d'un ressentiment en mal d'esthétique

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D'UN RESSENTIMENT EN MAL D'ESTHÉTIQUE Georges Didi-Huberman Editions Hazan | Lignes 1994/2 - n° 22 pages 21 à 62 ISSN 0988-5226 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-lignes0-1994-2-page-21.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Didi-Huberman Georges,« D'un ressentiment en mal d'esthétique », Lignes, 1994/2 n° 22, p. 21-62. DOI : 10.3917/lignes0.022.0021 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Editions Hazan. © Editions Hazan. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Universit? du Qu?bec ? Montr?al - - 132.208.160.211 - 18/03/2015 22h41. © Editions Hazan Document téléchargé depuis www.cairn.info - Universit? du Qu?bec ? Montr?al - - 132.208.160.211 - 18/03/2015 22h41. © Editions Hazan

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D'UN RESSENTIMENT EN MAL D'ESTHÉTIQUEGeorges Didi-HubermanEditions Hazan | Lignes1994/2 - n° 22pages 21 à 62ISSN 0988-5226

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  • D'UN RESSENTIMENT EN MAL D'ESTHTIQUE Georges Didi-Huberman Editions Hazan | Lignes 1994/2 - n 22pages 21 62

    ISSN 0988-5226

    Article disponible en ligne l'adresse:

    --------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-lignes0-1994-2-page-21.htm

    --------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    Pour citer cet article :

    --------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Didi-Huberman Georges, D'un ressentiment en mal d'esthtique ,

    Lignes, 1994/2 n 22, p. 21-62. DOI : 10.3917/lignes0.022.0021

    --------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    Distribution lectronique Cairn.info pour Editions Hazan.

    Editions Hazan. Tous droits rservs pour tous pays.

    La reproduction ou reprsentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorise que dans les limites desconditions gnrales d'utilisation du site ou, le cas chant, des conditions gnrales de la licence souscrite par votretablissement. Toute autre reproduction ou reprsentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manire quece soit, est interdite sauf accord pralable et crit de l'diteur, en dehors des cas prvus par la lgislation en vigueur enFrance. Il est prcis que son stockage dans une base de donnes est galement interdit.

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  • GEORGES DIDI-HUBERMAN

    D'UN RESSENTIMENT EN MAL D'ESTHTIQUE

    Penses du retour et du ressentiment: le ton adopt par la revue Esprit, pour discrditer ce qu'elle appelle d'un seul mot ses yeux sans doute loquent l'art contemporain, leur appar-tient exemplairement. Ce ton est par trop reprsentatif de celui qu'a si volontiers cette poque pour qu'il ne nous ait pas paru indispensable de rditer la lecture que G. Didi-Huberman en a une premire fois faite (L'art contemporain en question. Ed. Galerie nationale du jeu de Paume). Lecture ici augmente d'un Post-scriptum: Du ressentiment la Kunstpolitik . (Lignes)

    Question de gnalogie : la damnation de la mmoire et l'impuissance du rejet

    L'excration et l'intimidation ont toujours fait partie de cet

    trange moyen de communiquer qui consiste dire: >. L'tranget consiste en ceci que la proposition

    j'excre ce que vous faites se convertit immdiatement dans la

    proposition j'excre ce que vous tes, je vous souhaite disparu et oubli. Une telle violence a toujours exist, elle fait notamment

    partie, au moins depuis Tertullien, des rhtoriques iconoclastes.

    Elle a bien sr accompagn, et obstinment, chaque moment de

    l'art moderne, au point de pouvoir tre considre comme un lment traditionnel, voire structurel, de son dveloppement historique.

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  • En lisant les trois dossiers conscutifs ouverts par la revue

    Esprit la question Quels critres d'apprciation esthtique aujourd'hui?\ on repre aisment ce caractre traditionnel ou

    structurel des rhtoriques de l'excration. On comprend sur-

    tout que la rponse ces apostrophes gnralement violentes n'a

    pas tre cherche, parce qu'elle est dj donne, et continuera de l'tre: cette rponse se trouve dans l'existence mme et dans

    l'exposition d'uvres plastiques faites ou en train de se faire;

    elle se trouve aussi dans l'existence mme et dans la publication

    des uvres de pense qui les accompagnent et les accompagne-ront encore, ft-ce de faon critique (et que le discours d' ex-cration se dfinisse prcisment comme l'attitude non critique

    par excellence, c'est ce que nous aurons dvelopper par la

    suite).

    Il ne faut donc pas croire qu'il faille rpondre>> aux invec-

    tives adresses travers ces textes dans la direction d'uvres et d'artistes que l'on voudrait dfendre parce qu'on les aime, ou que l'on serait gn de dfendre parce qu'on ne les aime pas. Ce

    serait faire entrer la rponse>> dans le cercle de culpabilit qui

    est justement l'uvre explicite de cette rhtorique. Ce qu'il faut

    commencer par faire, c'est, plus simplement, une lecture de ces textes. Faon de les prendre au srieux, au srieux de leurs mots et de leurs phrases; faon de les prendre aux mots de leur pen-se. Inutile galement- ou plutt insuffisant, et d'ailleurs trop

    facile en ce contexte - de pointer seulement ce qui pourrait

    n'apparatre que comme l'excs ou le drapage d'un auteur plus

    passionnel ou plus stupide qu'un autre; une telle opration fournirait coup sr son lot d'exemples qui ne prtent qu' sou-

    rire. Procder une lecture, cela oblige plutt reprer des

    motifs, c'est--dire ne jamais isoler les exemples, les excs, les

    1. , Esprit, n 173, juillet-aot 1991, p. 71-133 (textes de J. Molina, J.-P. Domecq et M. Le Bot); n 179, fvrier 1992, p. 5-63 (textes de M. Le Bot, J.-P. Domecq, M. Kessler, F. Gaillard, J. Rustin et J. Bloed); no 185, octobre 1992, p. 5-54 (textes de J.-P. Domecq, B. Joliet, M. Le Bot, D. Bougnoux, N. Mouraux et D. Sagot-Duvauroux).

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  • drapages. Quand les excs ou les drapages font systme, se

    transmettent, se rptent, ils ne prtent plus vraiment sourire,

    mais rflchir. Ils dessinent un ensemble. C'est d'ailleurs bien

    comme cela que ces textes se prsentent eux-mmes, ils parlent au nom d'une sorte de conscience collective, et l'on verra qu'ils

    ne mentent pas sur leur statut de discours partag. Ils font en ralit partie d'un ensemble bien plus vaste, un vent idologique qui mrite l'attention.

    Tel qu'il est introduit, le dbat en question prtend se situer

    un niveau que je dirai gnalogique. Gnalogie brutale, sim-pliste- non historique-, dj dans le fait qu'elle se fixe d'abord

    sur un seul nom propre, sur un seul nom de mauvais pre.

    Tout part en effet, tout commence de finir, dit-on, avec

    Marcel Duchamp. Tout commence avec la disparition suici-daire>> qu'il aurait fait subir la haute notion de l'art. Tout part

    de ses ides, crites avec des guillemets dans le texte que je cite parce qu'elles sont paradoxales et parce qu'elles repo-

    sent sur des postulats absurdes2 Tout part de Marcel Duchamp, et tout finit avec la situation dsastreuse pingle

    en bloc par l'expression art contemporain. Tout s'organise donc

    selon une gnalogie fort simple et pratique, sa simplification

    devant permettre la dsignation aise des coupables, des com-

    plices, leur mise en accusation nominale: tout est parti du

    matre penser du n'importe quoi - puisqu'aussi bien ce serait un dfenseur de Marcel Duchamp qui l'aurait lui-

    mme hautement affirme -, et tout en arrive la situation d'un

    art contemporain cens incarner le n'importe quoi plus encore que le produire seulement. Le dernier mot de cette gnalogie, donc: Dsastreuse postrit !4

    2. M. Le Bot, Marcel Duchamp et "ses clibataires, mme">>, Esprit, n 179, 1992, p. 10. 3. Id, ibid., p. 15. C'est bien sr le travail de T. de Duve qui est ici utilis. Cf. T. de Duve, Au nom de l'art. Pour une archologie de la modernit, Paris, Minuit, 1989, p. 107-144. 4. M. Le Bot, art. cit., p. 15.

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  • Le mouvement implicite, le message de cette gnalogie

    l'gard des artistes actuels finissent par produire l'nonc de

    quelque chose comme une menace: ou bien vous, les artistes, tes des antigones >>, des mal-ns, des maudits gnalogiques,

    des coupables de naissance; ou bien vous tes requis de tuer, d'oublier triomphalement vos mauvais pres symboliques, et de

    revenir cette activit apprciable>> (apprciable en critres

    esthtiques) que l'on nomme les beaux-arts.

    On ne peut, mon sens, comprendre cette gnalogie rac-

    tive qu'en lui appliquant l'opration mme qu'elle prtend mener avec tant d'vidence; on ne peut la comprendre qu'en lui

    adressant une question gnalogique au lieu mme, au niveau o

    elle opre fondamentalement, c'est--dire les mots, les phrases, l'organisation de son discours. Ce dbat est un dbat de mots et de noms: mots diabolisants, mots diaboliss, noms mis au pilori.

    Personne ma connaissance- et surtout pas un artiste - n'a

    encore tent de prendre l'urinoir ready made de Marcel

    Duchamp pour le jeter toutes forces contre le Grand Verre

    afin de le briser dfinitivement. Il faut donc surtout se demander

    d'o viennent ces mots qui appellent briser, comment s'agence un tel discours, d'o vient l'essentiel de ce dbat tel qu'il se

    donne lire, savoir ce ton- on n'ose appeler cela un style-, la fixit frappante de certaines mtaphores, de certains syntagmes

    ( commencer par l'expression art contemporain>>, produite sans dfinition comme une classe ou une race d'objets accuss dans leur seule gnalogie), ainsi que le choix de ses noms

    propres rptitivement avancs comme supports de dtestation.

    La premire chose qui frappe le lecteur de ces textes, c'est l' obs-

    tination parfaitement anachronique fustiger un art dit contem-

    porain>> en essayant de tuer symboliquement des artistes ... morts. Ce n'est pas seulement Marcel Duchamp - dont on peut com-

    prendre en un sens la position -, mais encore Dubuffet et Andy Warhol qui auront t les premiers objets de

    cette critique de l'

  • voire inexistants - l'un des auteurs de ces textes voque par

    exemple Franck Louis', amalgame probable de Frank Stella et de Morris Louis, ce qui en dit long, dj, sur le niveau d'incomptence o de telles accusations se placent, mais plus encore sur l'ampleur et l'intensit du dsir de vengeance gna-logique qui est l'uvre -, tout cela procde videmment d'un anachronisme qui ne fait que dsigner le retard exaspr o cette opration se place.

    Aprs nos textes sur Warhol, on ne devrait plus jamais entendre parler de W ar ho l' Que signifie donc le fait de croire rgler leur compte des noms verss depuis longtemps dans les dictionnaires ? Que signifie le fait de croire rgler leur compte des objets conservs depuis longtemps dans des muses, qu'il s'agisse des uvres de Warhol, de Dubuffet, ou des sculptures minimalistes ? Que signifie, enfin, le fait de croire rgler leur compte des penses imprimes depuis longtemps dans des livres? Un ditorial de ces dossiers exprime leur problmatique commune en proposant de poser, sinon de rsoudre, la ques-tion de l'impunit dont jouissent ( ... ) [les] critiques8 >>. Et, quelques pages plus loin, bien au-del des critiques contempo-rains>>, ce n'est rien moins qu'une figure potique- et gnalo-gique- majeure du XIX' sicle qu'il s'agirait finalement de neu-traliser: Il est temps, je crois, de se dbarrasser de Baudelaire et de la terreur qu'a fait rgner la modernit9 >>.

    Que signifie donc cette volont d'annuler articles de diction-naires, objets de muses ou textes publis ? Cela signifie une volont de s'en prendre la mmoire. Cela revient exactement vouloir instituer un chtiment public que les Romains nom-maient la damnatio memoriae. Mais que signifie son tour une

    la fortune critique d'Andy Warhol, Esprit, no 173, 1991, p. 109-120, etc. 6.].-P. Domecq, , Tlrama, n sp-cial

  • telle volont d'oubli? Vouloir oublier, c'est toujours vouloir oublier quelque chose qui a compt- positivement ou ngative-

    ment, mais en tout cas de faon irrsolue - dans sa propre exis-tence, dans sa propre formation. Vouloir oublier, c'est vouloir rompre avec quelque chose de sa propre histoire, c'est vouloir

    rompre avec quelque chose de soi-mme. C'est vouloir renverser une identification qui fut sans doute alinante et productrice de

    souffrance. L'agressivit est pour l'homme non libre la seule

    faon de renverser la souffrance- en quoi l'on comprend qu'il

    ne pourra pas la supprimer, et ne fera jamais que la jeter au-dehors, l'inverser en miroir, l'exasprer en haine.

    Il me semble significatif, cet gard, que beaucoup des

    contempteurs de la modernit>> - et pas seulement dans le domaine esthtique - aient t sur les bancs mmes de cette

    cole qui, pour une bonne part, dsigne implicitement le travail

    artistique et thorique men dans les annes soixante et soixante-dix. Il est non moins significatif que ces mmes contempteurs d'aujourd'hui s'en prennent une image globali-

    se de l'avant-garde - structuralisme, minimalisme ou dcons-

    tructionnisme >>,tout cela soigneusement confondu pour tre en bloc rejet-, parce qu' cette avant-garde, justement, ils n'ont

    pas su participer rellement. Ils l'ont seulement adore ou bien dteste, faon, dj, de ne pas s'y confronter. Aucun des

    auteurs de ces diatribes n'a fait uvre (c'est--dire n'a produit,

    texte aprs texte, livre aprs livre, un nouveau champ, de nou-veaux objets, de nouvelles problmatiques du savoir) dans le domaine mme o ils interviennent aujourd'hui de faon pure-ment ngatrice et ractive. Ce n'est donc pas au nom d'un

    authentique au-del>> qu'ils s'en prennent la mmoire. C'est

    au nom de leur seul dsuvrement et de leur seule mauvaise

    conscience. Au-del>>, cela ne signifie dans leurs textes que

    mettre mort une mmoire, une image. Ils en appellent certes de nouveaux critres >> et de nouveaux repres>> - ce qui

    pourrait vouloir dire, on l'imagine: cherchons de nouveaux pres symboliques. Mais, de nouveaux pres symboliques, il n'y

    en a pas; il et fallu accder l'ge d'homme, devenir son propre

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  • pre symbolique, en quelque sorte. Sans concept nouveau, sans

    objet nouveau de pense, sans nouvelle forme de savoir, sans

    invention, cela n'est pas possible. Il ne reste l'homme de la

    mauvaise conscience que le sentiment d'avoir perdu son temps:

    il ne lui reste que le pige de son propre retard. Il ne lui reste que

    la ngativit non dialectise, l'opration strile du rejet pur et

    simple. Tout ce que l'homme de la mauvaise conscience peut faire

    s'il veut viter de se sentir lui-mme coupable, c'est de faire de

    l'accusation, de l'excration, de la conjuration, son style fonda-mental, ou plutt son ton discursif fondamental10 La question

    demeurant de savoir quelles sources il puise ce ton, ce choix de

    mots, cet agencement rgressif du discours.

    Question de ressentiment: la rduction de l'objet et l'impuissance du regard

    Nous pourrions sans peine dfinir une telle opration

    comme une tentative de refoulement: non pas seulement au sens

    que la psychanalyse donne ce mot - et qui suppose, dans le

    refoulement lui-mme, l'chec du refoulement sous l'espce de symptmes o, obstinment, fait retour le refoul -, mais

    encore au sens de l'opration par laquelle on cherche recon-duire quelqu'un hors de ses frontires en dcrtant que, somme

    toute, depuis le dbut, ce quelqu'un tait un tranger.

    Mais on peut aussi nommer cette opration travers les figures que Nietzsche inventa pour rpondre - ce qui s'avre

    proche de notre sujet - des problmes de gnalogie autant

    qu' des problmes de morale. La Gnalogie de la morale s'avre proche de notre sujet, en effet, si l'on veut bien s'aperce-

    voir que les problmes d'esthtique s'ouvrent toujours

    quelque moment sur des problmes d'thique. Et c'est d'abord

    10. Il n'y a qu'un homme la fois rellement critique et dpourvu de mau-vaise conscience- comme le fut Serge Daney, exemple rare- pour se rendre capable de faire autre chose que vouloir tout mettre la poubelle de sa mmoire. C'est exactement pourquoi, de sa critique, Daney avait trouv le style: une criture authentique.

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  • ce niveau que l'on doit poser les problmes, en commenant

    par rflchir sur la faon dont le maniement de certains mots, le

    choix d'un certain ton conditionnent non seulement l' esth-

    tique, mais encore l'thique d'un certain discours. Les dossiers

    de la revue Esprit se prsentent bien d'abord comme des juge-

    ments gnalogiques, moralisateurs et polmiques dans lesquels

    une gnalogie, une morale et une polmique s'incarnent- et se rvlent - dans le maniement de certains mots, dans le choix

    d'un certain ton. Il peut tre intressant de confronter tout cela avec la faon dont l'uvre de Nietzsche choisit ses propres

    mots et son propre ton pour mener bien son propre travail

    gnalogique et polmique sur les prjugs moraux11 .

    Or, la tonalit fondamentale qui frappe continment le lec-

    teur des dossiers en question n'est autre que la tonalit du res-sentiment. Voil dj pourquoi nous ne pouvons pas en pre-

    mire approximation parler de refoulement>> : un refoulement,

    cela cache et cela se cache, cela ne se repre ou cela ne se dduit que d'un ensemble de symptmes. Le ressentiment en revanche,

    avant mme d'avoir tre interprt, s'observe cru, ici au travail

    dans chaque mot. Il s'observe dans sa constante tonalit affec-tive. Mais il ne suffit pas de l'observer comme l'affect fonda-

    mental de cette polmique anti- contemporaine; en rester

    cette constatation n'clairerait ni sa structure, ni sa gnalogie,

    ni ses enjeux profonds. Voil pourquoi il faut le considrer comme un travail qui choisit des mots, labore des phrases,

    constitue un ton, dfinit une pense. Mais quelle est la nature -et l'essentielle contradiction- de ce travail du ressentiment?

    Rappelons brivement quelques aspects fondamentaux tra-vers lesquels se dfinit la figure nietzschenne du ressentiment12

    11.

  • Premier trait fondamental: l'homme du ressentiment est tou-

    jours en retard, il est toujours en retard d'une uvre relle et

    d'une action, si ce n'est d'une gnration ou d'un sicle13 Traiter

    aujourd'hui Dubuffet de gosse attard14 , c'est non seulement puril, c'est surtout se tenir dans un retard que l'insulte au mort

    ne pourra jamais combler: consquence d'une pense littrale-

    ment attarde sur l'histoire et le sujet mme de sa procdure

    insultante. Essayer de faire oublier dfinitivement les noms

    d'Andy Warhol ou de Charles Baudelaire, traiter certains

    artistes de zozos crbraux15 simplement parce que l'histoire

    de l'art les a nomms dj des artistes conceptuels, c'est tre

    dsesprment en retard, c'est seulement traduire en langage

    d'excration un langage dj existant. Mme quand il s'agit

    d'artistes vivants - mais on remarquera que ce ne sont presque jamais de jeunes artistes, nos rels contemporains -, il sera tou-jours dj trop tard, parce que le privilge d'une uvre consiste

    d'abord dans le fait qu'elle existe positivement; elle est donc

    toujours en avance sur quelque tentative que ce soit de la rduire au silence16 Il n'est pas difficile de comprendre alors comment

    cette vidence d'un retard impossible combler est cela mme

    qui exaspre l'homme du ressentiment, cela mme qui fait de sa

    tentative de critiquer un pur et simple esprit de vengeance17 .

    Un second trait fondamental consiste dans le fait que l'homme du ressentiment est l'homme de l'impuissance regar-

    der, c'est--dire l'homme de l'impuissance admirer, respec-ter, aimer18 -et j'ajouterai: connatre. Lorsque les forces

    ractives, comme dit Nietzsche, s'attaquent aux forces

    13. Id., ibid., p. 132. Cf. F. Nietzsche, La Gnalogie de la morale, op. cit., p. 234-237 et 251-252. 14. J.-P. Domecq,

  • actives>>, elles ne peuvent l'emporter logiquement qu'en cessant elles-mmes d'tre agies, de faire uvre. Voil pourquoi

    l'homme du ressentiment n'en finit jamais avec rien19 >>: c'est

    que sa raction, pour tre ressentie>> comme telle, cesse d'tre

    active. Elle ne peut que se replier, ft-ce avec grandiloquence ou de faon spectaculaire, dans cette impuissance fondamentale qui

    consiste dprcier, dtester, ne pas vouloir mme regarder

    ni connatre. Parce qu'il est l'homme de l'accusation perp-

    tuelle, l'homme du ressentiment ne sait plus regarder, et encore

    moins respecter, ce qu'il croit critiquer. Il ne fait en ralit qu'excrer, rejeter hors de sa vue tout ce qu'il trouve mauvais (mot trivial pour un jugement esthtique, mot fondamental

    des jugements moralisateurs) ... L'imputation des torts, la dis-tribution des responsabilits, l'accusation perptuelle- tout cela

    prend la place de l'agressivit. ( ... ) Tu es mchant, donc je suis bon: telle est la formule fondamentale de l'esclave, elle traduit l'essentiel du ressentiment'0 >>.

    Une telle formule peut-elle admettre son application dans le domaine de l'esthtique? On s'aperoit rapidement, lire ces

    textes de la revue Esprit, et d'autres encore, qu'il s'agit l, avant tout, d'un dbat moral et moraliste - un dbat o sont ali-gns>>, comme il est dit en une mtaphore de la fusillade, les mauvais, les coupables21 -, et non pas d'un dbat authentique-

    Rien n'y rsiste.[ ... ] Pensons aux Troyens qui, en Hlne, admiraient et res-pectaient la cause de leur propre malheur.). 19. F. Nietzsche, La Gnalogie de la morale, op. cit., p. 252. 20. G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, op. cit., p. 136. Cf. galement F. Nietzsche, La Gnalogie de la morale, op. cit., p. 237:

  • ment esthtique. Il n'y a pas d'esthtique lorsque ne sont expri-

    ms que les jugements de dgot>>. Faire de l'esthtique, c'est

    tout le moins regarder, expliciter ce que l'on regarde, voire ce

    que l'on ressent>> - mais en aucun cas ce que l'on ne veut plus voir et ce dont on a le ressentiment. Une esthtique du ressenti-

    ment - formule qui pourrait qualifier ces textes en toute pre-

    mire approximation -, cela n'a tout simplement pas de sens. La

    formule est contradictoire, car tre dans le ressentiment, c'est ne

    pas tre dans la rflexion esthtique. Un tel ressentiment relve donc d'une autre gnalogie que celle du domaine esthtique

    proprement dit. D'o vient-il alors? C'est ce qu'il faudra se

    demander encore. Mais citons d'abord un dernier trait essentiel de cette typo-

    logie nietzschenne: l'homme du ressentiment s'invente un

    objet unique de dtestation pour simplifier et tout la fois

    amplifier sa passion fondamentale. Deleuze crit qu'il lui faut ressentir cet objet comme une offense personnelle et un

    affront, parce qu'il rend l'objet responsable de sa propre impuissance>>; il prouve donc cet objet comme une offense dans la mesure exactement proportionnelle o il en subit

    l' effet22 >>.

    Dans cette opration, bien sr, l'objet sera littralement

    dfigur aux fins de remplir sa fonction de bte noire>> : il

    deviendra une effigie propre subir toutes les infamies, tous les

    chtiments symboliques, toutes les damnationes memoriae. Ne perdons pas de vue, crit Nietzsche, qu'en tout cas le sen-

    timent de mpris, du regard altier, du regard de celui qui se sent suprieur, supposer qu'il fausse l'image de l'objet de son mpris, reste loin en de de la falsification qu'entrane la haine

    rentre, la rancune de l'impuissant quand il s'attaque- en effigie

    naturellement- son adversaire23 >>. Les paranoaques font cela

    assez souvent: mettre la totalit de leur malheur sur le dos d'un

    objet ou d'une classe d'objets. Ils convertissent de la sorte une

    22. G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, op. cit., p. 132-133. 23. F. Nietzsche, La Gnalogie de la morale, op. cit., p. 235.

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  • souffrance subie en haine fantasme comme agie, comme active,

    voire comme triomphale. Que l'art contemporain>>- expres-

    sion bloque, fige, mise en effigie, dfigurante parce que dshistoricise - devienne ainsi l'unique objet du ressenti-

    ment>> de quelques-uns, leur bte noire, c'est ce que le passage

    de la mauvaise conscience au ressentiment pouvait en effet per-

    mettre.

    Question de ressentiment (suite): l'excration de l'objet et l'archasme du discours

    Ces quelques traits essentiels du ressentiment montrent

    dj, ne serait-ce que dans leur gnralit, que le niveau profond o opre un tel dbat>> n'est pas proprement parler celui du

    discours esthtique. Il ne s'agit pas d'un vritable dbat esth-tique dans lequel un certain nombre d'orateurs exprimerait son

    jugement l'gard d'une production artistique qualifie globa-lement de mauvaise>>. Il s'agit d'abord d'un ressentiment

    moral et idologique bien plus vaste qui cherche dans le

    domaine esthtique son application la plus triomphaliste et la

    plus aise en un sens (nous verrons pourquoi dans un instant). Il ne s'agit en fait que d'un ressentiment en mal d'esthtique, un ressentiment qui a choisi pour effigie, pour bte noire>>, une production artistique d'abord rduite quelques noms maudits,

    puis brusquement largie toute une classe - une pseudo-classe- d'objets, les objets dits de l'art contemporain>>.

    Il faut prsent reprer comment ce cadre fonctionne dans

    le dtail de ses motifs concrets. Choisir les plus exemplaires, ce

    sera choisir ceux qui se rptent, passent d'un auteur l'autre, et

    surtout insistent dans le discours alors mme qu'ils apparaissent irrationnels, incongrus dans leur contexte, choisis l pour des raisons qui, premire lecture, restent obscures. De tels motifs

    font la fois systme et symptmes: ils font symptmes pour leur valeur de dplacement - et donc pour la valeur d' clats >>

    ou de pices rapportes qu'ils prennent dans un discours sur l'art; ils font systme dans la mesure o, comme nous l'allons

    constater, chaque motif se voit immanquablement associ une

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  • sorte de contre-motif qui est cens l'appuyer, alors qu'il le

    contredit point par point. Nous retrouverons, dans cette trange logique des preuves>> contradictoirement surajoutes,

    quelque chose du sophisme o Nietzsche reconnaissait l'esprit

    de vengeance>> propre l'homme du ressentiment. Nous pour-

    rions aussi reconnatre dans cette pseudo-logique un indice de la

    mythification propre aux constructions paranoaques, qui dve-

    loppent souvent des accumulations de preuves>> aux fins rgressives d'une seule excration, d'une seule damnation pre-

    nant pour cible un mme et ternel objet. Merdeux et aseptiques>>. - Le premier motif est

    d'autant plus frappant qu'il est pour le moins inusit dans l'his-

    toire des rflexions et mme des controverses esthtiques les

    plus aigus. Mais il sera fort significatif de constater que, l

    encore, Nietzsche avait dj dduit ce motif de sa description

    gnalogique et morale du ressentiment. Commentant les pas-sages nietzschens sur le ressentiment comme indigestion>>

    infinie de celui qui n'arrive en finir avec rien>> et accuse dans

    l'objet sa propre incapacit d'assimilation, Gilles Deleuze

    remarquait les analogies frappantes de cette figure avec l'analyse freudienne du motif sadique-anaP.

    De quoi s'agit-il, dans les textes que nous lisons ici? De

    produire un jugement de dgot>> global sur l'art contempo-

    rain>> en utilisant une figure rgressive par excellence, la figure

    excrmentielle. Ce qui est reproch l'art contemporain>>, ce n'est ni plus ni moins que d'tre de la merde. Peu de textes, dans ces dossiers, chappent une telle fixation excrmentielle:

    l'image qui en surgit, c'est que l'art contemporain>>, cette dsastreuse postrit>> de Marcel Duchamp, est une postrit

    d'urinoirs et de botes de merde25 Il deviendra d'ailleurs inutile,

    24. G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, op. cit., p. 133. Cf. F. Nietzsche, La Gnalogie de la morale, op. cit., p. 230, ainsi que Id., Ecce Homo. Comment on devient ce que l'on est (1888), trad. J.-C. Hmery, uvres phi-losophiques compltes, VIII, Paris, Gallimard, 1974, p. 37. 25. M. Le Bot, , art. cit.,

    P 13.

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  • un moment, de salir par quelque adjectif nouveau le nom du coupable originaire, inutile mme d'crire Marcel Duchamp - il suffira de dire en passant: > que l'urine dans un urinoir d'mail blanc, ils ne voient>> qu'un contenu dgotant

    dans un contenant pourtant hermtiquement clos); C'est trop

    propre, donc c'est de la merde encore>>. Ainsi, les botes trop pleines de Manzoni seront, au regard de cette trange logique,

    26. F. Gaillard,

  • strictement quivalentes aux botes trop vides du minimalisme.

    Dans les deux cas, on le constate, cela ne se laisse pas digrer>>.

    Communistes et marchands.- Le second motif n'est pas moins impressionnant. Il s'agit de l'analogie politique immdiate- aussi immdiate qu'irrationnelle- qui vient saisir

    ces textes, mme lorsqu'ils ne traitent que de Duchamp, de

    Mondrian ou de Robert Ryman. Cette analogie politique tend s'riger d'un coup dans les dveloppements esthtiques>>, ou

    prtendus tels, comme une effigie apotropaque, une sorte de

    Gorgone effrayante, et comme une sentence dfinitive destine

    prvenir Monsieur Tout-le-monde du danger qu'il court en pntrant dans une galerie d'art ou dans un muse '' contempo-

    rain>>. Il ne s'agit plus de dgoter, comme prcdemment; il s'agit dsormais de faire peur, quitte utiliser les plus vieilles recettes d'une certaine tradition politique. Epouvantail princi-

    pal, donc: les communistes. Ici, on nous suggre, en manire d'explication historique>>, que le ready made de Marcel

    Duchamp arrive en 1913, aprs la rvolution industrielle et la

    dcomposition de l'image, en plein marxisme naissant, et juste

    avant la premire grande boucherie mondiale29 >>. Il ne faudrait donc pas s'tonner que, l'image tant dcompose>>, la pense

    sociale devenant marxiste>> et l'histoire elle-mme devenant

    une boucherie>>, l'avant-garde artistique devienne elle-mme,

    comme un reflet de tout cela, une vidente provocation [] l'esprit subversif30 >>.

    Ailleurs, c'est toute l'avant-garde artistique au tournant du xrx et du xx sicle qui se trouve rabattue - pauvre Mallarm -sur la notion des avant-gardes proltariennes>>, citation de

    L'Internationale l'appui (Du pass, faisons table rase>>); et il demeure significatif que l'invention de la psychanalyse- pauvre

    Freud- soit dans les mmes lignes rabattue son tour sur cette analogie politique31 L'expression la plus aboutie de cette rhto-

    29. O. Cena, , T lrama, no spcial Art contem-porain: le grand bazar>>, 1992, p. 13. 30. Id., ibid., p. 14. 31. J.-P. Domecq, La course poursuite des avant-gardes, art. cit., p. 26.

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  • rique se trouve dans un texte de Jean Molino qui dveloppe le motif du rgime terroriste de la modernit">>, Nous finissons

    par y lire l'espce d'algorithme du modle con juratoire et gna-

    logique - purement irrationnel dans son principe d'quivalence

    et dans son dterminisme aberrant- qu'il s'agit d'instiller dans

    la lecture: Czanne genuit le cubisme, puis l'abstraction ... En

    politique, c'tait la mme chose( ... ): la Commune genuit 1917,

    puis Fidel Castro33 >>. Il est enfin significatif que l'analogie stalinienne soit ailleurs

    convoque, au terme d'une argumentation toute noue sur elle-mme- notamment dans l'accumulation pnible des relatives,

    des incises - propos d'un objet historiquement et formelle-ment sans aucun rapport avec l'analogie impose; il vaut la peine

    de citer cet argument dans la prparation mme de son

    invraisemblable chute: Et l, dans ce grand et clair espace,

    qu'est-ce qu'on voit? Des toiles blanches.( ... ) En tout cas, c'est blanc, blanc, blanc.( ... ) J'ai vu un jeune homme assis sur une des

    banquettes, avec l'air de la rflexion la plus intense devant une toile blanche. On se dit qu'il y a une folie vraiment de notre

    sicle dans ce qu'on nous a prsent comme art moderne. On se dit aussi que c'est curieux que les critiques qui, par leurs dis-cours, ont cautionn a (et il suffisait qu'ils ne le cautionnent pas pour que muses et marchands exposent autre chose), dans le mme temps s'tonnent que tant de gens aient donn, par

    exemple, dans l'hallucination collective du stalinisme34 >>.

    Cette invraisemblable analogie stalinienne>> concernant la

    peinture de Ryman signale, bien sr, le contraire de ce pour

    quoi elle se donne lire, savoir un diagnostic: elle signale sa valeur de symptme, sa valeur d'impens. L'efficacit recher-

    che de l'argument, elle-mme contradictoire (puisqu'elle tente

    de suggrer qu'un tableau de Ryman, ce n'est rien, mais qu'en

    32. J. Molino,

  • mme temps cela fait peur comme un authentique totalitarisme),

    cette efficacit ne se met en place, on le voit, qu' travers l'utili-

    sation d'un sophisme extraordinairement trivial, dont l'enjeu

    serait une mise mort dfinitive de l'activit pingle art

    contemporain: ce sophisme utilise comme prmisse majeure

    un lieu commun du discours contemporain (le communisme

    est mort>>); il dveloppe son analogie dlirante comme prmisse

    mineure ( or, l'art contemporain est comme le communisme>>);

    il se conclut sur l'nonc mme du dsir en jeu (donc, l'art

    contemporain est mort).

    Mais un tel syllogisme ne suffit pas encore. Il faut son

    motif l'appui d'autre chose encore, il faut l'accumulation des

    preuves, et le contre-motif des marchands - les marchands du Temple -lui fournira l'autre pouvantail de sa singulire dialec-

    tique. Surgit alors toute l'imagerie des lobbies, du captage

    d'opinion>> commercial, de la combine Warhol-Castelli>> et du

    thme selon lequel un bon vendeur [ savoir "l'artiste contem-

    porain", Buren en l'occurrence] c'est celui qui vend du vent35 >> ...

    Surgit alors cet autre sophisme qui tend prouver>> simultan-

    ment que l'art contemporain est n'importe quoi>> ... et qu'il est

    mort>> de toutes faons en tant qu' art>>: Il suffit, pour

    conclure ce pacte artistique, de deux personnes, l'une qui achte

    et l'autre qui vend. C'est bien la preuve que l'art est mort36 >>

    Drle de preuve>>, qui dcrit en effet n'importe quelle

    situation d'change commercial pour tenter d'avaliser l'ide que

  • quoi ont besoin pour s'tayer de preuves qui soient elles-

    mmes, du point de vue logique comme du point de vue histo-

    rique, n'importe quoi. Souks>> et concepts. -Un troisime motif, dans cette

    imagerie discursive, se rvle symptomatique. Il s'agit cette fois-

    ci de trouver pour l'insaisissable classe d'objets dsigne comme

    art contemporain>> un lieu nommable de l'innommable, un

    lieu qui soit la mesure de l'impuissance mme organiser, c'est--dire admettre, nommer, une telle classe d'objets. Les

    analogies, ici encore, font systme: nous trouvons en premier

    lieu l'image du bazar et de la foire quoi se rduiraient, parat-

    il, galeries d'art et salons37 ; nous trouvons l'image du bric--brac, puis celle du cirque quoi se rduiraient les perfor-

    mances et interventions de toutes natures qu'on appelle depuis longtemps dj de l'art38 >>. Nous trouvons des lieux allusifs, des

    lieux voulus eux-mmes innommables et d'o surgit l'image

    d'une sexualit sale, un dredon avec des taches>> y rimant avec

    l'invitable bande>> de Buren39 A cette suggestion trangle du

    bordel vient alors se surajouter l'image de muses qui sont vus comme de vritables champs d'pandage40 >>, c'est--dire l'image de lieux couverts, non pas d'engrais fortifiants, mais de

    fumier et d'ordures. Et devant cette visualisation de l'extrme salet, le lecteur sera pris dans une rhtorique identificatoire

    - courante dans l'invective politique - o il sera jet avec l'auteur dans une sorte de dcharge publique devenue gueule d'enfer, machine satanique dvorer l'honnte homme: Et

    l'on entasse des horreurs dans les muses( ... ). N'en jetez plus, il y en a trop, a s'accumule: nous allons tre submergs, englou-tis, crass sous les uvres d'un art qui n'est mme plus beau41 >>.

    37. Le mot bazar fait le titre du dossier spcial dit par Tlrama. Cf. ga-lement F. Gaillard,

  • Il suffira alors d'une seule page pour qu'au-del de ce motif

    proprement ordurier vienne en bonne place l'image assez stup-

    fiante du muse ethnographique: L'art risque sans doute de se

    confondre avec l'acception la plus large de la culture et l'on

    constate qu'il n'y a plus gure de diffrence entre les muses des Beaux-Arts et les muses ethnographiques42 >>.

    Il fallait bien, pour conclure et rsumer tout cela, trouver des

    mots qui puissent rsonner de la plus entire diffrence que toute pense d'excration cherche spontanment exprimer:

    je veux dire des mots trangers. Des mots qui sentent l'Afrique>>: et c'est le mot souk, innocemment lch au terme

    d'une description qui se veut aussi dcourageante qu'un inven-

    taire de dchets43 Des mots, enfin, qui puissent sentir la sorcel-

    lerie, la magie noire et le judasme tout la fois : on lchera donc - sans doute moins innocemment - le mot sabbat au terme

    d'une rcrimination indigne devant la confusion des ''valeurs et des hirarchies44 >>.

    Voil donc le motif bien en place: il dispose un vocabulaire

    propre suggrer que l'art contemporain>> est un art du n'importe quoi>> dans la mesure o il est un lieu de produc-

    tions htroclites (au mieux), viles et excrmentielles, flairant

    l'tranger (au pire): un lieu obscur et dangereux comme le sont

    les souks et les sabbats, un monde d'objets comme on admettrait seulement de les voir dans quelque muse colonial. Un lieu dans

    41. J. Molino,

  • lequel le mot dada pourrait consonner avec le mot papou, par

    exemple. Or, sans transition, le motif de cette matrialit dgotante

    et protiforme se double l encore de son contre-motif exact, qui serait l'intellectualit excessive de tout cela. Il s'agit dsor-mais de stigmatiser les assembleurs de n'importe quoi avec les grands renforts d'laborations thoriques dont l'art

    contemporain reste le lieu d'lection45 Il s'agit de fustiger d'un

    mme mouvement les ineptes gribouillis dubuffesques avec les zozos crbraux de l'art conceptuel. Voil pourquoi,

    dans cette excration de grande envergure, des objets, des uvres qui n'ont formellement- et esthtiquement- rien voir

    sont placs sur le mme plan et rejets avec des arguments>> identiques. Dada d'un ct, avec son aspect Merz et son ironie insupportable; le formalisme de l'autre (l'art abstrait et sa ver-sion suppose extrme, savoir l'art minimal), avec son aspect

    thorie et son srieux insupportable. On peut comprendre, dans un sens, que la figure de Marcel

    Duchamp puisse occuper une place centrale dans ce concert d'excrations: non que Marcel Duchamp ait t l'origine de tout - comme on veut bien le dire, en bonne ou en mauvaise part -,

    mais parce que son travail consistait justement balayer un

    champ trs large, depuis les aphorismes thoriques jusqu'aux

    objets de pulsation sensorielle (je pense aux disques spirals de 1923), depuis les moulages sur nature (la Torture-morte de 1959, par exemple) jusqu'aux uvres stroscopiques, depuis les uvres de transparence et d'ouverture sur le hors-champ (le

    Grand Verre) jusqu'aux uvres d'obscurit et de clture voyeuriste (Etant donns) ... Duchamp n'a jamais voulu faire, et n'a jamais fait, quelque chose qui ft n'importe quoi. Comme d'autres grands artistes, il a voulu, bien au contraire, tout faire -l'optique et le non-optique, le jeu matriel des traces et le jeu

    45. F. Gaillard,

  • signifiant des mots, etc.- travers cette sorte d'obstination heu-

    ristique dont quelques sculpteurs comme Robert Morris ou

    Bruce Nauman ont, depuis, compris et prolong l'admirable

    leon.

    Question de gnalogie (suite): la haine de la pense et la volont de critres

    A cette volont de tout faire- et de tout porter l'tat cri-tique - chez Marcel Duchamp, se sera donc oppose, dans les

    textes que nous lisons, une volont de tout har (et de ne rien faire d'autre). Har l'art contemporain comme un tout, et le

    har pour toutes les sortes de raisons: parce qu'il est trop sale et parce qu'il est trop propre; parce qu'il est trop plein et parce qu'il est trop vide>>; parce qu'il est communiste>> et parce qu'il est marchand>>; parce qu'il est trop proche des matires

    et parce qu'il est trop proche des concepts. Aucun de ces motifs n'est dialectis, seules dominent les figures du dilemme et de

    l'opposition ractive. Le rsultat est une pense contradictoire, incohrente: elle n'a pour substance que la substance du ressen-

    timent. Une telle incohrence, pourtant, ne vient pas de nulle part.

    Car aucun de ces motifs n'est nouveau. Ils existent tous ailleurs,

    jusque dans la prcision de leurs systmatiques contradictions, puisqu'ils sont la fois des figures de la ngation et des figures dans lesquelles le motif, galant son contre-motif, revient pro-duire une figure noue, impense, de la ngation de la ngation. Tous ces motifs existent ailleurs, avec cette mme logique>> aberrante: ils font le lit des contre-rformes et des discours inquisitoriaux. Communistes>> et marchands>>, ce double

    motif d'excration constitue, on le sait, un argument tradition-

    nel et obsessionnel de la critique>> politique d'extrme-droite.

    Excrmentiel>> et intellectuel>>, ce double motif constitue

    quant lui un argument non moins traditionnel et obsessionnel

    du discours raciste en gnral. On le trouve partout dans les textes qui accompagnaient, en 1937, l'exposition con juratoire de

    l'Art dgnr". L'utilisation de syntagmes figs bien que

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  • jamais dfinis ( commencer par l'expression art contempo-

    rain>>, toujours qualifie ou plutt disqualifie, mais jamais

    explicite); les thmes du parasite et de la salet; la jouissance toujours en impasse (ce que Nietzsche supposait dj dans

    l'impuissance admirer>>); l'utilisation rcurrente de traits

    rhtoriques qui sont l'oppos de l'humour ou du jeu d'esprit

    (par exemple lorsque Mo lino appelle srieusement faire place

    nette48 >>, lorsque Domecq prtend aligner>> les artistes, et

    lorsque sous sa mme plume le consensus artistique>> prend la figure d'un , crit avec majuscule ... ); la pratique syst-

    matique du dni des diffrences (en particulier la volont d'asservir l'histoire relle aux valeurs>> d'un sens de l'histoire

    dcrt comme valeur); tous ces traits forment bien ensemble quelques lments moteurs o se reconnat la psychologie du racisme, en tout cas son ton fondamental50 Car il ne s'agit pas

    bien sr d'accuser dans ces textes un contenu ou une thorie

    explicites o quelque race>> humaine serait excre. On pour-

    rait dire que ces textes n'appellent somme toute qu' se dbaras-

    ser de certains objets dans quelques muses et galeries. Mais on

    devra dire aussi que cette pseudo-esthtique du jugement de dgot>> n'a pu trouver pour s'exprimer que les paroles - donc

    les ides -les plus inquitantes, les plus curantes. Lorsqu'un discours se propose de critiquer une ralit qu'il est incapable d'analyser, de connatre, de conceptualiser - il ne trouve pour s'exprimer que les mots de l'intolrance et du dni, les mots irra-

    tionnels et con juratoires de l'excration et de la haine. S'il fallait prsent revenir sur la gnalogie de ce discours,

    le ressentiment nietzschen pourrait continuer de nous servir de guide, dans la mesure o lui-mme fait partie d'un mouvement

    47. Cf. S. Baron (dir.), Degenerate Art. The Fate of the Avant-Garde in Nazi Germany, Los Angeles, County Museum of Art, 1991. 48.]. Molino, , art. cit., p. 96. 49. J.-P. Domecq, Buren: de l'autopublicit pure, Dubuffet: du brut snob, art. cit., p. 17. 50. Ils ont t notamment dgags par D. Sibony, La Haine du dsir, Paris, Bourgois, 1978, p. 15-78.

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  • gnalogique plus vaste, et ne se comprend que dans sa relation

    avec deux autres termes que nous pourrions lire ici, l'un comme

    son tenant fondamental, et l'autre comme son aboutissant. Le

    premier terme, dj voqu, est la mauvaise conscience, c'est--

    dire l'essentielle culpabilit qui prside son propre renverse-

    ment accusatoire51 Le second terme est l'idal asctique, qui

    pourra sans doute nous suggrer l'un des enjeux les plus pro-fonds de cette polmique contre l'art contemporain>>.

    Nietzsche voyait dans la figure du prtre le support d'un dsir

    de lgifrer le ressentiment. Car il ne suffit pas d'noncer l'accu-

    sation et l'excration; il faut cette nonciation des ministres, des officiants, des inquisiteurs. L'appel des critres pour ne pas

    laisser impunis52 >> les crimes esthtiques de l'art contempo-

    rain>>, cet appel requiert une instance normative dans laquelle Nietzsche reconnaissait justement une instance par dfinition

    ennemie des artistes en gnral53

    Comment fait-on pour lgifrer un ressentiment ? Le pro-gramme peut en tre simple: il consiste extirper un pass rcent- l'art contemporain>>- pour revenir un pass ancien

    camoufl sous le masque d'une intemporalit fatalement

    mythologique et archaque (c'est ce que Jean Mo lino appelle le

    fondement anthropologique de l'art>>, qui lui permet de rgler

    leur compte aux arts primitifs >> en quelque huit pages, et de rpondre en sept pages seulement la question indite Qu'est-

    ce que l'art la Renaissance ?54 >>). Sur le plan pratique, il s'agit d'abord, et trs explicitement, de restaurer- rtablir, est-il dit,

    et non pas tablir: c'est bien d'une contre-rforme qu'il s'agit ici -des hirarchies. Des hirarchies fixes l'aune d'un pseudo-

    savoir d'essence normative, accusatrice et punitive: L'art est mort- dj Hegel l'avait bien dit- et l'on entasse des horreurs

    51. Nietzsche dcrit, dans son livre, le mouvement inverse du ressentiment la mauvaise conscience, comme le passage du c'est ta faute au c'est ma faute. Cf. F. Nietzsche, La Gnalogie de la morale, op. cit., p. 251-287. 52. Esprit, n 173, 1991, p. 71 (ditorial). 53. Cf. G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, op. cit., p. 166. 54. J. Molino,

  • dans les muses, chacun peut peindre sans avoir appris et toutes

    les hirarchies, toutes les valeurs sont confondues dans une interminable nuit de sabbat55

    Il tait temps d'inviter un retour de discernement en matire d'art contemporain ( ... ) [contre] cette conception

    aveugle de la tolrance qui est devenue un effet pervers de l'actuelle phase de croissance dmocratique56 >>

    De quoi procdent et comment se concrtisent ce pseudo-

    savoir exigible de tout artiste, ce retour de discernement exi-

    gible de tout critique d'art ? Deux valeurs sont avances surtout. La premire, ct artiste, est l'amour du mtier, qui justifie dans les dossiers d'Esprit le recours quelques tmoignages de peintres prsents comme authentiques >> et censs dtenir une

    vrit de fait dans la joie de peindre, du bonheur infini d'tre

    un pinceau la main devant la toile57 . Comme si l'heuristique passionne des supports, des encadrements, des pigments, des

    subtiles variations tonales et des modalits de la touche ne rele-

    vait pas chez Ryman d'un pur amour du mtier de peindre58

    Comme si les huit annes passes sur son Grand Verre par Marcel Duchamp, et les vingt annes sur Etant donns, ne pro-cdaient pas aussi d'un tel amour du mtier59

    L'autre valeur avance- ct spectateur- n'est pas plus pr-cise ni articule. C'est le got, tout simplement. Quel got ? Le got de qui ? Il faut relire Jean Mo lino pour trouver ces ques-tions une rponse tout fait spontane: Qu'est-ce que l'art ?

    55. Id., ibid., p. 72-73. Cf. galement p. 106. 56. J.-P. Domecq,

  • Qu'tait-il pour les hommes de la Renaissance? Essayons de

    nous mettre la place des patrons qui commandaient ces

    uvres. ( ... ) Il faut certainement retrouver les plaisirs lmen-

    taires, c'est--dire fondateurs, que donne l'uvre d'art: clat

    des couleurs, sensualit des matires, reconnaissance des tres et

    des objets. ( ... )L'laboration d'une esthtique, ou plutt d'une

    thorie du Beau, n'exclut pas, exige au contraire l'intervention

    du jugement de got et du jugement de valeuf'>O>>.

    On voit donc se dessiner le schma pour le moins trivial

    d'un bon got conu comme plaisir lmentaire>>, et conu

    tout en mme temps comme le plaisir des patrons qui com-

    mandent des uvres aux artistes. Ne nous leurrons pas ici, soit dit en passant, sur l'allusion au jugement de got kantien: elle

    dfigure ou elle ignore le sens donn par Kant ce terme, dis-

    tinct des jugements portant sur l'agrable et sur le bien>>, et qui

    surtout ne signifie en aucun cas le got>> comme valeur hirar-

    chique, c'est--dire le bon gor1>>.

    Sur le plan thorique - si l'on ose dire-, les choses sont tout

    aussi lmentaires>>. Il ne s'agit rien moins que d'imposer

    l'oubli d'un mouvement de la pense moderne>>, n avec le sicle (comme s'il s'agissait de renoncer avec un sicle entier de

    mmoire et d'histoire intellectuelle), c'est--dire n avec les

    acquis thoriques depuis Freud et Saussure jusqu' Derrida. Excrer dans toute son histoire l'art abstrait, l'art

  • commurusme ... jusqu a ce point d'extase agressive que constitue le fantasme omniprsent - et bien au-del de cette seule polmique- d'une destruction du dconstructionnisme .

    Car il est fort troublant, et symptomatique, que, dans nombre de ces textes, le dadasme soit spontanment associ au dcons-

    tructionnism3 . Qu'ils n'aient strictement rien voir- ni du

    point de vue historique, ni du point de vue thorique - montre

    quel point cette pense procde comme une haine de la pense, refusant toute analyse, toute discrtion, toute description de ce

    dont elle parle, toute nuance historique, cela au profit d'un pur et simple discours de diabolisation.

    Symtriquement, se fait jour une nostalgie des origines sup-

    poses et supposes perdues, des origines quoi revenir: c'est la

    teneur mtaphysique d'un art de la reconnaissance des tres et

    des objets>>- pitre mtaphysique, en vrit-, d'un art figuratif en lequel tout un chacun pourrait, enfin, recommencer de croire,

    cette croyance supposant logiquement un refus revendiqu de tout discours thoricien64 >>. Haine de l'intellectuel>>, une fois

    de plus: la thorie>>, on prfrera endosser la croyance, tout simplement. Mais si l'on refuse ainsi de construire sa pense, que reste-t-il, sinon l'approximation triviale de la figure de l'artiste, o, invitablement, la figure de Giacometti - parce

    qu'aprs Van Gogh, c'est d'elle que l'imagerie mdiatique a

    proche de celle de Ferdinand de Saussure qui, la mme date, conoit la langue comme un systme de signes. Proche de la pense de Sigmund Freud qui conoit le psychisme humain comme un systme d'instances qu'il nomme le conscient, le prconscient et l'inconscient.'' M. Le Bot, L'art n'a auucune valeur, Tlrama, 1992, p. 53. 63. Ainsi,

  • voulu de nos jours s'emparer-, avec son fameux retour la

    ralit>>, jouera le rle d'une figure de proue65,

    Que reste-t-il donc cette pense? Rien que quelques nga-

    tivits crispes, jamais dpasses. Pense du ressentiment, elle

    devient haine de la pense. Pense de l'excration, elle devient haine de l'esthtique elle-mme. Pense de l'archaque triviale-

    ment imagin, elle devient elle-mme une rgression militante.

    D'o lui vient alors sa publicit tonnante66 ? Du fait, sans doute, que le renoncement aux nuances, aux analyses relles, au ton

    questionnant, fait le lit des mots d'ordre mdiatiques, qui

    s' accomodent toujours mieux de cette sorte-l de clart>> que

    des discours interrogatifs ou des analyses authentiques, c'est--

    dire modestes l'gard de leur objet, et o l'invidence a tou-

    jours sa place.

    D'o lui vient, plus profondment, son efficacit ? Du fait qu'elle pouvait aisment s'engouffrer dans les brches tho-riques les plus flagrantes o se dbat l'existence sociale de l'art

    depuis un moment dj. Le discours de l'excration s'est engouffr prcisment l o manquait une critique relle

    (comme le discours politique d'extrme-droite s'engouffre si

    souvent dans les brches laisses ouvertes par une absence

    d'analyse sociale: d'o les motifs constants du je dis tout haut

    ce que tout le monde pense tout bas>>, et du le roi est nu>>,

    employ plusieurs reprises dans les dossiers d'Esprit"7). Voil pourquoi ce discours est efficace: c'est qu'il touche chez les pro-fessionnels de l'art un point de silence, c'est--dire de culpabilit

    65. Cf. M. Le Bot, >, Esprit, n 179, 1992, p. 60-63. J.-P. Domecq,

  • implicite. Il nous montre par exemple qu'une critique relle du

    march de l'art, de son influence sur les productions elles-mmes, n'a sans doute pas t mene bien de faon extensive

    (ce qui n'a rien voir avec l'invective aveuglment lance contre les marchands et les combines >> ). Il rend plus sensible

    encore la responsabilit intellectuelle des critiques et des artistes

    eux-mmes dans ce qu'ils disent ou laissent dire de leur travail;

    il rend tangible la dfection flagrante des mdiateurs entre

    uvres et spectateurs, c'est--dire, entre autres choses, la

    carence extraordinaire dans l'enseignement de l'histoire de l'art

    et l'asservissement intellectuel des critiques au systme mdia-tique contemporain (ce qui engage faire le contraire exacte-ment de ce qui est fait dans ces dossiers, savoir l'excration de toute critique intellectuelle>> ou ). Il souligne

    enfin la difficult, l'insuffisance souvent, d'une recherche histo-

    rique et thorique rduite quelques mots d'ordre, quelques

    ismes >> et quelques dilemmes trop vite tranchs68

    La nullit de ce ressentiment en mal d'esthtique lui vient

    bien sr de son incomptence et de son irrationalisme fonciers. Il ignore par exemple qu'il y a beau temps que les artistes eux-mmes- les artistes de l'art contemporain>>- ont mis en cause, par leurs uvres ou leurs prises de positions, ces brches tho-

    riques mmes69 Il y a beau temps aussi que certains critiques aviss, depuis Walter Benjamin jusqu' Rosalind Krauss, ont

    compris que la critique du modernisme tait la meilleure faon de comprendre la modernit - et de faire uvre moderne de pense70

    68. J'ai tent (concernant le minimalisme, notamment) d'introduire quelques repres pour une vision dialectique propre dpasser les positions critiques habituelles, qui sont des positions de dilemmes. Cf. G. Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Paris, Minuit, 1992. 69. Les exemples sont innombrables, depuis Guernica jusqu'au travail de Hans Haacke, sur lequel on pourra lire un travail d'Y.-A. Bois,

  • Le ressentiment et l'excration, la haine et l'accusation per-

    ptuelle procdent au rebours exact de toute uvre critique. Si

    les dossiers de la revue Esprit ont quelque efficacit et reprsen-

    tent un rel sujet d'inquitude, c'est que leur ton se laisse parta-ger avec une aisance dconcertante chez ceux qui, en toute

    bonne ou mauvaise foi, commencent de renoncer ce qu'il fau-

    drait appeler la patience>> critique, le travail critique. C'est

    pourquoi un tel ton, dont on a vu qu'il utilise plus ou moins

    sciemment quelques traits rhtoriques frappants des discours politiques les plus obscurantistes, se lit aussi, ft-ce titre de symptme, de drapage, en des lieux ditoriaux o l'on s'tonne

    de les voir l'uvre71 C'est au creux des penses fatigues que le ressentiment pointe le plus naturellement, il surgit sans peine

    de ce dsenchantement>> dont on entend partout, aujourd'hui,

    la complainte dsuvre (le dsenchantement veut nous faire

    croire que notre propre histoire n'tait qu'un conte de fes; le

    ressentiment veut nous faire croire que notre propre histoire peut tre raye de la mmoire). Au rebours de ces processus douteux, reste valide aujourd'hui cette remarque de Deleuze et

    70. Cf. R. Krauss, The Originality of Avant-Garde and Other Modernist Myths, Cambridge (Mass.), MIT Press, 1985, trad. franaise, Paris, Macula, 1993. Chez Benjamin, c'est la notion d'image dialectique qui permet de comprendre au mieux ce rapport de critique interne que suppose toute uvre authentiquement nouvelle, c'est--dire authentiquement originaire. Cf. ce sujet G. Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, op. cit., p. 82-84 et 125-152. 71. Deux exemples, parmi tant d'autres, et qui tmoignent de la faon dont une critique, lorsqu'elle vire au rejet, tend fixer spontanment son objet en classe indistincte - ici, nouveau, cette classe inexistante et diabolise de ,, l'art contemporain >> :

  • Guattari, remarque qui, mon sens, ne vaut pas seulement pour

    la philosophie, mais pour toute uvre critique en gnral, uvre de pense ou uvre d'art: dont il a t ques-tion ici). C'est surtout le contraire de har. Critiquer, c'est

    connatre (et il suffit de relire les textes de la revue Esprit pour s'apercevoir qu'ils ne nous apprennent rien sur les uvres dont

    ils traitent et qu'ils se contentent de maltraiter). Critiquer, c'est

    se souvenir, c'est tre, comme le disait Benjamin, dans la dimen-sion du rveil, ce moment o la lucidit n'a pas encore oubli

    le rve dont elle sort peine73 Critiquer, c'est analyser des formes- des formes de savoir, par exemple- pour leur en sub-

    stituer d'autres: c'est donc crer une forme tout le moins, et

    non pas retourner vers des formes supposes originaires et , en ralit des formes triviales nes d'un

    processus de raction et de rgression. Critiquer, c'est, enfin, retrouver cette qui manquera toujours au ton du ressentiment. Tchons de critiquer authentiquement,

    tchons de produire le gai savoir74

    72. G. Deleuze et F. Guattari, Qu'est-ce que la philosophie?, Paris, Minuit, 1991, p. 16. 73. W. Benjamin, Paris, capitale du XIX' sicle. Le livre des passages, trad. J. Lacoste, Paris, Le Cerf, 1989, p. 480-481. Je commente ce paradigme du rveil

  • Post-scriptum (1994): du ressentiment la Kunstpolitik

    Comme l'invective et l'imprcation se vendent plutt bien,

    comme les oreilles spontanment se tendent lorsque le premier

    venu s'poumone prvenir qu'il va dire tout haut ce que tout

    le monde pense tout bas - version triviale du prophtisme -,

    l'un des auteurs des invectives dj lances en 1991 et 1992 contre l'art moderne vient de gonfler encore ses propos en

    volume1 Rien de plus, rien de moins dans ce paysage malheu-reusement familier: les mmes amalgames, la mme incomp-

    tence, le mme ressentiment, le mme irrationalisme fonciers.

    Le mme ton. Je n'ajouterai ma lecture de l'an pass qu'une prcision, et le fruit d'une autre lecture.

    La prcision: il faut superposer au motif du ressentiment celui de la mauvaise foi. Jean-Philippe Domecq me fait l'hon-neur, au dbut de son livre, de m'associer Rosalind Krauss

    dans ce qui se fait de plus rcent et de mieux dans l'exgse de l'art minimaliste ,,, et par consquent de dnoncer les labora-

    tions rhtoriques>> d'un discours qualifi tout ensemble de

    thorique et de sophistiqu 2 . Si la leon la plus ancienne et la plus lmentaire pour tout exercice de la pense- savoir que seul un engagement de thorie, c'est--dire une recherche construite de la vrit, est capable de critiquer une sophistique-, si cette lmentaire leon se trouve ainsi noye dans l'amalgame, que reste-t-il en effet pour > du peintre Frank

    1. J.-P. Domecq, Artistes sans art? Paris, Esprit, 1994. 2./d., ibid., p. 20.Je souligne.

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  • Stella'. Comme Jean-Philippe Domecq n'a pas lui-mme l'habi-

    tude d'analyser d'abord ce qu'il critique (ou croit critiquer), il lui suffit de lire une citation et son analyse concomitante pour

    (croire) diagnostiquer une exgse ( ... ) prise la lettre des dclarations de l'artiste, pour (croire) prendre le philo-

    sophe, comme il dit, en flagrant dlit de paraphraser les auto-

    commentaires tautologiques de Stella>>, le prendre donc en fla-grant dlit de raisonner dans les limites prescrites par la

    proposition verbalo-uvre [sic] des artistes>>, et finalement d' tre dupe>>, tout simplement, des artistes modernes consid-rs comme une bande d'escrocs.

    Le procd est grossier, certes, mais probablement efficace

    au regard d'une situation o la nuance ne paye pas beaucoup, o

    chacun lve la voix sur un sujet qui concerne tout le monde

    -puisque tout le monde consomme de l'art, s'enrhume en hiver

    faire la queue devant la porte des muses, etc. -, mais dont la

    connaissance, malheureusement, ne suscite que peu de relle curiosit. Veut-on en effet connatre ce quoi l'on voudrait

    vouer un culte ? Tout le sens de ma tentative tait de dnoncer et de dpasser un dilemme esthtique o la rception du minima-lisme lui-mme, parmi bien d'autres productions artistiques,

    s'tait trouve prise en tenaille: la tautologie d'un ct ( ce que

    vous avez voir, c'est ce que vous voyez >> ), et la croyance de

    l'autre (en particulier les sens pseudo-mtaphysiques ou para-religieux donns certaines uvres comme celles de Tony

    Smith ou d'Ad Reinhardt). Au lieu de quoi, Jean-Philippe

    Domecq dduit de sa propre manipulation une ''sacralisation de la tautologie, qu'il m'impute et qu'il infre d'un dtail donn

    par lui comme une rvlation policire, alors qu'elle ne mani-feste que son ignorance du sens mme des mots qu'il commente.

    3. G. Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Paris, Minuit, 1992, p. 32. La critique de cette position se dveloppe sur les cin-quante pages qui suivent cette citation, p. 37-84. Elle cherche son dpasse-ment thorique p. 125-182. 4.J.-P. Domecq, op. cit., p. 21-27.

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  • Citation:
  • gardant bien d'analyser, de dcrire seulement avec le minimum

    d'attention, les objets dont il prtend traiter. En vrit, Domecq prononce le mot cube>>, propos des sculpteurs minimalistes, comme un ayatollah prononcerait le mot blasphme propos des Versets sataniques. Dans les deux cas, il aura suffi de marte-

    ler un mot suppos rdhibitoire. Dans les deux cas, il se sera agi de ne surtout pas voir, encore moins de considrer et de com-

    prendre. Mais comment ne pas comprendre, inversement, qu'un

    tel genre de discours peut servir tout et n'importe quoi, par

    exemple rvoquer, que sais-je?, les pyramides d'gypte, qui ne sont

  • tion par laquelle un artiste et son uvre peuvent tre rigs en

    effigie d'une position esthtique- ou pseudo-esthtique- dont

    la signification prsente n'a plus rien voir avec ce que l'uvre,

    brandie l comme un crucifix devant l'attaque des vampires,

    signifiait au dpart. Domecq utilise donc abusivement une

    uvre (d'art) ses propres fins (d'agression), et pour cela n'hsite pas brandir la Tte cubiste de Giacometti contre le

    cubisme en gnral- contre Picasso en particulier -, et le Cube

    lui-mme contre tous les autres cubes ou polydres de l'art moderne, ceux en particulier du minimalisme amricain.

    Faut-il prciser que, dans cette instrumentalisation de

    Giacometti, la profondeur existentielle - lieu commun

    oblig, depuis Sartre, concernant le sculpteur, lieu commun

    hyperbolis et mdiatis, donc vid de son sens, notamment

    depuis la rtrospective du Muse d'Art moderne de la Ville de Paris, en 1991-1992 -, cette profondeur>> existentielle se

    trouve dsormais brandie contre toutes les exprimentations de la modernit ? Domecq, de toute vidence, n'a pas compris que la profondeur>>, pour un artiste, se donne

    prcisment avec une exprimentation formelle, et mme comme une exprience de la forme. Ce que Domecq oppose

    donc si agressivement et trivialement, l'artiste, lui, cherche en gnral, plus gnreusement et plus mystrieusement, l'articu-

    ler, le construire, ft-ce dans un cube ou dans un polydre de bronze (Giacometti) ou d'acier (Tony Smith) noirs10

    Mais il ne suffit pas de pointer dans ce discours le ressenti-

    ment, la mauvaise foi ou les innombrables erreurs historiques et contradictions thoriques. Les diatribes actuelles contre l'art

    contemporain -l'art contemporain pris comme un tout, comme une classe ou race d'objets maudire-, ces diatribes doivent tre

    saisies et analyses dans leur teneur culturelle et politique tout

    1 O. J'ai tent, l encore, de dpasser de telles oppositions- forme,, et

  • la fois. On s'aperoit alors qu'elles dessinent la rsurgence, plus

    ou moins consciente, d'un vieux modle qui, si j'ose dire, a fait ses preuves, tristes et efficaces preuves. Donnons un exemple

    historique, aujourd'hui oubli - car on oublie facilement les

    petits rats qui ont prlud aux grandes catastrophes -, mais extrmement significatif.

    En 1890, parut en Allemagne un livre d' esthtique>>,

    trange et trs virulent, intitul Rembrandt als Erzieher (Rembrandt ducateur>> )11 Son auteur, Julius Langbehn (1851-

    1907), tait tout la fois un artiste rat et un universitaire rat qui, un moment- prcisment au cours de l'hiver 1889-1890 -, avait tent, de faon si autoritaire qu'il fut bientt conduit sans

    mnagements, de sauver>> Nietzsche de la folie. De fait, son

    ouvrage empruntait son titre au Schopenhauer ducateur>> (Schopenhauer als Erzieher) du mme Nietzsche12 Julius Langbehn se pensait ainsi lui-mme comme un continuateur du philosophe, mais son livre se contente de parodier un style la

    hauteur duquel il ne parvient videmment jamais, prfrant

    exasprer le ton critique nietzschen en une suite d'invectives o l'auteur de la Gnalogie de la morale et vite fait de reconnatre une figure par excellence du ressentiment.

    Le Rembrandt als Erzieher de Langbehn se donne en effet comme un vaste rquisitoire agressif contre les acadmismes>>

    de son temps, qui recouvrent exactement ce qu'il nomme, en

    bloc, la modernit. des critiques quelquefois pertinentes sur les habitudes intellectuelles (universitaires, notamment) de son poque, Langbehn rajoute trs vite une suite ininterrompue de

    maldictions contre ce qui tait son art contemporain>> lui: ainsi, dans le jeu caractristique des motifs et de leurs contre-

    motifs exacts, insensible leurs contradictions, Langbehn fusti-geait-il tour tour le naturalisme de Zola (qui signifiait pour lui

    11. J. Langbehn, Rembrandt als Erzieher. Von einem Deutschen, Leipzig, Gloss, 1890. 12. Mais aussi, et plus lointainement, au Rembrandt penseur>> (Rembrandt als Denker) de Gthe.

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  • le merdeux par excellence, le communisme ou le souk>>)

    et les tenants de l'art pour l'art (qui recouvrait ses yeux tout le

    ct intellectuel>> ou conceptuel>> de ses objets de dtesta-

    tion). Le Ventre de Paris tait pour Langbehn aussi dclass>>

    et rpugnant que l'urinoir de Marcel Duchamp le peut tre

    aujourd'hui pour J. Molino ou pour J.-P. Domecq; et les

    pomes du Parnasse contemporain de Mallarm devaient lui

    sembler aussi vides>> et blancs>> qu'un tableau de Ryman aux

    yeux de nos actuels dtracteurs de l'art contemporain.

    Figure sacre, figure indiscutable dans l'histoire de l'art,

    Rembrandt surgissait alors, sur ce fond de rcriminations,

    comme une figure apotropaque destine ptrifier ou

    dtruire, par la seule prononciation de son auratique nom, toute

    cette diabolique modernit>>. Avancer le nom de Rembrandt

    -comme, aujourd'hui, celui de Van Gogh13 ou de Giacometti-,

    c'tait d'abord avancer un nom propre pour l'authenticit et la

    profondeur>> perdues de l'art allemand (Langbehn considrait

    en effet Rembrandt comme un artiste allemand). Schma clas-

    sique, que nous retrouvons, l comme ici, la fin du XIX' comme

    la fin du XX' sicle, et selon une exigence structurelle identique,

    celle qui fut parfaitement lucide dans l'analyse nietzschenne

    du ressentiment: il n'y a pas de ressentiment sans idal asc-

    tique, il n'y a pas de haine de la modernit sans la figure d'une rdemption par le pass.

    Langbehn, en effet, ne voulait rien d'autre avec la figure de

    Rembrandt que construire l'avenir>>, sauver>> l'art de sa

    dchance, comme lui-mme avait voulu sauver>> Nietzsche

    de sa folie. Et c'est ce niveau que les choses, dans son livre,

    prennent un tour plus dcisif. Pourquoi Rembrandt est-il la

    figure possible d'un rdempteur et d'un ducateur>> contem-

    porain? Parce que, dit Langbehn, il est une figure de l'authenti-

    cit et du mtier>>, doubl d'un ducateur mystique>> et fina-

    lement d'un ... Kunstpolitiker. Tel est donc le premier point

    13. Cf. N. Heinich, La Gloire de Van Gogh. Essai d'anthropologie de l'admiration, Paris, Minuit, 1991.

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  • retenir dans cet exemple: qu'il n'y a pas de ressentiment contre

    la modernit sans appel, plus ou moins explicite, une

    Kunstpolitik. Et sur quoi se fondait, chez Langbehn, une telle politique artistique ? Elle se fondait sur le refus global d'une tradition moderne et intellectuelle identifie par lui, et sans

    trop d'explications, aux ides de 1789 Qean Molino, on l'a

    vu, se contente de faire remonter la dchance>> la posie

    baudelairienne ).

    Tout, ds lors, pouvait s'enchaner plus rapidement :

    Rembrandt ayant t, contre l' art franais>> (c'est aujourd'hui

    un ami-amricanisme assez primaire que brandissent souvent nos vocifrateurs), revendiqu comme l'arme aryenne14 >> par excellence, la notion d'un combat culturel>> (Kulturkampf) se spcifia trs vite, et toujours plus sinistrement. Dans la trente-septime dition de son livre - qui en connut trente-neuf en

    deux ans, ce qui en dit long sur le succs d'un ouvrage qualifi

    par certains, sa sortie, de livre du sicle>> -, Langbehn ajouta deux chapitres supplmentaires, l'un qui exaltait l'antismi-

    tisme, et l'autre, symtrique, qui disait revenir aux sources >> du

    catholicisme romain (Langbehn, pourtant, avait commenc sa carrire sur un point de vue explicitement anti-religieux").

    La suite n'est pas moins logique: identification des Juifs- et surtout des Juifs lacs, des Juifs assimils>> -, leurs lobbies, comme on ne disait pas encore, leurs complots, etc., cette modernit>> qu'il fallait pourfendre; appel, au-del de Rem-

    brandt lui-mme (figure du pass), une figure du futur qui rdimerait tout le processus coupable de la modernit: ce sera, disait Langbehn, un Fhrer. Et ses lecteurs auront vu dans le Rembrandt als Erzieher, que ce ft en bonne ou en mauvaise part, le premier signe clatant d'un nouveau pangermanisme

    14. ]. Langbehn, op. cit., p. 300, qui qualifie bizarrement Rembrandt d'>. 15. Il avait reni sa propre religion (protestante) au nom de sa nouvelle

  • philosophique. On comprendra sans peine que cet ouvrage

    d' esthtique>> ait t exploit par les divers mouvements poli-

    tiques de la droite allemande au titre d'un possible programme

    culturel. La Ligue pangermaniste apparat justement en 1890, ainsi que des mouvements tels que la Kunsterziehungsbewe-gung (mouvement pour l'ducation artistique) ou le Drer-bund, socit qui, ds 1902, > le gouvernement et le monde des affaires en matire d'art (comme on le voit, Drer se

    substituait Rembrandt au titre d'effigie culturelle allemande). C'est ainsi, en tout cas, que l' esthtique de Langbehn

    devait prendre place - aux cts de la religion germanique

    labore par le bibliste Lagarde, et de l'appel au Troisime

    Reich lanc par l'crivain Arthur Moeller - comme l'une des

    prmisses culturelles de l'idologie nazie. L'analyse de tout ce

    mouvement a t faite, et magistralement, par l'historien Fritz

    Stern dans une tude qui porte un sous-titre dnu pour nous de toute ambigut: Les ressentiments contre la modernit dans l'Allemagne prhitlrienne16 Parlant de Langbehn, de Lagarde et de Moeller, Fritz Stern explicite fort bien la figure culturelle de ce qu'il nomme les racistes en littrature17 .Adversaires de la modernit et pourfendeurs de tous les dclins>>, Langbehn, Lagarde et Moeller ont, selon l'historien, labor une idolo-

    gie qui est la fois un rquisitoire, un programme, et une mys-tique>>; ils ont en ce sens fourni la droite allemande son mythe politique majeur>>, culturellement formul18

    N'oublions pas, soit dit en passant, que ce mouvement de haine contre la modernit puisait de fort belles sources: Rousseau, Nietzsche, Burckhardt, Dostoevski ... Et Fritz Stern

    16. F. Stern, Politique et dsespoir. Les ressentiments contre la modernit dans l'Allemagne prhitlrienne (1961), trad. C. Malamoud, Paris, A. Colin, 1990. Toute la partie centrale de l'ouvrage (p. 117 -196) est consacre Julius Langbehn. P. Vidal-Naquet (Les juifs, la mmoire et le prsent, II, Paris, La Dcouverte, 1991, p. 256) a quant lui fort bien situ cette>, dans la gense du nazisme comme dans ses rsurgences rvisionnistes. 17. F. Stern, op. cit., p. 11. 18. Id., ibid., p. 10-11.

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  • a insist sur le fait que la sduction d'un tel mouvement fut

    accentue par le style lyrique et passionn de ces nouveaux pro-

    phtes: Ils condamnent ou prophtisent, plutt qu'ils n' expli-

    quent ou n'argumentent, et tous leurs crits montrent qu'ils mprisent le discours des intellectuels, qu'ils dnigrent la raison

    et exaltent l'intuition. Leur prose, obscure et sans humour, s'enflamme par -coups, donnant lieu des pigrammes mys-

    tiques- mais apodictiques. Pendant des dizaines d'annes, ils

    ont t salus comme des critiques et des prophtes germa-niques19.

    Mais leurs rquisitoires prsentaient un caractre bien spci-fique qu'aucun de leurs alibis philosophiques n'et, l'vidence,

    admis : et c'tait le caractre la fois idaliste et anti-intellectuel de leur entreprise. Motifs et contre-motifs mls dans leur pen-

    se mystifiante et auto-mystifiante: haine du trop sale>> (un

    roman de Zola, comme un urinoir de Duchamp), haine du trop propre>> (un pome de Mallarm, comme une toile de R yman). Ils taient en vrit, crit Fritz Stern, des intellectuels

    anti-intellectuels20 >>, ce quoi le livre de Langbehn correspond,

    et dans son long, de manire tout fait revendique21 . Attaquant

    Hegel, puisant n'importe comment dans le fonds romantique, parodiant et trahissant Nietzsche22, Langbehn donnait en fait une version esthtique>> ou pseudo-esthtique d'un dsir pro-

    fond de rvolution conservatric', qui passait sans transition d'une critique de l'art contemporain au rquisitoire contre la

    tendance atomisante au nivellement et la dmocratisation24 >> ...

    19.ld., ibid., p. 12. 20.Id., ibid., p. 288. 21. l d., ibid., p. 119-120: . 22. Id., ibid., p. 291-299. 23. Id., ibid., p. 13-20. 24. J. Langbehn, op. cit., p. 1.

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  • Domecq, notons-le, ne s'exprime pas bien diffremment

    lorsqu'il passe sans transition de ses invectives contre Warhol et Buren un jugement trs net sur cette conception aveugle de la tolrance qui est devenu un effet pervers de l'actuelle phase de croissance dmocratique25 >>. Et, l o Langbehn fustigeait le Moloch d'une fausse culture>>- c'est--dire d'une dmocratie

    incapable selon lui de prescrire ses artistes les valeurs authen-tiques>> de l'art -, Domecq, lui, parlera du Rat du consensus artistique26 >>.

    Qu'on ne se mprenne pas, pour finir, sur le sens de telles analogies: il y a aussi peu de raisons - thiques et historiques -d'user contre les dtracteurs de l'art contemporain des qualifica-tifs extrmes dont ils usent eux-mmes. Domecq n'est pas plus nazi>> que Langbehn qui, par dfinition, ne pouvait l'tre. La question n'est pas de trouver la meilleure, c'est--dire la pire insulte. De faon gnrale, notons-le, les dtracteurs de l'art contemporain ne s'expriment jamais au nom d'opinions poli-tiques. Nanmoins, la question qu'il faut aujourd'hui poser demeure celle de l'organisation langagire des haines culturelles, car en elle gt ce que Thomas Mann appelait la brutalit senti-mentale>> de la droite intellectuelle allemande, et ce que Fritz Stern a si bien prolong, pour sa part, dans l'analyse de l' orga-nisation politique de ces haines culturelles27 >>. On ne rptera jamais assez que la modernit en gnral doit tre critique, et dialectiquement critique28 Mais ce langage-l n'est pas critique; il est, simplement, haineux et irrationnel, puisant par l mme aux plus inqualifiables sources, reproduisant par l mme les plus inqualifiables modles.

    25. J.-P. Domecq, , Esprit, 1992, n 185, p. 5. 26.]. Langbehn, op. cit., p. 302. J.-P. Domecq, op. cit., p. 74. 27. F. Stern, op. cit., p. 13 et 26. 28. Et c'est l tout le sens critique de la notion benjaminienne d'

  • On sait que Langbehn fut directement et explicitement uti-lis par les idologues nazis2\ ce qui ne signifie pas, bien sr, qu'il aurait reconnu le Fhrer de ses rves dans celui, bien concret, du bien concret Troisime Reich. Mais, comme le dit encore Fritz Stern, cela mme ne fait que souligner les terribles dangers du dsespoir cultureP0 >>. Jean-Philippe Domecq se sen-tira-t-il enfin compris, ou bien pris au pige de son propre style, le jour o sa brutalit sentimentale>> se trouvera reproduite dans quelque programme culturel>> du Front nationaP1 ?

    29. F. Stern, op. cit., p. 305. 30. Id., ibid., p. 308. 31. C'est malheureusement chose dj faite, si l'on en croit un article sign M.G., M. Le Pen n'aime pas l'art contemporain>>, Le Monde.

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