se rĂ©fĂšrent Ă cette Ă©dition, signalĂ©e dĂ©sormais dans le texte par le numĂ©ro de la page mis entre parenthĂšses.
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Paysages de la solitude féminine⊠105
lâĂ©tonnement mĂȘlĂ© dâun lĂ©ger mĂ©pris pour les « Ă©cervĂ©lĂ©s » quâils sont Ă ses yeux. HĂ©lĂšne nâarrive pas Ă se retrouver parmi eux ; la plupart du temps passĂ© dans leur compagnie, elle reste silencieuse, se caractĂ©risant elle-mĂȘme en termes suivants : « Câest un bonheur pour moi que dâĂ©couter et de ne rien dire » (p. 136). Ne compre-nant rien aux jeux et astuces de ce monde quâelle ignore, elle focalise son attention et tous ses sentiments sur sa fille, elle ne vit que par Jeanne et pour Jeanne.
Avec tout cela, croyant se sentir trĂšs bien seule avec Jeanne et sa servante Rosalie, elle se condamne de son propre grĂ© Ă une vie de recluse, ne voyant que deux vieux amis, lâabbĂ© Jouve et son frĂšre M. Rambaud, qui viennent chaque mardi et sâins-tallent avec un sans-gĂȘne amical « pour la tirer au moins une fois par semaine de la solitude oĂč elle vivait » (p. 39). LâabbĂ© Jouve fait dâailleurs des reproches amicaux Ă HĂ©lĂšne, en lâavertissant sur les dangers quâencourt une femme seule : « Vous ĂȘtes trop seule, et cette solitude dans laquelle vous vous enfoncez, nâest pas saine, croyez-moi [âŠ]. Sur cette pente de la solitude et de la rĂȘverie, on ne sait jamais oĂč lâon va⊠» (p. 120). Mais HĂ©lĂšne lâassure quâelle est heureuse et calme, et que les rares moments de tristesse et de dĂ©sarroi, pendant lesquels elle « se senta[i]t seule, abandonnĂ©e, perdue, comme au fond dâune solitude » (p. 29), apparaissent toujours comme consĂ©quence des attaques nerveuses de Jeanne. Dupe du calme apparent de sa vie et de son orgueil de femme honnĂȘte, la jeune veuve ne se rend point compte de la frustration grandissante de son existence, de son besoin dâaimer et de la force de la passion qui commence Ă germer dans son Ăąme.
Sa solitude est dâautant plus grande que HĂ©lĂšne ne cherche point Ă connaĂźtre la ville oĂč le destin lâa forcĂ©e dâhabiter : « Elle ne connaissait pas une rue, elle ignorait mĂȘme dans quel quartier elle se trouvait [âŠ] » (p. 29). Pendant des mois aprĂšs la mort de Grandjean, HĂ©lĂšne et Jeanne ont vĂ©cu totalement cloĂźtrĂ©es :
Elles ne savaient rien de Paris [âŠ]. Depuis dix-huit mois quâelles lâavaient sous les yeux Ă toute heure, elles nâen connaissaient pas une pierre. Trois fois seulement, elles Ă©taient descendues dans la ville ; mais, remontĂ©es chez elles, la tĂȘte malade dâune telle agitation, elles nâavaient rien retrouvĂ©, au milieu du pĂȘle-mĂȘme Ă©norme des quartiers [âŠ]. Cela Ă©tait trĂšs doux, de lâavoir lĂ et de lâignorer. Il restait lâinfini et lâinconnu. CâĂ©tait comme si elles se fussent arrĂȘtĂ©es au seuil dâun monde dont elles avaient lâĂ©ternel spectacle, en refusant dây descendre (p. 90).
Et pourtant, Paris est toujours lĂ , derriĂšre les fenĂȘtres de sa chambre : « Il Ă©tait lĂ , par tous les temps, se mettant de moitiĂ© dans ses douleurs et dans ses espĂ©rances, comme un ami qui sâimposait. Elle lâignorait toujours, elle nâavait jamais Ă©tĂ© si loin de lui, plus insoucieuse de ses rues et de son peuple ; et il emplissait sa solitude » (p. 267). Le motif de la fenĂȘtre qui, en mĂȘme temps, unit et sĂ©pare Paris et le monde dâHĂ©lĂšne et de Jeanne, Ă©tant autant une ouverture vers un monde inconnu quâune fron-tiĂšre transparente qui garde ce monde dehors, sâavĂšre ĂȘtre dâune importance capitale. En effet, câest de sa fenĂȘtre quâHĂ©lĂšne observe la ville qui change au rythme de ses propres sensations, Zola sâĂ©tant plu Ă terminer chacune des cinq parties du roman par un panorama de la ville, un tableau impressionniste qui se colore des sentiments et
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des Ă©motions de la protagoniste, Ă©rigeant ainsi Paris en personnage romanesque Ă part entiĂšre. Ainsi, mystĂ©rieuse et voilĂ©e dâune brume printaniĂšre, la ville a « une gaietĂ© et une innocence dâenfant » (p. 90) au dĂ©but de lâhistoire, pour sâenflammer, devenir « rougeoyante, veinĂ©e dâor et de pourpre » (p. 182) lorsque HĂ©lĂšne tombe amoureuse du docteur Deberle ; ensuite, tour Ă tour, Paris tourne en « un de ces nuages de foudre et dâincendie qui couronnent la bouche des volcans » (p. 280) quand la protagoniste commence Ă revendiquer son droit dâaimer et Ă se rĂ©volter contre les conventions sociales qui le sĂ©parent de son bien-aimĂ© ; il « sâĂ©vanouit » et verse les larmes dâune pluie abondante lorsque HĂ©lĂšne rejoint le docteur dans une garçonniĂšre et devient sa maĂźtresse ; enfin, il se couvre de neige et devient glacial lorsque la jeune femme, ayant perdu sa fille, renonce Ă sa liaison, se marie avec M. Rambaud et retourne Ă Marseille, tĂąchant dâoublier la pĂ©riode parisienne pendant laquelle « son ĂȘtre avait cessĂ© de lui appartenir, lâautre personne agissait en elle » (p. 466).
Paradoxalement, la solitude sâavĂšre ici protectrice, garantissant la dignitĂ© et le bonheur dâune femme. En effet, câest une fois quâHĂ©lĂšne sort de chez elle et quâelle se trouve au contact de la bonne sociĂ©tĂ© quâelle se demande pourquoi elle non plus ne pourrait sâengager dans une relation adultĂ©rine, ce qui dĂ©clenche aussitĂŽt la catastrophe incontournable, Ă©tant donnĂ© la fatalitĂ© qui pĂšse sur les femmes de la famille des Rougon-Macquart. Le pire est que câest Jeanne qui paiera, avec sa vie, pour le court moment dâoubli de sa mĂšre dans les bras de son amant, et HĂ©lĂšne en sera sĂ©vĂšrement punie, devenant, dans son second mĂ©nage, stĂ©rile physiquement et psychologiquement : ne pouvant plus avoir dâenfants, elle devient aussi incapable dâĂ©prouver un sentiment quelconque, regagnant son image â dĂ©sormais nettement fausse â de femme irrĂ©prochable et fiĂšre de lâĂȘtre.
Dans une lettre Ă son confrĂšre Joris-Karl Huysmans, en 1877, Zola dĂ©signait son roman comme « un peu popote, un peu jeanjean »18. Aujourdâhui, la critique constate que « [âŠ] il y a [âŠ] beaucoup de hardiesse et de nouveautĂ© [âŠ], des intuitions mĂȘme quâon pourrait qualifier de prĂ©-freudiennes. Câest dire quâil ne sâagit nullement dâun roman insignifiant comme lâauteur le redoutait, mais au contraire dâun des plus modernes de la sĂ©rie »19.
Christiane Andermatt seule face au paysage volcanique dâAuvergne
Mont-Oriol, troisiĂšme roman de Maupassant, sorti en librairie en 1887, est sans doute lâun des romans les moins connus de cet auteur ; et pourtant, aux yeux de la
18 Ă. Zola, Correspondance : les lettres et les arts, Paris, Fasquelle, 1908, p. 88.19 O. Got, Les Jardins de Zola. Psychanalyse et paysage mythique dans « Les Rougon-Macquart », Paris,
LâHarmattan, 2002, p. 141.
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Paysages de la solitude féminine⊠107
critique, il passe pour lâun des plus achevĂ©s sur le plan romanesque. Son intrigue unit de façon insĂ©parable lâamour et les affaires : Christiane Andermatt, Ă©pouse dâun ban-quier entrepreneur et peu scrupuleux, venue en Auvergne pour suivre un traitement contre sa prĂ©tendue stĂ©rilitĂ©, sâĂ©prend dâun coureur, Paul BrĂ©tigny, dont elle aura une fille, tandis que son mari, William Andermatt, lance un nouvel Ă©tablissement de bains prĂ©tendument miraculeux. Ce va-et-vient entre la passion amoureuse et la passion pour lâargent est menĂ© par Maupassant avec une grande habiletĂ©, et les thĂšmes de lâĂ©ducation des jeunes filles, de leur solitude dans les mariages arrangĂ©s et de leur ouverture Ă la vie qui se fait dâhabitude grĂące Ă la rĂ©vĂ©lation du plaisir sensuel dans une relation adultĂ©rine, sont sous-jacents Ă la trame du roman.
Christiane exemplifie de façon modĂšle la situation de lâancienne classe dominante, lâaristocratie, dans la seconde moitiĂ© du XIXe siĂšcle. Fille du marquis de Ravenel duquel les rentes suffisent Ă peine Ă ses propres besoins, sa nĂ©gligence et sa prodi-galitĂ© lâayant ruinĂ©, elle Ă©pouse, suivant la volontĂ© de son pĂšre, William Andermatt, un juif dont la fortune colossale et le gĂ©nie de lâargent non seulement garantissent le haut niveau de lâexistence de Christiane, mais aussi couvrent les dettes de son frĂšre Gontran, viveur et dĂ©pensier, qui a constamment besoin dâargent tout en attendant un beau mariage qui lui en donnerait sans quâil doive en prĂȘter. Cette histoire fami-liale reflĂšte la rĂ©alitĂ© de lâĂ©poque oĂč beaucoup de familles dâaristocrates effectuent un « ballet de lâargent et des anciens principes »20, mariant leurs enfants Ă des juifs « dont ils vivent, aprĂšs avoir fait quelques façons : on nâaime pas faire entrer un nom israĂ©lite dans une vieille famille »21. Christiane, naĂŻve, mais dotĂ©e dâun tempĂ©-rament serein et peu maussade, accepte, aprĂšs le premier mouvement dâindignation, dâĂ©pouser Andermatt :
[âŠ] sous la pression insensible de Mme Icardon, ancienne camarade de sa mĂšre, [âŠ] et devant lâindiffĂ©-rence intĂ©ressĂ©e de son frĂšre, elle consentit Ă Ă©pouser ce gros garçon trĂšs riche, qui nâĂ©tait pas laid, mais qui ne lui plaisait guĂšre, comme elle aurait consenti Ă passer un Ă©tĂ© dans un pays dĂ©sagrĂ©able22.
Pour son mari, Mme Andermatt constitue avant tout une prĂ©cieuse possession : Ă©pousĂ©e « par adresse », dans lâunique but dâ« Ă©tendre ses spĂ©culations dans un monde qui nâĂ©tait point le sien » (p. 42), elle lui ouvre les portes de lâaristocratie parisienne. Ainsi, le lien affectif du banquier avec sa femme semble plutĂŽt pauvre, ce qui ne lâempĂȘche pas dâĂȘtre un bon mari, selon les termes de lâĂ©poque : attentif aux besoins matĂ©riels de sa femme et trĂšs attachĂ© Ă elle. Quant Ă Christiane, elle trouve, au bout de deux ans et demi de vie conjugale, son mari « bon enfant, complaisant, pas bĂȘte, gentil dans lâintimitĂ© » (p. 52), mais elle se moque souvent de lui derriĂšre
20 M-C. Bancquart, Préface, [in] G. de Maupassant, Mont-Oriol, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1989, p. 20.
21 Ibidem. 22 G. de Maupassant, op. cit., p. 52. Toutes les citations du roman se réfÚrent à cette édition et seront
désormais signalées dans le texte par le numéro de la page mis entre parenthÚses.
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son dos. LâintimitĂ© entre eux semble inexistante, Andermatt paraissant appartenir Ă la race des hommes Ă qui leurs affaires tiennent lieu de libido ; ainsi, quand sa femme, devenue, Ă son insu, la maĂźtresse de Paul BrĂ©tigny, repousse ses avances, il ne se fĂąche point et court Ă ses affaires, ce qui permet Ă Christiane de dire : « William ne sâoccupe jamais de moi, ses affaires lui suffisent » (p. 195).
Des trois hommes qui lâentourent â son pĂšre, son frĂšre et son mari â, nul ne voit en la jeune femme un ĂȘtre humain dotĂ© dâune intelligence et de sentiments quel-conques :
Le pĂšre de Christiane, comme tous les pĂšres, lâavait toujours traitĂ©e en petite fille Ă qui on ne doit pas dire grandâchose ; son frĂšre la faisait rire et non point rĂ©flĂ©chir ; son mari ne sâimaginait pas quâon dĂ»t parler de quoi que ce fĂ»t avec sa femme en dehors des intĂ©rĂȘts de la vie commune ; et elle avait vĂ©cu [âŠ] dans une torpeur dâesprit satisfaite et douce (p. 118).
On voit bien que, malgrĂ© les apparences dâune vie de famille rĂ©ussie, Mme Andermatt est une femme dont son entourage sâoccupe trĂšs peu : aux yeux de son pĂšre et de son frĂšre, elle a fait ce quâon avait attendu dâelle, assurant leur aisance financiĂšre et perpĂ©tuant leur statut de reprĂ©sentants dâune vieille famille ; quant Ă sa vie conjugale, elle rĂ©sulte dâun contrat Ă©conomique et nâest nullement une union de deux ĂȘtres, lesquels elle-mĂȘme considĂšre dâailleurs comme « trop diffĂ©rents [âŠ], trop loin lâun de lâautre, de races trop dissemblables » (p. 350). MĂȘme si la jeune femme ne semble point en souffrir, en affirmant quâelle est « trĂšs libre Ă Paris » (p. 195), elle porte en elle, sans le savoir, un besoin de sâattacher Ă quelquâun qui tiendrait aussi Ă elle ; or, le manque dâenfant, consĂ©quence de sa prĂ©tendue stĂ©rilitĂ©, rend impossible de combler cette lacune par un sentiment maternel. Câest pourquoi Paul BrĂ©tigny, sĂ©ducteur habile et expĂ©rimentĂ©, « homme Ă femmes », collectionneur dâamourettes et dâaventures galantes, ne devra pas mettre beaucoup dâeffort dans la conquĂȘte de cette femme que, au bout dâun mois de tendres dĂ©marches, il prendra « aussi facilement que sâil cueillait un fruit mĂ»r » (p. 154). Pour Christiane, cette relation devient la rĂ©alisation de ses rĂȘves, une rĂ©vĂ©lation et un Ă©blouissement total dont elle se « grise Ă pleine bouche » (p. 178) sans le moindre remords dâavoir trompĂ© son mari.
Lâidylle de Christiane et de Paul, occupant la premiĂšre partie du roman, a pour dĂ©cor le paysage fascinant dâAuvergne, « sauvage et gai pourtant » (p. 35), les grands espaces ouverts, ce « pays superbe, fait pour le rĂȘve et pour le repos, large et parfumĂ© » qui enveloppe Christiane comme « une grande caresse de la nature » (p. 127) et dont « lâinvisible horizon [est] toujours voilĂ©, toujours bleuĂątre » (p. 277). Malheureusement, ce nâest quâune illusion : BrĂ©tigny semble avoir Ă©puisĂ© son stock de tendresses lors de la pĂ©riode de la conquĂȘte de la jeune femme, et, une fois le succĂšs remportĂ©, il ne prĂ©tend plus la comprendre comme personne au monde, ne cherche plus vraiment Ă lâapprocher autrement que physiquement, et finit par se dĂ©goĂ»ter dâelle aussitĂŽt quâelle tombe enceinte de lui. Appartenant « [Ă ] la race des amants, et non point [Ă ] la race des pĂšres » (p. 230), il « avait souvent rĂ©pĂ©tĂ© quâune
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femme nâest plus digne dâamour qui a fait fonction de reproductrice » et il Ă©prouve « une rĂ©pulsion presque invincible » Ă lâĂ©gard de Christiane qui « nâ[es]t plus la crĂ©ature dâexception, adorĂ©e et rĂȘvĂ©e, mais lâanimal qui reproduit sa race » (ibid.). La jeune femme, ayant devinĂ© le dĂ©sintĂ©ressement de son amant, en souffre beau-coup ; forcĂ©e de cacher sa dĂ©tresse devant le monde, elle devient bientĂŽt, parmi son entourage qui la fĂ©licite pour sa maternitĂ© Ă venir, plus seule encore quâelle lâavait Ă©tĂ© avant de connaĂźtre son amant.
On ne peut donc point ĂȘtre Ă©tonnĂ© que le paysage, jusque-lĂ amical, voire complai-sant, secondant lâĂ©panouissement de lâamour de Christiane, change complĂštement avec la situation et les sentiments du personnage : dans la seconde partie du roman, la jeune femme, grelottant de froid dans les rafales glaciales du vent dâautomne, est comme Ă©crasĂ©e par lâ« Ă©norme cimetiĂšre de volcans » dont les sommets sont « dĂ©ca-pitĂ©s » (p. 277) et qui dominent, majestueux et comme menaçants, sur lâ« immense plateau dâaspect dĂ©solĂ© » (ibid.). Le projet financier dâAndermatt rĂ©ussit en plein parallĂšlement Ă lâĂ©chec amoureux total de sa femme, ce qui fait de Mont-Oriol un « roman dâune sociĂ©tĂ© dâargent qui triomphe dâune passion qui meurt »23.
Conclusion
Emma, HĂ©lĂšne et Christiane semblent rĂ©aliser parfaitement le rĂȘve de Flaubert dâĂ©crire « un roman sur rien »24. En effet, toutes les trois, deux petites bourgeoises et une aristocrate, deux femmes mariĂ©es et une veuve, deux en apparence heureuses dans leur solitude et une qui ne cesse dâen souffrir, correspondent Ă la formule de Sylvie Thorel qui constate que « [Ă ] ces personnages rien nâarrive, parce quâils sont insignifiants en eux-mĂȘmes et parce que leurs aventures sont triviales [âŠ] »25. Leur « aventure triviale » Ă toutes les trois est lâadultĂšre, rĂ©el dans le cas dâEmma et de Christiane et virtuel dans le cas dâHĂ©lĂšne qui trompe le souvenir de son mari. Ce « gouvernement passager du dĂ©sir » dans leur vie « les place, Ă des degrĂ©s divers, Ă la marge de la sociĂ©tĂ© et de la morale »26 auxquelles elles avaient Ă©tĂ© soumises et qui les avaient, en quelque sorte, protĂ©gĂ©es.
La solitude mentale dâEmma, rĂ©sultat de « cette facultĂ© dĂ©partie Ă lâhomme de se concevoir autrement quâil nâest »27; la solitude dĂ©libĂ©rĂ©e dâHĂ©lĂšne face Ă une grande ville, siĂšge de dĂ©sirs dangereux qui lui coĂ»tent la vie de son enfant ; la soli-tude de Christiane mariĂ©e sans amour, puis abandonnĂ©e par lâamant quâelle aimait
23 M.-C. Bancquart, op. cit., p. 30.24 G. Flaubert, lettre à Louise Colet, 16/01/1852, cité par : C. Becker, op. cit., p. 170.25 S. Thorel-Cailleteau, op. cit., p. 32.26 Ibidem.27 C. Becker, op. cit., p. 92.
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passionnĂ©ment : toutes les trois variantes de la solitude dĂ©crites dans les romans analysĂ©s mettent la femme en position dâune proie de la sociĂ©tĂ©. Emma est victime de lâĂ©ducation fĂ©minine hypocrite et sentimentale ; HĂ©lĂšne rĂ©alise trop bien lâidĂ©al dâune « femme honnĂȘte », asexuĂ©e et parfaitement maternelle ; Christiane souffre de lâĂ©cart entre lâalliance et le sentiment, tellement frĂ©quent dans les mariages dâin-tĂ©rĂȘt caractĂ©ristiques pour lâĂ©poque. De plus, toutes les trois confirment bien que, au XIXe siĂšcle, la solitude « nâest pas encore un droit de lâindividu »28 : rĂ©sultat de la rĂ©alisation des idĂ©aux et des conventions sociales en vigueur, elle se trouve Ă lâorigine de la souffrance de la femme dans sa relation avec elle-mĂȘme et avec le monde qui lâentoure.
28 M. Perrot, op. cit., p. 278.
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Revue annuelle de littérature francophoneUniwersytet Opolski
â 62019
Natalia PartykowskaUniversitĂ© dâOpole
Provincialisme, fĂ©minitĂ© et dĂ©sir de lâimpossible : sources de la solitude dâEmma Bovary
Provincialism, femininity and the desire for the impossible: the sources behind Emma Bovaryâs solitude
Abstract: The French province in the late 19th century was not a place for a woman who wanted more than just become an exemplary wife and mother. Emma Bovary, the literary character presented in this article tried to regain the right to choose the kind of life she wanted. Unfortunately, all her steps were closely observed by the community who put bourgeois morality first. Completely misunderstood by her loved ones, stuck in her unsatisfactory marriage, forced to represent bourgeois lifestyle, she suffered from severe loneliness which could also be associated with personality disorders and unconscious grief. Emma is not satisfied with being an object and she is trying to gain some power over her destiny. She is often perceived as a bored, selfish or narcissistic personality. In this article, the author tries to show other reasons for the heroineâs behaviour and present her as a woman trying to find a way to escape from loneliness, whose several causes can be distinguished.
Keywords: loneliness, woman, province, bourgeois, desire, society
Dans les romans rĂ©alistes du XIXe siĂšcle qui dĂ©crivent la vie en province, on trouve des traces de solitude profonde des hĂ©roĂŻnes fĂ©minines dont les ambitions allaient au-delĂ de ce micro-environnement, mais les conditions sociales et histo-riques les empĂȘchaient de rĂ©aliser leurs rĂȘves ailleurs. Il nây a rien de nouveau Ă ce que les interprĂ©tations fĂ©ministes de ces romans se concentrent sur le fait que la femme dans la littĂ©rature occidentale a un rĂŽle subordonnĂ©1. Surtout si cette femme
1 Voir : K. Millet, Sexual Politics, New York, Ballantine, 1978.
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112 Natalia Partykowska
considĂšre la vie comme quelque chose de plus que lâaccomplissement de ses devoirs envers la famille et la communautĂ© locale. Lâinstitution du mariage en Europe au XIXe siĂšcle et au dĂ©but du XXe siĂšcle Ă©tait fondĂ©e sur une sorte dâimpuissance des femmes. Une fois quâune femme se mariait, elle devenait la propriĂ©tĂ© de son mari, et il Ă©tait libre de la contrĂŽler ainsi que leurs enfants. Souvent, une situation oĂč le mari nâabusait pas de son pouvoir, mais nâĂ©tait quâabsent (physiquement et/ou Ă©motionnellement) pouvait ĂȘtre dĂ©crite comme trĂšs chanceuse. Il y avait aussi des maris qui Ă©taient aimables, mais lâinadĂ©quation des caractĂšres et des besoins diffĂ©rents faisait que la femme se sentait seule, bien que dâun point de vue social, Ă lâĂ©poque, elle eĂ»t tout ce quâelle pouvait souhaiter. La vie dâĂ©pouse dans la pro-vince, loin des divertissements dâune grande ville, dont elle rĂȘvait le plus souvent, condamnĂ©e Ă la compagnie dâelle-mĂȘme ou de ses voisins ennuyeux, Ă©tait cependant loin de ses rĂȘves.
Beaucoup de femmes, dans le silence et lâhumilitĂ©, ont endurĂ© leur destin et en sont venues Ă accepter son caractĂšre inĂ©vitable. La littĂ©rature, cependant, prĂȘte at-tention aux personnages dont le caractĂšre rĂ©flĂ©chi et Ă©motionnel ne leur a pas permis dâabandonner les doutes et les dĂ©sirs dâune autre vie. Cela sâest souvent terminĂ© tragiquement. Emma Bovary est lâexemple parfait dâune femme condamnĂ©e Ă la solitude dans la province française du XIXe siĂšcle. Bien que son cas soit souvent Ă©voquĂ©, lâapproche habituelle consiste Ă utiliser son exemple pour dĂ©crire une femme Ă©gocentrique, naĂŻve et matĂ©rialiste, et lâon prĂ©tend que sa fin tragique a Ă©tĂ© causĂ©e par son incapacitĂ© Ă distinguer la vie rĂ©elle de son fantasme. Or, du point de vue fĂ©ministe, Emma est une femme intelligente qui nâest pas capable de vivre ses rĂȘves et ses ambitions Ă cause de la nature patriarcale de son Ă©poque. Dans cette optique, ses pĂ©chĂ©s â adultĂšre et dette â ne doivent pas ĂȘtre considĂ©rĂ©s comme un signe de chute ; au contraire, ce sont des actes rebelles de lutte pour la libertĂ©. Les interprĂ©tations psychanalytiques et fĂ©ministes du roman ont laissĂ© croire quâEmma Ă©tait une hystĂ©rique2, une nihiliste3 et une dĂ©pressive avec un dĂ©sir de mort continu. Selon les normes actuelles, elle peut aussi ĂȘtre considĂ©rĂ©e comme une personnalitĂ© maniaco-dĂ©pressive et borderline, incapable de se lier aux autres de maniĂšre durable, de donner ou de recevoir de lâamour, et donc condamnĂ©e Ă la solitude.
La psychologie et la littĂ©rature restent en relation rĂ©ciproque puisque la littĂ©rature est un produit humain, qui prend pour thĂšme la vie humaine et sâadresse Ă lâĂȘtre humain. Cette relation rend possible lâapproche psychologique de la littĂ©rature. En nous inspirant aussi dâune perspective fĂ©ministe, nous examinerons de plus prĂšs les motivations dâEmma en tant quâune femme qui a connu la solitude et la frustration dans sa vie. Nous tenterons dâidentifier les sources de ces Ă©tats, en traitant la prota-goniste comme une personne ayant des caractĂ©ristiques psychologiques spĂ©cifiques,
2 T.L. Nobre, « Madame Bovary and hysteria : some psychoanalytic considerations », [in] Contextos ClĂnic, vol. 6 no. 1, SĂŁo Leopoldo, 2013, pp. 62-72.
3 P. Bourget, Essais de psychologie contemporaine, Paris, Lemerre, 1883.
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Provincialisme, fĂ©minitĂ© et dĂ©sir de lâimpossible⊠113
mais aussi comme une représentante de son sexe, une femme qui dépend des cir-constances sociales de son époque.
« Nâimporte! Elle nâĂ©tait pas heureuse, ne lâavait jamais Ă©tĂ©. DâoĂč venait donc cette insuffisance de la vie, cette pourriture instantanĂ©e des choses oĂč elle sâap-puyait ? »4. Emma Bovary se caractĂ©rise par un vide intĂ©rieur, une mĂ©lancolie pro-fonde. Les gens autour dâelle, mĂȘme ceux qui devraient ĂȘtre comprĂ©hensifs puisque Ă©tant les plus proches dâelle, ignorent ses problĂšmes et ses souffrances. Quand elle veut sauter de la rampe aprĂšs ĂȘtre abandonnĂ©e par son amant, Rodolphe, tout le monde donne une explication organique et mĂ©dicale Ă son acte et personne ne semble en remarquer les raisons Ă©motionnelles.
Le lecteur est conscient trĂšs tĂŽt, dĂšs le dĂ©but du roman, de la souffrance de Ma-dame Bovary. Plusieurs fois, lâauteur utilise le terme de mĂ©lancolie :
[âŠ] le mĂ©lancolique est celui qui se distingue de la masse par son aspiration Ă un idĂ©al, par son rapport singulier Ă lâidĂ©e, Ă Dieu, au monde [âŠ] Et la mĂ©lancolie peut aller jusquâĂ la folie ou jusquâau suicide quand le sujet ne trouve rien pour satisfaire son idĂ©al de dĂ©passement ou dâengagement. Madame Bovary en est lâune des figures littĂ©raires. Elle meurt du dĂ©sir de sâĂ©lever Ă un idĂ©al spirituel, du dĂ©sir de sortir du monde mĂ©diocre dans lequel elle se trouve. Et le roman de Flaubert se termine par la description dâune grande mĂ©lancolie suicidaire5.
Tout au long du roman, il y a des signes clairs de lâĂ©tat dâesprit dâEmma, signes qui, aujourdâhui, seraient probablement considĂ©rĂ©s comme des symptĂŽmes de dĂ©-pression : « Elle restait Ă prĂ©sent des journĂ©es entiĂšres sans sâhabiller, portait des bas de coton gris, sâĂ©clairait de la chandelle » (MB, 71); « Elle Ă©prouvait une courbature incessante et universelle [âŠ]. Elle aurait voulu ne plus vivre ou continuellement dormir » (MB, 314); « Tout et elle-mĂȘme lui Ă©taient insupportables » (MB, 315).
Emma a essayĂ© dâĂ©chapper Ă la solitude, au romantisme et au fantasme ; elle montrait des signes de lâaddiction Ă lâamour. Elle croyait fermement que lâamour Ă©tait la solution Ă tous ses problĂšmes, quâil guĂ©rirait son vide intĂ©rieur et son isole-ment. AprĂšs avoir Ă©pousĂ© Charles Bovary, elle a cherchĂ© chez lui la comprĂ©hension et le sentiment de communautĂ©. Elle a essayĂ© de partager avec lui ses passions â elle lui rĂ©citait tous les poĂšmes quâelle connaissait, et chantait des chansons. Mais ses efforts Ă©taient vains. Il ne comprenait pas les poĂšmes et la chanson car il ne lisait pas la littĂ©rature et nâĂ©coutait pas de musique. Charles Ă©tait toujours occupĂ© Ă cause de ses patients ; quand il rentrait Ă la maison, il parlait toujours des choses simples et pragmatiques comme lâagriculture, les animaux et le conseil local. Par consĂ©quent, Emma sâennuyait et se sentait dĂ©primĂ©e. Au dĂ©but, elle a tĂąchĂ© dâĂȘtre
4 G. Flaubert, Madame Bovary. MĆurs de Province, Ădition du centenaire, Paris, Librairie de France, 1921, p. 307. Les rĂ©fĂ©rences Ă cet ouvrage seront dĂ©sormais dĂ©signĂ©es par la mention MB, suivie du numĂ©ro de la page.
5 E. Roudinesco, « Peut-on guĂ©rir de tout ? », [in] LâHistoire : La DĂ©pression, mal de vivre depuis 3000 ans, mars 2004, pp. 54-55.
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une bonne Ă©pouse, mais le dĂ©sir de vivre quelque chose de plus profond lâa poussĂ©e Ă chercher les stimuli nĂ©cessaires â sous la forme de lâadoration et de lâintĂ©rĂȘt des hommes â hors mariage. Cependant, dans un endroit oĂč la morale bourgeoise et la mentalitĂ© provinciale prĂ©valaient, toutes ses actions Ă©taient Ă©troitement surveillĂ©es et Ă©valuĂ©es : « Les mĆurs sont pures en France dans les petites villes; chaque femme surveille sa voisine et Dieu sait quâil nây eut jamais de police mieux faite »6. Au dĂ©but de la section de Yonville, Emma rencontre accidentellement LĂ©on dans la rue et il lâaccompagne chez la nourrice de son enfant. On les voit ensemble : « DĂšs le soir, cela fut connu dans Yonville, et Madame Tuvache, la femme du maire, dĂ©clara devant sa servante que Madame Bovary se compromettait » (MB, 100).
Ă Yonville, oĂč Emma vit, le clergĂ© exerce toujours un pouvoir absolu ; le notaire et le pharmacien sont des professions de statut social incontestĂ©, quoique non mĂ©ri-tĂ©, et la majoritĂ© des gens travaillent dans les champs. Emma est un maillon faible dans la structure hiĂ©rarchique de la province parce quâelle ne peut sây identifier, elle veut quelque chose de plus pour elle-mĂȘme. Câest impossible pour Emma de se sentir bien avec des gens comme le pompeux Homais, comme Rodolphe, reprĂ©-sentant hypocrite et Ă©goĂŻste de la haute sociĂ©tĂ©, ou le bureaucrate Lieuvain. Il nây avait personne qui pourrait la comprendre, mĂȘme son propre mari. Charles est un symbole du provincialisme rural commun quâEmma dĂ©teste. Il est lâincarnation de la banalitĂ© dont elle dĂ©sire tellement sâĂ©chapper. Elle est toute seule, et cela non pas pour la premiĂšre fois dans sa vie.
Car, ayant grandi dans une ferme isolĂ©e avec peu dâamis, Emma a commencĂ© sa vie comme une enfant solitaire ; Ă©levĂ©e dans lâisolement, elle manque dâexpĂ©rience pratique et sa connaissance de la vie dĂ©rive uniquement des livres que complĂštent ses propres fantasmes. GrĂące Ă ses lectures et Ă dâautres expĂ©riences de couvent, Emma a acquis des goĂ»ts qui lâont rendue insatisfaite de son propre environnement. Les relations avec des amies dâĂ©cole plus riches et les brefs contacts avec leurs parents ont eu un effet profond sur ses maniĂšres et ses idĂ©es. Non seulement elle en a tirĂ©, ainsi que des livres, un goĂ»t pour des choses matĂ©rielles luxueuses, comme les attelages, les robes et les beaux meubles, mais elle en a aussi pris des conceptions prĂ©cises quant Ă la façon dont une dame devrait se tenir debout, marcher et sâasseoir. Elle a donc affectĂ© divers gestes et attitudes parce quâelle croyait que cela lui donnait une allure plus « aristocratique ». Elle croyait que la vraie vie nâĂ©tait possible que dans les villes, et que de toutes les villes, Paris Ă©tait celle qui offrait le plus dâattraits.
Dans la monotonie Ă©crasante de lâexistence Ă Tostes, sâest produite une expĂ©rience qui, plus que toute autre, a prouvĂ© Ă Emma que la vie dont elle rĂȘvait existait et quâil ne lui Ă©tait pas impossible de la partager. Cet Ă©vĂ©nement fut la visite Ă Vaubyessard, oĂč Charles, le mĂ©decin local, et Emma, fille dâun paysan, se sont mĂȘlĂ©s Ă la noblesse. Cet intermĂšde dans son quotidien est restĂ© dans la mĂ©moire dâEmma comme une
6 Stendhal, appendice du roman Le Rouge et le Noir, Paris, Ăditions Garnier, 1960, p. 509.
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Provincialisme, fĂ©minitĂ© et dĂ©sir de lâimpossible⊠115
sorte dâutopie. Cependant, elle devait se sentir bien seule, et en mĂȘme temps com-plĂštement incomprise par son mari, lorsquâaprĂšs avoir visitĂ© les Ă©tables de lâhĂŽte du bal, elle a dĂ» monter dans une voiture modeste. Elle sâest rendu compte Ă quel point ils devaient avoir lâair provinciaux :
Emma, silencieuse, regardait tourner les roues. Charles, posĂ© sur le bord extrĂȘme de la banquette, conduisait, les deux bras Ă©cartĂ©s, et le petit cheval trottait lâamble, dans les brancards, qui Ă©taient trop larges pour lui ; les guides molles battaient sur sa croupe en sây trempant dâĂ©cume, et la boĂźte ficelĂ©e derriĂšre le boc donnait contre la caisse de grands coups rĂ©guliers (MB, 59).
Dans un Ă©tat dâapitoiement sur son sort, Madame Bovary oppose sa vie Ă celle quâelle sâimagine pour ses camarades de classe plus fortunĂ©es. Elles Ă©taient sans doute dans les villes « avec le bruit des rues, le bourdonnement des thĂ©Ăątres et les clartĂ©s du bal, elles avaient des existences oĂč le cĆur se dilate, oĂč les sens sâĂ©pa-nouissent. Mais elle, sa vie Ă©tait froide comme un grenier dont la lucarne est au nord, et lâennui, araignĂ©e silencieuse, filait sa toile dans lâombre, Ă tous les coins de son cĆur » (MB, 48). Elle pensait souvent Ă Paris, en a achetĂ© une carte et la parcourait pendant des heures, traçant chaque rue, sâarrĂȘtant devant les carrĂ©s blancs qui symbo-lisaient les maisons. Puis, les yeux fermĂ©s, elle voyait les lampadaires et les voitures sâarrĂȘter devant les thĂ©Ăątres. En sâabonnant aux magazines fĂ©minins, elle se tenait au courant des nouvelles piĂšces, des styles, des courses, de lâopĂ©ra. Chaque fois quâune nouvelle chanteuse faisait ses dĂ©buts, Emma Ă©tait assez intĂ©ressĂ©e pour lire chaque dĂ©tail. Elle connaissait les adresses des meilleurs tailleurs. Elle connaissait Paris mieux que beaucoup de Parisiens, du moins en thĂ©orie.
Emma a essayĂ© de crĂ©er chez elle une « ambiance parisienne ». Elle a formĂ© sa nouvelle bonne Ă amidonner et Ă repasser ses vĂȘtements, Ă apporter un verre dâeau sur une assiette, Ă frapper Ă la porte avant dâentrer dans une piĂšce. Elle a insistĂ© pour quâon lui parle Ă la troisiĂšme personne. Elle a achetĂ© des vĂȘtements extravagants et du papier Ă lettres (bien quâelle nâait personne Ă qui Ă©crire). MalgrĂ© tous ses efforts, il lui arrivait dâĂȘtre mĂ©contente de vouloir Ă la fois mourir et vivre Ă Paris. Elle nâa jamais surmontĂ© cette nostalgie de la ville. Elle a parlĂ© avec Rodolphe de la mĂ©diocritĂ© des provinciaux. LĂ©on Ă©tait doublement sĂ©duisant Ă son retour de Paris Ă Rouen.
Emma, dans son dĂ©sir, confond le dĂ©sir de lâenvironnement luxueux avec celui des joies de cĆur et ne fait pas la distinction entre « Ă©lĂ©gance des habitudes et les dĂ©licatesses du sentiment » (MB, 64). Elle ne peut rĂ©sister Ă la sĂ©duction de ses amants, mais elle reste Ă©galement sans dĂ©fense contre la sĂ©duction de la consomma-tion. Son rĂȘve romantique est presque entiĂšrement basĂ© sur des choses â costumes, tissus, accessoires :
Tel est le mal mortel ; elle se propose de transformer les Ă©lĂ©ments de la « langueur mystique » en dĂ©cor de son existence et en mobilier de sa maison. Câest ainsi quâil [Flaubert] la caractĂ©rise : la littĂ©rature signifie pour elle un beau buvard et un Ă©crin artistique. Lâart dans sa vie signifie de beaux rideaux sur ses fenĂȘtres,
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des appliques en papier pour les bougies, des breloques pour sa montre, une paire de vases bleus sur la cheminée, une boßte en ivoire avec un dé en argent doré à la feuille, et ainsi de suite7.
Dans le personnage dâ Emma, le dĂ©sir dâamour converge avec le dĂ©sir de richesse. En dĂ©pensant de lâargent, elle compense le manque dâamour ; ainsi, en ne comblant pas le sentiment de manque, toujours insatisfaite de la vie, Emma accumule les dettes. Elle collectionne les objets, mais aprĂšs la joie initiale de les possĂ©der ou lâil-lusion dâamour achetĂ©e grĂące Ă eux, le vide et la solitude reviennent : « Elle sâĂ©tait achetĂ© un buvard, une papeterie, un porte-plume, des enveloppes bien quâelle nâeĂ»t personne Ă qui Ă©crire » (MB, 65).
Par ses amants et par lâachat des biens de luxe, Madame Bovary essaie de combler son vide intĂ©rieur et guĂ©rir sa solitude, mais ce dont elle rĂȘve, câest lâimpossible ex-citant. Comme lâĂ©crit RenĂ© Girard dans Mensonge romantique et vĂ©ritĂ© romanesque : pour y parvenir, la protagoniste choisit le mĂ©diateur le plus difficile ; comme son but nâest jamais atteint, le dĂ©sir devient Ă©ternel. LâĂ©chec est la meilleure fin pour ceux qui luttent pour lâimpossible. On peut se demander si le dĂ©sir de lâimpossible est la raison dâune solitude profondeâŠ
La solitude due au dĂ©sir de lâimpossible et au sentiment dâĂȘtre incompris a Ă©tĂ© ressentie par un autre hĂ©ros littĂ©raire bien connu, auquel Emma Bovary est souvent associĂ©e. « Il est remarquable que lâensemble de la littĂ©rature europĂ©enne nâait pas dâĂ©quivalent fĂ©minin Ă Don Quichotte. Que le temps nâarrive pas, que le continent de la sensiblerie ne soit pas encore dĂ©couvert »8, observait SĂžren Kierkegaard en 1842. Câest finalement Flaubert qui a relevĂ© le dĂ©fi : il a crĂ©Ă© un Quichotte fĂ©minin â Emma Bovary. Pour Cervantes, le romantisme signifiait des aventures chevaleresques ; pour Flaubert, lâamour passionnĂ©. Les caprices de Don Quichotte Ă©taient intellectuels ; ceux dâEmma, Ă©motionnels.
Emma Bovary Ă©tait seule dans sa rĂ©alitĂ©, comme Don Quichotte lâĂ©tait dans la sienne. Alonso Quijano et Emma Bovary sont tous deux oisifs, mĂšnent une vie monotone et sont coincĂ©s en province. Ils ont beaucoup de temps Ă consacrer Ă la lecture. Alonso est un lecteur fanatique de romans chevaleresques; Emma, de romans sentimentaux. Les deux personnages sont fascinĂ©s par la littĂ©rature en vogue dans leurs Ă©poques respectives ; or, le fait que les romans quâils prĂ©fĂšrent reprĂ©sentent des mondes qui sont tout Ă fait fantastiques par rapport Ă la « rĂ©alitĂ© » contemporaine est la source de souffrance et de solitude des deux protagonistes. Le dĂ©sir dâEmma de devenir une hĂ©roĂŻne romantique aristocratique est aussi absurde que le rĂȘve dâAlonso Quijano dâĂȘtre chevalier. Mais ils ne semblent pas en ĂȘtre conscients. La lecture ne leur suffit pas et ils dĂ©cident de vivre leur vie comme des personnages de
7 J. RanciĂšre, « Dlaczego naleĆŒaĆo zabiÄ EmmÄ Bovary », trad. de lâanglais par J. Franczak, [in] Teksty Drugie : teoria literatury, krytyka, interpretacja, nr 4 (136), 2012, p. 149. Câest nous qui traduisons.
8 S. Kierkegaard, Either/Or, trad. du danois par D. Swenson et L. Swenson, London, Oxford University Press, 1944, p. 210. Câest nous qui traduisons.
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Provincialisme, fĂ©minitĂ© et dĂ©sir de lâimpossible⊠117
livres â Don Quichotte dĂ©cide de devenir un chevalier errant et dâessayer de mo-deler sa nouvelle identitĂ© sur AmadĂs de Gaula, tandis quâEmma essaie de devenir une hĂ©roĂŻne romantique comme la FiancĂ©e de Lammermoor, lâopĂ©ra de Dionizetti, quâelle et Charles sont allĂ©s voir Ă Rouen.
La solitude accompagne aussi une Ăąme vaniteuse dont les dĂ©sirs ne sont jamais assouvis. Selon Girard, pour quâune personne vaniteuse veuille quelque chose, il suffit de la convaincre que cet objet est dĂ©jĂ dĂ©sirĂ© ou appartient Ă une tierce per-sonne, ce qui lui confĂšre un certain prestige. Girard lâappelle un « mĂ©diateur » â un rival dont la vanitĂ© a dâabord Ă©tĂ© Ă©veillĂ©e. Cette rivalitĂ© entre un mĂ©diateur et un sujet dĂ©sirant constitue une diffĂ©rence significative entre les dĂ©sirs de Don Quichotte et ceux dâEmma9. La solitude est aussi une distance par rapport Ă ce que nous voulons, Ă ce que nous fuyons encore, Ă ce qui ne peut pas nous prendre, Ă ce qui arrive aux autres :
Câest chez CervantĂšs, Ă©videmment, que cette distance est la plus grande. Aucun contact nâest possible entre Don Quichotte et son Amadis lĂ©gendaire. Emma Bovary est dĂ©jĂ moins Ă©loignĂ©e de son mĂ©diateur parisien. Les rĂ©cits des voyageurs, les livres et la presse propagent jusquâĂ Yonville les derniĂšres modes de la capitale. Emma se rapproche encore du mĂ©diateur lors du bal chez les Vaubyessard ; elle pĂ©nĂštre dans le saint des saints et contemple lâidole face Ă face. Mais ce rapprochement restera fugitif. Jamais Emma ne pourra dĂ©sirer ce que dĂ©sirent les incarnations de son « idĂ©al » ; jamais elle ne pourra rivaliser avec celles-ci ; jamais elle ne partira pour Paris10.
On oublie souvent que lâhĂ©roĂŻne de Flaubert a Ă©tĂ© privĂ©e du sentiment de proximitĂ© presque dĂšs le dĂ©but de sa vie. Ayant perdu sa mĂšre Ă un jeune Ăąge, elle a Ă©tĂ© privĂ©e non seulement de la personne la plus proche pour un enfant, mais aussi du modĂšle dâun lien familial sain. Le personnage de la mĂšre est extrĂȘmement important dans le processus de croissance, son absence peut causer de graves perturbations dans le dĂ©veloppement Ă©motionnel et spirituel de lâĂȘtre humain. Le deuil inconscient, la douleur aprĂšs la perte et le manque chronique dâun ĂȘtre cher peuvent avoir contribuĂ© au sentiment de vide chronique et de solitude dâEmma Bovary, vide quâelle a rempli de fantasmes et dâobjets. Peut-ĂȘtre nâa-t-elle pas appris la sincĂ©ritĂ© et lâauthenticitĂ© des sentiments Ă la maison et a-t-elle aussi fui le deuil dans le monde des gestes thĂ©Ăątraux :
Quand sa mĂšre mourut, elle pleura beaucoup les premiers jours. Elle se fit faire un tableau funĂšbre avec les cheveux de la dĂ©funte, et, dans une lettre quâelle envoyait aux Bertaux, toute pleine de rĂ©flexions tristes sur la vie, elle demandait quâon lâensevelĂźt plus tard dans le mĂȘme tombeau [âŠ]. Elle se laissa donc glisser dans les mĂ©andres lamartiniens, Ă©couta les harpes sur les lacs, tous les chants de cygnes mourants, toutes les chutes de feuilles, les vierges pures qui montent au ciel, et la voix de lâĂternel discourant dans les vallons. Elle sâen ennuya, nâen voulut point convenir, continua par habitude, ensuite par vanitĂ©, et fut enfin surprise de se sentir apaisĂ©e, et sans plus de tristesse au cĆur que de rides sur son front (MB, 425).
9 R. Girard, Mensonge romantique et vérité romanesque, Paris, Grasset&Fasquelle, 1961, p. 10.10 Ibidem.
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Lâennui qui apparaĂźt Ă la place du deuil ne doit pas nĂ©cessairement ĂȘtre un signe dâĂ©goĂŻsme, de narcissisme ou de manque dâattachement Ă©motionnel. Selon Avitall Ronnel,
[âŠ] quand lâennui accompagne la perte comme substitut du deuil, il peut ĂȘtre un symptĂŽme de ce que Nicolas Abraham et Maria Torok [LâĂcorce et le Noyau, (Paris, Flammarion, 1987)] ont dĂ©crit comme un « fantasme dâincorporation », un dĂ©ni de perte Ă la base de la mĂ©lancolie, qui bloque le vrai travail de deuil qui aurait normalement lieu par le processus de « lâintrojection »11.
Le psychanalyste IgnĂšs SodrĂ©12 aperçoit dans le comportement dâEmma des traces de ce que Freud dĂ©crit dans son essai La crĂ©ation littĂ©raire et le rĂȘve Ă©veil-lĂ©13. SodrĂ© souligne que lâabsence de deuil crĂ©e une situation interne par laquelle la personne vit dans lâombre dâune mort interne, conduisant Ă la mĂ©lancolie, Ă la dĂ©pression pathologique. Pour faire face au traumatisme, lâhĂ©roĂŻne utilise le rĂȘve comme moyen de guĂ©rir un Ă©tat dâesprit vide et dĂ©primant, ainsi que la solitude ; or, elle est incapable dâutiliser son imagination dâune maniĂšre qui enrichirait sa vie intĂ©rieure. Elle imite aveuglĂ©ment les scĂ©narios romanesques sans faire de distinction entre fiction littĂ©raire et rĂ©alitĂ©. PrivĂ©e de mĂšre, Emma nâavait pas non plus eu de figure maternelle dont elle pourrait sâinspirer en se forgeant une image de la fĂ©minitĂ© dans laquelle elle pourrait sâintĂ©grer. Elle a adoptĂ© le rĂŽle dâĂ©pouse et de mĂšre parce que la sociĂ©tĂ© sây attendait. En mĂȘme temps, elle sâimaginait comme une hĂ©roĂŻne tragique, amoureuse passionnĂ©e, mais en rĂ©alitĂ© câĂ©tait une femme qui utilisait ses charmes pour combattre le vide et la grande solitude.
Flaubert commence lâhistoire de Madame Bovary en dĂ©crivant la vie de Charles, le futur Ă©poux de la protagoniste. Celle-ci nâapparaĂźt que plus tard, au moment oĂč Charles vient Ă la ferme de son pĂšre ; or, câest seulement aprĂšs son mariage que le lecteur prend conscience que cette femme est le personnage principal du roman. Mais au moment dâĂ©pouser Charles, elle Ă©tait censĂ©e perdre son identitĂ© de femme avec ses propres rĂȘves et besoins. Elle est devenue une Ă©pouse â un cas de construction sociale qui lâobligeait Ă agir dâune certaine maniĂšre, Ă vouloir certaines choses et Ă remplir tous les devoirs liĂ©s Ă ce rĂŽle. Emma Ă©tait condam-nĂ©e Ă la solitude, ce qui est confirmĂ© par des prĂ©sages tels que son bouquet de mariage sĂ©chĂ© quâelle trouve par hasard au fond dâun tiroir. Elle se rend compte que lâamour lui Ă©tait devenu inaccessible : le mariage nâest quâun concept institu-tionnalisĂ©, qui crĂ©e des attentes chez ceux qui y croient fermement et qui en sont le plus souvent déçus.
11 A. Ronell, Crack Wars : Literature, Addiction, Mania, Lincoln, University of Nebraska, 1992, p. 120. Câest nous qui traduisons.
12 I. SodrĂ©, « Death by Daydreaming », [in] D. Bell (Ă©d.), Psychoanalysis and Culture : A Kleinian Pers-pective, London, Routledge, 1999, pp. 48- 63. Câest nous qui traduisons.
13 S. Freud, « La crĂ©ation littĂ©raire et le rĂȘve Ă©veillĂ© », trad. française de M. Bonaparte et E. Marty, [in] Es-sais de psychanalyse appliquĂ©e, Paris, Gallimard, 1933.
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Provincialisme, fĂ©minitĂ© et dĂ©sir de lâimpossible⊠119
Quant Ă sa solitude intime, Emma en a cherchĂ© un soulagement dans les bras des amants. Elle Ă©tait beaucoup plus intĂ©ressĂ©e par la dĂ©couverte dâelle-mĂȘme en tant quâĂȘtre libre et sexuel quâen tant que mĂšre. Mais au cours du XIXe siĂšcle, les femmes, leur sexualitĂ© et leur maternitĂ© Ă©taient soumises Ă lâappropriation des autoritĂ©s scientifiques, morales, mĂ©dicales, clĂ©ricales et littĂ©raires â toujours des hommes. Le premier devoir des femmes Ă©tait de devenir Ă©pouse et mĂšre ; elles Ă©taient dĂ©finies par leur puretĂ©, leur moralitĂ© supĂ©rieure et leur dĂ©vouement dĂ©sintĂ©ressĂ© au mari et aux enfants. Or, devenue mĂšre sans le dĂ©sirer vraiment, Emma traite sa fille comme un fardeau qui lâempĂȘche dâavoir la chance de res-sentir un vĂ©ritable amour et un vrai bonheur. Elle associe son enfant Ă lâennui du quotidien et ne montre aucun lien Ă©motionnel vĂ©ritable avec la petite Berthe. Elle aurait prĂ©fĂ©rĂ© avoir un fils : « il serait fort et brun. Il sâappellerait Georges. Cette idĂ©e dâavoir pour enfant un mĂąle Ă©tait comme la revanche en espoir de toutes ses impuissances passĂ©es » (MB, 96). La nostalgie dâEmma pour un enfant de sexe masculin est en partie due au fait quâelle craignait que son propre destin tragique ne se perpĂ©tue Ă travers sa fille. On pourrait supposer quâune enfant du mĂȘme sexe devrait guĂ©rir sa solitude, quâEmma trouverait un rĂ©confort dans sa fille, partageant plus tard ses peines et ses joies de femme. Mais elle voulait avoir un fils pour pouvoir dĂ©passer Ă travers lui ce qui la condamnait Ă souffrir dans lâincomprĂ©hension et lâexclusion de la communautĂ© provinciale, dans laquelle, en tant que femme, elle nâavait aucune chance de rĂ©aliser son plein potentiel. En essayant de vivre ses rĂȘves, dâintĂ©grer dans sa vie lâamour et les Ă©motions intenses, elle a choisi le moyen dâĂ©vasion le plus facile pour les femmes mariĂ©es au XIXe siĂšcle â lâadultĂšre.
LâadultĂšre, comme le mariage, se dĂ©roule Ă lâĂ©poque dâune maniĂšre qui convient beaucoup plus Ă lâhomme quâĂ la femme, et câest peut-ĂȘtre lâune des raisons pour lesquelles Emma « retrouvait dans lâadultĂšre toutes les platitudes du mariage » (MB, 314). Dans ses deux relations adultĂ©rines, elle fait preuve de plus de courage, dâaudace et de rĂ©solution que tous les deux personnages masculins, mĂȘme si les objectifs vers lesquels ces qualitĂ©s sont dirigĂ©es peuvent sembler mal placĂ©s. Elle est aussi beaucoup plus Ă©gocentrique, plus dĂ©terminĂ©e, plus forte et plus dominatrice que LĂ©on. Quant Ă Rodolphe, il est conforme Ă lâimage traditionnelle du mĂąle fort et Emma lui est sexuellement soumise : « Ce nâĂ©tait pas de lâattachement, mais comme une sĂ©duction permanente. Il la subjugait. Elle en avait presque peur » (MB, 429). Mais mĂȘme avec Rodolphe, Emma acquiert une sorte de suprĂ©matie, lâobligeant Ă jouer la comĂ©die de lâamant romantique et Ă accepter des cadeaux humiliants : « Cependant ces cadeaux lâhumiliaient. Il en refusa plusieurs ; elle insista, et Ro-dolphe finit par obĂ©ir, la trouvant tyrannique et trop envahissante » (MB, 206). Elle le pousse Ă jouer le rĂŽle de lâamant maĂźtre et lâincite Ă sâenfuir avec elle. Le refus de Rodolphe de le faire montre Ă la fois la faussetĂ© de son image de lâamant romantique et les limites du pouvoir de la femme dans lâadultĂšre. Emma, Ă©tant une femme, ne
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peut pas gagner, mais certains critiques, comme Julien Gracq, ont remarqué ses efforts et sa détermination :
En relisant le roman, [âŠ] je suis plus sensible [âŠ] au beau combat dâEmma quâĂ sa dĂ©faite qui nâest nul-lement dĂ©risoire, comme on le dit trop souvent. Car, en somme, tout ce quâil est possible de tenter, dans sa situation dĂšs le dĂ©but sans espoir, elle le tente, non sans hardiesse, et [âŠ] avec un esprit de dĂ©cision qui, dans le livre, va plus dâune fois jusquâĂ lâintrĂ©piditĂ©14.
La solitude dâEmma Bovary ne relĂšve pas seulement des tensions entre le monde public (tel celui de province au XIXe siĂšcle) et le monde de son imagination, mais aussi de ses propres limites Ă©motionnelles et intellectuelles, dont certaines rĂ©sultent du fait quâils ont « internalisĂ© » les valeurs de la sociĂ©tĂ©. Emma nâĂ©tait pas assez courageuse ou dĂ©terminĂ©e, ou peut-ĂȘtre ne savait-elle mĂȘme pas comment elle pour-rait rĂ©aliser son plein potentiel. Elle nâa pas pu partir pour une grande ville, elle nâa dĂ©couvert en elle aucune force crĂ©atrice. PrĂ©occupĂ©e par ses fantaisies, elle se replie sur elle-mĂȘme, ne voit ni ne vit le monde extĂ©rieur. Selon Giles Mitchell, la comprĂ©hension du narcissisme pathologique fournit une interprĂ©tation cohĂ©rente du psychisme dâEmma15. Son esprit est rempli de fantasmes plutĂŽt que dâidĂ©es ou de possibilitĂ©s, elle nâa aucun but ou engagement, seulement les tĂąches et obligations ennuyeuses de la vie domestique. Emma est aussi trop Ă©gocentrique pour trouver la passion ou lâĂ©motion dans les relations humaines courantes, y compris la maternitĂ©. Il nây a en elle ni libertĂ©, ni hĂ©roĂŻsme, ni ambition :
Il est vrai, bien sĂ»r, quâEmma, avec son narcissisme, son penchant pour les excĂšs et ses amours naĂŻves, nâest pas une icĂŽne fĂ©ministe â mais il est difficile de lui en vouloir pour cela. Comme lâaffirme Naomi Schor dans son essai inspirant, ce nâest pas seulement la dĂ©cision de Flaubert, mais aussi les restrictions imposĂ©es par le sexe Ă lâĂ©poque, qui ont empĂȘchĂ© Emma de devenir elle-mĂȘme auteur (par exemple, des romances populaires), et de trouver grĂące Ă lâĂ©criture un emploi et un moyen de subsistance, de devenir indĂ©pendante des hommes qui lâentouraient16.
Pour Emma, la cause principale de sa solitude nâest ni la province, ni le mariage, ni lâignorance, mais la prison de la fĂ©minitĂ©. Emma nâest pas satisfaite dâĂȘtre un objet et elle essaie dâacquĂ©rir un certain pouvoir sur son destin. Mais en tant que femme vivant en province du dĂ©but du XIXe siĂšcle, elle nâa aucune chance dây rĂ©ussir. MalgrĂ© ses limites considĂ©rables, Charles, Ă©tant un homme, reçoit une formation qui lui permet de jouer un rĂŽle utile dans la sociĂ©tĂ©, tandis quâEmma, malgrĂ© son intelligence et ses capacitĂ©s, reçoit au couvent de Rouen une formation qui lui permet juste dâacquĂ©rir des compĂ©tences qui la prĂ©parent au rĂŽle dâĂ©pouse et de mĂšre mais
14 J. Gracq, Stendhal, Balzac, Flaubert, Zola, Paris, Gallimard, 1995, p. 612.15 G. Mitchell, « Flaubertâs Emma Bovary : Narcissism and Suicide » [in] American Imago, 44(2), 1987,
pp. 107-128. Câest nous qui traduisons.16 N. Schor, For a Restricted Thematics : Writing, Speech and Difference in Madame Bovary, cite dâaprĂšs :
J.K. BrzeziĆski, « Czy rzeczywiĆcie naleĆŒaĆo zabiÄ EmmÄ Bovary », [in] Civitas. Studia z filozofii i polityki, nr 21, 2017, pp. 59-82. Câest nous qui traduisons.
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Provincialisme, fĂ©minitĂ© et dĂ©sir de lâimpossible⊠121
qui lâempĂȘchent de devenir ce quâelle veut vraiment ĂȘtre, ou dâutiliser son intelli-gence et son ambition de maniĂšre plus crĂ©ative. Emma est Ă©galement prisonniĂšre des stĂ©rĂ©otypes sexuels de son Ă©poque Ă cause de la littĂ©rature quâelle lit â le monde des romans sentimentaux lance une image de lâhomme comme un ĂȘtre fort et actif et celle de la femme comme un ĂȘtre faible et passif. Ătant donnĂ© la vision exaltĂ©e dâhomme, il nâest pas surprenant quâEmma souhaite Ă plusieurs reprises lâĂȘtre. Elle suppose que seuls les hommes sont libres et que sa seule libĂ©ration de la prison des habitudes et de la prison de la fĂ©minitĂ© peut se faire en vivant « par procuration » grĂące Ă un fils :
Un homme, au moins, est libre ; il peut parcourir les passions et les pays, traverser les obstacles, mordre aux bonheurs les plus lointains. Mais une femme est empĂȘchĂ©e continuellement. Inerte et flexible Ă la fois, elle a contre elle les mollesses de la chair avec les dĂ©pendances de la loi. Sa volontĂ©, comme le voile de son chapeau retenu par un cordon, palpite Ă tous les vents (MB, 97).
La source principale de la solitude dâEmma Bovary est le fait quâelle croit que lâĂ©panouissement ne peut ĂȘtre trouvĂ© quâĂ travers un homme. Elle ne croit pas en elle-mĂȘme et en son dĂ©veloppement personnel. LâĂ©poque dans laquelle elle vit et la littĂ©rature quâelle choisit de lire lui ont fait croire que la femme est plus faible et nâa quâun nombre limitĂ© de rĂŽles Ă choisir â le chemin dâĂ©pouse et de mĂšre dĂ©centes, le chemin de dĂ©votion Ă Dieu ou celui de lâadultĂšre ; dans tous les trois, lâhomme occupe la position centrale. Emma possĂšde une Ă©nergie et une force qui ne sont Ă©galĂ©es par aucun des personnages masculins du roman, mais elle sâen sert pour se mettre dans une position de dĂ©pendance totale dâun homme. Si elle vivait aujourdâhui et suivait une thĂ©rapie pour les dĂ©pendants de lâamour, elle apprendrait dâabord que le vide le plus profond et la solitude quâelle a vĂ©cus ne peuvent ĂȘtre guĂ©ris quâen apprenant Ă compter sur elle-mĂȘme et Ă sâaimer.
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KOREKTAAnna Kaczmarek-WiĆniewska
REDAKCJA TECHNICZNAJolanta Brodziak
SKĆAD I ĆAMANIEWaldemar Szweda
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